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JUILLET 2015 29 La décision M me  Rispal c/ Société des Autoroutes du Sud de la France, changement pour l’avenir de la qualification des contrats conclus par les concessionnaires d’autoroutes TC 9 mars 2015, M me Rispal c/ Société des Autoroutes du Sud de la France, req. n° C3984 Avec la décision M me Rispal c/ Société des Autoroutes du Sud de la France (1) , le Tribunal des conflits a vraisemblablement signé la sor- tie d’une célèbre décision des Grands Arrêts de la Jurisprudence Administrative, dont la renommée tenait moins à la rigueur du raison- nement la sous-tendant qu’à l’opportunisme créatif de la juridiction chargée de trancher les conflits d’attribution. En effet, avec le revire- ment du 9 mars 2015, la fiction née de la juris- prudence Société Entreprise Peyrot (2) a vécu. Nombreuses sont les générations d’étudiants en droit qui, depuis 1963, ont analysé ou tenté de comprendre les ressorts de cette décision par laquelle, de façon tout-à-fait dérogatoire et pour tout dire déconcertante, le juge avait qualifié de contrats administratifs des conven- tions conclues par… des personnes privées, reléguant au passage le critère organique à un rang subalterne. Il s’agissait, il est vrai, d’un domaine bien particulier, celui des conces- sions autoroutières, et plus précisément des marchés de travaux passés par les conces- sionnaires. Dans la décision Société Entreprise Peyrot, le Tribunal des conflits avait ainsi jugé que les marchés de travaux passés par le 1 TC 9 mars 2015, M me Rispal c/ Société des Autoroutes du Sud de la France, req. n° C3984. 2 TC 8 juillet 1963, Société Entreprise Peyrot, Société de l’autoroute Estérel Côte-d’Azur, req. n° 01804. maître de l’ouvrage pour la construction d’au- toroutes étaient soumis, par principe pourrait- on dire, aux règles du droit public, y compris lorsque ce maître d’ouvrage se trouve être un concessionnaire, et même s’il revêt la qualité de personne privée. La justification ou, pour être plus précis, le motif avancé par le Tribunal des conflits pour parvenir à cette conclusion résidait dans l’objet même de la construction d’autoroutes, à la fois opération de travaux publics et surtout opération appartenant par nature à l’État. À l’instar de la décision Société Entreprise Peyrot, c’est à nouveau dans le cadre d’une action en responsabilité intentée par le cocon- tractant d’une société concessionnaire d’auto- route que le Tribunal des conflits a été conduit à revenir sur une jurisprudence qui apparais- sait de plus en plus menacée dans ses fon- dements, eu égard aux décisions récentes du juge répartiteur des compétences. En l’espèce, M me Rispal, artiste sculptrice, avait conclu le 23 avril 1990 un contrat avec la société des Autoroutes du Sud de la France (ASF) aux termes duquel elle s’était vu confier la réalisation de trois esquisses et d’une maquette en vue de l’érection d’une œuvre d’art sur une aire de service de la future auto- route A89. Rappelons que l’arrêté du 18 juin 1980 avait imposé aux concessionnaires de réserver 1/1000 e du montant de la participation budgétaire du ministère des Transports à la réalisation d’une œuvre conçue par un artiste. MOTS CLÉS Concession autoroutière Marché de travaux Modulation des effets dans le temps Jurisprudence Société Entreprise Peyrot CSP 2015-19-4 TRANSPORTS Chronique Jacques Dabreteau Avocat responsable du droit public, Ashurst LLP Avec le concours de Sidney Zaroukian Juriste en droit public des affaires

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Page 1: EXTRAIT CSP JUIN 2015

JUILLET 2015 29

La décision Mme Rispal c/ Société des Autoroutes du Sud de la France, changement pour l’avenir de la qualifi cation des contrats conclus par les concessionnaires d’autoroutes TC 9 mars 2015, Mme Rispal c/ Société des Autoroutes du Sud de la France, req. n° C3984

Avec la décision Mme Rispal c/ Société des Autoroutes du Sud de la France (1) , le Tribunal des conflits a vraisemblablement signé la sor-tie d’une célèbre décision des Grands Arrêts de la Jurisprudence Administrative, dont la renommée tenait moins à la rigueur du raison-nement la sous-tendant qu’à l’opportunisme créatif de la juridiction chargée de trancher les conflits d’attribution. En effet, avec le revire-ment du 9 mars 2015, la fiction née de la juris-prudence Société Entreprise Peyrot (2) a vécu.

Nombreuses sont les générations d’étudiants en droit qui, depuis 1963, ont analysé ou tenté de comprendre les ressorts de cette décision par laquelle, de façon tout-à-fait dérogatoire et pour tout dire déconcertante, le juge avait qualifié de contrats administratifs des conven-tions conclues par… des personnes privées, reléguant au passage le critère organique à un rang subalterne. Il s’agissait, il est vrai, d’un domaine bien particulier, celui des conces-sions autoroutières, et plus précisément des marchés de travaux passés par les conces-sionnaires. Dans la décision Société Entreprise Peyrot, le Tribunal des conflits avait ainsi jugé que les marchés de travaux passés par le

1 TC 9 mars 2015, M me Rispal c/ Société des Autoroutes du Sud de la France, req. n° C3984.

2 TC 8 juillet 1963, Société Entreprise Peyrot, Société de l’autoroute Estérel Côte-d’Azur, req. n° 01804.

maître de l’ouvrage pour la construction d’au-toroutes étaient soumis, par principe pourrait-on dire, aux règles du droit public, y compris lorsque ce maître d’ouvrage se trouve être un concessionnaire, et même s’il revêt la qualité de personne privée. La justification ou, pour être plus précis, le motif avancé par le Tribunal des conflits pour parvenir à cette conclusion résidait dans l’objet même de la construction d’autoroutes, à la fois opération de travaux publics et surtout opération appartenant par nature à l’État.

À l’instar de la décision Société Entreprise Peyrot, c’est à nouveau dans le cadre d’une action en responsabilité intentée par le cocon-tractant d’une société concessionnaire d’auto-route que le Tribunal des conflits a été conduit à revenir sur une jurisprudence qui apparais-sait de plus en plus menacée dans ses fon-dements, eu égard aux décisions récentes du juge répartiteur des compétences.

En l’espèce, Mme Rispal, artiste sculptrice, avait conclu le 23 avril 1990 un contrat avec la société des Autoroutes du Sud de la France (ASF) aux termes duquel elle s’était vu confier la réalisation de trois esquisses et d’une maquette en vue de l’érection d’une œuvre d’art sur une aire de service de la future auto-route A89. Rappelons que l’arrêté du 18 juin 1980 avait imposé aux concessionnaires de réserver 1/1000e du montant de la participation budgétaire du ministère des Transports à la réalisation d’une œuvre conçue par un artiste.

MOTS CLÉS

Concession autoroutière Marché de travaux Modulation des effets dans le temps Jurisprudence Société Entreprise Peyrot

CSP 2015-19-4

TRANSPORTSChronique Jacques Dabreteau Avocat responsable du droit public, Ashurst LLP

Avec le concours de Sidney Zaroukian Juriste en droit public des affaires

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Toutefois, et la remarque a son importance, à la date de signature du contrat, la société ASF n’était précisément pas encore concession-naire de l’autoroute A89. L’exécution de la mis-sion convenue entre les parties était par voie de conséquence subordonnée à l’attribution de la concession et à ce que la société ASF choisisse une des esquisses conçues par Mme Rispal. Si la société ASF a ensuite été déclarée conces-sionnaire de l’autoroute A89 (3) , elle n’a en revanche jamais honoré le contrat la liant à l’artiste, l’informant au contraire le 7 juin 2005 de l’abandon de son projet pour cause d’incom-patibilité avec celui du Conseil général.

Soucieuse d’être indemnisée du préjudice qu’elle estimait avoir subi du fait de cette rupture de contrat, Mme Rispal s’est alors tournée vers les juridictions judiciaires afin d’obtenir répara-tion. Mais, dans une décision du 17 février 2010, la juridiction suprême, sans doute sensible aux arguments de la société ASF, déclina la compétence de l’ordre judiciaire pour connaître du litige en relevant la nature administrative du contrat conclu, l’œuvre conçue devant s’ana-lyser, quelle que soit sa fonction, comme un ouvrage accessoire à l’autoroute (4) .

Saisie subséquemment du litige, la Cour admi-nistrative d’appel de Paris qualifia, en sens inverse, la même convention de contrat de droit privé, motif pris de ce qu’elle avait été conclue par deux personnes privées et qu’à la date de sa signature la société ASF n’était pas encore concessionnaire de l’autoroute A89. C’est ainsi pour prévenir un conflit négatif que la même Cour a renvoyé la question de compé-tence au Tribunal des conflits (5) .

3 Décret du 7 février 1992 approuvant la conven-tion passée entre l’État et la Société des auto-routes du Sud de la France pour la concession de la construction, de l’entretien et de l’exploitation d’autoroutes.

4 Cass. Civ. 1 re , 17 février 2010, Société des Autoroutes du Sud de la France, pourvoi n° 08-11896 : « Qu’en statuant ainsi, alors que la société ASF était tenue, par application de l’arrêté du 18 juin 1980, de consacrer une certaine somme à la réalisation d’une œuvre conçue par un artiste, de sorte que celle-ci devait, quelle que soit sa fonction, s’analyser comme un ouvrage accessoire à l’autoroute dont le contrat conclu à cette fin avait un caractère admi-nistratif, la cour d’appel a violé le texte susvisé ».

5 CAA Paris, 21 octobre 2014, M me Rispal c/ Société des Autoroutes du Sud de la France, req. n° 13PA01105.

Dans sa décision du 9 mars 2015 qui marquera, à n’en pas douter, l’histoire du droit des contrats administratifs, le Tribunal des conflits referme la parenthèse ouverte par la décision Société Entreprise Peyrot en posant le principe selon lequel les marchés conclus par les concession-naires d’autoroutes constituent des contrats de droit privé, sauf conditions particulières qui permettraient de les regarder comme ayant agi pour le compte de l’État. Il s’agit là d’une remise en cause de la jurisprudence Société Entreprise Peyrot (1) qui, pour une raison de sécurité juri-dique, n’est applicable que pour l’avenir (2).

I. La remise en cause de la jurisprudence Société Entreprise Peyrot 1. Un revirement annoncé et attendu Jusqu’à l’avènement de la décision Société Entreprise Peyrot, les règles gouvernant la qualification des contrats administratifs parais-saient figées dans le marbre et étaient, toutes proportions gardées, relativement simples : soit les contrats étaient qualifiés d’adminis-tratifs par détermination de la loi, soit une telle qualification découlait de l’application de critères jurisprudentiels.

Deux critères cumulatifs étaient ainsi – et sont d’ailleurs toujours – utilisés par le juge pour conclure au caractère administratif d’un contrat, même si les hypothèses de qualifica-tion textuelle ont eu tendance à se multiplier depuis une quinzaine d’années (6) : l’un orga-

6 À savoir les baux emphytéotiques administratifs (article L. 1311-2 du Code général des collectivités territoriales), les marchés passés en application du Code des marchés publics (loi n° 2001-1168 portant mesures urgentes de caractère économique et financier (dite loi MURCEF) du 11 décembre 2001), les baux emphytéotiques administratifs dans le domaine hospitalier (article L. 6148-2 du Code de la santé publique), les contrats de partenariat (article 1 er de l’ordonnance n° 2004-559 du 17 juin 2004), les contrats comportant occupation du domaine public (article L. 2331-1 du Code général de la propriété des personnes publiques (CGPPP) qui reprend, il est vrai, une règle fixée par le décret-loi du 17 juin 1938 confiant au juge administratif les litiges y afférents), les cessions de biens immobi-liers de l’État (article L. 3331-1 du CGPPP repre-nant, pour sa part, une règle fixée par l’article 4 de la loi du 28 pluviôse an VIII), et plus récemment les concessions de travaux publics (article 1 er de l’ordonnance n° 2009-864 du 15 juillet 2009).

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nique tenant à la présence d’une personne publique, l’autre matériel tenant à l’objet du contrat soit que ce dernier comprenne une clause exorbitante de droit commun (7) , soit qu’il confie l’exécution même du service public (8) .

Mais, le Tribunal des conflits devait, pour des motifs juridiques pour le moins discutables, bouleverser ce paisible ordonnancement en conférant une nature administrative à certains contrats pourtant conclus entre deux per-sonnes privées.

En effet, dans la décision Société Entreprise Peyrot, il décida que « la construction des autoroutes nationales a le caractère de tra-vaux publics et appartient par nature à l’État ; qu’elle est traditionnellement exécutée en régie directe ; que, par suite, les marchés passés par le maître de l’ouvrage pour cette exécution sont soumis aux règles du droit public ; […] qu’il doit en être de même pour les marchés passés par le maître de l’ouvrage pour la construction d’autoroutes […] sans qu’il y ait lieu de distin-guer selon que la construction est assurée de manière normale directement par l’État, ou à titre exceptionnel par un concessionnaire agis-sant en pareil cas pour le compte de l’État, que ce concessionnaire soit une personne morale de droit public, ou une société d’économie mixte, nonobstant la qualité de personne morale de droit privé d’une telle société ; qu’ainsi, quelles que soient les modalités adoptées pour la construction d’une autoroute, les marchés pas-sés avec les entrepreneurs par l’administration ou par son concessionnaire ont le caractère de marchés de travaux publics ».

La justification de cette construction juridique pour le moins baroque n’était pas des plus évidentes. Il semble qu’elle résidait dans le rôle alors déterminant joué par l’État dans la réalisation des grandes infrastructures auto-routières et eu égard au contrôle exercé par ce dernier sur les sociétés d’économie mixte concessionnaires d’autoroutes.

Bien que cantonnée aux travaux routiers (i.e. routes nationales par « cohérence » avec la logique de la décision Société Entreprise Peyrot) et autoroutiers, cette jurisprudence devait néan-

7 CE 31 juillet 1912, Société des Granits porphy-roïdes des Vosges, req. n° 30701. Encore que la relative stabilité de ce critère puisse aujourd’hui prêter à discussion, cf. TC 13 octobre 2014, Société AXA France IARD, req. n° C3963.

8 CE Sect., 20 avril 1956, Époux Bertin, req. n° 98637.

moins être confirmée à plusieurs reprises, par le Conseil d’État (9) puis par le Tribunal des conflits (10) pour les ouvrages d’art indissociables, en l’oc-currence les tunnels, y compris lorsque les concessionnaires se trouvent être des personnes privées. Le Conseil d’État devait en faire une nouvelle application dans un arrêt de section le 3 mars 1989 (11) , le commissaire du Gouvernement parant pour l’occasion cette jurisprudence du mérite de faire prévaloir « l’unité du régime des travaux publics face aux démembrements de l’action administrative dans un domaine qui relève fondamentalement de l’État ».

Cette jurisprudence demeurait toutefois, et c’est heureux, d’interprétation stricte (12) , le Tribunal des conflits refusant d’en étendre le champ d’ap-plication aux travaux ferroviaires réalisés par la SNCF alors société concessionnaire de l’État (13) , à la construction de centrales nucléaires (14) , et même aux travaux sur des ouvrages monumen-taux tels que la Tour Eiffel (15) .

Les jours de la jurisprudence Société Entreprise Peyrot étaient néanmoins comptés, le Tribunal des conflits ayant récemment semé les graines préparant un terreau favorable à sa remise en

9 CE 24 avril 1968, Société concessionnaire fran-çaise pour la construction et l’exploitation du tunnel routier sous le Mont-Blanc, req. n° 70188.

10 TC 12 novembre 1984, Société d’économie mixte du tunnel de Sainte-Marie-aux-Mines, req. n° 02356.

11 CE Sect., 3 mars 1989, Société des autoroutes de la région Rhône-Alpes (A.R.E.A.), req. n° 79532 ; dans le même sens, voir CE Sect., 1 er avril 2009, Société des Autoroutes du Sud de la France, req. n° 315586 ; CE 12 janvier 2011, Société des Autoroutes du Nord et de l’Est de la France, req. n° 332136.

12 Voir, toutefois, TC 4 novembre 1996, M me Espinosa c/ Société Escota, req. n° 02990 (contrat dont l’objet était de permettre la réalisation des travaux néces-saires pour lutter contre le bruit provoqué par l’élargissement de l’autoroute A8, alors même que ces travaux devaient être réalisés hors de l’emprise de l’autoroute et sur un immeuble privé).

13 TC 17 janvier 1972, Solon et Barrault, Rec. p. 944.

14 TC 10 mai 1993, Société Wanner Isofi Isolation, req. n° 02840 : le Tribunal des conflits conclut à la compétence des juridictions administratives pour connaître du litige en utilisant la théorie du mandat tacite et en considérant le marché comme passé pour le compte d’EDF (eu égard également au régime exorbitant de droit commun encadrant l’exercice de l’activité à l’origine de ce litige).

15 TC 16 juin 2014, Société d’exploitation de la Tour Eiffel (SETE), req. n° C3944.

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cause, sans compter de solides analyses ayant recommandé de la renverser (16) .

Dans une décision du 9 juillet 2012 (17) , le Tribunal des conflits avait d’abord eu l’occasion de juger que les concessionnaires personnes privés sont présumés agir pour leur propre compte et que les contrats de travaux qu’ils concluent sont donc en principe de droit privé, relevant, comme tels, de la compétence des juridictions judiciaires.

Ensuite, dans la décision précitée relative aux travaux de remplacement des rails des ascenseurs de deux piliers de la Tour Eiffel, le Tribunal des conflits avait précisé que « lorsqu’une personne privée, chargée par une personne publique d’exploiter un ouvrage public, conclut avec d’autres entreprises un contrat en vue de la réalisation de travaux sur cet ouvrage, elle ne peut être regar-dée, en l’absence de conditions particulières, comme agissant pour le compte de la per-sonne publique propriétaire de l’ouvrage ».

Il ne restait donc plus qu’à attendre un litige per-mettant de tirer les conséquences de ces deux décisions pour revenir, enfin diront certains, à une plus grande orthodoxie dans la qualification des contrats conclus par les concessionnaires d’autoroutes personnes privées.

2. Un revirement, vecteur d’homogénéisation de la jurisprudence applicable aux contrats passés par les concessionnaires « Considérant qu’une société concessionnaire d’autoroute qui conclut avec une autre personne privée un contrat ayant pour objet la construc-tion, l’exploitation ou l’entretien de l’autoroute ne peut, en l’absence de conditions particulières, être regardée comme ayant agi pour le compte de l’État ; que les litiges nés de l’exécution de ce contrat ressortissent à la compétence des juridictions de l’ordre judiciaire » : à première vue, le considérant de principe de la décision du

16 Voir concl. Dacosta sur CE 14 novembre 2014, Société des Autoroutes du Sud de la France (ASF), req. n° 374557, AJDA 2014.2479 ; P. Terneyre, « Pourquoi les marchés de travaux des sociétés concessionnaires d’autoroutes conclus avec des entreprises privées devraient-ils relever “par nature” de la compétence de la juridiction adminis-trative ? », RJEP, n° 687, juin 2011, comm. n° 29, p. 38.

17 TC 9 juillet 2012, Compagnie des eaux et de l’ozone (société CEO), req. n° C3834.

Tribunal des conflits est clair, simple et marque d’un trait de plume la fin de la jurisprudence Société Entreprise Peyrot. En effet, d’une part, le droit applicable aux contrats des concession-naires d’autoroute est désormais par principe le droit privé, d’autre part, et par voie de consé-quence, le juge judiciaire est compétent pour statuer sur les litiges y afférents.

On relèvera au passage que la formulation retenue, volontairement large, vise à englober la totalité des contrats conclus par les conces-sionnaires d’autoroutes, quel que soit leur objet : construction, exploitation ou entretien de l’autoroute.

On peine donc à identifier parmi ces contrats ceux qui pourraient désormais échapper à la compétence des juridictions judiciaires et rele-ver, par dérogation, de celle des juridictions administratives (exception faite, naturellement, du contrat de concession lui-même).

Et pourtant, force est de constater que la décision Mme Rispal c/ Société des Autoroutes du Sud de la France réserve expressément, et apparemment à dessein, une telle hypothèse.

En effet, reprenant une formule quasi iden-tique à celle utilisée dans sa décision relative aux travaux de remplacement des rails des ascenseurs de la Tour Eiffel (18) , le Tribunal des conflits n’exclut pas définitivement toute com-pétence des juridictions administratives pour connaître d’un litige né d’un contrat conclu par une société concessionnaire d’autoroute.

Par la réserve des conditions particulières, qui permettraient de regarder le concessionnaire comme ayant agi pour le compte de l’État, le Tribunal des conflits entend laisser dans le giron du juge administratif l’interprétation et le contentieux des contrats susceptibles de survenir lorsque les sociétés concessionnaires d’autoroutes agissent comme mandataires d’une personne publique, en l’occurrence l’État.

On sait en effet que le juge administratif (19) , suivi en cela par le Tribunal des conflits (20) , a dégagé une hypothèse originale de mandat tacite, qualifié par certains auteurs de man-

18 Cette formulation résulte d’ailleurs d’une déci-sion antérieure, cf. TC 15 octobre 2012, Société Port croisade, req. n° C3853.

19 CE Sect., 30 mai 1975, Société d’équipement de la Région montpelliéraine, req. n° 86738.

20 TC 7 juillet 1975, Commune d’Agde, req. n° 02013.

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dat administratif (21) , permettant de qualifier de contrat administratif un contrat conclu entre deux personnes privées.

Sur le fondement de cette jurisprudence, si l’un des cocontractants est regardé comme « intervenant pour le compte d’une personne publique », alors même qu’il n’en est pas stricto sensu le mandataire au sens de l’ar-ticle 1984 du Code civil, le contrat conclu peut être qualifié de contrat administratif, par appli-cation des critères jurisprudentiels qui n’ont en principe vocation à jouer que si l’un au moins des cocontractants est une personne publique.

Ainsi, aux fins d’apprécier si un cocontrac-tant agit comme mandataire d’une personne publique, le juge utilise la méthode du fais-ceau d’indices et cherche dans les stipulations contractuelles, voire dans les textes gouver-nant l’activité du cocontractant, si ce dernier intervient pour son propre compte ou pour celui d’une personne publique.

Le recours à la théorie du mandat permet donc en l’espèce au Tribunal des conflits de redonner une homogénéité, si ce n’est une unité, aux règles applicables à la qualification des contrats conclus pas les sociétés concessionnaires, mettant fin au traitement particulier applicable jusqu’ici aux concessionnaires d’autoroutes.

Il reste que les hypothèses d’application de la théorie du mandat devraient en pratique s’avérer assez réduites dans le domaine des concessions autoroutières. En effet, le jour même de la décision Mme Rispal c/ Société des Autoroutes du Sud de la France, le Tribunal des conflits a refusé de qualifier de contrat administratif le contrat par lequel une socié-té concessionnaire d’autoroute avait confié à d’autres personnes privées les prestations de dépannage des véhicules en panne ou acciden-tés sur autoroutes, alors même que les moda-lités d’exécution de cette mission de service public devaient être conformes à un cahier des charges type et que les entreprises choisies par le concessionnaire pour l’assurer étaient soumises à un agrément du préfet destiné à vérifier leur capacité à remplir la mission dans le respect des objectifs de sécurité routière (22) .

Il résulte de ce qui précède que, si on ne sait pas encore exactement ce que recouvre la

21 M. Canedo, Le mandat administratif, LGDJ, 2001.

22 TC 9 mars 2015, Société Garage des pins, req. n° C3992.

notion de « conditions particulières » permet-tant de regarder un concessionnaire d’auto-route comme ayant agi pour le compte de l’État, on dispose déjà d’une indication sur les situations qui n’en relèvent pas.

II. Une remise en cause pour l’avenir

1. Une modulation justifiée des effets dans le temps de la décision, fondée sur un raisonnement juridique discutable On l’a vu, conformément au vœu formulé par le commissaire du Gouvernement, la décision du 9 mars 2015 permet de « constituer un bloc de compétence en faveur du juge judiciaire pour tous les contrats passés par les sociétés concessionnaires d’autoroute, en dehors de la concession elle-même » et s’inscrit, par ailleurs, dans le sens de l’évolution de la juris-prudence récente du Tribunal des conflits en matière contractuelle (23) .

Il reste que, par dérogation à la règle classique selon laquelle la jurisprudence présente un caractère rétroactif et est réputée applicable aux situations constituées dans le passé, le Tribunal des conflits décide de ne faire jouer la solution que pour l’avenir, c’est-à-dire unique-ment pour les contrats conclus par les socié-tés concessionnaires d’autoroute après la date de lecture de la décision, soit le 9 mars 2015.

Cette solution présente le mérite de préserver l’impératif de sécurité juridique tenant à ce qu’il ne soit pas porté une atteinte excessive aux rela-tions contractuelles en cours. Seuls les contrats conclus par les concessionnaires d’autoroutes après le 9 mars 2015 (date de lecture de la décision) relèveront en effet du droit privé et de la compétence des juridictions judiciaires, cette présomption n’étant pas irréfragable eu égard aux possibles conditions particulières permet-tant de regarder le concessionnaire d’autoroute comme ayant agi pour le compte de l’État.

En revanche, le fondement utilisé pour parvenir à cet objectif louable de sécurité juridique est inattendu et à vrai dire difficilement justifiable.

En effet, le Tribunal des conflits fonde son rai-sonnement sur le fait que la nature juridique d’un contrat s’appréciant à la date à laquelle il a été conclu, ceux qui l’ont été « antérieu-

23 Cf. concl. N. Escaut sur TC 9 mars 2015, M me Rispal c/ Société des Autoroutes du Sud de la France, préc., RFDA 2015.265.

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rement » par une société concessionnaire d’autoroute sous le régime des contrats admi-nistratifs demeurent régis par le droit public et les litiges nés de leur exécution relèvent des juridictions de l’ordre administratif.

Il s’agit là d’une reprise de la formulation consacrée dans sa décision du 16 octobre 2006, Caisse centrale de réassurance c/ Mutuelle des architectes français (24) aux termes de laquelle « sauf disposition législative contraire, la nature juridique d’un contrat s’apprécie à la date à laquelle il a été conclu ».

Néanmoins, alors qu’en l’espèce la solution retenue visait à tenir compte, ou plutôt à ne pas tenir compte, du changement légal de nature juridique de l’entité ayant conclu un contrat (en l’occurrence un établissement public devenu une société anonyme) pour déterminer le droit applicable à ce dernier, il s’agit ici de tenir compte, ou plutôt là encore de ne pas tenir compte, du changement de juris-prudence dans la détermination du droit appli-cable aux contrats conclus avant la date de décision du Tribunal des conflits. L’extension de la jurisprudence Caisse centrale de réas-surance c/ Mutuelle des architectes français paraît, sur ce point, discutable en matière de sécurité juridique, compte tenu de l’évolutivité que peuvent connaître des critères jurispru-dentiels par nature sujets à interprétation.

En outre, en recourant à cette jurisprudence pour justifier sa décision, le Tribunal des conflits refuse sans raison apparente de s’engager sur la voie qui lui était suggérée par son commis-saire du Gouvernement l’invitant à faire usage pour la première fois d’un pouvoir de modu-lation des effets dans le temps de sa décision.

En effet, après avoir analysé les questions et problématiques que soulèverait l’utili-sation d’un tel pouvoir par le Tribunal des conflits (après le Conseil d’État (25) et la Cour de cassation (26) ), le commissaire du Gouvernement

24 TC 16 octobre 2006, Caisse centrale de réas-surance c/ Mutuelle des architectes français, req. n° C3506.

25 CE Ass., 11 mai 2004, Association AC ! et autres, req. n° 255886 ; CA Ass., 16 juillet 2007, Société Tropic Travaux Signalisation, req. n° 291545 ; CE Ass., 4 avril 2014, Département de Tarn-et-Garonne, req. n° 358994.

26 Cass. Civ. 2 e , 8 juillet 2004, pourvoi n° 01-10426 ; Cass. Ass. Plénière, 21 décembre 2006, pourvoi n° 00-20493.

n’identifiait pas d’obstacle dirimant qui empê-cherait le Tribunal de se parer de ce nouvel atour.

Au total, l’effet eût été le même que le recours à la jurisprudence Caisse centrale de réassu-rance c/ Mutuelle des architectes français avec une justification sans doute plus robuste sur un plan juridique.

On peut donc regretter que le Tribunal des conflits ait décidé de faire application en l’es-pèce de cette jurisprudence et n’ait pas saisi l’occasion qui lui était donnée de s’arroger un nouveau pouvoir, dont on peut penser qu’il finira un jour prochain par se l’accorder.

2. Une application en l’espèce contestable des critères de la jurisprudence Société Entreprise Peyrot On se souvient que, dans sa décision du 17 février 2010, la Cour de cassation avait conclu à la compétence des juridictions admi-nistratives pour connaître du litige intenté par Mme Rispal contre la Société des Autoroutes du Sud de la France, voyant dans l’œuvre conçue par la première, quelle que soit sa fonction, un ouvrage accessoire à l’autoroute construite par la seconde.

Le raisonnement avait de quoi surprendre tant pouvait paraître ténu le caractère accessoire de l’œuvre d’art – certes imposé par l’État au titre des investissements culturels – à l’auto-route.

En effet, que la jurisprudence Société Entreprise Peyrot ait pu être appliquée par le passé aux hypothèses de construction ou de réparation de logements pour le personnel appelé à intervenir d’urgence sur l’autoroute (27) ne semblait pas contestable, le lien direct entre ces derniers et le fonctionnement de l’ouvrage autoroutier paraissant évident (28) . De même, du marché conclu par un conces-sionnaire d’autoroute pour l’installation d’un réseau de fibres optiques à haut débit intégré à

27 CE 23 décembre 2011, Société Autoroutes Paris-Rhin-Rhône, req. n° 340348.

28 Voir, toutefois, CE 9 février 1994, Société des Autoroutes Paris-Rhin-Rhône, req. n° 126485, concluant à la compétence des juridictions judi-ciaires s’agissant de la construction d’un ensemble immobilier à usage de bureau et d’entrepôt destiné à abriter la direction de l’exploitation de l’autoroute Paris-Lyon dont la société des autoroutes Paris-Rhin-Rhône est concessionnaire.

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l’ouvrage autoroutier principal (i.e. le long des autoroutes A2, A4 et A26) (29) .

En revanche, étendre ce raisonnement à une sculpture devant être implantée sur une aire de service de l’autoroute A89 paraissait quelque peu artificiel.

Le commissaire du Gouvernement ne s’y était d’ailleurs pas trompé et avait expressément conclu à l’incompétence de la juridiction admi-nistrative en termes assez péremptoires : « une telle analyse nous semble élargir de façon trop importante le champ de votre jurisprudence Société Entreprise Peyrot. En effet, la réalisation d’une œuvre d’art à installer sur une aire de ser-vice d’une autoroute n’est en rien indispensable, ni même utile au bon fonctionnement de l’ou-vrage. Rien ne justifie que de tels travaux entrent dans le champ du droit administratif. Nous vous proposons donc de regarder le contrat conclu entre la société des Autoroutes du Sud de la France et Mme Rispal comme ne portant pas sur des travaux présentant un lien suffisamment direct avec l’ouvrage autoroutier » (30) .

29 CE 12 janvier 2011, Société des autoroutes du nord et de l’est de la France, req. n° 332136.

30 Cf. concl. N. Escaut sur TC 9 mars 2015, M me Rispal c/ Société des Autoroutes du Sud de la France, préc.

Et il est vrai que, sauf à vider totalement de sa substance la notion d’accessoire, qui certes dispose d’une certaine plasticité en jurispru-dence administrative, on ne voit pas quel motif sérieux permettait de voir un lien direct entre l’œuvre conçue par Mme Rispal (d’ailleurs au seul stade de l’esquisse) et la construction de l’autoroute A89.

Ce n’est pas le parti retenu par le Tribunal des conflits qui, au contraire, décide d’attribuer la compétence aux juridictions administratives pour connaître du litige en relevant l’obliga-tion de la société des Autoroutes du Sud de la France de consacrer une part du coût des travaux à la réalisation d’une œuvre monu-mentale, laquelle présentait par ailleurs selon le Tribunal un lien direct avec la construction de l’autoroute.

Pour ce motif encore, décidément, le temps était venu de mettre un terme à la jurispru-dence Société Entreprise Peyrot.

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