ertains événements en apparence anodins j’ai revécu … · jardin de méditation 4 5 ci-dessus...

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AVANT-PROPOS C ertains événements en apparence anodins laissent en nous des traces profondes à même d’influencer à jamais le cours de notre existence. En 1961 j’avais vingt ans et j’effectuais mon ser- vice militaire en Algérie. Mon régiment de ca- valerie était cantonné dans le sud Oranais, sur les hauts plateaux dominants la dépression saharienne. Dans cette région montagneuse et aride, le soleil, dès les premières heures de la matinée, rependait une violente lumière et la réverbération, sur le sol surchauffé, produisait des ondes de chaleur, rendant l’horizon indistinct et mouvant. Le ciel éblouissant, hostile, semblait vouloir nous écraser, nous réduire en poussière. Aussi, c’est avec soulage- ment que nous assistions à la fin du jour, à l’apparition à l’orient des premières étoiles. La nuit venue, l’altitude et l’extrême sécheresse de l’air favorisait une visibilité exceptionnelle de la voûte céleste. L’air était transparent et quand l’obscurité avait aboli le paysage alentour, le ciel s’offrait à nous en une perception tridimension- nelle, et je prenais plaisir chaque soir à contempler le nez en l’air ce spectacle scintillant. Par une nuit chaude et sans lune, en attendant mon tour de garde, je m’étais allongé sur le sol, bras et jambes écartés. Du sable sur lequel j’étais étendu émanait la chaleur accumulée durant la jour- née et tout mon corps en était irradié. Dans cet étrange état de quiétude et de vacuité, je percevais la Terre comme un organisme vivant, comme le corps protecteur d’une mère. Je regardais le mouvement des étoiles, envahi par un profond vertige et la sen- sation tangible d’un basculement du Monde. Le ciel n’était plus au dessus de moi mais en dessous et seule l’attraction terrestre empê- chait mon corps d’être aspiré par le vide. La terre, noyée dans l’ombre, l’espace interstellaire remplissait tout mon champ visuel. Pour la première fois, probablement du fait de la position de mon corps et la disposition de mon esprit, je ressentais physiquement et psychiquement cette réalité cosmique, l’unicité de l’Univers. Le vertige peu à peu dissipé, une profonde émotion m’a submergé, un moment de grâce, de communion, de plénitude. Je prenais conscience du sens obscur du Monde, de mon appartenance à ce Tout qu’est la Nature où l’infiniment petit et l’infiniment grand se conjuguent en une seule et même entité. Ce fut comme la révé- lation d’une vérité qui m’avait échappée, réalité occultée jusqu’alors par le dogme créationniste des religions bibliques. J’ai revécu cette expérience exaltante des années plus tard, au Japon dans les monastères Bouddhistes Zen. Comme en écho à cet épisode Algérien, j’ai éprouvé la même sidération ressentie au bord du désert, un ‘lâcher prise’ de tout mon être dans la contem- plation des jardins de méditation. Imprégnés de spiritualité ces espaces métaphysiques nous dévoilent l’invisible, l’essence même de la Nature ici sublimée, transcendée par l’homme en une œuvre d’Art qui en exprime le caractère sacré, et l’universelle harmonie. Je n’avais, jusqu’à mon voyage à Kyoto qu’une perception limitée, aux images et aux textes, de la culture japonaise et particulière- ment de l’Art des jardins dont la beauté formelle me fascinait. Je découvrais en les visitant, un Art total, un espace singulier, dans lequel on s’immerge, tous les sens en éveil. Les éléments fonda- mentaux qui constituent la Nature sont ici empruntés, coordonnés, utilisés pour la création du jardin. Le minéral, l’aquatique, le végé- tal, les flux d’énergies telluriques et cosmiques, toutes ces entités primordiales par l’interaction de leur agencement dans l’espace, agissant sur notre réceptivité amplifient notre perception senso- rielle. Ils nous ouvrent au monde flottant du rêve éveillé, où le réel et l’imaginaire se confondent dans le temps suspendu d’une médi- tation contemplative. Au-delà de leurs formes, ces jardins m’apparaissent comme des sanctuaires dédiés à la Nature, des lieux où en osmose avec elle, le jardinier vie sa pratique comme une ascèse. L’action créatrice nour- rissant sa spiritualité, le révèle à lui même et l’ouvre à l’universel. Spectateur émerveillé par la beauté du Monde, par l’infinie diver- sité des formes de vies qui le composent, je suis habité depuis l’enfance par le besoin d’exprimer et de transmettre, au filtre de mon imaginaire, ce que je ressens, ce que je perçois des mystères et des splendeurs de la Nature. L’impact émotionnel ressenti dans ces jardins, a renforcé mon inté- rêt pour ce concept, cette possibilité d’expression proche de ma sensibilité. C’est avec la ferveur et l’innocence d’un néophyte que je me suis engagé sur cette voie, sans autre bagage que mon intui- tion et la somme des impressions vécues au Japon. Je ne soupçonnais pas la difficulté et la complexité de cette dé- marche, le bouleversement qu’elle susciterait sur le cours de mon existence et le sens qu’elle donnerait à ma créativité dans son rap- port au Monde. Quarante années se sont écoulées depuis le premier coup de pioche, la première pierre posée, le premier arbre planté. Un jardin est né dont l’histoire se confond avec la mienne. Il illustre mon par- cours initiatique, un long cheminement au plus près de la Nature et de son Enseignement. L’œuvre qui en résulte, dans sa création, a contribué a mon épanouissement et à celui de mes compagnons de route qui au cours des années m’ont aidé à matérialiser mes rêves d’harmonie et de communion avec la Nature Mère, à l’ori- gine de toutes choses. 3 2 ERIK BORJA Novembre 1988. Me voilà assis pour la troisième fois devant le Ryan-Ji, et malgré la petite foule de lycéens qui m’entourent, l’émotion est toujours la même. Son intensité abolit toutes les interférences en les intégrant comme composantes de l’instant vécu, la présence chuchotante de ces jeunes gens ajoute à la poésie du moment un souffle d’énergie joyeuse. Je suis sur un petit nuage…

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sCertains événements en apparence anodins laissent en nous des traces profondes à même d’influencer à jamais le cours de notre existence. En 1961 j’avais vingt ans et j’effectuais mon ser-vice militaire en Algérie. Mon régiment de ca-valerie était cantonné dans le sud Oranais, sur

les hauts plateaux dominants la dépression saharienne. Dans cette région montagneuse et aride, le soleil, dès les premières heures de la matinée, rependait une violente lumière et la réverbération, sur le sol surchauffé, produisait des ondes de chaleur, rendant l’horizon indistinct et mouvant. Le ciel éblouissant, hostile, semblait vouloir nous écraser, nous réduire en poussière. Aussi, c’est avec soulage-ment que nous assistions à la fin du jour, à l’apparition à l’orient des premières étoiles. La nuit venue, l’altitude et l’extrême sécheresse de l’air favorisait une visibilité exceptionnelle de la voûte céleste. L’air était transparent et quand l’obscurité avait aboli le paysage alentour, le ciel s’offrait à nous en une perception tridimension-nelle, et je prenais plaisir chaque soir à contempler le nez en l’air ce spectacle scintillant.

Par une nuit chaude et sans lune, en attendant mon tour de garde, je m’étais allongé sur le sol, bras et jambes écartés. Du sable sur lequel j’étais étendu émanait la chaleur accumulée durant la jour-née et tout mon corps en était irradié. Dans cet étrange état de quiétude et de vacuité, je percevais la Terre comme un organisme vivant, comme le corps protecteur d’une mère. Je regardais le mouvement des étoiles, envahi par un profond vertige et la sen-sation tangible d’un basculement du Monde. Le ciel n’était plus au dessus de moi mais en dessous et seule l’attraction terrestre empê-chait mon corps d’être aspiré par le vide.

La terre, noyée dans l’ombre, l’espace interstellaire remplissait tout mon champ visuel. Pour la première fois, probablement du fait de la position de mon corps et la disposition de mon esprit, je ressentais physiquement et psychiquement cette réalité cosmique, l’unicité de l’Univers. Le vertige peu à peu dissipé, une profonde émotion m’a submergé, un moment de grâce, de communion, de plénitude. Je prenais conscience du sens obscur du Monde, de mon appartenance à ce Tout qu’est la Nature où l’infiniment petit et l’infiniment grand se conjuguent en une seule et même entité. Ce fut comme la révé-lation d’une vérité qui m’avait échappée, réalité occultée jusqu’alors par le dogme créationniste des religions bibliques.

J’ai revécu cette expérience exaltante des années plus tard, au Japon dans les monastères Bouddhistes Zen. Comme en écho à cet épisode Algérien, j’ai éprouvé la même sidération ressentie au bord du désert, un ‘lâcher prise’ de tout mon être dans la contem-plation des jardins de méditation. Imprégnés de spiritualité ces espaces métaphysiques nous dévoilent l’invisible, l’essence même de la Nature ici sublimée, transcendée par l’homme en une œuvre d’Art qui en exprime le caractère sacré, et l’universelle harmonie.

Je n’avais, jusqu’à mon voyage à Kyoto qu’une perception limitée, aux images et aux textes, de la culture japonaise et particulière-ment de l’Art des jardins dont la beauté formelle me fascinait. Je découvrais en les visitant, un Art total, un espace singulier, dans lequel on s’immerge, tous les sens en éveil. Les éléments fonda-mentaux qui constituent la Nature sont ici empruntés, coordonnés, utilisés pour la création du jardin. Le minéral, l’aquatique, le végé-tal, les flux d’énergies telluriques et cosmiques, toutes ces entités primordiales par l’interaction de leur agencement dans l’espace, agissant sur notre réceptivité amplifient notre perception senso-rielle. Ils nous ouvrent au monde flottant du rêve éveillé, où le réel et l’imaginaire se confondent dans le temps suspendu d’une médi-tation contemplative.Au-delà de leurs formes, ces jardins m’apparaissent comme des sanctuaires dédiés à la Nature, des lieux où en osmose avec elle, le jardinier vie sa pratique comme une ascèse. L’action créatrice nour-rissant sa spiritualité, le révèle à lui même et l’ouvre à l’universel.Spectateur émerveillé par la beauté du Monde, par l’infinie diver-sité des formes de vies qui le composent, je suis habité depuis l’enfance par le besoin d’exprimer et de transmettre, au filtre de mon imaginaire, ce que je ressens, ce que je perçois des mystères et des splendeurs de la Nature.L’impact émotionnel ressenti dans ces jardins, a renforcé mon inté-rêt pour ce concept, cette possibilité d’expression proche de ma sensibilité. C’est avec la ferveur et l’innocence d’un néophyte que je me suis engagé sur cette voie, sans autre bagage que mon intui-tion et la somme des impressions vécues au Japon.Je ne soupçonnais pas la difficulté et la complexité de cette dé-marche, le bouleversement qu’elle susciterait sur le cours de mon existence et le sens qu’elle donnerait à ma créativité dans son rap-port au Monde.

Quarante années se sont écoulées depuis le premier coup de pioche, la première pierre posée, le premier arbre planté. Un jardin est né dont l’histoire se confond avec la mienne. Il illustre mon par-cours initiatique, un long cheminement au plus près de la Nature et de son Enseignement. L’œuvre qui en résulte, dans sa création, a contribué a mon épanouissement et à celui de mes compagnons de route qui au cours des années m’ont aidé à matérialiser mes rêves d’harmonie et de communion avec la Nature Mère, à l’ori-gine de toutes choses.

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Novembre 1988. Me voilà assis pour la troisième fois devant le Ryan-Ji, et malgré la petite foule de lycéens qui m’entourent, l’émotion est toujours la même. Son intensité abolit toutes les interférences en les intégrant comme composantes de l’instant vécu, la présence chuchotante de ces jeunes gens ajoute à la poésie du moment un souffle d’énergie joyeuse. Je suis sur un petit nuage…

JARDIN DE MéDITATIoN

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ci-dessus : Conformément aux règles du feng shui, la route d’accès se situe toujours à l’ouest de la résidence. La géomancie chinoise y situe le monde réel, c’est le domaine de la femme, de la famille, des activités domestiques, de l’énergie yin et de la lune. à l’angle sud-ouest de la maison, un Torii (portique traditionnel japonais) signale l’entrée du jardin d’accueil. Trois monolithes de marbre rouge, de taille décroissante, symbolisent le ciel, la terre et l’homme, coordonnateur des forces célestes et terrestres.à droite : Le pavement traditionnel de la vallée du Rhône marque ici la zone de transition entre le monde réel (l’ouest) et le monde rêvé (le jardin à l’est). Il permet de desservir les deux accès de la maison : le privé et le public.

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JARDIN DE MéDITATIoN

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Dans le jardin du Dragon, le pavillon de thé permet d’observer le ballet des carpes Koï dans l’étang en contrebas. L’orientation, la nature du sol, l’hydrométrie importante ont permis à une grande variété d’érables japonais de prospérer, nous offrant au cours des saison leurs merveilleuses variétés chromatiques.

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Alors que onze des fées venaient d’offrir leur présent, la treizième, celle qui n’était pas invitée, apparut dans un éclat de tonnerre.

Tout habillée de noir, elle s’avança vers l’enfant et s’écria d’une vilaine voix :

« Même si on ne daigne pas m’inviter, j’offrirai mon cadeau ! La fille du roi dans sa quinzième année se piquera à un fuseau et tombera raide morte. »

« Oh non ! cria la reine. Oh non ! Pas ça ! »

Mais la sorcière était déjà repartie, dans un grand éclat de rire.

La cour frémit de peur. Tous savaient que les prédictions des fées se réalisaient !

Il y avait en tout treize fées dans le royaume. « Mais nous ne possédons que douze assiettes d’or pour leur servir leur repas !

Et puis l’une d’elles effraie tellement les enfants », protesta la reine. Elle voulait parler de celle qui est tout habillée de noir et qui ressemble plus

à une sorcière qu’à une fée.Alors il fut décidé que celle-ci ne serait pas invitée. La fête fut magnifique. Alors que les festivités touchaient à leur fin, chaque fée offrit à l’enfant

de fabuleux cadeaux. « Je t’offre la vertu mon enfant. »« Et moi je t’offre la beauté ! »« Et moi la richesse ! »

La douzième des fées, celle qui n’avait pas encore formé son vœu, s’avança au milieu de la foule et annonça :

« Je ne peux malheureusement annuler le mauvais sort, mais je peux le rendre moins dangereux. Ce ne sera pas une mort véritable, seulement un long sommeil dans lequel sera plongé la princesse. Et seul le baiser d’un prince pourra la réveiller ! »

Le roi, qui voulait à tout prix préserver sa petite du malheur, ordonna :

« Que tous les fuseaux soient brûlés dans le royaume et qu’on les interdise à tout jamais ! »

Les dons que lui avaient donnés les fées s’épanouissaient chez la jeune fille.