Être-architecte partie 1

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1 Guilhem VINCENT 9 avril 2011 Être Architecte – Partie 1 Patrie Dans un lieu commun Vide place d’attente Se tourne une main discrète

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Guilhem VINCENT                                                                                                                 9 avril 2011        

 

 

 

 

 

 

Être Architecte – Partie 1 

 

 

 

 

 

 

Patrie 

 

Dans un lieu commun 

Vide place d’attente 

Se tourne une main discrète 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Revue de presse : 

C'est le mythe du progrès et de la sécurité qui est en train de s'effondrer 

LEMONDE.FR | 25.03.11 | 09h29  •  Mis à jour le 25.03.11 | 11h15 

  

   Parler de "société du risque mondialisé", c'est parler d'une époque au sein de  laquelle  la  face 

obscure  du  progrès  détermine  de  plus  en  plus  les  controverses  sociales. Que  les  plus  grands 

dangers viennent de nous n'a d'abord été une évidence pour personne, et on  l'a contesté ; or 

c'est un fait qui est en train de devenir la force motrice de la politique. Les dangers nucléaires, le 

changement  climatique,  la  crise  financière,  le  11‐Septembre,  etc.  Tout  cela  s'est  produit 

conformément au scénario que je décrivais il y a vingt‐cinq ans, avant même la catastrophe de 

Tchernobyl. 

A la différence des risques  industriels des époques passées, ceux d'aujourd'hui ne connaissent 

pas  de  limites,  qu'elles  soient  géographiques,  temporelles  ou  sociales ;  aucune  des  règles  en 

vigueur ne permet de les imputer à quiconque, tant en termes de causalité que de faute ou de 

responsabilité ; enfin ils ne peuvent être ni compensés, ni assurés. Là où les assurances privées 

renoncent  à  protéger  –  et  c'est  le  cas  pour  l'énergie  nucléaire  comme  pour  les  nouvelles 

technologies  génétiques  –  la  frontière  entre  risques  calculables  et  dangers  incalculables  ne 

cesse d'être franchie. Produits par l'industrie, ces dangers potentiels sont en outre externalisés 

par  l'économie,  individualisés  par  le  droit,  légitimés  par  la  technologie  et  minimisés  par  les 

politiques. Bref :  le  système de  réglementation qui doit assurer  le  contrôle  "rationnel" de ces 

potentiels d'autodestruction en marche vaut ce que vaut un frein de bicyclette sur un jumbo‐jet. 

Mais ne faut‐il pas distinguer Fukushima de Tchernobyl ? Les événements qui se déroulent au 

Japon sont en effet issus d'une catastrophe naturelle et le potentiel de destruction qui y est à 

l'œuvre n'est pas  la conséquence d'une décision humaine, mais d'un tremblement de terre et 

d'un tsunami. 

DES RISQUES LIÉS À LA DÉCISION 

La  notion  de  "catastrophe  naturelle"  permet  en  effet  d'indiquer  ce  qui  n'a  pas  été  causé  par 

l'homme  et  dont  il  ne  saurait  être  tenu,  par  conséquent,  pour  responsable.  N'est‐ce  pas  là 

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toutefois une vision qui appartient aux siècles passés ? En lui‐même, ce concept est déjà faux, 

puisque  la  nature  ne  connaît  pas  de  "catastrophes",  tout  au  plus  des  processus  soudains  de 

transformation.  Des  transformations  telles  qu'un  tremblement  de  terre  ou  un  tsunami  ne 

deviennent des "catastrophes" qu'en référence à la civilisation humaine. Par ailleurs, la décision 

de  construire  des  centrales  nucléaires  sur  des  zones  sismiques  n'est  sûrement  pas  un 

événement  naturel  –  c'est  une  décision  politique  qu'il  a  fallu  justifier  en  tenant  compte  des 

exigences de sécurité dues aux citoyens, et qu'il a fallu imposer à ceux qui s'y opposaient. En ce 

qui  concerne  non  seulement  la  construction  des  usines  nucléaires, mais  également  celle  des 

immeubles  de  grande  hauteur,  et  même  le  plan  d'urbanisme  dans  son  ensemble  s'agissant 

d'une métropole  internationale  comme  Tokyo  (ce  qui  n'exclut  pas  les  villes  plus  petites),  les 

prétendues "catastrophes naturelles" se transforment en risques liés à la décision ; ceux‐ci sont 

donc – au moins en principe – imputables à des décideurs. Ce que l'actualité japonaise permet 

de bien percevoir c'est à quel point ce qui est imputable à la nature et ce qui l'est à la technique 

et aux compétences humaines sont directement enchevêtrés l'un à l'autre. 

De  manière  très  générale :  on  parle  de  "catastrophes  naturelles"  et  de  "dangers  pour 

l'environnement" à un moment de l'histoire où n'existe précisément plus quelque chose comme 

une "pure nature" que l'on pourrait opposer à la technique et à la société. Ce que l'un – disons 

l'industrie chimique – pollue et que l'on appelle alors "environnement" est tout bonnement ce 

que l'autre – disons l'agriculture, le tourisme ou la pêche – a à offrir sur le marché. 

L'industrie  nucléaire  a  appris  quelque  chose  du  mouvement  écologiste :  dans  la  course  au 

refoulement des risques majeurs, on peut ne plus nier le "risque résiduel" – et on s'emploie à 

gagner  un  coup  d'avance  en  noircissant  les  solutions  concurrentes.  Dans  la  surenchère  des 

apocalypses possibles, la mise en scène publique des risques donne lieu à un jeu différé : plus je 

noircis  le  concurrent  et  plus  j'éclaircis  du  même  coup ma  propre  noirceur  –  jusqu'à  la  faire 

blancheur. C'est ainsi, paradoxalement, que  l'aggravation du changement  climatique a  ouvert 

de nouveaux marchés mondiaux aux centrales nucléaires. 

La  réponse  aux  risques  modernes  se  trouvait  dans  l'assurance  comme  "technologie  morale" 

(François  Ewald). Nous  pouvions  ne  plus  être  nécessairement  asservis  à  la  providence  et  aux 

coups du destin. Le rapport à la nature, au monde et à Dieu changeait : désormais, nous étions 

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responsables  de  notre  propre  malheur,  tout  en  disposant  en  principe  des  moyens  d'en 

compenser  les  conséquences.  C'est  ainsi  en  tout  cas  qu'a  fonctionné  le  mythe  de  la  "vie 

assurée", triomphant depuis le XVIIIe siècle dans tous les domaines. 

Il a réussi effectivement à  faire que  les anciens risques de  l'époque  industrielle ont été  l'objet 

d'un  consensus  du  fait  qu'ils  reposaient  sur  une  sorte  de  suivi  de  précaution  (incendie, 

assurance, prises en charge psychologique, médicale, etc.). Or si nous sommes choqués à la vue 

des images de désolation qui nous viennent du Japon, cela tient aussi à l'intuition, entre chiens 

et loups, dont elles s'accompagnent : il n'existe aujourd'hui aucune institution, ni réelle ni même 

simplement concevable, qui soit préparée au "plus grand accident raisonnablement prévisible", 

aucune  institution, par conséquent, qui puisse, à cette fin des fins, garantir  l'ordre social et  la 

constitution culturelle et politique. 

Bien des acteurs, en  revanche,  se  spécialisent dans  le déni du danger, désormais possible. En 

effet  à  la  sécurité  par  le  suivi  de  précaution  s'est  substitué  le  dogme  sacré  de  l'infaillibilité. 

Chaque pays – en particulier naturellement la France, l'expert nucléaire Sarkozy sait bien cela – 

a  le parc de centrales  le plus  sûr du monde !  Les gardiennes du dogme,  ce  sont  la  science et 

l'économie  nucléaires,  celles‐là  mêmes  que  l'on  vient  de  prendre,  sous  les  feux  de  l'espace 

public mondial,  en  flagrant  délit  d'erreur.  À  l’époque  des  événements  de  Tchernobyl  (1986), 

Franz‐Josef  Strauss  prétendait  que  seuls  les  réacteurs  nucléaires  "communistes"  étaient 

susceptibles d'exploser –  sous‐entendu :  l'Occident  capitaliste développé dispose de centrales 

beaucoup plus sûres. Mais les avaries d'aujourd'hui se sont produites au Japon, pays high‐tech, 

qui  passe  pour  le  mieux  équipé  et  le  plus  sécurisé  possible.  La  fiction  selon  laquelle,  en 

Occident, nous baignerions dans la sécurité, a vécu. La simple question : "Que se passerait‐il, si 

jamais…?" tombe dans le vide d'une absence de précaution. Aussi la stabilité politique dans les 

sociétés  du  risque  ne  tient‐elle  qu'à  cette  autre  stabilité :  se  donner  des  raisons  de  ne  pas 

envisager le problème. 

En tout cas, ce mythe de la sécurité de la rationalité technique est en train d'exploser aux yeux 

du  monde  entier,  dans  toutes  les  salles  de  séjour,  avec  les  événements  dramatiques  de 

Fukushima. Quelle signification peut donc encore avoir une sécurité fondée sur la probabilité – 

et avec elle une analyse du risque fondée sur la technique et les sciences de la nature – quand il 

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s'agit d'estimer  l'accident  le plus grave  rationnellement prévisible, quand  sa  survenue  laissera 

bien sûr la théorie intacte, mais aura annihilé toute vie ? Ce qui conduit à cette autre question : 

à  quoi  bon  un  système  juridique  qui  réglemente  dans  le  moindre  détail  les  petits  risques 

techniquement négociables, mais use de son autorité pour  légaliser et  faire supporter comme 

"risque résiduel" acceptable des dangers majeurs qui menacent la vie de tous ? 

C'est à la "girouette de l'atome" – figure assez bien incarnée par la chancelière Angela Merkel – 

qu'on  appréciera  le  dilemme  d'une  politique  pro‐nucléaire.  Comment  une  autorité  politique 

peut‐elle se maintenir quand il lui faut aller au devant de la conscience que ses électeurs ont des 

dangers en leur tenant des propos énergiques sur leur sécurité, et se mettre du même coup en 

situation permanente d'accusée virtuelle possible, sa crédibilité dans son ensemble étant remise 

en cause au moindre signe de catastrophe ? 

Que  ce  qu'il  reste  d'espoir  au  Japon  réside  précisément  dans  l'intervention  des  "forces 

d'autodéfense",  chargées  de  se  substituer  à  un  système  de  refroidissement  défaillant  en 

larguant de l'eau de mer depuis des hélicoptères, est plus qu'ironique – autodéfense ou défense 

contre  soi‐même ?  Hiroshima  fut  effroyable  –  l'horreur  absolue.  Mais  du  moins  était‐ce 

l'ennemi qui avait  frappé. Que se passe‐t‐il quand  l'effroi provient de  la zone productive de  la 

société  –  et  non  de  militaires ?  Ceux  qui  mettent  aujourd'hui  la  nation  en  péril,  ce  sont  les 

garants  du  droit,  de  l'ordre,  de  la  rationalité,  de  la  démocratie  elle‐même.  Quelle  politique 

industrielle aurait‐il fallu défendre, si le vent porteur du dernier espoir avait tourné et si Tokyo 

avait  été  contaminée ? A  quelle  crise  de  la  technologie,  de  la  démocratie,  de  la  raison,  de  la 

société faudrait‐il nous attendre ? 

Certains  se  plaignent  de  ce  que  les  images  traumatisantes  qui  nous  viennent  du  Japon 

produiraient  de  fausses  peurs  et  joueraient  d'une  "pseudo‐science"  de  l'empathie. Mais  c'est 

méconnaître  avec  une  totale  naïveté  la  dynamique  politique  inhérente  au  potentiel  – 

généralement  sous‐estimé  –  d'autodestruction  du  capitalisme  industriel  triomphant.  Bien  des 

dangers – à l'exemple même des radiations nucléaires – sont en effet invisibles ; ils se dérobent 

à la perception quotidienne. Il s'ensuit que  la destruction comme la protestation ne sont donc 

exprimables  qu'au  moyen  de  symboles.  Le  citoyen  de  base,  qui,  eu  égard  à  des  menaces 

échappant de toute façon aux sens, est culturellement dépourvu d'yeux, peut devenir "voyant" 

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grâce aux images télévisées. 

La question de savoir s'il peut exister un sujet révolutionnaire capable de renverser  le rapport 

de  forces  qui  conduit  à  définir  la  politique  du  risque  est  une  question  qui  tourne  à  vide  (qui 

définit  ce  qu'est  un  risque  sérieux  et  ce  qui  ne  l'est  pas ?  Sur  la  base  de  quelles  hypothèses 

cognitives ?). Les mouvements anti‐nucléaires, la médiatisation des interventions critiques dans 

la sphère publique, etc., tout cela ne peut enclencher un retournement de la politique nucléaire 

–  ils n'y parviendront pas en tout cas avec  leurs seuls moyens. En fin de compte, s'il existe un 

contre‐pouvoir nucléaire, ce n'est pas tant du côté des manifestants qui bloquent les transports 

de  combustible  qu'il  faut  le  rechercher.  Le  fer  de  lance  de  l'opposition  à  l'énergie  nucléaire 

réside… dans l'industrie nucléaire elle‐même. 

Le mythe de  la sécurité est en train de se consumer dans  les  images de catastrophes dont  les 

exploitants nucléaires avaient catégoriquement exclu la possibilité. S'il est entendu, justifié, que 

les gardiens de la rationalité et de l'ordre légalisent et normalisent la mise en danger de la vie, 

alors  les milieux  bureaucratiques  de  la  sécurité  promise  ont  beaucoup de  soucis  à se  faire.  Il 

n'est pas faux, dès lors, de dire qu'à  la question du "sujet politique" dans la société de classes 

correspond, dans la société du risque, la question de la "réflexivité politique". 

Ce serait cependant une erreur d'en conclure que les Lumières sont entrées dans une nouvelle 

phase  dont  l'Histoire,  dans  sa  grande  charité,  nous  ferait  l'offrande.  On  peut  aussi  préférer 

estimer, tout au contraire, que la perspective ici esquissée évoque le stratagème de marins qui 

voudraient  évacuer  l'eau  qui  envahit  leur  navire  en  perçant  un  trou  au  fond  de  la  cale. 

Traduction Christian Bouchindhomme 

Ulrich Beck, sociologue allemand 

 

 

 

 

 

 

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Et ce fut le grand séisme 

et le Soleil s’obscurcit comme cilice, 

et se fit la Lune sang... 

Et les étoiles churent sur la terre 

ainsi le figuier secoué par le vent de tempête 

perd ses fruits encore verts. 

Et le ciel se roula comme un parchemin et disparut, 

et les montagnes, les îles 

se mirent en mouvement. 

Et les rois de la terre, les seigneurs, 

les riches, les capitaines, 

les puissants et les hommes francs, 

tous coururent se réfugier 

dans les cavernes, dans les gorges, 

disant aux rochers et aux pierres : 

roulez, ensevelissez‐nous 

dissimulez‐nous à la face 

de celui qui siège sur le trône, 

et à l’ire de l’agneau, 

car venu le grand jour de sa colère, 

qui peut en réchapper? 

 

Poème de Arseni Tarkovski dans Stalker 

 

 

 

 

 

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http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/03/25/la‐societe‐du‐risque‐mondialise_1497769_3232.html   Cet article marque un point de départ pour une théorie de la catastrophe. 

 Il peut paraître étrange d'assimiler responsabilité et catastrophe, car la civilisation ne peut pas 

répondre  de  la  nature,  et  ne  peut  pas  être  tenue  pour  responsable.  Mais  peut‐elle  être 

responsable  de  ses  propres  créations  quand  celles‐ci  deviennent  le  lieu  de  leur  propre 

destruction.  Fukushima  est  le  lieu  d’une  catastrophe  particulière,  car  ce  qui  marque 

particulièrement  dans  cette  catastrophe,  ce  n'est  pas  la  puissance  extraordinaire  du  tsunami 

(qui ne  l’est apparemment pas pour  les  responsables, qui en nient  la  réalité,  sous  couvert de 

rareté  du  cas...)  ,  car  le  désastre  ne  suscite  que  son  propre  désastre,  phénomène  naturel 

désastreux, exceptionnel, tragique. 

Nous pouvons voir dans l’histoire de la civilisation des cas similaires, et les couches géologiques 

témoignent de la sédimentation de l'être terre/civilisation depuis son origine.  

 La cité est définie par son rapport d’opposition/dépendance au monde naturel, à l'Autre, et ce 

depuis toujours, et  la modernité consiste à créer un  lien harmonieux entre les deux, lien brisé 

quand  l’une  des  deux  «parties»  prend  une place  trop  importante,  crise  écologique  d’un  côté 

quand  la  modernité  n’entre  pas  dans  la  logique  de  l’écosystème  global,  catastrophe  quand 

l’écosystème  global  se  déchaîne,  guerre  quand  l’Autre  est  Humain.  Mais  ce  qui  marque  si 

profondément  le  monde  hyper‐moderne,  c'est  que  cette  opposition  est  retournée.  La 

civilisation  hyper‐moderne  vit  ce  qui  est  appelé  le  «village  global»,  où  l’humanité  vit  une 

situation exceptionnelle de s’étendre sur  la totalité de l’écosystème. Cela ne poserait pas trop 

de problèmes si la civilisation vivait dans l’équilibre défini plus haut, et la crise écologique pose 

problème pour  l’espèce humaine, avec des dérèglements perturbant profondément  l’équilibre 

de  la  vie, mais  ne  remettant  pas  en  cause  sa  pérennité,  la  vie  ayant  fait  preuve  d’inventivité 

pour survivre depuis des millénaires. La crise écologique, qui n’est pas à défendre, au contraire, 

elle mérite tous les efforts pour être digérée, ne remet pas en cause la présence au long terme 

de la vie. Mais la présence du nucléaire pose d’autres questions que la seule destruction d’une 

part de l’humanité. La civilisation hyper‐moderne possède la possibilité de détruire l’organisme 

global de vie, non pas la transformation de l’équilibre de l’écosystème, la destruction de la vie, 

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vie qu’il est très peu probable de trouver ailleurs (encore moins probable qu’un tremblement de 

terre  sur  le  parc  nucléaire  mondial,  comme  le  prédisent  les  cultivateurs  de  radioactivité...). 

L'ingérence  à  Fukushima  est  la  triste  image  de  cette  nouvelle  cité,  si  nous  pouvons  l'appeler 

ainsi, qui  se  tourne  le  dos et qui assiste  impuissante à  sa propre destruction.  L’hypothèse où 

Tokyo devrait être évacué  serait  la marque de cette  cité, non pas ville  fantôme,  car une ville 

fantôme  est  la  fuite  de  la  civilisation  vers  la  civilisation,  en  une  évolution  organique  vers  un 

monde meilleur, mais  fuir  Tokyo  signifierait  fuir  la  civilisation,  vers  un monde  sans  après.  La 

première solution serait la fuite vers un avant, mais un avant potentiellement hypothétique (et 

fantasmé, dans notre civilisation sans plus aucun avant), car la raison de la fuite reposerait déjà 

dans la conscience de la fuite, conscience sur laquelle repose la construction de cette fuite. 

 En  1962,  dans  son  film  "La  Jetée"  Chris Marker montrait  un monde  dévasté  par  une  guerre 

nucléaire, où ce qui restait de civilisation tentait, alors que l'exploration de l'espace était devenu 

impossible, de passer par le temps pour trouver l'énergie et des moyens techniques nécessaires 

à la reconstruction de la civilisation. Par la mise en image de la conscience, il faisait voyager un 

"héros" bien particulier dans le temps (dont le seul héroïsme était d'être attaché fortement au 

réel par une image d'enfance), en  le faisant rentrer dans le réel par l'image, dans le but de s’y 

mouvoir  et  de  tenter  de  créer  un  pont  avec  le  passé,  puis  le  futur.  La  chute,  qui  signe  le 

commencement du film, montre le «héros» face à un choix. Il lui est proposé par les hommes du 

futur  de  rester  dans  ce monde  futur  pacifié,  sauvé; mais  plutôt  que  ce monde  de  l’après,  il 

décide de retourner avant la catastrophe, au moment de la scène qu’il l’avait tant marqué étant 

enfant. C’est alors qu’il comprend, en se faisant  tuer que cette scène avait été  la vision de sa 

propre mort. 

 La  scène  fait  basculer  ce  souvenir  qui  l’avait  tant marqué,  laquelle,  pendant  tout  le  film  est 

montrée  comme  un  moment  de  bonheur.  Elle  aurait  pu  être  l’image  d’un  simple  moment 

réellement vécu, comme il est montré au début de l’exploration des souvenirs dans la tentative 

d’accrocher le temps, de vrais chats, de vrais moments de bonheur, de vrais visages etc... Il n’en 

est  rien,  et  ce  qui  a  formé  la  capacité  de  notre  «voyageur»  à  rentrer  dans  le  réel  et  dans  le 

temps  n’a  pu  avoir  lieu  que  grâce  à  la  vision  de  sa  propre  mort,  en  polarité  avec  ce  visage 

féminin qui  forme  la  trame des voyages. Mise en abîme de  sa propre conscience, et mise en 

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abîme de la civilisation, car ce voyage dans la conscience avait pour but de sauver l’humanité de 

sa propre destruction, et le voyage s’est soldé (au sens du prix à payer, pas de la finalité), par la 

mort  même  du  sauveur.  Le  film  met  en  scène,  non  pas  un  voyage  dans  le  temps,  mais  la 

destruction par la civilisation de sa propre existence et forge comme postulat que l’origine de ce 

processus repose déjà dans sa propre fin. 

 En mettant de telle façon en scène le destin de l’Humanité, espèce qui arrive à abolir la voie de 

l’espace  (thème  critique  vis‐à‐vis  de  la  modernité,  qui  entretient  un  rapport  à  l’espace,  au 

territoire de façon absolue ; voir le rapport entre la bombe atomique et le Land Art américain) 

Chris Marker situe l’enjeu de l’homme de la fin, dans le sens Andersien, face à sa propre fin, de 

manière active. L’homme de la Jetée observe ce passage du temps de la modernité au temps de 

la fin en étant le témoin de sa propre mort.  

 Ce  film  possède  un  caractère  Initiatique  pour  l’architecte  de  notre  époque,  qui  prend  pour 

tâche de participer au sauvetage de l’humanité. Si ce film montre le passage entre la modernité 

et  le  temps  de  la  fin,  par  le  biais  d’un  héros  passif,  dirigé  par  la  nécessité  catastrophique  et 

concentrationnaire de la fin du monde, il appelle à un acte qui n’est pas encore présent dans le 

film, mais qui est d’une certaine manière en substance, proposé par la fable du voyage dans le 

temps. Sauver l’humanité passe par la ressource technologique apportée du futur, par l’entrée 

en contact avec ceux qui vivent «l'après» sauvetage. Chris Marker utilise un sophisme prenant la 

forme  d’un  «déguisement  du  destin»  pour  les  survivants,  qui  affirme que  si  l’humanité  avait 

survécu, elle ne pouvait pas refuser à son propre passé les moyens de sa survie. 

Voyager dans  le passé possède d’un point de vue philosophique une  justification relativement 

évidente, en mettant en scène le rôle de la mémoire, encrée dans  le réel par des images, une 

introspection permet d’en arriver à un «moment de vie». Cela nous est montré, dans le rapport 

entre  image  immobile  et  image  mobile,  lors  du  moment  poétique  crucial  de  La  jetée,  où  le 

visage de la femme s’anime par la mise en mouvement de la pellicule et des effets de lumière, 

comme une  ode  au  cinéma  et  à  l’image.  Cette  scène marque  l’entrée mobile  dans  le  réel  du 

héros, qui peut alors se déplacer dans l’image, dans la mémoire, dans  le réel. Ce point de vue 

pourrait  être  l’état  parfait  de  l’Architecte  qui  se  déplace  dans  le  temps,  dans  l’Architecture 

intemporelle, au centre des archétypes, dans une Architecture en perpétuel recommencement, 

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qui  va  de  la  première  stèle  mortuaire  aux  plus  grands  projets  de  Kahn.  Accéder  à  ce  degré 

d’Architecture  peut  se  trouver  être  le  but  sublime  d’une  culture  idéaliste  et  possède  en  soi‐

même  bien  des  vertus  profitables  au  bien  de  tous.  Qu’est‐ce  qu’une  bonne  Architecture?  se 

poserait comme question cet Architecte. 

 Mais  dans  l’optique  de  la  situation  de  la  catastrophe,  cette  vue  de  l’architecture  se  trouve 

biaisée.  Nous  avons  vu  comment  cela  abouti  à  la  possibilité  de  la  destruction  totale,  et  à  la 

situation dépeinte jusque‐là dans le film de Chris Marker.  

 Je disais que Chris Marker avait l’intuition d’un autre Architecte dans son film, et cet Architecte 

devait non plus voyager dans  le passé, mais  sauver  le présent en allant DANS  le monde  futur 

trouver  des  ressources  nécessaires  au  monde  passé  pour  sa  survie.  Ce  passage  est  le  plus 

mystérieux du  film, et nous voyons comment Chris Marker a eu  du mal à appliquer  la même 

forme d’expression plastique que pour le passé, laquelle repose sur des images fixes en noir et 

blanc  convenant  parfaitement  pour  un  travail  sur  le  réel  et  la  mémoire.  Nous  voyons  qu’il 

applique  le même procédé pour  le  voyage dans  le  futur, et nous montre maladroitement des 

êtres imaginés, de stature hiératique, marqués d’un «troisième oeil», signifiant maladroitement 

que le sujet est délicat à traiter, et que son propos repose sur une représentation maladroite. 

De  manière  plus  étrange  est  significative,  il  nous  montre  des  formes  organiques  abstraites, 

voulant  signifier  des  villes  reconstruites,  des  pays,  des  plans  d’une  architecture 

incompréhensible, nous montrant l’impossibilité de comprendre une forme de penser issue du 

futur.  (S.  Kubrick  s’est  retrouvé  face  au  même  problème  de  représentation  lors  du 

retournement du film 2001  l'odyssée de  l’espace quand  le héros passe au‐delà de  l’infini et se 

transforme, en passant dans des champs de couleur, puis dans une architecture étrange pour se 

voir mourir  et  renaître  en  surhomme, montré  de manière maladroite  par  une  sorte  « d’être 

cosmique») 

 Du point de vue de l’architecte c’est un renversement total de la logique même de projet, qui 

utilise  le  moyen  de  la  représentation,  pour  faire  sens  et  projet  DANS  et  à  partir  du  monde 

existant, pour créer  le monde futur. L’architecte doit permettre à  l’humanité d’habiter un  lieu 

dans  le  futur d’un monde possible. Dans  l’optique d’un temps de  la  fin, selon Chris Marker,  le 

projet architectural  se  déroule  dans un  temps de  l’après architecture pour  pouvoir  créer une 

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aArchitecture.  L’aArchitecte  (l’Architecte  de  l'après)  doit  utiliser  une  représentation  future, 

comme    une  technologie  venant  du  futur  pour  lui  permettre  d’atteindre  ce monde  d’où  est 

issue  l’architecture  ainsi  produite.  Une  architecture  ainsi  produite  serait  une  architecture  de 

«l’après», une architecture qui aurait été fabriquée à partir de la catastrophe, avec ses plaies. 

 Avant d’en arriver  là,  il  est nécessaire d’explorer  les potentialités de  la projection d’une  telle 

architecture et sur quelles modalités elle pourrait reposer, si tant est qu’elle puisse exister. 

 Il  sera  exploré  dans  la  suite  du  travail  entre  architecture  et  cinéma,  comment  le  film  «Le 

Sacrifice» de Andreï Tarkovski ouvre des champs d’exploration d’un être‐au‐monde particulier, 

faisant question quant à la catastrophe nucléaire, à l’architecture et à la responsabilité. 

 

 

 

 

 

« Le  caractère  hérétique,  c’est‐à‐dire  Sacré,  de  la  poésie  est  motivé  par  la  conviction  que 

l’homme est le plus cruel des êtres vivants. 

La  condition  spirituelle  du  poète  mène  à  la  catastrophe.  La  culture  poétique  naît  du  désir 

d’éviter cette catastrophe. » 

 

Andreï Tarkovski – Notes du scénario du Sacrifice 

             

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«Brûlé de soifs spirituelles, 

j’errais au désert sombre et sourd, 

quand un Séraphin aux six ailes 

m’apparut dans un carrefour. 

De ses doigts légers comme un songe, 

touchant mes yeux, il fit s’ouvrir 

ma prunelle ardente qui plonge 

au plus profond de l’avenir, 

dilatée, et claire, et pareille 

à la pupille de l’aiglon 

qu’un effroi nocturne réveille. 

Et puis, il toucha mon oreille 

qui s’emplit de bruits et de sons. 

Et j’entendis alors l’étrange 

frémissement du firmament, 

et j’entendis le vol des Anges ; 

et j’entendis, depuis ce moment, 

Léviathan frôler la mousse 

dans les abîme sous‐marins, 

la croissance des jeunes pousses, 

dans les taillis du val voisin. 

Page 14: Être-Architecte partie 1

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Penché sur ma bouche frivole, 

il prit ma langue qui pécha 

par blasphème et vaines paroles, 

et de sa droite, il l’arracha ; 

puis l’Ange, d’un geste farouche 

descella de nouveau mes dents ; 

sa main sanglante dans ma bouche 

mit le dard d’un serpent prudent. 

Et puis il fendit de son glaive 

ma poitrine, et je sens soudain 

que sa dextre cruelle enlève 

mon coeur palpitant de mon sein, 

et place, dans la plaie ouverte, 

un bloc de charbon embrasé... 

Dans la plaine, cadavre inerte, 

gisait mon corps martyrisé... 

Tout à coups retentit le Verbe, 

Le Verbe irrité du Très‐Haut : 

«O toi qui gis là‐bas dans l’herbe 

lève‐toi, mortel, il le faut. 

Réveille‐toi donc de ton somme : 

debout, Prophète, entends et vois ! 

Obéis ! parcours à la fois 

terres et mers, et que ta voix 

brûle partout le coeur des homme!»» 

 

 

A. Pouchkine, Oeuvres poétiques, op. cit., «Le Prophète», traduction d’Henri Grégoire 

 

 

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Coupure de presse : 

 

Une fuite d'eau signalée à la centrale nucléaire d'Onagawa après le séisme de jeudi 

LEMONDE.FR avec AFP et Reuters | 08.04.11 | 06h43  •  Mis à jour le 08.04.11 | 09h25 

Des fuites d'eau ont été repérées à la centrale nucléaire d'Onagawa après le nouveau séisme de 

magnitude 7,1  survenu  jeudi dans  le nord‐est du Japon, a annoncé vendredi  l'exploitant de  la 

centrale, Tohoku Electric Power. 

"En raison des secousses, plusieurs anomalies ont été relevées dans les bâtiments des réacteurs", 

a  expliqué  un  responsable  de  l'Agence  de  sûreté  nucléaire  lors  d'une  conférence  de  presse, 

soulignant toutefois que le niveau de radioactivité était "très inférieur" à la limite légale. 

"De  l'eau  a  notamment  débordé  de  la  piscine  de  désactivation  du  réacteur  2",  a  précisé 

l'exploitant de cette centrale qui compte trois réacteurs. De l'eau a aussi été découverte sur le 

sol  à  plusieurs  étages  des  bâtiments  des  autres  unités,  mais  à  chaque  fois  en  très  petite 

quantité. 

Tohoku  Electric  Power  s'attend  toutefois  à  relever  plusieurs  autres  incidents  en  poursuivant 

l'inspection  du  site.  La  centrale,  dont  la  structure  n'a  pas  été  abîmée,  est  arrêtée  depuis  le 

terrible séisme et le tsunami géant qui ont dévasté le nord‐est de l'archipel le 11 mars. Toutefois 

le combustible qu'elle contient doit être en permanence refroidi. 

La baisse du niveau d'eau dans ces piscines de refroidissement est une source d'inquiétude car, 

si elles ne sont pas suffisamment immergées, les barres de combustible usagé provoquent des 

rejets radioactifs dans l'atmosphère. 

Aucun dégât n'a été en revanche signalé sur le site de la centrale accidentée de Fukushima Dai‐

Ichi (n° 1), lors du séisme du 11 mars, située plus au sud, selon l'opérateur Tokyo Electric Power 

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(Tepco). 

Brièvement évacués jeudi soir, les techniciens y continuaient vendredi à injecter de l'azote dans 

le réacteur 1 afin d'empêcher une explosion d'hydrogène. 

QUATRE MORTS 

Deux  femmes  de  83  et  63  ans  et  deux  hommes  de  79  et  85  ans  ont  été  tués  et  plus  d'une 

centaine de personnes blessées dans les préfectures de Miyagi et Yamagata, selon les autorités 

et l'agence de presse Jiji, lors du séisme de jeudi. 

Quelque 3,3 millions de  foyers ont été privés d'électricité dans  la  région du nord‐est,  indique 

Tohoku Electric Power et les transports ferroviaires sont à nouveau perturbés, certaines lignes 

de trains rapides Shinkansen ayant été stoppées. 

Ressenti  jusqu'à Tokyo,  le tremblement de terre de magnitude 7,1 a été  la plus  forte réplique 

enregistrée depuis  le séisme et  le tsunami qui ont  fait plus de 27 000 morts et disparus  le 11 

mars. 

ALERTE AU TSUNAMI LEVÉE 

Le tremblement de terre s'est produit à 23 h 32, heure locale (16 h 32, heure française) à une 

profondeur de 49 km, selon l'Institut de géophysique américain USGS. Son épicentre était situé 

dans l'océan Pacifique, à 66 km à l'est de la ville de Sendai, dans la préfecture de Miyagi. 

Une alerte à un  tsunami pouvant aller  jusqu'à deux mètres de haut a été  levée une heure et 

demie plus tard sans qu'il y ait eu de vagues anormalement élevées signalées sur  le rivage. Le 

séisme et le tsunami géant du 11 mars ont fait plus de 27 000 morts et disparus, selon la police. 

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Causalité 

 

"Le  concept  philosophique  du  sublime,  bien  qu’il  soit  apparu  avant  1755,  a  été  développé  et 

fortement valorisé par Emmanuel Kant, qui a tenté de saisir toutes les implications du séisme de 

Lisbonne.  Le  jeune  Kant,  fasciné  par  la  catastrophe,  collecta  toutes  les  informations  qui  lui 

étaient  accessibles  et  les  utilisa  pour  formuler  dans  trois  textes  successifs  une  théorie  sur  la 

cause  des  séismes.  Sa  théorie,  qui  reposait  sur  le  mouvement  de  gigantesques  cavernes 

souterraines  remplies de gaz  chauds,  fut démentie par  la  science moderne, mais  représentait 

néanmoins la première tentative d’expliquer un tremblement de terre par des facteurs naturels 

et non  surnaturels.  Selon Walter Benjamin,  le petit  livre de Kant  sur  les séismes «  représente 

probablement les débuts de la géographie scientifique en Allemagne, et très certainement ceux 

de la sismologie »." 

 

Source wikipédia :  http://fr.wikipedia.org/wiki/Tremblement_de_terre_de_Lisbonne 

 

 

 Cet extrait situe une des notions phares d’une problématique entre architecture, catastrophe 

et  responsabilité.  Elle  nous  permet  de  poser  la  question  de  la  causalité  en  architecture, 

induisant une manière de considérer le monde. 

 Nous  voudrons montrer  comment,  du  point  de  vue  de  la  catastrophe  actuelle,  il  est  devenu 

obsolète  de  parler  de  causalité  naturelle  du  séisme  vis‐à‐vis  de  la  responsabilité.  En  nous 

appuyant sur la vision Tarkovskienne de l’art, nous questionnerons l’acte architectural dans un 

cadre de village global, où  l’architecte se retrouve confronté à  l’absolu, à  l’intérieur même de 

son agir, et fait ainsi le parallèle avec la création artistique. 

 Dans  son  livre  « Le    Temps  Scellé »,  Andreï  Tarkovski  écrit,  pour  introduire  ses  convictions 

cinématographiques  que  nous  étudierons  plus  loin,  à  propos  de  la  notion  de  temps  et  de 

l’importance que revêt le caractère moral de la conscience dans l’appréhension du monde. 

 

 

 

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Andreï Tarkovski introduit son chapitre « Fixer le temps » ainsi :  

 

« STAVROGUINE. – Dans l’Apocalypse, l’Ange jure que le temps n’existera plus. 

 KIRILOV.  –  Je  sais,  Ça  y  est  net,  vrai  et  précis.  Lorsque  l’homme  tout  entier  aura  atteint  le 

bonheur, il n’y aura plus de temps, parce qu’il sera devenu inutile. Une idée très juste. 

STAVROGUINE. – Mais où est‐ce qu’on le cachera ? 

KIRILOV. – On ne le cachera nulle part. Le temps n’est pas un objet, mais une idée. Il s’éteindra 

dans l’esprit. » 

 

                Dostoïevski, Les Possédés, deuxième partie, chapitre 5. 

 

 

 « Le  Temps  est  la  condition  d’existence  de  notre  « moi ».  Il  est  son  atmosphère  vitale.  Il 

s’évanouit pour raison d’inutilité quand se rompent les liens entre la personne et les conditions 

de  son  existence.  Quand  survient  ce  qu’on  appelle  la  mort,  qui  est  aussi  la  mort  du  temps 

individuel :  la  vie de  l’être humain devient alors  inaccessible aux  sentiments de ceux qui  sont 

restés en vie. Elle est morte pour son entourage. Le temps est nécessaire à  l’homme de chair 

pour réaliser sa personnalité. Je ne considère pas ici le temps linéaire, qui signifie avoir le temps 

de faire quelque chose, de  réaliser tel ou tel acte, qui est un résultat.  Je m’intéresse, quant à 

moi, à la cause, à ce qui féconde l’homme au sens moral.  

Ni  l’histoire  ni  l’évolution  ne  sont  encore  le  temps.  Elles  sont  toujours  des  conséquences.  Le 

temps est un état, la flamme où vit la salamandre de l’âme humaine. 

Le temps et la mémoire se fondent l’un dans l’autre comme deux faces d’une même médaille. » 

  

 Par  cette  citation,  A.  Tarkovski  ouvre  vers  ce  qui  servira  de  base  à  la  situation  de  notre 

Architecte. En situant ainsi les conditions de son exercice, il définit alors la base d’un rapport de 

causalité  qui  prend  appui  sur  la mémoire  et  la  conscience morale  de  l’homme.  La  notion  de 

conscience morale de l’homme devient alors l’élément charnière du déroulement temporel du 

monde. Parlant ensuite de la notion de réversibilité du temps, il énonce comment la conscience 

vit un rapport au temps inverse vis‐à‐vis du monde et de ses rapports de causalité. Si le monde 

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s’enchaîne dans un rapport de cause à effet, en se déposant dans l’âme comme une expérience 

dans  le  temps,  la  conscience  établie  elle  un  rapport  inverse,  elle  « remonte  le  temps »  en 

plongeant des effets vers les causes. Cette précision pose la condition d’existence de l’homme 

de manière causale, mais d’une manière où cette causalité est duale.  

 C’est là que A. Tarkovski situe la position de l’artiste comme tenant de la conscience morale de 

son rapport au monde. L’artiste vit et agit dans le monde, mais est surtout porteur, A. Tarkovski 

parle même de    l’artiste « victime », de  la conscience, ce qui  le pousse à  faire de  l’expérience 

qu’il a vis‐à‐vis de la conscience même un principe moral majeur. L’artiste saisi en lui‐même le 

principe causal de la conscience et se trouve, quand il est confronté au monde, face à des effets 

dont sa conscience est la cause. L’artiste Tarkovskien n’est pas surpris par les évènements, mais 

est profondément ébranlé par le fait qu’il voit dans le monde la manifestation des actes dont sa 

conscience connaît l’essence. A. Tarkovski met clairement en évidence cette légalité propre à la 

conscience  dans  son  film  Stalker  lors  d’une  scène  qui  révèle  la  légalité  de  la  « zone »,  où  le 

personnage de   l’artiste veut quitter  le groupe mené par  le Stalker, ne se fiant pas au dire de 

celui‐ci, et part tout seul à l’aventure dans la « zone ». Il avance, et A. Tarkovski met ici, par  le 

cinéma, magistralement  en  oeuvre  le  processus  spirituel  qui  relie  l’artiste  au monde,  comme 

pour  révéler à  l’artiste même son véritable  sens.  La  scène montre  l’artiste quittant  le groupe 

vers le fond de l’image, vers l’entrée d’une maison. Plan suivant, l’artiste est filmé de dos avec la 

caméra centrée sur sa tête et ses épaules, le fond est flou. Les deux avancent doucement, pour 

montrer la « pression du temps » interne au déroulement temporel de la scène. Plan suivant, la 

caméra est située depuis l’intérieur de la maison, depuis l’endroit que  l’artiste regarde. Le vent 

se  lève,  l’artiste regarde vers  la caméra,  l’éloignement ne permet pas de savoir s’il s’agit d’un 

« regard caméra »,  l’artiste avance vers la maison, se dirige vers la caméra,  le vent s’accentue, 

un bruit d’oiseaux qui s’envolent apparaît, puis une voix dit « arrêtez ! ne bougez plus ! ». Cette 

voix ressemble fortement à la voix de l’artiste. 

 L’artiste ne comprend pas, demande au Stalker si c’est lui qui l’a arrêté, mais est, en tout cas, 

profondément bouleversé par l’expérience. A. Tarkovski met en œuvre ici sa vision de l’artiste, 

qu’il  confronte  avec  un  artiste  « en  quête »  qui  ne  trouve  pas  l’inspiration,  et  qui  apprend  à 

trouver  la  source  de  son  inspiration.  A.  Tarkovski  est  clair.  Elle  vient  de  lui‐même,  de  sa 

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conscience même, conscience non pas  imaginaire, irréelle, mais baignée par la vérité. L’artiste 

est montré ici comme principe causal du monde, par l’expérience de l’absolu à l’intérieur même 

de lui‐même.  

 

 Si Alexander  dans  le  film Le Sacrifice  se dit  lors  de  la guerre nucléaire, que  le  jour qu’il  avait 

attendu toute sa vie, se manifestait, c’est que justement, l’homme sent dans sa conscience que 

le  devenir  du  monde  entier  se  manifeste,  car  il  en  subit  le  poids  au  quotidien  et  vit 

perpétuellement  avec  la  conscience  que  cette  menace  existe.  Dans  Le  Sacrifice  encore,  le 

personnage  d’Otto,  le  facteur,  est  révélateur  de  la  situation  de  l’homme  vis‐à‐vis  de  la 

catastrophe et du futur. Otto est un personnage énigmatique. Facteur, lecteur de Nietzsche, il 

s’intéresse  aux  phénomènes  étranges.  Ce  fait  est  l’image  de  facultés  qui  semblent  le 

questionner. Juste avant la catastrophe nucléaire, après avoir décrit une histoire apparemment 

impossible, marche dans  le salon de  la maison, et tombe tout d’un coup au sol, évanoui.  Il  se 

relève,  rampe  au  sol,  s’assoit  sur  une  chaise,  et  en  remontant  sa  montre,  répond  aux 

interrogations de ses amis. « L’aile d’un mauvais ange m’a touché ». Fasse à leur scepticisme, il 

leur répond que ce n’est pas une blague, et quelques instants plus tard, la catastrophe arrive. 

 Cette  conscience  de  l’artiste,  qui,  à  l’intérieur  de  l’individu,  permet  d’accéder  à  l’absolu, 

permet‐t‐elle  de  dépasser  l’individuel  et  d’acquérir  une  vertu  universelle  utilisable  dans 

l’exercice  du  projet  architectural  ?  Cette  expérience  semble  en  rien  être  basée  sur  des  faits 

extérieurs, de  l’ordre de  la projection architecturale, mais  relever de  l’expérience à  l’intérieur 

même de la conscience, qui se manifeste au monde, en elle même. 

 

 Ceci ouvre sur une opposition exposée dans Stalker avec le trio Artiste/Scientifique/Stalker qui 

forme  les  trois  piliers  de  la  connaissance  chez  A.  Tarkovski,  et  illustre  en  profondeur  les 

questions posées par une époque schizophrène. 

 En polarité avec l’artiste, A. Tarkovski met en œuvre le personnage du Scientifique de la même 

façon  que  l’artiste.  Durant  tout  le  film,  les  deux  personnages  s’opposent  constamment  pour 

tenter  de  définir  le  sens  de  leur  quête,  traverser,  guidé  par  un  « Stalker »,  un  lieu  étrange 

nommé  « La  Zone »  dans  le  but  d’atteindre  une  chambre  qui  se  trouve  en  son  sein  et  qui 

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exaucerait le voeux le plus cher de celui qui y rentrerait. 

 Le  scientifique  a  un  comportement  totalement  inverse  de  celui  de  l’artiste,  qui  se  souciait 

uniquement du but de l’aventure et de la causalité du voyage, qu’il sentait venir du fond de sa 

conscience. Seulement, il ne voit dans les faits, le monde, qu’un système de leurres insignifiants 

sans justifications, alors que le scientifique ne fait attention qu’aux objets, et ne considère pas 

les rapports de causalité fondant la zone auxquels se confronte l’artiste, comme ayant valeur de 

réalité. Il ne voit le processus que comme un système mécanique, dont il pourra sortir un objet 

de  caractère  scientifique,  mesurable,  sous  forme  « d’une  pleine  malle  de  bonheur ».  Cette 

situation  reste  du  domaine  de  la  rationalité,  et  ne  semble  pas  réellement  poser  problème. 

Seulement, lors du voyage à travers la Zone, le Stalker semble profondément perturbé par le fait 

que  le  scientifique ne  soit pas victime des  pièges, et possède une  indépendance vis‐à‐vis  des 

rapports de causalité entretenus dans la zone. La peur du Stalker semble justifiée, même s’il ne 

se  doute  pas  totalement  du  caractère  nocif  que  cela  semble  entraîner  sur  la  suite  des 

évènements. Le scientifique, qui a évité les pièges, justement, était parti chercher son sac sans 

faire  attention  aux mises  en  garde  du  Stalker.  Il  se  trouve  que  dans  ce  sac  se  trouve  l’objet 

fondant  le  but  de  la  venue  du  scientifique  dans  la  zone.  Il  ne  voulait  non  pas  trouver  un 

fondement à la science, mais estimait que la zone et ses chimères ne pouvaient pas continuer à 

exister au vu de la nature humaine et de la situation dans laquelle elle est, il prit alors dans son 

sac  une  bombe,  pour  détruire  la  chambre.  A.  Tarkovski  semble  avoir  perçu  le  danger  de  la 

connaissance scientifique, qui ne se permet pas de voir un quelconque but au déroulement des 

faits, et renvoie à l’aléa le principe causal, que la raison ne permet pas de saisir. Mais au‐delà de 

ce  fait,  la  présence  de  la  bombe  comme objet  final  de  la  science  situe  en  profondeur  le mal 

interne  à  la  rationalité.  La  possibilité  de  la  destruction  réfléchie,  par  la  pensée  scientifique, 

exclue toute conscience morale à l’individu qui se baserait sur ce mode de penser. Au final, sur 

le seuil, le scientifique est obligé de laisser au réel son existence et la part du doute, car il avoue 

son impuissance à le saisir, et pose une première pierre de la moralité scientifique : rien ne doit 

être commit qui ne soit réversible. 

 

 

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 C’est face à cette double schizophrénie que se retrouve l’architecte de notre temps. Artiste, il 

se  trouve  à  l’intérieur  de  lui‐même  inclut  de manière  causale  dans  le  devenir  du monde,  et 

connaît maintenant consciemment le caractère dangereux et meurtrier que revêt sa profession. 

Cela  le met dans un premier état qui  fait de  lui son propre prédateur, et d’un autre côté  il se 

retrouve  dans  la  situation  où  son  seul  moyen  d’appréhender  le  monde  le  met  face  à 

l’impossibilité de connaître l’essence des liens de causalité qui régissent le monde dans lequel il 

agit, et ainsi se retrouve aveugle aux réels problèmes que soulève sa profession. 

 Dans  la  suite  de  notre  travail  nous  tenterons,  par  l’analyse  approfondie  de  la  méthode 

Tarkovskienne de considérer sa création artistique, tout en la confrontant aux personnages du 

Stalker,  ainsi qu’aux actes de certains personnages principaux, de dégager  la  force de  l’action 

artistique Tarkovskienne. Nous  la  confronterons alors avec  la pratique du projet architectural, 

en  ouvrant  sur  la  culture  contemporaine  de  l’art  et  de  l’architecture,  dans  le  but  de  cibler 

quelques pistes de réflexions faisant échos à nos questionnements.