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Extrait de "L'Association, une utopie éditoriale et esthétique", publié aux éditions Les Impressions Nouvelles en novembre 2011

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« Réflexions faites »Pratique et Théorie

« Réflexions faites » part de la conviction que la pratique et la théorie ont toujours besoin l’une de l’autre, aussi bien en littérature qu’en d’autres domaines. la réflexion ne tue pas la création, elle la prépare, la renforce, la relance.

Refusant les cloisonnements et les ghettos, cette collection est ouverte à tous les champs de la vie artistique et des sciences humaines.

ouvrage publié avec le soutien de la fédération Wallonie-Bruxelles et avec le concours du Centre national du livre.

Conception graphique : tanguy Habrand

© les impressions nouvelles – 2011www.lesimpressionsnouvelles.cominfo@lesimpressionsnouvelles.com

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LES IMPRESSIONS NOUVELLES

Groupe Acme

Une Utopie éditoriale et esthétiqUe

sous la direction d’erwin Dejasse, tanguy Habrand et Gert Meesters

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Locaux de L’Association (rue de la Pierre Levée à Paris), par Jean-Yves Duhoo.

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INTRODUCTION

Björn-olav dozo tangUy haBrand MaUd hagelstein

Depuis 1990, l’association anime vigoureusement la scène contemporaine de la bande dessinée francophone. insti-gatrice majeure du mouvement des éditeurs indépendants et/ou alternatifs, la maison d’édition a transformé en profondeur les conditions de production de bandes dessi-

nées. fondée par un collectif d’auteurs, l’association a d’abord imposé une structure économique originale, pour laquelle le profit ne constitue pas l’ob-jectif premier. Contournant les politiques traditionnelles de la chaîne du livre, en privant les libraires d’un droit de retour des invendus ou en se passant de service de presse, et alors que certains ne lui prêtaient pas d’avenir, elle a réussi à devenir viable en une dizaine d’années à peine, avant de connaître le succès avec la publication du best-seller Persepolis.

avec une constance remarquable, l’association a également construit un catalogue novateur, offrant la part belle à des ovnis éditoriaux et ouvert à des expériences inédites, non dénuées de risques pour sa stabilité financière. Cette politique éditoriale a permis à une nouvelle génération d’auteurs de voir le jour (lewis trondheim, Joann sfar, David B., emmanuel Guibert, françois ayroles, Vincent Vanoli ou aristophane), cependant qu’une deuxième génération mûrit déjà à son tour au sein de la structure. Plate-forme d’expression favorisant la variété des styles, la maison propose des collections et des revues pouvant accueillir différents formats de narration, des plus courts (la collection « Patte de Mouche ») aux plus longs (les collections «  Côtelette » ou « Ciboulette »). elle peut ainsi assurer une transition en douceur du fanzinat au professionna-lisme, en adaptant ses collections et revues aux besoins de ses auteurs, tout en gardant une grande cohérence éditoriale.

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enfin, la maison a su élaborer un discours critique singulier et militant, qui lui a permis de prendre rapidement position au sein du microcosme de la bande dessinée et d’occuper une place de leader parmi les indépendants. large-ment endossé par Jean-Christophe Menu, ce discours critique a connu des réceptions diverses, mais a surtout réussi à diffuser largement, par-delà le cercle des spécialistes et amateurs éclairés, une remise en question des conceptions traditionnelles de la bande dessinée.

Riche, variée, aux dimensions multiples, l’association constitue un objet d’analyse de premier choix en même temps qu’il appelle, du fait de ses résis-tances, un regard pluriel. aussi nous est-elle apparue particulièrement indiquée pour mettre à l’épreuve la dynamique du groupe acme, né de la rencontre à l’Université de liège de plusieurs chercheurs intéressés par la bande dessinée et convaincus de l’apport potentiel de la recherche universitaire dans ce domaine. les critiques spécialisés et les auteurs de bandes dessinées ont pu par le passé reprocher aux universitaires le rapport, de distance et d’objectivité mêlées, qu’ils entretenaient à cet objet. et pour cause : la bande dessinée à l’université a fréquemment servi de prétexte à l’illustration de théories hégémoniques, plus soucieuses de leur puissance d’explication que de l’approfondissement des dimensions multiples d’une pratique. nous partons quant à nous du principe que la bande dessinée est un sujet digne d’être étudié en soi, au même titre que les autres productions culturelles et artistiques.

le nom du groupe fait explicitement référence au projet Acme Novelty Library de Chris Ware, dont le caractère inventif illustre à sa manière la volonté novatrice du projet. le groupe s’inspire également d’un modèle éponyme, l’usine des cartoons de la Warner, à la devise restée célèbre : « A company that makes everything ». Plus qu’un clin d’œil, cette dernière référence est l’affirmation d’une visée résolument pluridisciplinaire. acme rassemble dans cet esprit des chercheurs d’horizons divers, mobilisant des approches variées : sociologique, institutionnelle, esthétique, historique, économique, formaliste, sémiotique... Dans une logique de complémentarité, aucune de ces approches ne prend le pas sur les autres, mais toutes proposent une analyse propre de l’association, en vue d’éclairer tour à tour l’une des multiples faces de l’Hydre associative. Par la confrontation, le lecteur pourra ainsi reconstituer une vue problématique de la maison.

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le plan de ce volume repose sur une structure en entonnoir : d’un plan large (une mise en perspective socio-économique de l’association), le lecteur est amené à saisir des plans de plus en plus resserrés (les collections, les genres, les styles, les auteurs et les albums), jusqu’à l’analyse détaillée d’une planche, puis d’une planche-case d’albums du catalogue. Ce parcours de lecture s’accompagne de contributions encyclopédiques, qu’il s’agisse d’aborder des aspects clés de la maison ou son histoire.

fruit de deux années d’échange, d’écriture et de recherche collective, ce volume ne prétend ni à l’exhaustivité des approches, ni à l’épuisement de l’objet. il se voudrait bien au contraire une invitation à d’autres regards encore. et parce qu’il nous semblait inconcevable, sinon irrecevable, d’étudier la bande dessinée sans la montrer, une attention toute particulière a été portée à la sélection et à la mise en scène de nombreux documents.

nous remercions les fondateurs de l’association (David B., Killoffer, Mattt Konture, Jean-Christophe Menu, Mokeït, stanislas et lewis trondheim), Carmela Chegui pour son aide précieuse ainsi que Charles Berberian, Jean-louis Gautthey, Pascal tassel et Thierry Van Hasselt.

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De la MaRge à la PUlPeUNe TRajeCTOIRe éDITORIale

tangUy haBrand

À la question de savoir quel aura été l’apport majeur de la « génération de l’association » au monde de la bande dessinée, edmond Baudoin, publié tant chez futuropolis qu’à l’association, répondait en 2003 à Thierry Groensteen : « tu as raison de parler de génération, parce qu’il ne faudrait pas

en rester à la seule association (...). les fondateurs de l’association étaient un peu les “enfants spirituels” de futuropolis. et des individualités très fortes.(...)ils ont permis la continuation de quelque chose d’intelligent dans l’édition de bande dessinée au moment de la disparition de futuropolis 1. » Quand on a dit ça, on a tout dit. la démythification de l’association comme seul acteur de la bande dessinée des années 1990 tout d’abord – mais quel acteur. le travail de continuation opéré d’une génération à l’autre ensuite, des éditions futuropolis à l’association en particulier. Une filiation revendiquée par florence Cestac, fondatrice avec étienne Robial de futuropolis : « l’association est vraiment la continuité de futuro. C’est la même mentalité : mettre l’auteur en avant 2… ». et l’on multiplierait assez facilement les manifestations de reconnaissance entre les deux parties. Pour Cestac et Robial, le paradigme de la parenté est une façon d’affirmer que leurs efforts n’ont pas été vains. Pour Menu, la tenue d’une entreprise avec la bénédiction d’une grande figure tutélaire. le lien est avéré. sa mention, significative. l’étape suivante consiste à se demander en quoi cet héritage a pu se montrer structurant.

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tanGUy HaBranD

fondées en 1974 par étienne Robial et florence Cestac, les éditions futuropolis appartiennent de plain-pied à la génération des pionniers d’une « autre » bande dessinée avec les revues Pilote (1959), Hara-Kiri (1960), Charlie Hebdo (1970), l’Écho des Savanes (1972) et Fluide Glacial (1975) ou, du côté des maisons d’édition, avec les initiatives d’éric losfeld dès les années 1960, des éditions du fromage et du square (1972), d’audie et des Humanoïdes associés (1975) ou encore d'artefact (1977). Montés à Paris après une formation aux Beaux-arts, sans autre connaissance de la bande dessinée qu’une grande curiosité, Robial et Cestac fonctionnent au rythme de l’insouciance et rachètent une librairie sur un coup de tête, futuropolis, à un dénommé Robert Roquemartine qui les initie au métier. leur pratique rompt nettement avec les modèles en place  : les apprentis affichent une politique

radicale, n’hésitant pas à refouler ou à rediriger les clients en quête de productions qu’ils jugent trop commerciales.

le passage à l’édition vient ensuite et sur le modèle fréquent d’une librairie qui développe une activité éditoriale. Même combat dans ce domaine  : plutôt qu’une demande supposée du public, futuropolis satisfait ses propres exigences en ne s’inquiétant qu’à rebours et à moitié des faibles ventes. Multipliant réussites et coups d’essai dans une double logique de réhabilita-tion du Patrimoine et de découverte de jeunes auteurs, le tout au sein de collections à l’iden-tité graphique clairement identifiée, la maison traverse les années 1970 en toute indépendance mais doit renoncer, au cours de la décennie suivante, à une auto-diffusion que l’expansion de la maison a rendue ingérable. Pour florence Cestac, cet abandon marque le début de la fin. en passant chez un diffuseur professionnel, les éditeurs sont « embringués dans une espèce de grosse machine » à laquelle il faut « donner de la matière tous les mois3 ». le nouveau régime ne sera jamais supporté par la maison qui, après un sérieux ralentissement de ses activités, fait l’objet d’un rachat en 1994 par Gallimard. la structure sera relancée ensuite sur d’autres bases.

tapi dans l’ombre, un des futurs fondateurs de l’association, Jean-Christophe Menu, suit de près l’aventure. Dès l’âge de 12 ans4, il profite des dernières heures de la librairie pour y faire son éducation et découvrir une bande dessinée en rupture avec les canons du genre. Dix ans plus tard, au milieu des années 1980, il continue de graviter autour de la prestigieuse officine, d’édi-tion cette fois, rêvant d’y être publié – ce qui sera chose faite, de même que pour stanislas, Mattt Konture et Mokeït, fondateurs de l’associa-tion qui s’ignorent, une première fois en 1987 avec Le Portrait de Lurie Ginol dans la collection « x » puis en 1988 avec Meder dans la collection « Gros nez ». Jean-Christophe Menu réalise

François Ayroles, Nouveaux moments clés de l'histoire de la bande dessinée, Alain Beaulet Éditeur, 2008.

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également quelques travaux pour la maison, à l’instar de la mise en couleur d’un album publici-taire de Popeye en 1988.

De l’aveu de florence Cestac, ces quelques années sont véritablement placées sous le signe de l’apprentissage  : « Jean-Christophe Menu était tout le temps fourré dans les bureaux. il a quand même appris chez nous. Menu et Robial, ça a tout de suite fonctionné. il y avait le maître et l’élève et l’émulation s’est faite immédiatement. » les liens entre futuropolis et Jean-Christophe Menu sont étroits. suffisamment étroits pour se voir proposer par étienne Robial, dans la foulée du festival d’angoulême de 1988, de réfléchir au développement d’une revue à l’enseigne de la maison. Dans son Mémoire de maîtrise d’arts plastiques, rédigé la même année, Menu la mentionne à plusieurs reprises et en fait son grand cheval de bataille : « Une seule règle, impé-rative  : se poser comme force alteRnatiVe par rapport à cette profession, et refuser toute concession avec elle. (…) Dans la mesure de mes moyens, je ferai tout pour contribuer à l’ap-parition de cette force nouvelle, mais qui pourrait aussi se baser sur une structure existante, et au passé irréprochable, comme fUtURoPolis, et ce peut-être grâce à ce projet de revue en commun5. » l’avenir donnera en partie raison au projet, avant de rebattre les cartes.

Ni fanzineux ni industrielen ces années qui précèdent la naissance

de l’association, Jean-Christophe Menu a déjà plusieurs cordes à son arc. Parallèlement aux projets menés en collaboration avec futuropolis, il a animé de 1982 à 1986 la revue Le Lynx à tifs, publication qui connaît sept numéros de plus en plus marqués par un souci de professionnalisme, notamment sur le plan graphique. en 1984, dans un même élan d’exploration du fond de la

culotte, on lui doit  également, avec stanislas et Mattt Konture, la création de l’association pour l’apologie du neuvième art libre (aanal), structure éditoriale déjà, mais à petite échelle encore. Quant à son talent de pamphlétaire, il a déjà eu le loisir de s’exprimer dans le Glob’Off, quotidien de contre-information publié le temps du festival d’angoulême entre 1987 et 1989.

la lecture de son Mémoire de maîtrise révèle une personnalité particulièrement sensible au contexte de production de la bande dessinée, qu’il s’agisse de le théoriser ou d’y agir concrètement. Jean-Christophe Menu n’est pas seulement un auteur, c’est aussi un acteur

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désireux de donner un cadre à la création, avec tous les inconvénients de mise en matière de création personnelle : « l’ascension de ce lynx fut ma principale œuvre pendant cinq ans. Ce qui ne se fit pas toujours dans la sérénité, d’ailleurs  : mettre en page des bromures, corriger des films, rappeler les auteurs, surveiller les imprimeurs, les photograveurs, les relieurs, faire les paquets, les services de presse, tenir les comptes, chercher de l’argent, répondre au courrier, aller dans les festivals, représente parfois l’enfeR de la médaille6  ! » Un discours qui deviendra l’un de ses grands leitmotivs. C’est que Jean-Christophe Menu, dès ces années-là, pense cet activisme sur le mode de la nécessité et ne parvient pas à s’en détacher. « la BD va crever », titre d’un article qu’il livre au Glob’Off du 30 janvier 1987, résume bien le pessimisme qui le hante et le mépris dans

lequel il tient alors l’édition de bande dessinée. en tant qu’auteur, il s’interroge légitimement sur le sort d’une bande dessinée de création dont à peu près aucun éditeur ne veut entendre parler et dont les seuls débouchés, non rentables et donc problématiques à long terme, restent l’autoédition et futuropolis une fois encore  : « le simple fait, grave, qu’à part futuropolis et quelques revues à but non lucratif, nous ayons affaire à une profes-sion qui n’accorde aucun regard aux énergies qui peuvent renouveler le genre, suffit à conclure  : cette prétendue profession est inique7. » en tant qu’acteur, Menu cherche à combler les lacunes du secteur. on retrouve ici le projet de revue à mener au sein des éditions futuropolis, ambition qui ne sera ni une réussite ni un échec en soi, mais plutôt, a posteriori, une sorte d’anthologie dans la mesure où la revue comptera un seul numéro – il

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faut dire que la parution survient tard, en fin de règne de futuropolis, à l’époque des difficultés déjà évoquées.

Quoi qu’il en soit, baptisée LABO, la revue fait date et compte, en marge d’auteurs confirmés de la maison comme Baudoin, des représentants de la nouvelle génération dont lewis trondheim, Mattt Konture, Pierre-françois Beauchard (David B.), Patrice Killoffer, stanislas, Mokeït et Jean-Christophe Menu, soit la troupe des fondateurs de l’association au complet. Cette publication s’avère un moment crucial, et même un tournant pour Menu qui n’y voit rien de moins que « la transition entre la période fanzine antérieure et ce qui allait devenir l’association8 ». le mot « fanzine » prend ici toute son impor-tance et l’on pourrait compléter et synthétiser ainsi le propos afin de bien comprendre ce qui est en train de se jouer : dernière expérience de Jean-

Christophe Menu avant l’association, LABO concentre au sein et en accord avec les vues de futuropolis le rejet de deux extrêmes, le fanzine et l’édition industrielle, position intermédiaire qui traversa toute l’entreprise de l’association.

Fondationsfuturopolis premier du nom disparu, les

énergies déployées en vue de promouvoir une autre forme de bande dessinée auraient pu se perdre en route. elles trouveront bien au contraire à se matérialiser, tout en la renouvelant, dans la place laissée vacante par l’éditeur. en 1990, l’asso-ciation pour l’apologie du neuvième art libre (aanal) devient l’association à la Pulpe, dont l’objectif, défini dans ses statuts, est d’« atteindre la pulpe d’une Bande Dessinée particulière et innovatrice, ce par le moyen du reproductible

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ou de tout autre moyen (expositions, débats, etc.) ». Un nouveau départ aussi bien qu’un prolongement.

sans que l’on puisse en imputer toutes les déterminations à futuropolis, c’est proprement une manière d’être dans l’espace éditorial qui se trouve ici transmise. l’association invente autant qu’elle perpétue le travail accompli. Comme futuropolis, elle met un point d’honneur à allier défense de la création contemporaine et du Patrimoine – classiques américains de l’entre-deux-guerres pour futuropolis, bande dessinée des années 1960-1970 pour l’association. Comme futuropolis, elle opte pour un graphisme

à la fois élégant et dépouillé d’inspiration littéraire, « littérature » dans laquelle il convient aussi de faire entrer la bande dessinée – là où un éditeur comme le fRMK cherchera plutôt à enfoncer les portes de l’art contemporain. Comme futuro-polis avec les timbres de Joost swarte ou le Petit Tarot de f’Murrr, elle exploite abondamment avec son propre tarot (1998) ou les « images-chocolat », pour ne citer qu’eux, le créneau des petits objets périphériques, produits dérivés si l’on peut dire, conçus sur le mode de la qualité et de la rareté. Comme futuropolis à travers la figure d’étienne Robial (au détour d’un catalogue ou dans la rubrique « À toute berzingue » de Métal

Stanislas, Archives 1, 2005

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Hurlant), elle est une instance d’énonciation en tant que telle et multiplie les prises de position critiques, formelles ou informelles, au nom d’une pureté de la bande dessinée, sur la scène éditoriale (par le biais de Jean-Christophe Menu ici, dans les éditoriaux de la revue Lapin, dans le Rab de Lapin, bulletin d’information à destination des membres, dans la collection « éprouvette » ou dans la revue éponyme). sans compter sur le passage d’auteurs du catalogue de la première maison au catalogue de la seconde, à l’instar de Baudoin.

Plus fondamentalement, l’éditeur est perçu de part et d’autre, bien plus que comme un simple metteur en forme, comme un créateur à part entière. Jean-Christophe Menu considère lui-même que le travail éditorial de l’association s’est réalisé à la manière de futuropolis et d’édi-teurs littéraires, selon un principe de « double articulation entre le livre pris comme entité qui doit faire exister au maximum le travail de l’auteur et doit donc être pensé en tant qu’objet unique et, à un autre niveau, la “méta-œuvre” qu’est le catalogue de l’éditeur, où tous les livres s’articulent entre eux. » Une exigence qui enserre la production de la maison dans ses moindres recoins : « chaque bout de papier, chaque carton d’invitation, le papier à lettres font partie de “l’œuvre éditoriale”, participent à sa cohérence et doit être aussi bien fait qu’un bouquin9. » fort de ce sens donné à son action, l’éditeur élabore un programme qui est autant un programme de parutions qu’un programme politique. son objet, s’agissant de l’association  : « atteindre la pulpe ». son mode d’action  : quelque chose de l’ordre de la réforme, ce qui n’est pas sans lien à nouveau avec futuropolis. De même que les animateurs de futuropolis prônaient un artisanat professionnel, l’efficacité sans les contraintes de la rationnalisation, « aux antipodes aussi bien du sacro-saint 48 planches cartonné couleurs que du fanzine photocopié10 », le programme de l’asso-ciation peut se lire à la lumière du choix, difficile à

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tenir, de bouleverser sans se trahir les codes d’un secteur de l’intérieur. là où l’édition industrielle a peu de liberté, rentabilité oblige, en matière d’in-novation, là où l’édition la plus alternative peut faire sauter bien des verrous de l’inertie mais dans l’inopérabilité de la confidentialité le plus souvent, l’association opte certes pour la seconde voie, mais une seconde voie consciente d’elle-même. l’association joue le jeu pour mieux le subvertir. l’association n’est pas anti-institutionnelle. et si elle est contre-institutionnelle, ce n’est que partiel-lement ou provisoirement, en vue de recomposer l’institution. Un bon exemple de cet effort est le travail acharné des associés pour se tailler une place au sein de la librairie générale, soit au cœur de la chaîne du livre. Mission particulièrement délicate à l’heure où la bande dessinée n’y va pas de soi, nichant plutôt dans des librairies spéciali-

sées. Ce sera là l’un des combats les plus nobles et décisifs de l’association.

Une irrésistible ascensionen choisissant une voie médiane entre la

marge et l’industrie, sous-tendue par un véri-table credo de refondation de la culture en place, l’association occupe une position fragile dont les écueils sont d’un côté l’institutionnalisation (associée à une production consensuelle), de l’autre l’anonymat propre à la marge (si l’associa-tion venait à poursuivre les expérimentations et le discours radical de sa préhistoire).

s’il fallait absolument la résumer, du fanzine à l’association avec la revue LABO comme point de flexion, la trajectoire du mouvement pourrait

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se lire à l’angle d’une professionnalisation de plus en plus appuyée au risque de virer institutionnelle. significatif de cette professionnalisation et de ses répercussions est le destin de la collection « Patte de Mouche » et des « images-chocolat » qui lui sont associées, collection qui incarne à ses débuts, avec la revue Lapin et ses productions hors commerce, la part la plus « fanzine »  de l’association. en 1985, Menu ambitionne de réaliser l’album le plus rapide de tous les temps, J.-C. Menu pue du cul, « conçu à 15h, dessiné entre 15h30 et 17h, photocopié à 18h et relié vers 21h11 ». la formule donne lieu à d’autres initiatives du même genre rassemblées la même année en collection. De petit format (1/8 de page a4), de faible tirage (150 exemplaires numérotés et signés), agrafées et reliées à la main, rehaussées manuellement d’aplats ou de taches à l’écoline en couverture, labellisées « fait main » en quatrième de couverture, les plaquettes photocopiées ont — quoique déjà en collection — tous les traits

de l’édition artiste. lors de la fondation de l’asso-ciation, « Patte de Mouche » en est à sa troisième série. Certains aspects de la fabrication ont sensiblement évolué (augmentation du tirage, intervention d’une machine à coudre), mais l’appellation « fait main » reste d’application. Dès 1993 toutefois, la voix du Rab fait état d’une innovation imminente  : victimes de leur succès, les livrets sont désormais trop chronophages, en rupture de stock régulière et vus comme une « survivance un peu anachronique de l’époque pré-association12 ». Une quatrième mouture voit le jour en 1995, agrandie (10,5 x 15 cm), sans rabats et manufacturée, en bichromie plutôt qu’en couleur directe. Un présentoir à destination des libraires lui est même dédié à cette occasion.

Rendue plus conforme aux principes des collections de l’association, pensée en fonction d’une meilleure visibilité et d’une meilleure diffusion, « Patte de Mouche » fait l’objet d’une refonte décisive. Par-delà ses conséquences propres, la redéfinition de la collection entraîne dans son sillage le fondement des « images-chocolat13 ». Conçues dès 1991 comme la réutilisation de chutes de papier – à partir des couvertures « Patte de Mouche » troisième série –, les petites vignettes envoyées aux adhérents ne trouvent désormais, en régime de nouveau format, plus de surface en trop où s’exposer. face à l’impossibilité d’arrêter net un projet en marche, d’autant qu’un album censé pouvoir accueillir toutes les images est sur le point de voir le jour, l’association décide d’en poursuivre malgré tout la réalisation. sur a3, Jean-Christophe Menu maquette 56 vignettes en quadrichromie d’un coup, qui seront livrées au fur et à mesure. les attentes du public sont respectées et la rupture aurait déçu sans doute. Mais produites pour elles-mêmes à présent, les images et leur nouveau mode de fabrication perdent du même coup le caractère spontané qui était le leur au commencement. le navire arrive à

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bon port, mais c’est tout un rapport au bricolage qui tend à disparaître.

Constant, le développement de l’asso-ciation implique assez logiquement des ajustements à tous les niveaux  : établissement d’un premier budget prévisionnel pour l’année 1994, changements successifs de locaux, accrois-sement du personnel, hausse de la production, espace de plus en plus conséquent au festival d’angoulême, part de vente aux libraires en expansion sur la vente aux particuliers, adhésion aux règles du marché en supprimant, en 1995, la réduction de 20% sur le prix catalogue aux adhérents afin de se conformer à la loi lang sur le prix unique du livre, mais aussi améliora-tion de la diffusion en franchissant le seuil qui avait précipité la perte de futuropolis quelques années auparavant  – en 1999, l’association abandonne l’auto-diffusion et s’en remet, en externe, à la structure du Comptoir. toutes ces décisions, nœuds stratégiques à chaque fois, suivent de près la montée en force de la maison sur le double terrain de l’économique et du symbolique. en 1996, le cap des 1000 adhérents est franchi tandis que sort « probablement le meilleur article que l’association ait jamais eu dans la grande presse14 », deux pages dans Télérama – mais aussi un article de tête de dossier dans Libération, deux pages dans L’Événement du jeudi, et des encarts dans Les Inrockuptibles. en 2000, l’association fait son entrée au musée à l’occasion d’une exposition qui lui est consacrée au CnBDi d’angoulême. avatars parmi d’autres d’un long et régulier processus de consécration que le triomphe de Persepolis de Marjane satrapi, en album puis au cinéma, stimulera à plus large échelle encore au cours de la décennie suivante.

Machine arrièreCette croissance ne doit pas faire illusion

pour autant : à mesure que croît le chiffre d’affaire

de la maison, la situation économique est stable sans être florissante. À chaque étape ses nouvelles charges et ses projets à lourd investissement. Un premier loyer et un premier emploi à temps-plein au sein de la structure alourdissent, dès 1994, les dépenses. Même cas de figure, seulement deux ans plus tard, avec le loyer quatre fois supérieur d’un nouveau local et l’opération Mon Album, destiné à rassembler les précieuses images-chocolat collectionnées par les adhérents15. et le collectif Comix 2000 (2000 pages, 324 auteurs issus de 29 pays différents) ne sera pas non plus une mince affaire à mettre en place. Quoi qu’il en soit, la tendance est plutôt à la réussite et pose un problème d’ordre éthique à la structure. Refonder le monde de la bande dessinée de l’intérieur suppose l’adoption d’une logique du compromis mais ne peut se montrer pleinement satisfaisant qu’à maintenir la subversion des débuts.

À ce titre, chaque avancée professionnelle fait l’objet d’une sorte de rhétorique du refus sensible dès la constitution de l’association à

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la Pulpe, premier acte de « rationnalisation » au sens bureaucratique. signe de cette ironie permanente, de mise à distance des contraintes administratives, est ainsi la nomination de tessa finger au rang de « sœur commissionnaire attachée à la diffusion territoriale16 » dans les statuts de l’association reproduits dans Le Rab en 1993. Une retranscription elle-même marquée du sceau de la parodie puisqu’annoncée en ces termes  : « il est décidé de faire un Rab spécial Juridique contenant tous les nouveaux statuts et réglements, le plus lénifiant possible, sans illustration, à la façon du Journal officiel, ce qui est considéré comme très amusant17. » ou encore  l’arrivée chaotique du Comité de Rédac-tion à l’assemblée générale ordinaire du 30 avril 1994  : « les associés se sont réunis à l’atelier nawak un peu avant le début officiel de la journée. J.-C. Menu arrive en retard et ne trouve personne.

lewis trondheim arrive en lui disant qu’il était déjà venu à l’heure mais qu’il n’y avait personne. Killoffer arrive en disant qu’il était en avance et que comme il n’y avait personne, il était allé boire un cognac18. [etc.] » Voilà pour l’administratif. sur le plan économique, la réussite fait l’objet de justifications  par la bande assorties d’un bon mot, d’une note d’humour  ou d’un style alam-biqué : « on fait pyrrhe par les temps qui (donc) courent. Qu’est-ce que l’association va diable faire avec toute cette foututhune, peut à bon droit se demander l’adhérent19. » Dans un contexte où fidèles et détracteurs de l’association, intran-sigeants d’un côté comme de l’autre, redoutent ou attendent avec impatience le moindre faux pas, les contournements sont de bon secours à qui doit concilier discours de la distinction édito-riale, réalité des chiffres et discours sur la réalité des chiffres –  en vertu de la nécessité, dont on

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De la MaRGe À la PUlPe

mesure bien le caractère problématique s’agissant de la position de l’association, de « rendre des comptes » à des adhérents.

aussi, à partir de 1999, la légèreté de mise depuis les débuts dès qu’il s’agit de s’afficher en gestionnaire se radicalise et se fait refus de parler. Dans une tentative de régénérescence sur fond de succès toujours croissant de l’entreprise,

l’assemblée Générale ordinaire du 3 juillet 1999 est présentée comme « la plus inorganisée » et fait l’objet d’un compte rendu expédié sans la moindre référence à des chiffres20. l’association aurait-elle atteint sa taille critique  ? les années qui suivront, marquées en outre par des tensions entre les fondateurs qui aboutiront à la rupture, verront une accumulation d’actions destinées à rappeler, à démontrer ou à interroger la part subversive de l’association. en 2005, l’essai Plates-bandes de Jean-Christophe Menu, réflexion sur les conditions de possibilité et de pérennité d’une avant-garde en bande dessinée, apparaîtra comme la synthèse la plus complète de ce long équilibre instable. Une instabilité d’autant plus forte qu’elle se donne à voir, désormais, dans un contexte nouveau de la bande dessinée, où les avancées de la « génération de l’association », celle des années 1990, celle qui a vu l’éclosion des « indépendants », constituent l’une des nouvelles normes du système. imitée comme personne par de grands ou de petits éditeurs, l’association, animée par le souci de réformer le secteur de la bande dessinée, apparaît victime à la fois de son succès et de son projet.

se refusant à imprimer sur ses livres des“codes-barres” tout aussi esthétiquementdisgracieux qu’éthiquement déplaisants ;et devant néanmoins, pour des raisons delogistique devenues inévitables, se résou-dre à les faire figurer sur ses ouvrages aumoyen d’étiquettes autocollantes, vilai-nes, onéreuses et agaçantes ; tient à pré-ciser que lesdites étiquettes ont été étu-diées pour que leur colle n’abîme pas lacouverture des livres, et qu’il est donc dudevoir du lecteur de les décoller du livreaprès acquisition, puis de les détruire avecrage et jubilation en chantant à tue-tête :“l’humanité ne sera heureuse que le jouroù le dernier bureaucrate aura été penduavec les tripes du dernier capitaliste !”

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Fondée en 1990 par un collectif d’auteurs, l’Association s’est imposée en deux décennies comme un pôle majeur de refondation de la Bande dessinée. Avec un catalogue faisant la part belle à l’expérimentation, mais aussi à l’humour, au reportage et à l’autobiographie, la maison a contribué avec force à la reconnaissance de la Bande dessinée. Elle a bouleversé le paysage du Neuvième Art, imposant des auteurs majeurs comme Marjane Satrapi, Lewis Trondheim, Joann Sfar ou David B. L’Association, Une utopie éditoriale et esthétique est le premier volume d’histoire et d’analyse consacré à ce projet à tous égards exceptionnel. Richement illustré, interrogeant l’économie globale du collectif, ses auteurs et ses réalisations, ce volume donne à voir et à comprendre vingt ans d’édition et de croisades esthétiques.

OUVRAGE PARU EN NOVEMBRE 2011

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DIFFUSION/DISTRIBUTION : HARMONIA MUNDIEAN : 9782874491238ISBN : 978-2-87449-123-8224 PAGES - 26 €