extrait de la publication… · murmure sur les toits et on parlait beaucoup du mutisme des...

Extrait de la publication

PREMIERS PAS

DE L'UNIVERS

ŒUVRES DE JULES SUPERVIELLE

lUf

GRAVITATIONS

LE FORÇAT INNOCENTLES Amis INCONNUS

LA FABLE DU MONDE

1939-1945CHOIX DE POÈMES

OUBLIEUSE mémoire ·

L'HOMME DE LA PAMPA

LE VOLEUR D'ENFANTS

LE SURVIVANT

L'ENFANT DE LA HAUTE mer

L'ARCHE DE Noé

L'ENFANT DE LA HAUTE MER, édition illustrée parPierre Roy

LA BELLE AU BOIS

COMME IL VOUS PLAIRA, adapté de ShakespeareBOLIVAR, suivi de LA première FAMILLEROBINSON

SHÉHÉRAZADE

LE VOLEUR D'ENFANTS

Poésie

Romans et Contes

Théâtre


JULES SUPERVIELLE

PREMIERS PASDE

L'UNIVERScontes

ruy

GALLIMARD

Il a été tiré de cet ouvrage quinze exemplaires survélin de Hollande Van Gelder, dont douze numérotés

de là12 et trois, hors commerce, marqués de A à Csoixante-dix-huit exemplaires sur vélin pur fil Lafuma-Navarre dont soixante-quinze numérotés de 13 à87 et trois, hors commerce, marqués de D à Fsept cent cinquante exemplaires sur vélin des Papete-ries Navarre de Voiron, reliés d'après la maquettede Mario Prassinos, dont sept cents numérotés de88 à 787 et cinquante, hors commerce, numérotés de788 à 837, le numéro étant précédé de la mention

EXEMPLAIRE SUR VÉLIN.

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptationréservés pour tous pays, y compris la Russie.

Copyright by Librairie Gallimard, 1950.


PREMIERS PAS

DE L'UNIVERS

(Contes mythologiques)


ORPHÉE

Jusqu'à lui le vent dans le feuillage étaitsans voix, la mer lissait ses vagues dans leplus grand silence, la pluie tombait sansmurmure sur les toits et on parlait beaucoupdu mutisme des torrents et des cascades. La

nature attendait son premier poète.Les oiseaux vous regardaient avec leur

chanson inerte au fond du bec. C'est Orphéequi délivra la gorge des rossignols. Et ilschantent encore de nos jours comme autemps du premier poète, ils marquent l'heured'Orphée.

Et si les poissons gardent le silence, c'estque, vivant déjà dans l'eau, ils ne purent


PREMIERS PAS DE L'UNIVERS

entendre la voix du poète. Mais les sirènesdont la queue seule est poissonnière purentprofiter de sa leçon. C'est grâce à lui queles hirondelles surent comment s'y prendrepour apporter des nouvelles de l'horizon. Etsi Orphée n'était pas mort si jeune, il auraitd'espace en espace donné une voix à la lune,au soleil, aux étoiles et même à celles quel'on ne verra que dans les siècles et les siècles.Mais écoutons-le

Mon père était un cours d'eau consi-dérable. Et Calliope, qui devait être mamère, se baignait dans ce fleuve avec délices.On avait beau l'appeler de la berge, elle yrestait des heures entières retenue par lesbras délicieux du courant.

Je suis le fruit de cette union mi-charnelle,

mi-aquatique, mi-blanche, mi-glauque, mi-silence (ma mère fut taciturne jusqu'à manaissance), mi-musique. J'ai la poésie dansle sang.

Mon fleuve de père, de sa source à sonembouchure, refléta des villes, des ciels, des

nuages. Il se mélangea de lumière aussi bienque de nuit. Marcheur incorrigible, mania-que comme tous les fleuves, il lui fallaitchaque jour prendre sa source dans la mon-tagne, passer par les mêmes méandres, se

ORPHÉE

jeter dans la mer. Et le lendemain il recom-mençait malgré les objections de ma mèrequi l'eût préféré sédentaire sinon casanier.Et voilà peut-être pourquoi j'aime à marcherdans la campagne en chantant mais, à ladifférence de mon père, je passe rarementpar les mêmes endroits. »

Un jour, un lion se coucha aux piedsd'Orphée qui chantait aux tendres accordsde sa lyre. Et le poète dans l'innocence desa modestie de songer « Simple coïnci-dence ».

Le lion considéra le porteur de lyre avecune douceur si musicale qu'elle semblaitn'avoir rien d'emprunté. Mais elle devaittout au poète. « Sois remercié, lui dit-iltextuellement, d'un regard qui venait de sesgrandes profondeurs de fauve,pour avoirnuancé ce que je ressentais depuis longtemps,moi qui ne savais que rugir. » Puis, toujoursdu regard, il ajouta « Il n'est rien de plusbeau que de dépouiller sa férocité à la facedu monde ».

Orphée, gêné par des yeux si éloquents,baissa les paupières et se mit à chanter. Lelion l'écoutait d'un mufle si loyal que desagneaux se couchèrent sur son ombre. Quandil fut près de finir, le poète fit signe au



berger de venir chercher ses laineux avantque le lion ne descendît des candides alti-tudes où la musique l'avait juché.

C'était fort gênant de ne pouvoir chantersans que des bêtes de toute sorte vous mar-quassent une si volumineuse admiration.« Comme je préfère, songeait Orphée, lerefus des arbres et des pierres de quitter leurmonde. L'immobilité est la sagesse acquisedes choses. C'est leur barbe blanche. Autre-

fois tout bougeait sur la planète. C'était letemps de la géologie conquérant le monde.Toute terre, tout rocher, toute montagneétait meuble. De nos jours, la nature, grâceaux dieux, s'est fixée. »

Orphée s'était remis à composer des versen marchant dans la campagne lorsqu'il en-tendit derrière lui un bruit, comme de ra-

cines arrachées il était suivi par une alléede peupliers.

Il se tut et aussitôt les arbres de s'immo-

biliser. Il prononça deux ou trois mots;pourvoir. Les peupliers firent un pas, un seulmais si riche d'admiration que le poète,rouge de honte, décida de se taire toute lajournée.

Le lendemain, il recommença de jouer,et les peupliers de le suivre. Les hommes


ORPHÉE

descendaient des montagnes, les chèvres, desrochers. Ceux-ci à leur tour, quittant laroche natale, se mettaient en mouvement

vers cette source de musique. La neige quit-tait les hauteurs pour s'approcher du poèteet, sous l'action de la poésie, ne fondait pasau soleil. L'enfant à la mamelle lâchait le

sein maternel et se retournait pour mieuxentendre, le couteau de l'assassin s'immobi-

lisait et se rouillait dans l'air, l'oiseau migra-teur posait une patte sur la branche et levoyageur devenait sédentaire cependant queles arbres formaient le cercle autour d'Or-

phée.Bien qu'il ne chantât pas fort et se plût

même souvent dans un presque murmure,la musique de son monde intérieur se répan-dait au loin, supprimant les distances, for-mait des relais et repartait, gagnant large-ment l'air et le ciel. Et des sirènes accourues

de quémander autour de lui, d'une voixdésarmante d'humilité

Monsieur, un petit baiser, s'il vousplaît.

Alors Orphée se cacha le visage dans lesmains. Il pleurait et se maudissait « C'estune grande misère, songeait-il, de troublerainsi la nature dans ses assises les plus sa-



crées. C'est si beau quand la neige reste surles cimes, les sirènes dans la mer, quandles arbres obéissent à leurs racines, les fauves

à leur férocité, les hommes à leurs passions.Et voilà que de ma pauvre musique j'inter-romps le cours du destin, et que mon art ades répercussions dans les entrailles mêmesde la terre. Heureux ceux qui ne sont en-tendus que d'eux-mêmes et des dieux »

Pour ne plus rien voir autour de lui, Or-phée décida de ne chanter que durant lesnuits sans lune. Mais voilà que la formemême de sa lyre lui était alors indiscrète-ment révélée dans le noir par les iucioles quivenaient s'y poser de toutes parts.

Plusieurs semaines durant, le poète gardaun silence absolu. C'est à peine s'il osait res-pirer. Et un jour, puis d'autres jours pardes accords patients et très espacés, Orphéefit comprendre à la nature que tout devaitrester à sa place quand il chantait. Et lanature se le tint pour dit et Orphée putrecommencer de jouer en marchant surl'herbe ensoleillée ou la pierraille des mon-tagnes.

« Je n'aime le miracle que clandestin,songeait-il. Et si j'ai choisi Eurydice pourépouse c'est qu'elle ne levait pas les bras au


ORPHEE

ciel comme les autres jeunes filles quand jeme mettais à chanter. Elle gardait pour soison tumulte. »

Mais Orphée trop épris de musique enoubliait son épouse. Et celle-ci était aiméeen secret par un berger brutal du nom d'Aris-thée qui depuis longtemps avait tué en luitoute musique.

Une fois qu'il poursuivait Eurydice dansles lagunes et les joncs, elle fut piquée àmort par un serpent issu de la nuit mêmeet qui en résumait les surprises et la perfidie.

Et voilà Orphée qui accourt de très loinguidé par son coeur enfin réveillé. L'encensdes funérailles achève de tirer son amour de

sa torpeur. Dévoré de silence devant le corpsinerte de sa femme, le poète décide de setaire à jamais et ne répond même pas auxquestions que lui posent les dieux. Toutemusique, toute parole lui paraît désormaisprofanante.

Les dieux ne purent supporter longtempsd'être privés de cette voix si pure qu'elleliait la terre au ciel sans effort, dans la plusgrande délicatesse.

Orphée fut autorisé à aller chercher samorte ressuscitée et à la sortir des enfers,

en la précédant, le regard fixé sur la porte

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PREMIERS PAS DE L UNIVERS

des Ombres. Mais à quelques pas à peinede la délivrance, le plus humain des poètesne put s'empêcher, malgré la divine défense,de tourner la tête vers son aimée. Tout

d'abord, il ne vit pas que son geste venaitde faire disparaître son épouse mais presqueaussitôt il se mit à chanter une chanson si

triste qu'il n'y avait plus de place au monde,après elle, pour Eurydice.

Cruellement éclairé par sa propre musi-que, il se désespérait d'avoir si mal aiméson épouse, et, dans son délire, l'animateurdes rochers rassemblait en, grande hâte desstrophes accourues des lointains de lui-mêmepour tenter, malgré tout, de remettre enmouvement le cœur d'Eurydice, devenu depierre.

Mais déjà le vent de la mort poussaitOrphée à bonne distance des enfers.

Les Bacchantes, qui haïssaient la musiqueet la poésie où les sens étanchent leur soifaux dépens de la lubricité, s'étaient éche-lonnées à la sortie des enfers pÇur guetterle poète sur le bord de la route, comme unhorrible cordon de police aux mamelles vin-dicatives.

Aussi belles que féroces, elles pensaientque si la première ne parvenait pas à séduire


extrait de la publication… · murmure sur les toits et on parlait beaucoup du mutisme des...

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