excerpt - ricoeur - la pensée sans nostalgie

22

Upload: prevost

Post on 08-Dec-2015

25 views

Category:

Documents


2 download

DESCRIPTION

La pensée sans nostalgie

TRANSCRIPT

Novembre 20131

SOMMAIRE

3 Éditorial : La stigmatisation des Roms : une violence officielle calculée. Esprit

5 Positions – Ne soyons pas dupes du soft power des régimes autori-taires ! (Alice Béja). L’inflation sans bornes du patrimoine (OlivierMongin). Les Roms et le silence du président (Philippe Cibois)

PAUL RICŒUR, LA PENSÉE SANS NOSTALGIE15 Les Grecs de Paul Ricœur. Introduction. Michaël Fœssel

22 Vers la Grèce antique. De la nostalgie au deuil. Paul RicœurReprenant les catégories nietzschéennes d’histoire monumentale, antiquaireet critique, Paul Ricœur analyse la manière dont l’histoire répond à une« demande du présent », demande qui peut se traduire par la nostalgie oul’oubli. Deux options que Ricœur refuse, plaidant pour un travail de deuil quiravive les questions contemporaines sur le passé.

42 Des usages de l’Antiquité dans l’histoire. François HartogLe passé antique a souvent participé à la définition d’identités nationales oupolitiques. Ainsi, l’Allemagne du XIXe siècle fait de la Grèce son modèle, etde la philologie sa discipline reine. En France, c’est l’héritage latin qui pré-domine, et l’on cherche chez les « classiques » une vérité et une beautéimmuables. La Grèce archaïque, elle, émerge à une époque où vacille laconfiance dans le régime moderne d’historicité.

51 Le rêve grec de la philosophie allemande.Entretien avec Jacques TaminiauxHegel, Heidegger, Arendt : les philosophes allemands se sont souventappuyés sur la Grèce, comme idéal et comme modèle. Cependant, la visiond’un « monde grec » homogène est largement illusoire, et remet en avant uneperspective métaphysique.

58 La Grèce avant la raison. Marcel HénaffL’archaïque n’est pas simplement un antécédent, qui annoncerait l’avènementdu classique. Pour mieux comprendre ce qu’est la Grèce archaïque, il fautrenoncer à la nostalgie du classique, comme le dit Ricœur, mais aussi sedemander, avec les anthropologues, ce qu’est une culture « archaïque ».

72 Grèce archaïque, Grèce classique : artifices d’une opposition.Entretien avec Pierre Judet de La CombeL’opposition entre une Grèce classique rationnelle et sans dieux et une Grècearchaïque dominée par le mythe et la pensée pré-logique est une constructiondatée : les Présocratiques, les Tragiques décrivent déjà un monde« moderne » et pensent en termes mondiaux.

76 De l’utilité de la tragédie pour la vie. Myriam Revault d’AllonnesRicœur met en avant la manière dont la Grèce a été utilisée, notamment par lesphilosophes allemands, pour comprendre et donner forme à leur présent. Maiscomment les Grecs eux-mêmes interprétaient-ils leur passé ? La tragédie, enfaisant servir le passé à la vie, est l’une des modalités les plus puissantes dece réinvestissement du passé par et pour le présent.

Sommaire

2

ARTICLES85 Le retour du capital et la dynamique des inégalités.

Entretien avec Thomas PikettyOn a pu croire, pendant les Trente Glorieuses, que l’évolution du capitalismeallait vers une réduction des inégalités. Or on constate aujourd’hui que lapériode de convergence des revenus au XXe siècle n’était qu’une parenthèse ;l’accumulation du patrimoine s’accentue depuis une trentaine d’années, etnous ramène à une situation plus proche de celle du XIXe siècle. Commentdonc combattre les inégalités avec une croissance structurellement faible ?

96 L’Université de tous les savoirs à l’heure de Wikipédia, de Youtubeet des MOOCs. Yves MichaudLe projet de l’Université de tous les savoirs, lancé en 2000, prend fin aujour-d’hui, du moins dans sa forme actuelle. Yves Michaud explique comment ladiffusion massive des savoirs en ligne a changé la donne, et analyse l’avenirde l’esprit généraliste face à l’abondance des contenus disponibles et à la dif-ficulté à « faire le tri ».

108 Négociations internationales : la fin du multilatéralisme.Zaki LaïdiDe plus en plus, les grandes négociations internationales, dans les domainespar exemple du commerce ou de l’environnement, se font au détriment dumultilatéralisme. Ce ne sont plus les organisations internationales qui imposent des normes, mais les États qui décident souverainement de leurdegré d’engagement. Les accords bilatéraux se multiplient, notamment du faitdu poids croissant du binôme Chine/États-Unis, ce qui est un risque pourl’Europe, chantre du multilatéralisme.

118 Fabienne Courtade. Le choix de disparaître.Poèmes présentés par Jacques Darras

JOURNAL122 Dimanche, un jour comme un autre ? (Thierry Paquot). Défis et

dangers de la progression du Front national (Michel Marian). Lanormali sation grecque ? (Georges Prévélakis). Dominos kurdes enSyrie (Allan Kaval). L’imaginaire du masque (Ève Charrin). ClaireSimon, entre fiction et documentaire (Carole Desbarats). Devereuxpar Desplechin : la souffrance et les origines (Hélène L’Heuillet)

BIBLIOTHÈQUE143 Repère – Contre le culte de la croissance, par Emeric Travers

147 Librairie. Brèves. En écho. Avis

Abstracts on our website : www.esprit.presse.frCouverture : © Catherine Chevallier

Novembre 20133

Éditorial

La stigmatisation des Roms :une violence officielle calculée

MÊME quand elle est informelle, la mobilité contemporaine estaffaire d’infrastructures : réseaux de transport, lieux de connexion,aires de transit… D’un sas d’attente à l’autre, la mobilité n’a guèrede rapport avec le survol heureux du monde, le grand rêve deséchanges fluides et de la circulation sans frottement propre à l’ima-ginaire du marché. En haute mer comme au large des ports, auxalentours des pistes d’envol comme dans l’architecture des aéro-ports, les dispositifs frontaliers canalisent les flux et trient les popu-lations. Les débats abstraits sur le nombre d’entrées et de sorties duterritoire font oublier la matérialité persistante des frontières, surtoutpour les populations nomades européennes dont la mobilité contreditune conception de l’appartenance qui reste très territoriale. Quandon évoque la « forteresse Europe », qui ne regarde pas sansmauvaise conscience des embarcations de fortune faire naufrageprès de Lampedusa, on oublie que l’espace interne de l’Europe lui-même n’est pas accueillant à toutes les mobilités.

Le nomade n’est pas hors-lieux, il passe de zones de rétentionen campements illégaux ou, au mieux, en habitats de transition.Héritier d’une longue méfiance historique, il est une cible privilé-giée de l’action policière. Les pressions de la politique du chiffrefocalisent en effet le « maintien de l’ordre » sur les populations lesplus faciles à expulser : migrants européens, familles avec enfantsscolarisés, travailleurs pauvres prêts à accepter une « prime auretour ». L’intégration des Roms et autres migrants relève de politiques sociales de proximité, comme on en voit dans lescommunes de Montreuil ou d’Aubervilliers. Laisser entendre que

Esprit

4

ces politiques sont vaines ou qu’elles ne pourraient pas concerner,par principe, certaines populations est une parole qui choqueprofondément les principes au nom desquels un ministre de laRépublique doit s’exprimer.

La violence de la formule abrupte du ministre de l’Intérieurjugeant que tous les Roms n’avaient « pas vocation à s’intégrer »spécule sur l’affaiblissement d’un sens civique et moral minimal quirefuse de confondre un mode de vie et la marginalité délinquante.Cette violence officielle calculée, qui cible délibérément des popu-lations déjà stigmatisées, remue dangereusement les fantasmesidentitaires. La parole du ministre de l’Intérieur oublie sa mission– qui est de donner force au droit – et vise à classer des populationsen essentialisant les identités pour les opposer, finalement, à unenation mythifiée. Pointer a priori un déficit de « volonté » d’intégration conduit, sous un vocable en apparence républicain, àcharger le migrant de la responsabilité de ses difficultés et à instru-mentaliser, comme sous le mandat précédent, l’« identité » nationaleà des fins électorales.

Mais les pouvoirs publics sont-ils si irréprochables ? Au lieu demontrer sa fermeté, l’État apparaît divisé : il entre en conflit avec lui-même, dresse les municipalités les unes contre les autres, faitarrêter des enfants qu’il scolarise, expulse des réfugiés potentiel-lement éligibles au droit d’asile… Qui parle d’ordre public dans cesconditions ? Les paroles de Manuel Valls n’interviennent pas horscontexte. Elles répondent à la pression grandissante des deuxprochaines échéances électorales, municipales puis européennes,où le sujet des Roms alimente un double sentiment d’échec. Alorsque les municipalités sont en première ligne pour mettre en œuvredes politiques d’intégration, le Front national agite le risque de« guerre civile » en s’engageant à dissuader par avance l’installationde Roms là où il gagnera. On en admire d’autant plus les maires quichoisissent la voie difficile de l’intégration locale. Mais le sujetsouligne aussi un renoncement européen, en ce qu’il montre leséchecs des programmes d’intégration financés par l’Europe enBulgarie et en Roumanie où un lourd contentieux historique, autantque la gabegie locale, paralyse les projets. Sur un dossier qui n’estpourtant pas si compliqué, l’indifférence et le mépris l’emportent parfacilité, sans apporter aucune solution. Et c’est ainsi que des mursinvisibles s’élèvent chaque jour à travers l’Europe.

Esprit18 octobre 2013

Position

Ne soyons pas dupes du soft powerdes régimes autoritaires !

CE n’est pas un hasard si le concept de soft power a été formulé en1990, peu de temps après la chute du mur de Berlin, par le polito-logue américain Joseph Nye. La « puissance douce » – qui s’opposeau hard power, le pouvoir de coercition politique et militaire –existait déjà avant, bien entendu, mais c’est avec la fin de la guerrefroide et l’affirmation de l’hyperpuissance américaine qu’elle devientnon seulement un concept d’analyse mais aussi un modèle d’in-fluence attractif pour de nombreux États.

Premier d’entre eux, les États-Unis, terre du mainstream etgrand exportateur de « mode de vie » (l’American way of life) àtravers son influence politique, économique et culturelle. Après lachute de l’URSS, on a pu croire que le pouvoir militaire « dur », dontles États-Unis semblaient avoir le quasi-monopole, serait peu à peuremplacé par une hégémonie des valeurs démocratiques et libéralesqui se diffuserait par des réseaux et canaux économiques et imma-tériels. À la « politique de la canonnière » se substituerait unediplomatie du mainstream1 visant à convertir le monde à l’économiede marché et à la tolérance mutuelle.

Dès les années 1990, il est apparu que cette hypothèse était pourle moins fantaisiste, ou utopique. Les conflits, loin de disparaître,semblaient s’intensifier aux marges de l’ex-URSS, et le « gendarmedu monde » américain demeurait plus que jamais sur le qui-vive.

Novembre 20135

1. Voir Frédéric Martel, Mainstream. Enquête sur cette culture qui plaît à tout le monde,Paris, Flammarion, 2010.

Après le 11 septembre 2001, le recours au hard power contre lesterroristes, États voyous et autres « ennemis de l’Amérique » s’estintensifié ; on a assisté à l’âge d’or du néoconservatisme en matièrede politique étrangère. Pour les « faucons » qui conseillaient leprésident George W. Bush, la démocratie n’était pas uniquement uneaffaire de culture et d’influence ; il fallait la promouvoir coûte quecoûte (tout comme les intérêts américains), si nécessaire par la force.Brandissant l’étendard de l’universalisme, l’Amérique réactivaitl’esprit des croisades – mâtiné de références à la Guerre des étoiles –pour partir en guerre contre l’« axe du Mal ».

Avec l’arrivée au pouvoir de Barack Obama, cette période semblerévolue, au profit d’une volonté de « diriger depuis l’arrière » (leadingfrom behind) sans envoyer de soldats sur les terrains d’opération, etd’un redéploiement de l’influence américaine, d’une part vers la« reconstruction intérieure » (nation building at home), d’autre partvers la zone Asie-Pacifique dans le domaine international. Retour dusoft power ? Certes, mais ce ne sont pas les États-Unis ni l’Europequi en font ces derniers temps l’usage le plus inventif.

En effet, si les années 2000 ont été marquées par une volontéagressive de « démocratiser » le monde, on se trouve aujourd’huidans une situation presque inversée : après l’utilisation par lesdémocraties du hard power, le soft power devient une arme de choixpour les régimes autoritaires de la planète, leur permettant d’asseoirleur réputation et leur légitimité sur la scène internationale. On l’abien vu cet été lors de la crise syrienne, « résolue » par l’interventionde la Russie de Vladimir Poutine, qui a à nouveau fait de Bacharel-Assad un partenaire des négociations. Le 10 octobre 2013, laremise du prix Nobel de la paix à l’Organisation pour l’interdictiondes armes chimiques a semblé valider cette « sortie de crise »,alors même que la guerre se poursuit en Syrie2. Vladimir Poutine,en abandonnant une posture de blocage systématique pour proposerune solution et l’imposer à des partenaires – américains et euro-péens – pris dans leurs propres contradictions, est parvenu àpréserver ses intérêts, à ne pas abandonner son allié syrien tout enremettant la Russie au centre du jeu diplomatique.

Autre pays autoritaire adepte, à l’extérieur, de la puissancedouce : le Qatar. Ces dernières années, ce petit émirat a investi sespétrodollars dans de l’influence dans divers domaines, et notamment

Alice Béja

2. Les membres du comité Nobel ont tenu à préciser qu’ils avaient pris leur décision dèsle mois d’avril, et qu’elle ne devait donc rien aux événements politiques et diplomatiques dela fin de l’été.

6

le sport. Le Paris-Saint-Germain a été racheté par Tamim benHamad Al Thani, qui a succédé à son père à la tête du Qatar enjuin 2013, et le pays s’est vu attribuer l’organisation de la Coupe dumonde de football de 2022. Il est peu probable que les récentesrévélations du journal britannique The Guardian sur les conditionsde travail inhumaines auxquelles sont soumis les immigrés (enmajorité népalais) qui construisent les infrastructures amènent laFifa à siffler la fin de la partie. Il est même question de décaler ladate de la Coupe du monde, qui se déroule traditionnellement enété, pour éviter que les matches aient lieu par des températures quipeuvent atteindre les cinquante degrés.

Enfin, la culture est bien entendu un outil important du softpower et un domaine dans lequel, du moins dans les représentationsmajoritaires, l’Occident semble encore avoir la haute main, aussibien en ce qui concerne la diffusion de ses propres créations que decelles d’artistes qui sont des dissidents dans leur pays (voir parexemple la forte mobilisation autour du cinéaste iranien JafarPanahi en 2011). Mais les forces officielles sont aussi capables decontre-attaquer. Ainsi, le 1er octobre 2013 se tenait au théâtre duChâtelet la première du Détachement féminin rouge, spectacle duBallet national de Chine3, qui fut créé, rappelons-le, par l’épousede Mao pendant la Révolution culturelle pour chanter les louangesdes combattants communistes contre les propriétaires fonciers réac-tionnaires qui asservissent les petites gens. Donner ce genre despectacle – magistralement exécuté, il faut le dire – le 1er octobre,jour anniversaire de la fondation de la République populaire deChine, n’est pas anodin. Ne livrer aucun élément de contexte sur labrochure distribuée par les ouvreuses est pour le moins maladroit.Comme de laisser la fondation KT Wong privatiser les salons duChâtelet pour un dîner privé, en y exposant une gigantesque tête deMao Zedong. Le kitsch maoïste est à la mode aujourd’hui, en Chinecomme ailleurs. Imagine-t-on un spectacle sur la dékoulakisation,avec tête de Staline à l’appui et applaudis sements à tout rompre dela faucille et du marteau ? Difficilement. Didier Le Besque, qui gèreles représentations de la compagnie en France, déclare qu’il s’agitd’un « spectacle époustouflant que l’on ne pouvait pas promouvoiril y a une quinzaine d’années pour des raisons politiques4 » : qu’est-ce qui a donc changé depuis une quinzaine d’années ? Le massacre

Ne soyons pas dupes du soft power des régimes autoritaires !

3. Voir le compte rendu d’Isabelle Danto dans notre numéro d’août-septembre 2013.4. « Le Ballet chinois fait le grand écart au Châtelet », Le Monde, 28 septembre 2013.

7

de Tian’anmen reste un tabou en Chine, la répression politiquedemeure violente (le Prix Nobel de la paix Liu Xiaobo est toujoursen prison), le régime n’a pas changé… Mais la Chine est aujourd’huiun acteur majeur sur le plan international, notamment dans lechamp économique. Et les « raisons politiques » que l’on aurait dela condamner semblent descendre toujours plus bas dans la liste despriorités des divers gouvernements occidentaux.

Faut-il refuser toute action artistique, culturelle, sportive, diplo-matique émanant de pays autoritaires ? Ne faut-il pas voir dans cetusage du soft power quelque chose de positif, une volonté de s’intégrer au jeu international ? Ce qui frappe, c’est que cette poli-tique d’influence « douce » à l’extérieur se double bien souvent d’unregain de violence à l’intérieur. Comme si les deux sphères, globaleet locale, étaient de plus en plus déconnectées. Et comme si l’écrande fumée du soft power permettait à des démocraties passablementaffaiblies5 de faire l’impasse à peu de frais sur les voix dissidentesqui s’élèvent en Russie, en Chine, au Qatar, dans les Émirats ouailleurs, et qui semblent avoir toujours plus de mal à se faireentendre.

Alice Béja

Alice Béja

5. Voir Olivier Mongin, « Le grand recul démocratique », Esprit, octobre 2013.

8

Novembre 20139

Position

L’inflation sans bornes du patrimoine

LES dernières Journées du patrimoine, en septembre, ont connu unsuccès inégalé : on a parlé de treize millions de visiteurs qui se sontsuccédé dans les allées du pouvoir, au Conseil d’État ou au Conseilconstitutionnel, avant de se perdre dans celles des musées. Mais toutne va pas pour le mieux dans le meilleur des mondes du patrimoine,puisque le ministère de la Culture et les institutions concernées sontmis à la diète et doivent opérer des choix drastiques. Rappelons quele patrimoine est une invention récente, qui superpose et mélangedeux notions fort contrastées : « le monument » – une simple pierre,un menhir par exemple – entendu comme un signe anthropologiquequi renvoie « universellement » à une communauté d’appartenance,à un collectif humain (monere signifie se souvenir), et le « monumenthistorique » qui est une invention historique française (« Guerre auxdémolisseurs ! » s’écrie Hugo en 1825) qui a débouché sur plusieurstextes dont la loi aujourd’hui « centenaire » de 1913. En moins d’unsiècle, le patrimoine s’est étendu et généralisé (le nombre d’élémentsclassés ou inscrits s’élevait à quarante-quatre mille en 2010), aurisque de devenir une affaire ingérable, sans parler des problèmespropres au label « patrimoine mondial de l’humanité » de l’Unesco.À ne prendre que l’exemple français, on voit que la patrimonialisa-tion (longtemps réservée à des périodes anciennes de l’histoire del’art) se rapproche de plus en plus du contemporain et que, si l’on n’yprend pas garde, un nom propre d’architecte sera bientôt un argumentsuffisant avant même qu’intervienne la construction. Par ailleurs, lepatrimoine historique matériel a laissé place au patrimoine industriel(dix mille classements et inscriptions) et au patrimoine immatérielentendu en deux sens (celui des mœurs et celui du virtuel).

À ceux qui se scandaliseront que l’on doute d’un patrimoine quiest avant tout de nature politique et un ressort indispensable à laRépublique, rappelons deux choses. D’une part, Pierre Nora aconclu le périple des « lieux de mémoire » sur ce constat : le surcroîtde mémoire est indissociable du présentisme et de l’incapacité às’orienter vers un futur, ce qui affecte le « roman national » etl’épuise. Moins il y a représentation de l’avenir, plus il y a focali-sation sur le présent et plus la mémoire s’alourdit. L’obésité contem-poraine de la mémoire n’est pourtant pas la meilleure manière de« refaire histoire » : Nietzsche s’en était déjà pris à ce régime (trèschrétien selon lui) de la dette infinie, une dette qui n’avait donc pasqu’une signification économique (trop de dette empêche de setourner vers l’avenir), et Paul Ricœur, célébré ce mois-ci car luiaussi centenaire, a intitulé non sans faire scandale chez les défen-seurs du devoir de mémoire l’un de ses livres : la Mémoire, l’Histoire,l’Oubli. Conserver, lutter contre les vandales de tous bords quisont d’éternels revenants, préserver notre culture politique n’est pasune invitation à tout faire rentrer indifféremment dans les casiers dela mémoire. Conserver exige de faire des choix et de se demandercomment on conserve : la question garde tout son sens à l’heured’une globalisation dynamisée par des révolutions technologiquesmajeures. Faut-il alors calmer le jeu et se protéger ? Ce n’est pas cequi semble se passer, si l’on en juge par la double réaction des archi-vistes et des historiens regroupés autour de « Liberté pour l’his-toire », qui mettent en cause un projet européen destiné à protégerle patrimoine virtuel et la liberté de conscience1. Allant dans le sensdu droit à l’oubli numérique, ce projet revient à garantir l’applica-tion du « droit à l’effacement des données » qui est devenu peu effi-cace à l’heure du web, d’où la consécration juridique de l’expression« droit à l’oubli » (right to be forgotten) citée dans l’article 17 duprojet de règlement européen2.

Par ailleurs, l’État républicain est de moins en moins l’acteurmajeur de la patrimonialisation puisque l’enquête sur le patrimoineen 2004 a été confiée aux régions : à l’Inventaire général des monu-ments et des richesses artistiques, créé à l’initiative d’André

Olivier Mongin

1. « Je ne peux pas dire aujourd’hui quelles archives vont être utiles aux historiens danstrente ans ! » affirme l’historien Denis Peschanski. Voir la note des historiens sur le projet derèglement européen (www.lph-asso.fr, rubrique « Actualités »).

2. Voir « L’histoire au piège de la toile », Le Monde, 5 octobre 2013. Cet article cite l’ou-vrage non traduit de Viktor Mayer-Schönberger, Delete: The Virtue of Forgetting in the DigitalAge, Princeton, Princeton University Press, 2009.

10

Malraux et d’André Chastel en 19643, a en effet succédé en 2004un Inventaire général du patrimoine culturel. À l’époque, il y avaitdéjà (entre autres) quatre cents aéroports, cinq cents hôpitaux, septraffineries de pétrole et quatre centrales nucléaires, et l’inflation n’apas cessé depuis en dépit de la diminution du nombre des dossiers4.Si le débat sur le patrimoine se prête à des polémiques qui ne sontpas toujours inutiles, tant il est indissociable d’une muséification5

qui se cache derrière l’exemple (devenu passe-partout) du musée deBilbao de Frank Gehry, il rappelle à bon escient que l’on ne peuttout garder, tout conserver, tout entretenir, qu’il faut faire des choixen vue de prendre des décisions ne pénalisant pas l’avenir. Laquestion de l’endettement symbolique, politique et spirituel estaussi importante que celle de la dette économique. Et on peutmême croire que la seule appréhension économique de la dette està l’origine du pire des aveuglements. Ce qui nous amène à faire dusurplace historique sous le poids d’un patrimoine sans frontières.

Olivier Mongin

L’inflation sans bornes du patrimoine

3. Un désaccord existait entre eux deux : pour Malraux et son Musée imaginaire, l’inven-taire était ouvert à l’infini, pour Chastel, il devait être clos. Reste que classer n’empêche pasde déclasser, mais les exemples de déclassements sont peu nombreux.

4. Voir Michel Melot, Mirabilia. Essai sur l’Inventaire général du patrimoine culturel, Paris,Gallimard, 2012 (compte rendu de Thierry Paquot dans Esprit, octobre 2013).

5. Voir un ouvrage quelque peu iconoclaste pour une fonctionnaire de l’art, CatherineGrenier, directrice adjointe du Musée national d’art moderne (Paris), la Fin des musées ?, Paris,Éditions du Regard, 2013.

11

Novembre 2013 12

Position

Les Roms et le silence du président

LE drame du naufrage du 3 octobre 2013 au large de Lampedusa,qui a provoqué la mort de 360 migrants, met en relief la différencede comportement du pouvoir politique en France et en Italie. Le prési-dent de la République italienne a immédiatement réagi en déclarant :

Le pape François a parlé de « honte », je peux ajouter « honte eterreur ». […] Je crois qu’il faut rapidement vérifier si les lois encours ne font pas obstacle à une politique d’accueil digne de notrepays1.

En France, le ministre de l’Intérieur déclare, lui, que la majo-rité des Roms doit être reconduite à la frontière et que nous nesommes pas là pour accueillir ces populations car les Roms ne sontqu’une minorité à vouloir s’intégrer en France. Il veut ainsi se fairel’écho de l’exaspération des populations et de leurs édiles.

La Roumanie fait cependant partie de l’Europe, a rappelé lacommissaire européenne Viviane Reding, et tous les citoyens del’Union européenne ont le droit de circuler librement. Elle a accuséParis de comportement électoraliste, en quoi elle n’avait pas tort. Eneffet, l’opinion française est « exaspérée » : tous les sondages ledisent. Les maires socialistes sont embarrassés et partagent lesopinions de Manuel Valls. François Hollande le sait bien, ce qui leconduit au silence.

C’est Cécile Duflot, lors des Journées parlementaires de soncamp, qui s’est opposée à Manuel Valls en rappelant que le gouver-nement actuel ne pouvait pas reprendre les méthodes de Sarkozy.

1. La Repubblica, 4 octobre 2013.

Qu’en a dit François Hollande ? Rien : il a appelé le gouvernementà la « responsabilité », à la « solidarité » et à la « collégialité2 » ; ilne prend pas position. Contrairement à ce qui se passe en Italie oùc’est le président de la République qui a exprimé le sursaut moralindispensable, celui-ci est venu en France d’une ministre et leprésident français de la République s’est tu, pris dans les contra-dictions des luttes ministérielles.

Revenons au problème des Roms : en banlieue, dans le Val-de-Marne, on voit beaucoup de campements de Roms le long de laSeine ou sous les arches des voies rapides. On les rencontre dansles rues en train de fouiller les poubelles pour en extraire desobjets en métal qu’ils ramènent à leur camp dans des processionsde caddies. Est-ce vraiment « exaspérant » de voir ouvrir sa proprepoubelle (qu’ils ont d’ailleurs soin de ne pas vider sur le trottoir) ?Est-ce « exaspérant » de voir renaître les professions de chiffonnieret de ferrailleur ? Peut-être, si l’on croit que ce n’est pas digne d’unpays développé où le recyclage doit passer par des ramassagesspécifiques et des déchetteries spécialisées et non par des chiffon-niers qui s’inventent un métier en triant eux-mêmes les ordures, ceque ne font pas les particuliers. Mais n’est-ce pas s’intégrer que des’inventer un métier dans le pays où l’on s’implante ?

Le problème de l’« exaspération » est tout autre, il est dans l’attitude de la population qui est gênée non pas par ce que font lesRoms, mais par leur existence même, par leur différence, par leursroulottes auprès desquelles le linge est pendu sans honte, par leurproximité physique avec les déchets dont ils absorbent en quelquesorte la déchéance. Il s’agit à ce niveau non d’un problème politiquemais d’un problème moral : face à l’étranger, l’indifférence n’est paspossible, on ne trouve que l’hostilité ou l’hospitalité, belle rémi-niscence de leur proximité étymologique qui caractérise l’ambiguïtédes comportements face à l’étranger, hôte ou ennemi. On passe enun instant de l’une à l’autre attitude : il suffit d’apprendre qu’unenfant déjà scolarisé ne le sera plus quand le camp de ses parentssera détruit pour prendre le parti des Roms ou inversement detomber dans le rejet en apprenant qu’un vol a été commis à proxi-mité par des « ressortissants de l’Est ».

C’est ici que le discours d’un président de la République s’impose : il pourrait dire, comme le président Giorgio Napolitanoen Italie, que l’attitude de rejet des Roms est une « honte » et de plus

Les Roms et le silence du président

2. Le Monde, 4 octobre 2013.

13

Philippe Cibois

14

une « erreur ». Une « honte » car s’il est un universel moral quitranscende toutes les croyances, c’est bien celui de cet accueilnécessaire aux étrangers que l’on trouve déjà chez Homère dansl’Odyssée : « étrangers, mendiants, tous nous viennent de Zeus »(chant XIV) ; on le trouve bien entendu dans l’Évangile et dans leCoran mais c’est également un thème de la philosophie desLumières. Une « erreur » car l’apport étranger n’a jamais entraînéd’appauvrissement.

Cette honte et cette erreur sont bien indignes de la « politiqued’accueil […] de notre pays ». En effet, la politique doit suivre lamorale et non le contraire comme aujourd’hui en France où s’imposeune politique qui se veut gestionnaire des exaspérations.

C’est ici que la différence d’organisation politique entre Italie etFrance laisse voir ses conséquences néfastes. C’est en effet à la plushaute autorité de l’État qu’il appartient de tenir le langage de lamorale, de la dignité du pays, de son intérêt à long terme : le président doit être affranchi des difficultés de mise en œuvre de sesparoles, qui doivent être adaptées à la situation par le gouvernement.Ce dernier est confronté au terrain, à la réticence des municipalitésou au contraire à leur souci de faire tout leur possible pour intégrerlocalement les Roms, en particulier pour accueillir leurs enfants àl’école.

En France, celui que la constitution désigne comme arbitrejoue en fait le jeu d’un chef de parti et d’un chef de gouvernement ;en Italie, il a un rôle moral mais aussi un rôle d’arbitre entre lespartis, comme on le voit à propos de l’élimination politique deBerlusconi. Il suffirait, à la prochaine élection présidentielle, qu’unparti en France désigne une personnalité retirée de la politiqueactive mais disposant d’une autorité morale pour qu’elle soit élue,car cette candidature casserait l’opposition des partis. Cet arbitredésignerait ensuite comme Premier ministre le chef du parti majo-ritaire, comme dans beaucoup de pays européens. On pourrait ainsientendre un président de la République nous rappeler notre devoiret un Premier ministre responsable de la politique à suivre feraitalors son possible pour mettre en œuvre ce qui est moralementsouhaitable.

Philippe Cibois14 octobre 2013

PAUL RICŒUR, LA PENSÉE SANS NOSTALGIE

Les Grecs de Paul Ricœur

«C’EST en vertu seulement de la force suprême du présent que l’ona le droit d’interpréter le passé. » Issue de considérations qui, auXIXe siècle, se voulaient « intempestives », cette phrase de Nietzschesemble épouser à merveille l’esprit de notre temps. Un esprit qui secaractérise par l’amnésie et le déni de l’histoire. Les accélérationstechniques, l’adhésion à l’actualité la plus proche, les succès del’histoire du temps présent : tout indique que notre époque s’estarrogé le droit d’interpréter le passé à son propre bénéfice. Aupoint de le refouler lorsqu’il inquiète certaines évidences dont onpréfère penser qu’elles sont de tous les temps.

Comment expliquer alors que Paul Ricœur, dont on célèbrecette année le centenaire de la naissance, ait choisi dans le textequ’on va lire de se référer à Nietzsche pour éclairer le rapport quenous entretenons avec la Grèce1 ? Il est vrai que nous ne partageonsplus la confiance que le XIXe siècle accordait à l’histoire, cette« science reine » en laquelle on a vu la solution aux apories de laméta physique. Ricœur n’ignore pas que Nietzsche réagit à un sièclequi n’est plus le nôtre puisqu’il consacre le triomphe de l’histori-cisme contre les croyances dans une vérité intemporelle. SelonNietzsche, l’éternelle jeunesse de la vie devait répondre à l’hyper-trophie des savoirs historiques. Mais les savoirs qui dominentaujourd’hui sont de nature technique et formelle. À l’heure del’inno vation et de la créativité obligatoires, les sciences ne

Novembre 201315

1. Les Considérations intempestives de Nietzsche sont souvent commentées par Ricœur. Ladiscussion la plus complète se trouve dans Paul Ricœur, la Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, Paris,Le Seuil, coll. « L’ordre phiosophique », 2000, p. 377-384 (rééd. coll. « Points essais », 2003).

recherchent plus leur légitimité dans le passé. De nos jours, c’estmême plutôt la « vie » magnifiée par le jeune Nietzsche qui sert dejustification à des connaissances que l’on veut efficaces et originales.

S’il n’est pas exclu que la référence aux Considérations nietz-schéennes soit elle-même devenue intempestive, il faut surtoutremarquer que ce n’est pas l’opposition entre le savoir et la vie quiintéresse le philosophe. Ricœur est trop soucieux des médiations(symboliques, textuelles et surtout historiques) pour croire dans lesvertus créatrices d’une vie toujours innocente et neuve. Ce quil’intéresse, ici comme partout ailleurs, c’est la condition historiquede l’homme. Plus précisément, c’est le rapport ambivalent quel’homme moderne entretient avec son passé : une histoire dont il sepense l’héritier et que (en tant que moderne) il prétend aussi avoirdépassé dans la certitude de soi. L’adhésion contemporaine auprésent n’annule pas cette ambivalence puisque, toute à son goûtpour la vitesse et l’instantané, notre époque encourage la vénérationdu patrimoine et exalte les origines. Attentif aux « abus demémoire » comme à ceux de l’oubli, Ricœur est à la recherche d’unrapport équitable avec le passé, respectueux de l’altérité de ce quin’est plus et capable néanmoins d’appropriation critique.

Dans le texte inédit que nous avons choisi de publier2, cetterecherche périlleuse s’effectue à propos de la Grèce antique. Il ysera donc question de la philosophie (la Grèce est la « Méditerranéedes philosophes »), de l’Europe et d’une histoire traversée par leconflit des interprétations. Tour à tour célébrée (Renaissance, idéa-lisme et romantisme allemands, pensées des origines) et refoulée parla philosophie (cartésianisme, positivisme logique), la Grèce illustrel’ambivalence de la modernité à l’égard de son passé. Encore faut-il, et le texte de Ricœur s’y emploie, revenir sur l’unité fantasméede « la » Grèce, tant il est vrai que le passé hellénistique esttoujours réinterprété dans des configurations variables et selon lesexigences du présent. Constamment réinventée, la Grèce trahitl’hésitation des Modernes à se donner une Antiquité.

À égale distance de la passion identitaire des origines et dupathos moderne de la nouveauté, le geste de Ricœur consiste àexplorer les voies d’une « mémoire heureuse » de la Grèce. C’estpourquoi, à la figure de Nietzsche succède celle de Hegel : l’exal-tation du présent doit être corrigée par la conscience du deuil. Nous

Michaël Fœssel

2. Nous remercions le Conseil éditorial du fonds Ricœur (www.fondsricoeur.fr), CatherineGoldenstein et Jean-Louis Schlegel de nous avoir permis de publier ce texte.

16

ne reviendrons pas à la Grèce comme à l’image aurorale de ce quenous sommes, c’est entendu. Mais pour que l’inaccessibilité desorigines ne devienne pas nostalgie mélancolique, il faut s’exercer àla reconfiguration du passé dans les conditions du présent.

Les pages qui suivent visent à expliciter l’articulation entrenostalgie et deuil préconisée par Ricœur dans le texte « Vers laGrèce ». Tout en faisant écho à maints aspects de la pensée duphilosophe, ce texte présente une réflexion originale dans son œuvrepuisqu’il pose la question de l’origine de la philosophie dans undiscret débat avec les « grands récits » de la modernité (hégélien,nietzschéen, mais aussi heideggérien). Ricœur ne s’est jamais vrai-ment intéressé aux problèmes posés par la philosophie comme disci-pline : la recherche de son « commencement » ou sa « fin » tant defois proclamée. Son goût pour la transitivité du discours théoriqueautant que sa critique du structuralisme l’ont tenu à l’écart desjugements massifs sur l’histoire de la métaphysique. Pour autant, lerapport entre le sens et le temps n’a cessé de hanter son œuvre depuisla publication d’Histoire et vérité en 19553. Une pensée qui rechercheun enseignement « aux frontières de la philosophie » est, plus qu’uneautre, soucieuse de son identité précaire et du poids de la tradition.

L’herméneutique des origines

Pour saisir l’enjeu de cette réflexion sur la Grèce, il faut sereporter à une affirmation qui se trouve approximativement aumilieu du texte : « L’expérience majeure du présent est devenuecelle de la problématicité. » En rompant avec les fils de la tradition,la modernité a ouvert un espace d’incertitudes qui affecte le rapportqu’elle entretient avec son passé. Comme Ricœur le dit ailleurs, lacrise moderne se caractérise par un écart sans cesse accru entrel’« espace d’expérience » des individus et l’« horizon d’attente » enlequel ils projettent leurs possibles4. De cette conscience d’unecontradiction entre ce que l’on vit et ce que l’on est en droit d’espérernaît inévitablement la recherche des origines. La désarticulationentre le présent et l’avenir est une invitation à retourner au passé.

C’est pourquoi la question de la Grèce se pose ici et maintenant(en Europe) comme elle s’est posée aux générations confrontées àd’autres formes de crises temporelles. Ricœur choisit de l’illustrer

Les Grecs de Paul Ricœur

3. P. Ricœur, Histoire et vérité, Paris, Le Seuil, 1955 (rééd. Points, 2001).4. Voir P. Ricœur, Temps et récit, tome III, Paris, Le Seuil, 1985, p. 374-434.

17

Michaël Fœssel

18

en faisant référence aux trois modalités de l’étude historiographiquedistinguées par Nietzsche. L’« histoire monumentale » privilégie lagrandeur des œuvres passées. Pour notre sujet, elle correspond à lacroyance dans une « Grèce classique », autosuffisante, qui pourraittoujours valoir comme modèle. Ce type d’histoire fleurit aux époquesqui, parce qu’elles sont sûres de leur présent, n’hésitent pas à envi-sager le passé comme un monde clos. Dans les périodes de doute, ilcède la place à l’« histoire antiquaire » qui n’a plus affaire à desmonuments, mais à des traces ou à des ruines qu’il conviendrait depréserver. Ricœur associe à ce genre d’histoire l’image d’une « Grècearchaïque », celle d’avant les classiques, d’avant Socrate et d’avantla philosophie. Il s’agit moins ici d’admirer ce qui a triomphé qued’ouvrir des possibilités de sens non exploitées. À travers les figuresd’Anaximandre ou d’Héraclite, la Grèce n’apparaît plus comme unmonde clos, mais comme un champ de bataille opposant le classi-cisme de la raison occidentale à une parole originaire dont il faudrait(enfin) se mettre à l’écoute. L’histoire antiquaire porte la consciencede crise à son paroxysme : elle prend la figure d’une méditation surles « ratages » qui, dans l’histoire de l’esprit, expliquent la catas-trophe du présent. Enfin, l’« histoire critique » tente d’objectiver lerapport au passé en passant ce dernier au crible de la confrontationdes sources et en doutant des discours qu’une époque porte sur elle-même. La Grèce antique ne se présente plus alors comme le matindu monde, mais comme une civilisation parmi d’autres dont il estpossible de rendre compte de manière causale. L’origine apparem-ment miraculeuse de l’Occident apparaît conditionnée par ce qui laprécède et relativisée par les cultures qui l’entourent.

Chacune de ces formes d’historiographie comporte sa démesure.L’histoire monumentale fige le passé en tradition morte. L’histoireantiquaire porte à une vénération des commencements d’autantplus fervente qu’elle considère que ces derniers ont été recouvertspar l’histoire officielle. Enfin, l’histoire critique s’exaspère dans ledoute sur la continuité du temps : elle révoque tous les liens quiunissent le présent à ce qui le précède.

À la différence de Nietzsche, Ricœur ne dispose pas du critèrede la « vie » pour juger de ce qui, du passé, mérite d’être conservé.Ce n’est donc pas au nom d’une créativité vitale douteuse que l’onest en droit de réinvestir, ou au contraire de condamner à l’oubli, lelegs de la tradition. Fidèle au geste qui caractérise toute son œuvre,Ricœur substitue au principe métaphysique de la vérité celui,herméneutique, de l’interprétation.

Brèves

157

Benjamin Fondane

La Conscience malheureuseLagrasse, Verdier/Non lieu, 2013,344 p., 20,50 €

Paru tout d’abord en 1936, cetouvrage regroupe neuf articles consa-crés à Husserl, Heidegger, Nietzsche,Bergson, Freud et Kierkegaard. Maisc’est Léon Chestov (auquel un seularticle est explicitement consacré) quirègne sur tout le recueil, les confronta-tions se faisant avec lui. Le langage phi-losophique de Fondane, sans doute, peutaccuser, ici ou là, son âge, l’abord de cer-tains auteurs comme Husserl, Heideggerou Freud souffrir de l’information quiétait la sienne à l’époque, il n’endemeure pas moins qu’il aborde sansfaiblir et avec une justesse de vueimpressionnante un problème colossal :celui du rapport de la vérité et de laliberté, et il a un flair jamais pris endéfaut pour saisir comment celui-ci senoue chez chaque penseur. S’inspirantd’un motif récurrent chez Chestov – Jobcontre Hegel, ce qui veut dire : celui quichoisit l’impossible comme possible,contre le philosophe à l’oiseau deMinerve –, s’appuyant à chaque fois qu’ille peut sur Nietzsche, il traque infatiga-blement la volonté de vérité pour luifaire avouer ce qu’elle dissimule : uneautre version du ressentiment, la peur del’infinie création (pour Dieu, tout estpossible, surtout l’impossible et l’in-sensé), la capitulation devant le « c’estcomme ça » de la mort et du savoir. Ceconflit de la vérité et de la liberté, l’op-position au logos pris dans le piège mor-tifère de la volonté de vérité et sa généa-logie, ce que Chestov a théâtralisécomme Jérusalem contre Athènes, voilàle contenu de la « conscience malheu-reuse » dans un sens non hégélien,comme attente de la reconnaissance desoi.

J.-L. Th.

Philippe Ridet

L’Italie, Rome et moiParis, Flammarion, 2013, 256 p., 18 €

Ceux qui apprécient la plume ducorrespondant permanent à Rome duMonde retrouveront avec plaisir dans cerécit son ton ironique et sa légèreté.Ceux qui n’ont pas lu ses articles aurontun aperçu des (nombreux) soubresautspolitiques qu’a connus l’Italie ces cinqdernières années. Mais il faut bien direque la « valeur ajoutée » de ce texte parrapport aux articles est bien mince. Onaurait pu se dire qu’à ses moments per-dus, le journaliste était sorti du centre deRome, avait parlé à des gens quin’étaient ni des politiques, ni son coiffeurni son tailleur, ni des professeurs d’uni-versité. Il aurait pu nous montrer autrechose que l’obsession de Berlusconi.Mais voilà, comme il l’avoue lui-même,Berlusconi fait vendre, et permet de pla-cer des articles qui, sur d’autres sujets,seraient sans doute refusés. On ne verradonc pas, dans ce livre, les militants dumouvement « no-TAV » (contre la liaisonferroviaire à grande vitesse Lyon-Turin),ni les ouvriers chinois de Prato, ni lesimmigrés travaillant dans les vergers dusud de l’Italie, ni les entrepreneurs pros-pères du Nord. En revanche, on sauratout de la lubricité sénile d’un hommepolitique qui réussit encore, jusque danssa chute, à mobiliser l’attention desmédias et à dominer la vie politique deson pays, qui continue de s’enfoncerdans la crise.

A. B.

158

PLANÈTE MARKER – La revue Positifconsacre un dossier à Chris Marker(octobre 2013, no 632), alors que s’estouverte, au centre Pompidou et à laBibliothèque publique d’information,une grande rétrospective de ses œuvres(« Planète Marker », du 16 octobre au22 décembre 2013), à laquelle Espritparticipe. Les articles de Youri Des-champs et Mark Le Fanu reviennent surdes films rares de Marker, et VincentAmiel, qui coordonne le dossier, ana-lyse la temporalité si particulière dumontage chez Marker, qui, loin d’être« documentaire » au sens d’une mise enparallèle linéaire de l’image et de l’his-toire, possède la « capacité à ignorer lestemps » et à créer des « images feuille-tées ».

CRITICAT – Cette revue animée par desarchitectes manifeste un esprit critiquerare dans la profession. Pour ce dou-zième numéro (Criticat, automne 2013,no 12, www.criticat.fr), on se reportera àl’analyse de l’imposture BIMBY (Build inMy Backyard) chez des professionnelsfascinés « par une pensée opérationnellequi prétend régler les problèmes liés àl’étalement urbain par la densificationdes quartiers pavillonnaires », mais aussià la description sans concessions desmonuments que les Frac (Fonds régio-naux pour l’art contemporain) imaginentet construisent pour installer leurs col-lections : « Comme n’importe quel équi-pement culturel, les Frac sont désormaispensés comme des pôles d’attractivité àl’échelle mondiale et non pas d’abordsomme des pôles de diffusion au seind’un territoire régional. Les modèles sontà chercher du côté de Bilbao, Metz, Lensou encore du centre Pompidou. Desecondaire, le contenant devient centralet se suffit à lui-même. L’expérience de

l’architecture prend le dessus sur celledes œuvres ou en tout cas la condi-tionne. » Et de viser le Frac Bretagneconçu par la célèbre architecte OdileDecq.

TOUJOURS LE MUSÉE IMAGINAIRE –Dans son dernier numéro (octobre 2013,no 606, NRF), La Nouvelle Revue françaisepropose, non sans évoquer Malraux, unmusée imaginaire où chacun y va de sadérive patrimoniale et de ses vagabon-dages dans l’univers des objets. PourAndré Chastel, on glissait déjà en 1964de la cathédrale à la petite cuillère, maisla glissade continue dans ce catalogue oùla Joconde s’accorde avec des prospectuspublicitaires et une encyclopédie sansfin. Tel est ce musée imaginaire publiédans une revue imaginaire, une ency-clopédie sans fin… ce qui ne va passans poser question (voir la positionpubliée dans ce numéro sur le patri-moine, p. 9).

SOIGNER L’ESPRIT – Archives dessciences sociales des religions (juillet-septembre 2013, no 163, Éditions del’EHESS) propose un dossier fort riche etvarié sur les « soins de l’esprit » qui s’ef-force de décrire les liens « renaissants »entre « religieux et psy ». Des articlesportent sur la psychiatrie anglaise ou lasituation sanitaire au Québec et plusgénéralement sur les glissements du spirituel au psy. Voir l’introduction deFrançoise Champion qui a coordonné cedossier.

CORPS DE FEMMES – En écho à notrenuméro d’octobre 2013 sur « Les contro-verses du féminisme », signalons deuxrevues qui s’attachent à défaire les sté-réotypes de genre, dans des domainestrès différents. Clio. Femmes, Genre, His-toire s’interroge sur les liens entre genre

EN ÉCHO