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MORCEAUX

CHOISIS

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ŒUVRES DE COLETTE

Claudine à l'école, roman.

Claudine à Paris, roman.

Claudine en ménage, roman.Claudine s'en va, roman.

La retraite sentimentale, ro-man.

Sept dialogues de Bêtes.

Douze dialogues de Bêtes.L'ingénue libertine, roman.La Vagabonde, roman.

Les Vrilles de la Vigne.L'entrave (suite à La Vaga-

bonde), roman.

L'envers du music-hall.

Dans la foule.La Paix chez les Bêtes.

Les heures longues.

Prrou, Poucette et quelquesautres (incorporé à LaPaix chez les Bêtes).

en collaboration avec M. Léopold Marchand

Chéri, pièce en 4 actes.La Vagabonde, pièce en 4 actes.

Chéri, roman.

La fin de Chéri, roman.Mitsou, ou comment l'esprit

vient aux filles, roman.La maison de Claudine.

Le voyage égoïste.Le blé en herbe, roman.

Aventures quotidiennes.

La femme cachée.La seconde, roman.

La naissance du jour, roman.Sido.

Ces plaisirs.

La Chatte, roman.

La jumelle noire, premièreannée.

La Jumelle noire, 2e année.

Duo, roman.

Prisons et paradis.Mes apprentissages.

THÉÂTRE

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COLETTE

MORCEAUX

CHOISISnrf

DOUZIÈME ÉDITION

GALLIMARD

Paris 43, Rue de Beaune

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L'édition originale de cet ouvrage a été tirée àtrente exemplaires sur alfa des papeteries Lafuma-

Navarre, dont vingt exemplaires numérotés de

1 à 20 et dix exemplaires hors commerce numérotésde 21 à 30.

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptationréservés pour tous pays, y compris la Russie.

Copyright by Librairie Gallimard, 1936.

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Ecrire! pouvoir écrire! cela signifie la longue rêveriedevant la feuille blanche, le griffonnage inconscient, les jeuxde la plume qui tourne en rond autour d'une tache d'encre,qui mordille le mot imparfait, le griffe, le hérisse de fléchet-tes, l'orne d'antennes, de pattes, jusqu'à ce qu'il perde safigure lisible de mot, mué en insecte fantastique, envolé en

papillon-fée.Ecrire. C'est le regard accroché, hypnotisé par le refletde la fenêtre dans l'encrier d'argent, la fièvre divine quimonte aux joues, au front, tandis qu'une bienheureuse mortglace sur le papier la main qui écrit. Cela veut dire aussil'oubli de l'heure, la paresse au creux du divan, la débauched'invention d'où l'on sort courbatu, abêti, mais déjà récom-pensé, et porteur de trésors qu'on décharge lentement surlafeuille vierge, dans le petit cirque de lumière qui s'abritesous la lampe.

Ecrire! verser avec rage toute la sincérité de soi sur lepapier tentateur, si vite, si vite que parfois la main lutte etrenâcle, surmenée par le dieu impatient qui la guide. etretrouver, le lendemain, à la place du rameau d'or, miracu-leusement éclos en une heure flamboyante, une ronce sèche,une fleur avortée.

(La vagabonde.)

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MA MÈRE ET MOI

Monsieur,

Vous me demandez de venir passer une huitaine de jourschez vous, c'est-à-dire auprès de ma fille que j'adore. Vousqui vivez auprès d'elle, vous savez combien je la vois rare-ment, combien sa présence m'enchante, et je suis touchéeque vous m'invitiez à venir la voir. Pourtant, je n'accepteraipas votre aimable invitation, du moins pas maintenant. Voicipourquoi mon cactus rose va probablement fleurir. C'estune plante très rare, que l'on m'a donnée, et qui, m'a-t-on dit,ne fleurit sous nos climats que tous les quatre ans. Or, jesuis déjà une très vieille femme, et, si je m'absentais pendantque mon cactus rose va fleurir, je suis certaine de ne pas levoir refleurir une autre fois.

Velzillez donc accepter, monsieur, avec mon remerciementsincère, l'expression de mes sentiments distingués et de monregret.

Ce billet, signé « Sidonie Colette, née Landoy », fut écritpar ma mère à l'un de mes maris, le second. L'année d'après,elle mourait, âgée de soixante-dix-sept ans.

Au cours des heures où je me sens inférieure à tout ce quim'entoure, menacée par ma propre médiocrité, effrayée dedécouvrir qu'un muscle perd sa vigueur, un désir sa force,une douleur la trempe affilée de son tranchant, je puis pour-tant me redresser et me dire « Je suis la fille de celle quiécrivit cette lettre, cette lettre et tant d'autres, que j'aigardées. Celle-ci, en dix lignes, m'enseigne qu'à soixante-seize ans elle projetait et entreprenait des voyages, mais quel'éclosion possible, l'attente d'une fleur tropicale suspen-dait tout et faisait silence même dans son cœur destinéà

l'amour. Je suis la fille d'une femme qui, dans un petit payshonteux, avare et resserré, ouvrit sa maison villageoise auxchats errants, aux chemineaux et aux servantes enceintes. Je

suis la fille d'une femme qui, vingt fois désespérée de man-quer d'argent pour autrui, courut sous la neige fouettée devent crier de porte en porte, chez des riches, qu'un enfant,

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MORCEAUX CHOISIS

près d'un âtre indigent, venait de naître sans langes, nu surde défaillantes mains nues. Puissé-je n'oublier jamais que jesuis la fille d'une telle femme qui penchait, tremblante, toutesses rides éblouies entre les sabres d'un cactus sur une pro-messe de fleur, une telle femme qui ne cessa elle-mêmed'éclore, infatigablement, pendant trois quarts de siècle.»

Maintenant que je me défais peu à peu et que dans lemiroir peu à peu je lui ressemble, je doute que, revenant, elleme reconnaisse pour sa fille, malgré la ressemblance de nostraits. A moins qu'elle ne revienne quand le jour point àpeine, et qu'elle ne me surprenne debout, aux aguets sur unmonde endormi, éveillée, comme elle fut, comme souvent jesuis, avant tous.

(La Naissance du jour).

Il y a dans un enfant très beau quelque chose que je liepuis définir et qui me rend triste. Comment me faire com-prendre ? Ta petite nièce C. est en ce moment d'une ravis-sante beauté. De face, ce n'est rien encore; mais quand elletourne son profil d'une certaine manière et que son petit nezargenté se dessine fièrement au-dessous de ses beaux cils, jesuis saisie d'une admiration qui en quelque sorte me désole.On assure que les grands amoureux, devant l'objet de leurpassion, sont ainsi. Je serais donc, à ma manière, une grandeamoureuse? Voilà une nouvelle qui eût bien étonné mes deuxmarisl.

Elle a donc pu, elle, se pencher impunément sur la fleurhumaine. Impunément sauf la « tristesse» appelait-elletristesse ce délire mélancolique, cet ennoblissement qui noussoulève à la vue de l'arabesque jamais pareille à elle-même,jamais répétée, feux couplés des yeux, calices jumeaux,renversés, des narines, abîme marin de la bouche et sa pal-

pitation de piège au repos la cire perdue des visages?.Penchée sur une créature enfantine et magnifique, elle trem-blait, soupirait d'une angoisse qu'elle ne savait nommer, etqui se nomme tentation. Mais elle n'aurait jamais imaginéque d'un puéril visage se lève un trouble, une vapeur com-parable à ce qui flotte sur le raisin dans la cuve, ni qu'onpuisse y succomber. Mes premiers colloques avec moi-mêmem'ont instruite, sinon gardée de faillir « Ne touche pas dudoigt l'aile de ce papillon.

Non, certainement. Ou rien qu'un peu. Rien qu'à laplace fauve noir où glisse, sans que je puisse fixer le pointprécis où il naît, celui où il s'épuise, ce feu violet, cetteléchure de lune.

Non. Ne le touche pas. Tout va s'évanouir, si tu l'effleu-res seulement.

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MA MÈRE ET MOI

Mais rien qu'un peu. C'est peut-être cette fois-ci queje percevrai sous ce doigt-ci, le plus sensible, le quatrième,la froide flamme bleue, et sa fuite dans le poil de l'aile. laplume de l'aile. la rosée de l'aile.» Une trace de cendre,éteinte, sur le bout du doigt, l'aile déshonorée, la bestioleaffaiblie.

A n'en pas douter, ma mère savait, elle qui n'apprit rien,comme elle disait, « qu'en se brûlant », elle savait qu'onpossède dans l'abstention, et seulement dans l'abstention.Abstention, consommation, le péché n'est guère plus lourdici que là, pour les « grandes amoureuses> de sa sorte, denotre sorte. Sereine et gaie auprès de l'époux, elle devenaitagitée, égarée de passion ignorante, à la rencontre des êtresqui traversent leur moment sublime. Confinée dans son vil-lage entre deux maris successifs et quatre enfants, elle ren-contrait partout, imprévus, suscités pour elle, par elle, desapogées, des éclosions, des métamorphoses, des explosions de

miracles, dont elle recueillait tout le prix. Elle qui ménageala bête, soigna l'enfant, secourut la plante, il lui fut épargnéde découvrir qu'une singulière bête veut mourir, qu'un cer-tain enfant implore la souillure, qu'une des fleurs closes exi-gera d'être forcée, puis foulée aux pieds. Son inconstance, àelle, ce fut de voler de l'abeille à la souris, d'un nouveau-néà un arbre, d'un pauvre à un plus pauvre, d'un rire à untourment. Pureté de ceux qui se prodiguent Il n'y eut jamaisdans sa vie le souvenir d'une aile déshonorée, et si elle trem-bla de désir autour d'un calice fermé, autour d'une chrysa-lide roulée encore dans sa coque vernissée, du moins elleattendit, respectueuse, l'heure. Pureté de ceux qui n'ont pascommis d'effraction! Me voici contrainte, pour la renouer àmoi, de rechercher le temps où ma mère rêvait dramatique-ment au long de l'adolescence de son fils aîné, le très beau,le séducteur. En ce temps-là, je la devinai sauvage, pleine defausse gaîté et de malédictions, ordinaire, enlaidie, auxaguets. Ah! que je la revoie ainsi diminuée, la joue coloréed'un rouge qui lui venait de la jalousie et de la fureur! Queje la revoie ainsi et qu'elle m'entende assez pour se recon-naître dans ce qu'elle eût le plus fort réprouvé! Que je luirévèle, à mon tour savante, combien je suis son impure survi-vance, sa grossière image, sa servante fidèle chargée desbasses besognes! Elle m'a donné le jour, et la mission depoursuivre ce qu'en poète elle saisit et abandonna, commeon s'empare d'un fragment de mélodie flottante, en voyagedans l'espace. Qu'importe la mélodie, à qui s'enquiert del'archet, et de la main qui tient l'archet?

Elle alla vers ses fins innocentes avec une croissante

anxiété. Elle se levait tôt, puis plus tôt, puis encore plus tôt.Elle voulait le monde à elle, et désert, sous la forme d'unpetit enclos, d'une treille et d'un toit incliné. Elle voulait la

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MORCEAUX CHOISIS

jungle vierge, encore que limitée à 'l'hirondelle, aux chats etaux abeilles, à la grande épeire debout sur sa roue de den-telle argentée par la nuit. Le volet du voisin, claquant sur lemur, ruinait son rêve d'exploratrice incontestée, recommencéchaque jour à l'heure où la rosée froide semble tomber, ensonores gouttes inégales, du bec des merles. Elle quitta sonlit à six heures, puis à cinq heures, et, à la fin de sa vie,une petite lampe rouge s'éveilla, l'hiver, bien avant que l'an-gélus battît l'air noir. En ces instants encore nocturnes mamère chantait, pour se taire dès qu'on pouvait l'entendre.L'alouette aussi, tant qu'elle monte vers le plus clair, vers lemoins habité du ciel. Ma mère montait, et montait sans cessesur l'échelle des heures, tâchant à posséder le commencementdu commencement. Je sais ce que c'est que cette ivresse-là.Mais elle quêta, elle, un rayon horizontal et rouge, et le pâlesoufre qui vient avant le rayon rouge; elle voulut l'ailehumide que la première abeille étire comme un bras. Elleobtint, du vent d'été qu'enfante l'approche du soleil, sa pri-meur en parfums d'acacia et de fumée de bois; elle réponditavant tous au grattement de pied et au hennissement à mi-voix d'un cheval, dans l'écurie voisine; de l'ongle elle fendit,sur le seau du puits, le premier disque de glace éphémèreoù elle fut seule à se mirer, un matin d'automne.

Que j'aurais voulu offrir, à cet ongle dur et bombé, apte àcouper les pétioles, cueillir la feuille odoriférante, gratter lepuceron vert, et interroger dans la terre les semences dor-mantes, que j'aurais voulu offrir mon propre miroir denaguère la tendre face à peine virile qui me rendait, embel-lie, mon image! J'aurais dit à ma mère « Vois. Vois ce queje fais. Vois ce que cela vaut. Cela vaut-il que j'endosse mondéguisement diffamé, qui me permet de sustenter, en secret.bouche à bouche, la proie que je semble boire? Cela vaut-ilque, détournée des aurores que toi et moi nous aimons, je meconsacre à des paupières que j'éblouis et à leurs promessesde levers d'astres? Scrute, mieux que moi-même, ma trem-blante œuvre que j'ai trop contemplée. Fourbis ton ongle durde jardinière!Mais il était trop tard. Celle à qui j'avouaistout avait déjà conquis, en ce temps-là, son éternel crépus-cule du matin. Elle nous eût jugés, hélas, clairement, avec sacruauté céleste qui ne connaissait pas le courroux « Rejetteton ente un peu monstrueuse, ma fllle. le greffon qui ne veutprospérer que par toi. C'est un gui. Je t'assure que c'est ungui. Je' ne te dis pas il est mal de recueillir un gui. parceque le mal et le bien peuvent être également resplendissantset féconds. Mais.»

Quand je tâche d'inventer ce qu'elle m'eût dit. il y a tou-jours un point de son discours où je suis défaillante. Il memanque les mots, surtout l'argument essentiel, le blâme, l'in-dulgence imprévus, pareillement séduisants, et qui tombaient

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MA. MÈRE ET MOI

d'elle, légers, lents à toucher mon limon et à s'y enliser dou-cement, lents à ressurgir. Ils ressurgissent maintenant de moi,et quelquefois on les trouve beaux. Mais je sais bien que,reconnaissables, ils sont déformés selon mon code personnel,mon petit désintéressement, ma générosité à geste court, etma sensualité qui eut toujours, Dieu merci, les yeux plusgrands que le ventre.

(La Naissance du jour).

OÙ SONT LES ENFANTS?

La maison était grande, coiffée d'un grenier haut. La penteraide de la rue obligeait les écuries et les remises, les pou-laillers, la buanderie, la laiterie, à se blottir en contre-bastout autour d'une cour fermée.

Accoudée au mur du jardin, je pouvais gratter du doigt letoit du poulailler. Le Jardin-du-Haut commandait un Jardin-du-Bas, potager resserré et chaud, consacré à l'aubergine etau piment, où l'odeur du feuillage de la tomate se mêlait, en

juillet, au parfum de l'abricot mûri sur espaliers. Dans leJardin-du-Haut, deux sapins jumeaux, un noyer dont l'ombreintolérante tuait les fleurs, des roses, des gazons négligés,une tonnelle disloquée. Une forte grille de clôture, au fond,en bordure de la rue des Vignes, eût dû défendre les deuxjardins; mais je n'ai jamais connu cette grille que tordue,arrachée au ciment de son mur, emportée et brandie en l'airpar les bras invincibles d'une glycine centenaire.

La façade principale, sur la rue de l'Hospice, était unefaçade à perron double, noircie, à grandes fenêtres et sansgrâces, une maison bourgeoise de vieux village, mais la roide

pente de la rue bousculait un peu sa gravite, et son perronboitait, six marches d'un côté, dix de l'autre.

Grande maison grave, revêche avec sa porte à clochetted'orphelinat, son entrée cochère à gros verrou de geôleancienne, maison qui ne souriait que d'un côté. Son revers,invisible au passant, doré par le soleil, portait manteau deglycine et de bignonier mêlés, lourds à l'armature de ferfatiguée, creusée en son milieu comme un hamac, qui ombra-geait une petite terrasse dallée et le seuil du salon. Le restevaut-il la peine que je le peigne, à l'aide de pauvres mots?Je n'aiderai personne à contempler ce qui s'attache de splen-deur, dans mon souvenir, aux cordons rouges d'une vigned'automne que ruinait son propre poids, cramponnée, aucours de sa chute, à quelques bras de pin. Ces lilas massifs

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MORCEAUX CHOISIS

dont la fleur compacte, bleue dans l'ombre, pourpre au soleil,pourrissait tôt, étouffée par sa propre exubérance, ces lilasmorts depuis longtemps ne remonteront pas grâce à moi versla lumière, ni le terrifiant clair de lune, argent, plombgris, mercure, facettes d'améthystes coupantes, blessantssaphirs aigus, qui dépendait de certaine vitre bleue, dansle kiosque au fond du jardin.

Maison et jardin vivent encore, je le sais, mais qu'importesi la magie les a quittés, si le secret est perdu qui ouvrait,lumière, odeurs, harmonie d'arbres et d'oiseaux, murmure devoix humaines qu'à déjà suspendu la mort, un monde dontj'ai cessé d'être digne?.

Il arrivait qu'un livre, ouvert sur le dallage de la terrasseou sur l'herbe, une corde à sauter serpentant dans une allée,ou un minuscule jardin bordé de cailloux, planté de têtes defleurs, révélassent autrefois, dans le temps où cette mai-son et ce jardin abritaient une famille, la présence desenfants, et leurs âges différents. Mais ces signes ne s'accom-pagnaient presque jamais du cri, du rire enfantins, et le logis,chaud et plein, ressemblait bizarrement à ces maisons qu'unefin de vacances vide, en un moment de toute sa joie. Lesilence, le vent contenu du jardin clos, les pages du livrerebroussées sous le pouce invisible d'un sylphe, tout semblaitappel « Les enfants Où sont les enfants ?»C'est alors que paraissait, sous l'arceau de fer ancien quela glycine versait à gauche, ma mère, ronde et petite en cetemps où l'âge ne l'avait pas encore décharnée. Elle scrutaitla verdure massive, levait la tête et jetait par les airs sonappel « Les enfants! Où sont les enfants?»Où? nulle part. L'appel traversait le jardin, heurtait le

grand mur de la remise à foin, et revenait, en écho très faibleet comme épuisé « Hou. enfants.»

Nulle part. Ma mère renversait la tête vers les nuées, commesi elle eut attendu qu'un vol d'enfants ailés s'abattît. Au boutd'un moment, elle jetait le même cri, puis se lassait d'inter-roger le ciel, cassait de l'ongle le grelot sec d'un pavot, grat-tait un rosier emperlé de pucerons verts, cachait dans sa

poche les premières noix, hochait le front en songeant auxenfants disparus, et rentrait. Cependant au-dessus d'elle,parmi le feuillage du noyer, brillait le visage triangulaire et

penché d'un enfant allongé, comme un matou, sur une grossebranche, et qui se taisait. Une mère moins myope eut-elledeviné, dans les révérences précipitées qu'échangeaient lescimes jumelles des deux sapins, une impulsion étrangère àcelle des brusques bourrasques d'octobre ?. Et dans la lucarnecarrée, au-dessous de la poulie à fourrage, n'eût-elle pasaperçu, en clignant les yeux, ces deux taches pâles dans lefoin le visage d'un jeune garçon et son livre? Mais elle avaitrenoncé à nous découvrir, et désespéré de nous atteindre.

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MA MÈRE ET MOI

Notre turbulence étrange ne s'accompagnait d'aucun cri. Jene crois pas qu'on ait vu enfants plus remuants et plussilencieux. C'est maintenant que je m'en étonne. Personnen'avait requis de nous ce mutisme allègre, ni cette sociabilitélimitée. Celui de mes frères qui avait dix-neuf ans et cons-truisait des appareils d'hydrothérapie en boudins de toile,fil de fer et chalumeaux de verre n'empêchait pas le cadet, àquatorze ans, de démonter une montre, ni de réduire aupiano, sans faute, une mélodie, un morceau symphoniqueentendu au chef-lieu; ni même de prendre un plaisir impéné-trable à émailler le jardin de petites pierres tombales decou-pées dans du carton, chacune portant, sous sa croix, lesnoms, l'épitaphe et la généalogie d'un défunt supposé. Masœur aux trop longs cheveux pouvait lire sans fin ni reposles deux garçons passaient, frolant comme sans la voir cettejeune fille assise, enchantée, absente, et ne la troublaient pas.J'avais, petite, le loisir de suivre, en courant presque, legrand pas des garçons, lancés dans les bois à la poursuite duGrand Sylvain, du Flambé, du Mars farouche, ou chassant lacouleuvre, ou bottelant la haute digitale de juillet au fond desbois clairsemés, rougis de flaques de bruyères. Mais je suivaissilencieuse, et je glanais la mûre, la merise, ou la fleur, jebattais les taillis et les prés gorgés d'eau, en chien indépen-dant qui ne rend pas de comptes.

« Où sont les enfants?Elle surgissait, essoufflée par sa

quête constante de mère-chienne trop tendre, tête levée etflairant le vent. Ses bras emmanchés de toile blanche disaient

qu'elle venait de pétrir la pâte à galette, ou le pudding saucéd'un brûlant velours de rhum et de confitures. Un grandtablier bleu la ceignait, si elle avait lavé la havanaise, etquelquefois elle agitait un étendard de papier jaune craquant,le papier de la boucherie; c'est qu'elle espérait rassembler,en même temps que ses enfants égaillés, ses chattes vagabon-des, affamées de viande crue.

Au cri traditionnel s'ajoutait, sur le même ton d'urgenceet de supplication, le rappel de l'heure « Quatre heures!1ils ne sont pas venus goûter Où sont les enfants?.»« Six heures et demie!Rentreront-ils dîner? Où sont les

enfants?.» La jolie voix, et comme je pleurerais de plaisirà l'entendre. Notre seul péché, notre méfait unique était lesilence, et une sorte d'évanouissement miraculeux. Pour desdesseins innocents, pour une liberté qu'on ne nous refusaitpas, nous sautions la grille, quittions les chaussures, emprun-tant pour le retour une échelle inutile, le mur bas d'un voisin.Le flair subtil de la mère inquiète découvrait sur nous l'ailsauvage d'un ravin lointain ou la menthe des marais mas-qués d'herbe. La poche mouillée d'un des garçons cachait lecaleçon qu'il avait emporté aux étangs fiévreux, et la« petite », fendue au genou, pelée au coude, saignait tran-

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MORCEAUX CHOISIS

quillement sous des emplâtres de toiles d'araignée et de poivremoulu, liés d'herbes rubannées.

Demain, je vous enfermel Tous, vous entendez, touslDemain. Demain l'aîné, glissant sur le toit d'ardoises où

il installait un réservoir d'eau, se cassait la clavicule etdemeurait muet, courtois, en demi-syncope, au pied du mur,attendant qu'on vînt l'y ramasser. Demain, le cadet recevaitsans mot dire, en plein front, une échelle de six mètres etrapportait avec modestie un œuf violacé entre les deux yeux.

Où sont les enfants?

Deux reposent. Les autres jour par jour vieillissent. S'il estun lieu où l'on attend après la vie, celle qui nous attendittremble encore, à cause des deux vivants. Pour l'aînée de noustous elle a du moins fini de regarder le noir de la vitre, lesoir « Ahl je sens que cette enfant n'est pas heureuse. Ah!je sens qu'elle souffre.»

Pour l'aîné des garçons elle n'écoute plus, palpitante, leroulement d'un cabriolet de médecin sur la neige, dans lanuit, ni le pas de la jument grise. Mais je sais que pour lesdeux qui restent elle erre et quête encore, invisible, tour-mentée de n'être pas assez tutélaire « Où sont, où sont lesenfants?.»

(La Maison de Claudine).

MATERNITÉ

Sitôt mariée, ma sœur aux longs cheveux céda aux sugges-tions de son mari, de sa belle-famille, et cessa de nous voir,tandis que s'ébranlait l'appareil redoutable des notaires et desavoués. J'avais onze, douze ans, et ne comprenais rien àdes mots comme « tutelle imprévoyante, prodigalité inexcu-sable », qui visaient mon père. Une rupture suivit entre lejeune ménage et mes parents. Pour mes frères et moi, elle nefit pas grand changement. Que ma demi-sœur cette fillegracieuse et bien faite, kalmouke de visage, accablée de che-veux, chargée de ses tresses comme d'autant de chaîness'enfermât dans sa chambre tout le jour ou s'exilât avec unmari dans une maison voisine, nous n'y voyions ni différenceni inconvénient. D'ailleurs, mes frères, éloignés, ressentirentseulement les secousses affaiblies d'un drame qui tenait atten-tif tout notre village. Une tragédie familiale, dans une grandeville, évolue discrètement, et ses héros peuvent sans bruit semeurtrir. Mais le village qui vit toute l'année dans l'inanitionet la paix, qui trompe sa faim avec de maigres ragots de bra-connage et de galanterie, le village n'a pas de pitié et per-

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MA MÈRE ET MOI

sonne n'y détourne la tête, par délicatesse charitable, sur lepassage d'une femme que des plaies d'argent ont, en moins

d'un jour, appauvrie d une enfant.On ne parla que de nous. On fit queue le matin à la bou-cherie de Léonore pour y rencontrer ma mère et la contrain-dre à livrer un peu d'elle-même. Des créatures avides qui, laveille, n'étaient pourtant pas sanguinaires se partageaientquelques-uns de ses précieux pleurs, quelques plaintesarrachées à son indignation maternelle. Elle revenait épui-sée, avec le souffle précipité d'une bête poursuivie. Ellereprenait courage dans sa maison, entre mon père et moi,taillait le pain pour les poules, arrosait le rôti embroché,clouait, de toute la force de ses petites mains emmanchéesde beaux bras, une caisse pour la chatte près de mettre bas,lavait mes cheveux au jaune d'oeuf et au rhum. Elle met-tait, à dompter son chagrin, une sorte d'art cruel, et parfoisje l'entendis chanter. Mais, le soir, elle montait fermer elle-même les persiennes du premier étage, pour regarder sépa-rés de notre jardin d'En-Face par un mur mitoyen lejardin, la maison qu'habitait ma sœur. Elle voyait des plan-ches de fraisiers, des pommiers en cordons et des touffesde phlox, trois marches qui menaient à un perron-terrassemeublé d'orangers en caisses et de sièges d'osier. Un soirj'étais derrière elle nous reconnûmes sur l'un des siègesun châle violet et or, qui datait de la dernière convalescencede ma sœur aux longs cheveux. Je m'écriai « Ah! tu vois,le châle de Juliette?et ne reçus pas de réponse. Un bruitsaccadé et bizarre, comme un rire qu'on étouffe, décrut avecles pas de ma mère dans le corridor, quand elle eut fermétoutes les persiennes.

Des mois passèrent, et rien ne changea. La fille ingratedemeurait sous son toit, passait raide devant notre seuil,mais il lui arriva, apercevant ma mère à l'improviste, de fuircomme une fillette qui craint la gifle. Je la rencontrais sansémoi, étonnée devant cette étrangère qui portait des cha-peaux inconnus et des robes nouvelles.

Le bruit courut, un jour, qu'elle allait mettre un enfant aumonde. Mais je ne pensais plus guère à elle, et je ne fis pasattention que, dans ce moment-là, justement, ma mère souffritde demi-syncopes nerveuses, de vertiges d'estomac, de palpi-tations. Je me souviens seulement que l'aspect de ma sœurdéformée, alourdie, me remplit de confusion et de scan-dale.

Des semaines encore passèrent. Ma mère, toujours vive,active, employa son activité d'une manière un peu incohé-rente. Elle sucra un jour la tarte aux fraises avec du sel, etau lieu de s'en désoler, elle accueillit les reproches de monpère avec un visage fermé et ironique qui me bouleversa.

Un soir d'été, comme nous finissions de dîner tous les trois,

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MORCEAUX CHOISIS

une voisine entra tête nue, nous souhaita le bonsoir d'un airapprêté, glissa dans l'oreille de ma mère deux mots mysté-rieux, et repartit aussitôt. Ma mère soupira « Ah! monDieu.» et resta debout, les mains appuyees sur la table.

Qu'est-ce qu'il y a? demanda mon père.Elle cessa avec effort de contempler fixement la flamme de

la lampe et réponditC'est commencé. là-bas.

Je compris vaguement et je gagnai, plus tôt que d'habitude,ma chambre, l'une des trois chambres qui donnaient sur lejardin d'En-Face. Ayant éteint ma lampe, j'ouvris ma fenêtrepour guetter, au bout d'un jardin violacé de lune, la maisonmystérieuse qui tenait clos tous ses volets. J'écoutai, compri-mant mon cœur battant contre l'appui de la fenêtre. La nuitvillageoise imposait son silence et je n'entendis que l'aboie-ment d'un chien, les griffes d'un chat qui lacéraient l'écorced'un arbre. Puis une ombre en peignoir blanc ma mèretraversa la rue, entra dans le jardin d'En-Face. Je la vis leverla tête, mesurer du regard le mur mitoyen comme si elleespérait le franchir. Puis elle alla et vint dans la courte alléedu milieu, cassa machinalement un petit rameau de laurierodorant qu'elle froissa. Sous la lumière froide de la pleinelune, aucun de ses gestes ne m'échappait. Immobile, la facevers le ciel, elle écoutait, elle attendait. Un cri long, aérien,affaibli par la distance et les clôtures, lui parvint en mêmetemps qu'à moi, et elle jeta avec violence ses mains croiséessur sa poitrine. Un second cri, soutenu sur la même notecomme le début d'une mélodie flotta dans l'air, et un troi-sième. Alors je vis ma mère serrer à pleines mains ses pro-pres flancs, et tourner sur elle-même, et battre la terre de sespieds, et elle commença d'aider, de doubler, par un gémisse-ment bas, par l'oscillation de son corps tourmenté et l'étreintede ses bras inutiles, par toute sa douleur et sa force mater-nelles, la douleur et la force de la fille ingrate qui, si loind',elle, enfantait.

(La Maison de Claudine).

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MA MÈRE ET LA MALADIE

Quelle heure est-il? Déjà onze heures Tu vois! II vavenir. Donne-moi l'eau de Cologne, et la serviette-éponge.Donne-moi aussi le petit flacon de violette. Et quand je disde violette. Il n'y a plus de vraie odeur de violette: Ils lafont avec de l'iris. Et encore, la font-ils avec de l'iris? Maistu t'en moques, toi, Minet-Chéri, tu n'aimes pas l'essence <lo

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