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Extrait de la publication

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JEAN-PAUL DUMONT, né le 23 mai rg¢oà Vendôme, estfixé aux États-Unis depuis 1966, il enseigne l'ethnologieà l'University of Washington (Seattle). Il a publié enfrançais, chez Christian Bourgois, Le Fœtus astral (encollaboration avec Jean Monod, 1970), Hasard coagulé( 1970) et Flocs (197g) et en anglais à University ofTexas Press, Under the Rainbow (1976) et The Headmanand 1 (1978).

PAUL-URSIN DUMONT, né le 3 janvier 1909à Bernay,et père du précédent, est docteur en médecine. Spécialistede Pierre Louys, il est l'auteur de nombreux articles etd'une monographieà paraître, Pierre Louÿs Notes biogra-phiques.

Ces deux auteurs publient conjointement un autre ouvraged'après leurs recherches sur les manuscrits Legrand, Adèle,Adèle, Adèle (Christian Bourgois).

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Présentation

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Les années 184.4. et I^45 pendant lesquelles se dérou-lent les événements que nous allons présenter ne sontpas de celles dont on se souvient facilement dans l'his-toire de France. Non pas qu'il ne s'y passe rien. Maisplutôt, sans consulter aucun livre, rien d'autre qu'uneépoque ne revient en mémoire. Années plates en quelquesorte, venant ou trop tôt ou trop tard, prises entre larévolution de 1830 et celle de 1848 dans la grisaille dela monarchie de Juillet, sauf bien sûr pour ceux quiles ont vécues et ceux qui les étudient. Mais c'est tout demême cette absence de qualité intrinsèque qui en cons-titue l'intérêt pour qui s'attache plus à la mentalitéqu'à l'événement. Et c'est aussi ce qui nous force àdonner à ces deux années une « situation » dans l'his-

toire 1.

En 1844, le futur Napoléon III a trente-six ans; ilattend son heure à l'ombre du fort de Ham en écrivant

i. Dans la préparation de cette publication, Jean-PaulDumont a bénéficié d'une bourse de recherche du Social

Science Research Council (New York) qui lui a permis de

travailler à Paris au cours de l'été 1977. Que cette fondationsoit ici remerciée.

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son Extinction du paupérisme. Le comte de Cham-bord a vingt-quatre ans tout aussi impatient maismoins habile, le prétendant légitimiste se ronge lesongles en Angleterre où Victoria règne depuis déjàsix ans. Louis-Philippe a soixante et onze ans. Ils'entend à merveille avec son ministre des Affairesétrangères, Guizot, l'homme fort du régime, pourpratiquer une politique de droite autoritaire à l'inté-rieur et de détente à l'extérieur, notamment avec

l'Angleterre conservatrice de Peel.Verlaine vient de naître, Mallarmé et Massenet

commencent à peine à parler, Renoir et Chabriergribouillent tout au plus. Rodin et Zola ont quatre anset Cézanne un an de plus. A seize et dix-sept ansrespectivement, Verne et Carpeaux ne sont plus desenfants tandis que Pasteur à vingt-deux ans, Baude-laire et Flaubert à vingt-trois ans sont déjà des adultes.Mais tout ceci n'est encore qu'un avenir. Le présent estsoumis à d'autres influences. Sauf Mme de Staël,morte depuis vingt-sept ans, et Stendhal, disparu depuisdeux ans, tous les grands du Romantisme sont là.Chateaubriand est un vieillard de soixante-seize ans.

Rude a soixante ans, Lamartine cinquante-quatre.Plus jeunes, Corot a quarante-huit ans et Vigny qua-rante-sept. A quarante-six ans, Auguste Comte adéjà derrière lui son Cours de Philosophie positiveet Delacroix ses principales toiles. Balzac à quarante-cinq ans vient de publier Les Paysans. A quarante-deux ans, Hugo essaie de se remettre des deux événe-ments qui l'ont marqué l'année précédente, l'échec desBurgraves et la mort de Léopoldine, tandis qu'Alexan-dre Dumas publie Les Trois Mousquetaires. Berliozet Mérimée célèbrent leur quarante et unième anni-

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Une page du manuscrit le « sanscrit m. Photo B.N.

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Dessin de la cathédrale de Milan. Photo B.N.

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versaire et Sand atteint la quarantaine. Chopin etMusset ont le même âge, ils ont tous les deux trente-quatre ans.

Et Henry-Alexandre-Alphonse Legrand a trenteans. Il a encore du temps devant lui. Comme beaucoupd'autres au dix-neuvième siècle, il mourra banalement

des suites d'une vérole, à Limoges, le 25 novembre 1876.Si personne ne sait où il est enterré, l'authenticitéhistorique de ce personnage ne fait pourtant absolu-ment aucun doute. La difficulté consisterait plutôtà le faire sortir de l'ombre dans laquelle il sembles'être lui-même complu. Le temps a maintenant passéet l'existence même de cethomme oublié paraît réduiteaux quelques documents d'archives rassemblés à lafin de ce livre (cf. Appendice A), ce qui nous condamneici à faire sa caricature biographique plus qu'à enbrosser un véritable portrait.

Il est né le 25 novembre 1814 à Saint-Just-des-Marais près de Beauvais. Il était le fils d'un maçon,Pierre-Urbain Legrand et de son épouse Marie-JustineCarton. Il avait une sœur aînée, Arsène, née le 30 juin1816. Le 18 décembre 1833, elle épousera Victor Ma-

gnien, né le 22 novembre 1802 à Épinal, directeur del'École de musique et chef d'orchestre de la Sociétéphilharmonique de Beauvais de 1830 à 1834, et direc-teur de l'Académie impériale de musique de Lille àpartir du 10 décembre 1854.

Legrand fait des études d'architecture à Paris etfigure dans le registre de l'École des beaux-arts. Ilest présenté par l'architecte Leclerc et reçu en 2e classele 4 janvier 1836, mais nous ne savons pas à quelledate il reçut son diplôme d'architecte.

Le 18 juin 1842, Legrand épouse une Espagnole,

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Carolina Perez de Molina qui lui donnera une fille,Elena, née à Madrid le 23 mars 1848.

En décembre 184g, Legrand obtient le poste d'archi-tecte des hospices de Beauvais. En 1865, il réside tou-jours à Beauvais et tout laisse à penser qu'il y occupetoujours le même poste, bien que nous n'ayons pu levérifier, les archives de Beauvais ayant été détruites en1940.

Il est vraisemblable qu'il revint à Paris entre 1865 et1868, date à laquelle paraissent deux volumes d'uneHistoire générale de Paris signés par lui.

Il habite 22g, boulevard Péreire lorsqu'il est internédu 16juillet 1874 au g août 1875 à l'asile psychiatriquede Ville-Évrard dans la région parisienne pour démenceavec paralysie générale. Il est transféré le 10 août 1875à l'asile public d'aliénés de Naugeat à Limoges où ils'éteint le 25 novembre 1876.

Tout semble donc très banal dans cette vie bourgeoiseet rien ne nous inviterait à exhumer ce passé si Legrandn'avait laissé une trace autrement plus importante,encore que fort discrète. A sa mort, il avait rempliquarante-cinq volumes, soit plus de quinze mille pages,écrites à la main en un chiffre qu'il appelle lui-même « sanscrit », et illustrés d'innombrables vignettessuperbement dessinées à la plume, mais sans aucunrapport avec le texte des manuscrits 1.

Six de ces quarante-cinq volumes sont aujourd'huiperdus. Trente-neuf d'entre eux sont accessibles au

i. Les deux illustrations hors texte du présent ouvrage sont

reproduites grandeur nature. La première est une page en« sanscrit », la seconde est un dessin de la cathédrale de Milanqui se trouve dans le tome dont nous publions le début et oùil n'est jamais question ni de Milan ni même de l'Italie.

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public puisqu'ils ont fait l'objet d'un don n° 15808 deRoger Cros à la Bibliothèque nationale où ils sontconservés au Département des Manuscrits (NouvellesAcquisitions françaises 14494 à 14532) 1. Il s'agitde deux séries de petits volumes reliés, trente-six volu-mes demi-veau bleu tomes de I à XXXVII (il manquele tome XXXI) et trois volumes non tomés estampés àla cathédrale, de 14 cm de haut pour les premiers etde 15,3 cm pour les seconds. Leur existence matérielleest donc facilement vérifiable par n'importe qui nousverrons plus bas pourquoi nous prenons la précautionde le préciser.

C'est à Pierre Louys que revient le mérite d'avoirdoublement découvert ces manuscrits 2, d'abord en en

faisant l'acquisition le 28 janvier 1907, et ensuite en endécouvrant le chiffre qui n'a rien de bien mystérieuxune fois compris qu'il s'agit d'une simple substitutionmonoalphabétique. Le hasard seul avait mis Louys surla piste d'un manuscrit cryptographique à caractèrepartiellement érotique. C'en était trop, et lorsqu'ilvoulut faire part de sa découverte, on ne lui avait tou-jours pas pardonné le scandale des Chansons de Bilitiset on crut à un nouveau canular. Reprenons donc leproblème au départ.

1. Pour les uns, l'existence matérielle des manuscrits

Legrand faisait question. Louys aurait prétendu qu'ilsexistaient et pu ainsi recommencer une autre affaire

i. Nous remercions très vivement M. Alain-René Hardyd'avoir eu la gentillesse de nous signaler la présence de cesmanuscrits à la Bibliothèque nationale.

z. Nous avons regroupé tous les documents relatifs à l'his-toire mouvementée de ces manuscrits et de leur déchiffrement

dans l'Appendice B à la fin du présent ouvrage.

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Bilitis. Ceci est bien sûr insoutenable puisque les manus-crits tels qu'il les a décrits se trouvent physiquement à laBibliothèque nationale, comme nous l'avons indiqué.

2. Pour d'autres, l'existence matérielle des manuscrits

Legrand n'est pas en doute, mais seulement la préten-tion de Louys à les avoir déchiffrés. Position insoute-nable à nouveau, et pour deux raisons. D'abord,Louys a laissé, écrit de sa main, la clé du chiffre, et cemanuscrit se trouve également à la Bibliothèque natio-nale (Nouvelles Acquisitions françaises 14493). Mêmesi Louys s'est quelque peu compliqué les choses, c'estcette clé qui nous a permis de lire les manuscrits, ceque tout autre qui en aurait le goût peut faire. Ensuite,à des erreurs de détails près, le contenu des manuscritstel qu'il est décrit par Louys (cf. Appendice B) cor-respond bien à ce que nous avons lu nous-mêmes.

3. Pour d'autres enfin, le cryptographe n'aurait pasété Legrand, mais Louys lui-même qui n'aurait ainsieu aucun mal à décrypter des manuscrits dont il auraitété l'auteur. On a même voulu en voir une preuvedans le fait que Louys n'a que peu sinon rien écrit àl'époque où il travaillait sur les manuscrits Legrand.Cela nous paraît également insoutenable pour différentesraisons. C'est déjà, à notre avis, un tour de force pourLegrand d'avoir réussi à écrire quinze mille pages entrente ans, et nous ne voyons pas très bien commentLouys en aurait eu le temps. S'il s'était agi d'un canu-lar, pourquoi ne pas se contenter d'une centaine depages, voire d'un volume? Autrement dit, la rationalitédu comportement imputé à Louys ne fait pas de sens.Mais ceci n'est que circonstanciel. Il y a plus. Rien àvoir entre le vocabulaire et le style de Legrand et ceuxde Louys, et ce serait vraiment faire peu de crédit au

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talent littéraire de Louysque. de lui imputer la pater-nité des manuscrits. De plus, les erreurs de déchiffragede Louys, dont nous donnerons plus bas un exemple,sont significatives. Elles s'expliquent facilement parune lecture incomplète ou hâtive des manuscrits maisrestent inexplicables autrement. Nous pourrions enfinmultiplier presque indéfiniment les arguments discré-ditant cette thèse, car l'accumulation de détails histo-

riques et ethnographiques concernant l'époque aussibien que la vie de Legrand est telle dans les manuscritsqu'il eût été absolument impossible à Louys de lesconnaître ni même de les inventer.

Revenons maintenant au personnage de Legrandqui, dans cette monumentale chronique de sa vie, reco-pie tout indistinctement de 1835, date à laquelle ilinvente son chiffre, jusqu'en 1865, date à laquelles'arrêtent abruptement ses manuscrits. A proprementparler, ses manuscrits ne sont pas vraiment un journalintime, ni même une autobiographie bien qu'ils confinentà ces deux genres.

Il a vingtans lorsqu'il invente son chiffre. Il estprobable qu'il l'a conçu pour pouvoir s'abandonnerlibrement dans ses écrits, et c'est ce qu'il fait dans lesvolumes non tomés. A cette époque, il a d'ailleurs pourprojet de faire l' « histoire des femmes que j'ai connues ».Il réalise ce programme sous la forme d'un récit denature confessionnelle. Non seulement vérité et fictiony restent enchevêtrées, mais il est difficile, sinon impos-sible, de démêler le fantasme de la réalité. C'est làpourtant qu'il décrit son amour passionné pour Juana,une aristocrate castillane de quinze ans qu'il avaitaperçue en octobre 1833 au théâtre des Italiens. Saliaison avec elle est sans doute foudroyante d'intensité

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dans le domaine du vécu, mais dans le domaine du

récit, nous ne savons ce qu'il faut le plus déplorer, lemanque de talent littéraire de Legrand ou son obstina-tion à accumuler impitoyablement tous les poncifs duromantisme. Quoi qu'il en soit, cette liaison n'est pasdestinée à durer, car les amants sont d'abord séparéspar la famille deJuana et, le 31 mars 1837, elle esttuée à Valence, victime des guerres carlistes 1.

La passion de Legrand pour Juana ne s'en éteint paspour autant, au contraire. De son vivant déjà, maismalgré son absence physique, Legrand avait souvent cequ'il appelle « une vision de Juana », et depuis la mortde son « Ange » il reçoit régulièrement sa « visite »la nuit. Il lui restera fidèle à jamais, mais d'une fidé-lité mystique dont le processus de mémorisation queconstituent ses manuscrits n'est pas le moindre témoi-

gnage.

Les manuscrits vont même changer sinon de projetdu moins de trajectoire, car rapidement, et ceci aumoins à partir du premier volume tome, c'est-à-direau moins depuis 1840, Legrand va révéler son carac-tère de maniaque obsessionnel du document. Son effortconsiste à laisser une trace indélébile et incontestable

de sa passion. Mais, ce faisant, de « romantique »,il devient « positiviste », ou plutôt il devient l'un et

r. Rappelons ici que les guerres carlistes déchirèrent l'Espa-gne de 1834 à 1839. Elles avaient eu pour prétexte la successionde Ferdinand VII. A sa mort, en 1833, sa veuve, Marie-Chris-

tine de Bourbon, fut nommée régente et leur fille, Isabelle II,devint reine, d'où le nom de Cristinos pour désigner leurs par-

tisans. Mais, en application de la loi salique que Ferdinand VIIIavait pris soin d'abroger le 30 juin 1833, la couronne auraitdû revenir au frère du roi défunt, Don Carlos, d'où le nom de

Carlistes donné à ses partisans.

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l'autre, en rendant compte « objectivement » daml'écriture du déchirement vécu. On ne peut plus diredésormais qu'il écrit ses manuscrits, car il n'y a plusvraiment de récit, il n'y a plus que des documentsrecopiés et répertoriés. Legrand recopie donc en « sans-crit » toutes les lettres qu'il envoie, mais aussi toutes leslettres qu'il reçoit, nous laissant ainsi une correspon-dance complète. Son souci de l'exactitude est pousséjusqu'à l'absurde et ceci ne fera que s'amplifier à mesureque le temps passe. Il n'hésite pas à recopier tous lesdocuments qui lui passent entre les mains, de son actede naissance à sa carte d'électeur. Pour chaque lettre

il décrit le papier, l'écriture, le caèhet, le timbre etles circonstances dans lesquelles il a exécuté le doubleet il signale sans pitié les fautes d'orthographe dansles originaux. Convaincu lui-même du secret absolude son chiffre, il réussit à convaincre ceux et surtoutcelles qu'il fréquente du caractère parfait de sa dis-crétion. C'est ainsi que l'on trouve dans les manus-crits des lettres qui ne sont ni écrites par Legrandni adressées à lui, mais qu'il a recopiées aussiméticuleusement que sa propre correspondance. Sadiscrétion est d'autant moins en cause qu'il prend leplus grand soin à cacher l'identité véritable des prin-cipaux personnages dont l'intimité se trouve dévoiléedans ses manuscrits.

A cette fidélité maniaque de l'écriture, s'ajoutecelle du vécu qui nous est révélée par la lecture mêmedes manuscrits. Répétons-le, c'est d'une fidélité mys-tique dont il s'agit et qui, à première vue, peut sembleren flagrante contradiction avec ce que nous entendonsordinairement par fidélité. En effet, dès le 2 juilletT^37> c'est-à-dire trois mois et deux jours après la

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