extrait le soufisme regarde l occident

20
LE SOUFISME REGARDE L'OCCIDENT TOME 1 - LE COEUR DU SOUFI : LE MIROIR DE DIEU

Upload: amedeo54

Post on 03-Oct-2015

30 views

Category:

Documents


7 download

DESCRIPTION

moulinet

TRANSCRIPT

  • LE SOUFISME REGARDE L'OCCIDENT

    TOME 1 - LE CUR DU SOUFI : LE MIROIR DE DIEU

  • @ L' Harmattan, 2002ISBN: 2-7475-2005-6

  • Philippe MOULINET

    LE SOUFISME REGARDE L'OCCIDENT

    TOME 1 - LE CUR DU SOUFI : LE MIROIR DE DIEU

    L'Harmattan5-7, rue de l'cole-Polytechnique

    75005 ParisFRANCE

    L'Harmattan Hongrie L'Harmattan ItaliaHargita u. 3 Via Bava, 37

    1026 Budapest 10214 TorinoHONGRIE ITALlE

  • {...] quand je constatai que j'tais dans l'impossibilit de rsister ce flot de penses, je m'en plaignais mon Matre qui me dit :''Retire-les de ton cerveau et mets-les dans un livre,. elles telaisseront tranquille'~ Il en fut comme ill 'avait dit.

    Le cheikh Ahmad al' Alawi, Un saint 800ft du X'Xe sicle,M.Lings ed du Seuil, p.66.

    La vie ... plus mystrieuse - partir dujour o la grande libratriceest venue sur moi, la pense qu'il nous tait permis de voir dans lavie une exprimentation de la connaissance.

    Nietzsche, Le Gai savoir, Liv IV, n 324 (1882).

    Il faut renoncer cette ide que le pathtique forme un royaumeinfrieur... Il y a dans le pathtique infiniment plus et autrement quedans cette critique une connaissance, un approfondissement de lanature, de la ralit de l 'homme et de la fatalit.

    Il faut renoncer cette ide que la passion soit trouble (ouobscure) et que la raison soit claire, que la passion soit confuse etque la raison soit distincte. Nous connaissons tous des passions quisont claires comme des fontaines et des raisons au contraire quicourent toujours aprs les encombrements de leurs trains debagages.

    Pguy, Oeuvres en prose 1909-1914,Gallimard Pliade, p. 1315.

    5

  • INTRODUCTION

    Si les actions ne valent que par les intentions >/, il est permis de s'interroger surles motivations qui ont donn de l'lan la prsente tude. Tout travail de la pense estport par une urgence. Mais de quelle nature? Urgent vient de urgere qui veut dire faireirruption , faire une sortie pour se manifester. Celui qui se plonge dans l'tude veutfaire sortir le meilleur de lui-mme)} comme le dit bien le langage courant. Et qu'est-ceque cette meilleur part de soi-mme sinon son tre le plus profond?

    Au commencement de toute recherche il y a donc un tre en mal de soi, quelqu'unqui va au fond de lui-mme pour faire merger l'image de sa vraie personnalit. C'estl'tre du chercheur qui est le vritable sujet de la recherche. L'instinct d'auto-rvlationconstitue son vritable mobile. Il ne s'agit pas de construire un systme de pense grandscoups de syllogismes, mais de faire connaissance avec soi-mme, de se lier avec son fondle plus intime pour le porter 1' claircie et ainsi se rejoindre Soi-mme.

    N'est ce pas l ce que nous donne entendre l'tymologie du mot connatre ?Co(n)natre c'est natre en mme temps que ce qui s'ouvre nous. Une femme se dcouvreen tant que mre lorsqu'elle met son enfant au monde. .De la mme manire un chercheurne se trouve lui-mme qu'en mettant en oeuvre la pense dont il tait gros . On critcomme on accouche 2 dit Simone Weil. La connaissance est un acte pathtique quiengage l'tre tout entier. Il ne s'agit pas de rester simple spectateur d'un systme existanten dehors de nous. C'est seulement si nous acceptons de nous mettre en jeu que notrepense pourra tre fconde, grosse de virtualits spculatives pour reprendre le motde Schelling, ce qui veut dire aussi capable d'veiller les autres leur propre manire devoir.

    En dfinitive, c'est notre propre acte de prsence que nous voulons mettre jour.C'est lui qui est l'origine des motivations secrtes, voire inconscientes de notre travail.La pense la plus scientifiquement labore est toujours la traduction et comme la mise enscne de notre aventure la plus personnelle. Ce sont ces motivations qui expliquent au fondles motifs que l'auteur choisit de traiter ou au contraire d'occulter. Ne dit-on pas d'unsculpteur qu'il s'exprime dans sa statue? Ne met-il pas en relief certaines expressionsplutt que d'autres? Il en va de mme de toute pense. Elle est l'image de ce que noussommes.

    La psychologie des profondeurs nous a familiaris avec le terme d'Imago. Chacunde nous porte en soi l'image qui constitue le fond de sa personnalit. Cette imagopersonnelle n'est pas le rsultat d'un afflux de perceptions qui viendraient nousimpressionner de l'extrieur comme c'est le cas pour l'image photographique. Notreimage est un a priori qui devance toute prise de conscience empirique.

    1 An-Nawwi, Les quarante Hadiths. ed les Deux Ocans, p 8.2 Weil S., La Pesanteur et la Grce. ed Plon

    -

    Presses Pocket, p 137.

  • Comment pourrait-il y avoir un 'en dehors de moi"? 1dit Nietzsche. Il n'y a pasd'en dehors car en prenant conscience des choses nous ne faisons que prendre consciencede nous-mme. Nous avons beau avoir tendance nous oublier au profit d'un monde soi-disant objectif, l'image que nous avons de la ralit est simplement rvlatrice de l'imageque nous nous faisons de nous mme. Le monde est le bain rvlateur de notre tre. Lamanire dont nous voyons et prenons les choses est la mise en lumire de la manire dontnous nous comprenons nous-mme.

    Ce qui fait dire Henry Corbin: chacun de nous porte en lui l 'lmage de sonpropre monde, son lmago Mundi et la projette dans un univers plus ou moins cohrent, quidevient la scne o se joue son destin. Il peut ne pas en avoir conscience, et dans cettemesure il prouvera comme impos lui-mme et aux autres, ce monde qu'en fait lui-mme ou les autres s'imposent eux-mmes. C'est aussi bien la situation qui se maintienttant que les systmes philosophiques se donnent comme "objectivement" tablis. Ellecesse proportionnellement la prise de conscience qui permet l'me de franchirtriomphalement les cercles qui la retenaient prisonnire >/. Ceci mrite de s'y s'arrterpour faire trois observations:

    . Il n'y a pas de monde objectif pralablement donn qui s'imposeraituniformment tous du dehors. Chacun vit dans son monde dit justement le langagepopulaire. Ce monde s'ouvre la mesure de l'image que chacun se fait de lui-mme. Lepropre d'un penseur qui s'est trouv lui-mme est de nous ouvrir une vision dumonde , de nous donner une image du Cosmos dans laquelle nous pouvons nousreconnatre et nous situer.

    .Nous ne pouvons pas nous attendre rencontrer la vision d'un penseur si nousrduisons sa pense un expos dogmatique o tous les plans s'enchanent comme desvidences successivement acquises. Il ne s'agit pas d'un difice conceptuel visiter, d'unsystme de pense compos de plusieurs pices et d'tages multiples qui constituent lecadre extrieur de la pense. Il s'agit de voir une image qui se dvoile nous sous formed'tapes que notre me franchit mesure qu'elle s'veille au sens de sa propre unit; et sedlivre des donnes toutes faites.

    .La dmarche fondamentale se caractrise ainsi comme une intriorisation. Sil'homme prouve le besoin de projeter son image sur le monde extrieur, c'est afin depouvoir l'assimiler et faire de son soi une ralit plnire; exactement de la mme faonque nous devons projeter un film l'cran pour en comprendre l'histoire. Quand on parled'un homme intgre nous ne devrions pas l'entendre simplement au sens moral, maisdans le sens o l'me rflchissant son image sur l'cran du monde concret, cesse de sesubordonner un monde extrieur, tranger et intgre ce monde elle-mme. Elle serencontre elle-mme dans tout ce qu'elle voit.

    Ces considrations prliminaires nous amnent tout naturellement parler de lamthode que nous allons adopter pour aller la rencontre de la pense d'Henry Corbin.

    1 in Coomaraswamy A., La Danse de Shiva. ed Awac, p 212.2 Corbin H., Avicenne et le rcit visionnaire. Berg International, p 16.

    8

  • I -LA METHODE DU MENTAL A L'EXPERIMENTAL

    La mthode ne peut pas faire abstraction de notre prsence (a). Elle repose aucontraire sur le sens de l'unit de notre existence (b) et sur la rsonance personnelle queproduit sur nous un enseignement (c).

    a) -une unit dialogique

    La mthode est toute entire porte par l'intention du chercheur.

    "Chemin" se dit en grec odos ,. meta veut dire "vers",. methodos est le cheminpar lequel nous al/ons vers une chose: la mthode nous explique Heidegger 1. Quelchemin allons-nous prendre pour aller la rencontre d'Henry Corbin? Quelle dmarcheadopter quand on sait que la pense ne suit pas seulement un chemin prtrac mais fait sonchemin. Pour rentrer dans une oeuvre il faut trouver le bout du fil qui va nous permettre dedvider la pelote. Mais le fil de la comprhension n'est pas dans ce que l'oeuvre dit, il estsurtout dans notre manire de l'aborder, et de le saisir.

    C'est bien ainsi d'ailleurs que Corbin entend tre lu. Il dit: Prenons le mot latincomprehendere dans son acception ici exemplaire: contenir, impliquer. Comprendre unsens, c'est l'impliquer soi-mme, d'une faon ou d'une autre, dans son propre moded'tre. Quiconque ne l'implique pas, c'est--dire ne le corn-prend pas, serait difficilement mme de l'expliquer. Qu'en est-il alors, si le sens en question concerne le sens mme desa vie? 2.

    La comprhension vritable du sens d'une oeuvre implique une assimilation ausens nutritif du terme. Les aliments que nous mangeons deviennent nous-mme: ilscontribuent notre croissance physique et se transforment en nergie psychique etspirituelle. Assimiler une oeuvre revient la faire ntre dans le mme sens.

    De mme que le corps est l'unit qui nous permet d'assimiler et de transformertoutes sortes de nourritures, de mme notre tre, qui s'atteste dans le sens du je , estl'unit travers laquelle nous pouvons assimiler le sens d'une oeuvre. Pour biencomprendre une oeuvre, il faut entrer en dialogue avec elle. Et cela parce que notre tremme s'prouve comme une prsence dialoguante. Ce n'est pas l'usage de la raison quifait le propre de l'homme mais la possibilit de dire je suis . La pierre, la plante,l'animal n'ont pas la possibilit d'tre ouverts eux-mmes sous la forme du je.

    L'homme parle parce qu'il est capable d'entrer en relation avec son tre. L'meest en dbat quant son tre dit Platon et Holderlin nous sommes un dialogue >/.L'homme s'articule avec son tre dans et par la parole. C'est en parlant avec une oeuvrequ'on la comprend avec tout son tre et pas avec le mental seulement. Hegel dit en ce

    1 Heidegger M., Le principe d raison. Tel Gallimard, p 152.2 Corbin H., En Islam iranien. tome I, Tel Gallimard, p 138.3 Heidegger M., Approche de Ho/der/in. NrfGallimard, p 49.

    9

  • sens: l'esprit vivant qui habite dans une philosophie exige, pour se dvoiler, d'treaccouch par un esprit apparent. Devant le comportement historique simplement inspirpar la connaissance d'opinions, il se drobe comme un phnomne tranger, sans rvlerson intriorit 1.

    Pour crer en nous la disposition convenable un dbat, nous devonspralablement nous sentir apparents . Apparent ne veut pas dire pareil , identique , conforme en tous points aux vues de l'auteur. C'est laisser percer l'oeuvrejusqu'au lieu o nous pouvons entrer en contact avec elle parce qu'elle a rveill en nousune comprhension du sens de notre unit.

    Notre nature profonde nous fait aimer par dessus tout l'unit de notre prsence.. cequi dit je en chacun de nous. Nous ne voulons pas tre deux. Etre un individu veut diren'tre pas divisible. Nous n'aimons pas nous sentir diviss en nous-mme, coups,coupables. Les conflits internes nous font sentir mal dans notre peau. Ils nous mettent enguerre contre nous-mme alors que la paix de l'esprit est la ralisation d'un tatd'quilibre et d'unit. Heureux les simples d'esprit . Nous pouvons bien avoir le dsirde faire des expriences multiples mais nous n'aimerions pas tre deux les connatre.Bref, rien ne nous est plus cher que l'unit de notre tre, rien ne nous fait souffrir autantque sa dislocation. C'est sans doute cet tat de non dualit de notre tre que fait allusionla Parole coranique: Dieu n 'a pas mis deux coeurs dans la mme poitrine(Coran 23/31 ).

    Si nous voulons dcouvrir l'unit interne d'une oeuvre, il faut qu'elle en passepar nous . Les penses d'Henry Corbin sont rpandues dans plus de vingt-cinq grosvolumes comme des perles sur le sol. Il faut les traverser chacune en son centre au fild'une comprhension qui ne vise nullement les enchaner les unes aux autres suivant unmcanisme causal, mais au contraire en faire ressortir l'unit synthtique vivante. Le filqui relie les perles d'un collier n'tablit pas entre elles des relations de cause effet. Illestraverse, les rassemble et fait apparatre quelque chose qui les dpasse toutes prisesisolement en mettant chacune d'elle en valeur: l'unit du collier. C'est en suivant notreintuition, celle de notre unit, que nous verrons si cette pense nous convient.

    Voil pourquoi le thosophe mystique Ibn Arabi veut nous apprendre voir avecune connaissance reprsentative et exprimentale >/. Se re-prsenter une chose c'est larendre prsente dans son esprit, de la mme faon qu'une image se prsente dans lemiroir. L'esprit est dit spculatif parce qu'il est le miroir (speculum) o viennent serflchir les images de la ralit. C'est pourquoi nous disons que nous rflchissons .

    Il faut bien voir que la rflexion mentale ne nous met pas directement en prsencedes choses, mais nous livre simplement leurs contours travers des noms et des formes,abstraction faite de leur prsence tangible. Il y a dans la reprsentation le sens de re..prendre la chose en soi tout en la tenant distance. Ainsi parle-t-on de reprsentationobjective des choses. Car il s'agit bien d'objecter, de projeter la chose sur l'cran de saconscience afin de la parcourir du regard. Ce type de reprsentation discursive (qui court travers la chose pour la cerner), tout le monde peut 1' avoir pour peu qu'on arrive fairesuffisamment abstraction de soi pour ne pas projeter nos prjugs sur l'objet: pour ne pasy mettre du sien comme le dit le langage courant. S' ab-straire c'est se tirer hors, ne pas

    1cit par Heidegger M., La Phnomnologie de l'Esprit de Hegel. Gallimard p 67;68.

    2 Miguel Asin Palacios, L 'Is/am christianis. ed Guy Tredaniel, p 318.

    10

  • interfrer avec l'objet, se mettre hors jeu . La mthode scientifique tend vers cetteobjectivit comme une courbe vers son asymptote. Pousse l'extrme, cette mthodepeut crer l'illusion que les penses peuvent se passer de nous, qu'elles mnent uneexistence indpendante de ceux qui les forment. Et il semble bien en tre ainsi puisqu'onpeut trouver ces reprsentations exposes dans des livres. C'est l qu'elles sont, c'est lque nous pouvons les apprendre.

    Seulement la dmarche que nous suivrons ici, nous empche a priori de succomberau dmon de l'objectivit. Car l'oeuvre que nous allons aborder concerne l'homme nonpas d'un point de vue relatif (social, conomique, physique), mais absolument c'est--dire en tant qu'il est absout de toute condition autre que sa prsence lui-mme. Lechemin vers notre tre, rien ni personne ne peut nous y conduire. Ici, l'objet est le sujet.Nous ne pouvons pas y couper. Nous ne pouvons pas sortir de nous-mmes pour nousregarder de l'extrieur. Notre propre prsence ne saurait s' abs-traire pour se faire une re-prsentation objective d'elle-mme. Il n'y a pas moyen de se dsolidariser de sa propreprsence pour la considrer comme un objet extrieur. C'est cela ex-ister. C'est tre enrapport avec son tre de telle faon qu' aucun moment nous ne puissions nous des-inter-esser de lui.

    Notre tre est notre propre prsence (nous parlons de prsence d'esprit). Nous nesommes pas l en prsence d'un fait objectif, de quelque chose d'tranger, d'autre, dontnous pourrions constater l'existence de faon indiffrente. Non, ce fait est quelque choseo nous nous trouvons. C'est l'vnement de l'ouverture nous-mmes (l'ouvertured'esprit). Et c'est travers cette ouverture que tout peut tre vu. Cet tat d'ouverture n'estpas une proprit que nous pourrions dgager psychologiquement (nous ne pouvonsappartenir totalement aucune chose, et mme pas nous-mme et cependant l'tre esttoujours ntre). Nous sommes situs par rapport toutes choses mais nous sommessituatifs par notre ouverture l'tre qui est le lieu partir duquel nous nous rendonsprsents tout. C'est pourquoi la connaissance de soi est si difficile.

    Martin Heidegger crit ceci: Nous disons: "je suis'~ L'tre ainsi dsign,personne ne peut jamais le dire que pour soi: mon tre. O gt-il et en quoi consiste-t-il ?Apparemment c'est celui que nous devrions le plus facilement mettre au jour, tant donnqu'il n y a pas d'tant dont nous soyons aussi prs que celui que nous sommes nous-mmes [...J. A proprement parler, nous ne pouvons mme pas dire que nous soyonsproches de l'tant que nous sommes nous-mmes, puisque enfin nous sommes nous-mmescet tant. Et pourtant il faut dire: chacun est soi-mme le plus lointain, aussi loin de soique le moi est loin du toi dans "tu es ">/.

    Quand nous parlons de l'exprience que chacun fait de soi-mme nous risquons detomber dans deux extrmes: soit l'identifier un tissu de reprsentations objectives, soitla rduire une identit vide de tout contenu. Dans les deux cas, on perd de vue le sujet, leje par loignement et dispersion ou par excs de proximit et de concentration. Toutce qui exagr est insignifiant disait Talleyrand 2.Nous devons trouver le juste milieu oprcisment l'exprience de soi a lieu. C'est dans ce lieu d'tre que nous pourronsrencontrer l'oeuvre d'Henry Corbin.

    1 Heidegger M., Introduction la mtaphysique. Tel Gallimard, p 79.2 Laforgue R., Talleyrand l'Homme de la France. ed du Mont Blanc, p 238.

    Il

  • b) -les degrs de certitude

    L'exprience comme nous le verrons ne se situe ni l'intrieur ni l'extrieur.Mais pour l'instant nous ne parlons ni du lieu ni du contenu de l'exprience. Cherchonsplutt dfinir sa nature. Que signifie donc, avant tout usage terminologique savant, lemot exprience ? On parle d'un homme expriment lorsqu'il sait comment s'yprendre pour mener bien une affaire. Un mdecin par exemple est expert en matiremdicale.

    On parle aussi de vrification exprimentale d'une hypothse: nous ne nouscontentons pas d'une opinion vague, nous voulons faire un constat prcis. Il s'agit de voirce qu'il en est au contact de la chose elle-mme. L'exprience est alors une connaissancevrifie par l'acte d'y aller voir soi-mme. Il y a donc dans l'exprience un degr decertitude plus lev que dans la simple comprhension mentale. Aussi, la sagesse nousenseigne de ne faire confiance qu'en notre exprience}). Mais qu'y a-t-il dansl'exprience qui fait que nous pouvons nous fier elle? Le caractre de certitude quis'attache l'exprience se dvoile dans l'origine du mot lui-mme. Exprimenter veut dire passer par : il fallait en passer par l pour lui faire comprendre... })et encore celuiqui n'est pas pass par la maladie ne sait pas ce que c'est... . L'exprience im-pliquenotre prsence. Si bien que nous ne connaissons vritablement une chose que lorsque nousla sommes devenue. Prouver c'est prouver. On ne peut pas prouver sa prsence, onl'prouve chaque fois maintenant comme sienne. On ne cherche prouver que ce qui estabsent; la prsence, chacun de nous l'prouve comme son soi-mme qui est le terrain ose font les expriences. C'est notre tre qui garantit la vrit de l'exprience.

    Henry Corbin nous parle de trois niveaux de certitude dcrits en gnose islamique.Citons-les par ordre croissant d'intensit et d'intimit:

    1 - L'audition: c'est la connaissance thorique acquise par oue dire)} (l'ilm al-yaqn) : C'est, par exemple, avoir entendu dire par quelqu'un d'autre qu'il y a dufeuet ce que c'est que lefeu >/.

    2 - Lavision:je l'ai vudemesyeuxvu ! ,. c'est la certitude du tmoin oculaire('ayn al yaqn) ,. c'est voir le feu de ses propres yeux et comprendre personnellement ceque c'est que le feu >/. Un enfant voit son frre se brler la main dans le feu. Cetteexprience lui sert de leon mais il ne sait pas encore vraiment ce qu'il en est du feu enSOl.

    3 -La ralisation: on dit}) que le feu brle, et j'ai vu quelqu'un se brler. Mais est-ce que je ralise ce que je dis? . La ralisation c'est la certitude personnellementet gnostiquement vcue et ralise (haqq al-yaqn) ,. c'est tre soi-mme le feu, ou trebrl par le feu 3.

    Aux deux premiers degrs on se fait une re-prsentation des choses. Au troisimedegr seulement nous sommes en prsence de la chose. C'est une connaissance prsentielle et non plus une re-prsentation. Exprimental veut dire sortir du

    1 Corbin H., L'Iran et la philosophie. ed Fayard, p 177.2 Idem.3 Ibid.

    12

  • primtre mental pour entrer en prsence de ce qui est . La chose ne nous est plusextrieure, elle fait partie intgrante de nous-mmes.

    Il n'y a de vritable connaissance que par cet acte d'identification. Impossible aujeune enfant de savoir en vrit que le feu brle tant qu'il n'a pas pos sa main sur laplaque du four. C'est en ce sens que l'on dit que l'exprience est incommunicable Chacundoit la faire par soi-mme. Si belle et bonne que soit la description d'une pomme, siparfaite soit la formule chimique qui en reprsente le got, toutes ces dfinitions ne nousfont pas connatre le got. Elles nous le suggrent , peuvent nous mettre l'eau labouche, mais c'est uniquement lorsque nous mangeons la pomme que son got se rvle.La connaissance est dvoilement par identification. De la mme manire on aura beaufaire tat devant moi de toutes les qualits d'une personne, rien ne pourra remplacer saprsence, ce que j'prouve son contact.

    C'est en sa prsence que je peux faire connaissance avec elle. La vrit de laconnaissance exprimentale tient au sentiment de prsence que chacun porte en soi.

    La vritable connaissance est de type anagogique. Anagg signifie ascension,suivre une voie montante. C'est prendre chaque fois tout ce qui se trouve au niveau 1 etl'exhausser au niveau 2, pour finalement au terme du voyage, accder soi (3). C'est cela,assumer la vrit (l'assomption). C'est s'veiller la conscience que c'est moi quel'vnement arrive, en moi qu'il a lieu rellement. 1

    C'est en raison de cette identification par la connaissance que, dans le Rcit del'Archange empourpr que nous aurons l'occasion d'approfondir, l'Ange de laconnaissance dclare au visionnaire: Aussi loin et aussi longtemps que tu ailles, c'est aupoint de dpart que tu arriveras de nouveau >/. Au terme de son voyage l'esprit ralisequ'il est lui-mme son propre lieu, que la vrit a lieu en lui. Et la question o est celuiqui est n de nouveau? la seule rponse possible est nulle part ailleurs qu'en lui-mme >/. C'est cela tre vrai.

    Qu'on n'aille pas dire que cette connaissance par approche et identification soitune nouvelle trouvaille . Aristote crivait dj: l'me est tout ce qu'elle connat >/.Ren Gunon fait de ce principe la base de toute ralisation mtaphysique. Ecoutons le : il n y a de connaissance vritable, dans quelque domaine que ce soit, que celle qui nouspermet de pntrer plus ou moins profondment dans la nature intime des choses, et lesdegrs de la connaissance ne peuvent consister prcisment qu'en ce que cette pntrationest plus ou moins profonde et aboutit une assimilation plus ou moins complte. End'autres termes, il n y a de connaissance vritable qu'autant qu'elle implique uneidentification du sujet avec l'objet, ou, si l'on prfre considrer le rapport en sensinverse, une assimilation de l'objet par le sujet, et dans la mesure prcise o elle impliqueeffectivement une telle identification ou une telle assimilation, dont les degrs deralisation constituent, par consquent, les degrs de la connaissance elle-mme [...J.Toute connaissance vritable et effective est immdiate ['..J une connaissance mdiate nepeut avoir qu'une valeur symbolique et reprsentative 5.

    1 Ibid.2 Ibid, p 183.3 Ibid.4 De anima cit par Gunon R., in Introduction gnrale l'tude des doctrines hindoues. ed Vga, p 145.5 Gunon R., Les Etats Multiples de ['Etre. ed Vga, p 87;88.

    13

  • Connaissance immdiate et connaissance prsentielle sont ici synonymes carqu'y a-t-il de plus immdiat que notre propre prsence nous-mmes? Connaissancemdiate, discursive, sont synonymes de re-prsentation. Mme un littrateur comme Proustnous met en garde contre l'invasion de la pense reprsentative qui donne l'illusion depouvoir dtenir la vrit par lettres de recommandations . Il crit Tant que la lectureest pour nous l'initiatrice dont les clefs magiques nous ouvrent au fond de nous-mmes laporte des demeures o nous n'aurions pas su pntrer, son rle dans notre vie estsalutaire. Il devient dangereux au contraire quand au lieu de nous veiller la viepersonnelle de l'esprit, la lecture tend se substituer elle, quand la vrit ne nousapparat plus comme un idal que nous ne pourrons raliser que par le progrs intime denotre pense et par l'effort de notre coeur, mais comme une chose matrielle dposeentre les feuillets des livres comme un miel tout prpar par les autres et que nous n'avonsqu' prendre la peine d'atteindre sur les rayons des bibliothques et de dguster ensuitepassivement dans un parfait repos de coeur et d'esprit >/.

    Cette assimilation revient prendre coeur la vrit, l'apprendre parcoeur non par la tte seulement. C'est un acte d'intgration. Les observations de Proustmontrent merveille toute la distance qui spare la prsence du philosophe desreprsentations de I'historien ou du sociologue. Le philosophe porte dj une question enlui-mme. Il reoit la pense comme une lettre qui lui est adresse personnellement etconsidre qu'il a rpondre cette lettre parce qu'il se sent mis en question par lesproblmes qu'elle lui pose. Comme le dit Martin Heidegger aucune questionmtaphysique ne peut tre questionne sans que le questionnant - comme tel - ne soit luimme compris dans la question, c'est--dire dans cette question 2. L'historien et lesociologue traitent la lettre comme un document dont ils tudient le contenu sans se sentirconcerns, ni obligs d'y rpondre personnellement. La lettre tue lorsque l'esprit n'est plustouch.

    Tout dpend donc de la manire dont chacun prouve sa prsence. Ou bien il sefait l'hritier au prsent des questions que tout homme ne peut pas s'empcher de poser,car ces questions ne se situent pas en dehors de lui, mais sont des attributs de l'me. Soit ilse fait la mmoire du pass et travaille l'enregistrement de donnes extrieures.

    Toute la pense de Corbin veut nous familiariser avec un mode de prsence nous-mme qui prcisment nous permet d'tre les lieux d'une connaissance prsentiellecomblant le vide creus par la re-prsentation mentale. Notre auteur pose en principe que: les choses et les tres sont connaissables directement l'me par leur individualitessentielle, leur prsence sans l'intermdiaire d'une forme, d'un concept, qui lesreprsenteraient. La connaissance est prhension d'une prsence l'me, et celle-ci n'apas besoin des multiples facults dans lesquelles les philosophes l'ont dcompose. Elleest elle-mme toutes ses facults, parce que toutes ses connaissances la reconduisent laconnaissance de soi. C'est l, crit Rajab 'Al, une chose trange et subtile qui chappeaux esprits frivoles, car c'est une connaissance fonde sur une connaissance de l'me tellequ'elle doit tre connue. C'est une connaissance extrmement difficile, voire impossiblemalgr les efforts de nos contemporains pour atteindre la vraie philosophie. 3

    1 Proust M., Sur la lecture. ed Mille et une Nuits, p 38.2 Heidegger M., Questions 1. NrfGallimard, p 48.3 Corbin H., Philosophie iranienne et philosophie compare. ed Buchet Chastel, p 103.

    14

  • La difficult de cette connaissance tient au fait qu'elle constitue une expriencedans laquelle nous sommes immergs. Nous sommes habits par elle au point que par laforce de l' habitude nous n'y prtons plus la moindre attention. Cette exprience c'est lesentiment de prsence soi dont chacun tmoigne en disant je. C'est ce phnomnequ'il convient d'lucider dans toute son originalit. Nous sommes dans cette expriencecomme un poisson dans l'eau. Le poisson est dans son lment mais ne connat pas l'ocanprcisment en raison de son intimit avec lui. De mme nous sommes dans un Elmentque nous ne connaissons pas en raison de notre trop grande Proximit avec lui. Tout notretravail consistera rendre cet lment visible, c'est--dire provoquer une re-connaisssance du lieu o nous sommes dj. Il n'y a rien crer mais tout dcouvrir. Cetveil l'Elment o nous nous mouvons dj sans le savoir peut se raliser non parraisonnement mais par rsonance.

    c)- la rsonance personnelle

    Sur la table il y a un verre en cristal. Je frappe ce verre avec un couteau. Il donne unson cristallin. Le son qui dormait en lui est soudain rveill sous le choc del'instrument percussion. C'est de la mme manire que l'entente d'une vrit nous touche, nous veille la prsence de cette vrit qui tait l, en nous, l'tat non-manifeste (comme le son tait non manifest dans le verre). Le choc de la vrit provoqueune rsonance. C'est la fameuse doctrine platonicienne selon laquelle l'apprendre n'estlui-mme rien d'autre que rminiscence . Tout ce que l'homme apprend est dj en lui.Les vrits dont il croit prendre conscience de l'extrieur sont simplement rvles,rveilles en lui. Toutes les circonstances extrieures qui le touchent et le concernent nesont qu'une occasion pour l'aider se ressouvenir de ce qui est dj en lui. Touteconnaissance est en fait la re-connaissance d'un sens et d'un son que nous avons djentendu, d'une image dj vue. Voil pourquoi Ren Gunon dit : l'enseignement quin'veille pas chez celui qui le reoit une rsonance personnelle ne peut procurer aucunesorte de connaissance 2.

    Le verbe est plus ou moins rvlateur suivant le degr de certitude atteint parcelui qui parle:

    .Aux deux premiers degrs de certitude le langage sert dcrire les phnomnesqui se prsentent. Un tudiant en mdecine, par exemple, lit les symptmes d'une maladieet apprend les reconnatre en frquentant ses malades. Il peut rflchir sur, parler de lamaladie comme d'une chose distincte de son tre. Si nous en restons l, le langage peuttre le plus dangereux de tous les biens car il peut nous demander de le croire surparole , c'est--dire de croire que connatre c'est dcrire et rapporter.

    .Au troisime degr, I'homme ne parle plus sur mais partir de la maladie. Il sait ce qu'il dit parce qu'il parle d'exprience . Il ralise , au sens fort du terme,ce qu'il dit. Voil qu'il est tomb malade. Il ne regarde plus la maladie de haut. Ellel'habite. Son tre est le lieu de son connatre. L'exprience abolit toute distance entre lesujet pensant et l'objet de rflexion. Au point mme que l'exprience directe peut luiapparatre comme l'image inverse de ses reprsentations antrieures: ({on m'avait ditque les coliques nphrtiques faisaient souffrir mais jamais je n'aurais pu penser que afasse aussi maL..

    1 Platon, Phdre 249bS-

    c6 ~Phdon 72eS sq.2 Gunon R., Mlanges. NrfGallimard, p 54.

    15

  • C'est au degr de l'identification que le discours peut bien passer car il estrvlateur d'une exprience personnelle qui provoque une rsonance chez celui quil'coute. Il n'entend plus un rapport, il participe un entre-tien.

    Mais la question se pose: quel mode de prsence la pense d'Henry Corbin veut-elle nous veiller? Comment son oeuvre apporte-t-elle un rponse la question Quisuis-je ? . Intressons-nous maintenant au contenu de cette exprience avant de parler dela manire dont Corbin veut nous y rendre sensible.

    II -LE CONTENU DE L'EXPERIENCE: DE L'ESSE A L'INTER-ESSER

    L'exprience dont nous pensons qu'elle constitue l'axe de la pense de Corbin part la fois du coeur de l'tre (a) et du coeur de l'Islam (b).

    a) - elle s'adresse au coeur de l'tre

    L'tre humain peut tre envisag bien des points de vue diffrents tous galementlgitimes. Si on l'envisage, par exemple, du point de vue de sa constitution organique, ildevient un objet d'investigation pour la science anatomique. Si on le considre du point devue de ses actions et ractions au sein de la collectivit, il devient un terrain d'analysepsycho-sociologique.

    C'est le point de vue o l'on se place pour l'observer qui conditionne laperspective. La mthode ouvre un horizon dtermin l'intrieur duquel la science vatravailler.

    Seulement l'exprience dont nous parle Corbin ne concerne pas un tat particulierde l'tre humain, une de ses conditions d'existence (physique, psychique, spirituelle), maisson tre tout entier. Notre prsence, nous ne pouvons pas l'aborder d'un point de vueparticulier, car nous ne pouvons pas nous en extraire pour la considrer comme quelquechose d'autre que nous-mme.

    Notre sentiment de prsence n'est pas compos de parties. Chacun de nous se sentun, et c'est cette unit doue de mobilit qui peut adopter des points de vue particuliers.Notre tre-l rend possible des vises multiples. Car il faut tre dj l pour pouvoir voir ce qui est . D'o l'adage pour penser, il faut tre .

    Tout est l ~dans ce phnomne appel conscience de soi . L'homme est celuiqui dit je . Comme le dit Simone Weil: Nous ne possdons rien au monde - car lehasard peut tout nous ter - sinon le pouvoir de dire

    'Je" >/. Toute anthropologie, etpartant toute morale, politique, sociologie partent de l. Toute pense qu'elle le sache ounon, qu'elle le veuille ou non n'est qu'une tentative d'lucidation de ce phnomne. Quela conscience humaine soit ainsi leve au carr (l'animal sait, l'homme sait qu'il sait)voil la porte de tout mystre. Chaque pense apporte une clef pour ouvrir cette porte.

    1 Weil S., La Pesanteur et la Grce. op cit, p 35.

    16

  • Bassui, un Matre du Bouddhisme Zen Japonais (1327-1387) disait la fin de savie: une question me fascine depuis mon adolescence: quand je m'interroge sur moi-mme qui est celui qui rpond Moi? 1. Le mode de prsence soi-mme auquel Corbinveut nous ouvrir les yeux va nous apprendre entendre cette question de la faonsuivante: qui est celui qui rpond de moi pour autant que je rponds pour lui? C'estainsi qu'on parle d'un tre qui a du rpondant . Heidegger aurait entendu cette questionde la mme oreille: ce qui se dit nous ne devient perceptible que par notre rponse.Notre perception est en elle-mme une rponse >/.

    Mais nous qui, depuis plusieurs sicles, sommes entrans par le mouvement de lapense cartsienne, nous entendons les choses autrement. Nous traduisons, nousinterprtons la question de Bassui en ces termes: lorsque l'homme cherche voir son moi , il se sent dsorient car il ne peut pas l'amener devant lui, le re-prsenter commeun objet dont il peut avoir conscience.

    Celui qui veut rencontrer son moi, entrer en contact avec lui pour faire saconnaissance a l'impression qu'il doit se diviser en deux moi dont l'un, le tmoin, lespectateur, doit prendre conscience de l'autre, l'acteur observ sur la scne du monde. Laconnaissance de soi impliquerait ainsi une espce de ddoublement de personnalit. C'esten ces termes que toute la philosophie occidentale, depuis Descartes, pose le problme dela conscience de soi.

    Ecoutons comment Kant aborde le phnomne: "Je suis conscient de moi-mme'~ est une pense qui contient dj un double moi, le moi comme sujet et le moicomme objet. Comment est-il possible que moi, le "je pense

    '~je sois pour moi-mme un

    objet et qu'ainsi je puisse me distinguer de moi-mme, voil qui est impossible expliquerbien que ce soit unfait indubitable, mais cela rvle un pouvoir ce point lev au dessusde toute intuition sensible qu'il entrane, en tant que fondement de la possibilit d'unentendement, la complte distinction d'avec tout animal auquel nous n'avons pas motifd'attribuer un pouvoir de se dire "Je" soi-mme, et qu'il transparat dans uneindfinit de reprsentations et de concepts spontanment forms. Mais on ne veut passoutenir par l qu'il y a une personnalit double,. seul le moi qui pense et intuitionne estla personne, alors que le moi de l'objet qui est intuitionn par moi, est, tout comme lesautres objets hors de moi, la chose 3.

    On s'aperoit qu'ici le phnomne conscience de soi est d'emble abord dansl'optique de la dualit sujet-objet. N'y a-t-il pas une autre faon de se situer au sein de cephnomne qui ne nous est pas indiffrent puisqu'il est l'vnement de notre proprerelation nous-mme? Nous sommes en rapport avec nous-mme. Qu'elle est la nature dece rapport? Notre tre n'est pas quelque chose de subsistant, qui est simplement l, poscomme une plante ou une pierre. Il est ouvert lui-mme. Notre tre n'est pas un esse, unque ou un quoi, mais un intresse, un qui. Il n'existe qu'en exprimant de l'intrt pour cequ'il est et pour ce qui est . Etre inter-ess exister c'est cela tre un je . Le comment du rapport soi qu'est l'existence peut tre vu de diffrentes manires. Maissi l'existence est un tre en relation et non pas une substance c'est que l'individu est lui-mme im-pliqu dans ce qu'il pense tre. C'est en cessant de vouloir se penserobjectivement qu'il pourra vritablement se comprendre.

    1 Masumi Shibata, Les Matres du Zen au Japon. ed Maisonneuve, p 212 et ss.2 Heidegger M., Le Principe de Raison. Tel Gallimard, p 125.3

    cit par Heidegger M., Problmes fondamentaux de la phnomnologie. ed Gallimard, p 164.

    17

  • Est-il possible d'tre rvls nous-mmes dans une situation dialogique qui nesoit pas un tat duel (sujet-objet), mais une polarit. Polarit qui n'est pas une opposition.Bref, existe-t-il une possibilit de vision sans di-vision de notre tre. Henry Corbin rpondoui: cette possibilit existe et se rencontre dans le Soufisme.

    b)- a tient au coeur de l'Islam

    Il existe en Islam un chemin qui amne l'homme voir son tre de faon intgre , c'est--dire sans le diviser en personne spectatrice et individualit agissante.Cette voie s'appelle le Soufisme. Le mot drive de la racine uf qui en arabe veut dire laine et qui dsigne le vtement de laine blanche que portent les Soufis. Le blanc et lalaine symbolisent la puret. La puret c'est l'unit, le sentiment d'tre sans corps tranger.Notre prsence nous-mme est un tel tat d'unit mais il est constamment voil par desproccupations, des tendances, des tats d'mes qui nous perturbent. Revenir soi est lavoie du Soufisme.

    La brivet oblige de cette introduction ne nous permet pas de nous pencher surI'histoire du Soufisme. Allons droit l'essentiel: le Soufisme est pour la communautspirituelle ce que le coeur est pour l'organisme humain crit Corbin 1. Le Soufisme setient au coeur de la rvlation Mohammadienne et c'est ce coeur vibrant qui permet lacirculation du sang spirituel dans la communaut. Il est au coeur de l'Islam comme notreje est au coeur de notre tre. C'est pourquoi ils peuvent parler coeur coeur .

    Nous visons son essence en disant qu'il est une voie qui ramne l'homme de lacirconfrence, de la roue des choses reprsentant le domaine de la multiplicit qui nousentoure, son centre qui est l'unit de son tre. C'est une voie qui n'est pas extrieuremais qui ramne chacun Soi-mme. Cette voie est figure par les rayons qui rattachentchaque point de la circonfrence au centre unique.

    Il faut bien observer ceci: en apparence c'est la circonfrence qui entoure, encerclele centre comme c'est la pulpe qui enveloppe le noyau d'un fruit. Nous avons ainsil'impression que notre je , en tant que centre de perception est encercl par lamultiplicit des choses qui se manifestent dans le monde. Mais en ralit c'est le contrairequi est vrai, mtaphysiquement et gomtriquement.

    Regardons-y de plus prs: chaque point d'une circonfrence est l'extrmit d'unrayon. Plusieurs circonfrences concentriques ont les mmes rayons et partant on ne peutpas dire qu'il y a plus de points dans les plus grandes que dans les plus petites et comme, la limite, toute circonfrence se rduit au centre lui-mme, celui-ci, crit Gunon,quoique n'tant qu'un seul point, doit contenir alors tous les points de la circonfrence, cequi revient dire que toutes choses sont contenues dans l'unit >/.

    Autrement dit, c'est le centre qui en ralit contient la circonfrence, laquelle sortde lui par rayonnement , tout comme c'est le noyau du fruit qui contient l'arbre etmme une fort d'arbres. En ce qui nous concerne cela veut dire notre je , notre trecomprend la multiplicit du monde. Corbin crit: Il est impossible que l'esprit soit

    1 Corbin H., Histoire de la philosophie islamique. ed Gallimard, p 79.2 Gunon R., Le Symbolisme de la croix. Ed Vga, p 91.

    18

  • enferm dans un corps [..]. En revanche, l'esprit enveloppe tous les corps. Etre sonpropre lieu sans tre dans le lieu, c'est cela tre la fois le centre et la circonfrence >/.

    Celui qui se situe au centre n'est plus situ aux points de vues diamtralementopposs de la circonfrence. Il est absolu, c'est--dire absout de tout point de vue partiel.Sa perspective conditionne s'est transforme en horizon comprhensif. Il fait le point aucentre . Celui qui se tient au sommet d'une montagne voit tout d'un seul coup d'oeil .Sa vision n'est plus conditionne et limite par la face qu'il gravit.

    C'est avec intention que nous avons quelque que peu insist sur ce symbolisme ducentre et de la circonfrence, car il va nous aider comprendre ce que recle lephnomne que le Coran dsigne sous le nom de Ahl al Kitb, la Famille du Livre .Corbin relve que " le phnomne du Livre Saint'~ du livre apport par un prophtemissionn par un Dieu pour lequel il rpond [..] est commun aux trois rameaux de latradition abrahamique, judaque, christianisme, islam >/.

    Corbin crit encore: l'expression qornique Ahl-al-Kitab {littralement les"Gens du livre'1 dsigne en propre une communaut religieuse qui possde un livre saint,

    c'est--dire une communaut dont l'existence mme procde de ce Iivre saint, parce quesa religion est fonde sur un Livre "descendu du Ciel'~ un livre rvl un prophte etqui lui a t enseign par ce prophte spcialement missionn prs d'elle cette fin. Act des musulmans, les ''gens du Livre" {les "communauts ayant un livre

    '1 ce sont enpropre les juifs et les chrtiens >/.

    Un prophte ce n'est pas un homme qui prdit l'avenir, c'est l'tre qui profre unverbe divin. Par lui le message s'adresse aux hommes en personne et prend la formed'une rvlation. Le phnomne Prophtie-Personne et Rvlation-Livre est un mode deprsence spcifique aux descendants d'Abraham. Trois prophtes se succdent dans leTemps de l'histoire et apportent chaque fois une rvlation nouvelle, actualise, de laPrsence divine.

    Mose apporte la Loi que l'on peut figurer par un cercle puisqu'elle circonscrit lechamp de l'action humaine.

    Jsus montre la Voie dans les Evangiles (

  • Ainsi, si chronologiquement le prophte Mohammad arrive en dernier, il estontologiquement le premier, car il est le Coeur, le centre d'o partent le rayonnement de laVoie de Jsus et l'encerclement de la Loi de Mose. Voil pourquoi le prophteMohammad est appel Imm al Morsaline, le Devanant des Envoys divins . Il dit lui-mme: J'tais prophte alors qu'Adam tait entre l'eau et l'argile , la premirechose que Dieu cra fut ma lumire >/. Et encore Je suis le premier des prophtes quant la cration, le dernier d'entre eux quant la Manifestation . Chacun des prophtes,d'Adam Jsus, fut un mazhar particulier, une ralit partielle de cette Ralitprophtique ternelle >/.

    Cette vision mtaphysique qui renverse compltement la perspective historique etl'ordre chronologique des choses nous amne nous interroger sur la mthode que suitHenry Corbin pour aborder le fait religieux.

    Pour Henry Corbin, il est clair que nous ne pouvons rpondre la question Quiest l'homme? qu'en comprenant son tre comme un inter-esse dont la nature estirrductible une confrontation sujet-objet. Il importe de savoir Qui est l'homme pourpouvoir dterminer ensuite comment et vers o le gouverner. Nous voulons savoir quinous avons affaire avant de traiter, avant de nous engager dans une direction.

    Or voir l'tre de la personne humaine comme un acte d'intrt, ce n'est pass'arrter la connaissance re-prsentative dans laquelle le sujet prend conscience d'objetsextrieurs au moyen de concepts, par l'intermdiaire de formes de l'entendement quiservent de repre l'intellect rationnel, logique, discursif.

    C'est s'lever une connaissance prsentielle, intuitive et unitive qui agitimmdiatement et sans intermdiaire sur son objet. Cet objet elle le met en lumire par sonpropre acte de prsence. Notre prsence nous-mme est immdiate. Nous sommesimpliqus dans l'vnement de notre propre prsence de telle faon que c'est en portantintrt la chose connatre que nous la dvoilons dans son tre. Corbin dit: l'me sele rend prsent en se rendant prsente elle-mme f...J. Toute connaissance objective estainsi reconduite la conscience que le sujet a de soi-mme >/.

    C'est grce notre lucidit que nous pourrons intgrer les choses. Impossiblede dissocier ce qui est connu de la manire dont nous le connaissons. Et la manire dontnous voyons les choses est l'image de notre faon d'tre avec nous-mme. Notre visiondes choses est le miroir de notre faon de nous regarder. Ce que les choses nous disentest une rponse notre faon de les aborder. Au fond nous leur faisons dire ce que nousvoulons en fonction de la faon dont nous voulons nous apparatre nous-mme. Et sirien ne nous dit c'est que nous sommes devenus absents nous-mme.

    Celui qui se prend pour quelqu'un, pour un sujet prenant conscience d'objetsextrieurs n'a affaire qu' des donnes et des tats de faits indiffrents sa prsence ou son absence. Un autre que lui aurait aussi bien pu enregistrer ces faits et les lui relater carde toute faon ils se sont produits en dehors et indpendamment de sa prsence. Ce sont ldes faits objectifs. Mais une personne inter-esse peroit des vnements qui ne lui sontpas trangers car elle se sait, elle se sent elle-mme comme le lieu o ils se passent.

    1 Corbin H., Introduction la philosophie islamique. ed Gallimard, p 72.2 Idem, p 105.3 Ibid, P 292.

    20