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Le Soufisme au quotidien Confréries d’Egypte au XX e siècle Rachidah Chich PRÉFACE Contresigné par des experts -sociologues, anthropologues, politologues -, le certificat de décès du soufisme suscita naguère quelques nécrologies prématurées. Tout au plus des observateurs prudents remarquaient- ils que le malade bougeait encore, sans douter cependant de sa mort prochaine: refuges d'analphabètes superstitieux, les confréries étaient parvenues au stade terminal de leur déclin. Le monde moderne exigeait un autre islam que celui-là ; et peut- être même pourrait-il avantageusement faire assez vite l'économie de toute espèce d'islam. La montée en puissance, du Maghreb à l'Asie centrale, de mouvements fondamentalistes n'était pas prévue dans ce schéma. Si elle a dissipé certaines illusions, elle en a généré une autre selon laquelle les sociétés musulmanes seraient aujourd'hui dominées, ou en voie de l'être, par ces courants intégristes -d'obédiences d'ailleurs très diverses. Or la réalité n'est pas si simple. Si l"'islamisme radical" est bien là, en effet, et s'il occupe bruyamment le devant de la scène, il ne pèse sans doute pas, et de beaucoup, aussi lourd qu'on le pense. Les formes traditionnelles de sociabilité religieuse, celles qu'incarnent en particulier les turuq (confréries), témoignent face à tous les assauts d'une surprenante résilience. C'est un des mérites de Rachida Chih de le montrer, dans le cas de l'Egypte, à partir d'exemples très localisés mais sans jamais perdre de vue des horizons plus larges. Son livre est le fruit d'une recherche patiente et méthodique d'autant plus méritoire qu'elle a été conduite dans des conditions matérielles précaires et malgré une conjoncture qui semblait laisser peu de chances de succès à une enquête de terrain menée par une femme 1 . L'importance de cette contribution à l'étude du soufisme contemporain tient d'abord au choix qu'a fait son auteur de s'intéresser à des confréries qui, si elles rayonnent aussi en milieu urbain, ont de profondes racines rurales et sont dépourvues de statut officiel. Aucune d ' entre elles n ' est inscrite sur les tablettes du Conseil soufi 1 Parmi les travaux récents consacrés à la vie religieuse en Egypte, ceux qui m'apparaissent les plus substantiels sont d'ailleurs dus à des femmes. Il s'agit, outre celui de Rachida Chih, des ouvrages de Catherine Mayeur- Jaouen (AI-Sayyid al-Badawî, Le Caire, 1994) et de Valerie Hoffman (Sufism, Mystics and Saints in Modern Egypt, Columbia, So Co, 1996). suprême, lequel, en dépit de son titre, n'est qu'une instance de contrôle créée par décret et chargée en quelque sorte -disons-le sans sourire -d ' administrer la mystique. Ce Conseil, rarement suspect d'indocilité au pouvoir, régente environ soixante-dix confréries dont le règlement intérieur et la structure hiérarchique sont soumis à son approbation. Mais beaucoup d'autres se passent de son label et ne revendiquent d'autre légitimité que celle que leur confèrent leur "chaîne initiatique" et le charisme de leur shaykh. Elles tentent rarement la curiosité des chercheurs qui leur préfèrent des confréries dotées d'un organigramme précis et d'archives dûment classées. J'ai mentionné les assauts qui visent, tantôt à l'éradication du soufisme, tantôt à sa dilution dans un piétisme bien tempéré. Les adversaires sont multiples: partisans d'une laïcité agressive, fondamentalistes, réformistes... Les publications wahhabites, dont l'argumentaire inspire souvent celui d'autres courants, sont spécialement virulentes. Dans un ouvrage paru à Riyad en 1991 et titré Les Infamies des soufis, on lit par exemple: "Sache que le soufisme est une mer d'immondices, que les soufis ont rassemblé [dans leurs doctrines] toutes les espèces de pensées impies ( ...) toutes les superstitions ( ...) toutes les inspirations sataniques 2 . " Les maîtres des confréries sont 2 'Abd al-Rahmân 'Abd al-Khâiq,Fadâ'ih al-Sûfiyya, 2- édition, p. 4647. A côté de cette littérature destinée à 1

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Le Soufisme au quotidienConfréries d’Egypte

au XXe siècle

Rachidah Chich

PRÉFACE

Contresigné par des experts -sociologues, anthropologues, politologues -, le certificat de décès du soufisme suscita naguère quelques nécrologies prématurées. Tout au plus des observateurs prudents remarquaient-ils que le malade bougeait encore, sans douter cependant de sa mort prochaine: refuges d'analphabètes superstitieux, les confréries étaient parvenues au stade terminal de leur déclin. Le monde moderne exigeait un autre islam que celui-là ; et peut-être même pourrait-il avantageusement faire assez vite l'économie de toute espèce d'islam.

La montée en puissance, du Maghreb à l'Asie centrale, de mouvements fondamentalistes n'était pas prévue dans ce schéma. Si elle a dissipé certaines illusions, elle en a généré une autre selon laquelle les sociétés musulmanes seraient aujourd'hui dominées, ou en voie de l'être, par ces courants intégristes -d'obédiences d'ailleurs très diverses. Or la réalité n'est pas si simple.

Si l"'islamisme radical" est bien là, en effet, et s'il occupe bruyamment le devant de la scène, il ne pèse sans doute pas, et de beaucoup, aussi lourd qu'on le pense. Les formes traditionnelles de sociabilité religieuse, celles qu'incarnent en particulier les turuq (confréries), témoignent face à tous les assauts d'une surprenante résilience. C'est un des mérites de Rachida Chih de le montrer, dans le cas de l'Egypte, à partir d'exemples très localisés mais sans jamais perdre de vue des horizons plus larges. Son livre est le fruit d'une recherche patiente et méthodique d'autant plus méritoire qu'elle a été conduite dans des conditions matérielles précaires et malgré une conjoncture qui semblait laisser peu de chances de succès à une enquête de terrain menée par une femme1.

L'importance de cette contribution à l'étude du soufisme contemporain tient d'abord au choix qu'a fait son auteur de s'intéresser à des confréries qui, si elles rayonnent aussi en milieu urbain, ont de profondes racines rurales et sont dépourvues de statut officiel. Aucune d ' entre elles n ' est inscrite sur les tablettes du Conseil soufi

1 Parmi les travaux récents consacrés à la vie religieuse en Egypte, ceux qui m'apparaissent les plus substantiels sont d'ailleurs dus à des femmes. Il s'agit, outre celui de Rachida Chih, des ouvrages de Catherine Mayeur- Jaouen (AI-Sayyid al-Badawî, Le Caire, 1994) et de Valerie Hoffman (Sufism, Mystics and Saints in Modern Egypt, Columbia, So Co, 1996).

suprême, lequel, en dépit de son titre, n'est qu'une instance de contrôle créée par décret et chargée en quelque sorte -disons-le sans sourire -d ' administrer la mystique. Ce Conseil, rarement suspect d'indocilité au pouvoir, régente environ soixante-dix confréries dont le règlement intérieur et la structure hiérarchique sont soumis à son approbation. Mais beaucoup d'autres se passent de son label et ne revendiquent d'autre légitimité que celle que leur confèrent leur "chaîne initiatique" et le charisme de leur shaykh. Elles tentent rarement la curiosité des chercheurs qui leur préfèrent des confréries dotées d'un organigramme précis et d'archives dûment classées. J'ai mentionné les assauts qui visent, tantôt à l'éradication du soufisme, tantôt à sa dilution dans un piétisme bien tempéré. Les adversaires sont multiples: partisans d'une laïcité agressive, fondamentalistes, réformistes... Les publications wahhabites, dont l'argumentaire inspire souvent celui d'autres courants, sont spécialement virulentes. Dans un ouvrage paru à Riyad en 1991 et titré Les Infamies des soufis, on lit par exemple: "Sache que le soufisme est une mer d'immondices, que les soufis ont rassemblé [dans leurs doctrines] toutes les espèces de pensées impies ( ...) toutes les superstitions ( ...) toutes les inspirations sataniques2. " Les maîtres des confréries sont

2 'Abd al-Rahmân 'Abd al-Khâiq,Fadâ'ih al-Sûfiyya, 2- édition, p. 4647. A côté de cette littérature destinée à

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systématiquement présentés dans ces écrits polémiques comme des imposteurs d'une ignorance crasse qui abusent de la crédulité de disciples naïfs et leur imposent des pratiques contraires à la Loi sacrée comme au simple bon sens. Et, certes, il y eut, à toutes les époques de l'histoire, et il y a toujours aujourd'hui des faux dévots, des charlatans, des pseudo maîtres incultes: quel historien le nierait ? Mais les soufis authentiques n'ont cessé depuis des siècles de les dénoncer, de mettre en garde contre leur cupidité, d'exposer leurs fraudes. Et c'est ce que font aussi, avec énergie, les personnages que décrit ici Rachida Chih. De surcroît, les fondateurs des trois branches de la confrérie Khalwatiyya, objets de son étude, ne sont pas seulement, malgré leurs fortes attaches villageoises, de pieux notables rustiques: ce sont des hommes de savoir et il en va de même de leurs successeurs et de leurs principaux disciples. La plupart ont suivi, à Al-Azhar, le cursus des études universitaires. Ils possèdent et ils enseignent la science de la Loi (sharî'a) et la science de la Voie (tarîqa). Le shaykh Dûmî est capable de donner une instruction en exégèse (tafsîr), en droit musulman (fiqh), comme d'introduire ses auditeurs à la doctrine ésotérique d'Ibn ' Arabî. Nous sommes là très loin des

un public populaire, les presses saoudiennes publient des ouvrages à l'intention de lecteurs plus cultivés et notamment une collection d'"études sur le soufisme" (Dirâsât 'an al-tasawumj) qui compte déjà plusieurs titres dont chacun est consacré à une confrérie.

grossières caricatures dont les adversaires du soufisme font un grand usage.

Rachida Chih a su exploiter une importante documentation écrite sans négliger, à côté de sources plus prestigieuses, toute une littérature de second rayon peu originale mais fort instructive. Ces brochures mal imprimées, simples manuels destinés aux murîds de base, permettent de mesurer ce qui, des thèmes et du vocabulaire technique de l'enseignement spirituel traditionnel, se diffuse dans un milieu où les lettrés sont peu nombreux. Mais, bien qu'historienne de formation, Rachida Chih n'a pas travaillé que sur des textes. Elle est aussi un observateur attentif et chaleureux, portant sur le microcosme sa'îdien un regard critique mais sans condescendance. Servie par d'excellentes qualifications linguistiques, son écoute des maîtres et des disciples témoigne autant de scrupule scientifique que de respect des individus rencontrés. En lisant ces pages on voit vivre dans la sâha (résidence du shaykh et lieu de réunion) les cercles concentriques des "enfants du shaykh ", on observe ce dernier dans ses divers rôles: l’exercice de son magistère spirituel, de sa fonction enseignante et de son statut arbitral. Car c’est à lui que l' on recourt pour résoudre les conflits, mettre fin aux vendettas, trancher des litiges -y compris, comme on le constate à propos du shaykh Tayyib, lorsqu'ils opposent deux chrétiens.

Dans cette Haute-Egypte où elle a mené ses recherches, Rachida Chih a découvert un espace confrérique plus encombré qu'elle ne le pensait au départ. Les trois groupes qu'elle a étudiés se sont révélés n'être que des acteurs parmi d'autres. L'Egypte, d'autre part, ne se limite pas au Sa'îd : la vie religieuse dans le delta présente, d'évidence, des traits distinctifs. Reste que, comme toute monographie sérieuse, celle-ci, au-delà du biotope restreint qu'elle scrute avec minutie, conduit à des réflexions d'une portée plus générale. Elle confirme la nécessité de renoncer à la thèse réductrice, battue en brèche mais toujours défendue par des auteurs musulmans et par certains orientalistes, qui oppose un islam "savant" et un islam "populaire", le premier étant seul réputé orthodoxe. Elle démontre aussi, après d'autres, l'inanité des travaux qui, projetant sur les turuq des fantasmes suggérés par des obsession maçonniques, leur supposait une organisation pyramidale dont les supérieurs, connus ou inconnus, seraient capables de mobiliser d'un mot leur fanatisme. La réalité est fort différente: un phénomène de scissiparité engendre indéfiniment des segments autonomes. Une tarîqa n'est pas un "ordre". Pour les disciples stricto sensu comme pour les muhibbîn, les sympathisants, l'appartenance à la Khalwatiyya n'est pas vraiment significative. Les trois confréries observées ont certes un patrimoine commun

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et savent qu'elles constituent des rameaux d'un même tronc. Mais cette relation de parenté est moins ressentie que la relation de chacun avec son maître: "La tarîqa c'est le shaykh." On comprend mieux, dès lors, le caractère critique des moments où l'on doit pourvoir à la succession d'un maître décédé. La régularité de la transmission initiatique, condition nécessaire pour la désignation d'un nouveau shaykh, n'est pas suffisante pour assurer à celui-ci une autorité égale à celle du précédent -le cas des shaykh-sTayyib de Gourna est à cet égard exemplaire. Rachida Chih a très bien perçu aussi un trait récurrent du soufisme contemporain: l'ambiguïté délibérée du1angage de la plupart des maîtres spirituels d 'aujourd 'hui, qui vise à prévenir les critiques fondamentalistes ou réformistes. Ce mimétisme verbal, qui affadit le message du soufisme, n'est pas sans danger pour l'intégrité du turâth, l"'héritage", ce dépôt de sainteté que de longues lignées d' "amis de Dieu " ( awliyâ) ont légué à leurs descendants. Ceux qui en ont présentement la charge, en ce quinzième siècle de l'islam, doivent assumer une tâche redoutable : les précautions tactiques devront souvent être sacrifiées au devoir de vigilance. C'est de confréries comme celles si bien décrites ici, peu soucieuses de reconnaissance officielle et des prébendes qui leur sont attachées, réservées dans leurs rapports avec les puissants du jour, qu'on peut espérer cette fidélité intransigeante a l’essentiel.

MICHEL CHODKIEWICZDirecteur d'études à l’école des hautes études en

sciences sociales

AVANT-PROPOS

Aujourd'hui, en Egypte, les soufis continuent, comme par le passé, à rédiger des manuels destinés à l'usage de leurs disciples. Ces manuels ne sont pas accessibles au grand public ; ils ne circulent qu'à l'intérieur des confréries. Ils transmettent, de manière globale et simplifiée, un enseignement élaboré par les maîtres du soufisme de l'époque médiévale et moderne. Dans ces ouvrages, le terme "soufisme" –tasawwuf en arabe -est défini comme un enseignement initiatique, une progression spirituelle qui comporte différentes étapes de purification de l'âme. Quand l'âme du croyant a atteint la dernière étape de la voie mystique, qui est celle de la perfection, elle reçoit l'ouverture spirituelle et accède à la connaissance des réalités divines: elle est parvenue à soulever le voile qui lui cachait la vision directe de Dieu et a réalisé l'unité divine. Les soufis prônent un autre mode de connaissance, non par la lecture des livres et l'étude, mais par inspiration et dévoilement.

Ils se considèrent comme les véritables savants en sciences religieuses car ils ont une connaissance du sens extérieur des sciences

islamiques et de leur portée intérieure. Le soufisme est une recherche de la proximité, de l'union à Dieu. Rares, affirment les soufis aujourd'hui, sont ceux dont l'âme est parvenue à un tel degré de perfection qu'ils se sont approchés de Dieu et font désormais partie de Ses élus. Ils bénéficient à travers cette proximité d'un influx spirituel qui leur confère des pouvoirs surnaturels. Leurs actes sont directement inspirés par Dieu: ils deviennent, pour leurs disciples et fidèles, une source de grâce, l'objet de toutes les prières et de tous les espoirs, une protection dans ce monde ici-bas et dans l’au-delà.

Le soufisme est transmis dès les premiers siècles de l'islam par de petits groupes de mystiques qui se définissent eux- mêmes comme une élite. A une période que les historiens situent au XIIe siècle, il prend de nouvelles formes et s'organise à l'intérieur des tarîqa. La tarîqa, la voie soufie, désigne aussi l'ensemble des personnes qui suivent cette voie sous la direction d'un maître. Les tarîqa codifient en règles l'enseignement, la tradition mystique qu'elles ont héritée des grands maîtres. Cet enseignement porte moins sur la doctrine que sur les principes de la voie et les règles concernant les pratiques initiatiques. Il se transmet à l'intérieur de lignages spirituels, de maître à disciple, selon une chaîne de transmission initiatique remontant au fondateur de la voie qui l'a lui-même héritée du Prophète. A l'intérieur des

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tarîqa, le soufisme devient une expérience collective: l'éducation spirituelle se fait à travers la fraternité et le compagnonnage. L'influx du cheikh se transmet lors des réunions au cours desquelles les soufis préparent leur coeur à recevoir la lumière divine par la pratique du dhikr (mention répétitive des Noms de Dieu).

L’entrée dans la voie est un pacte passé entre le maître et l’aspirant: ce dernier se place sous la direction du maître, désormais responsable de sa formation initiatique. Il partage sa compagnie et se met à son service pendant plusieurs années. Le disciple qui a suivi toutes les étapes de la progression spirituelle reçoit de son maître l'autorisation, à son tour, d'affilier et d'initier des novices. Il devient son héritier spirituel et peut créer sa propre branche puisqu'il appartient à une chaîne de transmission authentifiée. Un cheikh peut transmettre la voie à plusieurs héritiers, spirituels ou héréditaires, et son enseignement donner naissance à plus d'une nouvelle branche. - Ces scissions ont contribué au développement et à la diffusion des voies dans le monde musulman.

A l'intérieur des tarîqa, la vénération portée au cheikh et à son héritier facilite l'essor du culte des saints. A la mort du cheikh, ses fidèles lui construisent un tombeau qui fait l’objet de visites pieuses. Les festivités organisées autour de son

mausolée lors de sa fête anniversaire (mawlid) se modèlent sur celles en l'honneur du Prophète et des membres de sa famille.

Les tarîqa deviennent des lieux de sociabilité et d'intégration sociale: l'intérêt porté par les souverains au soufisme, pour des raisons de conviction personnelle ou pour canaliser à leur profit les flots de dévotion populaire suscités par les cheikhs, a, certes, fortement contribué à ces transformations.

Comment traduire tarîqa en français ? Confrérie, voie ou ordre ? Le terme importe peu si le chercheur prend d’emblée la précaution de décrire l'objet, de montrer comment il fonctionne et s'étend dans l'espace. Les tarîqa ont une tendance particulière à la subdivision; c’est ainsi qu’elles ont pu se propager dans une grande partie du monde musulman. La question est de savoir si ces branches constituent des groupes indépendants : sans aucun lien entre eux, deviennent des voies à part entière, ou restent des ramifications d'une même tarîqa. La réponse ne peut être apportée qu'en étudiant ces institutions au cas par cas. Ainsi, les branches de la Khalwatiyya, qui font l'objet de cette étude, constituent une voie homogène: elles suivent le même enseignement, leurs cheikhs respectifs ayant même parfois été frères dans la voie, et ont en commun les mêmes rites d'initiation et les

mêmes pratiques spirituelles. Les cheikhs se réfèrent tous aux écrits des maîtres khalwatî du passé. En tant que lettrés, ils mettent peu en avant leur affiliation confrérique car ils considèrent que la voie des soufis est une. Ils regrettent le sectarisme qui règne au sein des tarîqa et exècrent celles qui arborent leurs couleurs lors des processions.

Pourtant, les branches de la Khalwatiyya n'ont aucun lien entre elles, elles sont indépendantes, voire rivales, alors qu'elles se réclament de la même source initiatique. Le maître interdit au disciple de participer aux séances d'une branche rivale, même si l'enseignement y est identique, au risque de briser le pacte conclu avec lui. Pour se distinguer entre elles, elles font suivre le nom de la tarîqa de celui du fondateur de la branche. Toutes les tarîqa en Egypte aujourd'hui sont des branches, plus ou moins autonomes, des grandes voies fondées à l'époque

médiévale. On comprend, dès lors, l'inadéquation du terme "ordre" quand on parle de la tarîqa, car il nous renvoie l'image d'institutions structurées, organisées et hiérarchisées, avec leurs membres, leurs ressources et une maison mère qui, sur le terrain, gère ses différentes branches ou filiales. Les membres ne sont liés entre eux que par une généalogie spirituelle et une voie initiatique commune car, en fait, l'appartenance à telle voie importe peu pour

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eux: seul compte le cheikh avec qui ils établissent des liens directs et personnels. Une minorité de disciples suit les étapes de la progression mystique, la majorité se contentant d'assister aux réunions hebdomadaires de la tarîqa ; ils ont souvent une connaissance réduite du soufisme et certains même ne sont pas affiliés à la voie. Il leur suffit d'être de simples sympathisants, soit parce qu'ils ne se sentent pas prêts à s'affilier à la voie, soit parce qu'ils sont simplement à la recherche de l'influx (baraka) du cheikh. Ainsi, la voie ne doit pas être comparée à un ordre religieux car, en règle générale, les fidèles n 'y adhèrent pas pour suivre une règle de vie, un enseignement, mais pour bénéficier, à travers le contact et la fréquentation du cheikh, de son influx spirituel. Pour preuve, les disciples ne se désignent pas du nom de la tarîqa, mais comme les enfants (abnâ', awlâd) ou compagnons du cheikh. La relation de maître à disciple, relation quasi filiale, structure la tarîqa: le maître est le pivot de la voie, ce qui explique pourquoi, après sa mort, elle peut éclater, voire ne pas lui survivre. "Confrérie" me semble être le terme le plus approprié pour traduire le mot arabe tarîqa; il ne suggère pas la relation de maître à disciple mais il exprime la nature conviviale et fraternelle du soufisme contemporain : les frères dans la voie se sentent unis par leur foi et leur amour communs envers leur cheikh et par extension au Prophète et à tous les saints. La confrérie

liens directs entre le maître et ses disciples à qui il transmet un enseignement ou un simple influx spirituel; c'est aussi une structure concentrique qui repose sur son rayonnement social. La confrérie est un lieu d'hospitalité et d'intégration sociale. Les cheikhs de la Khalwatiyya sont à la fois des maîtres spirituels, transmetteurs de la baraka, et des notables à la tête d'une institution qui joue un rôle de redistribution économique au niveau du quartier ou du village. La confrérie est une réalité multiple et complexe qui doit être abordée sous plusieurs angles afin d'éviter de porter sur cette institution un regard réducteur. L’étude de son rôle historique ne peut être détachée de celle de ses aspects doctrinaux: la fondation d'une tarîqa et la constitution de son rôle social reposent sur la reconnaissance de l'autorité d'ordre divin dont les cheikhs se sentent investis et des pouvoirs qu'elle leur confère sur terre. C'est dans une perspective historique et anthropologique que nous avons abordé le rôle et la place des confréries en Egypte au XXe siècle, en choisissant un exemple particulier, celui de la Khalwatiyya. La Khalwatiyya ne représente pas toutes les confréries en Egypte, encore moins tout le soufisme, mais cette monographie permet d'apporter quelques éclairages sur la confrérie en tant que réalité spirituelle et sociale dans ce pays aujourd'hui.

Depuis le XVIIIe siècle, la Khalwatiyya s'est répandue partout sur le territoire égyptien. Sa grande diffusion rendait impossible une étude d'ensemble. Nous avons limité notre recherche à quelques branches de cette confrérie dans une région, la Haute-Egypte, qui revêt, cependant, une certaine unité géographique et historique. Nous avons plus précisément étudié la carrière et les itinéraires spirituels de soufis qui ont contribué à l'expansion de la Khalwatiyya dans cette région dans la deuxième moitié du XIXe et tout au long du XXe siècle. Cette recherche nous a par contre amenée partout en Egypte où ces maîtres et leurs Khalifa ont formé des disciples et créé des lieux pour leurs réunions et leurs activités sociales, à savoir entre Asyût au nord et Isnâ au sud, ainsi qu'au Caire. En effet, les liens entre la capitale et la campagne sont constants car les maîtres de la Khalwatiyya sont des lettrés, formés, pour la plupart, à Al-Azhar : ils sont retournés par la suite dans leur région comme imâm, enseignant ou directeur d'institut religieux, animés par une volonté d'instruire et d'éduquer les masses.

Un des points importants de cette recherche est de montrer comment des soufis lettrés, azha1î, porteurs d'un islam piétiste et légaliste, exercent leur magistère religieux sur des populations rurales plus attachées au surnaturel qu'à la jurisprudence. L'expansion

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rapide de la Khalwatiyya dans les campagnes de Haute-Egypte indique au chercheur que l'opposition souvent avancée entre l'islam des savants en sciences religieuses et celui des confréries, ou un islam urbain, orthodoxe et un islam rural plutôt déviant, est superficielle. Le cheikh khalwatî représente l'idéal type du savant soufi attaché au respect du Coran et de la Sunna, dont la mission est de purifier l'islam des innovations blâmables (bid'a) qui l'ont entaché et de guider la communauté des croyants vers Dieu à travers l'enseignement du Coran. Ces soufis occupent des fonctions publiques dans la société; ils sont animés par le souci de rendre le soufisme acceptable aux yeux des couches instruites -pour qui les confréries donnent une image décadente de l'islam aux Occidentaux -tout en gardant une identité soufie. Leurs écrits sont de type apologétique, axés sur une défense du soufisme. Les auteurs s'en prennent aussi bien aux fondamentalistes qu'à certaines pratiques des confréries; ils se font très discrets sur les notions de sainteté, de grâce divine et sur les pouvoirs conférés aux saints. Les références à la tarîqa sont rares et parfois l'aspect soufi disparaît pour ne laisser place qu'à un enseignement purement coranique. La Khalwatiyya est moins présentée comme une confrérie que comme une association dont le but est d' oeuvrer à la diffusion de la culture religieuse, au relèvement moral de la

société et à sa prise en charge matérielle à travers l'aide sociale.

En pratique les cheikhs se trouvent dans une situation délicate : le lien qu'ils entretiennent avec leurs disciples n'en est pas moins fondé sur la transmission de la baraka et sur leurs pouvoirs surnaturels. Au-delà d'un discours qui entend coller à la pensée religieuse moderne et s'adapter aux changements de la société, les cheikhs ne peuvent pas interdire des pratiques liées à la réalité même du soufisme et mettre ainsi en question les fondements de leur autorité. L'intérêt, dans une recherche sur une confrérie contemporaine, de faire le lien entre les textes et les observations de terrain apparaît ici clairement: par protection contre un milieu hostile, l'enseignement à l'intérieur des confréries redevient oral, l'accent est mis plus sur l'exemple que sur l'écrit. C'est lors des réunions communes ou dans l'intimité des rencontres privées avec le cheikh qu'il se transmet et se perpétue.

Nous avons reconstitué les itinéraires des maîtres fondateurs et de leurs proches disciples et pu retracer ainsi les étapes de l'expansion de la confrérie en utilisant essentiellement des sources écrites, de type hagiographique, auxquelles sont venues s'ajouter des informations obtenues lors d'enquêtes orales.

L'intérêt du document hagiographique pour l'histoire des confréries a plusieurs fois été démontré. L'autorité du cheikh étant de type charismatique, ce dernier est légitimé dans son rôle par sa capacité à exercer ses pouvoirs surnaturels, donc à apporter la preuve de sa sainteté. Cette littérature montre les étapes vers la sainteté et les éléments de promotion de cette sainteté. Les informations concernant le cheikh et les disciples, à savoir la structure et le fonctionnement interne de la confrérie, ainsi que son rôle social, ont été obtenues grâce aux enquêtes de terrain. Ces enquêtes ont été menées en 1992 et 1993, en Haute-Egypte et au Caire, partout où la confrérie possède des lieux de réunion, sâha, rawda, mosquées ou appartements privés. C'est lors de ces réunions (hadra, majlis) et, surtout, à l'occasion des mawlid que nous pouvions rencontrer les soufis. Sous les tentes, il arrivait toujours que les fidèles se mêlent à la discussion que nous avions avec l'un d'entre eux et continuent le débat sans nous autour du thème que nous avions soulevé. Nous étions partout bien acceptée par les soufis; les réunions sont essentiellement masculines mais, en tant qu'étrangère, nous étions moins soumise aux normes de séparation entre les hommes et les femmes. Au Caire, les réunions étaient souvent organisées à l'intérieur des mosquées contrôlées par la confrérie: nous devions alors prendre place dans l'espace réservé aux femmes, souvent une mezzanine dont la

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balustrade en moucharabiehs permettait d'observer le déroulement de la réunion sans être vue. A cause du rythme pénible de la vie cairote, il était plus difficile de rencontrer les soufis du Caire que ceux de Haute-Egypte.

Nous nous sommes rendu compte, au cours de ces enquêtes, qu'il existe au sein des soufis une solidarité qui dépasse le cadre de leur confrérie, de leur quartier ou de leur village. Ils ont en commun le respect, la vénération et l'amour portés aux amis de Dieu. Ils connaissent tous les saints de leur région et parfois d'ailleurs, le lieu où ils sont enterrés et la date de leur mawlid: ils furent pour nous de précieux guides. Au cours de nos discussions avec les cheikhs, nous cherchions surtout à savoir comment ceux-ci concevaient leur rôle dans la société. Quant aux disciples, nous préférions les rencontrer chez eux, dans leur environnement social et familial. Nous voulions connaître les circonstances et les raisons de leur affiliation à la confrérie, avoir des détails sur leur rencontre avec le cheikh, sur la place que ce dernier occupait dans leur univers. Nous

23 LE SOUFISME AU QUOTIDIEN

avons surtout observé et essayé de comprendre, autant que cela était possible, la nature du lien qui liait le maître à ses disciples, puisque c'est sur cette relation que repose toute la structure de la confrérie. Bien

sûr, il y a dans cette relation une dimension à laquelle le chercheur ne peut pas accéder.

Le résultat de ces enquêtes porte sur deux points : qu’est-ce qu'une confrérie ? Quelles sont ses fonctions dans la société égyptienne contemporaine ? Nous avons été amenée à privilégier dans cette étude les aspects intérieurs de la confrérie, à savoir sa dimension spirituelle et charismatique, les liens entre maître et disciples, c'est-à-dire les formes de transmission religieuse, la façon dont la confrérie peut s'étendre et survivre à son fondateur, en bref: ce qu'un cheikh a fondé. Ce choix, qui s'est fait peut-être au détriment des aspects extérieurs de la confrérie comme son rôle social et politique, nous fut dicté, d'une part, par la nature des sources à notre disposition et, d'autre part, par la méthode suivie.

L'absence de données sur les structures sociales de la société sa'îdî (du "Sa'îd", la Haute-Egypte en arabe), ainsi que sur les " répercussions des changements économiques, politiques et culturels dans cette région au cours de ce siècle, ajoutée à la difficulté de mener des enquêtes poussées auprès des individus à cause de la situation politique actuelle, marquée par les conflits violents entre l'Etat et les islamistes, nous ont empêchée de mener plus loin l'enquête sociale. Nous aurions pu analyser de manière peut-être plus approfondie les liens entre

l'évolution socio-économique et celle de la confrérie dans la région depuis la fin du XIXe siècle; mais mener une enquête sur les stratifications sociales de la société sa 'îdî débordait le cadre de notre recherche. Cependant, nous espérons avoir fourni des pistes de recherche sur les formes nouvelles de prise en charge sociale par les confréries ou sur la persistance, dans une société moderne, de ses fonctions traditionnelles comme celle de l'arbitrage. Nous avons pu, en revanche, comprendre, de l'intérieur, comment fonctionnait une confrérie.

24 RACHIDA CHIH

Décrire les faits est une tâche relativement aisée, les interpréter est plus délicat. Nous aurions pu avoir recours aux systèmes d'explication, souvent trop vite édifiés en modèles, fournis par les anthropologues et sociologues. Nous pouvions aussi choisir d'aligner notre regard sur celui des soufis : c'est cette seconde position que nous avons privilégiée. Elle est, certes, peu conciliable avec la première. Il ne faut pas voir dans cette attitude un manque de recul de notre part ou un refus du travail de théorisation: nous avons préféré laisser parler les hommes et les femmes que nous avons interrogés sans tenter de déconstruire et reconstruire leur discours, car il nous intéressait moins d'analyser que de mettre en lumière les modèles et les représentations

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véhiculés par le soufisme, de comprendre et de recréer l'univers religieux, culturel et mental de bien des Egyptiens aujourd'hui.

L'organisation fondée par Hasan al-Bannâ (m. 1949) en 1929, l'association des Frères musulmans (al-lkhwân al-musli-mûn), que Henri Laoust et d'autres appellent "confrérie", présente, à l'instar de la Jam'iyya, des analogies avec les confréries.

Eric Geoffroy rappelle justement que son chef se nomme "le guide général" (al-murshid al-'âmm), et les Frères lui prêtent obédience par la bay'a (pacte d'allégeance) ; qu'ils pratiquent une sorte d ' oraison quotidienne appelée wird, terme du registre soufi ; enfin, que Hasan al-Bannâ lui-même affirme que son mouvement a pour particularité d'être une "réalité soufie3" (haqîqa sûfiyya). Il est d'ailleurs lui-même initié en 1923 à une confrérie soufie, la Hasafiyya (branche de la Shâdhiliyya),

LE SOUFISME AU QUOTIDIEN 47

3 Un mouvement salafi, une voie orthodoxe, une réalité soufie", I. M. Husseini, The Muslim Brethen, 1956, p. 15, traduit de Min khutab Hasan al-Bannâ,Damas, 1938; E. Geoffroy, "Soufisme, réformisme et pouvoir en Syrie contemporaine", Egypte/monde arabe, n° 29, Le Caire, 1997, p. 12.

par le fils de son fondateur, Hasanayn al-Hasafi, et la première association qu'il crée prend le nom de jam'iyya Hasafiyya Khayriyya. En définitive, écrit Laoust, "il apparaît plus sous les traits d'un soufi, enflammé par une volonté de réforme morale de la communauté, que sous ceux d'un théologien, initié à toutes les subtilités du kalâm, ou d'un fondamentaliste du droit (usûlî), rompu à la casuistique des théoriciens du fiqh4 ". Ce n'est qu'après sa mort et peu avant leur interdiction, en 1954, que les Frères musulmans ont fait campagne pour l'abolition

des confréries.

LES POLÉMIQUES RÉCENTES

Eric Geoffroy observe que tous ces mouvements nés dans la mouvance salafiyya de M. 'abduh et de R. Ridâ restent conformes au dogme sunnite et recrutent d'ailleurs beaucoup au sein des 'ulamâ '. L’origine soufie a influencé la forme d ' organisation qu'ils ont voulu donner à leur mouvement et le type de relations qu'ils entretiennent avec le chef. Dans la pensée islamique, ils sont sur bien des points en accord avec certains cheikhs soufis.

4 . H. Laoust, Les Schismes, op. cit., p. 375.

Le lien de ces réformistes, modernistes ou fondamentalistes, avec le soufisme ne s'est jamais rompu, même s'il n'est pas avoué.

Aujourd'hui, alors que le soufisme est désormais accepté par l'islam officiel, après s'être donné une image qui se veut conforme à l' orthodoxie sunnite, le commun des salafiyya et, à leur suite, les islamistes n 'hésitent pas à exclure de la communauté musulmane (takfir) d'autres musulmans, en tête les Soufis5. Ces hommes, imprégnés de réformisme, vont bien plus loin que leurs maîtres à penser dans leur diatribe contre le soufisme. Alors que ces derniers condamnaient certains aspects d'un soufisme

48 RACHIDA CHIH

"populaire", leurs héritiers vont rejeter le soufisme dans Son ensemble. Il ne s'agit plus seulement de lutter contre les bid'a véhiculées pas les confréries, lesquelles ont entaché le véritable soufisme de pratiques qui lui sont étrangères, ni même d'innocenter les maîtres du soufisme du culte dont ils sont devenus l'objet, mais bien davantage d'effacer définitivement le soufisme et son influence "néfaste" sur la société.

Dans les années quarante paraissent les travaux de l'historien Tawfiq al-Tawîl sur

5 Geoffroy, "Soufisme, réformisme et pouvoir en Syrie contemporaine", p. 12-13.

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Sha'rânî et le soufisme à l'époque ottomane, L'auteur donne une des images les plus négatives du soufisme de cette époque: il attribue le déclin culturel et religieux à l'influence des confréries soufies qui se fait sentir dès la fin de l'époque médiévale. Dans les années cinquante, le cheikh 'Abd al-Rahmân al-Wakîl, secrétaire général de l'association religieuse fondamentaliste Ansâr al-Sunna al-muhammadiyya, publie une série d'ouvrages dans lesquels il attaque, de manière très virulente et sans faire de concessions, la doctrine soufie dans son ensemble. Il est l'auteur de deux commentaires de textes d'Ibrahîm Burhân al-dîn al-Biqâ'î (m. 1480) contre Ibn 'Arabî

et Ibn Farîd, publiés dans un ouvrage dont le titre laisse deviner le ton violent de l'auteur : Masra'al-tasawwuf (L’Extermination du soufisme) (1953). Il publie par la suite un autre ouvrage, au titre non moins évocateur: Hadhihi hiya al-sûfiyya (Les voici les soufis !) ( 1955) , réédité pour la quatrième fois en 1984 et dans lequel il réclame l'autodafé de tous les ouvrages de soufisme. Le soufisme y est présenté comme une religion n'ayant rien à voir avec l'islam, un syncrétisme qui mélange croyances pharaoniques,juives, chrétiennes et chi'ites. Ces accusations sont inspirées des travaux des orientalistes du début du siècle qui voyaient souvent derrière la figure d'un saint musulman celle d'un ascète chrétien, interprétaient les mawlid comme des

réminiscences d'anciennes fêtes pharaoniques et présentaient le soufisme comme une philosophie empruntant au monachisme chrétien, aux religions iraniennes ou aux méthodes ascétiques hindouistes.

LE SOUFISME AU QUOTIDIEN 49

Le livre de Wakîl s'inspire lui-même d'un ouvrage paru en 1948, Al-Sayyid al-Badawî wa dawlat al-darâwîshfi Misr (Le Sayyid al-Badawî et lEmPire des derviches en Egypte) : l'auteur y présente la naissance et l'installation en Egypte de "l'Empire des derviches", avec sa propre religion composée de croyances pharaoniques,juives et chrétiennes.

Aux yeux de Wakîl, les soufis, que l' on retrouve à Al-Azhar et dans les instituts religieux de province, ont une influence désastreuse sur les jeunes générations. Il explique, en prenant son

propre exemple, comment dans sa jeunesse, alors qu'il était étudiant à l'institut religieux de Tantâ, il se laissa leurrer par leslégendes d'un cheikh: "il nous faisait croire que dans le tombeau du cheikh' Abd al-Âl ( compagnon de Badawî) se trouvait un cheveu du Prophète! Il nous racontait qu'ils avaient mis ce cheveu dans une bouteille, puis qu'ils avaient fait le dhikr autour de lui; ils ont alors entendu le cheveu mentionner avec eux les Noms de Dieu! Et moi, jeune

élève innocent,je croyais que ce leurre idolâtre (wahm wathanî) était la preuve de la puissance divine !" Il se rappelle les milliers d'élèves qui, pendant la [ période des examens, se retrouvaient devant le tombeau de Badawî, les mains levées au ciel, invoquant le Sayyid, imitant en cela les cheikhs de l'institut. L'auteur se désole de tant de jeunesses sacrifiées sur l'autel de l'idole (sanam) Badawî. Pour le Wakîl, le soufisme n'est qu'illusion (wahm), légendes (ustûra, khurâfa) et superstitions, tout un vocabulaire que l'on retrouve dans les ouvrages de ce type. L'auteur veut montrer que le soufisme n'est qu'un plagiat (nihla) de toutes les religions, excepté de l'islam, et que ce plagiat, parce qu'il est une construction, est lune création humaine.

58 RACHIDA CHIH

de contestation sociale, voire de militantisme politico-religieux ; ce sont les guerres de jihâd menées par la Tidjâniyya en Afrique de l'Ouest et les soulèvements armés du XIXe siècle en Algérie dans lesquels la Rahmâniyya est impliquée. Les caractéristiques communes sont assez évidentes et elles expliquent la tentation, chez certains chercheurs, de leur trouver une même origine.

LA KHALWATIYYA, PORTEUSE DE RENOUVEAU ?

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La Khalwatiyya est présentée par Joseph Fletcher comme l'une des quatre confréries qui menèrent l'entreprise du tajdîd dans le monde musulman: "A la fin du XVIIIe et dans la première partie du XIXe siècle, on assiste à une troisième expansion de l'Islam... La nouvelle vague islamique était celle du Tajdîd ( «renouveau religieux» ) et beaucoup de ces courants n'apportent pas seulement un «renouveau», mais un renouveau militant, un esprit de Djihâd. Les confrontations avec une Europe de plus en plus puissante renforcèrent la vague du Tajdîd, en donnant aux musulmans le sentiment d'avoir perdu du terrain, perte qu'ils associent au déclin de la pureté religieuse. Dans l'ensemble, l'entreprise de Tajdîd fut l'oeuvre des soufis, des membres des quatre turuq «orthodoxes», Naqshbandiyya, Khalwatiyya, Shâdhiliyya, Qâdiriyya et de leurs ramifications6. "L'auteur établit un lien étroit entre le développement du wahhabisme et celui du tajdîd, les deux étant, selon lui, nés d'un seul mouvement de rénovation: "C'est au XVIIIe siècle que la vague prit toute sa force. C'est elle que l'on retrouve dans le mouvement wahhâbî d'Arabie , et dans la régénération de la Khalwatiyya par Mustafâ al-Bakrî, qui eut

6 Fletcher, "Les «voies» (turuq) soufies en Chine", in A. Popovic et G. Veinstein éd., Les Ordres mystiques dans l'Islam: cheminements et situation actuelle, EHESS, Paris, 1986, p. 18.

pour dignes successeurs Ahmad al-Dardîr et' Abd Allâh Sharqâwî7. "

LE SOUFISME AU QUOTIDIEN 59

Bien avant J. Fletcher, Olivier Depont et Xavier Coppolani parlent, à propos de la Khalwatiyya de Bakrî, de "réforme syro-égyptienne du XVIIIe siècle". A leur suite, Ernst Bannerth qualifie la branche de Bakrî de "branche réformée de la Khalwatiyya", introduite au XVIIIe siècle par Bakrî : la réforme sera définitivement implantée par son unique khalifa, Hifnî. Plus récemment, J. S. Trimingham et B. G. Martin analysent cette expansion de la Khalwatiyya au XVIIIe siècle en termes de "renouveau" (revival).

Dans la citation de J. F1etcher, on retrouve certains éléments sur lesquels s'appuient les chercheurs partisans du renouveau, ou du néo-soufisme, terme utilisé pour la première fois par

Fazlur Rahman8: d'une manière générale, les confréries qui naissent à partir du XVIIIe siècle sont toutes porteuses, dans des 7 Fletcher, "Les «voies» (turuq) soufies en Chine", op. cit.8 F. Rahman, Islam, 2e éd. University of Chicago Press, 1979, chap. 12. Le renouveau confrérique a fait l'objet de nombreuses études détaillées et documentées. Cf. N. Levtzion et J .Voll, Eighteenth Century Renewal and Reform In Islam, Syracuse University Press, 1987 ; M. Gaborieau et N. Grandin, "Le renouveau confrérique (fin XVIIIe-X1Xe siècle) ", in A. Popovic et G. Veinstein ed., Les Voies d’Allah, Fayard, Paris, 1996, p. 68-83.

contextes différents, d'une nouvelle doctrine religieuse et politique qui justifie l'idée de renouveau. Ce renouveau tourne autour de deux axes: orthodoxie des pratiques et de la doctrine et militantisme religieux, voire politique. Sur le plan de la doctrine, le néo-soufisme rompt avec le soufisme médiéval, quiétiste, qui encourage l'isolement et la contemplation. Il prône un retour à une stricte orthodoxie contre toutes formes de corruption de la religion et de dégénérescence des moeurs. Le néo-soufisme, attaché à une reconstruction morale et matérielle de la société, est largement influencé par l'idéologie wahhabite qui se développe à la même époque en Arabie : La Mecque et Médine sont considérées comme la plaque tournante de ce mouvement qui affecte simultanément les différentes régions du monde musulman. Il rejette la doctrine de l'unicité de l'être, l'union avec Dieu (wahdat al-wujûd) élaborée par Ibn' Arabî, et prône une union avec le Prophète. On

60 RACHIDACHIH

parle désormais de voie muhammadienne (tarîqa muhammadiyya) qui transcende toutes les voies particulières. En outre, le néo-soufisme rejette toutes les pratiques extatiques, la danse et la musique pendant le dhik1; et les dévotions populaires autour des tombes. A ce titre, Ibn Taymiyya et son

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disciple, Ibn Qayyim al-Jawziyya, sont considérés comme les premiers néo-soufis. Enfin, il refuse la dévotion excessive au cheikh et met l'accent sur la shari'a et la connaissance approfondie des traditions du Prophète. Les transformations sont encore plus nettes dans l'organisation de ces nouveaux ordres: ils sont structurés, hiérarchisés, dotés d'une administration centrale pouvant contrôler toutes les zawiya locales sur des régions parfois très vastes. Enfin, ils se caractérisent par une activité missionnaire et militante qui les mène parfois à la recherche de la conquête du pouvoir.

Cette thèse du renouveau, dont la Khalwatiyya, entre autres, serait à l'origine, est aujourd'hui mise en question par des chercheurs de l'université de Bergen9. A la lumière des écrits d' Ahmad ibn Idrîs, figure clé du renouveau confrérique, et de ses disciples, ils n'observent aucune rupture dans la nature de la doctrine et des pratiques de ces confréries avec le soufisme de l'époque médiévale. Quant à l'idée de militantisme, elle ne serait qu'une construction de chercheurs, influencés par les stéréotypes et les clichés véhiculés par la littérature coloniale.

9 S. O'Fahey et B. Radtke, "Neo-Sufism Reconsidered", Der Islam, 70/1, Walter de Gruyter, Berlin, 1993, p. 52-87.

L'exemple le plus frappant est celui de la Sanûsiyya, autour de laquelle les pouvoirs coloniaux ont construit une véritable "légende noire", selon les termes de Jean-Louis Triaud : tous les membres de cette confrérie étaient perçus comme les agents les plus actifs contre l'envahisseur chrétien10.

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vie du cheikh Sharqâwî et du cheikh Dûmî, cherche à multiplier les garanties d'orthodoxie à travers la solidité de la chaîne de transmission à laquelle les cheikhs se rattachent –mention est faite de leurs maîtres et de leur parcours scientifique E. Geoffroy a montré, dans son livre sur le tasawuf en Egypte et en Syrie entre la fin de l'époque mamelouke et le début de l'époque ottomane11, qu'il n'y avait pas dichotomie, dans le passé, entre une hagiographie populaire et orale d'une part, et une hagiographie écrite et savante d'autre part; les 'ulamâ' de cette époque, qui étaient aussi des soufis, insistaient, dans leurs notices biographiques consacrées aux mystiques, aussi bien sur leurs qualités scientifiques et spirituelles que sur leurs vertus et comportements exemplaires. L'auteur

10 J .-L. Triaud, La Légende noire de la Sanûsiyya. Une confrérie musulmane saharienne sous le regard français (1840-1930), Editions de la Maison des sciences de l'homme, Paris, 1995, 2 vol.11 E. Geoffroy, Le Soufisme en Egypte et en Syrie, op. rit., p. 29-31.

souligne, à titre d'exemple, que les Tabaqât de Sha'rânî fourmillent de figures hautes en couleur dans lesquelles s'incarne le tasawwufi.

Aujourd’hui, l'écrit ne transmet plus de tradition hagiographique riche et vivante. Un habitant d'un village proche de Gourna, Ahmad al-Hifnî, a rédigé une biographie de Muhammad, le fils du cheikh Ahmad al-Tayyib, restée à l'état de manuscrit.

La famille a demandé à l'auteur d'enlever tous les passages qui insistaient par trop sur les karâmât "ostentatoires" du cheikh, sur ses longues périodes de retraite mystique dans un petit réduit obscur accolé à la mosquée, sur ses habitudes alimentaires ou son apparence physique. Elle demanda à l'auteur d’effacer cette image du soufi telle que ses fidèles la concevaient et de présenter un personnage impliqué dans sa société, sur laquelle il agit de manière directe par l’enseignement et la prédication.

Les auteurs des biographies des maîtres de la Khalwatiyya sont des 'ulamâ', ils veulent édifier tout en restant dans les

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RENCONTRE AVEC LE MAÎTRE

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Grâce notamment aux travaux de Gilbert Delanoue, on sait que jusqu'au début de notre siècle au moins le soufisme est bien implanté à Al-Azhar. Est-il besoin de rappeler qu'il n'y a pas dichotomie, à cette époque, entre le milieu des fuqahâ', juristes, savants en sciences exotériques, et celui des fuqarâ " les soufis ?

Le soufisme imprègne tous les milieux, des grands 'ulamâ ' aux mujâwirîn, les étudiants, souvent d'humble extraction qui vivent dans les riwâq ou autour de la mosquée. Des théologiens comme le cheikh Ibrâhîm al-Bâjûrî ou des juristes comme le malékite Muhammad 'llîsh, adepte de la Shâdhiliyya, font l'apologie du soufisme. Quant aux étudiants, souvent d'origine rurale, ils baignent dès leur enfance dans l'atmosphère des confréries. Les majlis de dhikrse tiennent à l'intérieur de la mosquée et des auteurs shâdhilî comme Ibn' Atâ ' Allâh al-Iskandarî (rn. 1309),]alâl al-dîn al-Suyûû (m. 1505), Yahyâ Zakariyya al-Ansârî (rn. 1520) et 'Abd al-Wahhâbal-Sha'rânî (m.1565) sont des références de base. "A cette époque, écrit Muhammad al-Tâhir dans la biographie consacrée à son père, l'atmosphère à Al-Azhar était pénétrée de soufisme. Ce phénomène touchait aussi bien les étudiants que les professeurs, dont certains étaient mêmes cheikhs de confrérie ou simples murîd. Ceux qui ne s'affiliaient pas n'en étaient pas moins imprégnés de la

doctrine ('aqîda). Des livres de soufisme comme l'Ihyâ' 'ulûm al-dîn de l' imâm Ghazâlî ou les Hikam de Ibn' Atâ ' Allâh étaient étudiés à AI-Azhar, parmi d'autres matières comme la jurisprudence (fiqh) ou la syntaxe (nawh). Les majlis de dhikr se tenaient à l'intérieur de la mosquée et le wird al-aharainsi que le hizb al-Sattâr étaient récités avant et après la prière de l'aube."

A Al-Azhar, la Shâdhiliyya et la Khalwatiyya attirent de nombreux 'ulamâ' car ces deux tarîqa font plus que d'autres le lien entre la connaissance de la sharî'a et celle de la haqîqa. Yûsuf

LE SOUFISME AU QUOTIDIEN 151

L'emblème (shi'âr) des soufis est la pauvreté (faqr), poursuit le cheikh précisant bien qu'il parle ici de pauvreté intérieure, au risque de donner de nouveau le prétexte à ses adversaires d'assimiler les soufis à des ermites ou des mendiants. Cette notion de pauvreté, précise-t-il, fut développée par Sahl al- Tustarî (m. 896), l'imâm de la pauvreté en Dieu (imâm allaqr). Par la suite, "pauvres" (fuqarâ} est le nom que se sont donné les soufis car la pauvreté est l'insigne des saints (awliyâ}, des purs (asfiyâ}, des élus de Dieu et les fuqarâ ' sont les purs parmi les serviteurs de Dieu. La pauvreté consiste à se détacher de tout ce qui n 'est pas Dieu, elle trouve son corollaire dans l'ascétisme (zuhd).

M. al- Tâhir définit le zuhd en établissant une hiérarchie parmi les croyants: la crainte de la masse (al-'awwâm) est d'associer autre chose à Dieu (al-ishrâk bi-llâh) ; la crainte de l'élite (al-khawwâs) repose sur la soumission aux commandements divins et le rejet des interdits, dans ses actes intérieurs et extérieurs ; quant à la crainte des élus de l'élite (khawwâs al-khawwâs), elle consiste à s'abstraire intérieurement de tout ce qui détourne le croyant de Dieu. L'ascète n'est pas celui qui se dépouille des biens et des richesses acquis licitement (tahrim al-halâl), mais celui qui sait en être détaché. On peut lire, en filigrane, un rejet de la vie monastique, idéal chrétien dont on a souvent reproché aux soufis d'en avoir fait le leur.

L'auteur continue ainsi sur plusieurs pages, dans la tradition des ouvrages de tawhîd, à fournir une liste d'attitudes à observer qui mêle, à l'exhortation morale, le conseil soufi, à savoir la continence de l'âme ('iffat al-nafs), le fait de se contenter de ce que Dieu nous attribue (al-qanâ'a), la clémence (hilm), le respect (hayâ), la bonté (lut}), la patience (sabr), le repentir (tawba), la demande de pardon à Dieu (istighfâr), la gratitude (shukr), la pureté d'intention (ikhlâs). ..Les vertus ne sont pas seulement celles que l'on acquiert pour soi, mais résident aussi dans les relations avec autrui, comme bien se conduire

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l'inspiration (malak al-ilhâm), en songe ou à l'état de veille."

On connaît l'importance que les soufis accordent aux ru yâ ; elles représentent un accès direct au monde invisible: à travers elles ils reçoivent des messages de Dieu. Le walî est le seul, rappelle M. al-Tâhir, qui peut voir le Prophète à l' état de veille et lui parler. La ru yâ, qui, selon le hadîth de Bukharî, est l'une des quarante-six parties de la nujuwwa, apporte de nouveau la preuve que les soufis sont les héritiers des prophètes mentionnés dans le hadîth. Par cette voie, ils reçoivent des connaissances auxquelles les fuqahâ ' n'ont pas accès.

Pour parer aux critiques des fuqahâ " le cheikh M. al- Tâhir précise que ces connaissances ne sont pas nouvelles mais déjà contenues dans le Coran et la Sunna. Les walî n'ont pas d'autorité légiférante : les statuts légaux (ahkâm shar'îyya) n'ont d'autre source que la révélation descendue sur le Prophète, qui n ' est lui-même que le transmetteur ( muballigh), le seul législateur (musharri') étant Dieu. Ainsi, continue le cheikh, tout ce qui est inspiré, dévoilé à ceux qui marchent sur les pas des prophètes (ashâb al-qadam) procède de cette station ('alâ hadha al-maqâm). Le cheikh considère donc,

comme tous les soufis, que l'inspiration fait suite à la révélation.

C'est par la vision directe des manifestations divines que Dieu communique ses messages au walî, écrit Husayn Khalîl, qui se défend, par ailleurs, de mettre l'inspiration des walî (ilhâm al-awliyâ') au niveau de la révélation des prophètes (wahy al-anbiyâ). Cependant, ajoute-t-il, si la porte de la révélation (bâb al-tanzîl) s'est fermée après la proclamation par Muhammad de la sharî'a de Dieu, celle de la révélation de la science divine, qui est une descente spirituelle (nuzûl al-ruhânî) et permet d'interpréter la sharî'a, reste ouverte. On comprend, dès lors, pourquoi, rappelle E. Geoffroy, la question du rapport

LE SOUFISME AU QUOTIDIEN 163

cheikh Dûmî, car ils considèrent les karâmât comme l'aspect purement extérieur d'un haut degré spirituel. A leurs yeux, la plus grande des karâmât est la grâce qui leur est donnée d ‘accéder à la connaissance directe des réalités divines.

LE RENONCEMENT AUXKARÂMÂT

Pour les maîtres de la Khalwatiyya, la karâma est importante car elle vient confirmer l'élection divine: elle montre leur

position à l'égard de Dieu, des hommes et de la communauté

dans son ensemble. Cependant, ils s'étendent peu sur les récits de karâmât; lorsque celles-ci sont mises en avant, elles jouent le rôle de révélateur de l'attitude du cheikh à l'égard de ceux qui ne suivent pas la sharî'a. Il y a là un refus des karâmât osten tatoires au profit de karâmât discrètes au service de la communauté et de la religion.

Cette absence de récits hauts en couleur, de faits merveilleux et extraordinaires dont fourmillent habituellement les hagiographies veut nous montrer que nous avons affaire à des savants soufis pour qui la véritable karâma est de savoir y renoncer. Le soufi doit seulement y avoir recours pour éprouver le disciple qui doute encore de la position de son maître auprès de Dieu.

Le cheikh Masrî avoue qu'il a longtemps hésité à parler des dons (nafahât) que possédait son père, le cheikh M. al-Tâhir : "De son vivant, le cheikh n'y attachait pas d'importance et cherchait plutôt à cacher ses états, même devant ses plus proches disciples. Pour lui, le vrai soufi ne fait pas l'étalage de ses karâmât, seuls les pseudo soufis s'y attachent et en font le commerce." Pour le cheikh M. al-Tâhir, les grands maîtres ne devaient rien écrire de leurs expériences spirituelles (adhwâ-qihim) et de leurs états, ni divulguer leurs pouvoirs et

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leurs secrets car leur aspect ésotérique ne saurait être compris par le profane. Quant aux disciples, c'est par la transmission spirituelle, non par les livres, qu'ils pourront accéder à ces secrets.

A ses yeux, la plus grande des karâmât n 'était pas le pouvoir de marcher sur l'eau ou d'annihiler les distances, mais de lire dans le coeur des disciples pour les guider vers Dieu. Le cheikh savait faire comprendre à ces derniers que la karâma n'étant que le côté visible de la position du maître auprès de Dieu, il importait de ne pas s'y attacher, mais d'accéder à cette proximité en fondant son identité dans celle de son maître. Comme l'explique D. Gril, pour les soufis "la karâma peut mettre à l'épreuve la sincérité de l'aspiration du soufi si, tenté de s'y arrêter, il oublie le but essentiel de la Voie. Aussi le renoncement au pouvoir sur les choses apparaît comme un signe suffisant de sainteté, car il suppose la maîtrise parfaite de l'âme12."

La nécessité de dissimulation (kitmân) et de discrétion qui doit s'imposer à tout soufi semble répondre à d'autres impératifs d'ordre moins initiatique et doctrinal que ceux mis en avant par le cheikh Tâhir. En effet, les écrits ne transmettent plus de récits de karâmât qui font appel au merveilleux afin de ne pas donner prise aux accusations, formulées contre les soufis, de propager des croyances

12 D.Gril, La Risâla..., op.cit.,p.59

liées à la superstition et à la magie. Les maîtres de la Khalwatiyya condamnent les pseudo-soufis qui font étalage des karâmât et contribuent, ainsi, à jeter le discrédit sur les soufis en général. C'est plus auprès des disciples que ces récits peuvent être recueillis, encore que les plus instruits affirment souvent que leur cheikh "n 'a pas besoin de ça pour s'entourer de disciples". Les karâmât sont discrètes et mettent souvent en avant le don de clairvoyance des cheikhs. Nous sommes loin du merveilleux qui entoure les récits de karâmât des majdhûb et autres saints illettrés.

184 RACHIDA CHIH

d'autre personne que le cheikh Yûsuf à diriger des disciples (lam yujiz ghayr al-mujâz). " Il précise encore que l' ijâza de Yûsuf al-Hajjâjî contient les dires exacts du maître, qu'elle fut bien délivrée par lui et qu 'elle n 'est pas falsifiée (ghayr makdhûba) ; pour preuve, il y a apposé son sceau trente-deux fois. Il ajoute : "Les mensonges et les contestations des envieux ne pourront jamais la mettre en doute." Pour asseoir la légitimité de son disciple, le cheikh Sharqâwî organisa à l'occasion de son investiture plusieurs cérémonies au cours desquelles de nombreux témoins assistèrent à la lecture de l'ijâza. Enfin, pour ultime vérification, le maître lui-même possède dans sa bibliothèque privée l'original de cette ijâza écrite de sa main. Le

témoignage de Najânisî à propos de l'investiture de Yûsuf al-Hajjâjî est intéressant car il montre que les disciples n'approuvent jamais tous le choix du maître: "Le maître écrivit une ijâza grandiose à Yûsuf al-Hajjâjî dans laquelle il lui demanda de toujours agir en conformité avec les préceptes de la sharî'a et avec ce qui a été ordonné par les imâm et les maîtres de la tarîqa Khalwatiyya ...et de ne pas regarder ce que possède autrui, qu'il soit cheikh ou seigneur. Le cheikh invita des notables et des 'ulamâ ' et leur fit une lecture publique ('alâniyya) du sanad. Puis il ceignit son disciple de la ceinture des soufis (hizâm) afin que son khalîfa soit un modèle et un guide pour sa communauté.

Mais pour des raisons qui ne sont connues que de Dieu, il [Yûsuf al-Hajjâjî] s'éloigna de ce qui lui fut ordonné et si le cheikh l'eût appris avant sa mort il l'eût rejeté." Najânisî n'approuva pas le choix de son maître, lui préférant un certain Muhammad' Abd al- Bâqî dont le mausolée se trouve dans le district de Hû : "Le cheikh lui écrivit une ijâza, rien de plus ordinaire, sur un morceau de papier qu'il lui remit devant les disciples, sans cérémonie ni publicité (lâ fashwa). Pourtant il était le plus attaché, le plus dévoué de ses disciples, ainsi que celui qui lui montrait le plus de marques d'honneur et de respect13."

13 lbid., p. 208.

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220 RACHIDA CHIH

que les autres sciences islamiques, rend l'accès aux livres difficile. "L'aspirant, écrit Ahmad al-Tâhir, croit qu'en persévérant dans la lecture des ouvrages des soufis et des pieux, il pourra connaître Dieu. Or, la vérité se trouve dans les sâha des cheikhs (fisûh al-shuyûkh)."

Pour décrire l'état de l'aspirant qui veut connaître Dieu, le langage des soufis emploie des métaphores liées au monde médical: l'âme du novice est blâmable, ses tendances spontanées sont l'orgueil, l'envie, l'amour des biens matériels, l'hypocrisie et la colère. L'accès à la connaissance de Dieu passe par une purification de l'âme à plusieurs niveaux et seul le cheikh connaît le remède qui convient à l'état physique et spirituel du novice car, selon une citation soufie, il peut lire dafis le coeur du disciple comme dans un livre ouvert. Celui qui cherche à se soigner tout seul utilisera un remède qui, au lieu de le guérir, le mènera à sa perte.

LE PACTE D’ENGAGEMENT

L'entrée dans une confrérie soufie est un pacte ('ahd) passé avec son cheikh. Chez les soufis, ce pacte a pour origine le verset du Coran sur l'allégeance (mubâya'a) : "Ceux

qui te prêtent un serment d'allégeance ne font que prêter serment à Dieu.

La main de Dieu est posée sur leur main. Quiconque est parjure est parjure à son propre détriment. Dieu apportera bientôt une récompense sans limites à quiconque est fidèle à l'engagement pris envers lui " (XLVIII, 10) .Le 'ahd est un rite initiatique qui inaugure une longue relation au maître, au cours de laquelle l'âme du disciple se purifie de ses vices, le maître lui ayant transmis son état de perfection. "Lors de la prise du pacte, écrit Ahmad Sharqâwî, le disciple n'est pas initié aux formules du

LE SOUFISME AU QUOTIDIEN 221

dhikr : il s'agenouille face à son maître, en état de pureté rituelle parfaite, ce dernier prend la main droite du disciple dans sa main droite et lui saisit le pouce, puis il implore le pardon de Dieu en répétant trois fois la formule suivante, que le disciple répétera trois fois après lui: 'Je cherche refuge en Dieu contre Satan le Lapidé. Au nom de Dieu le Miséricordieux, le Clément, louange à Dieu le Seigneur des mondes.

Je demande pardon à Dieu, l'Immense, il n'y a pas de Dieu excepté Lui, le Vivant, le Subsistant, etje fais retour à Lui."

Puis le cheikh fait la lecture des trois versets du Coran, le verset sur le repentir ("0 vous les croyants, revenez à Dieu avec ; un

repentir sincère..." [LXVI, 8]), le verset sur l'allégeance ("Ceux qui te prêtent un serment d'allégeance ne font que, prêter serment à Dieu..." [XLVIII, 10]) et le verset "Soyez fidèles à l'alliance de Dieu..." (XVI, 91).

Le cheikh demande alors au disciple de témoigner devant Dieu, Ses anges, Ses envoyés, Ses prophètes et Ses élus, qu'il s'attachera à ce maître pour que celui-ci lui indique la route à suivre pour arriver à Lui. Le cheikh à son tour témoigne devant Dieu, Ses anges, Ses envoyés, Ses prophètes et Ses élus qu'il accepte ce fils en Dieu; il implore Dieu de le recevoir, d'être avec lui et non contre lui. I~e cheikh l'affilie alors à la voie en lui faisant plusieurs recommandations. A la fin, le disciple répond: 'J'accepte ce pacte." Le cheikh clôt la cérémonie en récitant une prière pour le disciple et la communauté des musulmans: "Dieu, redresse-nous et permets-nous de nous redresser; guide-nous sur le chemin de la Vérité et permets-nous d'y guider; Dieu, montre-nous la Vérité sous sa véritable forme et donne-nous de la suivre; montre-nous le faux sous sa véritable forme et donne-nous de nous en garder.

Dieu, enlève devant notre route tout obstacle qui peut nous empêcher d'arriver vers Toi; ne nous écarte pas de Toi et ne

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nous laisse pas penser à autre chose qu'à Toi." Puis il lit la Fâtiha, première sourate du Coran.

"Le pacte, écrit Ahmad Sharqâwî, ne peut être donné qu'à celui qui montre un désir sincère de progresser sur la voie, de se plier à ses règles et de se soumettre entièrement à la volonté de son cheikh. Pour tous les autres, il leur suffira d'être initiés aux formules du dhikr (talqîn al-dhikr)." Ainsi les maîtres de la Khalwatiyya distinguent-ils différents rites initiatiques qui correspondent à différents degrés d'implication dans la voie.

Dans la pratique, les cheikhs de la Khalwatiyya et ceux des autres confréries initient de la même façon quiconque se présente à l'entrée de la confrérie; les disciples reçoivent les formules du wird quotidien de la Khalwatiyya, il n 'y a ni examen, ni épreuve. Ce phénomène n ' est pas nouveau puisque déjà, au XVIe siècle en Egypte, Sha'rânî distinguait, parmi les membres d'une confrérie, l'adepte permanent du membre non régulier et du simple sympathisant. Beaucoup de cheikhs à son époque, rapporte-t-il, initiaient en grand nombre à la tarîqa en enseignant seulement les formules du dhikr à quiconque le demandait. Il mentionne qu'Abû'I-'Abbâs al-Huraythî initia dix mille personnes. Cette initiation en grand nombre aurait été un moyen de mettre un frein à l'expansion des confréries hétérodoxes, ou de faire pénétrer

le soufisme dans de larges couches de la population14. Aujourd'hui l'initiation en grand nombre répond pour les cheikhs de la Khalwatiyya à d'autres impératifs dont la lutte contre le matérialisme et la laïcisation de la société. Pour les soufis, cette facilité d'accès à la voie s'impose à une époque oû la foi des gens ne fait que diminuer. On retrouve ici le thème des effets de la dégénérescence du temps.

"Les cheikhs ont chacun leur façon d'accepter les aspirants, écrit Muhammad al-Tâhir, les pieux anciens (Salaj) n'acceptaient les novices qu'après une longue période de mise à l'épreuve, certains rejetaient même d'emblée ceux qui avaient déjà un maître.

LE SOUFISME AU QUOTIDIEN 223

Aujourd'hui, devant la dégradation de la société et le manque de foi des hommes, les soufis ne peuvent pas fermer leur porte à tous ceux qu'ils jugent ne pas être à la hauteur, car s'ils agissent ainsi leur rôle dans cette société sera nul et la fonction de guide finira par disparaître. Les cheikhs acceptent tous ceux qui se présentent à eux, même s'ils sont dans le péché, car1es rejeter serait les enfoncer dans leur état et se rendre coupable soi-même de péché. Si la démarche de ces hommes n'est pas sincère, au contact de leurs frères et

14 E. Geoffroy, Le Soufisme en Egypte et en Syrie, op. cit., p. 197.

en participant aux séances de dhikr ils connaîtront peut-être, eux aussi, l' ouverture spirituelle. ..Dieu est entouré d'amis qui lui sont proches (muqarrabûn). Il en est de même des fidèles qui entourent le cheikh, parmi eux les vrais disciples ne constituent qu'une minorité: ceux-là connaissent les secrets intérieurs du message divin. Aux autres, les plus nombreux, le cheikh enseigne les préceptes de la religion: ces hommes doivent être traités comme de vrais croyants même s'ils

n'ont pas une foi sincère."

A l'instar de Muhammad al-Tâhir, certains soufis lettrés pensent, aujourd'hui, que ce qui est traditionnellement admis en matière de direction spirituelle doit être réexaminé à la lumière des changements de la société. Cette attitude n'est pas nouvelle: le cheikh Sanûsî (m. 1859) , soufi réformiste, fut accusé de bien des maux par deux grandes personnalités d ' Al-Azhar, le cheikh Bûlâqî et le cheikh 'Ilîh, celui, entre autres, d'être un imposteur en matière de soufisme en accueillant sans discrimination tous ceux qui venaient lui demander l'affiliation15. Les cheikhs veulent adapter leur enseignement à tous les niveaux pensant que c'est à la base que la société doit être réformée, au niveau de l'individu. L'objectif de Muhammad al-Tâhir n'est pas, dit-il, d'attirer le plus de

15 G. Delanoue, Moralistes et politiques, op. cit., p. 162.

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disciples possible comme ils le reprochent aux pseudo cheikhs ; il a la conviction que tous les hommes qui viennent à lui ont été envoyés

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par Dieu afin d ' être guidés et que son devoir est de ne pas les rejeter. Beaucoup de soufis veulent éviter que ces hommes ne se dirigent vers d'autres groupes religieux concurrents des

leurs, tels que les Frères musulmans qui, sur des points fondamentaux, s'opposent aux confréries; ou qu'ils s'affilient à des confréries au sein desquelles règnent, selon eux, des pratiques peu conformes au Coran et à la Sunna. Ainsi ne posent-ils pas de condition stricte pour adhérer à leur voie.

En général, l'aspirant assiste plusieurs fois au majlis de dhikr avant de demander son affiliation. Un disciple de la Khalwatiyya Hassâniyya, , Abd al:Jalîl al-Wâsitî d'Isnâ, fut très impressionné la première fois qu'il assista au majlis de dhikr dans la sâha du cheikh Ahmad al-Tayyib : "Ce même jour j'ai été présenté au cheikh. Par la suite,j'ai participé plusieurs fois au majlis, puis en posant des questions j'ai appris ce qu'était la voie. J'ai alors demandé au cheikh à être initié aux formules du dhikr (ailffâd)." Certains sont très vite acceptés dans la confrérie, à l'instar d'un autre disciple de la

Khalwatiyya Hassâniyya, ' Abd Allâh, employé à la sucrerie de Qûs : il fut initié dix jours seulement après sa première rencontre avec le cheikh Muhammad al-Tayyib al-kabîr. Pour d'autres, l'affiliation ne se fit pas sans une préalable mise à l'épreuve. Muhammad, imâm à la mosquée de la sâha, assistait, adolescent, au majlis dans la sâha du cheikh al-kabîr : "J'allais régulièrement aux séances depuis deux ans. Le cheikh m'avait remarqué car, à la fin de chaque séance,je lisais deux versets du Coran. Un vendredi, après la prière commune, je lui ai demandé de m'initier. Il m'a répondu: "Patiente encore." Il voulait être certain de la sincérité de ma démarche. Deux mois plus tard il m'initiait aux ailffâd." Beaucoup ont commencé à fréquenter la sâha de leur cheikh très jeunes, ils accompagnaient le plus souvent leur père ou leur frère, comme cet autre disciple du cheikh al-kabîr qui assista pour la première fois au majlis à l'âge de cinq ans et fut initié à quinze ans. Ainsi, la sâha et son cheikh entrent dans l'univers des disciples dès leur enfance. Il est en règle général

LE SOUFISME AU QUOTIDIEN 225

demandé à l'aspirant, lors de son initiation, d'avoir au moins déjà assisté au majlis de dhikr et d ' en connaître les règles car cette condition leur impose un minimum de temps de réflexion.

Ibrâhîm 'Uthmân, disciple de la Khalwatiyya Ramliyya, assista plusieurs fois au majlis avant de s'affilier. Il hésita longtemps, "de peur, dit-il, de commettre une erreur". C'est à la suite d'une vision nocturne (ru yâ) qu'il s'affilia.

Les rites d'initiation peuvent varier d'une confrérie à l'autre, mais en règle générale ils consistent en une poignée de main entre le disciple et son cheikh, accompagnée de la récitation de versets du Coran puis de la promesse faite par le disciple et le cheikh d'accepter les conditions de leur pacte. Dans la Khalwatiyya, tous les aspirants sont initiés au wird quotidien ( akhdh al-awrâd ou talqîn al-dhikr), libre à eux ensuite de s'investir plus sérieusement dans la voie ou de limiter leur engagement à la recherche de la baraka du cheikh (tabarruk). Lors de la cérémonie du talqîn, le disciple et le maître se trouvent dans la même position que pour la prise du pacte décrite précédemment, le cheikh étant lui face à la qibla. Ce dernier demande au disciple de prendre son chapelet, de fermer les yeux et de répéter après lui la formule de demande de pardon à Dieu (sîghat al-istighfâr), qu'il doit réciter cent fois; puis la prière sur le Prophète (sîghat al-kamâliyya) : "O Dieu, bénis, donne le salut et exalte notre Seigneur Muhammad et sa famille à la mesure de la perfection de Dieu et comme il convient à sa propre perfection", qu'il doit

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réciter aussi cent fois; enfin, la formule de l 'unicité divine (tahlîl) : "Il n'y a de dieu que Dieu ", qu'il doit réciter trois cents fois.

"Le Prophète a de cette même façon initié les compagnons, en groupe et individuellement, à la formule du tawhîd (il n 'y a de divinité que Dieu), comme le rapporte Tabarî. Le Prophète l'a apprise de l'ange Gabriel, qui l'a lui-même reçue de Dieu."

Cette façon de recevoir l'engagement, explique Ahmad al- Tâhir,

226 RACHIDA CHIH

remonte à l'initiation de' Alî par le Prophète: ", Alî dit un jour au Prophète: "Envoyé de Dieu, indique-moi le chemin le plus court pour arriver à Dieu.» Le Prophète lui répondit : ' Alî, répète toujours le Nom de Dieu intérieurementetà voix haute, "Mais tout le monde le fait, répondit' Alî, je veux quelque chose de plus.» Le Prophète lui répondit :' Alî, lorsque sonnera l'heure, la terre ne contiendra plus un seul homme qui prononce le Nom de Dieu.» "Comment et dans quelle posture dois-je faire cette invocation, Prophète de Dieu ? dit ‘Alî.» "Ferme tes yeux et écoute à trois reprises ce que je vais dire, tu répéteras ensuite à trois reprises mes paroles, pendant que j'aurai les yeux fermés.» Le Prophète dit ensuite à trois reprises, les yeux fermés et à voix haute, pendant que' Alî retenait ces paroles: "Il n'y a

de dieu que Dieu. » ' Alî répéta ces paroles après lui autant de fois. ' Alî initia ensuite Hasan al-Bakrî, quoi qu'en disent les contradicteurs."

Ces trois prières constituent le wird quotidien des membres de la Khalwatiyya. Tous les jours, après la prière de l'aube, le disciple doit réciter cent fois au minimum la sîghat al-kamâliyya ;

après la prière de l'après-midi, il doit implorer cent fois au minimum pardon de Dieu; et après la prière du coucher du soleil ou du soir, il doit réciter cent fois, ou plus, la formule du tahlîl.

Il termine ses récitations ( awrâd) de la journée par celle de la Fâtiha pour son cheikh et le Prophète. Ce wird quotidien, accompagné du majlis de dhikr dans la sâha ou la rawda, constitue le rituel de toutes les branches de la Khalwatiyya. Les confréries ne demandent pas de la part de leurs disciples un investissement total dans la confrérie, un ensemble de dévotions contraignantes et une discipline sévère. Le rituel est simplifié au minimum afin d'être adapté aux obligations de la vie moderne. En revanche, l'éducation spirituelle (tarbiyya) ou la simple recherche du tabarruk se fondent sur un certain nombre

LE SOUFISME AU QUOTIDIEN 227

de règles de conduite (ûsûl) et de convenances (âdâb) que l'aspirant doit observer pour se rapprocher de son cheikh, donc de Dieu.

AU SERVICE DU MAÎTRE

Le terme suhba, qui signifie compagnonnage, désigne, dans le soufisme, la relation de maître à disciple. Denis Gril fait remarquer que pour le soufisme du XIIIe

siècle en Egypte l'acceptation de ce terme était assez large. Cette remarque est toujours valable aujourd 'hui: la suhba d'un cheikh dépasse le cadre de la progression initiatique. Les disciples de la Khalwatiyya se désignent tous comme les compagnons (ashâb) du cheikh, mais parmi eux il faut distinguer ceux qui observent les règles qui permettent de progresser sur la voie de ceux qui se contentent du wird quotidien, voire seulement de la participation au majlis de dhikr; ces derniers sont la majorité. Que le rattachement à un cheikh ait pour finalité la réalisation spirituelle ou la simple recherche de la baraka, il répond à des règles et des codes définis de conduite et de politesse (âdâb) : par son attachement (suhba, mulâzama), son service (khidma) et son amour (hubb) pour le cheikh, tout disciple participe de la baraka de son maître et entre en contact à travers lui avec le royaume du Divin.

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avant le dhikr et le dhikr lui-même. Le dhikr est non seulement une des réalités fondamentales du soufisme, mais il reste aujourd'hui au centre des pratiques des confréries soufies et peut-être l'élément le plus important de leur diffusion.

INVOQUERDIEU: SALAWÂTETAWRÂD

Le terme awrâd désigne l'ensemble des prières surérogatoires propres à alimenter la dévotion soufie ; des louanges à Dieu, des bénédictions sur le Prophète, des demandes de pardon, des sourates et versets du Coran dont la récitation est soumise à des règles précises. A chaque momen t de la journée correspondent ses formules liturgiques. Les awrâd suivent en général le rythme des cinq prières quotidiennes. Chaque confrérie a ses propres awrâd contenues dans un petit livret. On peut trouver aussi, dans un même livret, des collections de prières de différentes confréries en vente devant les mosquées; ces prières sont lues par un public plus large que celui des confréries. Dans le recueil de prières de la Khalwatiyya figurent des litanies composées par les maîtres de la voie, mais aussi un ensemble d'ahzâb (plur. de hizb) ; le hizb désigne dans les sciences religieuses une division du Coran et pour les soufis un ensemble de formules liturgiques

de longueurs variées selon les tarîqa. Certains ahzâb attribués à des grands saints de l'islam sont communs à toutes les confréries, à savoir le petit et le grand hizb du cheikh Ibrâhîm al-Disûqî, les prières et ahzâb attribués au sayyid Badawî, une prière d'Ibn ' Arabî et le hizb de l'imâm Nawawî. Muhammad al-Tâhir consacre un long paragraphe sur les awrâd dans son épître Anwâr al-tahqîqft ta yîd awrâd al-tarîq.

Comme son titre l'indique, cette épître prend la défense des dévotions surérogatoires chez les soufis. Elle lui fut demandée ~

CONFRÉRIE ET STRUCTURATION SOCIALE

En s'attaquant au soufisme et aux confréries, les réformistes du début du siècle se sont trouvés devant une citadelle difficile à ébranler; au-delà des conflits de doctrine et de pensée, il s'agissait pour eux de se faire une place dans un champ social largement occupé par les confréries. La lutte menée contre ces dernières avait pour objectif l'appropriation religieuse et sociale de l'espace égyptien. Les associations fondamentalistes se sont retrouvées à la tête d'un réseau important de mosquées, écoles et centres médico-sociaux dans tout le pays. En milieu urbain, elles ont pris en charge les fonctions traditionnelles d'intégration sociale et de prise en charge matérielle des zâwiya.

Elles ont permis l'intégration de populations nées de l'exode rural, de l'urbanisation croissante et de l'industrialisation dans leur nouvel environnement social.

La Jam'iyya shar'iyya possède aujourd'hui, d'après les estimations fournies par Iman Farag, un réseau de plus de deux mille mosquées et centres sociaux sur l'ensemble du territoire. Le premier siège de l'association, créée par Mahmûd al-Subkî en 1912, fut la maison du cheikh, dans le Vieux-Caire : "Partie de Khiyamiyya, l'association s'est multipliée petit à petit à travers la ville dans les quartiers de sayyida ' A'îsha,

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Abbasiyya, Ghamrâ, Sharabiyya. ..et quand les percées vers la ville moderne se font, c'est toujours vers des quartiers où la structuration se fait à partir de réseaux de voisinage et de la parenté... Une percée vers d'autres quartiers, ceux des classes moyennes, sera faite par la suite, suivie d'un déploiement important à partir des années 1980 dans les zones dites d'urbanisation spontanée, quartiers faibles en services et en infra-structures et de forte densitée"

Certaines confréries comme la Hâmidiyya Shâdhiliyya, la Muhammadiyya Shâdhiliyya et la' Azamiyya Shâdhiliyya attirent l'attention des chercheurs car, dans

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cette période de déclin des confréries, elles parviennent à recruter des membres au sein des classes moyennes urbaines. Leur force repose sur une organisation interne hiérarchisée et centralisée, un encadrement des disciples, une véritable politique de recrutement menée par des représentants locaux, un projet social et politique. Pierre-Jean Luizard qualifie ces confréries de réformistes car elles s' intègrent le réformisme dans leur éthique religieuse et sociale et montrent une faculté d'adaptation aux changements de la société égyptienne contrairement aux confréries dites traditionnelles. L'auteur, qui a bien mis en relief l'impact social et politique de ces confréries modernes, parle de "mouvement de renouveau qui s'est manifesté au XXe

siècle parmi certaines confréries soufies éclairées16".

Or ces confréries ne sont pas nouvelles, ce sont toutes des branches de la Shâdhiliyya qui s'est développée en Egypte dès le XIIIe

siècle. Confrérie de lettrés, à l'instar de la Khalwatiyya, la Shâdhiliyya montre, depuis sa création, un certain esprit de corps, met l'accent sur l'enseignement des sciences exotériques et de la mystique et s'implique dans la vie de la communauté sur laquelle elle exerce souvent un magistère religieux. La

16 P.:J. Luizard, "Le soufisme réformiste: l'exemple de trois confréries", op. ciL

LE SOUF1SME AU QUOTIDIEN 281

Shâdhiliyya comme la Khalwatiyya, largement concurrencées au XXe siècle par les associations religieuses, mais aussi laïques, ont été amenées à redéfinir leur politique éducative et caritative : elles utilisent pour cela le même instrument que celui de leurs concurrentes, à savoir le secteur associatif. Cependant, dans les villages, les sâha poursuivent le rôle d'accueil, d'assistance et de protection joué par les zawiya dans le passé.

LIEUX DE SOCIABILITÉ

Ribât, khânqâh, zâwiya et tekke sont des édifices religieux généralement associés au soufisme et aux confréries mystiques; en effet, ils ont le plus souvent servi de lieux de réunion et d'activités des soufis et ont largement contribué à l'expansion de ces derniers dans tout le monde musulman. Les historiens ont souvent confondu ces établissements, alors que chacun possédait des fonctions bien spécifiques dans la société. La zâwiya est présentée comme la forme d'expression majeure du soufisme en Egypte, dès le Moyen Age et tout au long de l'époque ottomane. A la fin du XIXe siècle, 'Ali pacha Mubârak (m. 1893) recensa deux cent vingt-cinq zawiya au Caire, alors que Maqrizi (m. 1442) n'en avait compté que

vingt-six au xve sièclel. Les fonctions de la zâwiya étaient multiples: elle était à la fois un lieu de prière, d'enseignement, d'accueil, de prise en charge morale et matérielle et d'arbitrage. Sa renommée reposait sur le rayonnement spirituel et social du cheikh qui l'habitait.

Il est difficile de donner une date approximative de la disparition des zawiya du paysage égyptien car cette dernière fut lente et progressive, mais elle eut pour conséquence le rapide

282 RACHIDA CHIH

développement des sâha (litt. cour) en milieu rural. La sâha possède les mêmes fonctions que la zawiya ; elle est un lieu de spiritualité et de réunion pour les besoins de la confrérie, si son

cheikh en représente une, et un espace à usage public, pour les besoins du village. Dans les villes, les enquêtes menées au sein de la Khalwatiyya ont mis au jour l'existence d'un nouveau type d'institution soufie, la rawda (litt. jardin), maison qui n'accueille que les membres de la confrérie. Cette dichotomie entre sâha, espace ouvert, et rawda, espace fermé, rappelle celle qui existait à l'époque médiévale entre la zawiya et la khânqâh. Cette dernière, d'origine persane, fut introduite en Egypte à l'époque ayyubide pour renforcer le sunnisme et

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réduire l'influence chi'ite ; l'entrée y était sélective, les soufis étant choisis sur leur connaissance des règles du soufisme ( âdâb sûfiyya). Ainsi la khânqâh était perçue comme le berceau du véritable soufisme alors que la zawiya, ouverte à la 'âmma, était présentée comme le refuge des superstitions et de l'ignorance. Depuis le tournant du XIXe siècle, les pratiques des confréries sont violemment attaquées par les réformistes religieux de toutes tendances. On comprend, dès lors, pourquoi certains cheikhs lettrés, à l'instar de ceux de la Khalwatiyya qui se posent en réformateurs et défenseurs du véritable soufisme, ont remplacé les zawiya, liées au passé, à la tradition et à l'immobilisme, par des sâha et rawda qui s'apparentent plus à la madyâfa, maison d'hôte traditionnelle.

Mais cette réforme est de façade, car, à l'intérieur, ces dernières transmettent les mêmes idées, croyances et pratiques que celles qui étaient véhiculées dans les zawiyas.

ÉMERGENCE ET DÉVELOPPEMENT DES ZÂWIYA AU CAIRE ET EN HAUTE-ÉGYPTE

La zawiya est généralement présentée comme le lieu traditionnel où les disciples d'un maître se réunissaient pour être entraînés

LE SOUFISME AU QUOTIDIEN 341

comme des savants soufis qui mettent leur foi en pratique, se rendant utiles dans leur société. Ils font la distinction entre eux, les véritables soufis disent-ils, et les charlatans. Thèmes anciens, écrit A. Hammoudi, mais qui rendent une résonance particulière dans le contexte de l'époquel. Il suffit de rappeler que les confréries au XXe siècle sont accusées de tous les maux: celui de prêcher une religion non conforme à l'islam, qui véhicule superstitions et légendes, et d'enfoncer la société dans un retard culturel qui explique son retard économique.

On ne peut pas parler du rôle politique des confréries, ou de leurs relations avec l'Etat, à l'époque contemporaine sans faire appel à l'historiographie: elle fait apparaître, au-delà des mutations de cette époque, des constantes, des spécificités propres à l'Egypte. Il existe dans ce pays une vieille tradition d'imbrication entre de hauts personnages et les soufis, qu'ils appartiennent ou non à une confrérie. Pour des raisons de croyances personnelles ou d'intérêts politiques, le pouvoir a souvent recherché le soutien des soufis. Au-delà des changements pro-

fonds de la société égyptienne au XXe

siècle, cela demeure une constante. Il n'y a

pas, chez les cheikhs de confrérie, la tradition de renverser le pouvoir: à partir du moment où il est musulman, il ne peut être contesté. Quand l'Etat musulman est menacé dans son intégrité par les attaques des infidèles, les soufis se lancent dans les guerres de jihâd ou les luttes coloniales.

En temps normal, ils cherchent à agir sur la société sans entrer en conflit avec le pouvoir. Ils jouent le rôle de médiateurs, ce qui explique qu'ils soient plutôt favorables à une atténuation des conflits éventuels et à une acceptation des pouvoirs quels qu'ils soient. Les confréries ne font pas de politique et n'interviennent pas dans les débats politiques; alors que les islamistes ont un

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discours sur la nature du pouvoir, les soufis adoptent un discours sur la nature de la société.

La naissance d'un Etat moderne n'a pas entraîné la disparition du rôle des confréries comme l'affirment les tenants des thèses modernistes, mais plutôt une diversification des modes d'expression, religieux ou laïques, et d'action communautaire. Les confréries ne possèdent plus le monopole de la direction religieuse et de la prise en charge matérielle de la communauté. Dans ce nouveau contexte, elles sont amenées à adapter d'autres modes d'appropriation religieuse et sociale comme le montre l'expérience de la

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Khalwatiyya. Leurs relations avec l'Etat ont toujours eu pour but, à toutes les époques, de préserver leurs fonctions dans la société, ce qui est encore plus vrai aujourd'hui devant la lutte engagée contre elles par d'autres formes de rattachement religieux.

CONCLUSION

Les rapports entre soufisme et réformisme sont anciens ; nombre de soufis ont toujours cherché à purifier le soufisme des innovations introduites par les confréries, dans un souci de conformité au Coran et à la Sunna. Quant à ceux que l'on a présentés comme des opposants irréductibles au soufisme, d'Ibn Taymiyya à Rashîd Rida, leurs liens avec le soufisme sont plus étroits qu'on ne le dit. Ce n'est qu'à partir des années cinquante et soixante que paraissent des pamphlets violents dirigés non seulement contre les pratiques des confréries, mais contre le soufisme dans son ensemble, "religion contraire à l'islam, qui adore des idoles païennes et dont l'influence est des plus néfastes sur les jeunes générations ".

Ces auteurs, dont les ouvrages sont constamment réédités, dépassent leurs maîtres à penser par leurs diatribes contre les soufis, qu'ils se réclament d'Ibn Taymiyya, des réformateurs du début du siècle ou de Hasan al-Bannâ. Pour comprendre ce rejet, il conviendrait de se pencher sur l'itinéraire de

ces hommes. Beaucoup certainement sont à l'image d'Ahmad Subhî Mansûr, l'auteur d'un pamphlet contre Sayyid al-Badawî. Elevé dans un village de la Sharqiyya (delta), au sein d'une famille liée à la confrérie Rifâ 'iyya, il baigna sa jeunesse

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durant dans une culture fortement imprégnée de soufisme. U s'inscrivit à Al-Azhar non pas pour devenir fonctionnaire, dit-il mais pour avoir accès à la connaissance. Cette recherche de science coïncida avec son rejet du soufisme: j'ai découvert qu'il' contredisait ma manière de penser qui est rationnelle", confie-t-il au cours d'un entretien à Malika Zeghal. C'est au nom de cette rationalité et de cette modernité que des hommes comme M. Subhî Mansûr quittent la campagne et rejettent le soufisme.

L' exode rural serait-il le corollaire d'un refus des valeurs et croyances diffusées dans les campagnes ? La crise du soufisme est-elle une crise de la tradition ? C'est bien en termes de déclin que les chercheurs occidentaux étudièrent l'évolution des confréries soufies au XXe siècle. En dehors des facteurs d'ordre économique et social, ce déclin est lié à la naissance de classes moyennes citadines dont l'accès à la modernité s'accompagne d'un rejet de la tradition en partie véhiculée par les

confréries. Ces dernières sont elles-mêmes de plus en plus décalées

par rapport à un monde sur lequel elles n'ont plus prise. Les confréries soufies et tout ce qu'elles véhiculent de valeurs, croyances et éthique religieuse et morale, sont ainsi présentées comme inadaptées aux changements de la société égyptienne. C'est au sein de ces classes de fonctionnaires, petits commerçants et artisans que recrutèrent massivement les associations religieuses fondamentalistes. Pour ces Egyptiens attirés par l'Occident, les confréries sont synonyme de pauvreté, d'ignorance, d'arriération, de passivité, en un mot de tout ce qui est contraire au progrès et à la modernité. Ce qui fait dire à M. Gilsenan que les confréries n'attirent plus que les masses illettrées, en marge du progrès.

Ainsi, au-delà d'un clivage entre un islam littéraliste et scripturaire et un islam qui repose sur l'autorité charismatique, se profilerait un clivage entre le monde urbain et le monde rural, encore largement dominant en Egypte. Depuis l'époque ottomane, l'influence des confréries dans les campagnes égyptiennes n'a cessé de se faire sentir. V. Hoffman ne s'y trompe

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pas lorsqu'elle parle de la présence d'une véritable culture soufie dans la société

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égyptienne, voire même par endroits de culture dominante. Doit-on alors conclure à l'existence d'un islam

des campagnes, un islam des saints et des confréries, et un islam des villes, scripturaire et rationnel ? On voit se profiler ici le modèle à deux niveaux véhiculé par les chercheurs occidentaux et arabes. Les confréries seraient le lieu de diffusion de toutes les croyances magiques, de toutes les superstitions et légendes, à savoir un mélange de croyances païennes, juives et chrétiennes, auxquelles s'ajoutent toutes les "horreurs" propagées par le chi'isme. Ces croyances seraient diffusées au sein de la masse ('âmma), ignorante et inculte, que tente d'éduquer une minorité citadine éclairée; elles sont visibles lors des mawlid où, comme l'écrit C. Mayeur-Jaouen, s'étale la pauvreté des ruraux montés à la ville17. Ce rejet du soufisme dans le domaine des dévotions et croyances populaires explique pourquoi les membres instruits d'une confrérie ne se mélangent jamais à la masse pour faire le dhikr sous une tente.

Ce modèle ne résiste pas à l'analyse des faits. Le rattachement à un cheikh soufi n'est pas un phénomène populaire, puisqu'il touche toutes les classes de la société égyptienne. La Khalwatiyya compte parmi ses membres de nombreux 'ulamâ' d'Al-

17 C. Mayeur-Jaouen, AI-Sayyid al-BadawÎ. Un grand saint de l'islam égyptien, IFAO, Le Caire, 1994, p. 108.

Azhar, qui, comme l'écrit M. Chodkiewicz à propos des maîtres de la Naqshbandiyya, sont des gardiens rigoureux de l'orthodoxie, combattent énergiquement les lJid'a et n'en développent pas moins "une conception extrême de la sainteté qui fait du saint, vivant ou mort, le pivot de toute réalisation spirituelle18."

Des confréries comme la Khalwatiyya, qui se sont attachées à réformer le soufisme et à l'adapter à l'évolution de la pensée religieuse, peuvent attirer, plus que d'autres, des hommes et

femmes issus de ces classes moyennes et supérieures. La théorie

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de la modernisation qui stipulait des changements radicaux dans tous les domaines, surtout dans celui de la foi religieuse, a masqué la présence du religieux dans son ensemble et du spirituel en particulier; l'Etat moderne n ' est pas non plus lié à un seul mode d'expression religieuse qui, comme le stipule la thèse de Gilsenan, serait l'islam fondamentaliste, même si .cet islam imprègne aujourd'hui la société égyptienne, à travers l'édition, les médias, les mosquées. La naissance d'un Etat moderne n'a pas entraîné la disparition du rôle des confréries, mais plutôt une diversification

18 M. Chodkiewicz, Le Sceau des saints, op. cit., p. 23.

des modes d ' expression religieuse et d'action communautaire. Les mouvements islamistes, rendus célèbres par les médias, ne sont pas seuls représentatifs des conceptions religieuses des Egyptiens. Les confréries, si elles ne possèdent plus le monopole de la direction religieuse de la communauté et de sa prise en charge sociale, recrutent cependant toujours des disciples et à tous les niveaux de la société; elles continuent à transmettre une culture religieuse et prétendent aussi réformer la société.

Ainsi cette étude sur le développement de la Khalwatiyya en Haute-Egypte au XXe

siècle a-t-elle eu pour objet de montrer les réponses apportées par une confrérie sur la question de sa place et de son rôle dans la société, face à la concurrence faite par les mouvements fondamentalistes et les islamistes, dans une période de profonds changements économiques, sociaux et politiques.

Le soufisme égyptien nous apparaît, aujourd'hui, à travers l'enseignement des cheikhs khalwatî qui nous disent ce qu'il doit être et ne pas être, comme une réalité à deux faces. La première, représentée par les cheikhs, reste discrète sur le rôle des saints, préférant le faire comprendre directement et progressivement à leurs disciples, à la fois par idéal de conformité au Coran et à la Sunna et par protection contre un milieu

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hostile. La seconde, dirigée par des cheikhs moins lettrés et supportée par un milieu plus populaire, manifeste au contraire une foi dans les saints, dans leur présence et leur

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intervention, qui exprime, en toute ferveur et toute simplicité, une doctrine de la sainteté qui rappelle ce qu'ont élaboré, en d'autres termes, Tirmidhî et Ibn' Arabî.

Mais au-delà des conflits de doctrine et de pratique, c'est bien la recherche du leadership religieux qui explique les attaques lancées contre les confréries par les salafistes ; il s'agit, pour ces nouvelles formes de rattachement religieux, de se faire une place dans un champ depuis longtemps occupé par les confréries. L'autorité de celles-ci repose sur la walâya du cheikh: nier l'accès à la sainteté revient à nier l'existence même des confréries. Or, pour beaucoup d'Egyptiens aujourd'hui, le saint est l'instrument de Dieu, rien en lui ne s'oppose plus à la volonté divine. Cela suffit, écrit D. Gril, à expliquer le rôle des awliyâ, dans la société et l'histoire des hommes19.

19 D. Gril, "La notion de walâya dans le Coran et la Sunna", communication non publiée.

GLOSSAIRE DES TERMES TECHNIQUES

âdâb: code de politesse ou convenances que le disciple doit observer envers son maître et envers ses frères dans la voie.

'ahd: pacte d'engagement passé entre le cheikh et son disciple à l'entrée de ce dernier dans la confrérie. Le disciple prête allégeance à son cheikh au cours d'une cérémonie pendant laquelle il prend la main du cheikh.

ahl al-bayt ou âl al-bayt : les "gens de la Maison ", la "famille du Prophète". La plupart des sunnites et les chi'ites limitent cette expression à Muhammad, ' Alî, Fâtima, Hasan et Husayn. D'autres l'étendent aux épouses et proches du Prophète.

akhdh al-'ahd : prise du pacte.

'âlim (plur. 'ulamâ ) : savant en sciences religieuses, gardien de la tradition musulmane.

'âlim 'âmil: le savant qui met sa science en pratique.

'ârif bi-llâh : "ceiui qui connaît Dieu ", le gnostique.

ashâb: compagnons, disciples du maître.

baraka: influx spirituel, marque visible de la sainteté. Cet influx peut émaner d'un saint, d'un lieu ou d'un objet.

bay'a: dans le soufisme, mode d'affiliation à une voie mystique. Pacte d'allégeance conclu entre un novice et son guide spirituel.

bid'a: innovation blâmable.

cheikh (litt. shaykh) : nom donné à des hommes pieux et mystiques, réputés pour leur sainteté.

350 RACHIDA CHIH

fini par désigner le lieu, à savoir une tente, un appartement ou un couloir de maison ou les membres une confrérie et les fideles d'un saint servent du thé et de la nourriture pendant les mawlid.

madad : assistance, protection du saint. Il est habituel, pour les dévots du saint; de solliciter son assistance en criant "madad !" à l'entrée de son tombeau.

madh: louange, panégyrique du Prophète, des membres de sa famille ou des saints.

mahabba : amour porté au cheikh et, à travers lui, à Dieu.

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majdhûb: "ravi en Dieu".

majlis : séance de dhikr.

malakût: royaume intérieur.

manâqib: vertus spirituelles d'un saint ou d'un docteur de la loi. Souvent traduit en français par "hagiographie".

maqâm: mausolée d'un saint.

maqsûra: grille, en bois ou en métal, qui protège le tombeau du saint. Les dévots embrassent la grille ou y frottent leurs mains puis se les passent sur le visage pour s'imprégner de la baraka qui irradie du tombeau.

ma 'rifa : gnose. Connaissance de Dieu par inspiration et illumination.

mawlid: cérémonies religieuses annuelles, non canoniques, qui célèbrent le jour anniversaire du Prophète, des membres de sa famille et des saints.

muhibb: "celui qui aime Dieu". Le muhibbn'est pas rattaché à son cheikh par un lien initiatique. Il lui rend visite pour bénéficier de sa baraka et de ses pouvoirs surnaturels.

mujiza : miracles des prophètes.

mulâzama: attachement à un maître.

munshid : celui qui est chargé de réciter les louanges de Dieu, du Prophète et des saints lors des séances de dhikro.u pendant les mawlid.

murîd: "celui qui désire Dieu", l'aspirant à la connaissance mystique.

murshîd: le guide spirituel, l'éducateur (murrabî) des disciples.

musâfaha: poignée de main entre l'aspirant et le maître lors du rite d'initiation.

mushâhada: contemplation.

mustaftih (ou raIs al-majlis) : celui qui est chargé de contrôler le bon déroulement du dhikr.

qasîda (plur. qasâ'id) : poème.

qubba: petite construction de forme cubique surmontée d'une coupole (qubba) qui abrite le tombeau d'un saint.

qutb (gawth, le Secours) : pôle suprême dans la hiérarchie des saints intercesseurs qui règnent sur le monde. Les quatre aqtâb d'Egypte sont les deux saints irakiens 'Abd

al-Qâdir aI:Jilânî (m.1166) et Ahmad al-Rifâ'i (m.1182), le Maghrébin Ahmad al-Badawî (m. 1276) et l'Egyptien Ibrahim al-Disûqî (m.1288).

LE SOUFISME AU QUOTIDIEN 351

rawda : lieu de sociabilité propre aux membres de la Khalwatiyya Dûmiyya. Construits en milieu urbain, les rawda sont souvent associées à une mosquée et un complexe médico-social.

ru yâ : visions en songe (fi'l-manâm), ou à l'état de veille, de Dieu, de Son Prophète ou de Ses élus.

sâha : lieu de sociabilité soufi répandu en milieu rural.

salâwât: prières.

sanad, silsila : chaîne de transmission spirituelle au long de laquelle se situent tous les maîtres de la voie jusqu'à son fondateur et, au-delà, au Prophète.

suhba : compagnonnage. Désigne la relation de maître à disciple. La suhba est un mode de transmission du savoir, elle demande de la part du disciple fidélité et respect au maître.

sulûk: cheminement initiatique.

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ta bût: cénotaphe, souvent recouvert d'une kiswa (voile) verte.

talqîn al-dhikr: enseignement du dhikr.

tarbiyya: éducation spirituelle.

tarîqa : la voie initiatique sur laquelle chemine le disciple sous la direction d'un guide (murshid). Elle désigne aussi la confrérie, l'ordre soufi.

tasawwuf: traduit en français par "soufisme". Enseignement ésotérique et initiatique qui permet de suivre les étapes de la voie (tarîqa) qui mène à la connaissance vraie (haqîqa) de Dieu.

tawhîd: affirmation de l'unicité divine.

tawassul: prière d'intercession.

ûsûl : règles de la tarîqa.

walî (plur. awliyâ' ) : les awliyâ 'sont les "amis" de Dieu, ceux qui lui sont proches, Ses élus. Walî est traduit en français par "saint".

walâya: sainteté ou proximité de Dieu.

wird (plur. awrâd ) : oraisons quotidiennes propres à chaque confrérie.

Elles sont composées de louanges à Dieu, de bénédictions sur le Prophète, de demandes de pardon. Leur récitation suit le rythme des cinq prières canoniques.

zâwiya: lieu où les disciples et fidèles d'un maître spirituel se réunissent pour être initiés à la voie mystique ou pour saluer et écouter le maître et bénéficier de sa baraka.

zâhir/bâtin: exotérique/ ésotérique.

ziyâra: visite individuelle ou collective sur la tombe d'un saint, ou auprès d'un de ses représentants vivants, par des personnes en quête de baraka pour lui demander des faveurs ou le remercier d'un vreu exaucé. Dans ce cas la ziyâra s'accompagne d'un don en argent ou en nature.

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