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Extrait de la publication

Dossier : Document : PapaSimonDate : 20/7/2009 18h44 Folio 2/127



MAUPASSANT

Le Papa de Simonet autres nouvellesPrésentation, notes, chronologie et dossier par

NADINE SATIAT,docteur en littérature comparée


Du même auteur,dans la même collection

Boule de suifHautot père et fils, in Trois Nouvelles naturalistesLe Horla et autres contes fantastiquesLa Parure et autres scènes de la vie parisienne

© Flammarion, 1995.Édition revue, 2006.ISBN : 978-2-0812-2294-6ISNN : 1269-8822



S O M M A I R E& Présentation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

Une enfance douloureuse 7

Une jeunesse normande 8

Les débuts dans la vie :du bureau aux bords de la Seine 8

Maupassant écrivain à succès et homme tourmenté 9

& Chronologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13

Le Papa de Simonet autres nouvellesLe Papa de Simon 21

En voyage 32

Aux champs 39

La Confession 48

Le Père 54

Le Baptême 65

Coco 71

Mademoiselle Perle 76

Boitelle 96

& Dossier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109



PRÉSENTATIONPour Anne-Lise

Une enfance douloureuse

Guy de Maupassant naît en Normandie en 1850. Sa mère,Laure, est une belle femme de vingt-neuf ans, passionnée delittérature. Elle a vécu toute sa jeunesse dans l’admiration deson frère, Alfred, poète et ami intime d’un homme qui allaitdevenir l’un des plus grands écrivains du XIXe siècle, GustaveFlaubert.

Le père de Maupassant, Gustave, éprouve quant à lui peud’intérêt pour la littérature. Il ne tarde pas à s’ennuyer avec safemme, dont le caractère difficile et autoritaire l’exaspère.

En 1856, le couple a un deuxième fils, Hervé, puis la discordeéclate. Gustave ne pense plus qu’à s’échapper de la maison, Laurene supporte pas les infidélités de son mari, qui dépense sanscompter pour ses plaisirs.

Guy n’a pas encore dix ans mais commence à comprendre cequi se passe entre ses parents, et assiste avec épouvante àquelques disputes violentes, qui lui laissent une impression trèsdouloureuse. Comment croire à l’amour et au mariage après unetelle expérience ? Maupassant gardera toujours le plus grandpessimisme quant aux rapports entre hommes et femmes.

En 1860, les parents de Maupassant se séparent.

Présentation | 7Extrait de la publication


Une jeunesse normande

Laure se retire alors avec ses enfants en Normandie, dans unemaison élégante d’Étretat, et s’occupe de leur éducation. Elledonne à Guy le goût de la poésie, lui lit de grandes œuvreslittéraires. Un abbé vient à la maison et enseigne aux deuxfrères le calcul, la grammaire et le latin. Ce n’est pas encore letemps de Jules Ferry et de l’école obligatoire !

La leçon terminée, Guy, robuste garçon, s’échappe vers laplage, joue avec les gamins du lieu. Il court dans la nature,s’enivre de sensations délicieuses, explore la campagne nor-mande avec ses fermes, ses pommiers. Il n’oubliera jamais lespaysans qu’il rencontre alors, leur patois, leur côté animal, leurcruauté, leur rudesse bornée, leur avarice – bien décrits dans desnouvelles comme Aux champs, Le Baptême ou Boitelle.

Mis en pension dans un collège religieux, Guy, si vagabond,souffre d’être enfermé. Il lit beaucoup et commence à écrire desvers, qu’il envoie à sa mère. Celle-ci n’a pas de plus cher désir quede le voir devenir écrivain.

En 1869, il obtient son baccalauréat au lycée de Rouen. Samère montre ses essais littéraires à Flaubert, son ami d’enfance,qui est devenu célèbre avec son grand roman Madame Bovary(1857).

Les débuts dans la vie : dubureau aux bords de la Seine

En 1870, c’est la guerre : Maupassant, qui sert dans lesbureaux de l’armée, assiste à l’invasion prussienne. Il doit

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désormais gagner sa vie. Entre 1872 et 1880, il travaille auministère de la Marine, puis au ministère de l’Instructionpublique – tel François Tessier dans la nouvelle intitulée Le Père.Comme lui, il s’échappe le dimanche aux environs de Paris.

Ses lieux favoris, sur les bords de la Seine où il fait de l’aviron,sont aussi ceux des peintres impressionnistes, Renoir, Monet.Souvent, en lisant les descriptions de Maupassant, on croit« lire » un tableau impressionniste.

Employés et ouvriers en goguette se régalent de friture et devin blanc sous les tonnelles, dansent, séduisent les jeunesfemmes. Tout cela est très gai. Mais cette insouciance chahu-teuse a parfois des conséquences difficiles à assumer… Qu’arrive-t-il aux enfants nés de ces amours du dimanche, comme d’ail-leurs aux enfants conçus par hasard, un jour de moisson, à lacampagne ? Maupassant montre la lâcheté cruelle des hommes.Dans Le Père, lorsqu’il apprend que Louise attend un enfant,François Tessier déménage, tout simplement, en pleine nuit,sans rien dire.

Maupassant écrivain à succèset homme tourmenté

Pendant les huit années au cours desquelles il est employé debureau, Maupassant apprend aussi et surtout le métier d’écrivainsous la direction de Flaubert, qui ne veut rien lui laisser publieravant qu’il ait atteint la perfection. Il a raison : lorsque finalementMaupassant publie, en 1880, sa première nouvelle importante,Boule de suif, le succès est immédiat !

Présentation | 9


Maupassant est dès lors lancé dans la vie littéraire. En l’espacede dix ans, il écrit toute son œuvre, six romans et environ troiscents contes et nouvelles. Les histoires parisiennes et normandesreflètent sa vision cruelle des mœurs contemporaines ; les contesfantastiques révèlent ses inquiétudes personnelles. Il rédige ausside nombreux articles de journaux, et gagne largement sa vie.Invité et fêté partout, il vit à sa guise, voyage, s’achète un voilier.

Sa vie personnelle n’est cependant jamais vraiment heureuse.Bel homme, il a beaucoup de succès avec les femmes, mais nepartage sa vie avec aucune. On pense qu'il a, en secret, troisenfants d'une femme qui n'est qu'une simple modiste, et que,comme certains de ses personnages, il refuse de les reconnaîtreet de les élever.

Au fil des années, le caractère de Maupassant s’assombrit, etson angoisse se reflète de plus en plus dans ses œuvres, enparticulier dans la plus célèbre de ses nouvelles fantastiques, LeHorla. La maladie le ronge, il souffre des yeux, de l’estomac, desnerfs. Son frère, atteint comme lui de paralysie générale, meurtfou en 1889. Et Maupassant lui-même, après dix-huit moisd’internement dans une clinique psychiatrique, meurt fou en1893, à l’âge de quarante-trois ans.

Qu’on ne s’attende donc pas à lire ici des histoires d’enfants àla manière de la comtesse de Ségur ! Maupassant n’écrit pas pourles enfants, et il met en scène enfants et jeunes gens dans deshistoires autrement plus tragiques et plus noires que LesMalheurs de Sophie.

Dans l’œuvre de Maupassant, les enfants ne grandissent pasdans un univers protégé, à part. Dès leur plus jeune âge, ils sontconfrontés très directement aux réalités cruelles du monde desadultes, à toutes les bassesses du cœur humain. En conséquence,ils se comportent souvent eux-mêmes avec la plus grandecruauté, n’hésitant pas à accabler plus petit qu’eux (comme

10 | Le Papa de Simon et autres nouvelles


dans Le Papa de Simon), ou à torturer un pauvre animal (commedans Coco).

Maupassant décrit leurs émotions, leurs drames et leursdestins avec dignité, tendresse et pitié, mais absolument sansniaiserie. C’est le ton d’un homme très sensible, qui connaîtd’expérience la profondeur des traces que laissent, pour toute lavie, les grandes souffrances de l’enfance et de la jeunesse.

Présentation | 11Extrait de la publication


Le Papa de Simon

Midi finissait de sonner. La porte de l’école s’ouvrit, et lesgamins se précipitèrent en se bousculant pour sortir plus vite.Mais au lieu de se disperser rapidement et de rentrer dîner 1,comme ils le faisaient chaque jour, ils s’arrêtèrent à quelques

5 pas, se réunirent par groupes et se mirent à chuchoter.C’est que, ce matin-là, Simon, le fils de la Blanchotte, était

venu à la classe pour la première fois.Tous avaient entendu parler de la Blanchotte dans leurs

familles ; et quoiqu’on lui fît bon accueil en public, les mères la10 traitaient entre elles avec une sorte de compassion un peu

méprisante qui avait gagné les enfants sans qu’ils sussent du toutpourquoi.

Quant à Simon, ils ne le connaissaient pas, car il ne sortaitjamais, et il ne galopinait point avec eux dans les rues du village

15 ou sur les bords de la rivière. Aussi ne l’aimaient-ils guère ; etc’était avec une certaine joie, mêlée d’un étonnementconsidérable, qu’ils avaient accueilli et qu’ils s’étaient répété l’unà l’autre cette parole dite par un gars de quatorze ou quinze ansqui paraissait en savoir long tant il clignait finement des yeux :

20 « Vous savez… Simon… eh bien, il n’a pas de papa. »Le fils de la Blanchotte parut à son tour sur le seuil de l’école.

1. Dîner : le mot désignait couramment le repas de midi dans les campagnes.

Le Papa de Simon | 21


Il avait sept ou huit ans. Il était un peu pâlot, très propre, avecl’air timide, presque gauche.

Il s’en retournait chez sa mère quand les groupes de ses cama-25 rades, chuchotant toujours et le regardant avec les yeux malins et

cruels des enfants qui méditent un mauvais coup, l’entourèrentpeu à peu et finirent par l’enfermer tout à fait. Il restait là, plantéau milieu d’eux, surpris et embarrassé, sans comprendre ce qu’onallait lui faire. Mais le gars qui avait apporté la nouvelle, enor-

30 gueilli du succès obtenu déjà, lui demanda :« Comment t’appelles-tu, toi ? »Il répondit : « Simon.– Simon quoi ? » reprit l’autre.L’enfant répéta tout confus : « Simon. »

35 Le gars lui cria : «On s’appelle Simon quelque chose… c’estpas un nom, ça… Simon. »

Et lui, prêt à pleurer, répondit pour la troisième fois :« Je m’appelle Simon. »Les galopins se mirent à rire. Le gars triomphant éleva la

40 voix : « Vous voyez bien qu’il n’a pas de papa. »Un grand silence se fit. Les enfants étaient stupéfaits par cette

chose extraordinaire, impossible, monstrueuse, – un garçon quin’a pas de papa ; – ils le regardaient comme un phénomène, unêtre hors de la nature, et ils sentaient grandir en eux ce mépris,

45 inexpliqué jusque-là, de leurs mères pour la Blanchotte.Quant à Simon, il s’était appuyé contre un arbre pour ne pas

tomber ; et il restait comme atterré par un désastre irréparable. Ilcherchait à s’expliquer. Mais il ne pouvait rien trouver pour leurrépondre, et démentir cette chose affreuse qu’il n’avait pas de

50 papa. Enfin, livide, il leur cria à tout hasard : « Si, j’en ai un.– Où est-il ? » demanda le gars.Simon se tut ; il ne savait pas. Les enfants riaient, très excités ;

et ces fils des champs, plus proches des bêtes, éprouvaient cebesoin cruel qui pousse les poules d’une basse-cour à achever



55 l’une d’entre elles aussitôt qu’elle est blessée. Simon avisa 1 tout àcoup un petit voisin, le fils d’une veuve, qu’il avait toujours vu,comme lui-même, tout seul avec sa mère.

« Et toi non plus, dit-il, tu n’as pas de papa.– Si, répondit l’autre, j’en ai un.

60 – Où est-il ? riposta Simon.– Il est mort, déclara l’enfant avec une fierté superbe, il est au

cimetière, mon papa. »Un murmure d’approbation courut parmi les garnements,

comme si ce fait d’avoir son père mort au cimetière eût grandi65 leur camarade pour écraser cet autre qui n’en avait point du tout.

Et ces polissons, dont les pères étaient, pour la plupart,méchants, ivrognes, voleurs et durs à leurs femmes, se bouscu-laient en se serrant de plus en plus, comme si eux, les légitimes 2,eussent voulu étouffer dans une pression celui qui était hors la

70 loi.L’un, tout à coup, qui se trouvait contre Simon, lui tira la

langue d’un air narquois et lui cria :« Pas de papa ! pas de papa ! »Simon le saisit à deux mains aux cheveux et se mit à lui cribler

75 les jambes de coups de pied, pendant qu’il lui mordait la jouecruellement. Il se fit une bousculade énorme. Les deux combat-tants furent séparés, et Simon se trouva frappé, déchiré, meurtri,roulé par terre, au milieu du cercle des galopins qui applaudis-saient. Comme il se relevait, en nettoyant machinalement avec sa

80 main sa petite blouse toute sale de poussière, quelqu’un lui cria :« Va le dire à ton papa. »Alors il sentit dans son cœur un grand écroulement. Ils étaient

plus forts que lui, ils l’avaient battu, et il ne pouvait point leurrépondre, car il sentait bien que c’était vrai qu’il n’avait pas de

1. Avisa : aperçut.2. Les légitimes : la loi appelle « enfants légitimes » les enfants nés d’un pèreet d’une mère unis par le mariage.

Le Papa de Simon | 23Extrait de la publication


85 papa. Plein d’orgueil, il essaya pendant quelques secondes delutter contre les larmes qui l’étranglaient. Il eut une suffocation,puis, sans cris, il se mit à pleurer par grands sanglots qui lesecouaient précipitamment.

Alors une joie féroce éclata chez ses ennemis, et naturelle-90 ment, ainsi que les sauvages dans leurs gaietés terribles, ils se

prirent par la main et se mirent à danser en rond autour de lui,en répétant comme un refrain : « Pas de papa ! pas de papa ! »

Mais Simon tout à coup cessa de sangloter. Une rage l’af-fola 1. Il y avait des pierres sous ses pieds ; il les ramassa et, de

95 toutes ses forces, les lança contre ses bourreaux. Deux ou troisfurent atteints et se sauvèrent en criant ; et il avait l’air tellementformidable 2 qu’une panique eut lieu parmi les autres. Lâches,comme l’est toujours la foule devant un homme exaspéré 3, ils sedébandèrent 4 et s’enfuirent.

100 Resté seul, le petit enfant sans père se mit à courir vers leschamps, car un souvenir lui était venu qui avait amené dans sonesprit une grande résolution. Il voulait se noyer dans la rivière.

Il se rappelait en effet que, huit jours auparavant, un pauvrediable qui mendiait sa vie s’était jeté dans l’eau parce qu’il n’avait

105 plus d’argent. Simon était là lorsqu’on le repêchait ; et le tristebonhomme, qui lui semblait ordinairement lamentable, mal-propre et laid, l’avait alors frappé par son air tranquille, avec sesjoues pâles, sa longue barbe mouillée et ses yeux ouverts, trèscalmes. On avait dit alentour : « Il est mort. » Quelqu’un avait

110 ajouté : « Il est bien heureux maintenant. » Et Simon voulait aussise noyer, parce qu’il n’avait pas de père, comme ce misérable quin’avait pas d’argent.

1. Affola : rendit fou (sens fort).2. Formidable : terrible, redoutable.3. Exaspéré : poussé à bout, furieux (sens fort).4. Se débandèrent : se dispersèrent.



Il arriva tout près de l’eau et la regarda couler. Quelquespoissons folâtraient, rapides, dans le courant clair, et, par

115 moments, faisaient un petit bond et happaient des mouches volti-geant à la surface. Il cessa de pleurer pour les voir, car leurmanège l’intéressait beaucoup. Mais, parfois, comme dans lesaccalmies d’une tempête passent tout à coup de grandes rafalesde vent qui font craquer les arbres et se perdent à l’horizon, cette

120 pensée lui revenait avec une douleur aiguë : « Je vais me noyerparce que je n’ai point de papa. »

Il faisait très chaud, très bon. Le doux soleil chauffait l’herbe.L’eau brillait comme un miroir. Et Simon avait des minutes debéatitude, de cet alanguissement 1 qui suit les larmes, où il lui

125 venait de grandes envies de s’endormir là, sur l’herbe, dans lachaleur.

Une petite grenouille verte sauta sous ses pieds. Il essaya de laprendre. Elle lui échappa. Il la poursuivit et la manqua trois foisde suite. Enfin il la saisit par l’extrémité de ses pattes de derrière

130 et il se mit à rire en voyant les efforts que faisait la bête pours’échapper. Elle se ramassait sur ses grandes jambes, puis d’unedétente brusque, les allongeait subitement, raides comme deuxbarres ; tandis que, l’œil tout rond avec son cercle d’or, elle bat-tait l’air de ses pattes de devant qui s’agitaient comme des mains.

135 Cela lui rappela un joujou fait avec d’étroites planchettes de boisclouées en zigzag les unes sur les autres, qui, par un mouvementsemblable, conduisaient l’exercice de petits soldats piqués dessus.Alors, il pensa à sa maison, puis à sa mère, et, pris d’une grandetristesse, il recommença à pleurer. Des frissons lui passaient dans

140 les membres ; il se mit à genoux et récita sa prière comme avantde s’endormir. Mais il ne put l’achever, car des sanglots luirevinrent si pressés, si tumultueux, qu’ils l’envahirent tout entier.

1. Alanguissement : mollesse.



Il ne pensait plus ; il ne voyait plus rien autour de lui et il n’étaitoccupé qu’à pleurer.

145 Soudain, une lourde main s’appuya sur son épaule et unegrosse voix lui demanda : «Qu’est-ce qui te fait donc tant dechagrin, mon bonhomme? »

Simon se retourna. Un grand ouvrier qui avait une barbe etdes cheveux noirs tout frisés le regardait d’un air bon. Il répondit

150 avec des larmes plein les yeux et plein la gorge :« Ils m’ont battu… parce que… je… je… n’ai pas… de papa…

pas de papa.– Comment, dit l’homme en souriant, mais tout le monde en

a un. »155 L’enfant reprit péniblement au milieu des spasmes 1 de son

chagrin : «Moi… moi… je n’en ai pas. »Alors l’ouvrier devint grave ; il avait reconnu le fils de la

Blanchotte, et, quoique nouveau dans le pays, il savait vague-ment son histoire.

160 « Allons, dit-il, console-toi, mon garçon, et viens-t’en avec moichez ta maman. On t’en donnera… un papa. »

Ils se mirent en route, le grand tenant le petit par la main, etl’homme souriait de nouveau, car il n’était pas fâché de voir cetteBlanchotte, qui était, contait-on, une des plus belles filles du

165 pays ; et il se disait peut-être, au fond de sa pensée, qu’une jeu-nesse qui avait failli 2 pouvait bien faillir encore.

Ils arrivèrent devant une petite maison blanche, très propre.« C’est là », dit l’enfant, et il cria : «Maman ! »Une femme se montra, et l’ouvrier cessa brusquement de sou-

170 rire, car il comprit tout de suite qu’on ne badinait 3 plus avec cettegrande fille pâle qui restait sévère sur sa porte, comme pourdéfendre à un homme le seuil de cette maison où elle avait été

1. Spasmes : hoquets.2. Avait failli : avait commis une faute.3. Badinait : plaisantait.

26 | Le Papa de Simon et autres nouvelles


déjà trahie par un autre. Intimidé et sa casquette à la main, ilbalbutia :

175 « Tenez, madame, je vous ramène votre petit garçon qui s’étaitperdu près de la rivière. »

Mais Simon sauta au cou de sa mère et lui dit en se remettantà pleurer :

«Non, maman, j’ai voulu me noyer, parce que les autres180 m’ont battu… m’ont battu… parce que je n’ai pas de papa. »

Une rougeur cuisante couvrit les joues de la jeune femme, et,meurtrie jusqu’au fond de sa chair, elle embrassa son enfant avecviolence pendant que des larmes rapides lui coulaient sur lafigure. L’homme ému restait là, ne sachant comment partir. Mais

185 Simon soudain courut vers lui et lui dit :« Voulez-vous être mon papa ? »Un grand silence se fit. La Blanchotte, muette et torturée de

honte, s’appuyait contre le mur, les deux mains sur son cœur.L’enfant, voyant qu’on ne lui répondait point, reprit :

190 « Si vous ne voulez pas, je retournerai me noyer. »L’ouvrier prit la chose en plaisanterie et répondit en riant :«Mais oui, je veux bien.– Comment est-ce que tu t’appelles, demanda alors l’enfant,

pour que je réponde aux autres quand ils voudront savoir ton195 nom?

– Philippe », répondit l’homme.Simon se tut une seconde pour bien faire entrer ce nom-là

dans sa tête, puis il tendit les bras, tout consolé, en disant :« Eh bien ! Philippe, tu es mon papa. »

200 L’ouvrier, l’enlevant de terre, l’embrassa brusquement sur lesdeux joues, puis il s’enfuit très vite à grandes enjambées.

Quand l’enfant entra dans l’école, le lendemain, un rireméchant l’accueillit ; et à la sortie, lorsque le gars voulut recom-mencer, Simon lui jeta ces mots à la tête, comme il aurait fait

205 d’une pierre : « Il s’appelle Philippe, mon papa. »Des hurlements de joie jaillirent de tous les côtés :



« Philippe qui ?… Philippe quoi ?… Qu’est-ce que c’est queça, Philippe ?… Où l’as-tu pris, ton Philippe ? »

Simon ne répondit rien ; et, inébranlable dans sa foi, il les210 défiait de l’œil, prêt à se laisser martyriser plutôt que de fuir

devant eux. Le maître d’école le délivra et il retourna chez samère.

Pendant trois mois, le grand ouvrier Philippe passa souventprès de la maison de la Blanchotte et, quelquefois, il s’enhardis-

215 sait à lui parler lorsqu’il la voyait cousant auprès de sa fenêtre.Elle lui répondait poliment, toujours grave, sans rire jamais aveclui, et sans le laisser entrer chez elle. Cependant, un peu fat 1

comme tous les hommes, il s’imagina qu’elle était souvent plusrouge que de coutume lorsqu’elle causait avec lui.

220 Mais une réputation tombée est si pénible à refaire et demeuretoujours si fragile, que, malgré la réserve ombrageuse 2 de laBlanchotte, on jasait déjà dans le pays.

Quant à Simon, il aimait beaucoup son nouveau papa et sepromenait avec lui presque tous les soirs, la journée finie. Il allait

225 assidûment à l’école et passait au milieu de ses camarades fortdigne, sans leur répondre jamais.

Un jour, pourtant, le gars qui l’avait attaqué le premier luidit :

« Tu as menti, tu n’as pas un papa qui s’appelle Philippe.230 – Pourquoi ça ? » demanda Simon très ému.

Le gars se frottait les mains. Il reprit :« Parce que si tu en avais un, il serait le mari de ta maman. »Simon se troubla devant la justesse de ce raisonnement,

néanmoins il répondit : « C’est mon papa tout de même.235 – Ça se peut bien, dit le gars en ricanant, mais ce n’est pas ton

papa tout à fait. »

1. Fat : prétentieux.2. Ombrageuse : méfiante, farouche.



Le petit à la Blanchotte courba la tête et s’en alla rêver du côtéde la forge au père Loizon, où travaillait Philippe.

Cette forge était comme ensevelie sous des arbres. Il y faisait240 très sombre ; seule, la lueur rouge d’un foyer formidable 1 éclairait

par grands reflets cinq forgerons aux bras nus qui frappaient surleurs enclumes avec un terrible fracas. Ils se tenaient debout,enflammés comme des démons, les yeux fixés sur le fer ardentqu’ils torturaient ; et leur lourde pensée montait et retombait avec

245 leurs marteaux.Simon entra sans être vu et alla tout doucement tirer son ami

par la manche. Celui-ci se retourna. Soudain le travail s’interrom-pit, et tous les hommes regardèrent, très attentifs. Alors, aumilieu de ce silence inaccoutumé, monta la petite voix frêle de

250 Simon.«Dis donc, Philippe, le gars à la Michaude m’a conté tout à

l’heure que tu n’étais pas mon papa tout à fait.– Pourquoi ça ? » demanda l’ouvrier.L’enfant répondit avec toute sa naïveté :

255 « Parce que tu n’es pas le mari de maman. »Personne ne rit. Philippe resta debout, appuyant son front sur

le dos de ses grosses mains que supportait le manche de sonmarteau dressé sur l’enclume. Il rêvait. Ses quatre compagnonsle regardaient et, tout petit entre ces géants, Simon, anxieux,

260 attendait. Tout à coup, un des forgerons, répondant à la penséede tous, dit à Philippe :

« C’est tout de même une bonne et brave fille que laBlanchotte, et vaillante et rangée malgré son malheur, et quiserait une digne femme pour un honnête homme.

265 – Ça, c’est vrai », dirent les trois autres.L’ouvrier continua :

1. Formidable : voir note 2, p. 24.



« Est-ce sa faute, à cette fille, si elle a failli ? On lui avait promismariage, et j’en connais plus d’une qu’on respecte bien aujour-d’hui et qui en a fait tout autant.

270 – Ça, c’est vrai », répondirent en chœur les trois hommes.Il reprit : « Ce qu’elle a peiné la pauvre, pour élever son gars

toute seule, et ce qu’elle a pleuré depuis qu’elle ne sort plus quepour aller à l’église, il n’y a que le bon Dieu qui le sait.

– C’est encore vrai », dirent les autres.275 Alors on n’entendit plus que le soufflet qui activait le feu du

foyer. Philippe, brusquement, se pencha vers Simon :« Va dire à ta maman que j’irai lui parler ce soir. »Puis il poussa l’enfant dehors par les épaules.Il revint à son travail et, d’un seul coup, les cinq marteaux

280 retombèrent ensemble sur les enclumes. Ils battirent ainsi le ferjusqu’à la nuit, forts, puissants, joyeux comme des marteauxsatisfaits. Mais, de même que le bourdon 1 d’une cathédralerésonne dans les jours de fête au-dessus du tintement des autrescloches, ainsi le marteau de Philippe, dominant le fracas des

285 autres, s’abattait de seconde en seconde avec un vacarme assour-dissant. Et lui, l’œil allumé, forgeait passionnément, debout dansles étincelles.

Le ciel était plein d’étoiles quand il vint frapper à la porte dela Blanchotte. Il avait sa blouse des dimanches, une chemise

290 fraîche et la barbe faite. La jeune femme se montra sur le seuil etlui dit d’un air peiné : « C’est mal de venir ainsi la nuit tombée,monsieur Philippe. »

Il voulut répondre, balbutia et resta confus devant elle.Elle reprit : « Vous comprenez bien pourtant qu’il ne faut plus

295 que l’on parle de moi. »Alors, lui, tout à coup :«Qu’est-ce que ça fait, dit-il, si vous voulez être ma femme ! »

1. Bourdon : grosse cloche au son grave.



Aucune voix ne lui répondit, mais il crut entendre dansl’ombre de la chambre le bruit d’un corps qui s’affaissait. Il entra

300 bien vite ; et Simon, qui était couché dans son lit, distingua le sond’un baiser et quelques mots que sa mère murmurait bien bas.Puis, tout à coup, il se sentit enlevé dans les mains de son ami, etcelui-ci, le tenant au bout de ses bras d’Hercule 1, lui cria :

« Tu leur diras, à tes camarades, que ton papa, c’est Philippe305 Remy 2, le forgeron, et qu’il ira tirer les oreilles à tous ceux qui te

feront du mal. »Le lendemain, comme l’école était pleine et que la classe allait

commencer, le petit Simon se leva, tout pâle et les lèvres trem-blantes : «Mon papa, dit-il, d’une voix claire, c’est Philippe

310 Remy, le forgeron, et il a promis qu’il tirerait les oreilles à tousceux qui me feraient du mal. »

Cette fois, personne ne rit plus, car on le connaissait bien cePhilippe Remy, le forgeron, et c’était un papa, celui-là, dont toutle monde eût été fier.

1. Hercule : homme d’une force exceptionnelle (du nom d’Hercule, héros dela mythologie antique : en grec, Héraclès).2. Philippe Remy : c’est un prénom qui sert de nom de famille au forgeron ;or c’était l’usage de nommer ainsi les enfants trouvés, et cela donne à penserque Philippe était peut-être lui aussi un enfant sans père ; devenir le père deSimon aurait dans ce cas un sens particulièrement fort pour lui.


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