evolution penale

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Émile DURKHEIM (1899-1900) “ Deux lois de l'évolution pénale ” Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Courriel: [email protected] Site web: http://pages.infinit.net/sociojmt Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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  • mile DURKHEIM (1899-1900)

    Deux loisde l'volution pnale

    Un document produit en version numrique par Jean-Marie Tremblay, bnvole,professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi

    Courriel: [email protected] web: http://pages.infinit.net/sociojmt

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

    Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

  • mile Durkheim (1899-1900), Deux lois de l'volution pnale 2

    Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marie Tremblay, bnvole,professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi partir de :

    mile Durkheim (1899-1900)

    Deux lois de l'volution pnale

    Une dition lectronique ralise partir du texte dmile Durkheim (1899-1900), Deux lois de l'volution pnale in Anne sociologique, vol. IV, 1899-1900, pp. 65 95, rubrique: Mmoires originaux. Paris: PUF. Texte reproduitdans Journal sociologique, pp. 245 273. Paris: PUF, 1969, 728 pages.Collection Bibliothque de philosophie contemporaine.

    Polices de caractres utilise :

    Pour le texte: Times, 12 points.Pour les citations : Times 10 points.Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2001pour Macintosh.

    Mise en page sur papier formatLETTRE (US letter), 8.5 x 11)

    dition complte le 22 septembre 2002 Chicoutimi, Qubec.dition revue et corrige par Bertrand Gibier, professeur de philosophieau Lyce de Montreuil-sur-Mer (dans le Pas-de-Calais),[email protected], le 22 novembre 2002.

  • mile Durkheim (1899-1900), Deux lois de l'volution pnale 3

    Table des matires

    Deux lois de lvolution pnale

    Section I : Loi des variations quantitativesSection II : Loi des variations qualitativesSection III : Explication de la seconde loiSection IV : Explication de la premire loiSection V : Conclusion

  • mile Durkheim (1899-1900), Deux lois de l'volution pnale 4

    Deux lois del'volution pnale. par mile Durkheim (1899-1900)

    Retour la table des matires

    in Anne sociologique, vol. IV, 1899-1900, pp. 65 95, rubrique:Mmoire originaux. Paris: PUF. Texte reproduit dans Journal sociologique,pp. 245 273. Paris: PUF, 1969, 728 pages. Collection Bibliothque dephilosophie contemporaine, 728 pp.

    Dans l'tat actuel des sciences sociales, on ne peut le plus souvent traduireen formules intelligibles que les aspects les plus gnraux de la vie collective.Sans doute, on n'arrive ainsi qu' des approximations parfois grossires, maisqui ne laissent pas d'avoir leur utilit ; car elles sont une premire prise del'esprit sur les choses et, si schmatiques qu'elles puissent tre, elles sont lacondition pralable et ncessaire de prcisions ultrieures.

    C'est sous cette rserve que nous allons chercher tablir et expliquerdeux lois qui nous paraissent dominer l'volution du systme rpressif. Il estbien clair que nous n'atteindrons ainsi que les variations les plus gnrales ;mais si nous russissons introduire un peu d'ordre dans cette masse confusede faits, si imparfaite qu'elle soit, notre entreprise n'aura pas t inutile.

  • mile Durkheim (1899-1900), Deux lois de l'volution pnale 5

    Les variations par lesquelles a pass la peine au cours de l'histoire sont dedeux sortes : les unes quantitatives, les autres qualitatives. Les lois des unes etdes autres sont naturellement diffrentes.

    ILoi des variations quantitatives

    Retour la table des matires

    Elle peut se formuler ainsi :

    L'intensit de la peine est d'autant plus grande que les socits appar-tiennent un type moins lev - et que le pouvoir central a un caractre plusabsolu.

    Expliquons d'abord le sens de ces expressions.

    La premire n'a pas grand besoin d'tre dfinie. Il est relativement ais dereconnatre si une espce sociale est plus ou moins leve qu'une autre ; il n'ya qu' voir si elles sont plus ou moins composes et, degr de compositiongal, si elles sont plus ou moins organises. Cette hirarchie des espcessociales n'implique pas, d'ailleurs, que la suite des socits forme une srieunique et linaire ; il est, au contraire, certain qu'elle doit tre plutt figurepar un arbre aux rameaux multiples et plus ou moins divergents. Mais, sur cetarbre, les socits sont situes plus ou moins haut, elles se trouvent unedistance plus ou moins grande de la souche commune 1. C'est condition deles considrer sous cet aspect qu'il est possible de parler d'une volutiongnrale des socits.

    Le second facteur que nous avons distingu doit nous arrter davantage.Nous disons du pouvoir gouvernemental qu'il est absolu quand il ne rencontredans les autres fonctions sociales rien qui soit de nature le pondrer et lelimiter efficacement. A vrai dire, une absence complte de toute limitation nese rencontre nulle part ; on peut mme dire qu'elle est inconcevable. Latradition, les croyances religieuses servent de freins mme aux gouvernementsles plus forts. De plus, il y a toujours quelques organes sociaux secondairesqui, l'occasion, sont susceptibles de s'affirmer et de rsister. Les fonctionssubordonnes auxquelles s'applique la fonction rgulatrice suprme ne sontjamais dpourvues de toute nergie personnelle. Mais il arrive que cette limi-tation de fait n'a rien de juridiquement obligatoire pour le gouvernement qui lasubit ; quoiqu'il garde dans l'exercice de ses prrogatives une certaine mesure,

    1 V. nos Rgles de la mthode sociologique, chap. IV.

  • mile Durkheim (1899-1900), Deux lois de l'volution pnale 6

    il n'y est pas tenu par le droit crit ou coutumier. Dans ce cas, il dispose d'unpouvoir qu'on peut appeler absolu. Sans doute, s'il se laisse aller des excs,les forces sociales qu'il lse peuvent se coaliser pour ragir et pour lecontenir ; mme en prvision de cette raction possible et pour la prvenir, ilpeut se contenir de lui-mme. Mais cette contention, qu'elle soit son fait ouqu'elle lui soit matriellement impose, est essentiellement contingente ; ellene rsulte pas du fonctionnement normal des institutions. Quand elle est due son initiative, elle se prsente comme une concession gracieuse, comme unabandon volontaire de droits lgitimes ; quand elle est le produit de rsis-tances collectives, elle a un caractre franchement rvolutionnaire.

    On peut encore caractriser d'une autre manire le gouvernement absolu.La vie juridique gravite tout entire autour de deux ples : les relations qui ensont la trame sont unilatrales, ou bien, au contraire, bilatrales et rciproques.Tels sont, du moins, les deux types idaux autour desquels elles oscillent. Lespremires sont constitues exclusivement par des droits attribus l'un destermes du rapport sur l'autre, sans que ce dernier jouisse d'aucun droit corr-latif ses obligations. Dans les secondes, au contraire, le lien juridique rsulted'une parfaite rciprocit entre les droits confrs chacune des deux parties.Les droits rels, et plus spcialement le droit de proprit, reprsentent laforme la plus acheve des relations du premier genre : le propritaire a desdroits sur sa chose qui n'en a pas sur lui ; le contrat, surtout le contrat juste,c'est--dire celui o il y a une quivalence parfaite dans la valeur sociale deschoses ou des prestations changes, est le type des relations rciproques. Or,plus les rapports du pouvoir suprme avec le reste de la socit ont le carac-tre unilatral, en d'autres termes, plus ils ressemblent ceux qui unissent lapersonne et la chose possde, plus le gouvernement est absolu. Inversement,il l'est d'autant moins que ses relations avec les autres fonctions sociales sontplus compltement bilatrales. Aussi le modle le plus parfait de la souverai-net absolue est-il la patria potestas des Romains, telle que la dfinissait levieux droit civil, puisque le fils tait assimil une chose.

    Ainsi, ce qui fait le pouvoir central plus ou moins absolu, c'est l'absenceplus ou moins radicale de tout contrepoids, rgulirement organis en vue dele modrer. On peut donc prvoir que ce qui donne naissance un pouvoir dece genre, c'est la runion, plus ou moins complte, de toutes les fonctionsdirectrices de la socit dans une seule et mme main. En effet, cause deleur importance vitale, elles ne peuvent se concentrer dans une seule et mmepersonne, sans donner celle-ci une prpondrance exceptionnelle sur tout lereste de la socit, et c'est cette prpondrance qui constitue l'absolutisme. Ledtenteur d'une telle autorit se trouve investi d'une force qui l'affranchit detoute contrainte collective et fait que, dans une certaine mesure tout au moins,il ne relve que de lui-mme et de son bon plaisir et peut imposer toutes sesvolonts. Cette hypercentralisation dgage une force sociale sui generis telle-ment intense qu'elle domine toutes les autres et se les assujettit. Et cetteprpondrance ne s'exerce pas seulement en fait, mais en droit, car celui quien a le privilge est investi d'un tel prestige qu'il semble tre d'une nature plusqu'humaine ; on ne conoit donc mme pas qu'il puisse tre soumis desobligations rgulires, comme le commun des hommes.

    Si brve et si imparfaite que soit cette analyse, elle suffira du moins nousprmunir contre certaines erreurs, encore trs rpandues. On voit, en effet,

  • mile Durkheim (1899-1900), Deux lois de l'volution pnale 7

    que, contrairement la confusion commise par Spencer, l'absolutisme gouver-nemental ne varie pas comme le nombre et l'importance des fonctions gouver-nementales. Si nombreuses qu'elles soient, quand elles ne sont pas concen-tres en une seule main, le gouvernement n'est pas absolu. C'est ce qui arriveaujourd'hui dans nos grandes socits europennes et particulirement enFrance. Le champ d'action de l'tat y est autrement tendu que sous LouisXIV ; mais les droits qu'il a sur la socit ne vont pas sans devoirs rcipro-ques ; ils ne ressemblent en rien un droit de proprit. C'est qu'en effet nonseulement les fonctions rgulatrices suprmes sont rparties entre les organesdistincts et relativement autonomes, quoique solidaires, mais encore elles nes'exercent pas sans une certaine participation des autres fonctions sociales.Ainsi, de ce que l'tat fait sentir son action sur un plus grand nombre depoints, il ne suit pas qu'il devienne plus absolu. Il peut le devenir, il est vrai,mais il faut pour cela de tout autres circonstances que la complexit plus gran-de des attributions qui lui sont dvolues. Inversement, la mdiocre tendue deses fonctions ne constitue pas un obstacle ce qu'il prenne ce caractre. Eneffet, si elles sont peu nombreuses et peu riches d'activit, c'est que la viesociale elle-mme, dans sa gnralit, est pauvre et languissante ; car le dve-loppement plus ou moins considrable de l'organe rgulateur central ne faitque reflter le dveloppement de la vie collective en gnral, comme lesdimensions du systme nerveux, chez l'individu, varient suivant l'importancedes changes organiques. Les fonctions directrices de la socit ne sont doncrudimentaires que quand les autres fonctions sociales sont de mme nature ; etainsi le rapport entre les unes et les autres reste le mme. Par suite, les pre-miers gardent toute leur suprmatie et il suffit qu'elles soient absorbes par unseul et mme individu pour le mettre hors de pair, pour l'lever infiniment au-dessus de la socit. Rien n'est plus simple que le gouvernement de certainsroitelets barbares ; rien n'est plus absolu.

    Cette remarque nous conduit une autre qui intresse plus directementnotre sujet : c'est que le caractre plus ou moins absolu du gouvernement n'estpas solidaire de tel ou tel type social. Si, en effet, il peut se rencontrer indiff-remment l o la vie collective est d'une extrme simplicit aussi bien que lo elle est trs complexe, il n'appartient pas plus exclusivement aux socitsinfrieures qu'aux autres. On pourrait croire, il est vrai, que cette concen-tration des pouvoirs gouvernementaux accompagne toujours la concentrationde la masse sociale, soit qu'elle en rsulte, soit qu'elle contribue la dtermi-ner. Mais il n'en est rien. La cit romaine, surtout depuis la chute des rois, fut,jusqu'au dernier sicle de la rpublique, indemne de tout absolutisme ; or lesdivers segments ou socits partielles (gentes) dont elle tait forme sontparvenus, justement sous la Rpublique, un trs haut degr de concentrationet de fusion. Au reste, en fait, on observe des formes de gouvernement quimritent d'tre appeles absolues dans les types sociaux les plus diffrents, enFrance au XVIIe sicle comme la fin de l'tat romain ou dans une multitudede monarchies barbares. Inversement, un mme peuple, suivant les circons-tances, peut passer d'un gouvernement absolu un autre tout diffrent ;cependant une mme socit ne peut pas plus changer de type au cours de sonvolution qu'un animal ne peut changer d'espce pendant la dure de sonexistence individuelle. La France du XVIIe sicle et celle du XIXe appartien-nent au mme type et pourtant l'organe rgulateur suprme s'est transform. Ilest impossible d'admettre que, de Napolon Ier Louis-Philippe, la socitfranaise soit passe d'une espce sociale une autre, pour subir un change-

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    ment inverse de Louis-Philippe Napolon III. De pareilles transmutationssont contradictoires avec la notion mme d'espce 1.

    Cette forme spciale de l'organisation politique ne tient donc pas la cons-titution congnitale de la socit, mais des conditions individuelles, transi-toires, contingentes. Voil pourquoi ces deux facteurs de l'volution pnale la nature du type social et celle de l'organe gouvernemental doivent tresoigneusement distingus. C'est que, tant indpendants, ils agissent indpen-damment l'un de l'autre, parfois mme en sens oppos. Par exemple, il arrivequ'en passant d'une espce infrieure d'autres, plus leves, on ne voit pas lapeine s'abaisser comme on pouvait s'y attendre, parce que, au mme moment,l'organisation gouvernementale neutralise les effets de l'organisation sociale.Le processus est donc trs complexe.

    La formule de la loi explique, il nous faut montrer qu'elle est conformeaux faits. Comme il ne peut tre question de passer en revue tous lespeuples, nous choisirons ceux que nous allons comparer parmi ceux o lesinstitutions pnales sont arrives un certain degr de dveloppement et sontconnues avec une certaine dtermination. Au reste, ainsi que nous avonsessay de le montrer ailleurs, l'essentiel dans une dmonstration sociologiquen'est pas d'entasser des faits, mais de constituer des sries de variations rgu-lires dont les termes se relient les uns aux autres par une gradation aussicontinue que possible, et qui, de plus, soient d'une suffisante tendue 2.

    Dans un trs grand nombre de socits anciennes, la mort pure et simplene constitue pas la peine suprme; elle est aggrave, pour les crimes rputsles plus atroces, de supplices additionnels qui avaient pour effet de la rendreplus affreuse. C'est ainsi que, chez les gyptiens, en dehors de la pendaison etde la dcollation, nous rencontrons le bcher, le supplice des cendres, la miseen croix. Dans la peine du feu, le bourreau commenait par pratiquer avec desjoncs aigus plusieurs incisions aux mains du coupable et c'est seulementensuite qu'il tait couch sur un feu d'pines et brl vif. Le supplice descendres consistait touffer le condamn sous un monceau de cendres. Il estmme probable, dit Thonissen, que les juges avaient l'habitude d'infliger auxcoupables toutes les souffrances accessoires qu'ils croyaient requises par lanature du crime ou les exigences de l'opinion publique 3. Les peuples d'Asieparaissent avoir pouss plus loin la cruaut. Chez les Assyriens, on jetait lescoupables aux btes froces ou dans une fournaise ardente ; on les brlait petit feu dans une cuve d'airain ; on leur crevait les yeux. L'tranglement et la

    1 Voil pourquoi il nous parat peu scientifique de classer les socits d'aprs leur tat de

    civilisation, comme l'ont fait Spencer et, ici mme, Steinmetz. Car, alors, on est obligd'attribuer une seule et mme socit une pluralit d'espces, suivant les formes politi-ques qu'elle a successivement revtues, ou suivant les degrs de civilisation qu'elle aprogressivement parcourus. Que dirait-on d'un zoologiste qui fragmenterait ainsi unanimal entre plusieurs espces ? Une socit est pourtant, plus encore qu'un organisme,une personnalit dfinie, identique elle-mme, certains gards, d'un bout l'autre deson existence ; par consquent, une classification qui mconnat cette unit fondamentale,dfigure gravement la ralit. On peut bien classer ainsi des tats sociaux, non dessocits ; et ces tats sociaux restent en l'air, ainsi dtachs du substrat permanent qui lesrelie les uns aux autres. C'est donc l'analyse de ce substrat, et non de la vie changeantequ'il supporte, qui seule peut fournir les bases d'une classification rationnelle.

    2 Rgles, etc., p. 163.

    3 tudes sur l'histoire du droit criminel des peuples anciens, I, p. 142.

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    dcapitation taient repousss comme des mesures insuffisantes ! Chez lesdivers peuples de Syrie, on lapidait les criminels, on les perait de flches, onles pendait, on les crucifiait, on leur brlait les ctes et les entrailles avec destorches, on les cartelait, on les prcipitait des rochers..., on les faisait crasersous les pieds des animaux, etc. 1. Le code de Manou lui-mme distingueentre la mort simple, consistant dans la dcollation, et la mort exaspre ouqualifie. Cette dernire est de sept espces : le pal, le feu, l'crasement sousles pieds d'un lphant, la noyade, l'huile bouillante verse dans les oreilles etdans la bouche, tre dchir par des chiens sur une place publique, tre couppar morceaux avec des rasoirs.

    Chez ces mmes peuples, la mort simple tait prodigue. Une numrationde tous les cas qui la comportaient est impossible. Un fait montre combien ilstaient nombreux : d'aprs un rcit de Diodore, un roi d'gypte, en relguantles condamns mort dans un dsert, parvint y fonder une ville nouvelle, etun autre, en les employant aux travaux publics, russit faire construire denombreuses digues et creuser des canaux 2.

    Au-dessous de la peine de mort, se trouvaient les mutilations expressives.Ainsi, en gypte, les faux monnayeurs, ceux qui altraient les criturespubliques avaient les deux mains tranches ; le viol commis sur une femmelibre tait puni par l'ablation des parties gnitales ; on arrachait la langue l'espion, etc. 3. De mme, d'aprs les lois de Manou, on coupe la langue l'homme de la dernire classe qui insulte gravement les Dwidjas ; on marqueau-dessous de la hanche le Soudra qui a l'audace de s'asseoir ct d'unBrahmane 4, etc. En dehors de ces mutilations caractristiques, toute sorte dechtiments corporels taient en usage chez l'un et chez l'autre peuple. Lespeines de ce genre taient le plus souvent fixes arbitrairement par le juge.

    Le peuple hbreu n'appartenait certainement pas un type suprieur auxprcdents ; en effet, la concentration de la masse sociale ne se fit qu' unepoque relativement tardive, sous les rois. Jusque-l, il n'y avait pas d'tatisralite, mais seulement une juxtaposition de tribus ou de clans plus ou moinsautonomes, et qui ne se coalisaient que momentanment pour faire face undanger commun 5. Cependant, la loi mosaque est beaucoup moins svre quecelle de Manou ou que les livres sacrs de l'gypte. La peine capitale n'y estplus entoure des mmes raffinements de cruaut. Il semble mme que,pendant longtemps, la lapidation seule y ait t en usage ; c'est seulement dansles textes rabbiniques qu'il est question du feu, de la dcapitation et del'tranglement 6. La mutilation, si largement pratique par les autres peuplesd'Orient, ne figure qu'une seule fois dans le Pentateuque 7. Le talion, il estvrai, quand le crime tait une blessure, pouvait entraner des mutilations ;mais le coupable pouvait toujours y chapper au moyen d'une composition

    1 Ibid., p. 69.

    2 Chap. I, pp. 60 et 65.

    3 THONISSEN, I, p. 160.

    4 VIII, p. 281.

    5 BENZINGER, Hebraeische Archaeologie, pp. 202-203, p. 71 et 41.

    6 V. BENZINGER, Op. cit., p. 333 ; THONISSEN, Op. cit., II, p. 28.

    7 Deut., XXV, 11-12.

  • mile Durkheim (1899-1900), Deux lois de l'volution pnale 10

    pcuniaire ; celle-ci n'tait interdite que pour le meurtre 1. Quant aux autrespeines corporelles, qui se rduisent la flagellation, elles taient certainementappliques un grand nombre de dlits 2 ; mais le maximum en tait fix 40coups et mme, dans la pratique, ce nombre se ramenait 39 3. - D'o vientcette douceur relative ? C'est que, chez le peuple hbreu, le gouvernementabsolu n'a jamais pu s'tablir d'une manire durable. Nous avons vu que,pendant longtemps, il y manqua mme toute organisation politique. Plus tard,il est vrai, une monarchie se constitua ; mais le pouvoir des rois resta trslimit : Le sentiment a toujours t trs vivant en Isral que le roi tait lpour son peuple et non le peuple pour son roi ; il devait aider Isral, non s'enservir dans son intrt propre 4. Quoiqu'il soit arriv parfois certainespersonnalits de conqurir, par leur prestige personnel, une autorit excep-tionnelle, l'esprit du peuple resta profondment dmocratique.

    Cependant, on a pu voir que la loi pnale ne laissait pas d'y tre encoretrs dure. Si, des socits qui prcdent, nous passons au type de la cit qui estincontestablement suprieur, nous constatons une rgression plus accuse dela pnalit. A Athnes, quoique, dans certains cas, la peine capitale ft renfor-ce, c'tait, cependant, la grande exception 5. Elle consistait, en principe, dansla mort par la cigu, le glaive, l'tranglement. Les mutilations expressives ontdisparu. Il semble bien en tre de mme des chtiments corporels, sauf pourles esclaves et, peut-tre, pour les personnes de basse condition 6. MaisAthnes, mme considre son apoge, reprsente une forme relativementarchaque de la cit. Jamais, en effet, l'organisation base de clans (gen,phratries) n'y fut aussi compltement efface qu' Rome o, trs tt, curies etgentes devinrent de simples souvenirs historiques, dont les Romains eux-mmes ne connaissaient plus trs bien la signification. Aussi le systme despeines tait-il beaucoup plus svre Athnes qu' Rome. D'abord, le droitathnien, ainsi que nous le disions, n'ignorait pas compltement la mortexaspre. Dmosthne fait allusion des coupables clous au gibet 7 ; Lysiascite les noms d'assassins, de brigands et d'espions morts sous le bton 8 ;Antiphon parle d'une empoisonneuse expirant sous la roue 9. Quelquefois lamort tait prcde de la torture 10. De plus, le nombre des cas o la peine demort tait prononce tait considrable : La trahison, la lsion du peupleathnien, l'attentat contre les institutions politiques, l'altration du droit natio-nal, les mensonges profrs la tribune de l'assemble du peuple, l'abus desfonctions diplomatiques..., la concussion, l'impit, le sacrilge, etc., etc.,rclamaient incessamment l'intervention du terrible ministre des Onze 11. ARome, au contraire, les crimes capitaux taient beaucoup moins nombreux etles lois Porciennes restreignirent l'application du dernier supplice pendant

    1 Nombres, XXXV, 31.

    2 C'est ce qui est expliqu dans un passage du Deut., XXV, 1-2.

    3 Josphe, Ant., IV, pp. 238, 248.

    4 BENZINGER, op. cit., p. 312.

    5 V. HERMANN, Griech. Antiq., II (1) Abtheil., pp. 124-125.

    6 HERMANN, Op. cit., pp. 126-127.

    7 C. Midias, 105, Cf. PLATON, Rp., II, 362.

    8 C. Agoratos, 56, 67, 68 et DMOSTHNE, Discours sur l'Ambassade, 137.

    9 Accusation d'empoisonnement, p. 20.

    10 C. Agoratos, 54 et PLUTARQUE, Phocion, XXXIV.

    11 THONISSEN, Op. cit., p. 100.

  • mile Durkheim (1899-1900), Deux lois de l'volution pnale 11

    toute la dure de la Rpublique 1. De plus, sauf des circonstances tout faitexceptionnelles, la mort n'tait entoure d'aucune torture accessoire, d'aucuneaggravation. La croix tait rserve aux seuls esclaves. D'ailleurs, les Romainsse vantaient de la douceur relative de leur systme rpressif : Nulli gentiummitiores placuisse pocuas, dit Tite-Live 2, et Cicron : Vestram libertatem,non acerbitate suppliciorum infestam, sed lenitate legum munitam essevoluerunt 3.

    Mais quand, avec l'Empire, le pouvoir gouvernemental tendit devenirabsolu, la loi pnale s'aggrava. D'abord, les crimes capitaux se multiplirent.L'adultre, l'inceste, toute sorte d'attentats contre les murs, mais surtout lamultitude toujours croissante des crimes de lse-majest furent punis de mort.En mme temps, des peines plus svres furent institues. Le bcher, qui taitrserv des crimes politiques exceptionnels, fut employ contre les incen-diaires, les sacrilges, les magiciens, les parricides et certains auteurs decrimes de lse-majest ; la condamnation ad opus publicum fut tablie, desmutilations appliques certains criminels (par exemple, la castration danscertains attentats contre les murs, la main coupe pour les faux-monnayeurs,etc.). Enfin, la torture fit son apparition ; c'est la priode de l'Empire que leMoyen Age l'emprunta plus tard.

    Si, de la cit, nous passons aux socits chrtiennes, nous voyons la pna-lit voluer selon la mme loi.

    Ce serait une erreur de juger de la loi pnale, sous le rgime fodal, d'aprsla rputation d'atrocit qu'on a faite au Moyen Age. Quand on examine lesfaits, on constate qu'elle tait alors beaucoup plus douce que dans les typessociaux antrieurs, si du moins on les considre la phase correspondante deleur volution, c'est--dire leur priode de formation et, pour ainsi dire, depremire jeunesse ; et c'est cette condition seulement que la comparaisonpeut avoir une valeur dmonstrative. Les crimes capitaux n'taient pas trsnombreux. Selon Beaumanoir, les seuls faits vraiment inexpiables sont lemeurtre, la trahison, l'homicide, le viol 4. Les tablissements de saint Louis yajoutent le rapt, l'incendie 5. C'taient les principaux cas de haute justice.Toutefois, quoique le brigandage ne ft pas ainsi qualifi, il tait, lui aussi, uncrime capital. Il en tait de mme de deux dlits, qui taient considrs com-me particulirement attentatoires aux droits du seigneur ; ce sont les mfaitsde marchs et les dlits de chemin bris (renversement, avec violence, desbureaux de page) 6. Quant aux crimes religieux, les seuls qui fussent alorsrprims par le dernier supplice taient l'hrsie et la mcrantise. Les sacril-ges ne devaient qu'une amende, ainsi que les blasphmateurs; mme, saintLouis ayant dcid, dans la premire ardeur religieuse de sa jeunesse, que cesderniers seraient marqus au front et auraient la langue perce, le pape

    1 WALTER, Histoire de la procdure civile et du droit criminel chez les Romains, tr. fr.,

    821, et REIN, Criminalrecht der Roemer, p. 55.2 TITE-LIVE, I, p. 28.

    3 Pro Rabirio perduellionis reo, p. 3.

    4 Coutume du Beauvoisis, chap. XXX, n 2.

    5 tab. de saint Louis, liv. I, chap. IV et XI.

    6 V. Du Boys, Histoire du Droit criminel des peuples modernes, t. II, p. 231.

  • mile Durkheim (1899-1900), Deux lois de l'volution pnale 12

    Clment IV le blma. Ce n'est que plus tard que l'glise dploya contre sesennemis une implacable svrit. Quant aux peines elles-mmes, ellesn'avaient rien d'outr. Les seules aggravations de la peine de mort consistaient tre tran sur la claie et tre brl vif. Les mutilations taient rares. Onsait, d'ailleurs, combien le systme rpressif de l'glise tait humain. Lespeines qu'elle employait de prfrence consistaient en pnitences et enmortifications. Elle repoussait la mortification publique, le carcan, le pilori,quoique de pareilles peines ne lui parussent pas excder sa comptence. Il estvrai que, quand elle jugeait ncessaire une rpression sanglante, elle livrait lecoupable la justice sculire. Nanmoins, c'tait un fait de la plus grandeporte que la plus haute puissance morale du temps tmoignt ainsi de sonhorreur pour ces sortes de chtiments 1.

    Telle fut peu prs la situation jusque vers le XIVe sicle. A partir de cemoment, le pouvoir royal s'tablit de plus en plus solidement. A mesure qu'ilse consolide, on voit la pnalit se renforcer. D'abord les crimes de lse-majest, qui taient inconnus de la fodalit, font leur apparition, et la liste enest longue. Les crimes religieux eux-mmes sont qualifis ainsi. Il en rsulteque le sacrilge devient un crime capital. Il en est de mme du simplecommerce avec les infidles, de toute tentative pour faire croire et arguer detoutes choses qui sont ou seraient contraires la sainte foi de Notre-Sei-gneur . En mme temps, une plus grande rigueur se manifeste dansl'application des peines. Les coupables de crimes capitaux peuvent tre rous(c'est alors qu'apparat le supplice de la roue), enfouis vifs, cartels, corchstout vivants, bouillis. Dans certains cas, les enfants du condamn partagentson supplice 2.

    L'apoge de la monarchie absolue marque l'apoge de la rpression. AuXVIIe sicle, les peines capitales en usage taient encore celles que nousvenons d'numrer. De plus, une peine nouvelle, celle des galres, s'taitconstitue, peine tellement terrible que les malheureux condamns, pour ychapper, se coupaient quelquefois un bras ou une main. Le fait tait mmetellement frquent qu'il fut puni de mort par une dclaration de 1677. Quantaux peines corporelles, elles taient innombrables : il y avait l'arrachement oule percement de la langue, l'abscission des lvres, l'essorillement ou arrache-ment des oreilles, la marque au fer chaud, la fustigation qui se donnait avec lebton, le fouet, le carcan, etc. Enfin, il ne faut pas oublier que la torture taitsouvent employe, non pas seulement comme un moyen de procdure, maiscomme une pnalit. En mme temps, les crimes capitaux se multipliaientparce que les crimes de lse-majest taient devenus plus nombreux 3.

    1 Cette douceur relative de la pnalit s'tait encore beaucoup plus accentue dans les

    parties de la socit gouvernes dmocratiquement, savoir dans les communes libres. Dans les villes libres, dit du Boys (II, p. 370), comme dans les communes proprementdites, on trouve une tendance changer les pnalits en amendes et employer la honteplutt que les supplices ou les peines coercitives comme moyen de rpression. Ainsi, Mont-Chabrier, celui qui volait deux sols tait oblig de porter ces deux sols suspendus son cou et de courir ainsi tout le jour et toute la nuit et, de plus, il lui tait inflig uneamende de cinq sols. KOHLER a fait la mme remarque en ce qui concerne les citsitaliennes (Dos Strafrecht der italienischen Statuten vom 12-16. Jahrhundert).

    2 V. Du Boys, op. cit., V, pp. 234, 237 et suiv.

    3 Du Boys, op. cit., VI, pp. 62-81.

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    Telle tait la loi pnale jusqu'au milieu du XVIIIe sicle. C'est alors qu'eutlieu, dans toute l'Europe, la protestation laquelle Beccaria a attach sonnom. Sans doute, il s'en faut que le criminaliste italien ait t la cause initialede la raction qui devait se poursuivre depuis sans interruption. Le mouve-ment tait commenc avant lui. De nombreux ouvrages, aujourd'hui oublis,avaient dj paru qui rclamaient une rforme du systme pnal. Il estcependant incontestable que c'est le Trait des dlits et des peines qui porta lecoup mortel aux vieilles et odieuses routines du droit criminel.

    Une ordonnance de 1788 avait dj introduit quelques rformes, non sansimportance ; mais ce fut surtout avec le Code pnal de 1810 que les aspira-tions nouvelles reurent enfin une large satisfaction. Aussi, quand il parut, fut-il accueilli avec une admiration sans rserve, non pas seulement en France,mais dans les principaux pays d'Europe. Il ralisait, en effet, d'importantsprogrs dans le sens de l'adoucissement. Cependant, en ralit, il tenait encorebeaucoup trop au pass. Aussi de nouvelles amliorations ne tardrent-ellespas tre rclames. On se plaignait de ce que la peine de mort, si elle nepouvait plus tre aggrave comme sous l'ancien rgime, y tait encore trsprodigue. On regardait comme inhumain d'y avoir conserv la marque, lecarcan, la mutilation du poing pour les parricides. C'est pour rpondre cescritiques qu'eut lieu la rvision de 1832. Celle-ci introduisit dans notreorganisation pnale une douceur beaucoup plus grande en supprimant toutesles mutilations, en diminuant le nombre des crimes capitaux, en donnant enfinaux juges le moyen d'adoucir toutes les peines, grce au systme des circons-tances attnuantes. Il n'est pas ncessaire de montrer que, depuis, le mouve-ment s'est continu dans la mme direction, puisque aujourd'hui on commence se plaindre du rgime trop confortable qui est fait aux criminels.

    IILoi des variations qualitatives

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    La loi que nous venons d'tablir se rapporte exclusivement la grandeurou quantit des peines. Celle dont nous allons nous occuper maintenant estrelative leurs modalits qualitatives. Elle peut se formuler ainsi : Les peinesprivatives de la libert et de la libert seule, pour des priodes de tempsvariables selon la gravit des crimes, tendent de plus en plus devenir le typenormal de la rpression.

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    Les socits infrieures les ignorent presque compltement. Mme dansles lois de Manou, il y a tout au plus un verset o il semble tre question deprisons. Que le roi, y est-il dit, place toutes les prisons sur la voie publique,afin que les criminels, affligs et hideux, soient exposs aux regards detous 1. Encore une telle prison a-t-elle un tout autre caractre que les ntres ;elle est plutt analogue au pilori. Le condamn est retenu prisonnier pourpouvoir tre expos et aussi parce que la dtention est la condition ncessairedes supplices qu'on lui impose ; mais elle ne constitue pas la peine elle-mme.Celle-ci consistait surtout dans la dure existence qu'on faisait aux dtenus. Lesilence de la loi mosaque est plus complet encore. Dans le Pentateuque, iln'est pas une seule fois question de prison. Plus tard, dans les Chroniques,dans le livre de Jrmie, on rencontre bien des passages o il est parl de pri-son, d'entraves, de fosses humides 2 ; mais, dans tous ses cas, il s'agitd'arrestation prventive, de lieux de dtention o l'on enfermait les accuss,les sujets suspects, en attendant qu'un jugement ft rendu, et o ils taientsoumis un rgime plus ou moins svre, suivant les circonstances. Cesmesures administratives, arbitraires ou non, ne constituaient pas des peinesdfinies attaches des crimes dfinis. C'est seulement dans le livre d'Esdrasque, pour la premire fois, l'emprisonnement est prsent comme une pnalitproprement dite 3. Dans le vieux droit des Slaves et des Germains, les peinessimplement privatives de la libert paraissent avoir t galement ignores. Ilen tait de mme dans les vieux cantons suisses, jusqu'au XIXe sicle 4.

    Dans la cit, elles commencent faire leur apparition. Contrairement ceque dit Schmann, il parat certain qu' Athnes, dans certains cas, l'empri-sonnement tait inflig titre de peine spciale. Dmosthne dit formellementque les tribunaux ont le pouvoir de punir de la prison ou de toute autre peine 5.Socrate parle de la dtention perptuelle comme d'une peine qui peut lui treapplique 6. Platon, esquissant dans les Lois le plan de la cit idale, proposede rprimer par l'emprisonnement un assez grand nombre d'infractions et onsait que son utopie est plus voisine de la ralit historique qu'on ne l'a parfoissuppos 7. Cependant, tout le monde reconnat que, Athnes, ce genre depeine est rest peu dvelopp. Le plus souvent, dans les discours des orateurs,la prison est prsente comme un moyen d'empcher la fuite des accuss oucomme un procd commode pour contraindre certains dbiteurs payer leursdettes, ou bien encore comme supplment de peine, prostimma. Quand lesjuges se bornaient infliger une amende, ils avaient le droit d'y ajouter unedtention de cinq jours, avec entraves aux pieds dans la prison publique 8. ARome, la situation n'tait pas trs diffrente. La prison, dit Rein, n'taitoriginairement qu'un lieu de dtention prventive. Plus tard elle devint une

    1 IX, p. 288.

    2 II. Chron., XVI, 10, et XVIII, 26. Jerem., XXVII, 15 et 16.

    3 Pour tous ceux qui n'observeront pas la loi de ton dieu et la loi du roi, qu'incontinent il

    en soit fait justice, et qu'on les condamne soit la mort, soit au bannissement..., soit l'emprisonnement (Esdras, VII, 26).

    4 POST, Bausteine f. eine allgemeine Rechtsw., I, p. 219.

    5 Discours contre Timocrate, 151.

    6 Apologie, p. 37, c.

    7 Lois, VIII, p. 847; IX, pp. 864, 880.

    8 HERMANN, Griech. Antiq., Rechtsalterthuemer, p. 126.

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    peine. Cependant, elle tait rarement applique, sauf aux esclaves, auxsoldats, aux acteurs 1.

    C'est seulement dans les socits chrtiennes qu'elle a pris tout son dve-loppement. L'glise, en effet, prit trs tt l'habitude d'ordonner contre certainscriminels la dtention temporaire ou vie dans un monastre. D'abord, elle nefut considre que comme un moyen de surveillance, mais il y eut ensuitel'incarcration ou emprisonnement proprement dit qui fut trait comme unepeine vritable. Le maximum en tait la dtention perptuelle et solitaire dansune cellule que l'on murait, comme signe de l'irrvocabilit de la sentence 2.

    C'est de l que la pratique passa dans le droit laque. Cependant, commel'emprisonnement tait employ en mme temps comme mesure adminis-trative, la signification pnale en resta longtemps assez douteuse. C'est seule-ment au XVIIIe sicle que les criminalistes finirent par s'entendre pourreconnatre la prison le caractre d'une peine dans certains cas dfinis, quandelle tait perptuelle, quand elle avait t substitue, par commutation, lapeine de mort, etc., en un mot, toutes les fois qu'elle avait t prcde d'uneinstruction judiciaire 3. Avec le droit pnal de 1791, elle devint la base dusystme rpressif, qui, en dehors de la peine de mort et du carcan, ne compritplus que des formes diverses de la dtention. Nanmoins, le simple emprison-nement n'tait pas considr comme une peine suffisante ; mais on y ajoutaitdes privations d'un autre ordre (ceinture ou chane que portaient les con-damns, privations alimentaires). Le Code pnal de 1810 laissa de ct cesaggravations, sauf pour les travaux forcs. Les deux autres peines privativesde la libert ne diffraient gure que par la dure du temps pendant lequel lecondamn tait enferm. Depuis, les travaux forcs ont perdu une grandepartie de leurs traits caractristiques et tendent devenir une simple varit dela dtention. En mme temps, la peine de mort est devenue d'une applicationde plus en plus rare ; elle a mme disparu compltement de certains codes, detelle sorte que la suppression de la libert temps ou vie se trouve occuper peu prs compltement tout le domaine de la pnalit.

    1 Criminalrecht der Roemer, p. 914.

    2 Du Boys, op. cit., V, pp. 88-89.

    3 Du Boys, VI, op. cit., p. 60.

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    IIIExplication de la seconde loi

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    Aprs avoir dtermin la manire dont la peine a vari dans le temps, nousallons rechercher les causes des variations constates, c'est--dire essayerd'expliquer les deux lois prcdemment tablies. C'est par la seconde que nouscommencerons.

    D'aprs ce que nous venons de voir, la dtention n'apparat d'abord dansl'histoire que comme une mesure simplement prventive pour prendre ensui-te un caractre rpressif et devenir enfin le type mme de la pnalit. Pourrendre compte de cette volution, il nous faut donc chercher successivementce qui a donn naissance la prison sous sa premire forme puis, ce qui adtermin ses transformations ultrieures.

    Que la prison prventive soit absente des socits peu dveloppes, c'estce qu'il est ais de comprendre : elle n'y rpond aucun besoin. La responsa-bilit, en effet, y est collective ; lorsqu'un crime y est commis, ce n'est passeulement le coupable qui doit la peine ou la rparation, mais c'est, soit aveclui, soit sa place s'il fait dfaut, le clan dont il fait partie. Plus tard, quand leclan a perdu son caractre familial, c'est un cercle, toujours assez tendu, deparents. Dans ces conditions, il n'y a aucune raison d'arrter et de tenir ensurveillance l'auteur prsum de l'acte ; car s'il manque, pour une raison oupour une autre, il laisse des rpondants. D'ailleurs, l'indpendance morale etjuridique, qui est alors reconnue chaque groupe familial s'oppose ce qu'onpuisse lui demander de livrer ainsi un de ses membres sur un simple soupon.Mais mesure que, la socit se concentrant, ces groupes lmentaires per-dent leur autonomie et viennent se fondre dans la masse totale, la respon-sabilit devient individuelle ; ds lors, des mesures sont ncessaires pourempcher que la rpression ne soit lude par la fuite de celui qu'elle doitatteindre et, comme en mme temps elles choquent moins la moralit tablie,la prison apparat. C'est ainsi que nous la trouvons Athnes, Rome, chezles Hbreux aprs l'exil. Mais elle est si bien contraire toute la vieille orga-nisation sociale, qu'elle se heurte au dbut des rsistances qui en restreignenttroitement l'usage, partout du moins o le pouvoir de l'tat est soumis quelque limitation. C'est ainsi qu' Athnes la dtention prventive n'tait

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    autorise que dans des cas particulirement graves 1. Mme le meurtrier pou-vait rester en libert jusqu'au jour de la condamnation. A Rome, le prvenu ne fut d'abord retenu prisonnier qu'en cas de dlit flagrant et manifeste, oulorsqu'il y avait aveu ; ordinairement, une caution suffisait 2.

    Il faudrait se garder d'expliquer ces restrictions apparentes au droitd'arrestation prventive par un sentiment de la dignit personnelle et une sorted'individualisme prcoce que ne connut gure la morale de la Cit. Ce quivient ainsi limiter le droit de l'tat, ce n'est pas le droit de l'individu, maiscelui du clan ou de la famille, ou, du moins, ce qui en reste. Ce n'est pas uneanticipation de notre morale moderne, mais une survivance du pass.

    Cependant, cette explication est incomplte. Pour rendre compte d'uneinstitution, il ne suffit pas d'tablir qu'au moment o elle parut elle rpondait quelque fin utile ; car de ce qu'elle tait dsirable, il ne suit pas qu'elle taitpossible. Il faut voir, en outre, comment se sont constitues les conditionsncessaires la ralisation de cette fin. Un besoin, mme intense, ne peut pascrer ex nihilo les moyens de se satisfaire ; il y a donc lieu de chercher d'o ilslui sont venus. Sans doute, au premier abord, il parat tout simple que, du jouro la prison se trouva tre utile aux socits, les hommes aient eu l'ide de laconstruire. Cependant, en ralit, elle supposait ralises certaines conditionssans lesquelles elle tait impossible. Elle impliquait, en effet, l'existenced'tablissements publics, suffisamment spacieux, militairement occups, am-nags de manire prvenir les communications avec le dehors, etc. De telsarrangements ne s'improvisent pas en un instant ; or il n'en existe pas de tracesdans les socits infrieures. La vie publique, trs pauvre, trs intermittente,n'a besoin alors d'aucun amnagement spcial pour se dvelopper, sauf d'unemplacement pour les runions populaires. Les maisons sont construites envue de fins exclusivement prives ; celles des chefs, l o il y en a de perma-nents, se distinguent peine des autres ; les temples eux-mmes sont d'originerelativement tardive ; enfin les remparts n'existent pas, ils apparaissentseulement avec la Cit. Dans ces conditions, l'ide d'une prison ne pouvait pasnatre.

    Mais mesure que l'horizon social s'tend, que la vie collective, au lieu dese disperser en une multitude de petits foyers, o elle ne peut tre quemdiocre, se concentre sur un nombre plus restreint de points, elle devient lafois plus intense et plus continue. Parce qu'elle prend plus d'importance, lesdemeures de ceux qui y sont prposs se transforment en consquence. Elless'tendent, s'organisent en vue des fonctions plus tendues et plus perma-nentes qui leur incombent. Plus l'autorit de ceux qui y habitent grandit, pluselles se singularisent et se distinguent du reste des habitations. Elles prennentgrand air, elles s'abritent derrire des murs plus levs, des fosss plusprofonds, de manire marquer visiblement la ligne de dmarcation quispare dsormais les dtenteurs du pouvoir et la foule de leurs subordonns.Alors les conditions de la prison sont donnes. Ce qui fait supposer qu'elle ad prendre ainsi naissance, c'est que, l'origine, on la voit souvent apparatre l'ombre du palais des rois, dans les dpendances des temples et des tablis-sements similaires. Ainsi, Jrusalem, nous connaissons trois prisons

    1 V. article Carcer , dans le Dictionnaire de SAGLIO.

    2 WALTER, Op. cit., 856.

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    l'poque de l'invasion des Chaldens : l'une tait la haute porte deBenjamin 1 , et l'on sait que les portes taient des lieux fortifis ; l'autre, dansla cour du palais du roi 2 ; la troisime, dans la maison d'un fonctionnaireroyal 3. A Rome, c'est dans la forteresse royale que se trouvaient les plusanciennes prisons 4. Au Moyen Age, c'est dans le chteau seigneurial, dans lestours des remparts qui entouraient les villes 5.

    Ainsi, au moment mme o l'tablissement d'un lieu de dtention devenaitutile par suite de la disparition progressive de la responsabilit collective, desmonuments s'levaient qui pouvaient tre utiliss pour cet office. La prison, ilest vrai, n'tait encore que prventive. Mais une fois qu'elle fut constitue cetitre, elle prit vite un caractre rpressif, au moins partiellement. En effet, tousceux qui taient ainsi retenus prisonniers taient des suspects ; ils taientmme le plus souvent suspects de crimes graves. Aussi taient-ils soumis un rgime svre qui tait dj presque une peine. Tout ce que nous savons deces prisons primitives, qui pourtant ne constituent pas encore des institutionsproprement pnitentiaires, nous les dpeint sous les plus tristes couleurs. AuDahomey, la prison est un trou, en forme de puits, o les condamns croupis-sent dans les immondices et la vermine 6. En Jude, nous avons vu qu'elleconsistait en basses fosses. Dans l'ancien Mexique, elle tait faite de cages enbois o les prisonniers taient attachs ; ils taient peine nourris 7. AAthnes, les dtenus taient soumis au supplice infamant des entraves 8. EnSuisse, pour rendre l'vasion plus difficile, on mettait aux prisonniers uncollier de fer 9. Au Japon, les prisons sont appeles des enfers 10. Il est naturelque le sjour dans de pareils endroits ait t trs tt considr comme unchtiment. On rprimait ainsi les petits dlits, surtout ceux qui avaient tcommis par les petites gens, les personae humiles, comme on disait Rome.C'tait une peine correctionnelle dont les juges disposaient plus ou moinsarbitrairement.

    Quant la fortune juridique de cette peine nouvelle partir du moment oelle fut constitue, il suffit, pour en rendre compte, de combiner les consid-rations qui prcdent avec la loi relative l'affaiblissement progressif de lapnalit. En effet, cet affaiblissement a lieu du haut en bas de l'chelle pnale.En gnral, ce sont les peines les plus graves qui sont les premires atteintespar ce mouvement de recul, c'est--dire qui sont les premires s'adoucir, puis disparatre. Ce sont les aggravations de la peine capitale qui commencentpar s'attnuer, jusqu'au jour o elles sont compltement supprimes ; ce sontles cas d'application de la peine capitale qui vont en se restreignant ; lesmutilations subissent la mme loi. Il en rsulte que les peines les plus basses

    1 Jrmie, XX, 2.

    2 Ibid., XXXII, 2.

    3 Ibid., XXXVII, 15.

    4 V. art. Carcer , dj cit.

    5 V. SCHAFFROTH, Geschichte d. Bernischen Gefaengnisswesens. STROOBANT, Notes

    sur le systme pnal des villes flamandes.6 Abb LAFFITTE, Le Dahom, Tours, 1873, p. 81.

    7 BANCROFT, The Native Races of the Pacific States..., 11, p. 453.

    8 V. THONISSEN, Op. cit., p. 118.

    9 SCHAFFROTH, Geschichte des Bernischen Gefaengnisswesens.

    10 V. LETOURNEAU, volution juridique, p. 199.

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    sont ncessites se dvelopper pour remplir les vides que produit cettergression. A mesure que les formes archaques de la rpression se retirent duchamp de la pnalit, les formes nouvelles envahissent les espaces libresqu'elles trouvent ainsi devant elles. Or les modalits diverses de la dtentionconstituent les peines les dernires venues ; l'origine, elles sont tout en basde l'chelle pnale, puisqu'elles commencent mme par n'tre pas des peinesproprement dites, mais seulement la condition de la rpression vritable, etque, pendant longtemps, elles gardent un caractre mixte et indcis. Pour cetteraison mme, c'tait elles qu'tait rserv l'avenir. Elles taient les substitutsnaturels et ncessaires des autres peines qui s'en allaient. Mais, d'un autrect, elles devaient elles-mmes subir la mme loi d'adoucissement. C'estpourquoi, tandis que, au dbut, elles sont mles des rigueurs auxiliairesdont, parfois mme, elles ne sont que l'accessoire, elles s'en dbarrassent peu peu, pour se rduire leur forme la plus simple, savoir la privation de lalibert, ne comportant d'autres degrs que ceux qui rsultent de l'ingale durede cette privation.

    Ainsi les variations qualitatives de la peine dpendent en partie des varia-tions quantitatives qu'elle a paralllement subies. Autrement dit, des deux loisque nous avons tablies, la premire contribue expliquer la seconde. Lemoment est donc venu de l'expliquer son tour.

    IVExplication de la premire loi

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    Pour faciliter cette explication, nous considrerons isolment les deuxfacteurs que nous avons distingus ; et comme le second est celui qui joue lerle le moins important, nous commencerons par en faire abstraction. Cher-chons donc comment il se fait que les peines s'adoucissent mesure qu'onpasse de socits infrieures des socits plus leves, sans nous occuperprovisoirement des perturbations qui peuvent tre dues au caractre plus oumoins absolu du pouvoir gouvernemental.

    On pourrait tre tent d'expliquer cet adoucissement par l'adoucissementparallle des murs. Nous avons de plus en plus horreur de la violence ; lespeines violentes, c'est--dire cruelles doivent donc nous inspirer une rpu-gnance croissante. Malheureusement, l'explication se tourne contre elle-mme. Car si, d'un ct, notre plus grande humanit nous dtourne des chti-ments douloureux, elle doit aussi nous faire paratre plus odieux les actesinhumains que ces chtiments rpriment. Si notre altruisme plus dvelopp

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    rpugne l'ide de faire souffrir autrui, pour la mme raison, les crimes quisont contraires ces sentiments doivent nous sembler plus abominables et, parsuite, il est invitable que nous tendions les rprimer plus svrement.Mme cette tendance ne peut tre neutralise que partiellement et faiblementpar la tendance oppose, quoique de mme origine, qui nous porte fairesouffrir le coupable le moins possible. Car il est vident que notre sympathiedoit tre moindre pour ce dernier que pour sa victime. Ds lors, la dlicatessedes murs devrait plutt se traduire par une aggravation pnale, au moinspour tous les crimes qui nuisent autrui. En fait, quand elle commence apparatre d'une manire marque dans l'histoire, c'est bien ainsi qu'elle semanifeste. Dans les socits infrieures, les meurtres, les vols simples ne sontrprims que faiblement, parce que les murs y sont grossires. A Rome,pendant longtemps, la violence ne fut pas regarde comme de nature vicierles contrats, bien loin d'avoir un caractre pnal. C'est du jour o les senti-ments sympathiques de l'homme pour l'homme se sont affirms et dveloppsque ces crimes ont t punis plus svrement. Le mouvement et donc dcontinuer, si quelque autre cause n'tait intervenue.

    Puisque la peine rsulte du crime et exprime la manire dont il affecte laconscience publique, c'est dans l'volution du crime qu'il faut aller chercher lacause qui a dtermin l'volution de la pnalit.

    Sans qu'il soit ncessaire d'entrer dans le dtail des preuves qui justifientcette distinction, on nous accordera, pensons-nous, sans peine que tous lesactes rputs criminels par les diffrentes socits connues peuvent trerpartis en deux catgories fondamentales : les uns sont dirigs contre deschoses collectives (idales ou matrielles, il n'importe) dont les principalessont l'autorit publique et ses reprsentants, les murs et les traditions, lareligion ; les autres n'offensent que des individus (meurtres, vols, violences etfraudes de toutes sortes). Des deux formes de la criminalit sont assezdistinctes pour qu'il y ait lieu de les dsigner par des mots diffrents. Lapremire pourrait tre appele criminalit religieuse parce que les attentatscontre la religion en sont la partie la plus essentielle et que les crimes contreles traditions ou les chefs de l'tat ont toujours, plus ou moins, un caractrereligieux; la seconde, on pourrait rserver le nom de criminalit humaine. Cela pos, on sait que les crimes de la premire espce remplissent, presque l'exclusion de tous les autres, le droit pnal des socits infrieures ; maisqu'ils rgressent, au contraire, mesure qu'on avance dans l'volution, tandisque les attentats contre la personne humaine prennent de plus en plus toute laplace. Pour les peuples primitifs, le crime consiste presque uniquement nepas accomplir les pratiques du culte, violer les interdictions rituelles, s'carter des murs des anctres, dsobir l'autorit, l o elle est assezfortement constitue. Au contraire, pour l'Europen d'aujourd'hui, le crimeconsiste essentiellement dans la lsion de quelque intrt humain.

    Or, ces deux sortes de criminalit diffrent profondment parce que lessentiments collectifs qu'elles offensent ne sont pas de mme nature. Il enrsulte que la rpression ne peut pas tre la mme pour l'une et pour l'autre.

    Les sentiments collectifs que contredit et froisse la criminalit spcifiquedes socits infrieures sont collectifs, en quelque sorte, un double titre. Nonseulement, ils ont pour sujet la collectivit et, par consquent, se retrouvent

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    dans la gnralit des consciences particulires, mais encore ils ont pour objetdes choses collectives. Par dfinition, ces choses sont en dehors du cercle denos intrts privs. Les fins auxquelles nous sommes ainsi attachs dpassentinfiniment le petit horizon de chacun de nous. Ce n'est pas nous personnel-lement qu'elles concernent, mais l'tre collectif. Par suite, les actes qui noussont commands pour les atteindre ne sont pas selon la pente de notre natureindividuelle, mais lui font plutt violence puisqu'ils consistent en des sacrifi-ces et des privations de toutes sortes que l'homme est tenu de s'imposer soitpour complaire son dieu, soit pour satisfaire la coutume, soit pour obir l'autorit. Nous n'avons aucun penchant jener, nous mortifier, nousinterdire telle ou telle viande, immoler sur l'autel nos animaux prfrs, nous gner par respect pour l'usage, etc. Par consquent, de mme que lessensations qui nous viennent du monde extrieur, de tels sentiments sont ennous sans nous, mme, dans une certaine mesure, malgr nous, et ils nousapparaissent comme tels par suite de la contrainte qu'ils exercent sur nous.Nous sommes donc ncessits les aliner, les rapporter quelque forceexterne comme leur cause, ainsi que nous faisons pour nos sensations. Enoutre, cette force, nous sommes obligs de la concevoir comme une puis-sance, non seulement trangre, mais encore suprieure nous puisqu'elleordonne et que nous lui obissons. Cette voix qui parle en nous sur un tontellement impratif, qui nous enjoint de faire violence notre nature, ne peutmaner que d'un tre diffrent de nous, et qui, de plus, nous domine. Sousquelque forme spciale que les hommes se le soient figur (dieu, anctres,personnalits augustes de toute sorte), il a donc toujours par rapport euxquelque chose de transcendant, de surhumain. Voil pourquoi cette partie dela morale est tout imprgne de religiosit. C'est que les devoirs qu'elle nousprescrit nous obligent envers une personnalit qui dpasse infiniment lantre ; c'est la personnalit collective, que nous nous la reprsentions dans sapuret abstraite, ou, comme il arrive le plus souvent, l'aide de symbolesproprement religieux.

    Mais alors, les crimes qui violent ces sentiments et qui consistent en desmanquements ces devoirs spciaux, ne peuvent pas ne pas nous apparatrecomme dirigs contre ces tres transcendants, puisqu'en ralit ils lesatteignent. Il en rsulte qu'ils nous paraissent exceptionnellement odieux ; carune offense est d'autant plus rvoltante que l'offens est plus lev en natureet en dignit au-dessus de l'offenseur. Plus on est tenu au respect, plus lemanque de respect est abominable. Le mme acte qui, quand il vise un galest simplement blmable, devient impie quand il attente quelqu'un qui nousest suprieur ; l'horreur qu'il dtermine ne peut donc tre calme que par unerpression violente. Normalement, dans le seul but de plaire ses dieux,d'entretenir avec eux des relations rgulires, le fidle doit se soumettre mille privations. A quelles privations ne doit-il pas tre astreint, quand il les aoutrags ? Alors mme que la piti qu'inspire le coupable serait assez vive,elle ne saurait servir de contrepoids efficace l'indignation souleve par l'actesacrilge, ni, par consquent, modrer sensiblement la peine ; car les deuxsentiments sont trop ingaux. La sympathie que les hommes prouvent pourun de leurs semblables, surtout dgrad par une faute, ne peut contenir leseffets de la crainte rvrentielle que l'on ressent pour la divinit. Au regard decette puissance qui le dpasse de si haut, l'individu apparat si petit que sessouffrances perdent de leur valeur relative et deviennent une quantit ngli-

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    geable. Qu'est-ce qu'une douleur individuelle quand il s'agit d'apaiser undieu ?

    Il en est autrement des sentiments collectifs qui ont pour objet l'individu ;car chacun de nous en est un. Ce qui concerne l'homme nous concerne tous ;car nous sommes tous des hommes. Les sentiments protecteurs de la dignithumaine nous tiennent donc personnellement cur. Assurment, je ne veuxpas dire que nous ne respectons la vie et la proprit de nos semblables quepar un calcul utilitaire et pour obtenir d'eux une juste rciprocit. Si nous r-prouvons les actes qui manquent ce respect, c'est qu'ils froissent lessentiments de sympathie que nous avons pour l'homme en gnral, et cessentiments sont dsintresss prcisment parce qu'ils ont un objet gnral. Lest la grande diffrence qui spare l'individualisme moral de Kant et celui desutilitaristes. L'un et l'autre, en un sens, font du dveloppement de l'individul'objet de la conduite morale. Mais, pour les uns, l'individu dont il s'agit, c'estl'individu sensible, empirique, tel qu'il se saisit dans chaque conscience parti-culire ; pour Kant, au contraire, c'est la personnalit humaine, c'est l'huma-nit en gnral et abstraction faite des formes concrtes et diverses souslesquelles elle se prsente l'observation. Nanmoins, si universel qu'il soit,un tel objectif est troitement en rapport avec celui vers lequel nous inclinentnos penchants gostes. Entre l'homme en gnral et l'homme que nous som-mes, il n'y a pas la mme diffrence qu'entre l'homme et un dieu. La nature decet tre idal ne diffre qu'en degrs de la ntre ; il n'est que le modle dontnous sommes les exemplaires varis. Les sentiments qui nous y attachent sontdonc, en partie, le prolongement de ceux qui nous attachent nous-mmes.C'est ce qu'exprime la formule courante : Ne fais pas autrui ce que tu nevoudrais pas qu'on te ft.

    Par consquent, pour nous expliquer ces sentiments et les actes auxquelsils nous incitent, il n'est pas ncessaire, au mme degr, de leur chercherquelque origine transcendante. Pour nous rendre compte du respect que nousprouvons pour l'humanit, il n'est pas besoin d'imaginer qu'il nous est impospar quelque puissance extrieure et suprieure l'humanit ; il nous paratdj intelligible par cela seul que nous nous sentons hommes nous-mmes.Nous avons conscience qu'il est bien plus conforme l'inclinaison naturelle denotre sensibilit. Les attentats qui le nient ne nous sembleront donc pas, autantque les prcdents, dirigs contre quelque tre surhumain. Nous n'y verronspas des actes de lse-divinit, mais simplement de lse-humanit. Sans doute,il s'en faut que cet idal soit dpourvu de toute transcendance ; il est dans lanature de tout idal de dpasser le rel et de le dominer. Mais cette transcen-dance est beaucoup moins marque. Si cet homme abstrait ne se confond avecaucun de nous, chacun de nous le ralise en partie. Si leve que soit cette fin,comme elle est essentiellement humaine, elle nous est aussi, en quelquemesure, immanente.

    Par suite, les conditions de la rpression ne sont plus les mmes que dansle premier cas. Il n'y a plus la mme distance entre l'offenseur et l'offens ; ilssont davantage de plain-pied. Ils le sont d'autant plus que, en chaque cas parti-culier, la personne humaine que le crime offense se prsente sous les espcesd'une individualit particulire, de tous points identique celle du coupable.Le scandale moral, qui constitue l'acte criminel, a donc quelque chose demoins rvoltant et, par consquent, ne rclame pas une rpression aussi

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    violente. L'attentat d'un homme contre un homme ne saurait soulever la mmeindignation que l'attentat d'un homme contre un dieu. En mme temps, lessentiments de piti que nous inspire celui que frappe la peine ne peuvent plustre aussi facilement ni aussi compltement touffs par les sentiments qu'il afroisss et qui ragissent contre lui ; car les uns et les autres sont de mmenature. Les premiers ne sont qu'une varit des seconds. Ce qui tempre lacolre collective qui est l'me de la peine, c'est la sympathie que nous ressen-tons pour tout homme qui souffre, l'horreur que nous cause toute violencedestructive ; or c'est la mme sympathie et la mme horreur qui allument cettemme colre. Ainsi, cette fois, la cause mme qui met en branle l'appareilrpressif tend l'arrter. C'est le mme tat mental qui nous pousse punir et modrer la peine. Une influence attnuante ne pouvait donc manquer de sefaire sentir. Il pouvait paratre tout naturel d'immoler sans rserve la dignithumaine du coupable la majest divine outrage. Au contraire, il y a unevritable et irrmdiable contradiction venger la dignit humaine offensedans la personne de la victime, en la violant dans la personne du coupable. Leseul moyen, non pas de lever l'antinomie (car elle n'est pas soluble larigueur), mais de l'adoucir, est d'adoucir la peine autant que possible.

    Puisque donc, mesure qu'on avance, le crime se rduit de plus en plusaux seuls attentats contre les personnes, tandis que les formes religieuses de lacriminalit vont en rgressant, il est invitable que la pnalit moyenne ailleen s'affaiblissant. Cet affaiblissement ne vient pas de ce que les murss'adoucissent, mais de ce que la religiosit, dont taient primitivement em-preints et le droit pnal et les sentiments collectifs qui en taient la base, va endiminuant. Sans doute, les sentiments de sympathie humaine deviennent enmme temps plus vifs ; mais cette vivacit plus grande ne suffit pas expli-quer cette modration progressive des peines, puisque, elle seule, elletendrait plutt nous rendre plus svres pour tous les crimes dont l'hommeest la victime, et en lever la rpression. La vraie raison c'est que la compas-sion dont le patient est l'objet n'est plus crase par les sentiments contrairesqui ne lui permettaient pas de faire sentir son action.

    Mais, dira-t-on, s'il en est ainsi, comment se fait-il que les peines attachesaux attentats contre les personnes participent la rgression gnrale ? Car, sielles ont moins perdu que les autres, cependant il est certain qu'elles aussisont, en gnral, moins leves qu'il y a deux ou trois sicles. Si, pourtant, ilest dans la nature de cette sorte de crimes d'appeler des chtiments moinssvres, l'effet aurait d se manifester d'emble, ds que le caractre criminelde ces actes fut formellement reconnu ; les peines qui les frappent auraientdonc d atteindre tout de suite et d'un seul coup le degr de douceur qu'ilscomportent, au lieu de s'adoucir progressivement. Mais ce qui dtermina cetadoucissement progressif, c'est qu'au moment o ces attentats, aprs avoirstationn pendant longtemps sur le seuil du droit criminel, y pntrrent et yfurent dfinitivement classs, c'est la criminalit religieuse qui tenait peuprs toute la place. Par suite de cette situation prpondrante, elle commenapar entraner dans son orbite ces dlits nouveaux qui venaient de se constitueret les marqua de son empreinte. Tant que, d'une manire gnrale, le crime estessentiellement conu comme une offense dirige contre la divinit, lescrimes commis par l'homme contre l'homme sont aussi conus sur ce mmemodle. Nous croyons qu'eux aussi nous rvoltent parce qu'ils sont dfenduspar les dieux et, ce titre, les outragent. Les habitudes d'esprit sont telles qu'il

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    ne parat mme pas possible qu'un prcepte moral puisse avoir une autoritsuffisamment fonde s'il ne l'emprunte ce qui est alors considr comme lasource unique de toute moralit. Telle est l'origine de ces thories, sirpandues encore aujourd'hui, d'aprs lesquelles la morale manque de toutebase si elle ne s'appuie sur la religion, ou, tout au moins, sur une thologierationnelle, c'est--dire si l'impratif catgorique n'mane pas de quelque tretranscendant. Mais mesure que la criminalit humaine se dveloppe et que lacriminalit religieuse recule, la premire dgage de plus en plus nettement saphysionomie propre et ses traits distinctifs, tels que nous les avons dcrits.Elle se libre des influences qu'elle subissait et qui l'empchaient d'tre elle-mme. Si, aujourd'hui encore, il y a bien des esprits pour lesquels le droitpnal et, plus gnralement, toute morale sont insparables de l'ide de Dieu,cependant le nombre en diminue, et ceux-l mmes qui s'attardent cetteconception archaque ne lient plus ces deux ides aussi troitement quepouvait le faire un chrtien des premiers ges. La morale humaine sedpouille de plus en plus de son caractre primitivement confessionnel. C'estau cours de ce dveloppement que se produit l'volution rgressive des peinesqui frappent les manquements les plus graves aux prescriptions de cettemorale. Par un retour qui doit tre not, mesure que la criminalit humainegagne du terrain, elle ragit son tour sur la criminalit religieuse et, pourainsi dire, se l'assimile. Si, aujourd'hui, ce sont les attentats contre les person-nes qui constituent les principaux crimes, nanmoins il existe encore desattentats contre des choses collectives (crimes contre la famille, contre lesmurs, contre l'tat). Seulement, ces choses collectives elles-mmes tendent perdre de plus en plus cette religiosit dont elles taient autrefois marques.De divines qu'elles taient, elles deviennent des ralits humaines. Nousn'hypostasions plus la famille ou la socit sous forme d'entits transcendanteset mystiques ; nous n'y voyons plus gure que des groupes d'hommes quiconcertent leurs efforts en vue de raliser des fins humaines. Il en rsulte queles crimes dirigs contre ces collectivits participent aux caractres de ceuxqui lsent directement des individus, et les peines qui frappent les premiersvont elles-mmes en s'adoucissant.

    Telle est la cause qui a dtermin l'affaiblissement progressif des peines.On voit que ce rsultat s'est produit mcaniquement. La manire dont lessentiments collectifs ragissent contre le crime a chang, parce que cessentiments ont chang. Des forces nouvelles sont entres en jeu ; l'effet nepouvait pas rester le mme. Cette grande transformation n'a donc pas eu lieuen vue d'une fin prconue ni sous l'empire de considrations utilitaires. Mais,une fois accomplie, elle s'est trouve tout naturellement ajuste des finsutiles. Par cela mme qu'elle tait ncessairement rsulte des conditionsnouvelles dans lesquelles se trouvaient places les socits, elle ne pouvaitpas ne pas tre en rapport et en harmonie avec ces conditions. En effet,l'intensit des peines ne sert qu' faire sentir aux consciences particuliresl'nergie de la contrainte sociale ; aussi n'est-elle utile que si elle varie commel'intensit mme de cette contrainte. Il convient donc qu'elle s'adoucisse mesure que la coercition collective s'allge, s'assouplit, devient moins exclu-sive du libre examen. Or c'est l le grand changement qui s'est produit aucours de l'volution morale. Quoique la discipline sociale, dont la moraleproprement dite n'est que l'expression la plus haute, tende de plus en plus sonchamp d'action, elle perd de plus en plus de rigueur autoritaire. Parce qu'elleprend quelque chose de plus humain, elle laisse plus de place aux spontanits

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    individuelles, elle les sollicite mme. Elle a donc moins besoin d'tre violem-ment impose. Or, pour cela, il faut aussi que les sanctions qui lui assurent lerespect deviennent moins compressives de toute initiative et de touterflexion.

    Nous pouvons maintenant revenir au second facteur de l'volution pnale,dont nous avons jusqu'ici fait abstraction, c'est--dire la nature de l'organegouvernemental. Les considrations qui prcdent vont nous permettred'expliquer aisment la manire dont il agit.

    En effet, la constitution d'un pouvoir absolu a ncessairement pour effetd'lever celui qui le dtient au-dessus du reste de l'humanit, d'en fairequelque chose de surhumain et cela d'autant plus que le pouvoir dont il estarm est plus illimit. En fait, partout o le gouvernement prend cette forme,celui qui l'exerce apparat aux hommes comme une divinit. Quand on n'enfait pas un dieu spcial, on voit tout au moins dans la puissance dont il estinvesti une manation de la puissance divine. Ds lors, cette religiosit nepeut manquer d'avoir sur la peine ses effets ordinaires. D'une part, les attentatsdirigs contre un tre si sensiblement suprieur tous ses offenseurs ne serontpas considrs comme des crimes ordinaires, mais comme des sacrilges et, ce titre, violemment rprims. De l vient, chez tous les peuples soumis ungouvernement absolu, le rang exceptionnel que le droit pnal assigne auxcrimes de lse-majest. D'un autre ct, comme, dans ces mmes socits,presque toutes les lois sont censes maner du souverain et exprimer sesvolonts, c'est contre lui que paraissent diriges les principales violations de laloi. La rprobation que ces actes soulvent est donc beaucoup plus vive que sil'autorit laquelle ils viennent se heurter tait plus disperse, partant plusmodre. Le fait qu'elle est ce point concentre, en la rendant plus intense, larend aussi plus sensible tout ce qui l'offense, et plus violente dans sesractions. C'est ainsi que la gravit de la plupart des crimes se trouve surle-ve de quelques degrs ; par suite, l'intensit moyenne des peines est extraor-dinairement renforce.

    VConclusion

    Retour la table des matires

    Ainsi entendue, la loi dont nous venons de rendre compte prend une toutautre signification.

    En effet, si l'on va au fond des choses, on peut voir maintenant qu'ellen'exprime pas seulement, comme il pouvait sembler au premier abord, lesvariations quantitatives par lesquelles a pass la peine, mais des variationsproprement qualitatives. Si la pnalit est plus douce aujourd'hui que jadis, cen'est pas parce que les anciennes institutions pnitentiaires, tout en restant

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    elles-mmes, ont peu peu perdu de leur rigueur ; mais c'est qu'elles ont tremplaces par des institutions diffrentes. Les mobiles qui ont dtermin laformation des unes et des autres ne sont pas de mme nature. Ce n'est pluscette vivacit, cette soudainet d'explosion, cette stupfaction indigne quesoulve un outrage dirig contre un tre dont la valeur est incommensurableavec celle de l'agresseur ; c'est davantage cette motion plus calme et plusrflchie que provoquent des offenses qui ont lieu entre gaux. Le blme n'estplus le mme et n'exclut pas la commisration ; par lui-mme, il appelle destempraments. D'o la ncessit de peines nouvelles qui soient en accord aveccette nouvelle mentalit.

    Par l se trouve carte une erreur laquelle pourrait donner lieu l'obser-vation immdiate des faits. En voyant avec quelle rgularit la rpressionparat faiblir mesure qu'on avance dans l'volution, on pourrait croire que lemouvement est destin se poursuivre sans terme ; autrement dit, que lapnalit tend vers zro. Or, une telle consquence serait en contradiction avecle sens vritable de notre loi.

    En effet, la cause qui a dtermin cette rgression ne saurait produire seseffets attnuants d'une manire indfinie. Car elle ne consiste pas dans unesorte d'engourdissement de la conscience morale qui, perdant peu peu savitalit et sa sensibilit originelles, deviendrait de plus en plus incapable detoute raction pnale nergique. Nous ne sommes pas aujourd'hui plus com-plaisants qu'autrefois pour tous les crimes indistinctement, mais seulementpour certains d'entre eux ; il en est, au contraire, pour lesquels nous nousmontrons plus svres. Seulement, ceux auxquels nous tmoignons uneindulgence qui va croissant, se trouvent tre aussi ceux qui provoquent larpression la plus violente ; inversement, ceux pour lesquels nous rservonsnotre svrit n'appellent que des peines mesures. Par suite, mesure que lespremiers, cessant d'tre traits comme des crimes, se retirent du droit pnal etcdent la place aux autres, il doit ncessairement se produire un affaiblisse-ment de la pnalit moyenne. Mais cet affaiblissement ne peut durer qu'autantque durera cette substitution. Un moment doit venir il est presque venu oelle sera effectue, o les attentats contre la personne rempliront tout le droitcriminel, ou mme ce qui restera des autres ne sera plus considr que commeune dpendance des prcdents. Alors, le mouvement de recul s'arrtera. Caril n'y a aucune raison de croire que la criminalit humaine doive rgresser son tour ainsi que les peines qui la rpriment. Tout fait plutt prvoir qu'elleprendra de plus en plus de dveloppement, que la liste des actes qui sontqualifis crimes ce titre ira en s'allongeant, et leur caractre criminel ens'accentuant. Des fraudes, des injustices, qui, hier, laissaient la consciencepublique peu prs indiffrente, la rvoltent aujourd'hui et cette sensibilit nefera que s'aviver avec le temps. Il n'y a donc pas en ralit un flchissementgnral de tout le systme rpressif ; seul, un systme particulier flchit, maisil est remplac par un autre qui, tout en tant moins violent et moins dur, nelaisse pas d'avoir ses svrits propres et n'est nullement destin unedcadence ininterrompue.

    Ainsi s'explique l'tat de crise o se trouve le droit pnal chez tous lespeuples civiliss. Nous sommes arrivs au moment o les institutions pnalesdu pass ou bien ont disparu ou bien ne survivent plus que par la force de

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    l'habitude, mais sans que d'autres soient nes qui rpondent mieux auxaspirations nouvelles de la conscience morale.

    Fin de larticle.