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Eugénie Grandet Honoré de Balzac Livret pédagogique correspondant au livre élève n° 82 établi par Isabelle de Lisle, agrégée de Lettres modernes, professeur en collège et en lycée

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Eugénie Grandet

Honoré de Balzac

L i v r e t p é d a g o g i q u e correspondant au livre élève n° 82

établi par Isabelle de Lisle,

agrégée de Lettres modernes, professeur en collège et en lycée

Sommaire – 2

S O M M A I R E

R E T O U R S U R L ’ Œ U V R E . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3  

R É P O N S E S A U X Q U E S T I O N S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4  Questionnaire 1 (pp. 74 à 77) ................................................................................................................................................................ 4  Questionnaire 2 (pp. 118 à 121) ............................................................................................................................................................ 9  Questionnaire 3 (pp. 172 à 175) .......................................................................................................................................................... 13  Questionnaire 4 (pp. 212 à 214) .......................................................................................................................................................... 17  Questionnaire 5 (pp. 242 à 244) .......................................................................................................................................................... 21  Retour sur l’œuvre (pp. 247-248 et p. 3 du dossier du professeur) ...................................................................................................... 27  

P R O P O S I T I O N D E S É Q U E N C E D I D A C T I Q U E . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 8  

E X P L O I T A T I O N D U G R O U P E M E N T D E T E X T E S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 9  

P I S T E S D E R E C H E R C H E S D O C U M E N T A I R E S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 0  

B I B L I O G R A P H I E C O M P L É M E N T A I R E . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 1  

Tous droits de traduction, de représentation et d’adaptation réservés pour tous pays. © Hachette Livre, 2012. 43, quai de Grenelle, 75905 Paris Cedex 15. www.hachette-education.com

Eugénie Grandet – 3

R E T O U R S U R L ’ Œ U V R E

u Exercice complémentaire x « Vrai » ou « Faux » ? Cochez la bonne réponse. Vrai Faux A. La mère d’Eugénie est beaucoup plus jeune que son mari. B. Grandet a été maire de Saumur. C. Grandet a vendu ses terres pour acheter de l’or. D. Grandet spécule sur le cours de l’or, des rentes et du vin. E. Victor et Félix Grandet se voyaient souvent. F. Félix Grandet confie son fils à son frère. G. La maîtresse de Charles est mariée et se nomme Florine. H. Quand il apprend la ruine de sa maîtresse, Charles rompt avec elle. I. Charles fait fortune dans le commerce. J. Charles tombe amoureux de la fille du marquis d’Aubrion. K. Eugénie hérite de 19 millions. L. Eugénie épouse Adolphe des Grassins.

Réponses aux questions – 4

R É P O N S E S A U X Q U E S T I O N S

Q u e s t i o n n a i r e 1 ( p p . 7 4 à 7 7 )

u Que s’est-il passé jusque-là ? u L’action se situe à Saumur et le mot générique « province », qui figure dans la première phrase, montre que la ville a été choisie parce qu’elle incarnait l’image que Balzac veut donner de la province. Les études des spécialistes ont d’ailleurs montré que Balzac n’avait pas cherché à représenter fidèlement Saumur et qu’il s’était sans doute davantage inspiré de Tours qu’il avait connu enfant. v En 1789, Grandet était maître tonnelier. w En investissant ses économies et la dot de sa femme, Grandet profite de la vente des biens du clergé pour acheter des vignes dont il va savoir tirer profit. x Le notaire Cruchot et le banquier des Grassins sont seuls au courant de la fortune de Grandet. Ils forment chacun de leur côté le projet de voir, pour le premier, son neveu, pour le second, son fils épouser Eugénie Grandet. y Le neveu du notaire n’aime pas s’entendre appeler « M. Cruchot ». Comme il est magistrat, il peut prétendre au titre de président. Par ailleurs, possédant le domaine de Bonfons, il a ajouté à son nom celui de son domaine. Ce nom, qui exprime à la fois sa fortune et ses aspirations nobiliaires, le place en rival du jeune des Grassins (nom noble et fils de banquier).

Avez-vous bien lu ? U Grandet répare une marche de son escalier car Nanon a manqué tomber. V Le président de Bonfons (Cruchot) offre un bouquet de fleurs et le jeune des Grassins un nécessaire de couture de pacotille. W Les personnages jouent au loto. X Eugénie et ses parents, les « trois Cruchot » (l’abbé, le notaire et le président), les trois des Grassins (M. et Mme des Grassins et leur fils), ainsi que Nanon, la servante, sont présents lorsque Charles Grandet arrive. at Charles, fils du frère de Grandet, est le cousin germain d’Eugénie. ak Mme Grandet, Eugénie et Nanon préparent la chambre de Charles. al Victor Grandet annonce à son frère sa ruine et son intention de mettre fin à ses jours ; il lui confie son fils Charles.

u Étudier l’entrée progressive dans l’événement am Après un long passage descriptif, les indications de temps précises se multiplient pour signaler l’infléchissement du roman, son entrée dans la temporalité du récit : « En 1819 », « la soirée », « au milieu du mois de novembre ». Alors que l’imparfait est omniprésent dans les premières pages, le passé simple, qui exprime une action limitée dans le temps, fait son apparition avec « alluma ». Les imparfaits et plus-que-parfaits qui suivent tendent un arrière-plan visant à mettre en relief le passé simple « souvint » dont le complément exprime la particularité du moment évoqué : il s’agit de « l’anniversaire de la naissance de mademoiselle Eugénie ». Le romancier ménage un effet d’attente en dévoilant progressivement la particularité de la soirée : « la première fois », « un jour de fête », « s’y surpasser en preuves d’amitié ». an La soirée comprend 7 étapes qui se définissent en fonction de la présence des différents personnages, si bien que l’on peut aller jusqu’à parler de « scènes » : – Scène 1 (du début jusqu’à « répondit l’ancien tonnelier ») : la famille Grandet et Manon ; présentation des personnages, notamment dans l’épisode de la marche cassée. – Scène 2 (de « Au moment où Grandet » à « pensa Cruchot ») : arrivée des trois Cruchot (le président âgé de 33 ans et ses deux oncles, l’un notaire et l’autre abbé) ; le président Cruchot de Bonfons offre « un gros bouquet de fleurs rares à Saumur » à Eugénie.

Eugénie Grandet – 5

– Scène 3 (de « En ce moment » à « d’une ignorance quelconque ») : arrivée des trois des Grassins ; le fils offre une boîte à ouvrage à Eugénie. – Scène 4 (de « Au moment où madame Grandet » à « lui dit-elle à l’oreille ») : arrivée dans la maison de Charles Grandet ; Grandet quitte la salle et va à la rencontre du voyageur. – Scène 5 (de « En ce moment, Grandet » à « fut arrêté ») : Charles fait son entrée et Eugénie est tout de suite fascinée par le jeune dandy. – Scène 6 (de « La Grande Nanon entra » à « et lui obéit ») : Mme Grandet, sa fille et Nanon préparent la chambre de Charles. – Scène 7 (de « Pendant qu’Eugénie et sa mère » jusqu’à la fin), parallèle à la précédente : conversations de salon, tandis que Grandet lit, impassible, la lettre de son frère. La récurrence de l’expression « au moment » (ou « en ce moment ») jalonne le passage, soulignant la composition selon l’entrée ou la sortie des personnages. Cette organisation donne une dimension théâtrale au passage, d’autant plus que l’espace est resserré et s’apparente au lieu clos du théâtre. Les coups frappés par les invités successifs rappellent les trois coups signalant le lever de rideau. ao Après l’arrivée des deux clans opposés, l’arrivée de Charles est particulièrement mise en relief car elle se fait en deux temps. En effet, le jeune homme ne rejoint pas tout de suite les autres personnages car Grandet va à sa rencontre après avoir refermé derrière lui la porte de la salle. Charles est d’abord entendu, puis aperçu et enfin présenté. Dans le passage délimité, les coups frappés par Charles rompent une atmosphère heureuse : « un lot de seize sous, le plus considérable » ; « Nanon riait d’aise » ; « cette riche somme ». Ces hyperboles se retrouvent du côté de Charles (« retentit », « un si grand tapage »), si bien que la rupture provoque une vive réaction dans la petite assemblée (« les femmes sautèrent sur leur chaise »). Par la suite, le dialogue manifeste une interrogation quant à l’identité du visiteur. D’abord défini de façon négative (« Ce n’est pas un homme de Saumur »), l’intrus est désigné au pluriel par le pronom « ils ». Puis le surnaturel est esquissé : « Quel diable est-ce ? » ; « un vague sentiment de peur » ; « malveillant ». Le lecteur pourrait formuler des hypothèses relevant du registre fantastique et imaginer que le visiteur est bien un être surnaturel. Cette scène n’est-elle pas d’ailleurs un écho du dénouement de Dom Juan lorsque, à la fin de la scène 7 de l’acte IV, la statue du Commandeur vient frapper, troublant ainsi le repas du maître et de son valet Sganarelle ? Le lecteur comprend que le personnage qui arrive trouble profondément l’équilibre de la petite société provinciale préoccupée par le mariage et surtout par l’argent. Ce n’est, en effet, pas un hasard si l’irruption de Charles a lieu juste au moment où l’on voit « madame empochant cette riche somme ».

u Étudier une scène significative ap Grandet répare lui-même la marche de son escalier car il sait le faire : « ça me connaît, répondit l’ancien tonnelier ». Le sujet de l’incise explicite la réponse de Grandet ; en effet, c’est parce qu’il a autrefois fabriqué des tonneaux que le personnage est capable de réparer la marche de son escalier. Mais le lecteur se doute de ce que la réponse de Grandet n’est qu’une façon de dissimuler sa pingrerie. Il évoque ses qualités de menuisier pour justifier une action uniquement due à sa volonté de ne pas payer un intervenant extérieur. aq Différents éléments dans le passage expriment l’avarice de Grandet. On a évoqué, en réponse à la question précédente, le fait que le personnage, alléguant son talent de menuisier, répare lui-même son escalier. On peut noter également que, si Nanon peut boire un « petit verre de cassis », c’est, d’une part, parce qu’elle vient de manquer de tomber et qu’elle est « toute pâle », et, d’autre part, en raison de l’anniversaire d’Eugénie. Le lecteur en déduit que l’usage ordinaire n’est pas de servir ce verre de cassis. On voit ensuite que Grandet, sans doute pour ne pas dépenser, trouve des détours qui lui permettent de surmonter les difficultés engendrées par son avarice. C’est ainsi qu’il sait, pour gravir la marche, « mettre le pied dans le coin, à l’endroit où elle est encore solide ». Son attitude non seulement rend difficile la vie de tous les jours (il faudrait penser à mettre son pied dans le coin), mais en plus constitue un danger pour les autres : Nanon a manqué tomber et « Eugénie a failli s’y fouler le pied ». De plus, lorsque Grandet emporte la chandelle pour aller réparer la marche, il laisse les trois femmes « sans autre lumière que celle du foyer », ce qui révèle son avarice et son égoïsme, mais aussi le fait que les autres personnages (ses victimes) y sont habitués.

Réponses aux questions – 6

ar La scène met en relief l’avarice de Grandet mais elle ne le présente pas totalement sous un jour négatif, puisqu’il se décide à réparer la marche pour éviter une chute de l’une ou l’autre des femmes. On le voit attaché à sa fille, dont il est content de fêter l’anniversaire, et à sa servante, à qui il dit : « C’te pauvre Nanon ! » Il apprécie la fidélité de cette dernière qui, pour éviter de casser la bouteille et de perdre le cassis, se serait « plutôt cassé le coude ». À aucun moment il ne s’adresse à sa femme : il n’agit que pour Nanon ou Eugénie, à condition, bien entendu, que cela ne lui coûte rien.

u Étudier une scène de première rencontre : la naissance du sentiment amoureux as D’emblée, Eugénie est frappée par le jeune homme et, en se montrant désireuse de prendre soin du visiteur, elle s’oppose à son père : « Mais, mon père, monsieur a peut-être besoin de quelque chose. » Cette sollicitude est, un peu plus loin, expliquée par la naissance du sentiment amoureux : « Eugénie, mue par une de ces pensées qui naissent au cœur des jeunes filles quand un sentiment s’y loge pour la première fois, quitta la salle pour aller aider sa mère et Nanon. » Au départ, le sentiment d’Eugénie repose sur la découverte de quelqu’un qu’elle n’aurait pu imaginer ; le Parisien est, pour elle, « une créature descendue de quelque région séraphique » et elle rêve à « ce phénix des cousins ». À plusieurs reprises, Balzac souligne à la fois l’écart qui sépare les deux jeunes gens et l’ignorance de la jeune fille (« inconnu », « une ignorante fille »). Privée de tout contact avec l’extérieur (« sans voir dans cette rue silencieuse plus d’un passant par heure »), Eugénie semble aimer tout ce que représente Charles ; le jeune homme incarne tout ce à quoi elle aspire, comme si son aspect soigné et raffiné prenait une coloration féminine. Charles semble être ce qu’Eugénie voudrait être. Entre la découverte de la différence et l’aspiration à devenir l’autre se situe la naissance d’un amour d’emblée sensuel : « les émotions de fine volupté que causent à un jeune homme les fantastiques figures de femmes dessinées par Westall dans les Keepsake anglais ». On assiste curieusement à une inversion des rôles traditionnels : ce qu’Eugénie aime dans son cousin, c’est ce qu’un homme trouve attirant chez une femme. Balzac analyse ici de façon subtile la naissance du désir et les troubles d’une adolescente (malgré son âge) qui se cherche autant qu’elle cherche l’autre. Le sentiment naissant d’Eugénie est complexe ; s’y mêlent l’admiration quasi religieuse, le désir de s’approprier l’autre par les sens (« elle respirait avec délices les parfums exhalés par cette chevelure si brillante »), le désir de devenir l’autre (Charles perçu comme une femme). En soulignant l’ignorance de la jeune fille, Balzac rattache cette naissance de l’amour à une naissance de la jeune fille elle-même. Quittant l’enfance docile, elle découvre le désir et s’affirme au même moment contre son père. (N’oublions pas que cette scène de première rencontre a justement lieu le jour de l’anniversaire d’Eugénie.) bt Tout d’abord, Eugénie, conformément au rôle traditionnellement affecté à la femme, exprime sa sollicitude dès l’arrivée de son cousin. Ses propos (« Mais, mon père, monsieur a peut-être besoin de quelque chose ») constituent pourtant, dans le contexte familial, une quasi-révolution, d’ailleurs introduite par l’adversatif « mais » : Eugénie se propose de satisfaire l’éventuel « besoin » du jeune homme, quitte à s’opposer à son père. On retrouve cette attitude lorsqu’elle aide sa mère et Nanon à préparer la chambre. En effet, désireuse de plaire à son cousin et de prévenir toute gêne, elle demande à la servante de remplacer la chandelle, peu onéreuse mais à l’odeur marquée, par « de la bougie ». En cela elle s’oppose à son père mais pallie cette dérogation à la règle paternelle en tirant « de sa bourse l’écu de cent sous qu’elle avait reçu pour ses dépenses du mois ». Cette scène préfigure le don des pièces d’or qui sera découvert par Grandet et provoquera l’enfermement de la jeune fille et la mort de la mère. Balzac laisse entendre qu’il s’agit là d’une substitution, la jeune fille préparant la chambre « pour s’y occuper de son cousin ». La chambre représente la vie intime du jeune homme et Eugénie semble vouloir y imprimer sa présence. bk En soulignant la différence entre les deux jeunes gens, Balzac montre également l’absence de réciprocité du sentiment naissant d’Eugénie. Alors que la jeune fille est fascinée par ce cousin si différent d’elle, Charles, lui, ne cherche qu’à voir chez son oncle un écho de sa vie passée. Il a préparé ses bagages en conséquence, prévoyant une vie de château. Aussi ne regarde-t-il pas sa cousine mais s’intéresse-t-il à Mme des Grassins « qui lui fai[t] des agaceries » et en qui il aperçoit « enfin une image à demi effacée des figures parisiennes ». Et l’on assiste alors à un jeu mondain de séduction : « Elle lui lança une véritable œillade de province » ; « Elle est très bien, cette femme, se dit en lui-même Charles Grandet en répondant aux minauderies de madame des Grassins » ; « Il paraît que j’aurai beaucoup de succès à Saumur, se disait Charles ».

Eugénie Grandet – 7

De plus, Charles a déjà une liaison avec « la plus aimable des femmes, pour lui au moins […], une grande dame qu’il nommait Annette, et qui voyageait maritalement, ennuyeusement en Écosse ». Attachée à « son Annette », Charles n’est pas ignorant comme sa cousine : Balzac ne cesse de souligner tout ce qui, dans cette scène de première rencontre, sépare les deux jeunes gens ; le dénouement est esquissé et le roman prend une tournure tragique. bl Le lecteur ne peut manquer d’être sensible à l’amour naissant d’Eugénie tout comme à l’indifférence de Charles à son égard. Le fossé qui sépare les deux jeunes gens est tel qu’il semble impossible d’imaginer une histoire d’amour heureuse. La déception de la jeune fille est déjà annoncée dans cette scène de première rencontre. Le lecteur suppose que l’amour naïf d’Eugénie va se développer sans aboutir, car Charles n’est pas la « créature descendue de quelque région séraphique » que la jeune fille désire. Quant à Charles, il est impossible de prévoir qu’il va tomber amoureux de sa cousine mais son instabilité – d’Annette à Mme des Grassins – et le souci qu’il a de lui-même nous montrent qu’il ne pourra s’attacher durablement à une femme et que son ambition personnelle passera d’abord, quoi qu’il en soit.

u Étudier le portrait contrasté des personnages bm De nombreux termes viennent préciser le portrait de Charles en nous donnant notamment des indications quant aux matières et aux couleurs de ses vêtements : – matières : « cravate de satin », « gilet de cachemire », « chaîne d’or », « des dessins brodés en soie », « une canne dont la pomme d’or » ; – couleurs : « satin noir », « un second gilet blanc », « son pantalon gris », « en soie noire », « ses gants gris ». La précision des termes permet au lecteur de visualiser le personnage, et nous avons ici un portrait caractéristique de l’écriture réaliste. Au-delà de ce souci du détail vraisemblable, le portrait de Charles permet également de mieux connaître le personnage, son goût du luxe exprimé par les matériaux précieux et son souci de l’harmonie dans les teintes choisies. Le choix des couleurs, du blanc au noir en passant par le gris, a peut-être aussi une fonction programmatique en préparant le lecteur au deuil imminent. On peut penser, par ailleurs, à une forme d’ironie tragique, le jeune homme ayant, sans le savoir, fort bien choisi la couleur de sa cravate. Dans l’univers étroit et économe de la province, la tenue de Charles constitue un élément perturbateur qui nous fait entrer dans le vif de l’action. Le cousin de Paris est d’emblée présenté comme différent de sa famille de province. bn On relève deux propositions subordonnées dans le passage délimité : – « où des dessins brodés en soie noire enjolivaient les coutures » : proposition subordonnée relative (nature), complément de l’antécédent « côtés » (fonction) ; – « dont la pomme d’or sculpté n’altérait point la fraîcheur de ses gants gris » : proposition subordonnée relative (nature), complément de l’antécédent « canne » (fonction). bo Fonctions de : – « noire » : épithète du nom « soie » ; – « d’or » : complément du nom « pomme » ; – « de ses gants gris » : complément du nom « fraîcheur ». bp Les subordonnées relatives, les adjectifs qualificatifs épithètes et les compléments du nom sont des outils au service du réalisme car ils viennent préciser les éléments évoqués. Ils sont nombreux dans le court passage délimité mais, de façon plus générale, dans l’ensemble du double portrait. bq Le portrait de Charles est suivi d’un portrait groupé de l’assemblée réunie chez Grandet pour fêter l’anniversaire d’Eugénie. Les deux volets du diptyque s’opposent fortement : – Le portrait mélioratif de Charles : les superlatifs « la plus coquette », « la plus simplement recherchée », « la plus agréable » ; « ses beaux cheveux châtains », « agréablement » (2 fois), « sa blanche et rieuse figure », « enjolivaient », « un goût excellent », « une harmonie », « un air brave », « de beaux pistolets », « le vif éclat », « l’élégance ». – Le portrait péjoratif de l’assemblée : les « ombres grises », le manque de soin des personnages exprimé par le fait qu’ils ne songent « plus depuis longtemps à éviter ni les roupies, ni les petites galettes noires » dues au tabac, les « cols recroquevillés », les « plis jaunâtres », les « teintes grises et vieilles », la « parfaite entente de mauvaise grâce et de sénilité » ; les mots ou expressions « flétries », « râpés », « plissées », « usées », « racornies », « grimaçaient », « négligence générale », « tous incomplets », « sans fraîcheur ».

Réponses aux questions – 8

Le contraste marqué entre les deux portraits, doublé par l’opposition du singulier et du pluriel, permet de donner plus de force à chacune des évocations. L’éclat de Charles est d’autant plus « vif » qu’il se projette « au milieu des ombres grises de la salle » ; et l’assemblée est d’autant plus repoussante qu’elle s’oppose à l’apparence soignée du dandy. C’est la confrontation à l’autre qui détermine l’attitude et la tenue, comme l’explique d’ailleurs Balzac lui-même à propos des « toilettes de province » : « on arrive insensiblement à ne plus s’habiller les uns pour les autres ». Le contraste entre Charles et le monde dans lequel évolue Eugénie (ravie un peu plus haut du cadeau de pacotille offert par le président des Grassins) est un fossé que l’amour ne parviendra pas à combler ; dans ce double portrait s’inscrit le triste dénouement du roman. br L’expression « Voilà comme ils sont à Paris » résume ce que l’assemblée réunie chez Grandet pense de Charles. Le pronom « ils » en italique (ici, en romain) renvoie implicitement aux Parisiens qu’il n’est pas nécessaire de nommer. Charles est ici perçu par les amis de Grandet, comme d’ailleurs par le lecteur, comme un symbole de la vie parisienne raffinée et dispendieuse. Balzac a nettement opposé la tenue de la capitale et les « toilettes de province » en attribuant à la première l’avantage de la jeunesse et aux autres la « sénilité » d’une vie sclérosée. Le pronom est mis en italique comme pour rendre compte du ton méprisant avec lequel les Cruchot et les des Grassins sont supposés le prononcer. Balzac pointe du doigt la pensée stéréotypée des provinciaux, le « ils » désignant sans distinction l’ensemble des parisiens. Mais lui-même va dans le sens des stéréotypes en opposant de façon aussi marquée le jeune Parisien aux vieux provinciaux.

u Étudier la lettre du frère bs Temps et mode : – « sommes vus », « a été », « sommes quittés » : indicatif passé composé ; ce temps exprime une antériorité par rapport au présent ; l’action passée est présentée en lien avec le moment de l’écriture de la lettre, même si l’épistolier souligne la distance temporelle des « bientôt vingt-trois ans » ; – « pouvais », « applaudissais » : indicatif imparfait ; ce temps exprime une action passée non délimitée dans le temps ; – « serais » : conditionnel présent ; ce temps, en lien avec l’imparfait, exprime un futur par rapport à une action passée et le lecteur comprend que Victor Grandet évoque ainsi, de façon indirecte, le présent de la lettre ; – « tiendras », « existerai » : indicatif futur ; ce temps exprime une action à venir certaine. L’introduction de la lettre évoque d’abord le passé qui réunit les deux frères, comme le suggère l’emploi de la 1re personne du pluriel. Le présent, quant à lui, est esquissé en creux grâce au conditionnel et à la négation « ne pouvais guère prévoir », comme s’il était trop douloureux pour être clairement désigné. Le futur, qui fait l’objet de la lettre, est présenté dans une phrase brève en opposition avec la première. Alors que le souvenir passé (« nous ») et la lettre elle-même réunissent les deux frères, cette deuxième phrase met en avant la séparation des pronoms : « tu tiendras », « je n’existerai plus ». La valeur de certitude de l’indicatif comme la brièveté de l’introduction donnent toute sa force à l’annonce. ct Victor Gandet éprouve une grande affection pour son fils. De nombreux termes l’expriment : « ce malheureux enfant que j’idolâtre », « nous nous sommes dit adieu tendrement », « j’étais si bon pour lui », et les exclamations « Ô mon malheureux fils ! mon fils ! », « pauvre enfant ! ». Il se soucie de son avenir et demande à Grandet d’être non seulement un père, mais surtout un « bon père » pour Charles. ck Charles est dépeint par son père comme un jeune homme menant une « vie oisive », « accoutumé aux jouissances du luxe ». Mais il n’est pas pour autant dépourvu de qualités et son père le présente comme un « jeune homme probe et courageux » qui ne craindra pas de se mettre au travail pour redresser sa situation et qui « mourrait plutôt que de ne pas […] rendre les premiers fonds » que son oncle est supposé lui prêter. Charles n’a jamais été confronté à un obstacle (« je ne le contrariais jamais »). Par ailleurs, on le voit aussi aimant (« il m’aimait bien ») et doux. La première facette de ce portrait correspond bien au jeune homme que Balzac nous présente dans le salon des Grandet de Saumur. Les mains fines et soignées de Charles signalent sa « vie oisive » et facile. Rien dans la scène ne permet de confirmer le caractère « doux » du jeune homme, mais on ne le voit pas exprimer ouvertement son mépris ou son étonnement face au mode de vie provincial de son oncle.

Eugénie Grandet – 9

Le lecteur est donc amené à s’interroger sur le personnage nouvellement arrivé ; il se demande si le portrait mélioratif dressé dans la lettre correspond à la réalité ou s’il ne s’agit que de l’aveuglement d’un père ayant toujours cédé aux caprices de son fils. cl Victor Grandet confie son fils à son frère parce que sa ruine le conduit à mettre fin à ses jours et son frère de Saumur est la seule famille qui reste à l’enfant. En effet, la mère de Charles est morte et il n’a aucun contact avec la famille de sa femme qui a rejeté sa naissance illégitime. Victor Grandet en vient même à regretter un mariage qui prive l’enfant d’une famille maternelle susceptible de l’accueillir : « Pourquoi ai-je épousé la fille naturelle d’un grand seigneur ? Charles n’a plus de famille. » La négation de cette dernière phrase montre que le choix du frère de Saumur est une solution par défaut. En effet, même s’il demande à Grandet d’être un « bon père » pour Charles et de lui donner de quoi acheter la pacotille nécessaire à une entreprise commerciale vers les Indes, il tient à ce que son fils quitte la France et rétablisse lui-même sa fortune. Rappelons qu’au début de sa lettre, Victor Grandet dit ne pas avoir vu son frère depuis 23 ans. Le lecteur est touché par la démarche de ce père acculé au suicide et soucieux de protéger son fils. Il est d’autant plus ému qu’il sait que Grandet ne sera pas le « bon père » dont Charles, orphelin, aurait besoin et que, vraisemblablement, il fera tout pour que son neveu quitte sa maison et ne dépensera pas un sou pour lui mettre le pied à l’étrier. Ainsi, la lettre est d’autant plus pathétique qu’elle ne s’adresse pas à la bonne personne et que le frère auquel Victor Grandet écrit est le fruit de son imagination et de son désir ; le frère réel, celui qu’il n’a pas vu depuis 23 ans, est bien différent. cm Grandet n’est pas insensible à la lettre de son frère : « préoccupation dans laquelle le plongeait la lecture de sa lettre », « imperceptibles mouvements de la figure », « maintenait difficilement le calme habituel de sa physionomie », « il regarda son neveu d’un air humble et craintif », « ses émotions ». Lorsqu’il s’adresse, après la lecture de la lettre, à son neveu comme si rien ne s’était passé (« Vous causez donc ? »), il dissimule « ses émotions et ses calculs ». Ce complément quasi oxymorique exprime la complexité d’un personnage qui n’est pas dénué de sentiments, comme on l’a vu dans la scène de la marche, mais qui est avant tout calculateur. Balzac montre l’émotion de Grandet qui ne reste pas indifférent au contenu de la lettre, sans qu’on sache exactement ce qui l’a bouleversé, mais qui tient à dissimuler ce qu’il éprouve car il veut rester maître de la situation : « imperceptibles mouvements » qui ne sont décelés que parce que la figure de Grandet est « fortement éclairée par la chandelle » ; « la contenance affectée », « il cacha ses émotions et ses calculs », « en retrouvant son calme ». La façon dont Grandet plie « avec exactitude la lettre dans les mêmes plis et la [met] dans la poche de son gilet » laisse entendre qu’il efface la lecture de la lettre, effectuant à l’envers les gestes qu’il a faits avant d’ouvrir l’enveloppe. Tout se passe comme si la lettre était niée, ce qui explique également le préfixe du gérondif « en retrouvant son calme ». Les « calculs » ont dominé les « émotions » ; mais Balzac prend soin de ne pas tomber dans la caricature et de ne pas faire de son personnage un Harpagon dénué de sentiments.

u À vos plumes ! cn Le sujet suppose de réinvestir l’étude du passage dans un récit à la 1re personne. Balzac insiste sur le décalage entre le dandy et le train de vie des invités de Grandet. On valorisera les récits qui auront su exprimer la surprise et sans doute le mépris de Charles, mais qui auront également su nuancer le point de vue du jeune homme : indifférence pour Eugénie et intérêt pour Mme des Grassins.

Q u e s t i o n n a i r e 2 ( p p . 1 1 8 à 1 2 1 )

u Que s’est-il passé entre-temps ? u Les réponses exactes sont : C, D, E, G et H.

u Avez-vous bien lu ? v A. Nanon est allée chercher du sucre chez Fressard pour le déjeuner de Charles. B. Mme Grandet prend pour repas un morceau de pain et une poire. C. Eugénie a cueilli du raisin pour le déjeuner de son cousin.

Réponses aux questions – 10

D. Grandet envisage de payer le voyage de son neveu pour les Grandes Indes jusqu’à Nantes. w La scène au cours de laquelle Grandet apprend à Charles que son père s’est suicidé se déroule dans le jardin, à l’écart des femmes qui occupent la maison. C’est une scène de confidence entre Grandet et son neveu. x Eugénie demande à sa mère ce que rapporte une pièce de vin : « entre cent et cent cinquante francs, parfois deux cents ». Or, le père Grandet « récolte quatorze cents pièces de vin ». La phrase d’Eugénie s’achève par des points de suspension qui suggèrent la multiplication qu’elle opère mentalement : son père gagne entre 14 000 (1 400 × 100) et 28 000 (1 400 × 200) francs. y Nanon pénètre dans la chambre de Charles qui, selon elle, « est étendu comme un veau » et « pleure comme une Madeleine ». Après qu’elle a prévenu Mme Grandet et Eugénie, les deux femmes se rendent chez Charles : « Toutes deux, le cœur palpitant, montèrent à la chambre de Charles. »

u Étudier le topos de la révélation U Depuis qu’il a pris connaissance avec Grandet de la lettre du père de Charles et que l’article du journal a confirmé les faits, le lecteur se demande quand et comment le jeune homme va apprendre la terrible nouvelle. La scène du repas, qui précède immédiatement celle de la révélation dans le jardin, retarde et prépare à la fois le moment attendu. En effet, l’accumulation des détails relève autant, si ce n’est plus, de l’attente que du réalisme. On voit, par exemple, apparaître et disparaître le sucre ; on assiste au rituel du repas de Grandet (« Grandet tira de son gousset un couteau de corne à grosse lame, coupa une tartine, prit un peu de beurre, l’étendit soigneusement et se mit à manger debout »). L’accumulation des indépendantes, dont le noyau verbal exprime une action insignifiante, contribue à ralentir l’action. Et le lecteur s’impatiente car le détail de ces actions quotidiennes lui importe peu quand il attend une grande scène littéraire (romanesque et théâtrale) : celle de la révélation. Mais l’attention du lecteur est aiguisée par des aspérités qui, au fil de cette scène ordinaire, annoncent le moment attendu. Dans le premier paragraphe, les expressions « malheurs pressentis » et « pas sans frisson » rappellent au lecteur ce que le retour de Grandet signifie. Un peu plus loin, la comparaison de Mme Grandet avec « une biche effrayée » éprouvant « une peur panique » se rapporte autant à l’avarice redoutée de Grandet qu’à l’imminence de la tragique révélation. De la même manière, l’attente de Nanon (« Nanon avait quitté sa cuisine et regardait dans la salle pour voir comment les choses s’y passaient »), concernant à la fois la réaction de l’avare à propos du sucre et la nouvelle à annoncer, se fait l’écho de la propre attente du lecteur. Par la suite, des expressions à double sens accroissent la tension dramatique : « votre café s’adoucira » ; « des choses qui ne sont pas sucrées » ; « je vois avec peine, mon neveu, vos jolies mains blanches ». Ainsi, la scène qui précède la révélation proprement dite retarde le moment attendu tout en le préparant, comme on le voit notamment avec les derniers mots que prononce Grandet avant d’entraîner son neveu dans le jardin : « Mauvais ! mauvais ! » V La réplique de Charles qui préfigure la force de son chagrin fait allusion à la mort de sa mère : « Depuis la mort de ma pauvre mère… (à ces deux mots, sa voix mollit) il n’y a pas de malheur possible pour moi… » La parenthèse joue le rôle d’une didascalie ; le ton qu’elle suggère est souligné par le recours aux points de suspension qui expriment en creux une souffrance indicible ensuite confirmée par une affirmation catégorique. La tournure impersonnelle et le présent gnomique donnent toute sa force à la proposition et laissent deviner au lecteur ce que sera la douleur de Charles lorsque le suicide de son père viendra s’ajouter au décès de sa mère. Dans une sorte d’ironie tragique (voir rubrique suivante), le jeune homme semble malgré lui pressentir la révélation imminente. W La révélation dans le jardin est progressive : – Grandet annonce à Charles que son « père est bien mal » ; – il lui annonce ensuite son décès : « Il est mort » ; – le suicide constitue un degré supplémentaire : « Mais ce n’est rien, il y a quelque chose de plus grave. Il s’est brûlé la cervelle… » ; – pour Grandet, l’ultime point de la gradation est la ruine : « Ce n’est rien, tu te consoleras ; mais… […] Il t’a ruiné, tu es sans argent. »

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Cette révélation progressive montre que Grandet est soucieux de ménager son neveu et de l’amener progressivement à découvrir l’horreur de sa situation. Mais la gradation choisie ne manque pas de choquer le lecteur, comme la récurrence de « Ce n’est rien » : on voit que, pour Grandet, la mort d’un père n’est rien (« Ce n’est rien, tu te consoleras ») comparée à la ruine. X Dans un premier temps, quand il apprend que son père « est bien mal », Charles manifeste son profond attachement en demandant une voiture pour regagner Paris au plus vite. Lorsqu’il apprend sa mort, ses propos se réduisent à des phrases interrogatives ou exclamatives brèves où revient le mot « père ». La question de la ruine est repoussée comme sans importance : « Qu’est-ce que cela me fait ! Où est mon père, mon père ? » La répétition montre l’incapacité du jeune homme, submergé par le chagrin, à construire une pensée. Par la suite, il se tait et les paroles sont remplacées par des pleurs. Le champ lexical des larmes est fortement présent et Balzac insiste autant sur la force des sanglots (« les pleurs et les sanglots retentissaient entre les murailles », « les sanglots de Charles retentissaient dans cette sonore maison ») que sur leur durée (« sa plainte profonde […] ne cessa que vers le soir »). Plus tard, les pleurs reprennent : « une plainte sourde, plus lugubre que toutes les autres, retentit dans les greniers » ; « il est étendu comme un veau sur son lit et pleure comme une Madeleine ». Et quand le jeune homme retrouve enfin l’usage de la parole, la modalité exclamative domine et exprime la violence de son chagrin. La douleur se traduit aussi par un repli sur soi. En effet, Charles se réfugie dans sa chambre et, quand sa tante et sa cousine viennent le voir, il finit par les chasser : « Laissez-moi, ma cousine, laissez-moi ! » at Grandet est insensible au chagrin de Charles car, n’envisageant que la question de la ruine, il ne comprend pas le jeune homme. Il considère la situation de façon pragmatique : « Nanon, va voir là-haut s’il ne se tue pas » ; « j’irai voir Cruchot et causer avec lui de tout ça ». Le désespoir de son neveu ne l’empêche pas de penser à sa propre situation : « toujours dépenser de l’argent […]. Croyez-vous donc qu’il y ait des mille et des cent ici ? » ; « je vais tourner autour de nos Hollandais ». Les femmes, quant à elles, sont sensibles à la douleur de Charles : « Les trois femmes, saisies de pitié, pleuraient. » Une fois que Grandet a quitté la maison, Mme Grandet et sa fille se précipitent chez Charles après que Nanon leur a dit qu’il pleurait encore. C’est Eugénie qui a l’initiative de cette démarche, Mme Grandet étant davantage émue par l’amour naissant de sa fille (« sans défense contre les harmonies de la voix de sa fille »).

u Étudier la dimension tragique ak Dans la phrase « Les malheurs pressentis arrivent presque toujours », le présent gnomique est renforcé par l’adverbe « toujours ». Cette phrase annonce la terrible scène de la révélation et montre au lecteur que le moment du repas n’est qu’un temps d’attente avant l’explosion du drame. De plus, cette phrase inscrit le passage dans le registre tragique ; en disant au lecteur que ce qui est pressenti se réalise, c’est aussi le dénouement du roman que Balzac prépare, car, dès l’arrivée de Charles, on a vu que l’amour naissant d’Eugénie était condamné et on a pressenti (voir questionnaire précédent) un malheur. al La première phrase avec son « toujours » et ses « malheurs pressentis » est caractéristique du registre tragique ; l’inquiétude des personnages (« qui ne pensaient pas sans frisson ») laisse présager un malheur imminent. Comme dans une tragédie, on connaît à l’avance le déroulement de l’histoire ; c’est ce que montre, par exemple, Anouilh avec le prologue d’Antigone. De plus, « le coup de marteau » qui annonce l’arrivée de Grandet rappelle les trois coups du théâtre et concrétise les expressions courantes concernant le destin : c’est un coup du destin ; le destin a frappé… am Ce passage est organisé en scènes comme au théâtre. 1. L’arrivée de Grandet dans la maison inaugure une nouvelle étape. 2. Puis le « vieux tonnelier » emmène Charles dans le jardin : c’est la scène de révélation. Elle a lieu sous les yeux des trois femmes qui deviennent, comme au théâtre, les spectatrices de l’action : « Eugénie, sa mère et Nanon vinrent dans la cuisine, excitées par une invincible curiosité à épier les deux acteurs de la scène qui allait se passer dans le petit jardin humide. » Les mots « acteurs » et « scène » montrent bien que Balzac est conscient de cette construction théâtrale. Après la révélation, la douleur du personnage se propage chez les spectatrices : « Les pleurs et les sanglots retentissaient entre ces murailles d’une horrible façon et se répercutaient dans les échos. Les trois femmes, saisies de pitié, pleuraient. » 3. Charles se réfugie dans sa chambre et la pièce se poursuit dans la maison avec une scène qui met en présence Grandet et les trois femmes.

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4. Grandet envoie Nanon voir en haut ce qui se passe et quitte lui-même la maison : le dialogue entre la mère et la fille au sujet de l’argent est un écho à celui qui vient d’avoir lieu entre le père et sa fille. Mais la naïveté de la jeune fille a disparu. 5. Nanon revient et les deux femmes montent dans la chambre de Charles ; Eugénie tente d’aider son cousin jusqu’à ce qu’il lui demande de partir : « Laissez-moi, ma cousine, laissez-moi ! » 6. Les deux femmes reprennent silencieusement leurs travaux d’aiguille « près de la croisée ».

u Étudier la complexité du personnage éponyme an Eugénie semble dès le début craindre son père car, lorsque Charles demande aux femmes ce qui se passe (« qu’avez-vous donc »), la jeune fille a recours à un « Mais » (« Mais voilà mon père ») qui tend à exprimer une évidence. D’ailleurs, craignant son père, elle s’est empressée de retirer « la soucoupe au sucre » dès qu’elle a entendu « le coup de marteau ». Lorsque Grandet demande « [son] verre », c’est Eugénie qui apporte « le verre ». Les déterminants sont essentiels ici car ils signifient le rituel immuable auquel se soumettent les femmes de la maison. ao Si Eugénie craint son père et se soumet à son autorité, elle manifeste cependant des signes d’opposition. D’abord, quand elle enlève « la soucoupe au sucre », elle laisse « quelques morceaux sur la nappe » pour Charles. Grandet ne manque pas de les voir et de les enlever (« le sucre que Grandet avait déjà serré »). À ce moment-là, bravant l’interdiction paternelle, la jeune fille « [reprend] la soucoupe au sucre que Grandet avait déjà serrée, et la [met] sur la table en contemplant son père d’un air calme ». La principale s’oppose clairement à la relative et le regard posé sur le père est bien une marque d’affranchissement. Ce regard autoritaire d’Eugénie rappelle celui que son père vient de poser sur sa mère : « Le père Grandet aperçut les morceaux de sucre, examina sa femme qui pâlit ». Ainsi, dans ce passage, deux personnalités s’affrontent, deux caractères qui, en définitive, se ressemblent. C’est ce que confirmera la suite de l’histoire : la micro-scène du sucre préfigure celle autour de l’or d’Eugénie puis celle au cours de laquelle la jeune fille menacera de se tuer si son père touche au nécessaire que lui a confié Charles. ap La modalité interrogative domine dans les répliques d’Eugénie. Elle exprime son désir à la fois de comprendre la situation de son cousin et de mesurer ce qui va se passer par la suite : « Mais a-t-il de l’argent pour aller là ? » ; « Faut-il beaucoup de temps pour amasser un million ? ». Cette dernière question nous laisse deviner que la jeune fille voudrait voir revenir son cousin rapidement. L’accumulation des questions exprime sa précipitation et son impatience (« Faut-il beaucoup de temps ») à voir le problème de Charles résolu ; elle traduit également son inquiétude (« Que va devenir Charles ? »). Dans ce passage, Eugénie se comporte comme une enfant naïve et impatiente, comme l’explicite l’expression « la naïveté d’un enfant qui croit pouvoir trouver promptement ce qu’il désire ». aq Les interrogations rhétoriques traduisent aussi la naïveté de la jeune fille qui manifeste son étonnement et son ignorance : « comment mon oncle avait-il eu à lui quatre millions ? Y a-t-il quelque personne en France qui puisse avoir autant de millions ? » La modalité exclamative fortement présente dans le passage exprime aussi les réactions démesurées et enfantines d’Eugénie. On peut parler ici de « double énonciation », car le lecteur, lui, entend l’auteur lui dire que la fortune de Grandet est exceptionnelle. ar Alors qu’elle a su précédemment s’opposer à son père en faisant acheter des bougies ou en donnant du sucre à Charles (voir question 15), Eugénie se comporte ici en petite fille soumise et confiante. Son père semble détenir tous les pouvoirs ; aussi s’étonne-t-elle qu’il n’ait pu sauver son frère, comme un dieu l’aurait fait sans doute : « Eh bien, mon père, vous n’avez donc pu empêcher ce malheur ? » Plus loin, Eugénie, n’ayant pas mesuré la générosité de son père prêt à payer le voyage de Charles jusqu’à Nantes, s’exclame : « Ah ! mon père, vous êtes bon, vous ! » Le pronom sujet « vous » en fin de phrase exprime l’aveuglement de la jeune fille, un aveuglement enfantin, comme en témoigne son attitude : « Eugénie sauta d’un bond au cou de son père. » Le lecteur peut penser que la jeune fille en prenant conscience de son amour et devenant adulte perdra cette naïveté enfantine et découvrira la vraie personnalité de Grandet. as La naïveté et la spontanéité enfantines d’Eugénie contrastent avec l’esprit froid et calculateur de son père, si bien que la scène au cours de laquelle la jeune fille manifeste toute son affection à son père révèle la fracture qui sépare les deux personnages et prépare le drame qui va suivre. Balzac oppose d’abord l’amour transparent d’Eugénie pour son père à la honte qui effleure Grandet. La jeune fille

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n’étant pas calculatrice, on peut penser que le « de manière à » exprime une conséquence et non une intention. Par la suite, les deux caractères s’opposent encore au sujet des neuvaines. Pour Eugénie, il s’agit de dire des prières pour son cousin et, pour Grandet, il s’agit de les acheter. Une fois de plus, les sentiments et le calcul se croisent, creusant un fossé entre les personnages. Le lecteur ne peut manquer d’être ému par cette situation et ce décalage entre l’amour filial et l’égoïsme paternel. Il prend fait et cause pour Eugénie mais comprend, surtout dans le cadre familial du XIXe siècle, que la jeune fille sera la victime de l’avare. bt Eugénie, en l’absence de son père, manifeste son autorité et domine sa mère : – « Allons donc le consoler bien vite, maman » : l’impératif présent exprime l’autorité de la jeune fille qui décide à la place de sa mère ; le « donc » et l’apostrophe atténuent la force de l’ordre. – « Mon cousin, dit Eugénie, prenez courage ! Votre perte est irréparable : ainsi songez maintenant à sauver votre honneur » : Eugénie s’adresse cette fois-ci à son cousin pour l’exhorter à adopter une attitude plus active. On retrouve le présent de l’impératif. Il s’agit plus d’un conseil que d’un ordre, mais les mots employés (« irréparable », « sauver ») sont particulièrement forts. – « Maman, nous porterons le deuil de mon oncle » : cette fois-ci, c’est le futur de l’indicatif qui exprime, avec autant de force que l’impératif, l’autorité d’Eugénie. bk La phrase, particulièrement brève, se compose de deux propositions indépendantes juxtaposées et l’asyndète donne plus de poids aux deux propositions parallèles (sujet/verbe être/attribut). Le lecteur ne manque pas d’être touché par cette phrase catégorique qui souligne le caractère d’Eugénie. On a vu que la jeune fille s’affranchissait progressivement du joug paternel, quittait le monde de l’enfance (auquel elle appartient encore : cf. question 16) pour affirmer son autorité propre (cf. questions 15 et 20). Devenue femme, en raison de l’amour qu’elle éprouve pour son cousin, Eugénie s’impose pleinement comme personnage et, d’une certaine manière – ce qu’indique l’adjectif « sublime » –, elle entre dans la sphère des personnages tragiques en cherchant à comprendre (ses questions au sujet de l’argent) et à agir contre le destin (« songez maintenant à sauver votre honneur »). Le lecteur devine que la tragédie se noue et que, à côté de deux personnages plus fades – Mme Grandet et Charles –, la jeune fille va affronter son père.

u Lire l’image bl Eugénie est au premier plan et l’on devine en arrière-plan sa mère ; les deux femmes, comme nous le dit le roman à plusieurs reprises, sont occupées à des travaux d’aiguille et leur complicité s’établit dans le silence. Mais la gravure met davantage en avant la différence entre les deux personnages, de façon à souligner le caractère de la jeune fille. En effet, le contraste entre les deux femmes accentue la jeunesse d’Eugénie qui semble échapper, par sa beauté et la paix qu’elle exprime, aux tensions et à la vie austère évoquées par le visage marqué de Mme Grandet. La douceur et la soumission sont suggérées par la nuque inclinée. La féminité du personnage est mise en avant par l’arrondi des lignes, le jeu de la lumière qui accentue la blancheur de la peau et sans doute aussi la broderie. Cette activité suggère également la patience, et le temps sera un élément essentiel dans le roman.

u À vos plumes ! bm On veillera au respect des contraintes formelles concernant l’insertion du dialogue dans un récit en valorisant les copies qui auront su préciser les intonations et accorder les notations narratives ou descriptives au contenu de l’échange. Il s’agit également de prendre en compte les données du texte et les différentes attitudes d’Eugénie : naïveté enfantine, lucidité et interrogation, amour naissant.

Q u e s t i o n n a i r e 3 ( p p . 1 7 2 à 1 7 5 )

u Que s’est-il passé entre-temps ? u C’est Grandet qui, ne voulant pas acheter d’habits de deuil, prononce cette phrase. Il exprime ainsi, une fois de plus, son avarice. v Grandet accepte de sauver l’honneur de son frère et donc de son propre nom à la condition que cela ne lui coûte rien. Il compte même en profiter pour montrer aux Parisiens qu’un vieux tonnelier

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de Saumur est plus rusé qu’eux : « Il voulait sauver l’honneur de son frère mort sans qu’il en coutât un sou ni à son neveu ni à lui. » w Grandet se fait passer pour un ignorant afin de mieux manipuler ses amis qui vont lui servir à arranger les affaires de son frère sans s’impliquer lui-même. À la fin de l’entretien, M. des Grassins se propose, en effet, d’aller à Paris régler les affaires du vigneron. x Le bégaiement de Grandet ne se manifeste pas à chaque fois qu’il prend la parole ; c’est un artifice auquel il a recours pour mener une conversation sans en avoir l’air. Ses interlocuteurs, s’impatientant, finissent ses paroles et s’engagent ainsi dans la voie qu’il a lui-même choisie. y Eugénie surprend son père portant avec Nanon un petit baril très lourd. À l’insu de sa famille, Grandet se rend à Angers vendre de l’or car son prix a doublé. Il compte acheter ainsi des « valeurs du receveur général sur le trésor ». U Eugénie a lu, d’une part, la lettre qu’il adresse à sa maîtresse Annette et, d’autre part, celle destinée à son ami Alphonse. V Charles confie à Eugénie un nécessaire en or (à comparer au nécessaire de pacotille offert à Eugénie à l’occasion de son anniversaire par le jeune des Grassins) qui contient deux portraits en miniature de ses parents.

u Avez-vous bien lu ? W Sans évoquer le nécessaire de sa mère confié à sa cousine, Charles offre à Eugénie deux boutons (des agrafes en diamants) destinés à attacher un bracelet, à sa tante un dé en or et à son oncle des boutons de manchettes. X La pacotille a coûté 3 000 francs. at Les amis de Charles lui envoient 10 000 francs. ak Grandet donne 1 500 francs en livres (un peu moins de 1 500 francs donc) à son neveu et il lui paie son voyage jusqu’aux Indes. al Cinq jours séparent la scène du baiser du départ de Charles : « Dans cinq jours, Eugénie, il faudra nous dire adieu. »

u Étudier la scène des cadeaux am Grandet est absent lorsque Charles offre ses cadeaux à sa tante et à sa cousine parce qu’il est monté évaluer les bijoux que lui a confiés son neveu afin de les vendre. an Les cadeaux offerts à Eugénie et à sa mère sont précieux puisqu’il s’agit, pour l’une, d’agrafes en diamants et, pour l’autre, d’un dé en or. Les deux femmes ne connaissant pas les plaisirs du luxe seront heureuses de ces présents. D’ailleurs, Mme Grandet dit qu’elle désirait un dé en or « depuis dix ans ». Les boutons destinés à Eugénie serviront à faire « un bracelet fort à la mode en ce moment » : le cadeau est bien choisi car la jeune fille est fascinée par ce monde parisien qu’elle a entrevu en découvrant son cousin le soir de son arrivée à Saumur. Le dé est un objet de couture et l’on sait que Mme Grandet est principalement occupée à des travaux d’aiguille. De plus, appartenant à la mère de Charles, il représente l’amour maternel et ne peut manquer de toucher Mme Grandet. ao Les trois personnages, ravis – pour des raisons différentes – des cadeaux offerts par Charles, manifestent leur satisfaction. Eugénie jette « un regard d’intelligence » à son cousin, montrant ainsi que le cadeau lui rappelle l’échange qui a eu lieu précédemment afin de permettre le voyage de Charles. Mme Grandet est très émue (« les yeux se mouillèrent de larmes ») et remercie vivement (« Il n’y a pas de remerciements possibles ») en promettant des prières. Grandet, comme le montre l’abondance des phrases exclamatives, est lui aussi touché par le cadeau de son neveu et, après avoir annoncé qu’il paierait le voyage de son neveu jusqu’aux Indes et qu’il tiendrait compte de la façon dont les bijoux avaient été travaillés dans son estimation, il s’empresse d’aller voir Perrottet « qui est en retard de son fermage ». Il semble se montrer heureux et généreux, mais le lecteur comprend que l’avarice n’a pas disparu pour autant : la somme annoncée en francs sera payée en livres (donc minorée) ; en récupérant le fermage de Perrottet, Grandet ne déboursera pas un centime pour le voyage de son neveu.

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ap Les propositions incises sont : 1. « lui dit-il en le voyant vêtu d’une redingote de gros drap noir » : groupe gérondif complément circonstanciel de cause (on acceptera c. c. de temps) ; 2. « dit le bonhomme dont les yeux s’animèrent à la vue d’une poignée d’or que lui montra Charles » : subordonnée relative introduite par « dont » et dirigeant elle-même une relative introduite par « que » ; la première relative est complément de l’antécédent « bonhomme », la seconde est complément de l’antécédent « poignée d’or » ; 3. « dit Grandet en l’interrompant » : groupe gérondif complément circonstanciel de temps ; 4. « dit-il en examinant une longue chaîne » : groupe gérondif complément circonstanciel de temps ; 5. « dit Charles » ; 6. « dit-elle en lui jetant un regard d’intelligence » : groupe gérondif complément circonstanciel de temps (on acceptera c. c. de manière) ; 7. « dit Charles en présentant un joli dé d’or à madame Grandet qui depuis dix ans en désirait un » : groupe gérondif complément circonstanciel de temps, incluant une subordonnée relative complément de l’antécédent « madame Grandet » ; 8. « dit la vieille mère dont les yeux se mouillèrent de larmes » : subordonnée relative complément de l’antécédent « vieille mère » ; 9. « dit Grandet en ouvrant la porte » : groupe gérondif complément circonstanciel de temps ; 10. « répondit Charles » ; 11. « reprit Charles d’un air inquiet comme s’il eût craint de blesser sa susceptibilité » : groupe nominal complément circonstanciel de manière, puis subordonnée circonstancielle de comparaison ; 12. « dit-il en se tournant avec avidité vers elle » : groupe gérondif complément circonstanciel de temps (on acceptera c. c. de manière). Si les verbes de parole utilisés dans les incises ne sont pas variés, ils sont presque toujours précisés, de sorte que le lecteur puisse se représenter la scène comme au théâtre. Ces précisions participent au réalisme et rendent la scène vivante pour le lecteur.

u Étudier la progression de l’amour aq En échange d’un nécessaire en or qui appartenait à sa mère et auquel il tient beaucoup, Charles a accepté la fortune d’Eugénie. Cet échange de biens est un prélude à l’échange amoureux et fonde la réciprocité de l’amour. Le vocabulaire exprime cette réciprocité (« complice », « même secret », « mutuelle intelligence », « communs », « tous deux ») que révèle aussi la construction pronominale réciproque (« se regardaient », « s’exprimant »). Mais la première phrase du passage montre les limites de cette réciprocité amoureuse en ne mentionnant que le don d’Eugénie (« donna son trésor », « son cœur avait suivi son trésor »), comme si la jeune fille offrait davantage que son cousin. On se souvient de ce qu’au début du roman Eugénie était fascinée par le jeune Parisien qui ne la regardait pas. ar De nombreuses expressions montrent que l’amour des jeunes gens se développe dans un milieu clos, en tout point opposé au monde parisien d’où vient Charles. C’est l’univers de la province tel que le perçoit Balzac (ses souvenirs ?) qui favorise la naissance d’un amour à l’image d’Eugénie. Cet amour, marqué du sceau de l’étroitesse provinciale selon le romancier, ne résistera pas, chez Charles, aux tentations du monde ouvert (le voyage, les Indes, puis à nouveau Paris) dans lequel le jeune homme doit se faire une place. On relève : « simplicité provinciale de cette maison en ruine », « cour muette », « entre le rempart et la maison », « comme on l’est sous les arcades d’une église », « Charles demeurait entre la mère et la fille », « vie presque monastique », « sous la voûte », « dans la salle ». as Eugénie s’oppose en tout point à Annette, la maîtresse de Charles. Elle incarne l’innocence, la vie tranquille de la province, « la sainteté de l’amour ». On ne s’étonne pas alors de voir l’adjectif « monastique » sous la plume de Balzac. Cette jeune fille, évoluant dans un monde clos au temps arrêté, est tout le contraire d’Annette, la Parisienne, « coquette, vaniteuse », qui provoque « les troubles orageux » de la passion. Eugénie incarne la tranquillité et la vérité (« l’amour pur et vrai »), alors qu’Annette fait miroiter les apparences. bt Charles et Eugénie sont cousins germains ; ce lien de parenté autorise une certaine intimité, proche de celle entre frère et sœur : « la parenté n’autorisait-elle pas une certaine douceur dans l’accent, une tendresse dans les regards ». Mais le statut de cousin qui a permis les premiers dialogues et confidences n’est pas

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celui de frère ; il est même présenté comme un pas vers celui d’époux : « un cousin est mieux qu’un frère, il peut t’épouser ». Le lien de parenté entre les deux jeunes gens renforce l’image d’un monde clos, l’amour d’Eugénie ne la faisant pas sortir de son milieu familial ; il suggère aussi la chasteté des relations fraternelles et souligne ainsi la pureté de l’amour à laquelle Eugénie restera attachée jusqu’au bout, comme en témoigne son mariage blanc à la fin du roman. On peut aussi y voir une représentation de l’amour adolescent qui peine à sortir du cocon familial et recherche une intimité sans relation physique. bk Les jeunes gens se retrouvent le matin et l’interdit supposé de la rencontre favorise le développement du sentiment amoureux : « La petite criminalité de ce rendez-vous matinal […] imprimait à l’amour le plus innocent du monde la vivacité des plaisirs défendus. » Les préparatifs du départ de Charles pour les Indes jouent aussi un rôle. À mesure que la date se rapproche, les jeunes gens sentent leur amour menacé : « Les chagrins d’une prochaine absence n’attristaient-ils pas déjà les heures les plus joyeuses de ces fuyardes journées ? » Ainsi, lorsque la date du départ est fixée (dans cinq jours), la confidence devient déclaration (« il peut t’épouser ») et « le plus entier de tous les baisers » scelle la promesse de mariage.

u Étudier l’analyse du sentiment amoureux bl Les adjectifs qualificatifs expriment une vision méliorative de l’amour : « gracieuses », « doux », « gentils », « merveilleuses », « radieuses », « mobile », « avide ». Les deux derniers adjectifs esquissent le devenir fragile du sentiment et laissent planer une ombre sur la passion d’Eugénie. bm Balzac – sans doute sa relation avec Mme Hanska joue-t-elle un rôle ici – conçoit l’amour comme une renaissance. Les « commencements de l’amour » ressemblent pour lui au début de la vie, comme si une nouvelle existence débutait. Cette théorie se fonde sur le côté enfantin des prémices de l’amour : « doux chants » ; « gentils regards » ; désir « avide de saisir le temps, d’avancer dans la vie ». L’amour naissant est un amour heureux, même si quelques querelles et douleurs peuvent le ternir : « merveilleuses », « espérance », « radieuses ». On pourra proposer aux élèves l’analyse plus poussée de Stendhal dans De l’amour et sa théorie de la cristallisation. bn Le passage est au présent gnomique ; la pause explicative rompt la narration pour exposer une vérité générale qui vise à éclairer l’intrigue et à faire réfléchir le lecteur. bo Le passage est constitué d’une succession d’interro-négatives rhétoriques qui donnent toute sa force au propos généralisant de l’auteur en sollicitant le lecteur.

u Étudier la scène du baiser bp La scène se déroule, dans un premier temps, dans le jardin, lieu quotidien des rencontres en tête à tête. Le « vieux banc » donne un caractère intemporel, romantique, à la scène et le « noyer » sous lequel a lieu l’entretien un aspect intime et protecteur. Mais la protection s’avère insuffisante car Grandet – obstacle tout au long du roman – surprend les jeunes gens. La scène se poursuit alors dans un lieu davantage clos, voire interdit (comme l’amour lui-même ?), puisqu’il s’agit du territoire de Nanon : « sous la voûte », « à l’endroit le moins clair du couloir ». Le déplacement des personnages traduit le trouble d’Eugénie face au regard de son père mais aussi face à Charles. D’ailleurs, quand elle quitte le jardin, elle s’enfuit « sans trop savoir où elle [va] ». Le lecteur peut s’étonner de la trouver perdue dans cette maison qu’elle connaît depuis toujours, et sans doute cet égarement exprime-t-il son désarroi devant la nouveauté de l’amour physique. Nous avons ici une représentation symbolique (obscurité, interdit, égarement) de l’amour adolescent. bq Grandet, du haut de sa fenêtre, surprend les jeunes gens sur le « vieux banc » et Nanon les découvre « en ouvrant la porte de son taudis » près duquel ils se sont réfugiés. Ce double regard souligne l’interdiction de l’amour et aiguise la tension dramatique. En effet, la scène est par deux fois interrompue. Ces deux ruptures orientent le cours des événements : le regard du père amène Eugénie à fuir et à se réfugier, sans réfléchir, dans le sombre couloir, lieu qui rend possible, après la déclaration sur le banc, « le plus entier de tous les baisers ». L’intervention de Nanon met fin à la rencontre, le baiser marquant le point culminant de la relation, celui au-delà duquel il est interdit d’aller. Balzac souligne

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la jeunesse des amants qui, « effrayés », se sauvent dans la salle et prennent, comme deux enfants coupables, un air angélique. br Nous relevons les verbes, leurs sujets et compléments d’objet : – « avait accompagné » : • Charles : sujet du verbe accompagner, • l’ (Eugénie) : COD du verbe accompagner ; – « prit » : • Charles : sujet du verbe prendre, • lui (Eugénie) : COS du verbe prendre, • la main : COD du verbe prendre ; – « attira » : • Charles : sujet du verbe attirer, • l’ (Eugénie) : COD du verbe attirer ; – « saisit » : • Charles : sujet du verbe saisir, • la (Eugénie) : COD du verbe saisir ; – « appuya » : • Charles : sujet du verbe appuyer, • l’ (Eugénie) : COD du verbe appuyer. Charles est toujours sujet, alors qu’Eugénie est objet de l’action. Les fonctions grammaticales expriment l’attitude respective des deux personnages, une attitude conforme aux attentes sociales qui supposent que l’homme a l’initiative, alors que la femme est plus passive. On se rappellera aussi la différence de maturité : Charles avait une maîtresse à Paris. bs L’intervention de Nanon sortant comme une marionnette de son « taudis » pour prononcer une formule religieuse (« ainsi soit-il ») détournée de son sens premier introduit un registre comique prolongé par la scène qui se déroule dans la salle. En effet, on y retrouve le détournement du religieux : Charles lit « les litanies de la Vierge dans le paroissien de madame Grandet », tandis que Nanon constate que « nous faisons tous nos prières ». Le décalage entre le baiser et le religieux, ainsi que l’ironie de Nanon créent le comique et invitent le lecteur à prendre ses distances par rapport à l’intrigue amoureuse : l’engagement de Charles quant au mariage est aussi naïf que l’amour de l’ignorante Eugénie.

u Lire l’image ct La dissimulation des visages dans le tableau surréaliste de Magritte peut être interprétée de plusieurs manières et son intérêt principal est sans doute de susciter les interrogations. On peut proposer plusieurs pistes de réflexion qui pourront être approfondies en s’appuyant sur le roman de Balzac : – les amants sont masqués parce que leur amour ne regarde qu’eux et que personne ne doit s’en mêler ; – leur visage est dissimulé parce qu’ils ne se connaissent pas l’un l’autre et que leurs pensées intimes resteront secrètes ; – l’amour est universel et n’a pas de visage : en s’embrassant, les amants ne sont plus que les exemples (les jouets ?) d’un sentiment universel.

u À vos plumes ! ck Les devoirs devront mêler narration et expression des sentiments en reprenant les éléments évoqués dans le passage. On rappellera que la spontanéité du journal intime n’autorise pas cependant le recours au langage familier et qu’il est nécessaire de tenir compte du contexte de l’époque.

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u Que s’est-il passé entre-temps ? u Les réponses exactes sont : A, C, E, G.

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u Avez-vous bien lu ? v La scène se déroule le 1er janvier 1820. w Eugénie et sa mère redoutent ce premier jour de l’an car Grandet a l’habitude de demander à sa fille de montrer son or à cette occasion et la jeune fille a donné toute sa fortune à Charles. x Pour Grandet, sa femme appartient à une famille dont la constitution est résistante : les La Bertellière sont « faits de ciment », assure-t-il. y Grandet est de bonne humeur car il a réalisé une bonne opération financière et des Grassins lui a envoyé par la diligence « trente mille francs en écus » qu’il vient de recevoir. U Grandet offre un napoléon à sa fille pour fêter le Nouvel An. Au cours de l’affrontement, Eugénie rend la pièce d’or à son père qui la remet sans hésiter dans son gousset. V Grandet punit sa fille parce qu’elle n’a plus le trésor qu’il lui a donné au fil des ans et qu’elle refuse de dire ce qu’elle en a fait. Pour la punir, il l’enferme à clé dans sa chambre, alors qu’il fait très froid, et la condamne au pain sec et à l’eau.

u Étudier l’affrontement W Le déterminant possessif « mon » est mis en en relief de façon à exprimer son accentuation dans la réplique orale d’Eugénie. La dimension théâtrale et dramatique du texte est ainsi renforcée, mais ce n’est pas la seule fonction de l’italique. En effet, cette accentuation exprime l’argument de la jeune fille, un argument qu’elle reprendra au cours de l’affrontement : « J’ai fait de mon argent ce qu’il m’a plu d’en faire » ; « c’est aussi mon affaire » ; « Était-ce à moi ? ». X Lorsqu’il apprend que sa fille n’a plus l’or qu’il lui a donné au fil des années, Grandet réagit violemment et se montre incapable de se maîtriser. Il semble perdre tout contrôle de lui-même, voire toute humanité, comme le suggère la comparaison avec le cheval aux abois. Il se montre d’ailleurs incapable de comprendre ce que lui dit Eugénie, puisqu’il se contente de répéter ce qu’elle a dit (« Tu n’as plus ton or ! ») avant de nier ses propos (« Tu te trompes, Eugénie »). at Eugénie défend sa position en rappelant qu’elle est majeure et que, de ce fait, elle est libre de disposer de ses biens. À cette idée répétée au cours de l’affrontement Grandet oppose différents arguments : 1. Si Eugénie ne veut pas dire à son père ce qu’elle a fait de son or, c’est qu’elle n’a pas confiance en lui, ce qui n’est pas concevable, comme l’expriment le présent gnomique et la répétition du verbe être dans la phrase « S’il [le père] n’est pas tout pour vous, il n’est rien ». 2. Grandet affirme que, si Eugénie ne peut dire à son père ce qu’elle a fait de son or, c’est qu’elle a mal agi ; en la mettant ainsi en tort moralement, il espère lui faire avouer ce qui s’est passé : « cette affaire est mauvaise, si vous ne pouvez pas la dire à votre père ». 3. Grandet se pose en « chef de famille » et, à ce titre, il estime avoir le droit de savoir ce qui se passe chez lui : « dans ma propre maison », « chez moi ». 4. Grandet reprend l’argument moral en le précisant : donner son or serait plus déshonorant pour une jeune fille que de se donner elle-même (« donner je ne sais quoi »). Plus loin, Grandet a recours à la religion pour appuyer cet argument moral, alors que lui-même ne se montre pas particulièrement pieux : « Les prêtres vous ordonnent de m’obéir. » 5. « Mais tu es un enfant » : pour Grandet, si Eugénie est sa fille, elle est encore une enfant, alors qu’imperturbable la jeune fille rappelle qu’elle est majeure. ak Au fil de l’affrontement, les apostrophes employées par Grandet se durcissent. On relève en effet : 1. « Eugénie » : le prénom semble ici vouloir réveiller Eugénie, la tirer de son erreur (« Tu te trompes, Eugénie »). Un peu plus loin, on retrouve cette apostrophe avec une fonction similaire bien que plus agressive en raison du ton adopté : « Eugénie, qu’avez-vous fait de vos pièces ? cria-t-il en fondant sur elle. » On est, de plus, passé du tutoiement au vouvoiement. 2. « Ma fille » : Grandet, profitant de l’absence d’Eugénie qui a accompagné sa mère, s’est ressaisi et tente de toucher sa fille en utilisant une apostrophe affectueuse. Mais ce n’est pas le « fifille » habituel et on peut y voir aussi l’expression de l’autorité paternelle, le déterminant possessif signifiant pleinement un rapport d’appartenance.

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3. « Maudit serpent de fille », « mauvaise graine » : les apostrophes, à la fin de l’affrontement, traduisent la violence du père, impuissant à faire plier sa fille. On notera que la répétition de mau (= « mal ») au début des deux apostrophes donne aux termes toute leur force. 4. « Mademoiselle » : à la toute fin, la rupture est consommée et Grandet marque la distance qu’il prend avec sa fille comme si elle était devenue une inconnue ; d’ailleurs, Grandet n’affirme-t-il pas qu’Eugénie « n’a plus de père » ? al Dans cette scène d’opposition entre une jeune fille et son père qui incarne l’autorité, les deux personnages se comportent très différemment. Eugénie reste ferme et calme ; ses répliques sont brèves et elle répète le même argument qui prend force de vérité absolue. Son refus se réduit même à un signe de tête réitéré, comme si toute discussion était vaine : « Eugénie fit un signe de tête négatif », « réitéra le même signe de tête ». Son regard exprime toute sa rébellion et sa liberté : « regarda son père en face » ; « Eugénie regarda son père, en lui jetant un regard ironique ». Au contraire, Grandet, sans doute aiguisé par la fermeté adulte de sa fille, ne maîtrise pas sa colère. Alors qu’Eugénie a recours à la modalité déclarative, il passe de l’exclamation à l’interrogation, ce qui traduit sa fureur. Ses répliques sont longues et la seule multiplication des arguments (cf. question 11) – un procédé semblable à celui du loup affrontant l’agneau dans la fable – révèle la faiblesse de sa position. Il ne lui reste plus à la fin, pour marquer son autorité, que la violence exprimée par les apostrophes agressives et la séquestration. am Le malaise de Mme Grandet joue un double rôle dans la dramatisation de la scène. D’une part, il souligne la cruauté de Grandet présenté comme responsable de la mort annoncée (« Je meurs ») de sa femme. On remarque d’ailleurs qu’il ne monte pas avec elle dans sa chambre mais attend Eugénie en bas. D’autre part, il permet le tête-à-tête entre le père et sa fille, ce qui renforce l’affrontement. Alors que les trois femmes sont rarement séparées, le départ de Nanon qui donne son bras à sa maîtresse pour l’accompagner jusqu’à sa chambre permet une scène d’autant plus intense qu’elle sera un huis clos entre les deux fortes personnalités de la maison.

u Étudier la figure de l’héroïne tragique an Eugénie est à la fois forte et faible, de même qu’une héroïne tragique. En effet, on la voit s’opposer à son père, aller jusqu’à lui jeter un « regard ironique » ; elle ne recule pas devant ses injonctions : « Eugénie fit un signe de tête négatif. » Cependant sa fermeté ne vient pas à bout de l’autorité de son père et on la voit se soumettre à ses ordres et le retrouver quand il le lui demande : « Eugénie, quand votre mère sera couchée, vous descendrez. – Oui, mon père. » Et quand son père affirme fortement son pouvoir (« Vous êtes chez moi »), elle ne peut que se soumettre (« Eugénie baissa la tête »). À la fin de la scène, chassée par son père, tout son désespoir et sa fragilité s’expriment : « Eugénie fondit en larmes et se sauva près de sa mère. » Comme une héroïne tragique, elle est également innocente et coupable à la fois : coupable d’avoir donné son or, qui, selon la règle familiale, doit rester dans la maison, et innocente, car majeure et donc libre de disposer de ses biens. ao Eugénie, en personnage tragique, se trouve face à deux exigences inconciliables. Elle reste soumise à son père car elle doit le respecter, comme le lui demandent sa morale et sa religion, fruits de son éducation. À ce titre, elle aurait dû garder son or et devrait répondre à ses questions. Mais Eugénie se considère comme fiancée à Charles ; elle lui doit donc aussi fidélité. Or, si elle dit à son père qu’elle a confié sa petite fortune à son cousin, elle risque de le mettre en danger ou d’amener son père à s’emparer du nécessaire que le jeune homme lui a confié en gage. L’affrontement autour du nécessaire aura lieu un peu plus tard de toutes les façons. Face aux deux exigences contradictoires qui font d’elle une héroïne tragique, Eugénie choisit celui qui fait d’elle une femme et non une enfant. Elle s’oppose à son père au nom de Charles et puise sa force dans son amour. Un peu avant le passage délimité, on peut lire : « Pour lui, pour lui, se disait-elle, je souffrirais mille maux. » ap Eugénie est prisonnière d’un destin car son opposition à son père ne sert à rien ; il a le dernier mot en l’enfermant dans sa chambre. On a vu que la colère de Grandet et son égoïsme sont inéluctablement la cause de la mort de sa femme (« je meurs ») ; en enfermant sa fille dans sa chambre alors qu’il y fait particulièrement froid, Grandet ne risque-t-il pas de provoquer également la mort de

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celle-ci ? Telle ne sera pas l’issue du conflit, mais la scène autour du nécessaire que Charles a confié à sa cousine en gage de son amour prolonge l’affrontement et montre que l’obstination d’Eugénie n’a servi à rien dans le passage que nous étudions.

u Étudier les relations familiales aq Différents procédés grammaticaux expriment l’injonction dans les propos de Grandet : 1. L’auxiliaire de modalité devoir : « Vous devez, pour y rester, se soumettre à ses ordres ». 2. Le verbe de volonté vouloir au présent de l’indicatif, sans l’atténuation conventionnelle du conditionnel présent (je voudrais) : « je ne veux vous voir que soumise ». 3. L’impératif : « Allez dans votre chambre », « Marchez ! ». La modalité exclamative vient renforcer l’ordre. 4. Le futur simple à valeur injonctive : « Vous y demeurerez », « Nanon vous y portera ». 5. Le lexique : « soumettre », « ordres », « ordonnent », « obéir », « soumise », « permette ». Ces nombreuses marques de l’injonction dans cette seule réplique confortent le portrait de Grandet en père autoritaire et possessif. Tout se passe comme si tout ce qui se trouvait sous son toit – les personnes et les biens – lui appartenait : « vous êtes chez moi, chez votre père ». Possession et autorité absolue vont de pair. ar Alors que sa dot a contribué initialement à la fortune de Grandet, sa femme est totalement dépossédée de tout ce qui se trouve dans la maison. Lorsque l’avare dit qu’Eugénie est chez lui, le lecteur comprend bien qu’il ne partage pas la maison – ni la famille – avec sa femme. Mme Grandet, ayant connaissance de la disparition de l’or, appréhendait l’affrontement du père et de la fille. Aussi, de même que « les planchers trembl[ent] » quand le tonnelier jure, de même Mme Grandet faiblit en présence de son mari. Sa faiblesse et sa peur vont jusqu’au malaise : « madame qui pâlit », « pâleur répandue sur le teint de sa femme », « une voix faible », « elle tombait en défaillance de marche en marche » et, plus loin, « un visage rougi par la fièvre ». Et ce malaise est très explicitement rattaché à l’autorité violente de Grandet : « ta colère me fera mourir », « ne la tuez pas », « Je meurs ». Cependant, dans le passage qui suit l’extrait étudié, elle trouve suffisamment de ressource pour garder le secret de sa fille. as Grandet fait peu de cas de la faiblesse de sa femme car il part du principe qu’elle est de constitution solide. Alors que la situation est grave, il n’hésite pas à plaisanter : « Ta, ta, ta, ta, vous ne mourez jamais dans votre famille ! » Un moment, le lecteur pourrait croire qu’il va aller voir sa femme dans sa chambre juste après que Nanon et Eugénie l’ont aidée à monter. Or, s’il monte « sept ou huit marches », ce n’est pas pour prendre des nouvelles de sa femme mais pour donner l’ordre à sa fille de le rejoindre afin de poursuivre l’entretien interrompu. Précédemment, il avait déjà écarté sa femme pour fondre sur Eugénie (« en fondant sur elle »). Toutefois, il n’est pas totalement insensible à la souffrance de sa femme et il entrevoit la gravité de son état : « Grandet fut épouvanté de la pâleur répandue sur le teint de sa femme, naguère si jaune. » Cette phrase ne peut manquer de surprendre le lecteur. En effet, ce n’est pas de la compassion que le personnage éprouve mais de l’épouvante, comme s’il redoutait un changement dans ses habitudes sans partager pour autant la souffrance de sa femme. De plus, on s’étonne de cette couleur jaune qui semble être, pour l’avare, un signe de bonne santé. On aurait plutôt attendu le rose. Sans doute est-ce ici la couleur de l’or et Grandet considère-t-il sa femme comme une de ses possessions. bt L’amour d’Eugénie pour sa mère est un amour réciproque. On voit la jeune fille se précipiter pour soutenir sa mère défaillante et intervenir auprès de son père pour la protéger : « Ne la tuez pas. » Et quand Eugénie est désespérée après la décision de son père, c’est auprès de sa mère qu’elle se réfugie : « Eugénie fondit en larmes et se sauva près de sa mère. » Des gestes expriment cet amour réciproque : « dit la fille aux genoux de madame Grandet », « elle caressait les cheveux d’Eugénie dont le visage était plongé dans le sein maternel ». bk Dans la mesure où elle se soumet à son père et baisse la tête quand il prononce sa décision de l’enfermer dans sa chambre, Eugénie, conformément à l’éducation qu’elle a reçue, ressemble à sa mère. Mais, capable d’affronter son père et de lui tenir tête (« regarda son père en face », « fit un signe de tête négatif », « lui jetant un regard ironique »), c’est plutôt au vieux tonnelier qu’elle ressemble. Comme lui, elle affirme son pouvoir et la possession d’un territoire : « j’ai fait de mon argent ce qu’il m’a plu d’en faire », « c’est aussi mon affaire », « majeure ». Grandet lui-même reconnaît cette ressemblance : « Elle ne bougera pas, elle ne sourcillera pas, elle est plus Grandet que je ne suis Grandet. »

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u Étudier le personnage de l’avare bl Tout d’abord, le goût de Grandet pour l’or se manifeste par la violence de sa réaction lorsqu’il apprend que sa fille a donné sa fortune ; on le voit métamorphosé, animalisé – c’est-à-dire déshumanisé –, « se dressant sur ses jarrets comme un cheval qui entend tirer le canon à dix pas de lui ». Lui, si maître de lui habituellement, ne se contrôle plus. De plus, le mot « or » revient régulièrement dans ses propos, comme si le seul fait de le prononcer pouvait avoir un pouvoir magique : « quelqu’un aura pris ton or ! le seul or qu’il y avait ! » Si Grandet est capable de se séparer de son or pour acheter des rentes et accroître ainsi sa fortune, on voit bien que son attachement au métal précieux est malgré tout viscéral et confine à la manie, au sens médical du terme. D’ailleurs, n’était-il pas confiant dans l’état de santé de sa femme parce qu’elle avait le teint « naguère si jaune » ? La rapidité avec laquelle Grandet s’empare du napoléon qu’il vient d’offrir à sa fille montre également sa voracité et son goût pour l’or. Il ne s’agit pas seulement pour lui de se savoir riche ; la possession du précieux métal est aussi source de plaisir : « Grandet saisit vivement le napoléon et le coula dans son gousset. » bm Le goût de Grandet pour l’or surpasse nombre de valeurs morales et de sentiments humains : 1. Son goût pour l’or surpasse son attachement pour sa femme : quand elle pâlit, il continue à harceler Eugénie « en fondant sur elle ». 2. Il surpasse son amour paternel pour celle qu’il peut aussi affectueusement appeler « fifille » : il n’hésite pas à l’enfermer dans une chambre non chauffée en la réduisant au pain sec et à l’eau, au risque de la voir tomber malade comme sa mère. 3. Il surpasse les valeurs morales : il reprend sans aucun scrupule le napoléon qu’il a offert à sa fille pour ses étrennes et considère même que l’or est plus important que la vertu d’une jeune fille. De cette façon, alors qu’il emploie l’argument de la religion (« les prêtres vous ordonnent de m’obéir »), il bafoue sa morale : « Les plus honnêtes filles peuvent faire des fautes, donner je ne sais quoi, […] mais donner de l’or, […] hein ? […] A-t-on vu pareille fille ? »

u À vos plumes ! bn L’exercice de transposition amène l’élève à réfléchir, avec un peu de recul, aux fondements des conflits entre jeunes et adultes. Le fait de composer deux scènes permet de ne pas donner arbitrairement raison ou tort à l’un ou l’autre des protagonistes. Il s’agit aussi de mettre en scène un dialogue conflictuel en recourant à des arguments et à des procédés.

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u Que s’est-il passé entre-temps ? u Le secret de la réclusion d’Eugénie est gardé pendant deux mois durant lesquels les habitants de Saumur ont bien deviné qu’il s’était passé quelque chose chez les Grandet. v Eugénie est aidée par Nanon qui a confectionné pour elle un pâté avec un lièvre que lui a donné Cornoiller. w Grandet pardonne à Eugénie sur les conseils de Cruchot : le notaire lui explique, en effet, que, si Mme Grandet décède, Eugénie héritera de sa mère et sera en droit de demander la vente d’une partie de ce que Grandet possède. Grandet compte donc se réconcilier avec sa fille pour qu’elle renonce à la fortune maternelle. x Eugénie prend un couteau (comme son père qui s’apprête à décoller les plaques d’or) et elle menace de se tuer. Sa mère et Nanon affirment qu’elle le fera sans hésiter. Grandet, se souvenant qu’il veut se réconcilier avec sa fille, renonce. y Lorsque le prêtre vient administrer les derniers sacrements à Grandet, le vieillard est attiré par les métaux précieux – argent et vermeil – de la croix, des chandeliers et du bénitier. Il meurt d’ailleurs en tentant de s’emparer de la croix en vermeil (argent recouvert d’or) et ce dernier geste semble un

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blasphème car, au lieu de se rapprocher de Dieu représenté par la croix, il s’attache davantage encore aux biens matériels. U Nanon épouse Antoine Cornoiller qui est nommé « garde-général des terres et propriétés de mademoiselle Grandet ».

u Avez-vous bien lu ? V Quand Charles se décide à écrire à Eugénie, il se trouve depuis un mois à Paris et on apprend plus loin par Mme des Grassins que les bans de son mariage ont déjà été publiés. W La lettre de Charles est accompagnée d’un mandat de 8 000 francs à l’ordre d’Eugénie pour la rembourser (le capital et les intérêts) de la somme qu’elle lui avait offerte à son départ. X Le marquis d’Aubrion, dont Charles compte épouser la fille, s’oppose au mariage du jeune homme car les créanciers de son père se sont manifestés pour réclamer le reste de la somme due. Rappelons que le père d’Eugénie leur avait versé un acompte et promis que le reste serait soldé au retour de Charles. at Eugénie choisit d’épouser l’un des deux prétendants qui lui faisaient la cour au début du roman : le président de Bonfons (Cruchot). Mais ce mariage est un arrangement et Eugénie tient à garder sa liberté. En effet, fidèle à son premier amour, elle souhaite un mariage blanc, uniquement pour les convenances : « L’amitié sera le seul sentiment que je puisse accorder à mon mari. » ak C’est le président de Bonfons qui, venu rembourser les dettes de Victor Grandet au nom d’Eugénie, apprend à Charles son mariage avec sa cousine ainsi que l’immense fortune de celle-ci : « Elle avait, répondit le président d’un air goguenard, près de dix-neuf millions, il y a quatre jours ; mais elle n’en a plus que dix-sept aujourd’hui. » al Eugénie a 33 ans au décès du président de Bonfons. am Eugénie est parfois appelée « mademoiselle », titre que l’on donne aux femmes qui ne sont pas mariées. Eugénie, veuve, correspond à l’image que les gens se font de la vieille fille.

u Étudier la scène de la lettre an Balzac prend soin de situer précisément la scène dans l’espace et dans le temps. Le passage étudié s’ouvre sur une notation temporelle qui suggère la plénitude de l’été, saison symboliquement attachée à la maturité (celle d’Eugénie ?) et au bonheur : l’époque (« la plus fraîche, la plus joyeuse matinée ») contraste avec la triste vie de la « pauvre fille » et plus encore avec l’événement imminent. Le cadre spatial est celui, inchangé, des rencontres amoureuses : « le petit banc de bois où son cousin lui avait juré un éternel amour ». Plongée dans le passé, la jeune fille est sur le point d’être projetée dans un avenir dépourvu, pour elle, de sens, et le charme nostalgique de ce repli sur le passé qui nourrit depuis des années son attente est, comme le pressent le lecteur, sur le point de se rompre. Eugénie, prisonnière de son « éternel amour », n’a pas vu que le temps était destructeur : « le joli pan de mur tout fendillé, presque en ruine », menace de s’effondrer définitivement et Eugénie ne le voit pas. L’usure de ce lieu hautement symbolique est, elle aussi, symbolique du temps qui passe et détruit. En effet, les parents d’Eugénie sont morts et Charles va bientôt disparaître de son horizon. ao Balzac retarde le moment de la lecture de la lettre en introduisant quelques répliques entre l’arrivée de la lettre et la lecture proprement dite. On voit également qu’Eugénie elle-même retarde cet instant : « garda la lettre pendant un moment » ; « elle palpitait trop vivement » ; « Eugénie décacheta la lettre en tremblant » ; « Elle se croisa les bras, n’osa plus lire la lettre ». Plutôt que de nous présenter la lettre que nous avons hâte de découvrir, le regard du narrateur s’attarde sur Nanon, « debout, les deux mains sur les hanches », et sur Eugénie, à qui « de grosses larmes […] vinrent aux yeux ». Les interventions de Nanon elles-mêmes, destinées pourtant à inciter Eugénie à prendre connaissance de la lettre, contribuent à ralentir la scène. Ce processus d’attente, déjà employé avec la lettre que Grandet reçoit de son frère, accentue la tension dramatique et crée un suspense qui dynamise la lecture et met en relief le contenu et l’impact de la lettre. ap Si Eugénie ne se précipite pas sur la lettre, c’est qu’elle appréhende ce qu’elle va y découvrir. En effet, différentes observations nourrissent son inquiétude et ses mauvais pressentiments. D’abord, elle

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s’étonne de la présence de cette lettre venue de Paris. Si son cousin l’aimait encore, ne serait-il pas directement venu la voir avant de passer par Paris ? Elle ne commente pas le mandat tombé de la lettre, mais le lecteur peut deviner qu’il s’agit du remboursement de la dette de Charles. Ensuite, les premiers mots de la lettre, simples indices de l’épistolaire, la surprennent désagréablement : « Ma chère cousine » au lieu de son prénom (« Je ne suis plus Eugénie »), le vouvoiement au lieu du tutoiement (« Il me disait tu »). aq Nanon, confidente d’Eugénie, ne comprend pas le drame qui se joue et le terrible dénouement pressenti par la jeune fille. Présentée dès le début du roman comme une personne fidèle – à son maître et à sa famille – et simple, elle ne peut anticiper, comme le fait Eugénie, sur le contenu de la lettre. Sachant que la jeune fille attend cette lettre depuis des années, elle la presse de la lire : « Lisez donc, mademoiselle » ; « Lisez, vous le saurez ». Cette dernière réplique révèle son bon sens et nous permet de mesurer ainsi les illusions romantiques dans lesquelles vit Eugénie. La logique de la servante est même source de comique : « Est-il mort ? » Nanon tire cette question des larmes d’Eugénie, n’imaginant pas d’autres peines sans doute que celle causée par un deuil. La réponse d’Eugénie (« Il n’écrirait pas ») esquisse un registre comique qui contribue à dédramatiser la scène. Avec Nanon, Balzac nous invite à prendre du recul par rapport à la situation d’Eugénie ; il nous rappelle que la réalité triomphe toujours des rêves : une leçon que le pan de mur menaçant de s’effondrer nous donnait déjà. ar Alors que le cadre spatio-temporel est clairement défini au début du passage et que le lecteur lit la lettre de Charles par-dessus l’épaule d’Eugénie, assise sur « le petit banc de bois », la fin de la lettre opère un curieux basculement de la situation d’énonciation. Jouant, en effet, sur l’énonciation différée inhérente à l’épistolaire, Balzac nous invite à nous placer du côté de l’énonciateur. Nous quittons Eugénie à Saumur pour remonter dans le temps et voir, à Paris, Charles écrire les derniers mots de sa lettre. Il fredonne un air léger et se flatte d’avoir fait des efforts de mise en forme : « c’est y mettre des procédés ». Et lorsque nous avons terminé de lire le post-scriptum, penché sur Charles cette fois-ci, nous nous retrouvons à Saumur avec Eugénie. Jouant sur l’énonciation différée, Balzac nous promène de Saumur à Paris pour nous ramener enfin chez Eugénie. Ce glissement subtil d’une situation d’énonciation (si le locuteur et le destinataire sont inchangés, le lieu et le moment varient) à l’autre permet au lecteur de comparer l’attitude des deux jeunes gens : l’un est léger et calculateur quand l’autre se désespère. Nous retrouvons ici l’écart que nous avions déjà mesuré lors de l’arrivée de Charles chez son oncle de Saumur.

u Étudier la lettre de Charles as Charles se réfère au passé en évoquant son séjour à Saumur avec de nombreux détails destinés à donner une impression de nostalgie. Tout se passe, en effet, comme si les rencontres amoureuses étaient toujours aussi présentes dans l’esprit de Charles : le « petit banc de bois où nous nous sommes jurés de nous aimer toujours », « la salle grise », la « chambre en mansarde », « la nuit où vous m’avez rendu […] mon avenir plus facile ». Le passé composé donne l’impression que les temps anciens marquent encore le présent. Mais ni Eugénie ni le lecteur ne s’y trompent ; si les souvenirs sont forts, les temps sont révolus car le moment du voyage a constitué une rupture : « En voyageant à travers de nombreux pays, j’ai réfléchi à la vie. » Le jeune homme a continué à penser à sa cousine comme promis, mais on peut noter un décalage entre les deux adverbes « toujours » et « souvent » : « Je me suis dit que vous pensiez toujours à moi, comme je pensais souvent à vous. » Charles évoque le passage irrémédiable du temps (cf. le pan de mur en ruine…) : les discours amoureux et les promesses ne sont que des « enfantillages » qu’il faut oublier ; « D’enfant que j’étais au départ, je suis devenu homme au retour ». La phrase suivante souligne fortement l’antithèse entre l’« Aujourd’hui » et l’« autrefois » : « Aujourd’hui, je pense à bien des choses auxquelles je ne songeais pas autrefois. » Si Eugénie n’a pas changé, c’est sans doute qu’elle est restée vivre dans le petit jardin de Saumur et que, dans l’attente du retour de Charles, elle n’a pas vu le temps passer. Ainsi, Charles oppose résolument le passé, dont il ne reste que des souvenirs liés à l’enfance, et le présent, qui est celui de la liberté : « Vous êtes libre », « je suis libre encore ». Mais le « encore » constitue une annonce du futur. Le présent d’Eugénie est immobile, à l’image de son passé ; celui de Charles est en mouvement, il est sans cesse tendu vers un avenir si clairement défini pour lui qu’il l’esquisse au présent (« Il entre dans mes plans de tenir un grand état de maison, de recevoir beaucoup de monde » ; ou

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encore : « Aujourd’hui je possède quatre-vingt mille livres de rente. Cette fortune me permet de m’unir à la famille d’Aubrion, dont l’héritière, jeune personne de dix-neuf ans, m’apporte en mariage son nom, un titre, la place de gentilhomme honoraire de Sa Majesté, et une position des plus brillantes »). Charles pense même plus loin encore : il se projette sur la future génération et se donne à elle. Plutôt que d’être lié au passé par une promesse de mariage, il est lié à l’avenir et doit fidélité aux enfants qu’il aura : « Nous nous devons à nos enfants. » L’emploi du présent donne force et réalité au futur. Alors que le passé est marqué par les sentiments, l’avenir que Charles dessine est celui d’une réussite sociale débarrassée de tout état d’âme, comme l’indique sa conception du mariage : « L’amour, dans le mariage, est une chimère » ; « je n’aime pas le moins du monde mademoiselle d’Aubrion » ; « un mariage de convenance ». La rupture est alors consommée, au nom de ce mariage annoncé certes, mais surtout au nom d’une conception radicalement différente de la vie, comme le dit d’ailleurs Charles lui-même par prétérition : « Je ne vous parlerai ni de vos mœurs, ni de votre éducation, ni de vos habitudes, qui ne sont nullement en rapport avec la vie de Paris. » Ainsi, cette opposition passé/futur (le présent d’Eugénie appartient au passé, celui de Charles au futur) recoupe la fracture analysée tout au long du roman entre Paris et la province. Et gardons-nous bien de voir ici une vision manichéenne du réel en opposant un Paris corrompu à une province pure car, à Saumur, Eugénie – et sans doute Nanon – fait figure d’exception au milieu des Cruchot (y compris le curé) et des des Grassins rongés par leur ambition. bt En écrivant sa lettre et en l’accompagnant d’un mandat « comprenant intérêts et capital » qui correspond à la somme avancée par sa cousine, Charles s’estime libéré de la promesse faite sur le petit banc de bois. De même qu’il verse les intérêts en plus du capital, de même il prend la peine de développer sa lettre : ce sont les « procédés » dont il s’estime satisfait. Quels sont ces « procédés » ? L’évocation nostalgique du passé est un artifice rhétorique et une habile concession à Eugénie. Sans renier ce qui a été promis, il l’enferme dans le souvenir et les « enfantillages » du passé. Il convoque, pour appuyer ses propos, des considérations générales sur le temps qui passe et sur le mariage de convenance : « Rien ne résiste au temps » ; « L’amour, dans le mariage, est une chimère ». Le verbe être au présent gnomique donne une force quasi proverbiale à ces maximes. Il joue également la carte de « l’amitié sacrée » qui suppose la confidence et la transparence : « je serai plus franc », « je vous avouerai ». Il donne même l’impression de s’en remettre à Eugénie (« vous rendre maîtresse de mon sort ») comme si, peut-être, il lui demandait de prononcer elle-même la rupture. Enfin, il présente des arguments : la différence d’âge (un an seulement), la différence de goûts. bk Charles se montre avant tout ambitieux et égoïste : il tient à sa réussite sociale et la fait passer avant ses sentiments. L’argent et le nom, pour lui et ses enfants, l’intéressent davantage que l’amour. Il se projette dans l’avenir et renonce au passé. À aucun moment on ne le voit s’inquiéter de ce que vit ou ressent Eugénie. Centré sur lui-même, il prête aux autres des pensées et des goûts sans les interroger : se souvenant du passé sans imaginer qu’Eugénie ait pu changer (il ne l’imagine pas riche notamment), alors que lui a changé, il lui prête (sans se tromper d’ailleurs) des habitudes « qui ne cadreraient sans doute point avec [ses] projets ultérieurs ». Le lecteur, même s’il a connu Charles sincèrement amoureux de sa cousine, n’a pas oublié sa première impression lors de son arrivée à Saumur. Le jeune homme était un dandy uniquement préoccupé de sa toilette et des succès mondains ; la vie simple d’Eugénie ne le tentait aucunement et, bien qu’encore épris d’Annette, il s’efforçait de plaire à Mme des Grassins… Déjà, le souci du paraître et l’inconstance esquissée laissaient présager le dénouement.

u Étudier la lettre d’Eugénie bl On peut relever différentes marques de l’épistolaire : – l’adresse initiale (« Mon cousin ») et la signature ; – la présence d’une formule conclusive : « Adieu, […] votre cousine » ; – les indices de l’énonciation renvoyant à l’épistolière (« mon », « je »…) et au destinataire (« vous », « votre »…) une fois réunis dans le déterminant démonstratif « nos » (« nos premières amours ») ; – les temps de l’énonciation : passé composé (« s’est chargé », « a parlé ») pour exprimer un passé récent, présent (« je ne puis ») et futur (« aurez »). bm Sept ans après la lettre du père de Charles qui a précipité le destin du jeune homme et celui d’Eugénie, l’échange des lettres entre Paris et Saumur annonce le dénouement, la lettre de la jeune

Eugénie Grandet – 25

fille faisant écho à celle de son cousin. En effet, le début où il est question d’argent rappelle le post-scriptum du courrier de Charles. Les allusions à Mlle d’Aubrion, aux « conventions sociales » et à leurs « premières amours » sont des rappels explicites des propos du jeune homme. De façon plus directe, le « Oui, mon cousin » est une réponse – mais il s’agissait d’une assertion et non d’une question – aux considérations de Charles quant au caractère de sa cousine. De plus, cette lettre est, comme la précédente, une lettre de rupture. bn La lettre d’Eugénie s’oppose en plusieurs points à celle de son cousin. D’abord, elle est beaucoup plus courte et explicite. La question de l’argent, repoussée avec une délicatesse feinte dans le post-scriptum, ouvre ici le propos. Quant à la trahison et à la rupture, elles sont elles aussi plus explicites : « les conventions sociales auxquelles vous sacrifiez nos premières amours », « Adieu ». On remarque également qu’Eugénie, à la différence de son cousin, n’expose pas ses projets et ne joue pas la carte de la confidence. Alors que la lettre de Charles était faussement transparente mais laissait transparaître les « procédés », celle d’Eugénie est sans détour. bo La lettre du père de Charles arrive à Saumur avec le jeune homme et elle constitue l’élément perturbateur du roman, puisqu’elle explique la présence du cousin d’Eugénie auprès du « vieux tonnelier » et qu’elle permet la naissance d’un amour qui va, pendant quelques temps, rapprocher les deux jeunes gens. À la fin du roman, c’est encore une lettre, celle d’Eugénie, qui dénoue l’intrigue en séparant définitivement les deux cousins.

u Étudier le dénouement bp Ni Charles ni Eugénie ne se marient par amour. Le premier parle clairement de « mariage de convenance ». Il épouse Mlle d’Aubrion car elle a un nom qui lui ouvre, à lui ou à son futur fils, une carrière dans la société de la Restauration : « de jour en jour, les idées monarchiques reprennent faveur ». Eugénie épouse le président Cruchot sur l’avis du curé, un ami des Cruchot, qui lui déconseille les ordres alors qu’elle songe à se retirer dans un couvent. Habile négociateur, il explique à Eugénie que les pauvres de Saumur ont besoin d’elle et qu’elle-même a besoin d’un mari pour gérer sa fortune. Son mariage est un simple arrangement car elle ne peut oublier le « sentiment inextinguible » qu’elle a « dans le cœur » : « L’amitié sera le seul sentiment que je puisse accorder à mon mari. » Ainsi, pour des raisons différentes, l’un par ambition et l’autre par dépit amoureux, les deux jeunes gens choisissent un mariage de raison, creusant un fossé entre les sentiments et la réalité. Sans nier l’existence de l’amour, Balzac montre comment la société de son temps – parisienne et provinciale – place au second plan les sentiments et les valeurs pour privilégier la réussite sociale. bq Le dénouement est bien évidemment un échec pour Eugénie : elle a fondé sa vie de femme sur la promesse de Charles et, son cousin se mariant, elle renonce à l’amour et réalise un mariage de convenance pour satisfaire la société de Saumur. Le portrait que Balzac dresse à la toute fin du roman exprime cet échec : à 33 ans elle en paraît 40 ; « elle vit comme avait vécu la pauvre Eugénie Grandet » ; elle a « les habitudes mesquines que donne l’existence étroite de la province » ; on la voit « vêtue comme l’était sa mère ». Quant à Charles, l’intervention de sa cousine rend possible son mariage de raison avec Mlle d’Aubrion et l’on pourrait croire que ses ambitions sont satisfaites. Cependant, lui qui n’a d’autre valeur que l’argent est passé à côté d’une fortune. Son échec se voit dans son « air hébété » quand il apprend le montant des biens de sa cousine. br Si Eugénie s’habille comme sa mère et a adopté sa maxime « Souffrir et mourir », elle a l’autorité de son père et, quand elle envoie le président Cruchot à Paris afin de régler les affaires de Charles, on se rappelle Grandet utilisant des Grassins pour ses opérations parisiennes. D’ailleurs, le « nous verrons cela » d’Eugénie à Mme des Grassins est une expression favorite de son père, comme ne manque pas de le souligner son interlocutrice : « Vous avez toute la voix de défunt votre père. » On peut sans doute interpréter de différentes manières cette ressemblance entre le père et la fille ; il s’agit peut-être d’une volonté de pérenniser les comportements de la province, de montrer que le temps s’y est arrêté. De plus, cette ressemblance est une forme de fidélité, valeur qui définit la jeune fille : fidèle à Charles malgré sa trahison, elle l’est aussi à sa mère dont elle adopte le mode de vie et la

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piété ; elle va même, malgré l’échec de sa vie, jusqu’à être, à sa façon, fidèle à son père en assurant avec fermeté la direction de la maison. On peut également penser que, d’une certaine manière, Eugénie assure la rédemption de son père. En effet, en adoptant ses propos et son assurance, elle semble agir à sa place. Cependant, au lieu de s’appliquer à posséder davantage, elle veille à distribuer au mieux.

u Lire l’image bs La gravure suggère une scène de déception amoureuse et l’on imagine volontiers que la lettre est une lettre de rupture. La jeune fille abandonnée n’est pas confortablement installée sur sa chaise ; la position de ses jambes laisse penser qu’elle s’est assise dans la précipitation pour mieux s’appuyer. D’ailleurs sa main soutient (et dissimule) son visage. Elle tient, dans sa main gauche, un mouchoir qui suggère les larmes. Le désordre de la pièce (la lettre, les bobines de fille, le livre par terre) exprime, lui aussi, le désordre des sentiments. Le lecteur est amené à s’interroger sur ce qui s’est passé et la silhouette d’un homme qui descend l’escalier constitue un élément d’interprétation. Est-il l’auteur de la lettre ? un messager ?

u À vos plumes ! ct Ce sujet permet de tirer une conclusion du roman en mettant en présence les deux personnages centraux. On valorisera les copies qui auront su se faire l’écho de certains passages du livre tels que l’arrivée de Charles le jour de l’anniversaire d’Eugénie ou bien les confidences dans le jardin. ck Ce sujet permet également de tirer une conclusion du roman en faisant parler un personnage secondaire, sacrifié comme Eugénie à l’ambition de Charles. On se rappellera que la jeune fille était présentée comme laide et qu’il ne s’agissait pour le jeune homme que d’un mariage d’intérêt. En prenant appui sur la lettre dans laquelle Charles présente sa vie future à sa cousine, il n’est pas difficile de deviner la vie mondaine et vide de son épouse. Annette, ayant bien l’intention de retrouver son ancien amant, peut également achever de désespérer la jeune femme. On pourra, en complément, donner à lire quelques pages d’Une vie de Maupassant. cl Ce sujet permet aux élèves déçus par cette représentation pessimiste d’un amour détruit par l’ambition et l’argent d’imaginer une fin plus conforme à leurs aspirations. On valorisera les copies qui auront pris appui sur les différentes scènes racontées dans le roman.

Eugénie Grandet – 27

R e t o u r s u r l ’ œ u v r e ( p p . 2 4 7 - 2 4 8 e t p . 3 d u d o s s i e r d u p r o f e s s e u r )

u Eugénie lit la lettre que Charles adresse à sa maîtresse. Le père Grandet et Nanon transportent nuitamment un petit tonneau d’or. Nanon confectionne un pâté pour Eugénie. Des Grassins abandonne sa femme. Cruchot rappelle à Grandet que sa fille héritera de sa mère. Cruchot et des Grassins aident Grandet dans ses affaires. Eugénie, Mme Grandet et Nanon préparent la chambre de Charles à son arrivée. Le père Grandet observe Eugénie en train de se peigner. v A. « Un gros bouquet de fleurs rares à Saumur » : le président de Bonfons à Eugénie pour son anniversaire. B. « Une boîte à ouvrage, […] véritable marchandise de pacotille » : Adolphe des Grassins à Eugénie pour son anniversaire. C. « Les économies d’une pauvre fille » : Eugénie à Charles. D. « Deux portraits, […] richement entourés de perles » : Charles à Eugénie. E. « Un joli dé d’or » : Charles à Mme Grandet à l’occasion de son départ. F. « Une robe de chambre en soie verte à fleurs d’or » : Charles à Nanon à l’occasion de son départ. G. « Un napoléon tout neuf » : Grandet à sa fille pour le 1er janvier. w Mots croisés x Les réponses vraies sont : A, B, D, H, I, K.

Proposition de séquence didactique – 28

P R O P O S I T I O N D E S É Q U E N C E D I D A C T I Q U E

QUESTIONNAIRE ÉTUDE DE LA LANGUE TECHNIQUE LITTÉRAIRE EXPRESSION ÉCRITE

1 (pp. 74 à 77) • Les propositions. • Les expansions du groupe nominal. • Valeurs des temps. • Lexique mélioratif et péjoratif.

• Une organisation théâtrale. • Une scène significative. • Une scène de première rencontre. • Le portrait. • La lettre.

• Récit inséré dans une lettre. • Expression des sentiments. • Prise en compte des données d’un texte.

2 (pp. 118 à 121) • Les modalités. • L’expression de l’autorité. • Les propositions. • Les interrogations rhétoriques.

• Topos de la révélation. • Dimension tragique. • Le contraste. • L’expression des sentiments. • Les rapports entre les personnages principaux. • Une scène théâtrale.

• Dialogue inséré dans un récit. • Scène de confidence. • Prise en compte des données d’un texte.

3 (pp. 172 à 175) • Les incises narratives. • Les adjectifs qualificatifs. • Le présent gnomique.

• Le dialogue. • L’analyse du sentiment amoureux. • Le discours argumentatif. • Topos de la déclaration.

• Journal intime et expression des sentiments. • Prise en compte des données d’un texte.

4 (pp. 212 à 214) • L’apostrophe. • L’injonction.

• Une scène d’affrontement. • L’argumentation. • Les procédés de dramatisation. • Une figure tragique. • Un type littéraire : l’avare.

• Dialogue. • Scène d’affrontement. • Argumentation.

5 (pp. 242 à 244) • L’énonciation. • Les marques de l’épistolaire. • Expression du passé, du présent et du futur.

• La valeur symbolique d’un cadre spatio-temporel. • Dramatisation. • La lettre. • Le dénouement.

• Dialogue et confrontation finale. • Lettre et expression de la désillusion. • Rédaction d’un dénouement alternatif.

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E X P L O I T A T I O N D U G R O U P E M E N T D E T E X T E S

u La constitution d’un type littéraire • En comparant la pièce de Molière et celle qui l’a inspirée, on dégagera les caractéristiques du personnage de l’avare. • On verra comment le roman reprend ces traits. • On s’intéressera aux perspectives suivantes : – le contexte social et familial ; – les relations du personnage avec son environnement ; – l’exagération des traits de caractère ; – la façon dont l’intrigue révèle un caractère.

u Les variations sur un type On se demandera : – comment le genre dans lequel apparaît le personnage type influe sur son portrait : simplifié au théâtre et plus complexe dans le roman ; – comment le registre (comique, pathétique ou tragique) contribue à modeler le personnage type.

L’avare au théâtre • Pourquoi un tel personnage au théâtre : fonctions comique et satirique ? • On étudiera les ressorts du comique de caractère.

L’avare dans le roman On pourra s’intéresser : – au roman réaliste ; – à l’analyse psychologique ; – à l’étude des passions qui s’approchent de la folie et expriment la force de l’imaginaire ; – au thème de l’argent dans les romans du XIXe siècle.

Pistes de recherches documentaires – 30

P I S T E S D E R E C H E R C H E S D O C U M E N T A I R E S

On pourra proposer des travaux de recherches selon les perspectives suivantes :

u Balzac • La représentation de la province et de Paris. • Les personnages féminins. • Les ambitieux. • La représentation des passions.

u Le roman réaliste • L’analyse psychologique. • La représentation d’une société. • L’étude des ressorts (argent, ambition) de cette société. • La condamnation des idéaux et des valeurs. • Les limites du réalisme : les idéaux et les valeurs même voués à l’échec sont présents ; l’imaginaire des passions occupe une place importante.

u Les personnages types en littérature • Le père. • La mère. • La servante. • Le valet. • L’ingénue. • La femme fatale. • La femme victime. • L’ambitieux.

Eugénie Grandet – 31

B I B L I O G R A P H I E C O M P L É M E N T A I R E

– Pierre Barbéris, Balzac : une mythologie réaliste, Larousse, 1971. – Pierre Barbéris, Le Monde de Balzac, Arthaud, 1973. – Félix Longaud, Dictionnaire de Balzac, Larousse, 1969. – Georges Lukacs, Balzac et le Réalisme français, Maspéro, 1967. – Nicole Mozet, La Ville de province dans l’œuvre de Balzac. L’espace romanesque : fantasmes et idéologies, SEDES, 1982. – Jean-Pierre Richard, « Corps et décors balzaciens », dans Études sur le romantisme, Seuil, 1970. On trouve une bibliographie très détaillée à l’adresse suivante : http://www.v1.paris.fr/commun/v2asp/musees/balzac/furne/bibliobalz.htm