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  • DU MÊME AUTEUR

    L’Apprentissage du racisme dans les manuels scolaires,Montréal, Agence d’Arc, 1990

    Les Deux Espèces humaines,Montréal/Paris, La Pleine Lune/L’Harmattan, 1994/1995

    « La production de l’indifférence »dans Bernard Arcand et al., La Différence,

    Québec/Montréal, Musée de la civilisation/Fides, 1995

    « La diversité humaine : biologie et culture »dans André Tessier (sous la dir. de),

    Les Peuples du monde, Montréal, Beauchemin, 1999

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  • LA MORT DE L’ARGENT

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  • Les Éditions de la Pleine Lune223, 34e AvenueLachine (Québec)H8T 1Z4

    www.pleinelune.qc.ca

    Conception graphique et infographieJean Yves Collette

    Diffusion pour le Québec et le CanadaPROLOGUE1650, boulevard Lionel-BertrandBoisbriand (Québec)J7H 1N7

    Téléphone : (450) 434-0306Télécopieur : (450) 434-2627

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    Extrait de la publication

  • DENIS BLONDIN

    LA MORT DE L’ARGENT

    Essai d’anthropologie naïve

    éditions de la

    pleineLUNE

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    Extrait de la publication

  • Les Éditions de la Pleine Lune remercient le Conseil des Arts du Canada del’aide accordée à leur programme de publication. Elles remercient aussi la SODEC,Société de développement des entreprises culturelles, pour son soutien finan-cier, et reconnaissent l’aide financière du gouvernement du Canada parl’entremise du Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition(PADIÉ) pour leurs activités d’édition.

    ISBN 2-89024-155-6© Les Éditions de la Pleine Lune 2003Dépôt légal – deuxième trimestre 2003Bibliothèque nationale du QuébecBibliothèque nationale du Canada

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    Extrait de la publication

  • EXCUSES

    JE VOUDRAIS présenter mes excuses à tous ceux qui risquent dese sentir menacés, bouleversés ou angoissés par le titre de celivre, en particulier aux banquiers et aux courtiers, aux fiscalisteset aux cambistes, aux comptables et aux agents d’assurances, aux

    gestionnaires de portefeuilles et aux spéculateurs financiers, aux mi-nistres du revenu, du trésor ou des finances, et plus spécialement àtous les millionnaires et les milliardaires, qu’ils soient gens d’affai-res ou héritiers, médecins ou avocats, artistes ou auteurs à succès. Enmême temps, je voudrais leur exprimer ma gratitude comme il sedoit, car sans eux, ce livre n’aurait pas vu le jour.

    J’aimerais aussi présenter mes excuses aux économistes et auxautres spécialistes des sciences humaines qui risquent de se sentiroffensés ou contrariés, non pas par le titre du livre mais par la teneurde mes propos. Également, mes excuses à Amartya Sen, Alain Minc,Bernard Perret, Bill Gates, Céline Dion, Jim Walton, et à toutes lesautres personnes citées ou nommées dans le texte. Qu’elles ne sesentent pas visées personnellement, mais simplement mentionnéespour illustrer mon argumentation. Enfin, j’espère que le chef kayapoRaoni me pardonnera d’emprunter son identité pour lui faire dire ceque j’ai à dire.

    DENIS BLONDIN

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    denis blondin

    Je remercie mon fils Francis dont les convictions politiquesm’ont communiqué le goût d’entreprendre ce livre.

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    la mort de l’argent

    LE VIF DU SUJET

    L’argent est un temps ; il est une idée, un nombre,une essence ; il file. Il est un fluide ; il s’écoule etse volatilise. Il est une parole ; il nous relie lesuns aux autres à travers tout l’univers. L’universcoûte très cher. Moi aussi.

    J’AI DÉCOUVERT l’argent le 5 mai 1952, le jour de mon cin-quième anniversaire. L’émerveillement de cet instant ne s’estjamais éteint depuis. Cela s’est passé un dimanche après-midi,lors d’une visite chez mon oncle Louis, qui était aussi un peu mon

    grand-père. À cette époque, vers le milieu du siècle dernier, il y avaitencore beaucoup d’oncles, et les gens profitaient du dimanche pourse visiter. En plus de ma propre famille, il y avait deux autres oncles,soit mon oncle Narcisse et mon oncle Oscar, ainsi que monsieurOlivier, pratiquement un oncle, lui-aussi, tellement il était proche dela famille. Avec mon père, cela faisait cinq hommes adultes, quiallaient bientôt me faire découvrir le merveilleux sentiment quel’argent peut inspirer. Les tantes et les autres enfants étaient aussidans le décor mais, dans mon souvenir du moins, leur rôle s’est limitéà faire pétiller leurs yeux en même temps que les miens.

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    denis blondin

    C’est mon oncle Louis qui a ouvert le bal. Comme c’était monanniversaire et en même temps mon année chanceuse, celle où j’avaiscinq ans le 5 mai, il fallait souligner l’événement. Il a fouillé dans sespoches pour en sortir des pièces de monnaie et m’en a fait cadeau. Unbeau lot, pas des cennes noires, mais rien que des blanches. Je savaisque c’était un objet magique, mais je n’avais jamais ressenti aupara-vant le plaisir d’en toucher autant et de me sentir placé au cœur d’unetelle alchimie. Ce n’était que le début. La suite des événements allaitpropulser ce sentiment à un niveau d’euphorie bien plus élevé. Sti-mulé par ma réaction enthousiaste et, sans doute aussi, par émulationet par sens de la compétition, monsieur Olivier, tout sourire avec sadent en or, s’empresse de sortir de sa poche un billet d’un dollar pouren tester l’effet sur moi. Les espèces non sonnantes ne sont pas moinsclinquantes. On peut très bien saisir cela à cinq ans. Je fus très im-pressionné de découvrir que le papier pouvait être plus lourd que lemétal. Pris au jeu et inspiré par sa paternité symbolique, mon oncleOscar, qui avait fait vœu de chasteté pour devenir curé, mais quim’avait été choisi comme parrain, se décide à renchérir pour me fairedécouvrir l’effet du billet de deux dollars. C’était deux fois plus fort !Finalement, dans un geste qui me propulse quelque part entrel’apothéose et l’orgasme, mon oncle Narcisse, celui qui avait le plusgros ventre et le plus gros char, se décide à fermer le bal en renchéris-sant avec un billet de cinq dollars. J’ai bien dit cinq dollars ! Cela peutsembler insignifiant maintenant, surtout quand on se réfère à la per-ception d’un enfant insignifiant de cinq ans, mais cela représentaitun pouvoir d’achat important pour l’époque. Même si je ne pouvaispas l’évaluer avec précision, je savais que c’était une fortune et quema vie allait en être bouleversée. Mes oncles avaient sans doute voulume donner le sens des vraies valeurs dans la vie. Je me demande en-core par quels détours du destin je suis devenu anthropologue plutôtque banquier.

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    la mort de l’argent

    Je me suis envolé et je n’ai repris pied que plus tard à la maison,pour réfléchir à la gestion de mon portefeuille. J’ai placé le tout ensécurité dans une petite banque en plastique jaune, en forme de bot-tine, et j’ai résolu de suivre les conseils de mon père : thésauriser.Mon père, trop généreux, n’a jamais su le faire lui-même mais celane l’empêchait pas de donner de sages conseils. Pour ajouter un inci-tatif, il m’a promis que lorsque j’aurais amassé 25 $, il ajouterait cequi manque pour que je puisse acheter une bicyclette. Ce qu’il fitquand ma fortune eut atteint le seuil convoité, soit environ quatreans plus tard. Et ce qui mit fin à ma passion pour la thésaurisation.

    Cette expérience fut marquante du début à la fin, autant l’inou-bliable sensation de posséder de l’argent que l’inoubliable magie dele convertir en une bicyclette. Depuis ce jour, j’ai toujours aimé l’ar-gent. Mais pour moi, cette relation est demeurée une affaire de qualité,pas de quantité.

    Si j’envisage la mort de l’argent dans cet essai, ce n’est donc pas,au départ, une idée haineuse. Je caresse l’idée de ce livre depuis long-temps et c’est la fascination du sujet qui a été ma première motivation.Depuis mes premières découvertes des charmes de l’avarice et desplaisirs de la possession de biens matériels amusants pour soi et con-voités par les autres, j’ai bien sûr eu de multiples occasions dedécouvrir l’autre face de l’argent, le « côté obscur de la force », com-me disent les Jedi. Le dernier rapport d’ONUSIDA mentionne que lespeuples de plusieurs pays d’Afrique comptent un pourcentaged’adultes séropositifs dépassant les trente pour cent. Il est ici ques-tion d’argent, pas de biologie. Les traitements coûtent six cents oumille dollars par année, mais les trois-quarts des habitants de l’Afri-que « noire » ont des revenus inférieurs à deux dollars par jour et lepaiement de la dette demeure la priorité incontestable dans les mai-gres budgets de ces États. Au début du troisième millénaire, le HautCommissariat aux réfugiés évalue à 22,3 millions le nombre de réfugiés

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    denis blondin

    « relevant de sa compétence », c’est-à-dire parqués dans des camps.C’est un humain sur deux cent soixante-neuf. On les appelle des « ré-fugiés politiques », mais c’est un mensonge car aucun riche n’estparqué dans ces camps. Quant à la pauvreté des pauvres, elle s’appro-fondit toujours. Même les données triturées par la Banque mondialele montrent, malgré toutes les méthodes de calcul adoptées pourtenter de minimiser cet accroissement constant des écarts entre richeset pauvres. Selon la dernière méthode de calcul (Atlas), le revenumoyen des habitants des soixante-six pays les plus pauvres a encorechuté de 7 % entre 1996 et 2 000, passant de 440 à 410 US $. Depauvres chiffres, incapables de donner une idée juste du drame vécupar ces milliards d’humains condamnés au dé-développement à per-pétuité !

    Qu’on se rassure, je ne vais pas allonger la liste des écœuranteriesdécoulant de notre mode de gestion de l’argent. En tant que riche, jesuis bien forcé d’admettre que cette autre face de l’argent m’est connuedavantage par le biais d’une information que par celui d’une expé-rience. Cela ne signifie pas que la face souriante de l’argent m’estconnue émotionnellement et la face pourrie, intellectuellement. Lesdeux me touchent et me concernent aussi globalement, et elles sontindissociables.

    APERÇU

    L’argent est une créature qui n’a jamais été aussi vivante, aussi triom-phante, aussi resplendissante. N’est-ce pas le moment idéal pourpenser à sa mort ? Annoncer la mort de l’argent, c’est à première vuejouer les prophètes ou les devins. Dans le domaine des sciencesimpures, la prédiction n’a jamais connu beaucoup de succès, contrai-rement à ce qui semble possible dans certains domaines des sciences

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    la mort de l’argent

    inhumaines, pour prédire les éclipses par exemple. En réalité, il nes’agit pas d’une prophétie, c’est-à-dire du risque de passer pour hur-luberlu contre l’avantage de faire parler de soi, mais surtout d’unerêverie. Il y a plusieurs sortes de rêves (érotiques, épiques, impres-sionnistes, etc.), celui-ci s’inscrit dans la catégorie du rêve scientifique,même s’il s’agit de science naïve.

    Qu’il s’agisse d’une vision ou d’un rêve, d’une suggestion ou d’unehypothèse, l’idée de la mort de l’argent mérite qu’on s’y arrête. Elledécoule d’un raisonnement très simple : l’argent n’a pas toujoursexisté, il n’est donc pas éternel. Il n’est pas indissolublement lié ànotre condition d’êtres humains et sociaux. D’autres systèmes so-ciaux ont vu le jour et ont finalement disparu ou à peu près. Depuisque notre espèce existe, Homo sapiens, avec son gros cerveau, sonintelligence et sa compétence culturelle, nous avons vécu sans argentbien plus longtemps qu’avec lui. Cette expérience humaine et sociales’étend sur environ mille siècles, c’est-à-dire trois ou quatre millegénérations, peut-être même le double. C’est un fait que nous avonstendance à écarter, sous prétexte qu’il s’agirait de « nos ancêtres » etnon pas de « nous ». Et pourtant, il s’agit bien de « nous » et non pasde nos ancêtres, ces Australopithèques, Homo erectus ou autres grandssinges bipèdes à petit cerveau, que nous avons humanisés pour« nous » donner une très grande ancienneté et pour créer l’illusionque « nous » serions en train d’évoluer continuellement. La vie sansargent, une vie humaine et sociale, riche et complexe, est non seule-ment possible, elle a été la réalité vécue par un nombre d’humainsqui pourrait même être supérieur au total de ceux qui ont vécu avecl’argent. Ces humains, dans la mesure où nous pouvons en avoir aumoins une connaissance floue, ainsi que certains de nos contemporainsvivant en petites communautés ont choisi de vivre dans des sociétésoù c’est la parenté qui joue le rôle de système social central. Puis, ily a tout au plus cinquante siècles, dans certaines circonstances qui

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    denis blondin

    tiennent à la quantité d’humains et non pas à leur qualité, d’autreshumains ont élaboré des sociétés plus grosses, fondées sur la religionplutôt que sur la parenté. La parenté n’est pas morte ; elle a simple-ment cédé la place à la religion comme système social central. Et ellea trouvé des façons de se réincarner dans « la religion ». Par exemple,dans la chrétienté, on a formé des communautés de pères, de mères,de frères ou de sœurs. Peut-être aurions-nous même connu des com-munautés d’oncles ou de tantes si la religion avait poursuivi sondéveloppement, si la chrétienté ne s’était pas muée en Occident, sidieu ne s’était pas réincarné en écus, en louis ou en dollars. Cetteautre mutation est aussi une affaire de quantité d’humains, et de gros-seur de la société, pas de qualité. La religion aussi a trouvé des façonsde se réincarner dans l’argent, comme on le verra. Cette successionde types de fondements sociaux est liée à la taille de la société. Laparenté dans les petites communautés, la « religion » (ou l’idéologie)dans les États et les empires, l’argent dans la société internationale etintermultinationale.

    Maintenant, toute la question est de savoir si l’argent représentel’état final de la condition humaine et sociale, s’il constitue bien « cethorizon indépassable de notre temps », selon la formule d’AndréGauron*, ou s’il finira lui aussi par céder la place à quelque autretype de système social central. Je penche pour la deuxième hypothè-se, surtout parce que notre société est en train de changer une autrefois d’échelle de grandeur. Nous avons développé l’argent comme sys-tème idéal pour nos relations sociales internationales, la religion pournos relations sociales nationales, et la parenté pour nos rapports so-ciaux à l’échelle communautaire. Mais dans la société véritablementmondialisée qui est en train d’émerger, intégrant des milliards d’hu-mains de cultures différentes, il faudra trouver autre chose. En parlant

    * André Gauron, Les Remparts de l’argent, Paris, Odile Jacob, 1991, p. 20.

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    la mort de l’argent

    de société mondialisée, je me situe ici sur le plan de l’identité et de laconscience – une conscience qui me semble avoir émergé il y a seule-ment dix ou quinze ans – car, sur le plan des échanges matériels, nosrapports sont mondialisés depuis environ cinq siècles. Cette idée d’unesuccession d’états de sociétés, allant de la parenté à la religion, de lareligion à l’argent et de l’argent à autre chose, sera examinée dans latroisième partie de ce livre, avant de risquer, dans la dernière partie,une tentative d’exploration des divers scénarios imaginables concer-nant le passage crucial que nous pourrions être sur le point d’amorcervers la société postmonétaire. Les deux premières parties serviront àexplorer quelques facettes anthropologiques de cet objet polymorphequ’est l’argent. Entre les différentes parties, j’ai aussi inséré des let-tres, dont certaines sont d’un style plutôt light et d’autres, plussérieuses. Elles serviront surtout d’interludes.

    Une réflexion sur l’argent ne concerne pas que les futurologues.Elle vise surtout notre compréhension des processus sociaux qui sontà l’œuvre, des mécanismes qui les gouvernent et des institutions quiles incarnent. Je m’efforcerai d’y jeter un regard très global, un re-gard d’anthropologue naïf. J’ai déjà évoqué une certaine théorie du« développement » en insistant sur la quantité d’humains en présence.Un tel moteur démographique se rattache évidemment à un certainsubstrat matériel, écologique, et aux divers systèmes technologiques.L’impact écologique est déjà une bonne raison d’imaginer que notrecivilisation monétaire1 frappera tôt ou tard un mur. Tout cela n’estpas très nouveau, même si nous réussissons souvent à l’oublier grâceà diverses astuces. En particulier, l’idée fausse que nous serions entrain d’« évoluer ». L’être humain, la nature humaine, ne constitue pasune variable mais une constante à travers les sociétés et les époques.

    1 Le français distingue les notions d’« argent » et de « monnaie » mais, bizarre-ment, il ne dispose que d’un seul adjectif (monétaire) pour s’y référer.

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    denis blondin

    Or nous n’avons pas encore réussi à nous débarrasser de l’idée derace et de l’idée d’évolution. Nous nous accrochons à l’illusion depouvoir cloner toute la planète et nous cloner nous-mêmes.

    Avec un tel héritage culturel, les sciences humaines n’ont pasvraiment fourni d’explication cohérente quant aux divers destins dessociétés humaines. Je ne prétends pas y réussir non plus. Je souhaiteseulement montrer certaines incohérences dans les explications quisont les plus populaires. Un examen des bases matérielles des socié-tés ne suffit pas à comprendre ce qui se passe. C’est pourquoi je veuxétudier cet immense problème en tenant compte aussi, et surtout, denos constructions symboliques et sociales. Ce serait difficile de faireautrement, étant donné que l’argent est un pur symbole, et non pasun instrument d’action matérielle. Nous devons chercher à tenircompte de ces deux niveaux de la réalité humaine : notre corps qui abesoin de calories et notre esprit qui se nourrit de symboles tels quel’argent. Le tout englobé dans une existence qui n’est pas individuel-le mais sociale. Cette dernière idée est sans doute la plus difficile àfaire entrer dans la tête individuelle d’un Occidental.

    Dans la tête de n’importe quel être humain, la capacité d’abstrac-tion est telle qu’il peut plaquer le concept d’« argent » sur n’importequelle réalité investie de valeur à ses yeux. De toute évidence, l’idéede la mort de l’argent ne concerne pas cela mais plutôt celle d’uncertain nombre d’institutions qui lui sont consacrées. Cette idée de lamort de l’argent peut, à prime abord, apparaître aussi odieuse qu’uto-pique. L’argent est si étroitement associé à nos rêves, nos désirs, nosprojets ou nos ambitions que l’idée de sa mort peut résonner commeleur glas. Nous confondons alors la fin et les moyens. Dans mon es-prit, il ne s’agit pas de créer un « homme nouveau » à l’image d’unequelconque utopie socialiste avancée. Il ne s’agit pas de faire taire nosdésirs ou nos rêves, de renoncer à nos projets ou à nos ambitions, maisde leur donner un autre visage que celui de l’argent. Tout simplement,

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    la mort de l’argent

    leur vrai visage. Au lieu de rêver à de l’argent pour conquérir l’élu oul’élue de notre cœur, pour obtenir de la notoriété ou de l’influence,ou même pour acquérir un bien matériel, nous pouvons imaginerd’autres moyens plus directs et plus efficaces d’y arriver. Cette façonde voir les choses pourrait déboucher sur une certaine psychologieindividuelle concernant l’argent, même si ce n’est pas du tout l’objetde ce livre.

    LE TRIOMPHE DE L’ARGENT

    Le succès de l’argent dans nos rapports sociaux mondialisés, en parti-culier depuis une vingtaine d’années, est si complet, si énorme qu’ildépasse toute tentative de mise en chiffres. En tout cas, aucun an-thropologue naïf ne saurait en faire le portrait. Devant ce succèsobjectif, diverses attitudes sont possibles, la réjouissance aussi bienque la rage impuissante. Pour beaucoup d’analystes, le constat del’irrésistible victoire de l’argent justifie une attitude d’acceptation,plus ou moins résignée, plus ou moins enthousiaste. C’est le cas deBernard Perret par exemple, qui se contente de critiquer les excès dela société-marché, tout en invitant à renoncer aux résistances inutiles :« Une fois admise la domination du principe marchand, quelle margereste-t-il pour les politiques sociales2 ? » Alain Minc, pour sa part,nous invite à partager son amour du marché dès les premières lignesde son essai : « J’aime le capitalisme et sa capacité infinie de mouve-ment et de renouvellement. Il rime avec la vie : le nier, c’est enéconomie refuser le principe vital3. » Il en avoue « les rugosités et les

    2 Bernard Perret, Les Nouvelles Frontières de l’argent, Paris, Seuil, 1999,p. 280.

    3 Alain Minc, L’Argent fou, Paris, Grasset & Fasquelle, 1990, p. 7.

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    petitesses », mais sans leur attacher une importance exagérée : « J’enaccepte le prix », nous précise-t-il. On ne peut s’empêcher de songerà la répartie de Madeleine Albright, alors ambassadrice des États-Unisauprès de l’ONU, et qui, interrogée à la télévision4 au sujet desmilliers d’enfants morts en Irak des suites de l’embargo américano-onusien, ne trouve pas d’autre réponse que : « We think the price isworth it. » (Nous pensons que cela en vaut le prix.)

    En général, il est plus facile d’endosser les quelques abus de lasociété-marché quand notre cadre de référence se limite à la Franceou au Québec, mais dès que nous réfléchissons aux conséquencessociales de la frénésie monétaire à l’échelle de la société humaine, ilnous faut des œillères autrement plus épaisses pour préserver notreoptimisme. La majorité des gens, avec l’information que leur four-nissent les médias, partagent probablement l’attitude de BernardPerret. Ils déplorent les drames, les guerres, la pauvreté, et croientque « nous » devrions faire un peu plus pour aider l’Afrique et lereste du troisième Monde. Une telle vision des choses assume biensûr que nous n’y sommes pour rien dans les malheurs des autres.D’autres, une minorité certes, mais une minorité en croissance et envoie d’organisation, celle des « anti-mondialisation », déplorent lefait qu’il n’existe pas de tribunal international pour traduire les diri-geants du FMI, de l’OMC, de la BM ou de l’OCDÉ, et les leaders du G8ou du G20, ni même d’organisation bien structurée et crédible pourcompiler des données précises sur les conséquences sociales etenvironnementales des Programmes d’ajustement structurel, parexemple. Des conséquences qui ne sont pas simplement « sociales »mais qui se traduisent directement en un nombre considérable demorts ou d’handicapés pour la vie.

    Stigmatiser l’argent comme responsable de toutes les injusticeshumaines, cela peut sembler recourir à une sorte de théorie primitive.

    4 En mai 1996, à l’émission 60 Minutes.

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    la mort de l’argent

    Par contre, le fait de ne pas remettre en question sa primauté absolue,d’assumer que l’argent serait un phénomène naturel plutôt qu’uneinstitution humaine, c’est aussi une sorte de réflexe primaire, celuidu citoyen bien conditionné par sa société. Envisager la mort de l’ar-gent n’est rien d’autre que le résultat d’un raisonnement logique,qu’on soit adversaire ou apôtre du marché et de sa globalisation. C’estune idée qui surgit facilement, même chez des gens qui ne souhaitentpas du tout une telle fin du monde. Par exemple, Alain Benoist laformule clairement : « Il n’y a pas de contre-pouvoir au pouvoir del’argent, précisément parce que l’essence de ce pouvoir ne se dévoileque dans la suppression de tout ce qui lui fait obstacle. L’hypothèse laplus probable est donc que la logique de l’argent ira à son terme, etque c’est sa victoire qui consommera sa perte5. » En effet, même lespires incendies finissent un jour par s’éteindre d’eux-mêmes, fautede combustible. Il reste à vérifier si l’argent est bien cet incendie quicarbure à la chair humaine, ce grand cannibale.

    UN MOT SUR L’ANTHROPOLOGIE NAÏVE6

    Bien qu’étant en principe entré dans le vif du sujet, je sens le besoind’expliquer brièvement le sous-titre donné à ce livre, pour situer enmême temps la perspective dans laquelle je me situe en abordant unsujet aussi ambitieux. En effet, le courant théorique dont se réclame

    5 D’Alain Benoist, présentation du no 12 de la revue Krisis, «L’argent», octo-bre 1992, p. 9, cité dans Bernard Perret, op. cit., p. 273.

    6 J’emprunte cette expression à Wiktor Stoczkowski, qui a bien compris l’inté-rêt d’inclure le discours naïf aussi bien que le savant dans son champd’analyse. Voir Anthropologie naïve, Anthropologie savante. De l’originede l’Homme, de l’imagination et des idées reçues, Paris, éditions du CNRScoll. «Empreintes de l’homme», 1994. Je ne voudrais cependant pas suggé-rer que son livre relève de l’anthropologie naïve.

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    cet essai n’est ni le marxisme, ni l’anthropologie structurale, ni unevariante de la famille postmoderniste. Il s’agit de l’anthropologienaïve. Pour ce qui est du postmodernisme, j’ai moins de certitudes.C’est une perspective que je perçois avec un certain flou, parce que jene connais pas la théorie moderniste à laquelle elle est censée succé-der. Le postmodernisme, comme tous les autres « post », cherche à seprésenter comme un moment historique ou comme une étape évolu-tive, mais c’est pour masquer sa véritable réalité, celle d’un espacesocial, plutôt restreint dans ce cas-ci, le petit cercle de ceux qui saventou qui sont « en avance ». Bref, c’est une aire qui se donne des airsd’une ère. Mais comme j’en ignore à peu près tout, il se pourrait queje fasse de la prose postmoderniste sans le savoir, comme monsieurJourdain, de sorte que toute ressemblance avec la réalité postmoder-niste serait purement fortuite. Par contre, les ressemblances avec lemarxisme et le structuralisme ne doivent rien au hasard ; ce sont desinfluences directes, quoique déjà un peu lointaines.

    Les peintres « naïfs » sont également appelés « primitifs ». C’estune étiquette qui convient aussi parfaitement aux anthropologuesnaïfs, dont la démarche se situe en dehors des grandes écoles. Commeles grandes écoles forment des cercles restreints, le champ ouvert àl’anthropologie naïve est immense et les parcours qu’elle empruntesont fort peu balisés. Ils ne sont pas générés par le paradigme domi-nant, du moins pas au même degré, ce qui ne signifie pas que sesconstructions soient désordonnées ou aléatoires. D’ailleurs, on auraittort de croire que la naïveté est une soustraction. Ce qui l’est, c’est laréduction des voies ouvertes à l’imaginaire et à la curiosité par lanormalisation socioculturelle, tout particulièrement au sein des mi-crosociétés professionnelles.

    Le « paradigme occidental », pour employer un terme savant,impose un carcan global à la réflexion. Chacune des sciences « hu-maines » a une fonction précise dans l’architecture idéologique qui

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  • LA MORT DE L’ARGENT de Denis Blondincomposé en Aldus roman de corps 12a été achevé d’imprimer en mars 2003

    sur les presses de AGMV Marquispour le compte des Éditions de la Pleine Lune

    Imprimé au Québec (Canada)

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    Extrait de la publication

    EXCUSESLE VIF DU SUJET