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Mon indépendance, qui est ma force, induit ma solitude,qui est ma faiblesse.

PIER PAOLO PASOLINI

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Fondateur : Serge DaneyCofondateur : Jean-Claude BietteComité : Raymond Bellour, Sylvie Pierre, Patrice RolletConseil : Leslie Kaplan, Pierre Léon, Jacques Rancière,

Jonathan Rosenbaum, Jean Louis ScheferSecrétaire de rédaction : Jean-Luc MengusMaquette : Paul-Raymond CohenDirecteur de la publication : Paul Otchakovsky-Laurens

Revue réalisée avec le concours du Centre national du Livre

Nous remercions pour leur aide et leurs suggestions : James Benning, Antonie Delebecque,Fabrice Revault.

En couverture : la Spiral Jetty de Robert Smithson dans casting a glance (2007) deJames Benning.

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À nous la victoire ! À propos d’Invictus de Clint Eastwood par Charles Tesson . .

Le bout du monde à notre porte par Jacques Bontemps . . . . . . . . . . . . . . . . . . .La Famille Wolberg, mexicaine, égyptienne ou ninivite par Pascale Bodet . . . .À contre-jour par Pierre Léon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Comment je n’ai pas écrit certains de mes films par Jean-Charles Fitoussi . . . .

Hors champ/ ailleurs par James Benning . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .Smithson, Benning par Raymond Bellour . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Instants d’illumination : les films de Lawrence Jordan par P. Adams Sitney . .

Gus Van Sant : l’art du masque. Le cinéma a minima, 2par Frédéric Sabouraud . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .Retour sur Histoire(s), 4 par Jean-Louis Leutrat . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les Cendres de Pasolini par Alfredo Jaar . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .Salò ou les aventures d’une pratique privée par Corinne Rondeau . . . . . . . . . . .Médée de Pasolini – au-delà du fétichisme par Mark Rappaport . . . . . . . . . . . .Peinture et cinéma chez Pasolini par Francesco Galluzzi . . . . . . . . . . . . . . . . . .Le sentiment de l’histoire par Pier Paolo Pasolini(présentation par Hervé Joubert-Laurencin) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Jours de tournage. À propos de Raptus de Benoit Jacquot par Hervé Gauville . .

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Trafic sur Internet :sommaire des anciens numéros, agenda, bulletin d’abonnement

www.pol-editeur.fr

© Chaque auteur pour sa contribution, 2010.© P.O.L éditeur, pour l’ensemble

ISBN : 978-2-8180-0013-7

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Le dernier film de Clint Eastwood arrive à point nommé entre deux événements,l’un politique, lié à la récente élection de Barack Obama à la présidence desÉtats-Unis, et l’autre sportif, avec la prochaine Coupe du monde de football en

Afrique du Sud en juin 2010. Tout indique en effet, entre la genèse du projet et saréalisation, que tout cela a été pensé à bon escient, afin de faire dialoguer ces deuxéléments, le sport et la politique, rarement conciliés de la sorte au cinéma, tout commece qui est en jeu dans leur conciliation même : l’identité nationale et ses modalités dereprésentation, dont le sport constitue aujourd’hui dans nos sociétés le vecteur le pluspuissant. Comment une nation, dans toutes ses composantes sociales et ethniques,peut-elle être amenée à s’identifier pleinement à une équipe nationale de sport qui lareprésente, sans que sa composition interne ne porte en elle la diversité de ses compo-santes ou, selon d’autres avis, les figure trop? Survenant dans un tel contexte, assezbrûlant, y compris en France, au cœur de l’actuel débat sur l’identité française et dessempiternelles remarques douteuses sur l’équipe de France de football composée majo-ritairement de joueurs noirs, Invictus raconte une histoire précise dont l’exemplaritél’autorise à sortir de son seul cadre sans sombrer dans l’amalgame. Il évoque en creuxles États-Unis à travers l’Afrique du Sud, dont le passé récent est porteur d’un messagepour l’Amérique actuelle. De fait, les correspondances ne manquent pas autour d’unpôle commun, source de tensions (la cohabitation entre les communautés noire etblanche), auquel s’ajoute l’arrivée pour la première fois d’un Noir (Nelson Mandela enAfrique du Sud, Barack Obama aux États-Unis) à la fonction suprême. John Ford estpassé par Lincoln – Young Mr. Lincoln (Vers sa destinée, 1939) –, et Eastwood aujour-d’hui, toutes proportions gardées, passe par Nelson Mandela, interprété de manièreadmirable par Morgan Freeman 1, pour s’adresser à l’Amérique actuelle, confrontée à

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À nous la victoire !À propos d’Invictus de Clint Eastwood

par Charles Tesson

1. Le scénario d’Anthony Peckham, The Human Factor, d’après le roman de John Carlin, Playing theEnemy, a été proposé à Morgan Freeman pour le rôle principal, sans qu’un metteur en scène soit envisagé.C’est ce dernier, un des producteurs d’Invictus, qui a eu l’idée de proposer le scénario à Clint Eastwood, lequela accepté de le mettre en scène, non sans avoir lu ensuite le roman dont il est inspiré et s’être documentésur la période concernée. Voir à ce propos l’entretien avec le cinéaste dans Positif, n° 587, janvier 2010.

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une page importante de son histoire. Contretemps sportif tout aussi judicieux que deparler maintenant de rugby en Afrique du Sud, en évoquant la Coupe du monde 1995organisée par ce pays, alors que les médias du monde entier vont bientôt se concentrersur l’autre sport du continent africain, le football, dans ce même pays. Sans oublier quela fiction sportive comme miroir d’une nation est un enjeu que le cinéma américain atoujours su privilégier.

Invictus raconte une histoire dont la trajectoire factuelle dessine elle-même le champdu film, de la politique au sport. Après un bref prologue évoquant la libération deprison de Nelson Mandela en février 1990, le film commence par son élection à laprésidence de la République en avril 1994, sa prise de fonction, et s’achève par lavictoire de l’équipe nationale de rugby, les Springboks, le 24 juin 1995. Invictusmontre comment Mandela, en fin stratège, a compris l’enjeu du sport à l’échelle de sonpays, confronté à l’échéance de l’organisation de la Coupe du monde de rugby en 1995,vitrine de la nation pour tous les observateurs internationaux. La première scène dufilm, exemplaire, s’ouvre sur une équipe du rugby composée de Blancs en train des’entraîner. Un mouvement de grue, au-delà de leur enclos sportif protégé par unebarrière métallique, révèle, de l’autre côté de la route, sur un terrain de fortunegrillagé, des gamins noirs jouant au football. Ils s’arrêtent pour saluer un cortège devoitures passant à toute allure, dans lequel se trouve Nelson Mandela tout justesorti de prison, ce qui suscite la crainte des rugbymen (la libération d’un terroriste)par contraste avec la joie des enfants. Deux communautés séparées, les Blancs et lesNoirs, deux sports distincts, et Nelson Mandela au milieu, en trait d’union, avec pourprogramme de les rassembler. L’équipe des Springboks, composée à l’époque d’un seuljoueur noir, Chester Williams, est perçue comme le fleuron de l’apartheid, le symbolede la ségrégation mise en place par le Parti national afrikaner, l’équipe nationale derugby étant uniquement plébiscitée par la communauté blanche et méprisée par lacommunauté noire, qui lui préfère le football. Comme il est rappelé dans le film defaçon peu sympathique par les anciens gardes du corps blancs de l’ancien présidentde Klerk s’adressant à leurs collègues noirs, « le football est un sport de gentlemenpratiqué par des sauvages [sous-entendu, les Noirs en Afrique], et le rugby un sportde sauvages pratiqué par des gentlemen [les Blancs d’Afrique du Sud, seule enclaveethnique et territoriale à pratiquer ce sport sur le continent africain] ».

À peine nommé président, Nelson Mandela se rend au stade pour assister à unmatch de l’équipe nationale de rugby. Il est fraîchement accueilli par les supportersblancs tandis que le public noir siffle les actions de Springboks, ayant pour habituded’encourager l’équipe adverse, quelle qu’elle soit. Au cours d’une réunion de l’UnionSport Council qui entend bannir les Springboks et les punir de leur comportementpassé, Nelson Mandela, seul contre tous dans sa communauté, fait passer le messagecentral de sa nouvelle politique, celle de la main tendue, histoire de tourner la pagepour en écrire une nouvelle. Pas question de donner à la communauté blanche desarguments pour lui offrir ce qu’elle craint et attend des Noirs fraîchement arrivés aupouvoir, afin de la conforter dans ses clichés racistes. Tout au long du film, Eastwood,6

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même s’il laisse entendre que Mandela ne nourrit pas une passion particulière pour cesport, raconte la façon dont un leader politique se sert de l’équipe nationale de rugbypour cimenter la nouvelle union nationale et faire œuvre de réconciliation, grâce àson poids symbolique, sportif et politique. En refusant de toucher aux Springboks, aunom de leur passé compromettant car symbole de la ségrégation raciale du régimeprécédent (l’équipe nationale avait été interdite de compétition par la Fédérationinternationale pour cause d’apartheid, interdiction levée en 1992 qui lui a permis departiciper à sa première Coupe du monde, chez elle, en 1995), Mandela envoie unmessage fort à la communauté blanche en lui disant qu’il n’y aura pas de représailles,tout en invitant la communauté noire à suivre sa voie et son exemple. Derrière cescénario pacifiste et non violent, qui relève aussi de l’exploit sportif (faire aimer lerugby des Blancs par les Noirs au sortir de l’apartheid), Eastwood le Républicainenvoie son message à un président des États-Unis du courant démocrate, en luiproposant comme modèle politique Mandela (ne pas être le président de la seulecommunauté noire ni de la revanche ou du ressentiment) et en priant la communautéblanche extrémiste et raciste, qui n’accepte pas d’être gouvernée par un Noir, demettre de côtés ses préjugés racistes et, à l’image de l’équipe des Springboks, d’accepterde marcher avec lui pour écrire ensemble une page de son histoire. Film édifiant parconséquent, un peu naïf et idéaliste certes, rempli de belles promesses auxquelles onaimerait croire quand bien même les indicateurs en provenance de la réalité nousdisent souvent le contraire, mais à la foi inattaquable.

On peut voir légitimement dans Invictus le récit d’une instrumentalisation dusport par la politique, sans que cela soit critiqué. Instrumentalisation positive, carutile pour éviter le pire, à savoir les tensions raciales, les possibles violences pouvantentraîner une guerre civile au lendemain de l’arrivée au pouvoir de Nelson Mandela.C’est autour des Springboks, en tant que symbole politique de l’apartheid, que lamétamorphose a lieu et que la réconciliation s’opère. Dans Flags of Our Fathers(La Mémoire de nos pères, 2006), Eastwood montrait comment de simples soldats,héroïques, pouvaient êtres utilisés et manipulés par le pouvoir civil avant d’être aban -donnés par lui. Mais ce qui est valable pour le monde militaire, un peu comme chezFord (la critique de la hiérarchie, l’opposition entre ceux qui dictent des consignesdans leur bureau et ceux qui les appliquent sur le terrain), ne l’est plus dans celui dusport, régi pourtant par les mêmes règles hiérarchiques, mais cette fois-ci acceptées,car jugées bonnes. Si Nelson Mandela fait le chemin vers l’équipe des Springboks,souhaitant par la force de son exemple que les membres de sa communauté fassentde même, il oblige aussi les joueurs de l’équipe à faire le parcours inverse. Ainsi, ilordonne aux Springboks d’initier les enfants noirs des ghettos aux règles et à la pra-tique du rugby, obligeant ainsi les joueurs de l’équipe à se rendre dans les Townships,à la rencontre d’une réalité sociale tout aussi inconnue d’eux que le rugby est étrangeraux enfants noirs. La transformation, initiée par le pouvoir présidentiel, se fait doncdans les deux sens. D’un côté, faire en sorte que le peuple noir se mobilise derrièrel’équipe nationale des Springboks, non perçue désormais comme l’équipe émanant 7

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d’une seule race, quand bien même elle l’est dans les faits, à une exception près, cequi constitue une vraie performance politico-sportive, et de l’autre, amener l’équipedes Springboks à se rendre sur le terrain de la réalité du monde noir afin de composeravec l’inévitable métissage de la nation et de son origine (la réticence de l’équipe àchanter le nouvel hymne national qui en constitue le symbole). En ce sens, Invictus estun peu l’enfant caché d’Escape to Victory (À nous la victoire !, 1981) de John Huston,pour ce qui est du sport et de la politique, mais, dans le fond, il respire un air profon -dément fordien, pour ce qui est du message sur les communautés. Toute communautéfermée et qui entend le demeurer est une communauté haïssable, condamnée à mourir.Message qui vaut ici pour les deux bords, aussi bien pour la communauté noire (lemeeting de l’Union Sport Council qui entend faire la peau aux Springboks) que pourla communauté blanche (les réticences des joueurs des Springboks à sortir de laréalité dans laquelle ils étaient cantonnés).

Tout homme politique aujourd’hui, quel qu’il soit, a besoin de montrer son attache-ment au sport, qu’il soit sincère ou non, afin de se croire mieux aimé de son peuple,pas toujours dupe de ce genre d’attitude. Toutefois, il convient de distinguer ceux quimontrent leur intérêt pour le sport pour le bénéfice de leur image et ceux, plus vision-naires, comme Mandela, qui y voient une façon de résoudre des conflits que seul lesport peut provisoirement résoudre. De ce point de vue, Invictus est le premier film àmettre en scène une réalité à laquelle les journaux télévisés (le président Sarkozy serendant à Clairefontaine pour rencontrer les joueurs de l’équipe de France de footballet déjeuner avec eux, en pleine préparation avant la Coupe d’Europe 2008 ; le même ànouveau sur le Tour de France) et les retransmissions sportives en direct (tel hommepolitique dans les tribunes) nous ont habitués. On croise dans Invictus un présidentde la république, Nelson Mandela, recevant officiellement le capitaine de l’équipe desSpringboks, François Pienaar (Matt Damon, sobre, se coulant très bien parmi de vraisjoueurs de rugby), la photo de la poignée de main entre les deux hommes, à la unedes journaux, étant le symbole calculé de sa politique d’ouverture et de réconciliation.De même, voir Mandela qui apprend par cœur le nom de chaque joueur avant de leurrendre visite en hélicoptère pendant leur entraînement, informé sur chacun d’euxpour leur dire les mots justes en leur donnant une poignée de main, relève de l’arsenalde la communication pour tout homme politique conscient de faire image et soucieuxde faire bonne impression. Sans oublier cet avion de la compagnie nationale d’Afriquedu Sud, habillé le temps de la Coupe du monde de rugby avec l’image du seul joueurnoir de l’équipe des Springboks, Chester Williams, autre forme d’opportunisme habilepour accrocher la communauté noire à ce sport.

Jusqu’au bout, le film d’Eastwood se laisse porter et emporter par la ferveur deMandela, son esprit et son combat pacifique, ne reculant devant rien pour proposerau final un tableau unanimiste et œcuménique, celui d’une nation se passionnantsans exception pour l’équipe nationale de rugby. Lors de la finale, même ce gaminNoir qui traîne autour du stade pour récupérer des canettes usagées finit par écouterà la radio avec les policiers la retransmission du match et se joint lui aussi à la fête.8

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L’image, lors de la finale, du président Nelson Mandela vêtu du maillot des Springbokset remettant le trophée au capitaine François Pienaar résume le chemin parcourudes deux côtés. En France, lors de la Coupe du monde 1998, soit trois ans plus tard,on a vu également le président de la République, Jacques Chirac, vêtu du maillot desbleus, même si la victoire d’une France black-blanc-beur, emblématique de la nationrassemblée autour de la diversité de son équipe, est une image que la réalité, par lasuite, a durement mise à l’épreuve, avec notamment la Marseillaise sifflée au Stadede France lors d’un match France-Algérie.

« Le sport est culturellement et politiquement important du point de vue de la représen -tation des personnes et des collectifs. Du côté des personnes, le sport propose un discourssur les corps, sur leur efficacité, leur esthétique, tandis que les équipes représententsymboliquement les sociétés, locales ou nationales. Dès lors, la composition des équipesest commentée dans une double perspective : l’efficacité tactique et l’adéquation entrel’équipe et la nation imaginée. L’efficacité fait l’objet de débats entre amateurs et spécia-listes, alors que la symbolique de l’équipe suscite aussi des débats, articulés aux repré-sentations différentes de la nation, au-delà des amateurs de sport. Ces identificationssont plurielles et peuvent entrer en tension. C’est particulièrement vrai dans les sports àfort investissement nationaliste, comme le football ou les sports olympiques de premierplan, où le public entend s’identifier à l’équipe nationale, afin que celle-ci lui parle de lanation et écrive une page de l’histoire nationale qui entre en résonance avec elle. Le sportpropose un discours sur la nation, sur ce que signifie être français (ou britannique, ouallemand). Dans ce contexte, les sportifs acquièrent une importance particulière : leurcorps individuel représente le corps national. Le cas des sportifs noirs pose des questionsspécifiques, dans la mesure où ils sont nombreux dans des sports de premier planmédiatique, et où la francité s’est construite politiquement mais aussi racialement. Detelle sorte qu’un champion noir peut voir son appartenance nationale suspectée (par unefrange raciste) en même temps que ses compétences tendent à être naturalisées1. »

À ce titre, le mérite d’Invictus est double. Tout d’abord, par son sujet, les Springboks,il montre implicitement la nature géopolitique de la migration des sports à travers lemonde, au fil notamment des implantations coloniales. Pourquoi le rugby en Afrique duSud et en Australie, pourquoi le cricket en Inde, le base-ball au Japon? Quelle est lasignification de cet ancrage, et comment l’identité d’une société évolue-t-elle à partirde cela ? Ensuite, second mérite, plus important, il est le premier film, dans le vastechamp de la fiction sportive et d’un courant qui lui est propre, à savoir la question duracisme aux États-Unis 2, à articuler cette question de l’identité nationale à partir

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1. Pap Ndiaye, La Condition noire. Essai sur une minorité française, chapitre « Le racisme et le sport »,Gallimard, coll. « Folio actuel », 2009, p. 261-262.

2. Les films sont nombreux, de la comédie de Ron Shelton sur le basket, White Men Can’t Jump (LesBlancs ne savent pas sauter, 1992), au film de Boaz Yakin avec Denzel Washington, Remember the Titans(Le Plus Beau des combats – le titre français fait allusion au combat sportif et au combat contre le racismedans le sport –, 2000), sur un entraîneur noir d’une équipe de football américain, d’après une histoirevraie qui s’est déroulée en 1971.

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de la représentation donnée par une équipe de sport. Dans Invictus, cette tensionraciale est l’objet de toutes les attentions, à partir de l’enjeu d’une représentationnationale identitaire construite et véhiculée par le sport et à travers une équipeayant pour mission d’être le miroir d’un pays et d’un peuple appelé sans exclusive àse reconnaître en lui, alors qu’elle est composée d’une majorité de Blancs qui nientleur identité d’Africains et rappellent la ségrégation raciste dont ils ont été l’objet.Vaste question qui déborde le cadre du film mais que son contenu appelle, ne serait-ce qu’au regard de la réalité sportive française. Pourquoi Zidane en icône incontestéedu football, et avant lui Platini et Kopa (tous les trois issus de l’immigration : Pologne,Italie, Algérie), et pourquoi, en face, dans le rugby, Chabal, le colosse barbu, à l’imagefortement ancrée dans une idéologie de terroir, foncièrement gauloise, joue-t-ilactuellement cette fonction, alors que le rugby français vit une mutation importante,sur le plan de sa professionnalisation, avec l’arrivée de nombreux joueurs étrangersdans le championnat ?

Dans Invictus, Eastwood, même s’il fait des efforts pour rendre acceptable et crédiblela retransmission des matchs, ne s’intéresse pas vraiment à l’équipe des Springboksen tant que collectif, pour se concentrer sur une relation d’homme à homme, entre leprésident Nelson Mandela et le capitaine François Pienaar. Cette relation entre lemaître et l’élève, le sage et le jeune, rappelle par son évolution la trame de Barberousse(1965) de Kurosawa, où un jeune médecin, disposé à servir auprès des riches et dupouvoir (il aspire à être médecin au palais du Shogun), change d’avis au contact deToshiro Mifune, finalement acquis à sa cause, après avoir découvert une réalité, lamisère et la souffrance, dont il ignorait tout. Une même transformation s’opère enFrançois Pienaar, métamorphosé au contact de la personnalité charismatique deNelson Mandela, dont l’humanité le touche. En revanche, Eastwood, pour ce qui estdu collectif, propose un match dans le match avec l’histoire des gardes du corps duprésident Mandela, qui est un peu son match de rugby à lui, le seul qui l’intéressevraiment. Au début, Mandela est entouré de gardes du corps noirs ; mais, une foisprésident, il impose à son équipe qui l’entoure de travailler avec les gardes du corpsde l’ancien président de Klerk. Tensions, suspicions, round d’observation en chiensde faïence, se met alors en place tout un jeu relationnel qui va évoluer, métaphore del’évolution des deux communautés, noire et blanche, appelées désormais à composerensemble. Cela dit, si on voit les gardes du corps blancs initier leurs collègues aurugby, l’inverse, pour le football, n’aura pas lieu. Très intelligemment, dès le premierplan inscrivant visuellement le football pour l’éclipser par la suite, toute la narrationd’Invictus est construite sur le hors-champ du football, promesse d’une réalité à venirpour l’Afrique du Sud, dans quelques mois, aux enjeux totalement différents, maisdéjà définis par le cadre même du film.

Reste une chose, dont le film ne parle pas directement, tout en suggérant des pistes.Pourquoi l’équipe des Springboks, pourtant pas donnée favorite, a-t-elle remporté laCoupe du monde de rugby en 1995? Il s’agit presque d’un miracle, sans lequel l’inves-tissement politique de Mandela auprès des Springboks serait resté lettre morte, car10

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seule la victoire fédère et transcende provisoirement les tensions, sans les résoudrepour autant par la suite. Du coup, cette victoire sportive qui clôt le film devient lecouronnement de sa politique. Très curieusement, avec une franche insistance,Invictus élimine totalement le personnage de l’entraîneur des Springboks, si déter-minant dans la réalité sportive et médiatique, pour faire en substance de NelsonMandela, dont le capitaine de l’équipe est l’interlocuteur privilégié, le véritable coachde l’équipe des Springboks, son nouveau gourou. Se rappeler que Morgan Freeman adéjà joué ce rôle dans une autre fiction sportive d’Eastwood (Million Dollar Baby,2004) renforce cette impression ; comme si l’acteur revenait inchangé, dans un autrecostume, celui de président de la république, mais avec la même fonction. Le titre dufilm, Invictus, le nom d’un poème qui lui a permis de tenir pendant ses longues annéesde prison et qu’il donne au capitaine François Pienaar qui le fait sien, va dans le sensde cette transmission des fluides. Son message, nullement collectif (« Je suis maître demon destin, je suis capitaine de mon âme »), va dans le sens d’une idéologie sportivecentrée sur la seule maîtrise individuelle. La plus belle scène du film est la séanced’entraînement des Springboks, qui commence normalement, avant d’être transforméedans son déroulement sportif à l’insu des joueurs par la seule volonté politique duprésident Mandela. On voit de bon matin les joueurs de l’équipe faire un jogging dedécrassage d’après match puis monter à bord d’un bateau et se rendre sur l’île pourvisiter la prison où Nelson Mandela a été enfermé pendant vingt-sept ans. Ce momentest essentiel pour le capitaine François Pienaar. En prenant la mesure physique dece que Mandela a enduré concrètement, il entrevoit, outre sa résistance politique, sadimension sportive. Mandela devient à ses yeux un athlète hors pair, dont l’enduranceà l’effort, sa capacité à surmonter ses souffrances, lui a permis de se forger un mentald’acier, qui devient une source d’inspiration et un modèle pour le sportif qu’il est.Visiblement, Eastwood est fasciné par la figure de Mandela, pour cette même raison.Pour le réalisateur et l’acteur qu’il est, Mandela concentre en lui une dimensionpolitique qui lui convient et une dimension sportive qui lui plaît, selon la traditiondes films de prison du cinéma américain.

Tout compte fait, Invictus, porteur d’espoir, à travers une réconciliation nationaleautour de l’équipe des Springboks, est aussi un film d’anticipation. Il reconstitue unévénement passé pour préfigurer cinématographiquement le scénario de sa répétitionsouhaitée. Non dans le résultat sportif mais dans l’enjeu politique que représentepour l’Afrique du Sud, ou pour un pays d’Afrique noire participant à la prochaineCoupe du monde de football, le bénéfice d’une victoire dans le concert mondial desnations et sur le plan d’une identité nationale consolidée et confortée par le sport.Domaine où le sport est désormais mille fois plus puissant que le cinéma, grâce à sonpouvoir fédérateur, pour le meilleur, ou par sa propension à accroître division ethaine, pour le pire. Ce dont le film d’Eastwood prend acte, mais sur son seul versantpositif. En effet, il réussit l’exploit de transformer une réalité passée en une pureutopie sportive. La réalité lui donne raison, à travers ce qui s’est passé entre NelsonMandela et l’équipe des Springboks, et lui donne tort, à la lueur de ce qui peut se 11

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passer dans le monde du sport aujourd’hui, où l’identification totale d’une nation àson équipe n’est pas toujours facteur de paix. Voir à ce propos les violentes tensionsentre l’Égypte et l’Algérie, deux pays frères, à la suite de la récente victoire de l’équiped’Algérie, qualifiée pour la prochaine Coupe du monde.

Rares sont les films qui savent faire de l’enjeu politique du sport, réalité de nossociétés, relayée et amplifiée par la retransmission télévisuelle, le théâtre d’une fictioncinématographique. Clint Eastwood sait que le cinéma ne pourra jamais rivaliseravec le direct de la retransmission télévisuelle, pour ce qui est du contenu de l’événe-ment sportif, de sa dramaturgique intrinsèque ; mais il sait que le cinéma est enmesure de donner à réfléchir sur la question de l’identité nationale, qui a besoin decorps et d’images pour se construire, équipes de sport comprises. L’équipe de Francede football, sur ce sujet, avec tous ces joueurs qui l’ont composée et la composentaujourd’hui (les DOM TOM, l’immigration, les anciennes colonies), pourrait offrirmatière à un film, autour de l’épopée de la victoire de 1998. Les tensions et frictionsentre notre président de la République, Nicolas Sarkozy, et un ancien joueur del’équipe nationale, Lilian Thuram, pourraient servir de cadre à un film, sur le modèleinversé de la filiation entre Mandela et Pienaar. Si le sport fait beaucoup parler, toutcomme le racisme dans le sport (toute l’Italie en émoi parce qu’un joueur, de couleurnoire, pourrait faire partie pour la première fois de l’équipe de football nationale lorsde la prochaine Coupe du monde), peu de films en parlent. Cette réalité donne souventmatière à réfléchir, dans la presse, mais rares sont les films donnant l’opportunité d’ypenser. Tel serait le mérite essentiel d’Invictus, au regard de la déjà longue histoiredes relations entre sport et cinéma, trop souvent sous-estimée.

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Le plan sur lequel s’ouvre Hinterland 1 de Marie Voignier présente sur fond deciel, en un dégradé de gris, une piste d’aérodrome et, jouxtant celle-ci dans leterrain vague qu’elle traverse, un grand dôme métallique. À cet intrigant

paysage succèdent deux cartons. Le premier rapporte le propos d’un certain Colin Au,créateur de ce qu’abrite depuis 2005, sous le nom de Tropical Islands, l’édifice insolitequ’on vient de voir : « En Allemagne, il fait gris et froid et tout le monde n’a pas letemps ou l’argent pour partir dans les îles lointaines, alors j’ai pensé qu’il fallait fairevenir les tropiques à domicile. » Le second résume l’histoire, dont piste et hangar sontles vestiges, qui a précédé cet extravagant transport : « Tropical Islands est situé àdeux pas du petit village est-allemand de Krausnick. Après la guerre, ce terrain futoccupé par une base aérienne soviétique. Après la chute du mur s’y est installée unesociété de transport aérien. »

Ainsi légendé, ce premier plan construit aussi sobrement que possible ce qui serale véritable objet du film. Encore invisible, l’ersatz tropical encapsulé n’y est en effetqu’un élément de l’ensemble que forment le dôme, la piste et le site, présentés dansune relation de contiguïté qui, comme l’apprend le second carton, recèle une relationde succession. Or le film, en scrutant les données spatiales et en recueillant quelquestémoignages, éclairera, mais à rebours, cette relation temporelle en remontant de cequi a suivi la chute du Mur aux effets de la Seconde Guerre mondiale et, implicite-ment, de ceux-ci à l’avant-guerre. De sorte que lorsque, cinquante minutes plus tard,Hinterland s’achèvera sur une seconde vue du même paysage, on pourra associerà celui-ci, alors lesté de la connaissance du parc aquatique et de l’histoire du site,certains traits caractéristiques du présent qui est le nôtre : ce temps où, sur unemplacement qui fut celui d’une base militaire soviétique, puis d’une entrepriseaéronautique, on a récemment entrepris de transporter à la campagne, non pas

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Le bout du mondeà notre portepar Jacques Bontemps

1. Documentaire présenté au FID Marseille (juillet 2009 ; Prix des Médiathèques), puis aux Rencontrescinématographiques de la Seine-Saint-Denis (novembre 2009).

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simplement, et conformément à la boutade prémonitoire d’Alphonse Allais, les villes,mais… les îles tropicales !

S’agissant d’une question de dehors et de dedans, il importait de soigner son entrée.Celle, impeccable, de Marie Voignier aiguise notre curiosité avant de la satisfaire ensilence, tout en ménageant, en dépit des informations déjà livrées, un saisissant effetde surprise. Un même mouvement d’appareil, l’un des très rares panoramiques dufilm, parcourt au-dehors, de droite à gauche, l’espace allant de la piste d’aviation audôme immense, avant de balayer, au-dedans et de gauche à droite, le feuillage d’arbrestropicaux. Identité des mouvements donc, mais au sens près, et, par conséquent,différence sensible. Le second panoramique ne révèle un échantillon de la naturevégétale incluse dans la gigantesque serre qu’après avoir livré, l’instant d’avant, cequi constituait encore un paysage – artefacts compris – assorti d’une sourde rumeurd’extérieur, à laquelle a succédé celle, intérieure et aquatique, du lagon artificiel.Brusquement introduits dans ce vase clos, on a perdu le paysage en perdant le cielet la ligne d’horizon, mais non sans une compensation inattendue. Prélevées par desplans rapprochés sur les feuillages, le ciel peint et l’eau, des couleurs saturées, debeaux verts et de beaux bleus, « des matières qui, disait Matisse, remuent le fondsensuel des hommes », procurent d’abord un pur plaisir visuel. Mais un changementde distance ou d’angle suffit pour que ces plans fixes, au cadrage très calculé, intégrantune cabane sur pilotis, un rideau d’arbres ajouré ou un coin de plage, virent à la cartepostale, troublante en raison du temps qui y passe. Puis, lorsqu’ils accueillent, outrede mornes baigneurs, l’appareillage technique, la lourde machinerie et les employésrequis par l’existence et le fonctionnement du parc de loisirs, ils rompent le charme duleurre qui, fugitivement, agissait dans les images précédentes. De sorte qu’à l’écran,« enchanted » ou disenchanted « island », c’est selon. Selon la manière dont est exercé lepouvoir de placer dans le champ la partie ou le tout, le décor avec ou sans son envers,avec ou sans ce qui en dénote la fonctionnalité. Selon, donc, que Marie Voignier dissociede leur mode d’être technique les artefacts qu’elle transforme en les intégrant à sapropre composition chromatique et plastique ou, inversement, les rend visibles commetels en exhibant les conditions de leur production et les fonctions qui sont les leurs.

Cette alternance était nécessaire pour que l’on puisse apprécier comme il convientles monologues qui se succéderont au fur et à mesure que sera poursuivie l’explorationdu parc et, entrelacée avec elle, celle de son « arrière-pays », éclairées l’une et l’autrepar les témoignages de ceux qui sont tantôt parties prenantes de l’entreprise (ledirecteur du marketing, l’attaché de presse), tantôt susceptibles d’y trouver un emploi(un apprenti cuisinier), ou qui ont seulement hérité de ce bout du monde à leur porte(quatre villageois et le pasteur). Car dans ce film dépourvu de commentaire, qu’il soitnarratif, didactique ou poétique, de toute adjonction de littérature en voix off ainsique d’accompagnement musical, la parole se fait suffisamment attendre pour quesoit aménagée la place d’un spectateur susceptible, dès que, toujours incarnée, elleintervient, de penser le rapport entre le visible et l’audible et d’exercer un jugementdont l’initiative ne lui est jamais dérobée.14

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C’est d’abord le directeur du marketing qui, après avoir fait le récit de la créationde Tropical Islands, énonce avec aplomb quelques convictions idéologiques commetelles renversantes, mais que les images censées les valider ont tôt fait de redresser.Ce ne sont pas, en effet, des termes anodins qu’il mobilise pour désigner ce qu’il tientpour les vertus du parc aquatique. Dans un premier temps, il en vante l’« authenticitéincroyable » au motif que la porte d’entrée, fabriquée à Bali même, a été transportéepar des ouvriers balinais et que c’est une véritable forêt qui a été reconstituée. Lareproduction à l’identique vaudrait donc pour l’original, et le même demeurerait inal-téré en dépit de sa déportation. Ce serait peu. Car c’est « une esthétisation de la forêttropicale » que revendique ensuite, sans rire, le démiurge en son bureau, vu qu’il en aévacué « tout ce qui n’était pas beau », c’est-à-dire bon : animaux nuisibles, maladies etdéforestation. Et comme ce sont, en outre, des plantes des quatre continents qui ontété rassemblées en ce qu’il nomme symptomatiquement un « best of », il emprunte àMcLuhan la notion de « global village » pour désigner le résultat de ces opérations.

Or à l’instant précis où il porte l’accent, off, sur le vocable d’Authentizität, le désavoueun plan d’ensemble où village artificiel et décoration végétale importée apparaissent, àl’évidence, dépourvus de « l’ici et maintenant de l’original » (Walter Benjamin) carac-téristique de ladite authenticité. Quant à la beauté, on vient précisément d’assister àson engendrement par un artifice de second degré : celui qu’introduit le cinéma quandMarie Voignier découpe et ajointe des fragments du décor avec un œil, très sûr, deplasticienne 1. Ainsi est-ce la résistance de l’image proprement dite à l’interprétationcensée accréditer le simulacre qui fait apparaître celui-ci comme la transmutation duréel, soit, dans le cas de la végétation exotique, en un autre qui lui ressemble à l’iden-tique, soit, dans le cas du blue lagoon et de son village pour loisirs organisés, en l’imagespectaculaire et consommable d’un original dépourvu, en fait, de toute existence.

Aussi l’impression nous est-elle donnée de ne retrouver la consistance d’un réelqu’en quittant provisoirement le dôme et les simulacres qu’il abrite pour la piste etles traces de ses utilisations successives. Ces indices, un deuxième personnage lesfait parler : l’épicier du village, qui apporte son témoignage en parcourant la zone,ci-devant interdite, où logèrent, jusqu’à leur départ attendu (en 1992), les milliersde soldats de l’armée soviétique. « Tout est en ruine, maintenant, observe-t-il, et c’estmieux comme ça. » « Mieux » pour les habitants de Krausnick, débarrassés d’une pré-sence militaire étrangère, libres de circuler à leur guise dans ce secteur et délivrés,comme le signaleront ensuite deux villageoises, du vacarme incessant des avions decombat. Mais « mieux » aussi pour le film, se dit-on en voyant comme il tire parti ducontraste entre le règne exclusif, dans le parc aquatique, d’une téléologie tout humaineet l’entrelacs de celle-ci et des processus naturels à quoi tient la « poésie des ruines ».En l’occurrence celle d’un dallage où prospèrent les herbes folles, d’une paroi craqueléesur laquelle un panoramique s’attarde assez pour en révéler la patine harmonisante,

151. Qu’on a déjà pu apprécier dans Le Bruit du canon (2006), vidéo de 27 mn où des nuées d’étourneaux,

calamité pour la région agricole de Carhaix, deviennent un splendide matériau plastique.

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et celle d’immeubles désaffectés où de frêles arbustes poussent dans l’évier de ce quifut une cuisine.

De l’entreprise aéronautique qui, après la réunification de l’Allemagne, se lançadans la construction d’un dirigeable géant (capable de transporter « en tout point dela terre » cent soixante tonnes de marchandises) avant d’y renoncer faute d’argent, nesubsiste, en revanche, que la halle recyclée. Aussi est-ce avec des images d’archivedues à la firme « Cargolifter », dont le logo incrusté figure sur les premières d’entreelles, que Marie Voignier met en rapport les souvenirs d’un autre habitant du village.On assiste alors à l’ouverture de l’immense structure ogivale, au lent accouchementd’un prototype de zeppelin, puis à un vol d’essai au-dessus de la piste et des champsalentour.

Ainsi aura-t-on navigué, sans quitter les parages de la piste, des tropiques grévinisésd’aujourd’hui au zeppelin naguère mort-né, en croisant au passage le fantôme del’Armée rouge de jadis. De cette présence étrangère se souviennent, comme d’une« horrible époque », deux femmes assez âgées pour avoir connu, avant et pendantla guerre, une époque plus horrible encore mais dont elles ne retiennent, dans lapartie conservée de leur témoignage, que l’existence, en ces années-là déjà, d’un petitaéroport pour avions privés.

Or lorsque, de retour dans la halle après en avoir exploré l’« arrière-pays », onretrouve le directeur du marketing, c’est pour constater qu’il donne précisément àl’enclave indonésienne en terre brandebourgeoise dont il a la charge le sens d’unerupture décisive avec le nazisme et le communisme. Enjambant le XXe siècle, il laconçoit en effet comme le prolongement, et de l’éphémère entreprise aéronautiquedu début du XXIe, et de la très optimiste prédiction faite, à la fin du XIXe, par OttoLilienthal 1 : « Si l’humanité parvient à voler, elle peut surmonter les guerres. » Ilattribue donc au site une valeur symbolique qu’il juge parfaitement adaptée à TropicalIslands, dans la mesure où la fraternisation et le pacifisme censés être annoncés parl’aviation sont, selon lui, les fruits que porte nécessairement, par sa logique propre, lecommerce touristique. Ce qu’il nomme, dans son jargon, sa « philosophie d’entreprise »semblerait donc renouer, par-delà le marxisme, avec un aspect du Projet de paix perpé-tuelle de Kant (l’incompatibilité entre l’esprit commercial et la guerre), si la thèsen’en était formulée en des termes qui, même détournés, restent de ceux que Hans-Jürgen Syberberg tenait pour « fichus » et « bannis pour l’éternité » : celui de « mythe »,désormais appliqué à l’objectif d’une « fraternité mondiale », et celui d’« œuvre d’arttotale » (Gesamtkunstwerk), réinvesti pour désigner le lieu où, simultanément, on suit,de dos, un jeune couple en maillot de bain sur un chemin du Jardin. Image dont untravelling (avant), le seul du film, fait ressortir le caractère ironiquement édénique,image qui, tout en évoquant le temps du « commencement » où « toute la terre était,comme disait Locke, une Amérique », s’inscrit dans un temps, le nôtre, où, par un

161. L’ingénieur allemand qui fit les premières expériences de vol en planeur, dont celle qui lui coûta la

vie en 1896.

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autre biais, elle l’est devenue. De sorte que, rapporté à l’image qu’il escorte, le dis-cours tenu nous incline à réactualiser l’accusation portée par le narrateur de Hitler,un film d’Allemagne (Syberberg, 1977) : « Tu as enkitsché la vieille Allemagne »,tandis qu’on pense, a contrario, à l’espérance qui animait les Allemands de l’Estmanifestant il y a vingt ans : une rupture avec le passé qui aurait pris une autreforme que celle, venue de l’Ouest, dont l’orgie de palétuviers pour hordes de visiteursdéversées par cars est un épiphénomène, parmi d’autres.

On retrouve cependant l’authenticité à quelques pas de là, dans le très vieux villagede Krausnick, dans son cimetière, son épicerie, une rue avec cycliste et chien ouencore un jardin avec poney. Deux derniers témoignages viennent alors contrebalancerles slogans des marchands d’évasion : celui d’un apprenti cuisinier, métis au prénombrésilien et au patronyme polonais, venu de Dresde chercher un emploi, puis celui dupasteur qui relate les récentes exactions de groupes néonazis. Ainsi ramenés à laréalité du chômage, de la xénophobie et des expulsions d’immigrés, on regagne, unedernière fois, Tropical Islands pour y trouver le produit d’un de ces heureux hasardsqui distinguent les cinéastes aux aguets capables d’en tirer parti.

Deux employés s’affairent à hisser un énorme ballon blanc qui, en s’élevant, mani-feste à sa surface, en lieu et place du visage de la lune chez Méliès, une reproductiongéante du dessin de l’Angelus novus de Paul Klee, cette aquarelle devenue indissociablede la vie et de l’œuvre de Walter Benjamin. À cette énigmatique ascension, signeostentatoire, sans doute, de la prétention culturelle de l’entreprise commerciale où ellea lieu, le film qui la capte et l’insère dans sa propre structure redonne du sens, et celaconformément à la pensée de Benjamin. Pour qui garde en effet présente à l’espritl’image des sculptures balinaises en simili qui, à l’entrée du parc de loisirs, accueillentle visiteur, celle, démesurément agrandie, de cet ange de Klee apparaît comme leparadigme du sort dévolu à l’œuvre d’art, devenue objet de consommation pour leloisir, à l’époque de sa reproductibilité technique. Mais c’est aussi la dernière inter-prétation que Benjamin a donnée de l’Angelus novus dans la neuvième de ses thèsesSur le concept d’histoire que retrouve le film par le biais de ce qui y précède cette appa-rition. Car le visage de celui que Benjamin considérait comme « l’Ange de l’Histoire »regardant le passé semble reléguer le village tropical vers lequel il est tourné ainsique, pêle-mêle, la défunte entreprise aéronautique, le site militaire soviétique et, plusloin encore, le IIIe Reich, dans ce que l’ange, poussé vers l’avenir, auquel il tourne ledos, par la tempête nommée « progrès », voit comme « une seule et unique catastrophe,qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds 1 ».

Le dernier avatar de cette « seule et unique catastrophe » dont Marie Voignier a su,de nouveau, repérer un détail et le considérer avec l’acuité qui le rend signifi catif 2,

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1. Walter Benjamin, Œuvres, t. III, trad. Maurice de Gandillac revue par Pierre Rusch, Gallimard, coll.« Folio Essais », 2000, p. 434.

2. Comme, dans Les Fantômes (2004, vidéo de 13 mn), un centre de formation et, dans Western DDR(2005, vidéo de 10 mn), un parc d’attractions déjà désaffecté (à Templin, sur l’emplacement d’un ancien

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on peut le nommer « le culturel » si l’adjectif substantivé en vient à désigner, commedepuis longtemps déjà dans la pensée de Michel Deguy, « le nom d’une époque ensociété industrielle, ou, plutôt, de la Société en l’Époque de la Technique 1 », époque quecaractérisent différentes « déportations » parmi lesquelles celle des choses naturellesen artefacts et des œuvres en objets de consommation. Mais si le culturel, en lequelDeguy voit l’« apocalypse de la technique », métamorphose le réel en le reproduisantà l’identique, le tourisme, « apocalypse du culturel », promeut, de son côté, un réelreproduit conformément à l’image que s’en font les visiteurs, de sorte que, comme leremarque le même auteur dans un livre antérieur, « le Bangkok-sur-pilotis mime leDisneyland US qui mime l’équatorial 2 ».

Aussi, lorsque, au dernier plan d’un film qui s’est attaché au second aspect de cemimétisme en boucle, revient le paysage initial, mais filmé de plus loin et de plus haut,on ne peut manquer d’être sensible au fait que la piste d’envol en a, du coup, disparu,et avec elle l’arrière-pays, mais au sens, cette fois, que lui donne Yves Bonnefoy3. Carsi l’on entend par là ce qui, parfois, à un carrefour ou à l’horizon, perçus ou picturale-ment représentés, s’ouvre à nous, inconnu sans être pour autant unheimlich, commes’ouvre au premier plan du film un ailleurs rendu sensible par la ligne de fuite oùse rejoignent le gris de la piste et celui du ciel, c’est cela qui, au dernier plan, s’estévanoui. Ne subsiste donc que l’arrière-pays au sens propre (ou presque) : la zoned’influence et d’attraction économique de Tropical Islands. Zone étroitement circons-crite si l’on ne considère que ce que contient effectivement la halle, mais mondiale sil’on considère le « phénomène social total » (Deguy reprenant Mauss pour penser leculturel) que, par métonymie, celle-ci, alors au centre du paysage, semble figurer.

De l’implication, à différents titres, de l’instrument cinématographique dans leditphénomène, quelques signes discrets sont repérables dans Hinterland : quand, dans lepanorama exotique du parc, comme auparavant dans Western DDR, transparaissentles décors de studio du Hollywood d’autrefois, quand on assiste furtivement au tour-nage d’un film publicitaire, ou quand sont introduites quelques images attribuablesau caméscope d’un visiteur. Mais cet instrument est aussi celui auquel il arrive d’êtreutilisé, dirait Comolli, « contre le spectacle » marchand généralisé. Quand, par exemple,une cinéaste, attentive à l’une des manifestations de ce spectacle, en recompose lesingrédients ainsi transformés, et quand, le confrontant à ce qui lui demeure encorehétérogène, elle invente, sans quitter le terrain du documentaire, la fable cinémato-graphique du zeppelin géant, du lagon sous cloche et du vieux village.

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centre de vacances de RDA), théâtres, tous deux, d’une simulation (des échanges économiques dans un cas,de scènes de western dans l’autre).

1. Michel Deguy, Choses de la poésie et affaire culturelle, Hachette, 1986, p. 9. Cf. aussi La Raisonpoétique, Galilée, 2000, p. 133 et suiv.

2. Michel Deguy, Jumelages, suivi de Made in USA, Seuil, 1978, p. 16.3. Yves Bonnefoy, L’Arrière-pays, rééd. Gallimard, coll. « Poésie », 1992.

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Celui qui est cadré, c’est celui qui éprouve le sentiment le plus fort, souventcelui qui a le plus mal. Parfois aussi, celui qui a le plus mal, parce qu’il estblessé par celui qu’il a en face, veut blesser à son tour. Alors, si celui d’en

face éprouve un sentiment également fort, ou même plus fort, il est à son tour cadré.Parfois aussi, l’autre est blessé, sans que celui qui l’a blessé ait pensé à mal. Alorsc’est l’autre, le blessé, qui est cadré. Ou bien alors c’est celui qui déclare son amour,et l’absence de contrechamp en fait un amoureux solitaire. Le champ-contrechamp,Axelle Ropert en fait une affaire personnelle. En général, cette technique permet demettre en scène deux parties à égalité et de montrer comment une confrontation alieu, comment la guerre se déclare ou comment la paix se fait entre deux individus.C’est au montage qu’on « équilibre » le face à face, qu’on crée l’événement par lepassage du champ au contrechamp : en repérant les points d’intensité, en surprenantles réactions. Dans les mauvais films, le champ-contrechamp est une technique cari-caturale et impudique qui amplifie les réactions jusqu’à fabriquer la confrontation.Plutôt qu’un face à face à équilibrer, le champ-contrechamp est dans La FamilleWolberg un duel de noblesse en déséquilibre ; on passe au contrechamp, ou on retourneau champ, seulement quand celui qui est filmé a fini de brandir son trophée de douleur,qui est plus lourd, plus grand, plus beau. Il n’y a personne pour chaparder une bribede contrechamp, pour casser le trophée. Si événement il y a, il a lieu d’un bloc ou parblocs, parce qu’on est avant de se déclarer la guerre ou de faire la paix. On est dans unmonde primitif où les gens, encore dans leur revendication de forteresses assiégées,ne peuvent pas s’entendre, et où il n’y a pas de place pour les juger. On est dans unetragédie de portraits. Si bien qu’il ne s’agit pas de relier de gré ou de force les blocs qui 19

La Famille Wolberg,mexicaine,égyptienneou ninivitepar Pascale Bodet

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Trafic 73

Cette édition électronique de la revue Trafic 73

a été réalisée le 19 novembre 2010 par les Éditions P.O.L.

Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage,

achevé d’imprimer en février 2010 par Normandie Roto Impression s.a.s.

(ISBN : 9782818000137)

Code Sodis : N41962 - ISBN : 9782818002865

Numéro d’édition : 174020

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