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Extrait de la publication

LA LUMIÈRE DES MOTS

est le trois cent soixante-sixième livrepublié par Les éditions JCL inc.

© Les éditions JCL inc., 2007Édition originale : mars 2007Première réimpression : septembre 2007Deuxième réimpression : mai 2008Troisième réimpression : février 2011

Tous droits de traduction et d’adaptation, en totalité ou enpartie, réservés pour tous les pays. La reproduction d’un extraitquelconque de cet ouvrage, par quelque procédé que ce soit, tant électronique que mécanique, en particulier parphotocopie ou par microfilm, est interdite sans l’autorisationécrite des Éditions JCL inc.

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archivesnationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Duff, Micheline, 1943-

D’un silence à l’autre : roman

Sommaire : t. 1. [sans titre particulier] -- t. 2. La lumière des mots.

ISBN 978-2-89431-362-4 (v. 1)

ISBN 978-2-89431-366-4 (v. 2)

I. Titre. II. Titre : La lumière des mots

PS8557.U283D86 2006 C843’.6 C2006-941529-3

PS9557.U283D86 2006


Les éditions JCL inc.930, rue J.-Cartier Est, CHICOUTIMI (Québec, Canada) G7H 7K9Tél. : (418) 696-0536 – Téléc. : (418) 696-3132 – www.jcl.qc.ca

ISBN 978-2-89431-366-4

DE LA MÊME AUTEURE :

D’un silence à l’autre, tome I, Chicoutimi, Éditions JCL, 2006, 396 p.

Jardins interdits, Chicoutimi, Éditions JCL, 2005, 380 p.

Un coin de paradis, collectif, Une île en mots, Éditions Brève, Laval, 2005.

Les Lendemains de novembre, Chicoutimi, Éditions JCL, 2004, 320 p.

Liberté sans frontières, collectif, Brèves littéraires, Société littéraire deLaval, 2004, numéro 67.

Mon grand, Chicoutimi, Éditions JCL, 2003, 236 p.

Plume et Pinceaux, Chicoutimi, Éditions JCL, 2002, 252 p.

Clé de cœur, Chicoutimi, Éditions JCL, 2000, 440 p.

MICHELINE DUFF

Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada parl’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition.Nous bénéficions également du soutien de la Sodec et, enfin, noustenons à remercier le Conseil des Arts du Canada pour l’aide accordée ànotre programme de publication.

Gouvernement du Québec – Programme de crédit d’impôt pour l’éditionde livres – Gestion SODEC


À tous ceux qui connaissentle bonheur de l’écriture.

«Mes bouts d’écritureNe sont qu’armure

À cette folle démesureQui m’assaille

Et me désarçonne. »

Manon Laguë


La Lumière des mots


Chapitre 1

20 janvier 1966Bravo, ma chère! Je me sens très fière de moi-même!

J’avoue que, pour les mensonges, je suis devenue spécialiste!Mais puisque, cette fois, il s’agissait d’un mensonge pieux, jen’ai pas hésité une seconde, trop contente de ma trouvaille.

Florence et son petit-fils Charles se sont rencontrés grâceà moi. Ils ont même passé la fin de semaine ensemble. Il m’asuffi d’un peu d’imagination et de beaucoup d’audace poursusciter cette rencontre. Quand j’ai vu l’annonce, dans lejournal, d’une pièce de théâtre pour enfants sur la rueOntario, je n’ai pas hésité à appeler ma nièce Nicole pour luioffrir d’y amener son aîné.

J’ai fait miroiter l’élément formateur du théâtre pourenfants, la culture, l’ouverture d’esprit et blablabla, sansnégliger d’élaborer en abondance sur mon ennui à l’égard deCharles. À son argument sur l’impossibilité de le conduire àMontréal, ce jour-là, j’opposai le fait que Samuel devait juste-ment accorder un piano près de Berthier. Il pourrait prendrele petit en passant, tôt samedi matin. Nous pourrions leramener dimanche soir.

Sa mère Nicole ne s’est pas méfiée et a finalement accepté.Florence, elle, s’est fait prier un peu plus longuement, mais ellea mordu à l’hameçon quand je lui ai proposé un dimancheaprès-midi au théâtre sans préciser, évidemment, qu’il s’agis-sait de théâtre pour enfants. Elle n’avait qu’à prendre le trainde samedi, en matinée. J’irais la chercher à la gare et nouspourrions passer les deux jours ensemble.

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Ma sœur a besoin de distraction après tout ce qu’elle avécu. Je la sens fragile et désarmée, toute seule, là-bas, dans soncoin perdu de la campagne. Se remettra-t-elle jamais du refusde ses filles de la revoir? De cette coupure plus terrible qu’undécès? Si le vide causé par la mort résulte de la fatalité et faitpartie de l’ordre naturel des choses, le silence dû au rejetvolontaire et hargneux de ceux que l’on aime relève de la piredes cruautés humaines. Ma sœur ne mérite pas ça. Elle s’estmontrée naïve et irresponsable et a gravement manqué dejugement suite aux folies de son fils, je l’admets, mais de là àla renier et la condamner jusqu’à la fin de sa vie… Elle me faitpitié. Mes nièces Nicole et Isabelle sont méchantes et s’obstinentà ne voir qu’un seul côté de la médaille : le leur! «Tant qu’ellecontinuera à vivre aux côtés de Désiré, ce violeur, elle peutnous oublier! Elle n’est plus notre mère!» ne cessent-elles de merépondre quand je me fais son avocate. Je crains qu’elles nepardonnent jamais les gestes de pédophilie de leur frère surmon fils Olivier et, plus tard, sur le jeune Charles, gestes queFlorence n’a pas eu le courage de révéler.

Heureusement, Désiré prend soin d’elle. Il se rachète à samanière. Depuis sa sortie de l’hôpital, il ne l’a pas lâchée uneminute. Moi non plus, d’ailleurs. Mon conjoint Samuel etmoi l’avons visitée chaque semaine. Petit à petit, sa santé estrevenue et la vie l’a rattrapée. Peut-être a-t-elle accepté cequ’elle ne peut changer au fond d’elle-même? Elle parle sipeu! Ah! ce terrible silence…

Seul mon fils Olivier tient à maintenir les distances.Certes, il a absous sa tante et son cousin Désiré, et il a tournéla page, mais il préfère ne pas se replonger dans l’atmosphèremorbide d’autrefois. Je le comprends et respecte cela. Pour lui,retourner à Mandeville et rencontrer ses habitants l’amèneraità revivre des moments qu’il préfère oublier pour l’instant.

Inscrit en thérapie depuis octobre dernier, il a acceptédernièrement de me parler des événements passés et, surtout,du temps présent si inquiétant. Selon ses dires, tout jeuneenfant, il prenait un certain plaisir, semble-t-il, aux caresses

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de son cousin et y contribuait volontiers. C’est seulement engrandissant qu’il a réalisé le côté pervers de la chose. Mêmeoppressé de sentiments coupables, il n’osait refuser lesavances de Désiré, sans doute à cause de l’habitude. Je pensequ’au-delà de la sexualité existait une réelle histoire d’amourentre ces deux garçons en mal d’un père adéquat. Amourmalsain, amour anormal et défendu, incestueux, mais amourtout de même. Amour inavoué et silencieux…

Quand Olivier a commencé à repousser son cousin versl’âge de onze ans, de plus en plus conscient du caractèrepathologique de ces relations, Désiré n’a pas insisté et apréféré se retirer simplement de l’existence de mon fils, Dieumerci! Il refusait de venir le garder sous prétexte de ses étudestrop accaparantes. L’éloignement de ma sœur, incompréhen-sible à l’époque, a aussi contribué à faciliter les choses et àrestreindre leurs rencontres.

À la longue, malgré l’interruption des contacts, le secrets’est mis à peser lourd sur la conscience d’Olivier. Trop lourd!Il a cherché l’oubli dans la délinquance et l’alcool et, avec lesannées, dans la drogue. La marijuana d’abord, puis le LSDet, maintenant, d’autres drogues dures.

Qu’il ait aujourd’hui, à vingt ans, l’envie de vider l’abcèset de se reprendre enfin en main est une bénédiction du ciel. Larencontre de l’automne dernier, à l’hôpital, avec Florence endanger de mort et son Désiré repentant, et le dévoilement de lavérité au sujet de la double paternité d’Adhémar ont sûrementcontribué à défaire certains nœuds. Bien sûr, Samuel et moi lesoutenons de tout cœur. Olivier parle maintenant de s’inscriredans l’Armée canadienne afin de poursuivre ses études et yfaire carrière. Évidemment, je ne peux m’empêcher de songer àmon frère Guillaume, mort au front vêtu d’un uniforme mili-taire lors de la Deuxième Guerre mondiale… Mais entrel’armée et les gangs de rue, entre un idéal de soldat et des rêvesde drogué, entre la soif d’héroïsme et le culte obsessif d’uneautre sorte d’héroïne, je préfère mille fois l’armée, dussé-je meséparer de mon fils durant une grande partie de l’année.

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Toujours est-il que, ce fameux samedi, j’ai dérogé auxrègles et provoqué une rencontre entre le petit Charles et sagrand-mère. En descendant du train, lorsqu’elle nous aaperçus tous les trois, Samuel, Charles et moi, Florence s’estarrêtée net sur le quai, les jambes coupées. Je la regardais,chancelante et encore amaigrie, son petit chapeau de rien dutout sur la tête et son vieux sac serré sur sa poitrine. Jepensais la voir s’effondrer, mais au lieu de cela, elle a ouvertles bras pour recevoir son petit-fils qui s’est spontanément jetécontre elle. Il est parfois des scènes qui arrachent le cœur etqu’on voudrait voir se prolonger indéfiniment. Ou, peut-êtrebien, voir se renouveler encore et encore!

Je me suis promis d’y voir. Et je vais tenir cette promesse,parole d’Andréanne Coulombe!

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Chapitre 2

Florence ne vit à peu près rien de ce qui se passaitsur la scène du théâtre. Elle n’avait d’yeux que pourl’enfant assis à ses côtés qui riait de bon cœur auxfrasques d’une marionnette déguisée en méchant loup.Elle avait le sentiment d’être seule au monde aux côtésde Charles, isolée parmi les centaines d’enfants et leursparents tournés vers l’estrade. Elle se retenait de leprendre de nouveau dans ses bras et de le presser surson cœur encore et encore, là, au beau milieu de lafoule, dans l’espoir que cette étreinte arrive enfin àdissoudre dans l’oubli les agressions sexuelles du passé.Pauvre petit… Mais elle savait pertinemment que, pouréliminer le souvenir de ces souillures chez le garçon, ilfallait d’abord et avant tout les effacer de la mémoiredes adultes. Y arriverait-elle elle-même? Elle n’ignoraitpas que Nicole et ses sœurs entretenaient déjà unehaine mortelle à l’endroit de leur mère et de leur frèreet s’en souviendraient toujours. À la longue, cette ran-cœur risquait de devenir contagieuse et de s’infiltrerdans le cœur de chacun de ses six petits-enfants. Ah!Seigneur! s’il fallait qu’ils se mettent à la détester… Lesreverrait-elle jamais? Elle poussa un soupir et reportason attention sur la pièce de théâtre.

Sur la scène, le méchant loup avait plus d’un tourdans son sac et usait de ruse pour amadouer la joliebrebis qui n’y voyait que du feu. Florence ne put s’em-pêcher de faire un rapprochement entre le loup et

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Désiré. Lui aussi s’était montré sournois, traître,perfide… Lui aussi avait dû user de subterfuges pourapprocher et enjôler ses innocentes victimes. Quelleabomination! Mais pourquoi donc penser à celajustement aujourd’hui, en ce moment même où unetentative de rapprochement et de reconstruction denouveaux liens s’établissait enfin entre elle et Charles?Parfois, il fallait bien l’avouer, il lui prenait l’envie detuer son fils, surtout quand il se montrait distant,enfermé dans son univers de silence. L’assassinercarrément, bêtement, définitivement. Faire disparaîtrele méchant loup et en finir une fois pour toutes avec cessales histoires. Ah!…

Mais elle savait qu’elle n’en ferait jamais rien. Laplupart du temps, Désiré lui inspirait de la pitié. Et, au-delà de sa volonté, elle aimait toujours intensément cefils qu’elle voyait encore comme son petit garçonblessé, malgré ses trente-trois ans. De toute évidence, ilne se sentait pas fier de lui et regrettait ses gestes. Maison ne pouvait refaire le passé, il fallait l’assumer, aussipourri fût-il. On n’avait pas le choix de se tourner versl’avant! Malgré son mutisme, Désiré cherchait mala-droitement à se racheter, elle le savait. La souffrance selisait dans chacune de ses attitudes, dans chacun de sesactes. Une souffrance muette, jamais évoquée, jamaisexprimée, malgré les thérapies qu’il suivait toujours.Comme si le silence restait le seul et dernier refuge deDésiré Vachon.

Les applaudissements et les cris de joie ramenèrentFlorence à la réalité. Elle sursauta.

«Tu n’applaudis pas, grand-maman?— Bien sûr, bien sûr! Excuse-moi, j’étais dans la lune.

Ainsi donc, le méchant loup n’a pas avalé le mouton?— Mais non! Il est devenu gentil à la fin, tu n’as pas

vu?»Tout content du dénouement, le garçon affichait un

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sourire à désarmer le plus féroce des loups. Qu’il étaitjoli avec ses cheveux blonds ébouriffés et ses grandsyeux noisette hérités de son père! Avant longtemps, ildeviendrait un homme, lui aussi. Ses jeunes sœurs luiressemblaient, du moins dans le souvenir que Florenceconservait d’elles. Cinq mois déjà qu’elle n’avaitrencontré ses petits-enfants. Cinq mois de chagrin et defrustration, cinq mois de noirceur et de silence… À partCharles avec qui elle avait renoué grâce à la débrouil-lardise d’Andréanne, elle n’avait eu de contact avecaucun des trois autres enfants de Nicole, ni les deux filsd’Isabelle. Même Marie-Claire, sans enfants, refusait dela rencontrer. Quant à sa jumelle Marie-Hélène, toujoursà Vancouver, elle persistait dans son statut de célibataireendurcie. Quelqu’un l’avait-il mise au courant destribulations qui avaient agité la famille, cette dernièreannée? Chose certaine, elle n’ignorait pas qu’unehémorragie rectale avait failli emporter sa mère derniè-rement. Elle lui avait envoyé quelques cartes de promptrétablissement, sans plus. De tout le reste, des accusa-tions portées contre Désiré, du jugement à la cour, destravaux communautaires qu’il avait eu à exécuter, del’interruption drastique des liens avec ses sœurs, de leurressentiment et de leur désir de vengeance, il n’avait pasété question dans ses rares et courtes missives.

«Grand-maman, Samuel nous invite tous à mangerau restaurant. Youppi! On s’en va manger des metschinois! »

Le garçon glissa sa main dans celle de sa grand-mère et la secoua comme pour éloigner toutes lespensées qui semblaient la perturber et n’étaient pastournées vers lui. Il avait raison, mieux valait chasser lesidées noires et profiter plutôt à fond de train de cetteprécieuse et unique rencontre qui s’achèverait dansquelques heures. Dieu sait quand on pourrait en orga-niser une autre! Florence frissonna.

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La veille, ils étaient allés glisser, à la brunante, aupied du mont Royal, avenue du Parc. Samuel et Charlesavaient dévalé les pentes à toute vitesse sur leurtoboggan, au grand amusement d’Andréanne et deFlorence qui ne cessaient de battre des mains en riant.L’homme et le garçon remontaient en courant, la figurerougie par le froid et les vêtements saupoudrés deneige. Le grand semblait s’amuser autant que le petit.L’espace d’un moment, Florence s’était prise à envier sasœur de vivre avec un si adorable compagnon.Chaleureux, fidèle, sérieux mais capable d’un brin defolie, sensible et artiste, serviable et empressé, le sageSamuel semblait le conjoint idéal pour Andréanne,toujours aussi aventurière et téméraire. De toute évi-dence, il réussissait à la rendre heureuse.

Soudain, elle avait songé au docteur Vincent partitrop vite sans crier gare, cet homme adoré qu’ellen’avait jamais réellement possédé. Le mari d’une autrefemme, le père d’une autre famille, le médecin decampagne appartenant à ses patients davantage qu’àelle-même… Bien sûr qu’ils auraient pu être heureuxensemble, elle n’en avait jamais douté. Elle aurait dûaccepter son offre de déménager chez lui, à Saint-Didace, à la suite de l’une de ses crises aiguës de coliteulcéreuse. Mais l’orage provoqué par les folies deDésiré l’avait tout à coup emportée bien loin dessimples préoccupations d’amour. Puis le raz-de-maréeavait surgi dans son existence et arraché d’elle tousceux qu’elle aimait, la mort de Vincent d’abord, puis larupture brutale d’avec ses enfants et ses petits-enfants.Elle était restée seule avec son fils brisé.

À cinquante et un ans, pouvait-on encore se per-mettre de songer à l’avenir et de rêver à l’amour? Pouvait-on encore espérer qu’une main masculine arriverait, unjour, à dessiner un arc-en-ciel dans son firmamentcharbonneux? Était-il permis d’aspirer au conjoint idéal?

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