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Les religions face à l’intolérance

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Martha C. Nussbaum

Les Religions face à l’intoléranceVaincre la politique de la peur

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Nathalie Ferron

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Du même auteur

Femmes et développement humain. L’approche des capabi-lités, Éditions des femmes, 2008.

La Connaissance de l’amour : essais sur la philosophie et lalittérature, Cerf, 2010.

Les Émotions démocratiques, Climats, 2011.Capabilités, Climats, 2012.

Titre original : The New Religious Intolerance. Overcoming the Politics of Fears in an Anxious Age

The Belknap Press of Harvard University Press, 2012© 2012 Martha C. Nussbaum

© Climats, un département des Éditions Flammarion, 2013, pour la traduction françaiseISBN : 978-2-0813- -57051

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En mémoire d’Arnold Jacob Wolf1924-2008

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« L’angoisse, avant tout, est la carac-téristique de l’animal humain. C’estpeut-être le nom que prennent tousles vices à un certain stade de leurdéveloppement. Ainsi, elle est tantôtune sorte de cupidité, tantôt unesorte de peur, une sorte d’envie, ouencore une sorte de haine. Heureuxceux qui en ont suffisammentconscience pour au moins tenterd’empêcher cette angoisse de leur obs-curcir l’esprit… La tendance naturellede l’âme humaine est la protection del’ego. »

Iris Murdoch, Le Prince noir (1973)

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« Je ne vois pas où est le problème.Il y a bien la liberté religieuse, non ? »

« Cassandra », stripteaseuse du New York Dolls,établissement situé près de Ground Zero, à proposdu projet de construction d’un centre socioculturel

musulman à proximité de son lieu de travail.

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Préface

L’idée de ce livre m’est venue à l’occasion d’unetribune qu’on m’avait proposée dans la rubrique phi-losophique du blog du New York Times 1, pour com-menter les projets d’interdiction de la burqa en Europe.On retrouvera les idées développées dans ce billet auxchapitres 3 et 4 du présent ouvrage. Je fus alors aba-sourdie par le nombre, la variété et la véhémence desréactions qu’il suscita. Heureusement, on me donnal’occasion de rédiger une réponse aussi longue quel’article d’origine. Je voudrais exprimer ici ma recon-naissance aux rédacteurs et aux quelque sept cents per-sonnes qui ont envoyé leurs commentaires et m’ontpermis d’approfondir certaines idées. C’est à ce moment-

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là que j’ai envisagé d’écrire un petit ouvrage sur laquestion. Je remercie Joyce Seltzer, qui m’accompagnedepuis longtemps aux Presses universitaires de Harvard,pour son enthousiasme et l’aide qu’elle m’a apportéeau cours de ce projet ; Chris Skene et Robert Greerpour leur précieuse contribution à mes recherches ; Rosa-lind Dixon, Aziz Huq, Saul Levmore, Ryan Long etChris Skene pour la générosité et la pertinence de leurs

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remarques à propos du manuscrit. Plusieurs chapitresen cours d’écriture ont été présentés lors d’un atelierorganisé par le département de droit de l’université deChicago et, comme toujours, je dois une profondereconnaissance à mes collègues pour le temps qu’ils ontsi généreusement accordé à la lecture du texte et pourl’excellence et la diversité des questions qu’ils m’ontposées, et qui ont guidé l’ultime révision de monmanuscrit : Dahwood Ahmed, Eric Biber, Jane Dailey,Lee Fennell, Bernard Harcourt, Richard Helmholz,Todd Henderson, Brian Leiter, Richard McAdams,Eduardo Penalver, Ariel Porat, Eric Posner, MikeSchill, Geoffrey Stone, Laura Weinrib et Albert Yoon.

Je dédie ce livre au regretté Arnold Jacob Wolf, cegrand homme du judaïsme libéral américain, qui a tantcompté dans ma propre vie religieuse. Arnold fut l’unedes personnes les plus sages qu’il m’ait été donné derencontrer ; il était à la fois passionnément épris dejustice sociale et profondément engagé religieusement ;c’était en outre un pédagogue de génie, à la fois bourru,exaspérant et désopilant, avec une passion toute socra-tique pour l’argumentation et une aptitude, moinssocratique, elle, à la compassion et à l’humour. J’ai eula chance de recevoir sa bénédiction lors de ma bat-

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mitsvah en août 2008. Malheureusement il est morten décembre de la même année, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans. Suivant une longue tradition propre à lacongrégation libérale de KAM Isaiah Israel 2, Arnoldétait un ardent défenseur de l’entente interreligieuse.Il organisait des activités communes avec des groupeschrétiens et musulmans ainsi qu’avec des églises et desmosquées afro-américaines locales. (La synagogue,

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PRÉFACE

désormais célèbre parce qu’elle se situe en face de lamaison de Barack Obama, est également sise à proxi-mité de la maison de Louis Farrakhan et d’une grandemosquée afro-américaine.) Des passages clés de la litur-gie avaient été réécrits de sorte que l’assemblée puissechanter pour « tous les peuples du monde » plutôt quepour le seul « peuple d’Israël ».

À ceux qui le rencontraient pour la première fois,Arnold pouvait donner l’impression qu’ils se trouvaientdevant un troll de conte de fées d’Europe centrale :avec sa silhouette petite et rondelette et sa barbeblanche, on aurait dit le nain Tracassin 3, d’autant quesa voix bourrue, presque rageuse, semblait bien conve-nir à ce personnage au caractère irascible. Mais, contrai-rement au nain Tracassin qui, rongé par la rancœur etl’envie, avait, je suppose, le regard terne et suspicieux,Arnold avait des yeux pétillants, dans lesquels on pou-vait déceler les mille et une nuances de l’affection qu’ilportait à tous ceux, vieux et jeunes, qu’il réprimandait,voire rappelait à l’ordre, et dont il se moquait à l’occa-sion. (« La religion est une chose sérieuse, disait-il, maiscette assemblée, c’est une blague. ») Le jour de sonenterrement, le rabbin Eugene Borowitz, qui était desa génération, a rappelé qu’Arnold était avant tout un

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homme aimant, avant d’ajouter : « Et ce n’est pas unemince affaire que d’aimer les juifs. » Cet amour sevoyait d’abord dans ses yeux, car il était fondé sur unecuriosité réelle et sur la volonté de voir autrui tel qu’ilétait, et aussi sur le désir de s’exposer dans toute sonimperfection. Il n’était pas de critique qu’Arnold nes’adressât d’abord à lui-même avec la plus grande sévé-rité.

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Voici deux anecdotes à propos d’Arnold qui sem-blent contradictoires. Lorsque les jeunes récriminaientau cours de ses séances de préparation à la bar-mitsvahet à la bat-mitsvah, il leur disait : « Mais cela ne teconcerne pas. » En revanche, selon ce qu’en a rapportélors de ses funérailles l’un des rabbins avec lesquels ilétudiait la Torah, Arnold disait souvent à ses pairs :« Il y a toujours un rapport avec ta propre vie. » Était-ce de l’incohérence ? Je crois que ces deux histoires serejoignent, pour peu qu’on se rende compte qu’aufond, notre propre vie ne s’arrête pas à notre seule per-sonne. Arnold était partisan de l’introspection. Il sou-haitait ardemment que les gens se laissent guider parl’Écriture, parce qu’elle les invite à une critique plusfine et à une connaissance plus profonde d’eux-mêmes.Mais, au fond, toute réelle connaissance de soi nouspermet de comprendre que les autres ont autant deréalité que nous-mêmes, que notre vie ne se limite pasà notre propre personne et que ce qui importe, c’estd’accepter l’idée que le monde nous est donné en par-tage, et d’apprendre à agir en vue du bien d’autrui.Face à des adolescents autocentrés, Arnold mettaitl’accent sur l’importance de l’autre ; face à des rabbinstrès cérébraux, il parlait du nécessaire examen de soi.

Mais le message était le même : connais-toi toi-mêmeafin de pouvoir sortir de toi et te mettre au service dela justice et de la paix.

Tel est aussi le message que je voudrais transmettreà travers ce livre.

Chapitre premier

La religion dans un monde en proie à l’anxiété et au soupçon

Il n’y a pas si longtemps, Américains et Européenss’enorgueillissaient de leur attitude éclairée, faite detolérance et de compréhension, à l’égard de la religion.Même si tout le monde savait que l’histoire de l’Occi-dent avait été marquée par d’intenses haines et vio-lences religieuses – comme en témoignent les épisodessanglants des Croisades et des guerres de Religion,mais aussi la violence plus discrète de la dominationreligieuse exercée par les Européens dans de nom-breux pays à travers le monde, ou encore l’antisémi-tisme et la haine anticatholique dans certains pays,et enfin, ce sommet atteint par les horreurs du

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nazisme, non seulement en Allemagne mais dans biend’autres pays encore –, jusqu’à une époque trèsrécente, l’Europe se plaisait à penser que ces périodessombres étaient révolues. La violence religieuse sévis-sait ailleurs, dans des sociétés plus « primitives »,moins marquées par l’héritage des valeurs chrétiennesque ne l’étaient les démocraties sociales modernesd’Europe.

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Les États-Unis se sont un peu mieux comportés quele « vieux continent », d’où les premiers colons se sontenfuis, souvent en quête de liberté religieuse et d’égalité.Les violences perpétrées au nom de la religion y ont tou-jours été un phénomène relativement rare. Certes, ellesn’ont pas manqué de toucher les autochtones, dits « pri-mitifs » et, plus récemment, les mormons et les Témoinsde Jéhovah, groupes dissidents perçus par la majoritécomme une étrangeté et une menace, mais les membresdes corps religieux les plus communs n’en ont pas souf-fert. Par ailleurs, ce pays s’est toujours montré plus ouvertque l’Europe face à l’absence d’homogénéité dans latenue vestimentaire ou le mode de vie, ce qui a permisaux minorités de pouvoir se conformer à leurs engage-ments religieux sans avoir à s’assimiler à la culture domi-nante. Toutefois, on ne saurait nier que la sociétéaméricaine est bel et bien entachée par la peur et les pré-jugés religieux, que ce soit sous forme d’anticatholicisme,d’hostilité envers les immigrants 1, d’antisémitisme ou depréjugés divers à l’encontre de minorités « étranges ».Pour retrouver l’humilité qui sied à une culture soi-disanttolérante et respectueuse mais qui n’est pas exempted’errances, il suffit de se rappeler par exemple qu’avantles années 1970, les grands cabinets d’avocats embau-

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chaient peu de juifs, et que jusqu’à une période trèsrécente, l’opinion publique aurait été scandalisée si lescatholiques avaient formé la majorité à la Cour suprême.Et pourtant, les citoyens américains se perçoivent commeune société accueillante et ouverte à la diversité, unesociété ayant dépassé les préjugés du passé.

Les raisons de remettre en question cette représentationflatteuse sont aujourd’hui nombreuses. La situation

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actuelle nécessite un examen de conscience rigoureux ;il s’agit de mettre au jour les origines des craintes etdes soupçons hideux qui défigurent aujourd’hui toutesles sociétés occidentales. Je proposerai une approcheinspirée par une philosophie éthique de type socra-tique, laquelle comporte trois éléments :

• des principes politiques témoignant d’un égal respectde tous les citoyens, assortis de la conscience de cequ’impliquent ces principes dans le contexte religieux (cesprincipes sont déjà présents dans les traditions politiquesdes pays d’Europe et des États-Unis en particulier) ;

• une pensée critique rigoureuse qui permette dedéceler et de dénoncer les contradictions, en particuliercelles qui consistent à faire une exception pour soi,c’est-à-dire à « voir la paille dans l’œil du prochain etnon la poutre dans le sien » ;

• le recours systématique au « regard interne », c’est-à-dire à cette capacité qui nous permet, grâce à l’ima-gination, de voir le monde du point de vue d’une per-sonne de confession ou d’origine ethnique différentes.

Ces vertus éthiques sont toujours d’un grand secoursdans un monde complexe. Il suffit de faire l’inventairede certains événements récents survenus en Europe etaux États-Unis pour comprendre pourquoi elles le sont

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plus que jamais aujourd’hui.

En Europe : burqas, minarets, tuerie

Trois pays d’Europe – la France, la Belgique etl’Italie – ont voté des lois interdisant le port de la burqaet du niqab (qui couvrent le visage à l’exception des

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yeux) dans les lieux publics 2. En dépit du fait reconnuque, dans ces trois pays, seule une infime minorité demusulmanes portent ces vêtements (en Italie, parexemple, elles ne seraient qu’une centaine, selon uneestimation fiable, l’estimation la plus élevée ne dépas-sant pas les trois mille personnes), ces lois – qui fontsans aucun doute peser un fardeau très lourd sur lespersonnes souhaitant exercer en conscience leur libertéreligieuse – ont été perçues comme une urgence abso-lue et une manière de répondre à une crise généraletrès profonde 3.

Ces événements ont suscité des réactions jusque chezles spécialistes du vêtement féminin. En Italie, haut lieude la mode féminine, Giorgio Armani en personne, fortde son autorité en la matière, a pris la défense de laburqa, en disant (plusieurs années avant l’interdictionnationale, lorsque les interdictions étaient encorelocales) que les femmes devaient pouvoir s’habiller àleur guise. « C’est une question de respect des convic-tions et de la culture des autres, a-t-il déclaré, il nousfaut accepter ces idées4. » Mais les Italiens n’ont pasécouté la voix de la mode, sans doute préoccupés pardes sujets qu’ils jugeaient plus graves.

Au même moment, de nombreux pays d’Europe ont

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imposé des règles sur le foulard islamique, qui necouvre que les cheveux. En France, les filles n’ont pasle droit de porter le foulard à l’école 5. Au Kosovo, oùla population musulmane est importante, la mêmeinterdiction a été imposée 6. Dans certaines régionsd’Allemagne, de Hollande, d’Espagne et de Belgique,les employées du secteur public ne sont pas autoriséesà porter le voile, notamment les enseignantes dans

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l’exercice de leur fonction, alors que les religieuses etles prêtres ont la permission d’enseigner en habit 7. EnSuisse, les filles n’ont pas le droit de porter le foulardpour jouer au basket 8. En Russie, les femmes ontobtenu le droit de garder leur foulard sur les photosfigurant sur leur passeport, mais une adolescente arécemment été renvoyée de l’école parce qu’elle portaitun foulard, lequel a été interdit sous toutes ses formesdans une université du Nord-Caucase 9.

En Suisse, après une campagne destinée à susciterla crainte d’une prise de pouvoir musulmane, lesvotants, consultés par référendum, se sont prononcésà 57% pour l’interdiction de la construction de mina-rets dans les mosquées, bien que peu de mosquées pos-sèdent un minaret (quatre mosquées sur cent cinquanteà ce jour, en Suisse) et que, par conséquent, la questionarchitecturale soit apparemment purement symbo-lique 10.

La peur de l’islam montre sa face hideuse jusquedans d’infimes détails, parfois cocasses. Le maire de lacommune de Capriate San Gervasio, dans la provincede Bergame, a interdit les commerces de kébabs dansla ville en 2009 11. Le site Internet d’un groupe supré-matiste blanc (www.stormfront.org) s’est réjoui de cette

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« victoire », et a renchéri en essayant de susciter dudégoût pour ces restaurants décrits comme étant cras-seux et envahis par les cafards (chose courante un peupartout à travers le monde, mais que l’on ne manquejamais d’évoquer pour inspirer le dégoût). Dansl’année, plusieurs communes de la région de Bergameet de Gênes ont également imposé l’interdiction. ÀLucques, on a jeté une bombe incendiaire sur un

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commerce de kébabs, tandis qu’un membre du Parle-ment appartenant à la Ligue du Nord, parti hostile àl’immigration, appelait à l’interdiction de toutes lescuisines étrangères. Le ministre de l’Agriculture, lui-même membre de ce parti, a approuvé l’interdiction,en invoquant à la fois la tradition et la protection dela santé 12.

On imagine généralement l’Europe du Nord commeune zone de tranquillité où règnent tolérance et bien-veillance idéales, et tel est le cas la plupart du temps.Pourtant, la région a connu des vagues de sentimentantimusulman. La Finlande, pays que je connais bien,n’a pas adopté de loi visant à interdire les tenues àcaractère religieux, quelles qu’elles soient, et ce type deprojet ne reçoit guère de soutien politique ; enrevanche, la discrimination à l’égard des femmes voiléesdans le monde du travail est bien réelle 13. Certainsemployeurs (la police ainsi que certains magasins d’ali-mentation) déclarent ouvertement leur refus d’embau-cher une femme voilée 14. Les écoles du canton deRaseborg ont interdit le port du foulard pour les élèvesavant de lever l’interdiction devant la pression dupublic 15. Dans deux cas, cependant, il a fallu renoncerà une politique de tolérance à l’égard des musulmans

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en raison, là encore, de la pression populaire. Lescrèches municipales d’Helsinki et d’Espoo ont cessé deproposer des menus spéciaux aux enfants musul-mans 16. Quant à la décision controversée de réservercertains créneaux horaires pour les femmes musul-manes à la piscine municipale de Janomaki, elle a étéannulée, même si un nouveau créneau a été mis enplace le soir, à l’usage exclusif des femmes 17. La Fin-

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lande fait preuve d’indulgence et de tolérance, mais lestensions demeurent, et les Finlandais ont tendance àfaire l’amalgame entre le non-homogène et l’étranger.Cette tendance fâcheuse se retrouve d’ailleurs dans letraitement médiatique de la question : on y parle eneffet des « Finlandais » et de la « culture finlandaise »par opposition aux musulmans et à l’islam, sans sedemander si les musulmans en question sont résidentsou même citoyens finlandais.

En juillet 2011, un voisin d’Europe du Nord a subiune attaque terroriste de grande ampleur. Un fanatiquenorvégien, Anders Behring Breivik, a assassiné soixante-dix-sept personnes lors d’un double attentat : il a faitsauter une bombe au pied d’un bâtiment ministériel àOslo et ouvert le feu sur de jeunes représentants tra-vaillistes qui s’étaient rassemblés sur l’île d’Utøya àl’occasion d’un camp d’été. Le jour des attentats,Breivik, qui a reconnu les crimes mais n’a pas expriméde regrets, a mis en ligne un manifeste de mille cinqcents pages dans lequel il tentait de justifier ses actespar une théorie fondée sur l’idée que l’Europe devaitlutter contre le fléau de l’islamisation. Breivik avait évi-demment des liens avec divers groupes antimusulmansen Europe et aux États-Unis. Bien que très largement

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condamnés, ses actes ont été chaleureusement saluéspar certains hommes politiques d’extrême droite àl’étranger. En France, Jacques Coutela, du Front natio-nal, a vu en Breivik une « icône », et l’a désigné comme« le premier défenseur de l’Occident » dont l’objectifétait de « combattre l’invasion musulmane », à l’instarde ce héros que fut Charles Martel. En attendant uneenquête, il a été suspendu par son parti, ce qui n’a

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pas été le cas d’un autre membre du FN ayant tenudes propos similaires mais moins explicites. Mario Bor-ghezio, parlementaire italien de la Ligue du Nord (etmembre du gouvernement Berlusconi), a condamné laviolence de Breivik tout en approuvant ses idées,notamment son « opposition à l’islam et sa critiqueexplicite d’une Europe qui a rendu les armes avantmême de se battre contre son islamisation ».

Aux États-Unis : foulards, mosquées et charia

Les États-Unis n’ont pas connu de violences reli-gieuses de masse récemment (sauf à compter l’attentatd’Oklahoma City en 1995, perpétré par des miliciens 18

vaguement chrétiens, qui s’attaquèrent en l’occurrenceau gouvernement fédéral plutôt qu’aux immigrés ou àdes minorités religieuses). Cependant, malgré un envi-ronnement où l’hétérogénéité et le pluralisme religieuxsont mis en avant, le pays n’a jamais été exempt depréjugés ni de poussées de violence occasionnelles àl’encontre de nouveaux groupes religieux. Les premierscolons chassaient parfois les personnes dont les opi-nions religieuses étaient jugées hérétiques (Roger

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Williams [vers 1604-1683], par exemple, dut quitterle Massachusetts pour s’exiler au Rhode Island). Lesjuifs, les quakers, les baptistes et les mennonites furentbien accueillis dans certaines colonies, mais pas danstoutes 19. Au XIXe siècle, une vague d’immigrationcatholique en provenance d’Irlande et du sud del’Europe suscita une vive réaction d’hostilité, tandis quele mouvement nativiste 20 prenait de l’ampleur. Sous

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une forme ou une autre, les préjugés anticatholiquesont toujours joué un grand rôle dans la vie politiqueaméricaine, jusqu’à une date très récente : au cours dela guerre froide, par exemple, Paul Blanshard, jour-naliste libéral, écrivit un best-seller intitulé AmericanFreedom and Catholic Power (1947) dans lequel il met-tait en garde les Américains contre le catholicisme,aussi dangereux à ses yeux pour la démocratie améri-caine que le communisme. Quant aux groupes moinsnombreux, tels les mormons et les Témoins de Jého-vah, ils ont été en butte non seulement aux préjugésmais aussi à la violence physique 21. L’antisémitisme,très répandu dans les années 1970, n’a pas disparu aujour-d’hui 22. Au vu de cette histoire, comment les Américainsréagissent-ils à l’angoisse actuelle face à la religion ?

La réaction américaine est plus diversifiée que celledes Européens car elle concerne un plus grand nombrede religions. Les juifs n’échappent pas au soupçon, sur-tout s’ils sont étrangers. Ainsi, trois juifs mexicains quivoulaient prier à bord d’un vol de la compagnie AlaskaAirlines entre Mexico et Los Angeles ont été appré-hendés et interrogés à leur arrivée par le FBI, qui avaitété alerté par l’équipage 23. Après les attentats du 11-Septembre, on prenait souvent le turban sikh pour un

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accessoire de la tenue musulmane et les sikhs étaientfréquemment importunés dans les aéroports, voiremême violemment agressés 24. Encore aujourd’hui, lessikhs se plaignent des fouilles de turban dans les aéro-ports, en dépit des recommandations de la TSA 25 quipréconise de procéder par simple toucher, éventuelle-ment effectué par le porteur lui-même, après quoi onvérifie que ses mains ne portent pas de traces de produits

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chimiques 26. Les recrues sikhes ne sont autorisées parl’armée américaine à conserver leur turban que depuisune date très récente. De nombreux sikhs se sont dis-tingués au service de l’armée, et beaucoup d’entre euxsont progressistes. Un porte-parole de l’armée, GeorgeWright, a déclaré : « L’armée a pour politique de tolé-rer les pratiques religieuses tant que celles-ci ne nuisentpas aux impératifs militaires. » L’hindouisme aussi a étéconfronté à des difficultés : la première fois qu’au Sénaton a voulu ouvrir la séance par une prière conduitepar un hindou, des protestataires organisés, se disant« chrétiens et patriotes », ont dû être évacués de la tri-bune du public pour avoir troublé le fonctionnementdu Congrès, tandis que le sénateur de la majorité,Harry Reid, condamnait leurs actes 27.

Mais aux États-Unis comme en Europe, la trèsgrande majorité de ces fâcheux incidents concernentl’islam. À ma connaissance, il n’y a jamais eu de pro-position visant à interdire la burqa, mais le foulard adonné lieu à des incidents occasionnels. Une femmemusulmane de trente et un ans qui portait un foularda dû descendre d’un avion de la compagnie SouthwestAirlines parce qu’un agent de bord l’aurait entendudire au téléphone : « C’est bon », alors qu’elle-même

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prétendait avoir dit : « C’est bon, il faut que je rac-croche », parce qu’on se préparait au décollage. Aprèsavoir palpé le foulard de cette passagère et lui avoirparlé, les agents de la sécurité des transports ontreconnu qu’il s’agissait d’une erreur et n’ont pasdemandé à inspecter son téléphone portable ni son sac,mais l’accès à son vol lui fut refusé car l’équipage était« gêné par sa présence ». La compagnie lui a présenté

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ses excuses à deux reprises et lui a offert un billet gra-tuit, mais elle a déclaré n’avoir pas l’intention de s’enservir car elle ne voyagerait plus avec la Southwest Air-lines. La compagnie a fini par lui faire des excusespubliques et officielles 28. De son côté, Imane Boudhal,Marocaine employée chez Disney, a intenté un procèsà l’entreprise pour obtenir le droit de garder son fou-lard sur son lieu de travail. La jeune femme est serveuseau Grand Californian Hotel de Disneyland. Ses supé-rieurs hiérarchiques lui ont expliqué que le hijab necorrespondait pas au « look Disney » et lui ont proposéun poste où elle ne serait pas en contact visuel avecles visiteurs. Devant son refus, Disney lui a proposéun nouveau compromis : un grand chapeau d’hommeà porter par-dessus son hijab – si l’on en juge par lesphotos, le résultat est assez ridicule. Elle a de nouveaurefusé 29. Autre exemple : Noor Abdallah, une jeunemusulmane venue de l’Illinois pour faire un stage chezDisney en Californie, a accepté un compromis guèremoins étrange : mettre un béret bleu par-dessus sonhijab 30. Le message transmis ici est sans aucun doutele suivant : la vue de femmes ayant l’air de ce qu’ellessont, c’est-à-dire des musulmanes pieuses, déplairaitaux clients. Alors que Noor Abdallah a accepté le com-

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promis, Imane Boudhal continue de défendre sa cause.D’autres plaintes relatives au lieu de travail ont étéenregistrées et leur nombre semble augmenter 31.Cependant, il est significatif que cette bataille n’ait pasencore gagné la sphère publique américaine. Il y a peu,une femme s’étant vu refuser l’accès au tribunal deDouglasville en Géorgie parce qu’elle ne voulait pasôter son foulard, l’État de Géorgie a recommandé que

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l’on soit autorisé à entrer la tête couverte dans tousles tribunaux de l’État 32.

Si le foulard ne pose problème que dans quelquescas isolés entre employeur et employée, on connaît enrevanche au moins deux cas où des projets de mosquéeont rencontré l’hostilité du public. Rien aux États-Unisn’est comparable à l’interdiction des minarets enSuisse, mais les services territoriaux du comté deDuPage, près de Chicago, ont tout de même refusél’implantation d’une mosquée à Willowbrook, aprèsavoir mis leur veto à la construction d’un centre deformation musulman et d’un lieu de prière près deNaperville et avoir rejeté une demande concernant uncentre religieux musulman dans un des quartiers ouestde Chicago. Pour motiver leurs refus, les servicespublics ont à chaque fois invoqué la sursaturation : letrop grand nombre d’établissements confessionnelsengendrerait des problèmes de circulation et d’évacua-tion des eaux. Pourtant, toutes les autres confessionsdisposent d’un lieu de culte. Près du site de Willow-brook, par exemple, se trouvent déjà un centre deméditation bouddhiste, une mission Chinmaya et uneéglise orthodoxe macédonienne. Les églises chrétienneset les synagogues sont nombreuses dans la région. Il

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est donc regrettable que l’argument de la sursaturationsurvienne justement à propos de la communauté reli-gieuse qui connaît l’essor le plus rapide dans la région– et se trouve ainsi exclue. D’autres arguments relatifsà la dévalorisation de l’immobilier dans le secteur mon-trent que les préoccupations sont en réalité d’un toutautre ordre. Un projet de centre socioculturel musul-man, qui devait s’implanter sur la 248e Avenue de

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Naperville, a également été rejeté par les servicesd’urbanisme de la ville en octobre 2011, de nouveauau motif d’une sursaturation et de problèmes de cir-culation ; or on pouvait voir sur le site des pancartesincitant à voter « Non à la mosquée ».

Dans le même registre, un projet de centre socio-culturel musulman a été rejeté à Murfreesboro, dansle Tennessee. Il s’agissait en fait d’agrandir un centreexistant depuis trente ans. Mais en juin 2010, des cen-taines d’opposants ont fait irruption dans la salle duconseil régional en protestant violemment. Deux moisplus tard, un incendie criminel ravageait le chantier.Le FBI fut dépêché sur place et les lieux de cultemusulmans de la région placés sous protection. Aumême moment, dans le cadre d’un procès intenté pardes propriétaires locaux à la région, le ministère de laJustice réaffirmait le droit de la communauté musul-mane à faire construire un lieu de culte. Enfin, en jan-vier 2011, la police a déjoué un attentat qui visaitl’Islamic Center of America, dans le Michigan. RogerStockham, un vétéran californien de soixante-trois ans,connu pour ses positions hostiles à l’islam, fut arrêtéen possession d’une grande quantité d’explosifs. Il fut

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déclaré inapte à passer en jugement. Dans ce cas précis, l’auteur de l’acte était un individu

isolé, mais les protestations et les menaces à l’encontre desmosquées semblent de plus en plus fréquentes. Selonl’American Civil Liberties Union (ACLU, ligue amé-ricaine de défense des droits civiques), entre mai etseptembre 2010, une trentaine de mosquées, existantesou en projet, ont été vandalisées, ont fait l’objet de

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protestations ou d’une opposition virulente fondée surune hostilité à l’égard de l’islam 33.

L’application potentielle de la charia, la loi isla-mique, aux citoyens américains fait l’objet d’unecontroverse aux États-Unis. En Oklahoma, un amen-dement à la Constitution de l’État, passé avec 70%des voix, dispose que les tribunaux de l’État peuvents’inspirer des lois fédérales américaines, du droit cou-tumier (common law) et, si besoin, « des lois d’un autreÉtat », mais ne sauraient « observer les préceptes légauxdes autres pays ou cultures…, des lois internationalesou de la charia ». Rex Duncan, le principal architectede cette loi, s’est ainsi justifié : « C’est une guerre quiengage la survie de l’Amérique. C’est une guerre cultu-relle 34. »

Cet amendement (appelé « Save our State »), malconçu et vague, pose de nombreux problèmes, dont lefait que le droit coutumier est d’origine britannique etque le rejet des lois internationales pourrait s’appliquer,si l’on voulait, au droit et aux traités maritimes, pour-tant en usage. Son principal défaut tient toutefois àson caractère redondant : l’Establishment Clause du pre-mier amendement de la Constitution américaine inter-dit de fait l’application de codes juridiques propres à

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une quelconque religion dans les tribunaux améri-cains 35. Certains groupes islamiques ont remis en causecette loi qui, à leurs yeux, était particulièrement stig-matisante à l’égard de l’islam. Leur plainte a été jugéevalable, en vertu de l’Establishment Clause. La juge adonc suspendu temporairement la mise en œuvre dela loi en attendant une nouvelle audience, puis elle aprorogé son injonction pour une durée indéterminée.

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Elle a motivé sa décision en expliquant que la loi enquestion ne reposait pas sur des considérations laïques :« sa visée première étant d’entraver une croyance reli-gieuse », l’État empiétait sur la liberté religieuse.Comme les spécialistes, la juge a également relevé quecette loi était particulièrement injuste envers les musul-mans, dans la mesure où les tribunaux ont le droit defaire appliquer des contrats (pour des testaments oudes mariages) qui contiennent des termes propres àd’autres traditions religieuses. Aziz Huq, professeur dedroit à l’université de Chicago, a ainsi commentél’affaire dans le New York Times :

Ces interdictions priveraient les musulmans d’un égalaccès à la loi. Le boucher ne pourrait plus respecter lesprincipes de l’abattage rituel ; principes qui, comme pourla viande casher et d’autres aliments soumis à des rituelsreligieux, sont couramment appliqués à travers le pays.Le banquier, pour sa part, ne pourrait plus réclamer dedommages et intérêts face à l’usage abusif d’un instru-ment financier certifié « conforme à la charia » parce queinterdisant la production d’intérêts 36.

La controverse a donné lieu à une vague antimusul-mane dans tout l’Oklahoma. Elle a par ailleurs incité

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d’autres États à proposer des mesures similaires, en destermes savamment choisis pour éviter l’écueil constitu-tionnel rencontré par la loi qu’on avait tenté d’intro-duire en Oklahoma. La plus étrange de ces mesuresest sans doute celle qui nous vient du Tennessee : lerespect de la charia constituerait un crime passible dequinze ans de prison. Étant donné que la charia, toutcomme la tradition juive, couvre un grand nombre de

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pratiques individuelles relatives à l’alcool, à certainesnormes alimentaires ou au déroulement des prières, etqu’elle comporte un code de probité dans la conduitedes affaires, non seulement la loi proposée par le Ten-nessee est ridicule, mais le simple fait qu’on ait pu laproposer donne la mesure de l’ignorance du public etdu degré de suspicion à l’égard des musulmans. (Faceà ces objections, le législateur qui avait rédigé le projetde loi se contenta de répondre qu’il n’avait « pas finid’étudier la question ».)

Ces incidents sont autant de preuves de la montéed’un sentiment antimusulman aux États-Unis. Lesplaintes pour discrimination à l’embauche déposéesauprès de l’Equal Employment Opportunity Commission(EEOC, Commission pour l’égalité d’accès à l’emploi) dela part de musulmans se sont multipliées dernièrement.Enfin, plusieurs instituts de sondage (Gallup, Pew etABC) ont confirmé la montée des opinions hostiles auxmusulmans.

Une certaine idée de l’identité nationale : homogénéité et appartenance

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De tels événements sont très inquiétants, ils prouventque la religion, en particulier l’islam, inspire de plusen plus de peur aux États-Unis. Néanmoins, rien dansce pays ne s’apparente aux interdictions portant sur latenue musulmane dans divers pays et régions d’Europe,ni au référendum sur les minarets en Suisse. Commentexpliquer cette différence ? Les États-Unis sont sansdoute moins réfractaires à l’hétérogénéité que ne l’est

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l’Europe, et cette différence tient à leurs façons respec-tives de se représenter l’identité nationale.

En Europe, où est né l’État-nation moderne, lanotion d’appartenance nationale s’enracine dans descaractéristiques difficiles, sinon impossibles, à partagerpour de nouveaux immigrants. Pour ces nations, for-tement influencées par le romantisme, l’appartenanceà un même sang, à un même sol, à un même ensembleethnolinguistique et une même religion sont des élé-ments nécessaires, ou du moins essentiels, à l’identiténationale. C’est pourquoi il semble quasiment impos-sible qu’une personne dont l’origine géographique, laterre sainte, la langue maternelle ou l’apparence et latenue vestimentaire sont différentes puisse un jour réel-lement faire partie du pays, même si elle y réside depuistrès longtemps. Une des raisons pour lesquelles les juifsont eu tant de mal à se faire accepter comme citoyenseuropéens à part entière – si tant est qu’ils aient finipar y parvenir – c’est qu’ils étaient perçus commeintrinsèquement différents : ils priaient et s’habillaientdifféremment, parlaient une autre langue et mangeaientautrement. Dans la mesure où ils s’assimilaient au restede la population, où ils mangeaient et se mariaient avecdes non-juifs, priaient en allemand plutôt qu’en hébreu

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(comme le faisaient généralement les juifs non ortho-doxes en Allemagne) et s’habillaient « normalement »(sans kippa ni barbe), ils avaient davantage de chancesd’être acceptés, du moins jusqu’à l’avènement desthéories raciales et de la typologie fondée sur le sang,phénomènes relativement tardifs. Mais une fois queles théories raciales eurent gagné la partie, l’assimila-tion cessa d’être un rempart. Avant et après cette

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période, cependant, ce qui compte, c’est l’homogénéitéet l’assimilation à la culture dominante. Être différent,c’est être étranger.

Notons tout de même que cette homogénéité a tou-jours été plus ou moins fictive et qu’elle dissimulaitdes différences de sectes, de clans, de dialectes et autressources de diversité interne. Des historiens comme EricHobsbawm pour l’Europe, Graham Robb pour laFrance, et Linda Colley pour la Grande-Bretagne ontmontré que les récits relatifs à l’identité nationale, dontle rôle est de masquer des divisions très anciennes,étaient souvent fragiles 37. Pour l’Italie et l’Allemagne,le cas est encore plus frappant puisque leur unité s’estfaite plus tard et qu’elle résulte de manière plus évi-dente encore d’une construction. Enfin, comme l’a sibien montré l’historien George Mosse, les projetsd’unité européenne ont souvent été fondés sur une idéede la nation définie par opposition à des élémentsétrangers ou minoritaires que l’on associe à une formede dégénérescence, elle-même souvent liée à une sexua-lité stigmatisée 38. L’idée d’homogénéité corresponddonc bien à une réalité (une majorité de personnes par-tagent la même religion) mais celle-ci est moins solidequ’on ne le prétend. Néanmoins, nous finissons par

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croire en cette homogénéité et nous voyons de la res-semblance là où, auparavant, nous aurions vu de la dif-férence.

Cette attitude prévaut dans de nombreuses régionsd’Europe aujourd’hui. Elle trouve sans doute sonexpression la plus extrême en Finlande où, l’immigra-tion étant fortement limitée, les Finlandais voient trèspeu de personnes dont l’apparence diffère de la leur.

Extrait de la publication

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L’une de mes collègues à l’université de Chicago, quiest finlandaise et a grandi dans la deuxième ville dupays, m’a rapporté qu’avant l’âge de seize ans, ellen’avait jamais rencontré que des protestants d’Europedu Nord. La Finlande présente, sous une forme assezabrupte et simple, des caractéristiques que l’on retrouvedans une certaine mesure dans la plupart des paysd’Europe. Même si le triste épisode de la collaborationfinlandaise avec le régime nazi durant la SecondeGuerre mondiale s’explique par diverses causes, notam-ment la haine de la Russie, l’antisémitisme – forme laplus courante de l’expression du rejet de la différenceà l’époque – y était très répandu. Le nationalisme fin-landais illustre particulièrement bien la thèse selonlaquelle l’identité nationale est le produit d’uneconstruction mentale délibérée puisqu’on peut en retra-cer la formation et retrouver le nom de ses auteurs.C’est au cours de la seconde moitié du XIXe siècle qu’ungroupe d’intellectuels, influencés par le romantismeeuropéen, redécouvrit la langue finnoise, qui n’étaitalors parlée que dans des zones rurales (les gens desvilles et l’élite culturelle parlant le suédois), et sortitde l’oubli des mythes sur les origines de la nation(comme celui du Kalevala, tiré du folklore traditionnel

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mais écrit au XIXe siècle) 39. De nouveaux artistespatriotes se mirent à écrire des romans sur la vie à lacampagne, à peindre de magnifiques œuvres de styleromantique pour exalter le caractère national à traversla représentation de lacs et de forêts, et à composerdes musiques exprimant l’amour de la nature et dufolklore finlandais (le plus célèbre compositeur de cemouvement étant Sibelius). Des personnes qui avaient

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toujours parlé suédois se mirent à parler le finnois età troquer leurs noms suédois pour des noms finlandais.Leur langue, si tardivement redécouverte, est pour lesFinlandais une source de grande fierté, et ils considè-rent souvent comme des étrangers ceux qui ne saventpas parler le finnois (une langue particulièrement dif-ficile, qui n’appartient pas à la famille indo-européenneet ne présente de liens qu’avec le hongrois et l’esto-nien). Aujourd’hui, si j’en crois mes amis finlandais,un immigré africain parlant couramment le finnoisserait considéré comme moins étranger qu’un protes-tant blond ne parlant qu’anglais ou allemand, mêmesi l’anglais est devenu la langue principale à l’universitéet dans les échanges commerciaux. Mais l’exclusionfondée sur l’apparence existe aussi, et il faut que tousles facteurs d’inclusion soient réunis pour qu’un nou-veau résident puisse trouver sa place.

La Finlande est un cas unique et extrême en matièred’homogénéité. Mais tous les pays européens sont plusou moins confrontés aux mêmes problèmes. Aucun n’aclairement défini l’appartenance à la nation en termesd’idéaux et de combats politiques à mener, contraire-ment à de nombreux pays, tels l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Canada, l’Inde, l’Afrique du Sud et les

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États-Unis, où cette idée contribue dans une certainemesure à régler les problèmes d’inclusion. Non pas queles questions d’intégration et d’identité n’y fassentl’objet d’aucun débat, mais disons qu’au départ, laporte reste entrouverte : on accueille quiconque est enmesure de participer au projet porteur des aspirationsde la nation, et dont les éléments essentiels sont « lavie, la liberté et la recherche du bonheur » (et en Inde,

N° d’édition : L.01EHBN000612.N001Dépôt légal : septembre 2013

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