ernst kris, psychanalyse de l'art (1978)

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 Ernst Kris hanalyse de l art Traduit  de  Paméricain par Beatrix Beck et Marthe  de  Venoge avec l a  collaboration  de Claude Monod GER 7 G KRIS U  B  BL  O  HEEK

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Ernst KrisPsychanalyse de l 'artTraduit de l'américain par Beatrix Beck et Marthe de Venoge avec la collaboration de Claude MonodPresses Universitaires de France8RemerciementsCe livre n'aurait pu être publié sans l'autorisation des éditeurs despublications suivantes : The British The International Journal andJournal of Medical The Research, und Imago.Psychology, Psychoanalytic Imago

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Ernst Kris

h an a l y s e

de l ' a r t

Traduit de Paméricain

par Beatrix Beck

et Marthe de Venoge

avec la collaboration de

Claude Monod

G ER

70 G

KRIS

78

IA -U IA -U IA -U IA -U I 

UIA-BIBL IOTHEEK

0 3 0 3 0 0 7 7 4 7 6 4

Presses

Universitaires

de France ^8

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Remerciements

Ce livre n'aurait pu être publié sans l'autorisation des éditeurs des

publications suivantes : The British Journal of Medical Psychology,The International Journal of Psycho-Analysis, The Psychoanalytic

Quarterly, Philosophy and Phenom enological Research, Imago et

l'Internationale Zeitschrift fur Psychoanalyse und Imago. Je tiens

également à remercier le D r S. Lorand, rédacteur en chef de Psycho-

analysis Today, ainsi que les International Universities Press Inc.,

qui m'ont autorisé à reprendre certaines parties d 'un essai déjà pa ru .

Ernst K R I S

Le présent onvrage est la trad uct ion française de

PS YCHOANALYTIC

EXPLORATIONS IN ARTby Ernst K R I S

© 1952, Internat ion a l Univers it ies Press , Inc.

Dépôt légal.  — 1 " édition : 1 e r tr imestre 1978

© 1978, Presses Universitaires de France

Tous droits réservés

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Sommaire

P R É F A C E , 7

Première Partie

I N T R O D U C T I O N

C H A P I T R E P R E M I E R . — Approches de l'ar t, 13

1. L a contr ibution de la psychanalyse et ses limites, 132. Rêve diurne et fiction, 363. L' ill us ion esthétique, 464. Mag ie, com mu nica tion et ident ification, 56

5. Création et re-création, 69

C H A P I T R E I I .  — L'image de l'artiste, étude psychologique du rôlede la tradition dans les anciennes biographies, 78

Deuxième Partie

L ' A R T D E S F O U S

C H A P I T R E m . — Commentaires sur les créations artistiques spontanéesdes psychotiques, 107

1. Introduction, 1072. Activités créatrices des psychotiques et des sujets no rm aux

sans formation, 1093. L e changement de style dans l'œuvre des artistes psycho-

tiques, 1164. Le processus primaire dans l'art psychotique, 1225. Ren du de la contenance humaine dans l'art psychotique , 1326. Conclusion, 142

Appendice : U n artiste psychotique du Moye n Age, 145

C H A P I T R E I V . — U n sculpteur psychotique du dix-huitième siècle, 156

C H A P I T R E v. — Rô le des dessins et signification de « l ' impulsion créa-trice » chez un artiste schizophrène, 185(en collaboration avec Eisa P A P P E N H E I M )

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TROISIÈME PARTIE

Le comique

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C H A P I T R E V I

Psychologiede la caricature

i

Les con t r i bu t i ons de F r eu d à l a p sycho log ie du c omiqu e

ont po ur or igine de ux phases dif férentes dans l 'évolu tion de

sa pensée : la première p hase c om po rte des texte s consacrés

essentiel lem ent à la comp réhension des relat ion s économ iques

et topo grap hiqu es , rassemblées dans Le mot d'esprit et ses

rapports avec Vinconscient (1905 a). I ls fu ren t les jal on s sur

une voie qui , à travers les connaissances glanées à part i rdes phénomènes patho logiques , devai t ouvr i r de nouvel les

perspect ives psycho logiques généra les . Les contr ibut ions de

l a seconde phase s ' app uien t sur près de v i ng t -c in q ans d 'études

et t r a i t en t sur tout de p rob lèmes s t ructuraux e t dynamiques .

F r e u d les a formulées dans son art icle sur L'humour (1928 a)

et elles s ' intègrent à ses efforts visant à définir plus clairement

l a pos i t i o n du m o i dans l a s t ructure menta le .

U n cert a in no mb re de chercheurs ont pr i s beau coup de

peine pour mettre en corrélat ion ces deux points de vue etles dif férencier (Re ik, 1929, 1933 ; Al ex an de r, 1933 ; W i n -

terste in , 1934 ; Do o le y , 1934). M o n propos dans cet ar t i c le

étant à peu près le même, je serai souvent amené à répéter

des choses déjà connues 1 . J e cho is i ra i , com me po in t de dépar t ,

1. C'es t po urq uoi i l me paraît inuti le d'y faire référence chaque fois que je

suivrai les conclusions de Freud. Lorsque je me suis servi des idées avancées

par d'autres auteurs, je crois l 'avoir toujours indiqué mais , b ien en tendu,

uniquement lorsqu 'e l les devançaient l a posi t ion pr ise par Freud.

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212 | L E COMIQUE

u n aspect du comique qui, semble- t-il , n' a pas été apprécié

se lon ses mérites dans la littérature analytique aussi bien

qu'extra-analytique, je veux dire la caricature1

.L e matériel dont je me serv irai est de trois sortes : données

sociologiques tirées de l'histoire de la caricature, matériel

c l i n i q ue et observations faites sur les enfants. Dans le contexte

présent, je ne pourrai évidemment pas rendre compte du

matériel lui-même mais, par contre, je tenterai, à part ir de

m o n point de départ, de formuler quelques réflexions et de

proposer quelques hypothèses d'intérêt général pour une

théorie psychanalytique du comique.

2

Po ur commencer, nous examinerons certaines questions

préliminaires, la première concernant le pla isir que nous

t i r ons de la caricature. Nous savons déjà à quoi nous devons

nous attendre , une partie de ce plaisir provient d'une écono-

m ie de l'énergie mentale, une autre de sa relation avec la vie

in f an t i l e .

E n tentant de nous situer par rapport à notre thème, nous

po u r r i o ns très bien prendre comme point de départ la dési-

g n a t i o n verbale elle-même. L'italiencaricare

et le français

charger (charge — caricature) expr iment la même idée : charger

o u surcharger , ajouterons-nous, par des tra its distinctifs .

C'est ainsi que, dans la contenance d'u n ind iv idu, un seul

t r a i t peut être mis en relief, si bien que sa représentation

s'en trouve « surchargée » 2 . Ce qui se passe alors dans notre

i m a g i n a t i o n a été décrit maintes fois, mais nul ne l'a fait

auss i clairement que Bergson. Dans nos pensées, pour ainsi

d i re , nous déformons les traits de notre modèle qui deviennent

grimace.

Un e dist inct ion entre la forme simple et la forme complexe

1. Dans cet essai (publié pour la première fois en 1935), le terme caricature

est utilisé dans un sens trop large, car aucune distinction n'est faite entre

l a « caricature » et le « dessin humoristique ». V o i r l'utilité de cette distinc-

t ion chez G O M B R I C H et K R T S , 1940, et au chapitre v u de ce l ivre.

2. V o i r à ce sujet J U Y N B O L L (1934, p. 148) et le chapitre v u de ce l ivre.

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P S Y C H O L O G I E D E L A C A R I C A T U R E | 2 13

de l a car icat ure s ' imp ose . L a p remière se rap po rte à des ca r i -

c a t u r e s co m i q u es 1 , au sens st r ict et ét ro it d u term e, que F re u d

a définies av ec tan t de pén étrat io n dan s son l iv re sur Le mot

d'esprit. Ces ca r i ca tu res nous touchent tou t comme nous

touch e u n c l own de c i rque . F re u d nous app re nd que n ot re

p la i s i r v ien t d ' une com para i son ; d ans l a ca r i ca tu re , i l v i e nt

d ' une com para i son ent re l a r éa li t é e t sa r ep r odu ct io n dé formée .

I l est faci le , une fois de p lus, de voir dans ce cas, comme dans

les phén om ènes d u co m iqu e au sens ( l imité ) de la définit ion

de Fr e u d , q u ' i l s ' ag i t en réa l i té d ' économiser l a pensée et on

pe ut considérer que notr e p la is ir na ît dans le préconscient.

M ai s ce po in t de vu e n 'est pa s très sat isfa isant ; les ca r i -

catures « comiques » de ce type sont , pour d i re l e moins ,

ex t rêmem ent r a res . No us avons ce r ta inem ent r a i son d ' a t t r i -

bue r à son caractère ten da nc ieu x u n des at t r ib uts essentie ls

de l a c ar ic atur e ; en fa i t , dans u ne écrasante pr op or t io n,

toutes l es car icatures sont au serv ice d 'une tendance : e l l es

v i sen t so i t u n in d i v i du , so i t u n typ e , dont e lle s t r acent l e

por t ra i t en exagéran t l es t r a i t s qu i l eu r sont p rop res . L ' h a r -

monie nature l l e de l ' apparence est détru i te , ce qu i , dans de

n om br eu x cas , révè le u n con traste dans l a personnal i té entre

le caractère et l a m in e. M ai s ce p rocédé n 'est pas part icu l iè -

rem en t spéci fique à l a représentat ion gra phiq ue. L a d isso -

l u t i o n de l 'unité à des f ins agressives est une technique qui

no us est fami l ière , car c ' est p réc isément ce m an qu e d 'h arm on ie

entre l a forme et l e con ten u q u i est s i souven t mis en év idence ;

c ' est a in s i que l a parod ie déprécie l e co nte nu et t rav es t i t

l a f o r m e .Le s définit ions les p lus ancien nes , récem me nt mises au

jour , font état de l a nature agress ive de toute car icature , ce

q u i semble e n co nd it ion ne r l es mécanismes . Se lon l ' un e d ' e ll es

q u i p r i t na i ss ance , au x v n e siècle, dans le cercle du grand

scu lp te ur Le Be rn in , l a ca r i ca tu re cherche à découv r ir une

resse mb lance dan s la d i f for mit é; c 'est ain si , selon la théorie

de l 'é po qu e, qu 'el le est p lus près de la vér ité que n e l 'es t la

réa l i té . L a na tu re de son acco mp l issem ent est étab l ie ; e ll e

1. E t a n t donné que nous nous proposons de traiter les diverses part i -

cularités communes aux phénomènes que le langage appelle « comiques »,je ne p eux éviter de lui don ner deu x sens différents : un sens général suivantle discours et l 'autre limité à la définition de Freud .

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2 14 | L E COMIQUE

sert à démasquer une autre personne, technique de dégradation

q u i nous est familière. Revenons à notre point de départ : l'éco-

n o m i e d'énergie mentale qui accompagne la caricature (d'es-

pèce tendancieuse) doit évidemment être considérée comme

une économie quant à la dissolution, ou comme une économie

résultant d'une libération d'agressivité. Dans toute caricature,

une partie de l'effet produit par le comique (au sens restreint)

est présente et cet effet est déterminé, en partie , pa r l'agréable

économie de pensée résultant de la comparaison. Ultérieure-

m e n t , nous nous référerons aux corrélations de ces deux

sources de plaisir.

L e schéma d'une caricature que je vais essayer de vous

décrire avec des mots servira de base à notre examen. Cette

c a r i c a t u r e a pour sujet Napoléon et le blocus continental.

L'empereur portant chapeau et manteau nous fait face. Il

est étonnamment pet it , bien plus q u ' i l ne l'était en réalité.

Monté sur des échasses, il tient des deux mains une paire de

bottes de sept lieues. Les traits bien connus de Napoléon

sont remplacés, aucune erreur possible, par ceux d'un bou-

t i q u i e r , état auquel font allusion de nombreux détails de

so n costume.

J e m'abstiendrai de donner plus de détails sur les rapports

entre les éléments particuliers et le thème, le conflit entre

Napoléon et l' inv inc ibl e pouvoi r de la Grande-Bretagne . Cette

période a v u fleurir, i l est v r a i , un grand nombre de caricaturesd ' u n type très semblable, mais ce que j ' a i essayé de décrire là

n'est nullement une caricature. C'est le fragment d'un rêve

d ' u n malade autr ichien, rêve q u ' i l avait fait lors de la phase

aiguë de son conf lit re lati f à l'angoisse de castration. Dans ce

rêve, les éléments dist incts sont déterminés avec autant, et

même plus d'ingéniosité que dans une caricature. J'ajouterai

s i m p l e m e n t que le boutiquier, personnage de la jeunesse dumalade, portait un nom riche d'associations, il s'appelait

K i t z l e r 1 .

C e t exemple permettra d'expliquer facilement la correspon-

dance entre les rêves et la caricature. E l l e se rattache, évi-

demment, au fait que le langage formel de la caricature,

comme ce lu i des rêves, tire sa nature du fonctionnement du

1. Kitzler = celui qui chatouil le, et aussi le clitoris.

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P S YCHOL OG IE DE LA CA R ICA TUR E [ 215

processus primaire. Il n'y a rien là de surprenant, car déjà

dans sa première contribut ion à la psychologie du comique,

F r e u d s'est serv i d'une analogie identique ; je me rappelle sa

démonstration sur les parallèles existant entre les rêves et lem o t d'esprit q u ' i l déduisit de l'opération du processus p r i -

mai r e . Mais cette simili tude peut être approfondie. L a c a r i -

cature est considérée comme une forme graphique de l'esprit

& — résultat bana l qu i pourra it facilement être élaboré en détail

sur la base d'une typologie de la caricature. Mais avant

d'essayer de parvenir à une conception plus fructueuse, cher-

chons à éclaircir l'analogie qui existe entre les deux processus

en opposant le « travail de l'esprit » au « travail de lacar i ca tu re ». Pou r ce faire, i l serait préférable — en suivant

une fois de plus la présentation de Fr eud — de part ir du

négatif du mot d'esprit, à savoir l'énigme. L'énigme dissimule

ce que révèle le mot d'esprit. Dans le mot d'esprit, le sujet est

^ connu et la manière de le traiter reste à découvrir ; dans

l'énigme, la manière est connue, c'est le sujet q u ' i l faut

découvrir. L'essence du rapport entre le mot d'esprit et

l'énigme — signalons que les trait s qui leur sont communs

plongent leurs racines dans la pensée mythique, ce que nous

voyons en nous rappelant la place particulière que l'énigme

occupe dans la mythologie — cette essence, donc, pourra it

être illustrée par le comportement d'un malade : ce lu i - c i était

incapable de s'amuser d'une plaisanterie, mais i l ne pouvai t

s'empêcher d'en lire la première ligne et tentait ensuite de dev i-

^ ner le mot de la fi n. De la plaisanterie, i l faisait une énigme 1.

Q u i c o n q u e s'adonne à l'étude de la caricature peut vérifier

expérimentalement une forme analogue de réaction. S i les

rapports et les allusions qui constituent son contenu sont

obscurs — ce qu i s'applique à toute caricature no n contem-

poraine car, pour des raisons que nous tenterons d'expliquer

plus l o i n , l'expression comique vie i l l i t très vite (la postérité

è ne tresse pas de couronnes de laurier à l'artiste comique) — , la

nature hiéroglyphique de la caricature devient une réalité.

Nous sommes alors tenus de deviner rapports et allusions, la

ca r i c a t u r e est devenue rébus.

1. Voir R A P P ( 1 9 4 9 ) pour les rapports entre l'énigme et le comique dans

u n contexte historique. V o i r également p. 301 de ce l ivre.

f

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216 | L E C O M I Q U E

Cet aspect de l a ca r ica ture au qu e l cond ui t notre co m pa -

r a i s on réa ppa raît dan s une aut re bra nc he de> l 'a rt p i c t u r a l , le

ro ya um e de l 'a l légor ie , que no us ne tra i tero ns pas i c i .

3

I l nous f aut m a in ten an t appr o fon d i r le s rappo rts du m ot

d 'e sp rit et de la car ica tu re ave c les rêves. D an s le rêve , le m o i

renonce à sa suprématie et le processus pr imaire prend le

contrô le , tan dis q ue , d ans le m ot d 'esp r it et dans la car icatu re ,

ce processus reste au serv ice du moi . Cette formulat ion suf f i t

po ur m on tre r que le prob lèm e don t i l s ' ag it a une portée p lus

générale : l e cont raste entre u n m o i que sub me rgé la régres -

s ion et un e « régression au se rvice du m o i » — si licet venia

verbo — cou vre u n ch am p étendu et im po san t d 'expér iencementa l e .

I l ex iste de nom breu ses c on dit ion s , s ' é tendant d u n i ve au de

l a v ie norm a le ju sq u ' au x p ro fondeurs du patho log ique , où l e

m o i ren onc e à sa supr ém atie ; paral lè lem ent au rêve n ou s

t r o u v o n s , pas très é lo ignés d u no rm al , des états d ' i nt ox ic at io n

où l ' ad ul te red ev i ent enfant et retr ou ve le « dro i t d ' ign orer

les l im it at io ns imposées p ar les ex igences de la log iqu e et peu t

donn er l ib re cours à son im ag in at i on » (Freud) ou , d e nou v ea u ,

l a mult ip l ic ité d ' im ages c l in iqu es courantes dans la névrose

et la psychose . L 'aspect économique de certa ins de ces pro -

cessus suggère une fo rm ula t io n que nou s men t ionneron s ic i

en ra i so n de sa co nn ex ion avec des considérations qu i seront

évoquées u l tér ieurement : i l semble qu e le m o i tro uv e sa su pré -

m at ie amoi ndr ie chaqu e fo is q u ' i l est su bm erg é pa r des affects,

pe u imp or te s i l a responsab i l i té d u processus est attr ibuée à

u n excès d 'af fect o u à la pr op re faib lesse d u m o i.

M ai s le cas oppo sé où le m o i enrôle à so n service le p rocessu s

p r ima i r e et l 'ut i l is e po u r ses pro pre s desseins est égalem ent

très signif icatif . I l ne se borne pas au mot d 'esprit et à la

car icatu re , m ais s 'é tend au vast e dom ain e de l ' expre ss ion

art i s t ique en généra l, i l s ' app l ique à l ' ensem ble de l ' a rt et

de l a fo rm at io n de sym bo le , préconscient ou inconsc ien t , q u i

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P S Y C H O L O G I E DE LA CARICATURE | 217

débutant par le culte et le rit e, fin it pa r imprégner toute l a

v ie humaine 1 .

L e processus primaire dont le fonctionnement, selon Freud,

c o n d i t i o n n e le caractère uniforme des modes primit ifs d'expres -

s ion n'est pas seulement d'une importance décisive pour les

processus de pensée des primit if s, mais semble déterminer

également l'évolution de la « grammaire » et de la « syntaxe »

des processus de pensée de l'enfant. Cette no tion , à mon av is,

nous permet de découvrir des points de contact entre les vues

des psychanalyste s et celles de Piaget dont les corrélations ont

récemment attiré l'att ent ion de nombre ux analystes, par

exemple Saussure (1934) et Kubie (1934). Une fois encore ilvaut mieux s'abstenir de poursuivre dans cette voie, car toute

t en t a t i v e pour établir notre point de vue sur des fondations

plus solides nous ramènerai t inévitablement à l'interprétation

des rêves, cette vieille via regia de la psychanalyse.

4

Outre l'économie d'énergie mentale, une relation étroite

avec l'enfance est, pour Fr eu d, la marque distinctive de toutes

les formes du comique. L'expression par des mots, qui

c o m p r e n d également le mot d'espr it , ressuscite les modes

d'expression que l'enfant utilisa it lors de l'acquisi tion du lan*

gage ; par exemple, le jeu de mots rétablit les anciennes pré-

rogatives des associations de sons opposées aux choses

qu'elles représentent. Nous devons nous demander quelle est

l a nature du rapport entre le comportement de l'enfant et

cette branche du comique qui emploie des moyens d'expression

n o n verba ux mais pictu rau x (et surtout graphiques). L a

réponse est facile pour la caricature. De même que le mot

1. V o i r également les chapitres i et xrv de ce l ivre où sont examinées des

formulations plus récentes et plus larges dans ce même domaine( H A R T M A N N , 1939 a).

U n e recherche sur les accomplissements spécifiques du moi dans le mot

d'esprit et la caricature devrait tenir compte de sa « fonction multip le >>

( W A E L D E R , 1 9 3 6 ) . Domine r de fortes tendances exhibitionnistes est un pro-cessus qui pourrait vraisemblablement nous servir de base solide.

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218 | L E C O M I Q U E

d ' esp r i t r ep r end des f o rmes d ' express ion ve rba le pa r t i -

cu lières, la car ica ture retou rne au x é léments ty p iq ue s des

fo rmes d ' express ion g raph ique (dessins) de l ' en f ant1

. Q u i -con qu e essaie de com pr en dre des dessins d 'enfan t est très

sou ven t ob l igé de les « interpréter » exa ctem ent c om m e nous

avon s l 'hab i tu de de le f a ire po ur les rêves . Car l ' a r t grap hiqu e

chez l ' enfant est , dans une large mesure, sous le contrôle du

processus p r im a i re . A u l i eu d 'a cc um ule r des preuve s déta i llées

à l ' a p p u i de ce théorè me , je te nt er ai de rel ier ces considérations

à cel les q u i les on t précédées e n ava nç an t l 'a f f i rm ati on su i -

va nt e : le processus pr im air e contrô le l ' expre ss ion grap hiqu e

chez l ' en fant , a lors q u ' i l appara î t dans l ' a r t p i c tu ra l de

l ' ad ult e c iv il isé co m m e une tec hn iqu e chois ie l ib re m en t et

dé l i bé rément 2 . I l ser ait b o n de com pléter ces réf lexions d 'o rdr e

ontogénét ique en évo qu ant une t ro is ième forme d 'expres s ion

d u co m iqu e, le co m iqu e gestue l . U n e ana ly se déta i llée me t en

év idence , dans tout geste c om ique , une t echn ique d ' i m i ta t io n

q u i em pru nte son caractère à la réactua l i sation d 'un e phasepart icul ière de réact ion chez l 'en fan t . J e ve u x dire ce stade

de déve lopp em ent où l ' a cq ui s i t io n des capacités mo tr ices , sur -

to ut celles de « représen tat ion » pa r des m oy en s « m im o -

mo teurs » , reçoi t une im pu ls io n déc is ive pa r l ' im it a t i o n des

act iv i tés m otr ices de l ' ad ult e .

N o u s vou dr io ns ajou ter à ces hypoth èses or ientées vers des

origines ontogé nétiques certaines autres con cer na nt des formes

p hy logéné t iquem ent p r im i t i v e s . Ab o r d o ns , en p r em ie r l i eu ,

l ' exp ress ion com iqu e gestue l le car , dans le ro ya um e d u

com iqu e, cet te act iv i té est év idem me nt la p lus proch e des

ty pe s archaïqu es de réact ion. No u s som me s accoutum és à ses

effets. R i e n ne pe ut plus sûremen t no us b lesser que de vo ir

i m i t e r nos paroles o u nos gestes (on pe ut incl ure ic i l ' i m i t a t i o n

de notre langage en ta n t que « geste » ) . L e fait d'être d ém asqué

o u déprécié n 'est pas évidem m en t la seule cause de la b lessure

in fl igée à notre narc iss isme , une s ign i f icat ion p lus profonde

1. U n problèm e différent, ma is susceptible d 'une exp lication psy cho -

logiq ue, a trai t ic i à l ' interv alle de temp s significatif entre les phases cor-

respondantes dans l 'évolution de l 'expression verbale et graphique chez

l 'enfant . Voir C A M E K O N (1938 a, b) et p. 114 de ce liv re .

2. Je me rends compte que cette formulation est trop générale. Voir

certaines réserves exprimées p. 114 et s. et au chapitre v u .

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P S Y C H O L O G I E D E L A C A R I C A T U R E | 2 19

vient sous- tendre la « car icature gestue l le » . Quand on nous

i m i t e , not re indiv id ua l i té est menacée , nous nous sentons su p-

p lantés et ex c lu s 1 . Nous nous rendons compte que , dans le

po uv o i r q u ' a l e geste , que lque chose de p r im or d i a l su rv i t :

l ' a n c i e n rô le que joua i t le geste dans le culte et la magie . Le

rô le que joue nt les m ots dans le m ot d 'esp r i t co nd uit , lu i auss i ,

au même doma ine e t Re ik (1929, 1933 ) , pour qu i l ' e xpress ion

co m iqu e des m ots s 'est déve loppée à pa rt i r d u com iqu e gestu e l ,

puis l ' a supplanté , a montré que le mot d 'espr i t , en p lusieurs

po ints de sa techn ique , f a i t r ev iv re l ' anc ienne s i gn i f i ca t ion

ma g i q u e des m o t s 2 . Ces obse rva t ions peuvent , en que lque

sorte , s 'a pp uy er su r les problèm es corre spon dan ts dans les

formes graph ique s d 'ex pre ss io n com iqu e avec ré férence à la

car icature . Car les antécédents de la car icature pourra ient ,

s e mb le - t - i l , être rattachés, sans trop de di f f icultés, à l 'univers

de l 'e f f ig ie m ag iqu e.

No us nou s bo rne ro ns à c i te r u n apho r i sme sur l a t ra ns i t i on

entre cette att i tu de et ce lle d u car ica tur iste . L a d isto rs ion de

l ' im age « représente » éga lement ic i une d is tors ion de l 'o r ig in a l .

Ce t te hypothèse con f i rme l ' o p i n i on s i souve nt expr imée ( que

nous avons exposée p récédemm ent sous l a fo rme que Be r gso n

l u i a donn ée ) d isa nt que le p la is i r que nous proc ure la car ic atu re

est dû à no t re im ag ina t io n qu i con t ra in t , en que lque so r te , l es

t r a i t s de la person ne car icaturée à se t ran sform er en gr i -

m ace , ce q u i pe rm et de conc lure à l ' ex istenc e de tend ance s

d ' ann i h i l a t i on derrière les gestes comiques de la « car icature

gestuelle » , ce q u i sem ble con firmé et éta bli pa r les données

soc io log iques . Chaque fo i s que l a ca r i ca ture p rend une g rande

im po rtan ce en tan t que fo rme d ' expre ss ion a r t i s t ique , ce q u i

ne se p r od ui t app arem m ent que dans des cond i t ion s h i s to -

r i ques b i en dé finies , nous re t rou von s inv a r i a b le m ent l ' u t i l i sa -

t i o n de la magie de l 'e f f ig ie à un stade quelconque de son déve-

lop pe m en t . O n pe ut a f fi rmer que l 'un e des rac ines de la

1. J ' a i été stimulé dans m es recherches pa r de fréquents échanges de vuesavec E . Bib r ing , don t le m atériel clinique ouvre de larges perspectives po url 'éclaircissement d u prob lème traité ic i trop superficiellement. On peut citer,

à ce pro pos , une de ses obse rvations montrant le rapp ort entre imitation etagressivité : u n patient ne pouva i t imiter certaines personnes (ce qu ' i l

faisait alors très fidèlement) que s' il se sentait très agres sif à leur égard.2. V o i r chez R E I C H (1949) une discussion plus approfondie de ce point

et des exemples cliniques très éclairants.

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220 I L E C O M I Q U E

ca r ica ture m odern e rem ont e au x représenta tions insu l tantes

et dérisoires (au vé rita ble sens d u ter m e in çffigie) auxque l l e s

les châtim ents étaient inf ligés lo rsqu e le cou pab le était h ors

d ' a t t e i n t e 1 .

5

N ou s repren ons , une fo is de p lu s , not re com pa ra is on en tre

le m ot d 'es pr i t , l a car icat ure et l es rêves en nou s ap p uy an t

sur une idée de F reud qu i oppose l e mot d ' e spr i t , p rodu i t pa r -

f a i teme nt soc ia l, au x rêves , p ro du i t pa r f a i tem ent a soc ia l .

No us t rou von s dé j à une exp l i ca t ion de ce contras te dans l a

form ule coura nte q u i pe rm et d 'appréc ier l e processus d u mo t

d ' e spr i t : pour un moment, une pensée préconsciente est l ivrée

à une é laborat ion pa r le système ic s — po ur u n m om en t seu le -

m e n t . Tandis que dans l e s rêves , en ra i son du fonct ionnementd u processus pr im ai re , l es pensées subissent une dé formation

te l le qu 'e l les d evi enn ent méconnaissables , dans le m ot d 'esp r i t

— nou s po urr ion s a jouter , dans la car ic atur e — la dé formation

ne s 'e f fectue q u 'à m oitié , res tan t soum ise au contrôle d u m o i ;

l a pensée est déguisée p lutô t q ue di sto rd ue , sa dis tor sio n res*

t a n t fon ct i on de son inte ll ig ib i l ité po ur le pre mie r ve nu . I l

faut ten ir com pte ic i de l 'ob ject ion se lon laque l le le p rocessus

décr i t ic i ne se l im it e pas au m ot d 'espr i t e t à l à car icatu re ,

m a i s q u ' i l a une portée générale (R ei k, 1929) ; tou tefo is ,

co m m e i l se rap po rte a u caractère soc ia l des phénomènes

com ique s , i l acq uie rt une s ign i f ic at ion part icu liè re dans le

présent co nt ex te. Ce caractère s oci a l est un e qual ité essentiel le

de la p l up ar t des formes d u com iqu e : « U n e p la isan ter ie

nouve l l e cour t l a v i l l e comme l ' annonce d 'une récente v i c -

to i r e . » N ou s pou rr ion s a joute r à ce t te com par a i son de F r e u d

q u ' « une car icature est un e vé rita ble sa lve » .

D e u x facteurs sem blent con dit ion ne r le caractère soc ia l p r i -

m aire des formes tend ancieu ses de l ' expr ess io n com iqu e : en

p r e m i e r l i eu , on se se r t de l ' approba t ion d 'un t ie r s pour jus -

t i f ier sa prop re agressivité et , de plus, le mo t d 'es prit et la

1. Po ur p lus de détail , vo ir le chapitre v u dé ce l ivre .

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m PSY C H OLOGI E DE LA C ARI C AT U RE | 221

car i ca tu re peuvent aisément se ramener à une i n v i t a t i o n faite

à ce tiers pour q u ' i l adopte et partage cette politique mixte

d'agression et de régression. E n conséquence, des formes t e n -

dancieuses d'expression comique (ce qui nous permet de mettreen avant l'argumentation de Freud que nous avons suivie

textuellement et de la rat tacher aux découvertes d'autres

chercheurs) facilitent « la conquête et la séduction du parte*

^ naire ». Nou s avons récemment eu l'occas ion tout à fait in at -

tendue de relier ces formes tendancieuses (et d'autres inof*

fensives) au royaume de l'enfance. J'e st ime que nous sommes

en droit de considérer que le caractère social du comique est

une surviv ance ou, mieux, u n héritage d'une attitude infantile

que Dorothy Burl ingham (1934) appelle « le besoin impérieux

de commun icati on de l'enfant ». On ne peut pas dire, pour tan t,

que le caractère social du comique révèle une fixation à un

aspect part icu lie r d'une réaction infanti le, i l nous impressionne

ïi plutôt en tan t que merveill eux travai l d'élaboration qu i per-

met , dans l'enfance, à une impu ls ion act ive de s'adapter à la

réalité de l'adulte.

Ces considérations font mieux comprendre une caracté-

r i s t i que fondamentale des phénomènes comiques , relative à

l eu r caractère dynamique. Il serait indiqué de commencer par

des cas où l'i nte nt ion comique n'a tte int pas son but. C'est là

u n échec de l'effort visant à susci ter une réaction adéquate

de l'environnement. Très souvent, cet échec provoque un sen-

t i m e n t de mala ise plutôt que de pla isi r et cette expérience peut

s'avérer pénible ou inquiétante ; nous pouvons facilement dire

que tel élément de l'alternative prédomine dans un cas donné.

' Les cas où l'échec du processus comique entraîne ce résultat

étant sui vis d 'u n renversement de leur effet norma l, je voudra is

parler du caractère ambivalent des phénomènes comiques. Je

pense à une qualité du comique qui est très répandue 1.

Po ur fac iliter la compréhension de ce point particulie r, je

& présenterai, sous une forme schématique, un cas simple où

l ' i n t e n t i o n comique n'atteint pas son but. Le malaise ressenti

affecte ceux qui sont impliqués dans l'expérience comique :

l a personne à qui elle est destinée et la personne qui la réalise.Nous pouvons donc supposer que, en face d' un mot d'esprit

1. V o i r le chapitre v i n pour plus de détails.

!

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222 | L E C O M I Q U E

ten da nci eu x, l ' au di te ur iden t i f ie ra l ' agress ion sous son déguise -

m e n t et fera a pp el à son su rm oi po ur le repou sser ; nou s dir ons

q u ' i l a « m a l com pris » l a rem arq ue spir i tue l le ou p lutôt m al

com p r i s q u ' i l s ' ag issa it d 'un e rema rqu e spir i tu e l le . Cette

« incompréhension » de la pa rt de l ' au di te ur corresp ond p eu t -

être à une « e rreur » com mis e pa r ce lu i qu i par le . L ' in com pr é -

hens i on po ur ra i t être un e réact ion con tre F « e rreur ». A v e c

R e i k (1929), nou s pourr ions considérer que ce lu i q u i par le

est piégé en tre la com pu lsi on à se confesser et le bes oin im pé -

r i eu x de co m m un iq ue r (ce q u i do it ê tre considéré com m e une

a co m p ul si on à se confesser » au service du pr inc ip e de pla is ir ,

cons t i t uan t l a c on tr ib ut io n de la v ie inst in ctue l le à cette

c o m p u l s i o n à se confesser) 1. Le mala ise de l ' auditeur ,

po urr i ons -no us suppos er , est pr od ui t ou intensi fié p ar le

conf l i t entre l ' ap pr ob a t i on ou l a désapproba t ion de l'agres-

sivité de ce lui q u i par le . A son to ur , le m alaise de ce lu i -c i est

intensifié p ar la dés app rob atio n de l 'a u di te u r q u i le la isse

isolé , face à son con f l it de conscien ce. L a ten ta tiv e vi sa nt à

acqu érir d u pla is ir en réal isant une économie sur la s up pre s-

s i on échoue e t de nouveaux inves t i s sements s ' imposent 2 .

Qu oiq ue som m aire , cette présentation su it exac tem ent les

vues que F r e u d e t R e ik ont expr imées . E l l e nous pe rmet de

v o i r que le co m iqu e t ire son orig ine d u con f l it entre les te n -

dances inst inctue l le s et l eur répudiat ion pa r le su rm oi , e t q u ' i l

se s itue à m i- c h em in entre le pla is ir et le déplais ir . Tel l e est la

source de son caractère am bi va le nt . I l en est de m êm e, sem ble-

t - i l , des premières tenta t ive s de l 'h om m e dans l ' expr ess io n

c omique . No us po uv ons dire que le j eu est l e proch e p aren t

du com iqu e dans l 'un ive rs me nt a l — en prem ier l ie u le j eu de

l ' adu l te q u i , com me inve nt ion com ique , peut ê tre pa r t ie l -

l ement interprété comme une « mise en congé du surmoi » .

Le je u et l 'a m us em en t de l 'enfanc e en sont les précurseurs,

indispen sables à u n m om en t cr i t iqu e po ur que la sat is fact ion

inst inctue l le puisse pre nd re une form e ada ptée à la réal ité .

Le je u des enfants est de de ux sortes : i l s 'ag it po ur eu x

d'acquérir sur - l e -ch am p l a m a î tr i se de l ' env i ro nne me nt e t

1. Voir chez E I D E L B E R G ( 1945 ) un examen plus approfondi de situations

ident iques vues sous un autre angle.

2 . W A E L D E R( 1934 ) a exprimé une o pinio n similaire.

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P S Y C H O L O G I E D E LA CARI CATU RE | 223

d'écarter le déplaisir (en maîtr isant l'expérience « pénible » ).

O n peut néanmoins constater que la promot ion du plai sir

a u rôle de fonction devient une motivation additionnelle.

Nous apprenons comment ces trois éléments réagissent les uns

sur les autres en por tant notre att ent ion plus précisément sur

cet aspect du jeu, qui survit dans le jeu de mots comique de

l'adul te, chez l'enfant qu i joue avec les mots. Ce phénomène

s'explique en part ie si l' on songe que le besoin impérieux de

c o m m u n i c a t i o n (ici encore nous nous référerons au compte

r e n d u de Dorothy Burlington) s'exprime parfois dans le jeu

de l'enfant avec les mots ou, mieux, lo rsqu 'i l expérimente les

mots en jouant. Toutefois, il est évident qu'à un stade encore

plus précoce jouer avec les mots vise à s'en assurer la maîtrise 1.

S i le jeu, chez l'enfant, prend son origine au-delà du principe

de plaisir ou s'i l ne peut s'expliquer qu' en situant sa racine

au-delà du principe de plaisir 2, nous pourrions facilement

l'opposer à l'amusement de l'enfant représentant une forme

de comportement au service exclusif du principe de plaisir et

q u i , à tous égards, doit être compris comme une réaction

envers le comportement des adultes3

. Mais si tentante quesoi t la d ist inct ion entre les tâches principales du jeu et de

l'amusement pour respectivement maîtriser la douleur et

acquérir du plais ir, i l est difficile de la justi fier . Il n'est, effec-

t i v e m e n t , pas possible de séparer nettement le jeu et l'amuse-

m e n t et, dès l a fin de la première année, ils sont tous deux

exprimés et compris . Nous citerons , pour illus trer leurs rap-

ports étroits, les résultats d'une enquête psychologique

sérieuse d'après laquelle les moyens d'expression comique

les plus « efficaces » chez l'enfant résident dans sa plus récente

découverte, son acquis ition intellectuelle du mom ent (Herzfeld

et Prager, 1929). Il est possible de décrire, avec les mêmes

1. D ' i nnombrab l e s observations sur des enfants de 2 ans viennent confir-

mer ce point, ains i que la compilation publiée de données. Vo i r , par exemple,

D . et R . K A T Z (1928 ) . L'argument présenté i ci se rapproche de celui de

R E I K (1933) .

2 . V o i r W A E L D E R (1933) .

3 . Nous ne pouvons pas discuter ic i les circonstances où l'amusement de

l 'enfant — en contraste avec son jeu — est une forme sociale primaire du

comportement qui favorise le contact, ni les conclusions que l' on pourrait

tirer de ces observations pour différencier les fonctions du jeu et de l'amuse-

ment. Voir chapitre v i n pour une discussion plus détaillée.

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224 | L E C O M I Q U E

term es, le ma tér ie l que cho is it le je u. Tou tefo is cette an a-

log ie ent re le j e u et l ' am use m en t n ' es t * pas ind ispensa b le

pour con f i rmer ce que l ' observat ion quot id ienne de l ' en fant

nous appr en d , no ta m m en t que , dès sa deux ième année ,

l ' am use m en t est encore et tou jours l e m oy en pré féré po ur

maîtr iser l ' agres s ion o u, i l serait p lus co rrect de d ire , l ' a m -

b iva l ence . L ' a t t i t ud e même exp r imée pa r l ' amus em ent ind iqu e

t o u t s i m p l e m e n t q u ' i l doi t ac co m pl i r une tâche de m aî -

tr ise et de défense, car i l est traité — m êm e da ns l'usage de

l a paro le — à tous égards com m e l'antithèse du sér ieux.

I l d i ffère encore ic i d u je u, pui sq ue le « con traire du je u n 'est

pas le sérieux , ma is la réal ité » (F re u d , 1908). Ma is , en f in

de co mp te , l ' opp os i t io n ent re l ' am use m ent et l e sér ieux

s ' app l iq ue for t b ie n à d ' im po r tan tes or ientat ions d u com ique .

L ' i n v e n t i o n comique de l ' adulte et , à coup sûr , le comique

sous ses form es t end an cieu ses fac i l it en t la ma îtr ise des af fects,

des tend anc es l ib id in ale s et agress ives écartées pa r le sur m oi ;

en em pru nta nt l a vo ie de l ' express ion com iqu e , l e m oi ag issant

au serv ice d u pr inc ipe de p la is i r est capa ble de les év iter . Le stend anc es inst inc tue l les d u ça sont l ibérées, ce q u i ne ve ut pas

dire qu 'e l les sont sat is fa ites dans leur forme vér itab le et o r i -

g ina le . A u l i eu d 'une ac t io n d i recte , nous avons une repro -

d u c t i o n , l es demi -mesures qu i caractér i sent l e comique .

I l serait bo n de décrire un e fois de plu s ce proce ssus , ne

fût -ce qu e de façon sché ma t ique et abrégée , car i l s ' ap pl iq ue

au do ma ine de l a ca r i ca tu r e . A u l i eu de défigurer le visage

d'un adversaire dans la réal ité, l 'ef fet de cet acte est seulement

im agin é, pui s réal isé sur son eff ig ie . L e n iv ea u de la car ica ture

n ' a ur a pas été at te int auss i l ongtem ps que ce p rocessus

restera dominé p ar l a pensée m agiq ue . S ' i l es t v r a i que l a

méthod e d ' a ct ion a changé , l ' in te nt io n ne s 'es t pas modif iée ;

l ' a c t i o n est acc om pl ie pa r r ap po r t à une imag e considérée

co m m e étant ident iq ue à l a per sonne qu ' e l l e r eprésente .

Tou te fo is , q u an d i l s ' ag i t de car ic ature , cet te croyan ce ne

subsiste p lu s dans le con scien t ou le préconscient. L a car i -

ca tur e s'efforce bi e n de pr od ui re u n effet , no n pas « sur » la

person ne c ar icaturée, m ais sur le spec tateu r q u i est incité

à f a ir e un ef fort p ar t ic u l ie r d ' im ag ina t io n .

Cette évolut ion d u processus q u i passe d 'un s tade p lus p r i -

m i t i f (magique) à un s tade p lus é l evé s ' accompagne de t rans -

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P S Y C H O L O G I E D E L A C A R I C A T U R E | 225

fo rm at ions radica les de l ' im age m êm e 1 . A u stade de la pensée

ma giqu e , les t ra i t s de l ' im age im po rte nt pe u ; au stade q ui

corresp ond à la car icature , cette ressemblance est une c on di -

t i o n préalable à la fonction socia le de l ' image. El le est le résul-

t a t d'une préoccupation précise, mais difficile à déterminer,

concernant l a reproduct ion de l a réalité ; la ressem blance est

une c o nd i t i o n préalable de la ca r i ca ture 2 . C 'est la ressem blance

ent re l ' homme e t son image qui a véritablement conféré en

premie r l i eu son caractère spécifique à la car icatu re , à savo i r

l a r e p r o d u c t i o n déformée d'une ressemblance ident i f iab le . L a

compara ison entre une personne et sa car icature dont nous

avons parlé a u début p ro vo q ue une économie de pensée et

p ro du i t a i n s i u n effet qui , au sens étroit de la définition de

F r e u d , est comiqu e . Ma i s , au mo ye n de l a condensa t ion , d u

déplacement et de l ' a l lus ion, certa ins éléments de la défor-

m at io n ind iqu en t l ' ex istenc e d 'autres idées , les idées défor-

mées, p ou rr ai t - on dire ; ce sont ces éléments qui t rah i ssent

l a tendance. Nous acquérons a lors une vu e p lus pro fonde d ' u n

état de choses auquel nous avons fa it a l lusion au début de cetexposé . L 'e f fe t comique produit par une compara ison et l'effet

d'une t e nda nc e a d ro i t e me nt dissimulée réagissent réc ipro -

q ue me nt . S i , d'après F r e u d , l'effet « com ique » du mo t d 'espr i t

peut const i tue r une façade p o u r l'effet produi t pa r sa tendance ,

l ' a l l i ance très étroite de ces deux éléments fo rmera i t la base

de la qualité spécifique de la car ica ture .

E n résumé : si ce que no us v en on s de décrire c o m m e d e m i -

mesures caractéristiques du comique satisfa it les exigences

1. V o i r également le chapitre v u .2. Cette conception pou rrait s 'exprimer en termes plus généraux en disant

qu'u ne activité vi sa nt u n effet m agiqu e est remplacée par un e autre releva ntd 'un ordre de valeu rs donné. L a form ule « vale ur et no n effet » paraît, com menous l ' ind iquerons p lus loin, être plus sérieuse et ouvrir une voie vers lapsychologie des valeurs en général. Nous devons, en outre, préciser qu'uneindifférence totale envers les traits de l ' image n'existe pas, même chez lespeuples dont la pensée est encore régie par la magie. Ici également une

description his tor iqu e au sens le plu s large ne se conçoit pas en dehors desconceptions établies par la psyc holo gie. L e développem ent de l 'attitu de del 'enfant envers les images et la réaction de nombreux malades mentauxenvers des représentations pictu rales nou s appo rtent une notion précise du« modèle on togénétique », que l 'expérience psyc holo giqu e est en mesured'offrir aux sciences sociales historiques. L 'op inion indiquée ici concernantl a relation entre l'effet et la va leu r peu t elle-mêm e se déduire des déco uvertesque nous devons à ce « modèle ».

E . K R I S 8 

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226 [ L E C O M I Q U E

ins t inctue l l es , sa qual i té spéci f ique pro tège la ca r icat ure

contre une censure ven an t de de ux d i rect ions : d u m on de

extér i eur , au qu e l nou s em pru nto ns le te rm e, e t d u m ond e

intér i eur 1 .

P a r conséquent, po ur que le processus co m iqu e atte igne

son bu t , deux facteurs devra ien t inte rven i r . Le s rev en dic a -

t ions de la v i e in s t inc tue l le sont sat is fa ites par son con ten u ,

les ob ject ion s d u su rm oi pa r la form e de son déguisem ent.

Lo rsq ue le mo i est a in s i en mesure de m aîtr iser la tens ion entre

ces de ux facteu rs , le pla is i r pe ut naî tre d u déplais ir . L e dou ble

caractère des phénom ènes com ique s ap pa raî t néanm oins

co m m e une qu al i té condit ionnée pa r le con f l i t d 'où i ls t i re nt

leur o r i g ine ; i l réuss it par fo i s à s 'opposer au t ra va i l inc om ba nt

au m oi , ce q u i nous do nne l ' imp res s ion d 'u n échec .

O n aim era i t connaître les con dit io ns généra les responsab les

de cet échec. I l est di f f ici le, et peu t-être im po ssib le, de les

fo rm uler , mai s nou s aurons l ' auda ce d ' en ind iqu er une . Les

choses qu i évei l lent s im ple m en t l ' angoisse et le dépla is i r n e

pe uve nt ê t re adaptées à l ' express ion com ique — tenter de l efa i re po ur ra i t pr od uir e u n effet inqu iétant — à m oin s que

leu r intens ité n 'a i t été réduite et qu 'e l le n 'a i t sub i que lque

amé nagem ent . L ' é lab orat io n est l a co nd i t io n préa lab le de

l ' expres s ion com ique e t , s imul tanément , l' express ion com ique

est une é labora t ion. S i cette é labora t ion n 'est pas act ivée, la

quan t i té d ' af fect es t encore t ro p g rande po ur qu 'u n amé nage -

m e n t en term es de co m iqu e soi t poss ib le , i l s ' ensu it u n ren -

versement de l ' e f fe t produ i t par l e comique , a l l ant du p la i s i r

a u dépla is ir . C ert a in s tra i ts im po rt an ts de ce processus , sa

f réquence e t son ap pa r i t i on au x m om ent s l es p lus inat ten dus

— nou s ne som me s jam ais ce rta ins que le processus com iqu e

sera imm unisé con tre u n échec — sont susceptib les d 'u ne

e x p l i c a t i o n s i no us nou s rappe lon s , une fo is de plus , la fonc t io n

socia le de tou te expres s ion co m iqu e, et s i no us avon s présentes

à l 'e sp rit les di fférences et les va ri at io n s profo nd es dan s les

1. Le pe intre grec Ctésiclès pe ignit u n tableau s candaleu x m on tran t la

reine Strato nice dans les bras d 'u n pêcheur. I l exposa ce por trait pu bliq ue -

me n t et fut obligé de fuir la vil le. L a reine, poussée p ar la colère, voul ut tou t

d'abord faire détruire le tableau mais, ensuite, el le décida qu ' i l fallait le

garder et le conserver précieusement. L'œuvre était trop importante pour

l a condam ner à la destru ct ion uniqu em ent à cause du sujet traité.

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P S Y C H O L O G I E D E L A C A R I C A T U R E | 2 27

intensités de goût et de to lérance manifestées env ers les

phénomènes com iques . Ca r nous pouvo ns inc lur e , p a r m i l es

part icular i tés t rès débattues et les p lus constantes du c om iqu e ,

sa dépendan ce des con dit io ns h ist or iqu es et soc ia les que n ous

désignons habi tue l lement comme étant son aspect « subject i f » .

No us s avons que ch aqu e époque , cha que c lasse soc ia le a in si

que de nom breuses comm unautés ont des fo rmes de com ique

q u i leu r sont prop res , so uv en t très di fférentes les unes des au tres

et sur lesque l les une mo di f ica t io n des cond it ions a ra rem ent

de l ' i n f l ue nc e 1 . On comprend mieux ce t ra i t pa r t i cu l i e r des

phénom ènes com ique s en songeant que le com iqu e , sous ses

fo rmes tendanc ieuses , ne peu t vé r i tab lement a t te indre son bu t

s i l 'indi ffé rence pré vau t ; toute fo is , la tend anc e à la dépré -

c i a t i o n que n ous en t i ron s ind iqu e p lut ôt q ue , de la mêm e

façon, i l pe ut d i f f ic i lement pren dre p ou r ob jets d 'é terne ls

tabo us (car , dans ce cas , i l pr od ui t hab i tu e l le m en t u n e ffet

pén ib le ) , ma i s que lque chose qu i e s t t en u mêm e m a int ena nt

en est ime et qui est même maintenant représenté dans le surmoi.

Pour exp l i c i te r ma pensée , j e r appe l le ra i l e g lo r i eux pe rson -

nage d e D o n Q u i c h o t t e 2 ; p o u r l e r e st e , j ' i n d i q u e r a i s imp le me nt

que ce po in t de vu e nous ren dr a p lu s inte l l ig ib le s no m bre de

problèm es part icul iè rem ent évidents . C 'est a ins i que nou s

connaissons tous l ' impress ion comique i r rés ist ib le créée par

certa ines anc iennes gravures de mode que le c inéma a la rge -

m en t explo i tées . M ai s i l est f rap pa nt que ce la ne va i l le que

po ur ce r ta ines modes , no ta m m en t ce ll es q u i ga rdent des

attaches avec nos propres souvenirs , les impress ions et lesexpér iences de nos premières années. Au -d e l à de cette l im it e ,

notr e intérêt h is tor iqu e s 'évei l le e t , a jouteron s-nous , l 'e f fe t

com iqu e de ces imp ress io ns n 'a p lu s qu 'un e portée considé -

r a b l e me nt r é du i t e 3 .

1. On pourrait discuter de nom bre ux problèmes de structure en fonction

de leur « transfert » ou de leur « traduction ». L a littérature a récemment réuni

u n matériel important sur ce sujet ; voir par exemple A R I E T I (1950). V o i rle t ravai l expérimental d ' E Y S E N C K (1944) dan s ce dom aine qu i tend àdémontrer le s l imites de l a différenciation culturelle.

2. V o i r chez D E U T S C H (1934) u ne interprétation psychanalytique.

3. D es explications de ce genre permettraient de comprendre pourquoile metteur en scène contemporain éprouve le be soin de « m odernise r »des comédies anciennes plutôt q ue d 'autres œuvres dramatiques. E n outre,d'autres phénomènes peu vent manifestem ent s 'expliquer si l 'on ad met que

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22 8 | L E C O M I Q U E

S i nous e s s ayons ma intenant de résumer ces r emarques ,

nous constatons que le comique , dans s-es f o rmes t endan -

cieuses, pr en d égalem ent ra cine dans le con f l i t amb iva l ent de

l ' a du l t e et peut par fo i s en i l lus t re r l ' about i s sement ; i l pe u t

être cons idéré comme u n m o y e n de maîtr iser s imultanément

des s ent iments d ' ad m i ra t i on et d 'avers ion , e t , en conve r t i s s ant

le « déplais ir » en pla i s i r , le comique rédu i t l a tens ion dans

l ' a ppa r e i l p s y c h i q u e o u , généra lement par lant , i l rédu i t l a

dépense psychique . A i n s i nous avons re jo int l a conc lus i on de

F r e u d q u i a été not re po in t de dépa r t : i l ne nous reste plus

qu ' u n s eu l p rob l ème : étudier de quelle durée sera le succès

ob te nu par le processus com iqu e. No us conna issons ses l im ites ;

le conf l i t n 'est pas toujours résolu . Le s tendances mélanco -

l i ques de l ' hu m or i s te typ e qu i mo ntre une préférence marq uée

p o u r ce genre de so lu t i on ou qui n 'en connaît pas d 'autre sont

u n f a i t c l in ique que l a s tat i s t ique a démontré . Ce fait mérite

tout spéc ia lement de r e ten i r no t re a t t ent i on car i l nous

c o n d u i t à considérer l a m a n i e , le gran d para ll è le path o log iqu e

d u com ique . No us d i rons que l a m a n i e est le coro l la i re patho -l og i que d u c o m i q u e . E l l e se dis t ingue par le t r i o m p h e d u m o i

e n f a v e u r du q u e l le s u r m o i a abd i qué : elle révèle, à une p lus

grande échelle, ce q ue le com iqu e s 'e fforce d 'at te in dre plus

m odes tem ent , c ' es t -à -d ire l ' apa i sem ent des tens ions q u i cons -

t i t uen t une menace pou r l ' e x i s t ence 1 . J e ment i onne ra i en f i n

l 'extase , pôle opposé de la ma nie . C ' e st là le t r i o m p h e d u sur -

m o i . L e m oi renonce a lo rs pro v i so i re m ent à son indépendance ,

peut-être dans l ' intérêt de la « t endance à l ' u n i f i c a t i o n »(Deu tsch , 1927) qu i contrô le l ' app are i l m en ta l . Au -de là de ses

imp l i ca t i ons purement fo rmel les , ce con tras te revê t un e réel le

s ign i f icat ion . Car si la m a n i e est le coro l la i re patho log ique d u

c o m i q u e , c 'est , dans l a v i e no rma le , le sub l ime q u i co r re spond

à l ' extas e . M ais nou s savons que le sub l ime est une « élévat ion

ps y c h i q u e » et que, s i le comique réduit l ' énergie mentale , le

le comique choisit de préférence quelque chose qui est encore maintenant

représenté dans le surmoi , comme par exemple le rôle de certains types

grotesques. Voir M U R R A Y ( 1934 , 1935 ) pour l a « distance » à l 'agresseur. Ce

problème concerne particulièrement l a compréhension des histoires juives

que les juifs, qui ont partiellement rompu avec la tradi t ion, ont eux-mêmes

popula risées et racontées ; voir H I T S C H M A N N ( 19 3 0 a) et R E I K (1933 ) à ce

sujet.

1. V o i r L E W I N (1929 ) .

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P S Y C H O L O G I E D E L A C A R I C A T U R E | 229

su bl im e, lu i , fa i t app e l à une dépense add it ionn e l le de cette

énergie . Cet aspect du problème peut éclairer une autre idée

de Fr eu d , à savo i r l a s i tu a t io n pa r ti cu li è re de l ' h u m o u r 1 , seul

phénomène qu i , dans tout l e roy au m e d u comiqu e , con f ine

au sub l im e. Ce n 'est pas ta nt parce qu ' i l a dépassé les n iv ea ux

am biva le nts ( il e s t pos tam biva le nt ) e t r eprésente l a co nt r i -

b u t i o n du su rmo i a u c o miq ue , ma i s su r t o u t e t a va n t t o u t

pa rce q u ' i l t rou ve son accompl i ssem ent dans sa re la t ion avec

le sujet lu i -mêm e et qu 'a in si i l n 'a n u l bes o in des autres , ta nt

q u ' i l n ' a pas à l eur o ff ri r u n acc ro issement de p la i s i r . L ' h u m ou r

app ar t i en t à l 'é conomie men ta le d 'u n seu l in d i v i du , ce qu ipeu t ex pl iq ue r sa re l at io n au subl im e. I l semble que cette

varié té d u co m iqu e soit la dernière à se dév elop per dan s

la v ie de l 'h om m e ; e ll e t ran sm et u n s i gna l de matur i té

émotionnelle et dépend moins des normes socia les restreintes

et tem pore l les que les autres formes d u com iqu e . E n ce la

aussi e l le est p lus proche du subl ime.

L ' o p p o s i t i o n entre le comique et le subl ime est un v ieux

thème de l ' esthét ique . L eu r po si t i on , à des pô les opposés del ' économie me nta le , semble o uv r i r l a vo ie à une nouv e l le

app roch e de problèm es anc iens. E n e ffet , i l pe ut sem bler

prématuré de fa i re du comique un des sujets de la psycho log ie

ca r l ' a t t i tude que nous avons p r i se à l 'égard de ce problème

nou s ram ène rait , un e fois de plu s, au seu i l de la théorie esthé-

t ique que , pour l e moment , nous jugeons préférable de ne pas

f r anch i r .

1. Cette situation mériterait d'être définie avec plus de précision.Nou s nous bornerons ic i à deux observat ions . L a remarque d 'un criminelsur le chemin de la potence : « L a sem aine commence bien », un des princi -

paux exemples de Freud , peu t être égalemen t interprétée com m e une formed'ironie contre soi-mêm e. O n serait tenté d 'attr ibu er à l 'humour u n caractèreambiva lent implicite, comm e lorsque l ' i ronie dans 1' « humour de la potence »domine son effet. C 'est dan s ce sens uniq uem ent que je peu x com prendrela remarque de J E K E L S et B E R G L E R (1934) disant que l 'humour sert le mo idans sa tactique offensive contre l ' idéal du moi. Vo i r également B E R G L E R

(1937) . O n aimerait penser que l 'humour peut aussi être distingué d'autre s

formes qu i lui son t associées et dire qu ' i l ne possède n i technique n i moyend'expression qu i lu i soient propres. Ce qui semble s 'accorder avec le faitqu 'on le rencontre rarem ent sous une forme p ure, mais le p lus souven t inclusdans un al l iage complétant ou colorant d'autres variétés d 'expressioncomique. L'histoire de ce terme et de son concept esquissée par BenedettoC R O C E ( 1923 )  — depu is le X V I I E siècle, l 'usage a nglais du m ot a déterminéprogressivement son contenu conceptuel — indique la voie qui orienteraitla défense de cette conception.

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230 | L E C O M I Q U E

No us po uv on s toute fo is considérer de bo n augure p o u r u n

r a p p r o c h e m e n t à v e n i r l 'h a r m o n i s a t i o n Ûe nos conclus ions

av ec cel les de la t r a d i t i o n esthétique des Gr ecs , la p lus an cien ne

que nou s con naiss ions . L e co ntraste entre le com iqu e et le

sub l im e ne doit pas nou s fa ire ou b l ier qu ' i l s servent le mêm e

bu t : l a maît r ise d ' u n dange r intér ieur . L a psy cha na lyse s 'es t

vit e re n d u co m pt e que , finalement, la tragé die et la com édi e 1 ,

ces deu x g rands D io scures de l ' a r t , peu ven t appara î t re com m e

des ten tat iv es a l ternées p ou r dé liv rer l e m o i d ' u n farde au

— c'est-à-dire d 'une ob l i ga t ion .

A l a f i n d u Banquet, P la to n nou s d i t que c 'es t dé jà l ' aube ,

que les coqs cha nte nt ; tou s sont endorm is ou sont part is à

l ' e x cep t i on d 'Agathon , d 'A r i s tophane e t de Socra te , encore

éveil lés , qu i bo ive nt à to ur de rô le à l a mêm e co upe. E t

« So cra te leu r fait ad m et tre que les qual ités exigées p ou r

écrire la tragédie o u la comédie sont exa cte m en t les mêm es » .

1. Vo ir également L . J E K E L S (1926).

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C H A P I T R E V I I

Principes

de la caricature

en collaboration avec

E . H . G O M B R I C H

1

Il est étonnant que le portrait caricaturé soit resté inconnu

jusqu'à la fin du X V I E siècle (Wittkower et Brauer, 1951). Ce

qui , de nos jours, apparaît comme u n procédé si simple, et

même primitif, à savoir l a déformation délibérée des traits

d'une personne pour se moquer de celle-ci, est resté une

t e c h n i q u e satir ique inconnue dans l'Antiqu ité classique, le

M o y e n Ag e et la Haute Renaissance. Certes, les artistes de ces

différentes époques pratiquaient avec succès diverses formes

d'art comique. Si le clown, le type comique, l'illustrat ion sati-

rique et le grotesque abondent, on ne trouve, par contre,

a u c u n portrait caricaturé avant les frères Carracci qu i travail-

lèrent à Bologne et à Rome à la fin du X V I E et au début d u

x v n e siècle1. Les témoins de cette invention — et nous

donnons à ce mot sa pleine signification — se rendirent

parfaitement compte qu'une nouvelle forme d'art venait de

naître dans l'atelier de ces maîtres admirés. Les amateurs et

les critiques d'alors se plaisaient à justifier et à définir ce

mode de représentation, ce qui a suscité des études appro-

1. Ludovico Carracci ( 1557 - 1602 ) , Annibale Carracci ( 1560 - 1609 ) . Sur

la relation de ces artistes avec la critique d'art contemporaine, voir la récente

publication de M A H O N (1947) .

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232 | L E COMIQUE

fondies sur la caricature dans les écrits du XV I I E siècle t r a i -

t a n t de la théorie artist ique chez Ag uc chi (1646), Bellori (1672)

et Baldinucci (1681). Ces théoriciens étaient experts en l'art

de la formulat ion. Ils définissent la ritratti carichi ou caricature

(littéralement « portra its chargés ») comme une déformation

délibérée des traits exagérant et faisant ressortir les défauts

et les faiblesses de la vi ct ime.

La caricature [d'après la définition de Baldinucci (1681 )]

correspond, chez peintres et sculpteurs, à une méthode consis-

tant à faire un portrait le plus ressemblant possible mais aussi,

pour s'amuser, ou parfois pour se moquer de leur modèle, à

augmenter et à accentuer exagérément les défauts des traits

qu'ils copient. Ainsi, le portrait, dans son ensemble, est

parfaitement conforme au modèle, alors que les traits qui le

composent sont modifiés.

C'est l' identi fi cation de la ressemblance dans la différence

qu i produi t l'effet comique — la comparaison étant la voie

roya le du comique — mais, au-delà de l'amusement recherché,

l a ressemblance a ins i produite est tenue pour plus fidèle

qu 'aurait pu l'être la simple reproduct ion des trai ts. Une

ca r i ca tu re peut en dire plus sur une personne que celle-ci

n' en sait d'elle-même. Ce paradoxe, en faveur chez les c r i -

t i ques , ne doit pas être interprété uniquement comme une

louange hyperbo lique d'une nouvelle forme d'art ; i l révèle

u n nouveau credo, essentiel pour notre compréhension de

l ' a p p a r i t i o n de la caricature.

L ' « art », à l'époque des Carracci et de Poussin, n'était plus

une « simple im it at io n de la nature ». Le but que se proposait

l ' a r t i s t e était, disa it -on, de pénétrer l'essence la plus secrète de

l a réalité, d'atteindre 1' « idée platonicienne » (Panofsky, 1924).

A i n s i , ce n'était plus le savoir- faire mécanique qu i distingua it

l ' a r t i s t e , mais l'inspir ati on, le don visionnaire qu i lui per-

met t a i e n t de voir , derrière les apparences, le principe acti f

à l'œuvre. L a tâche du portra iti ste était, sous cet angle, de

révéler le caractère, l'essence de l'homme, au sens héroïque,

alors que celle du caricaturiste en était la contrepartie na tu -

re l le , à savoir révéler, derrière le masque de l'affectation,

l'homme authentique et faire apparaître sa petitesse et sa

laideur « essentielles ». L'artiste sérieux, selon les canons

académiques, crée la beauté en libérant la forme parfai te

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| PRINCIPES D E L A C ARIC ATU RE | 233

f

que l a Nature cherche à expr imer dans l a mat ière réca lc i -

t ra nte . L e car ica tur is te recherch e l a déformat ion par fa i te , i l

mo nt re co m me nt l ' âme de l ' ho m m e s ' exp r im era i t dans son

corps s i l a mat ière se m on tra i t su f f i samment doci l e a ux i n t e n -

t i ons d e l a N a t u r e .

M a l v a s i a (1678), b i o g r ap he d es Ca r r a c c i , au x v n e siècle,

raco nte qu e ces ar t i s tes , une fo is le t r av ai l sér ieux de l a journé e

$1 terminé, che rcha ient des v ic t im es po ur exercer l eur no uv el

i art en se p romenant dans l es rues de Bo logne. Parmi l es

ca r i ca tu res du X V I I E s ièc le qu i nou s sont parv enu es , o n t rou ve

des feu i l l es de croquis (actue l l ement à Munich) , œuvre d 'un

ar t i s t e de Bo logne qu i , man i fes tement , a poursu iv i ce t te t r a -

d i t i o n 1 . Nous l e voyons tourner au tour de sa p ro i e avant de

foncer su r e ll e. L ' h om m e a u nez c roch u es t, t ou t d ' abo rd ,

si m pl em en t esquissé , v u sous différents angles (fig. 62, 63) ;

pu is les tr ai ts son t plu sie ur s fois mod ifiés e t, finalement, la

^ car ic atu re achevée présente u n personnage com ique , po rta nt

un énorme chapeau, dont l ' express ion est à l a fo is grave et

p a t hé t i q u e .

D 'autres , parmi ces car icatures , sont p lus s imples encore( f ig . 64 ) . L ' esquisse d 'un port ra i t natura l i s te à l ' express ion

v ivante et fugace su f f i t à p roduire un e f fet comique, s ' i l est

p lacé sur le corps d 'un n a i n . L a v i c t i m e a donc été t r ansfo rmée

en n a i n . I l est à peine besoin de d ire que, depuis cette époque,

la car icature n ' a j amais renoncé à ces moyens pr imit i fs mais

fac i l e s , d e t r ans fo rmat ion . Même Daumier , l e p lus g rand de

® tou s (1810-1879) , ne s 'est pas pr iv é de les ut i l ise r dan s sa

fameuse sér ie des Représentants représentés où i l a posé latête de Lou is Na po léo n sur l e corps d 'u n na in ( fi g. 65 ) . I l

nous faut soul igner , une fois encore, que le recours à cette

i m age n ' a v a i t r i en d e no u v eau au X V I I E s ièc le . Le nain comique

avec sa tête énorme éta i t con nu de l ' a r t grec com m e de l ' a r t

p lus ta rd i f ( fig . 66). M ai s , dan s ces tem ps- là, i l s 'agissait av an t

£ to ut de r id ic u l i se r certa ins typ es , et n o n de façonner u n

i n d i v i d u à l ' im ag e de te l ou tel ty pe , ce q u i est précisément le

bu t que se p rop osen t les car icatures don t i l v a êt re qu est io n.

1. Ces croquis ont parfois été attribués à Annibale Carracci lui -même

( B R A U E R et W I T T K O W E R , 1931), mais i ls appart iennent peut-être à une

génération plus tardive d 'artistes bolognais ( J U Y N B O L L , 1934).

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234 | L E C O M I Q U E

2

I l y a un t ra i t qu i , dans ces premières car i cat ures , mér i te

un e at te n ti on part icul ière — leu r caractère enjoué, « sans

arti f ice » . O n t r ou ve , cer tes , des car i catu res ex t rêm em ent

so ignées m ais , à cet te épo que , c om m e au jou rd 'hu i , l a ca r i -

catur e ty p iq ue av a i t l ' a spe ct d ' u n g r if fonnage « bâc lé » en

que lque s co ups de cr ay on . Ce tte caractér ist ique a été i d e n t i -

f iée et décr i te par un cr i t ique du X V I I E s ièc le , A n d ré Fé l ib ien ,

m e m b r e i n f l u e n t de l 'A c a dé m i e de Lo u i s X I V ; i l l ' in c o r po r e

dans la dé f in i t ion m êm e de la car i catu re q u ' i l appe l le une res -

s emb lance ob tenue en que lques coups de c r a yo n (1676) ; les

car i catu res auxq ue l les i l pense é ta ient pro bab lem en t ce ll es du

fam eu x maî t re de l ' a r t bar oq ue , le scu lpte ur e t a rch i tecte

L e B e rn in (1598-1680 ), do nt l a pu i s sa nte figure do m ine l ' a r t

r e l i g i eux de l ' E u ro p e ca th o l i que . Ses conte mp ora ins n ous

ont appr i s que l es magn i f iques bus te s du B e r n in ava i en t

leu r pe nd an t sous fo rm e de car i catu res d 'un e s tupé f iante

virtuosité ( f ig. 67, 68) .

D e pa r l a na tur e mêm e de la car i ca ture , s i nous ne conn a i s -

sons pas l a « v i c t im e » , nou s ne pou von s sa vo i r s i l ' a r t i s te

a f rapp é jus te ; toute fo i s , mêm e s i cet é lément de c om pa ra i s on

no us m an qu e , i l no us es t per m is de goûter l a saveur des

dess ins du B er n in , do nt l es t ra i t s de p lu m e témoigne nt d 'une

l i b e rt é sub l im e . L ' ex pre s s i on do m inan te chez u n cap i t a inede sape urs -p om pier s au lon g co u ( fig. 67) est u n souri re nia is ,

r en du pa r u n s eu l t r a i t dépou il lé . L e v is age d u ca rd in a l

S c i p i o n Bo rgh èse ( f ig . 68) avec son do uble m en to n et ses

poch es sous l es ye u x res te u n s téréotype ino ub l i a b le . Grâce

à ces s im pl i f i c at io ns , l e s ty le lu i -mêm e abrégé acq u ier t sa

pro pre s i gni f i c at ion : « Re gar dez , sem b le d i re l ' a r t i s te , u n

g ra nd h om m e, ce n ' e s t que ça ! » L e pe in t r e a l l ema nd M a x

L i eb e r m an n a r é sumé éne rg iquement ce s ent ime nt en d i s ant

à prop os d 'u n h om m e ins ign i f i ant e t prétent ieux : « U n v i sage

co m m e le s ien , je p eu x le pisser dans la neige ! »

Ce n ' es t do nc pas par ha sar d que la s imp l i f i ca t ion e t l a

réd uctio n à u n stéréotyp e sont deven ues inhérentes à la

t r a d i t i o n de la car i c atu re . E n fa i t , c' é ta i t l à ce qu i , po ur

H o g a r t h , c o ns t i t u a i t l e t r a i t d i s t i nc t i f s épa rant l ' engouement

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PRINCIPES D E L A CARI CAT URE | 235

à la mode pour le « dess in caricatural » de la sérieuse tentative

art ist iqu e vi sa nt à représenter fidèlement « u n person nage » .

« Je me souviens de la car icature cé lèbre d 'un certa in chanteur

i t a l i en , écr i t- i l, qu i f rap pa i t a u prem ier coup d'œil et n'était, e n

fa i t , qu 'u n t ra i t ve r t i ca l surmonté d 'u n po in t » (Ho ga r t h , 1758 ),

I l soul igne la s imi l i tude entre les « premiers g r iboui l l i s d 'un

enfant » et les caricatures réussies fa ites par des amateurs ,

3 qu i c ir cu laie nt a lors dans les cercles po l it iq ue s anglais . Ses

ye ux , aiguisés par la c ra inte d 'un e concu rrence qu i menaça it

de supplanter dans l ' es t ime du publ ic ses propres « person-

nages » comiques , ava ient perçu un autre t ra i t essent ie l de

l a car ic atu re : l ' absence de « dess in » , com m e i l d i t , l ' a ba nd on

dé l ibéré ou fo rtuit de l 'habileté académique impl iquée dans

les a l lègres s im pl i f icat ions d u po rtr a i t bur lesqu e .

C 'es t en ra iso n de ce mécan isme de rédu ction que le por tr ai t

car icaturé a é té comp aré à la tech niq ue p lus anc ien ne d u

^ des s in s a t i r ique sym bo l iq ue . T ou t com m e l e L i o n représente

l 'An g le ter re , l 'O u rs , l a Russ ie , l es s téréotypes condensés m en -

t ionnés par Hogarth représenta ient les protagonis tes de la

scène p o l it i q u e , L o r d H o l l a n d o u L o r d C h a t h a m . L e s p a m -phlétaires ont encore recou rs à ce processus fort uti le . D an s

l a figure 69 , D a v i d Lo w mo ntre comm ent l e ca r i ca tur i s te

fa i t d 'u n personnage pu bl i c u n s téréotype , un « l ab e l d ' i de n-

tité » , à la fo is dess in symbol ique et caricature. I l suf f it de

s a vo i r , s e mb l e - t - i l d i r e , q u ' H e rbe r t Mo r r i s o n arbore sur son

fron t un e mèche ef frontée — et cette mèche vou s don ne

* l ' h o m m e to u t e n t ie r .

3

Mais tout ce l a a - t - i l réel lement été « inven té » à un e date

auss i récente ? Le s anc iens n 'euren t - i l s j am ais recours à l ' a r t

| p i ct ur a l po ur ex pr i m er une agressiv i té personne l le ou in ju r ie r

qu e lq u 'u n ? Se contenta ient - i l s de c rée r d ' inno cents types

comiqu es s ans in te nt i on ma lve i l l an te ? Ce r tes non . Les imagesserva ient , dans de nombreux contextes , à donner l ibre cours

à des pu ls ion s agress ives , mai s ces ima ges agress ives m an qu en t

de ce qu i con st i tue préc isément l 'essence mêm e d u po rtr a i t

car ica ture : l a t ra ns for m ati on cocasse de la ressemblance .

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236 I L E C O M I Q U E

Cett e im age rie agress ive d ' u n art de pro pag and e n e v ise pas

l 'e ffet es thét ique . C on tra i r em en t au x car i!a tures du Be rn in ,

e lle ne re lève pas du dom ain e de l 'a rt . No us ne vou lon s pas

dire par là que la qual ité des pro du cti on s de ce ty pe soit

généralem ent médiocre — bi en que ce soit généralement le

cas — , m ais le con text e cult ur el g lo bal de ces ima ges agress ives

empêche qu 'e l les soient considérées comme de 1' « art », au

sens que nous donnons à ce mot. C 'est là , pour commencer ,

une a f f i rmat ion em pir i qu e . D e toutes l es œuvres d 'a r t q u i

nou s sont parv enu es depuis les tem ps anc iens , aucu ne ne

répond exclus ivement ou essentie l lement à des desseins agres-

s ifs. Les exe mp les m êmes sou ven t c ités dans l 'h is toi re de la

l i t térature pa ra issent l e p ro uve r . Preno ns , par exem ple , une

c ruc i f i x i on dite bur le squ e ( f ig . 70), graf f it i v i sa nt pro ba ble -

me nt à r id icu l i ser u n chrétien que l ' on vo i t adoran t u n D ie u

crucifié à tête d 'ân e. Qu el les que soien t les im pl ic at io ns de

cette image , que son auteur a i t c ru ou no n qu 'A l ex am eno s

a i t v ra iment adoré un D ieu à t ê te d ' an ima l ou q u ' i l l u i a i t

a jouté un e tête d 'âne , po ur l ' in ju r ier , q u ' i l ait pensé que ce

D i e u éta i t com iqu e ou ha ïssab le , nous somm es in d i sc ut a -

b lem ent ic i en dehors du do m ain e de l ' a r t . L a gaucher ie

d u dess in tr ah it l 'absenc e de m étier , mais n o n une s impl i f i -

cat ion dél ibérée — i l s 'agit d 'u n gr i ffonnage of fensant , n o n

d 'une ca r i ca tu re .

I l est u n do m ain e où l ' im ag e agress ive est deve nue une

vér i tab le i ns t i tu t i on , b ien ava nt l ' i n ve nt io n de l a ca r i ca tu re :à sav oir la co ut um e de pen dre des personnages en eff ig ie

et autres prat iqu es s im i la i res , cou tum e t rès répandu e vers l a

fin d u M o y en Ag e . D an s cer ta ines v i l l es i ta l iennes , on a va i t

l 'ha b i t ud e de p lacer sur l a f açade de l'hôtel de v i l le des pein-

tures infamantes commémorant la défaite des ennemis de la

co m m un au té. Le s chefs rebel les ou les m em bres des fact ions

adverses étaient représentés , pendus au gibet ou la tête en

bas e t , po ur qu e l ' in su lte soit p lus forte encore, on y a jou tait

leurs armoiries sens dessus dessous. Ces peintures furent, en

qu elqu e sorte , les précurseurs de la car ic atu re, m ais dans

u n sens très restre int , car e lles avai ent p ou r but de po rter

attein te à la d ignité d ' u n i n d i v i d u . D u po in t de vue a r t i s t ique ,

ces portraits étaient l o i n d'être des car icatures . E n to ut cas ,

les rares exemp les q u i nou s sont pa rve nu s et sont or ig inaire s

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PRINCIPES DE LA CARI CAT URE | 237

des pays nordiques (Hupp, 1930) ne comportent aucune défor-

m a t i o n comique du visage mais, vraisemblablement, des t e n -

t a t i v e s élémentaires pour parvenir à une ressemblance. Le

personnage montré sur le gibet parce q u ' i l n'a pas payé ses

dettes n'est qu 'un por tra it simplifié (fig. 71). C'est seulement

le contexte symbol ique — le gibet, le corbeau — qu i rabaisse

l a vict ime et non la réinterprétation de l'homme par l'artiste.

Cette même confiance dans le symbolisme pictural plutôt

que dans la transformation artistique frappera tous ceux qui

étudieront l'imagerie de propagande dont l'i mpo rtance n'a

cessé de croître depuis l' in vent ion de l' impr imer ie (Grisar et

Heege, 1922 ; B l u m , 1916). Quand Luther est représenté sous

forme d'un loup, quand un prédicateur du X V I I E siècle apparaît

comme inspiré par le démon (fig. 72), la nature du loup ou

d u démon ne s'exprime jamais par une transformation des

t r a i t s de la v i c t i m e . C'est un loup qui porte le froc de Luther

et l'apparence du prédicateur n'est en rien modifiée dans ce

contexte dégradant qu i le présente avec les att ributs de la

folie et de la méchanceté. E n d'autres termes, une fois de plus ,

ces gravures satiriques relèvent de l'imagerie plutôt que de

l ' a r t , elles s'appu ient sur des méthodes idéographiques plutôt

que sur le pouvoir de l'artiste.

Nou s avons vu comment la simplif ication du caricaturiste

finissait par présenter des affinités avec le symbol isme pi ctu ra l

de ces feuilles satiriques. Ce fut, en fait, quand ces deux t r a -

d i t i ons se confondirent que les portraits caricaturaux furent

i n t r o d u i t s en Angleterre, au x v m e siècle, tout d' abord dans

les publications politiques. Le dessin satirique était né au

sens où nous l'entendons, et la caricature, entrant dans un

cadre nouveau , assuma une nouvelle fonction : partie d'une

viei l le plaisanterie d'atelier, lancée pour amuser les intimes

de l'artiste, la caricature devint une arme sociale, destinée

à démasquer l'outrecu idance des puissants et à tuer le rid icu le.

4

C o m m e n t se f a i t - i l qu'un moyen aussi simple et aussi

évident de rid icu liser les autres soit apparu si tardivement ?

De ux explications viennent immédiatement à l'esprit, mais

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238 | L E C O M I Q U E

aucune des deux ne para î t c onv a inca nte . L ' h i s t o r i en des a r ts

p last iq ues sera i t tenté de recherch er une so lut io n toute s imp le

dans le déve lop pem ent de la tech niq ue de représentation .

Cette ex p l i ca t io n sera i t p laus ib le à première v ue , car l 'h is -

to r i en po ur ra i t ava nc er que le po rt r a i t , lu i auss i , n ' a acquis

sa p le ine d im ens ion d ' authent ic i té ph ys iog nom oniq ue qu ' à

l ' époque en que st ion . L e siècle de Re m br an dt , de F r an s

H a i s et du B e rn in a maît ri sé le re nd u du je u des émot ions sur

le v i sage à u n degré in co nn u même d ' u n Raph aë l ou d ' u n

T i t i e n . To ute fo is , cet te ex p l i ca t io n dép lace le prob lèm e sans

le résoudre. I l est indéniable que, dans le siècle en quest ion,

le po rt r a i t a éga lement su b i une t ra ns form at io n profonde et

que l ' intérêt po ur l ' expr ess io n q u i s ' y man i festa i t a éga lement

jou é u n rô le dans l ' in ve n t i o n de la car ica ture . M ais , dans ces

d ivers contextes , sommes-nous en dro i t de par ler de mét ier ?

L a dextér ité manuel le qu 'exigeait la créat ion des entrelacs

de l ' a r t ang lo - i r land ais ou des orne me ntat io ns gothiques est

ce r ta inement aussi grande, s ino n p lus , que l'hab i leté dép loyée

par le Bernin dans ses car icatures . L 'h isto i re de l ' a r t ne peut ,

à e lle seule, répo ndre à cette qu est ion . C 'est ce q u i exp liqu e

que Bra ue r et W it tk o w e r se so ient tournés vers l 'h ist o i re

soc ia le pour exp l iquer l ' essor de la car icature (Brauer et

W i t t ko w er , 1931 ). I ls pensent que l ' ap pa r i t i o n de l ' i n d i v i d u ,

d 'un e p art , et d u sens du r id icu le et de la moq uer ie , d ' aut re

pa r t , exp l ique nt l ' i n ve nt io n d u por t ra i t bur lesque . Ma i s ce tte

e xp l i c a t i o n n 'éc la i re q u 'u n seu l a spect du p rob lème . L ' a tm o -

sphère de l 'épo qu e q u i a créé les im m ort el l es figures de Fa lst af f

e t de D o n Qu ich ot te é ta it ce r ta inemen t f avorab le au déve lop -

pem ent d ' u n ar t q u i révé la i t le côté com iqu e de l 'h om m e.

T o u te f o i s , cette obs erv at io n n 'est qu 'un e ex p l ic at io n insuf fi -

sante . L a Ren ais san ce a-t -e l le été dép ou rvu e de ce sens de

l ' i n d i v i d u ou du sens de l ' h um ou r qu i démasque l ' out re -

c u i d a n c e1

? L 'é po qu e d 'E ra sm e (1465-1536) ou de l 'Arét in

1. D an s les polémiques des hum anist es, nous trouvo ns des passages qu i

se lisen t exac tem ent com me des caricatures écrites. Qu an d Filefo , g ran d

érudit (1398-1481), déverse sa haine contre Laurent de Médicis l 'Ancien,

i l écrit : « A spi ce La ur en tii latera, aspice palearia, incessu m considéra !

No nne cu m loquitu r mu git ? Os vide et l ingu am e nar ibus mu cu m l ingentem.

Cap ut cornibus to tu m insigne est ! » (Regardez les flancs de Laurent, sa

tête, sa démarche ! Ne sait - i l pas q ua nd i l parle ? Regarde z sa bouc he, sa

langu e, le m uc us qu i s 'écoule de ses narines. L a tête s'enorgueillit de ses

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P R I N C I PE S D E L A C A R I C A T U R E | 2 39

(1492-1556) , ou encore ce l le d 'Ar i s tophane et de Luc ien

furent -e l les inca pab les de déceler les fa i l les dans l ' a rm ur e

des pu issants ? L 'h i s t or ien d ' a r t es t souv ent tenté de s ' en

rem ettr e à la l i t térature, l 'h i sto r ie n de la l i t térature à l ' ar t ,e t tous deux de s ' appuyer sur la ph i losophie quand i l s ne

sont pas en mesure de trou ve r la so lu t io n dan s le cadre

mê me o ù se pose le prob lèm e. S i st im ula nte s que p uissen t

sS être ces influ enc es récip roqu es, elles ne do iv en t pas no us faire

perd re de vu e le prob lèm e mé thod ologiqu e de 1' « ex pl ica t io n »

h i s t o r i q u e .

5

Da ns l a mesure où l 'h i s to i re enreg is t re des événements qu i

^ ne se répètent jam ais , le concep t d ' ex p l ic at io n do i t ê t re

emp loyé a vec pruden ce . Ma is la car icatu re n ' es t pas un iqu e -

me nt u n phénom ène h is to r iqu e , c ' est éga lement u n processus

spécifique q u i pe ut se répét er et se décrire, car no us som me s l à

dans le champ de la psycho log ie . Regardons , une fo i s encore ,

les feui lles du carne t de c roquis de M u ni ch , qu i date d u tou t

dé bu t de la car icat ure ( fig. 73) . O n y tro uv e le croq uis p ur e-

me nt emb lém at i que d ' u n hom m e en t r a in d ' eng lout i r de s

p ièces d ' o r , m ais on y vo i t auss i la ten tat ive v i sa nt à t ran s -

fo rmer la tê te humaine en ce l le d 'un an imal , d 'un s inge .

* Ce je u de t ran s fo rm at io n , lu i auss i , se s i tue dans u n contex te

c u l t u r e l défini. C'était un e croy anc e répa ndu e, codif iée pa r

un texte a t t r ibué à Ar i s to te , que pou r l i r e le caractère d ' un

ho m m e, i l f a l la i t re t rouv er dans sa phy s ion om ie les t ra i t s de

l ' a n i m a l au qu e l i l r essem bla i t le p lus . U n ho m m e don t le

regard rap pe l le ce l u i d ' u n po isson sera f ro id et tac i tur ne , u n

visage rapp e lan t le bouledog ue t rah i ra l ' entêtement . Co nt em -

| po r a in des Ca r r a cc i , u n l i v r e de G i ov an n i Ba t t i s t a Po r t a (1601)

exp osa nt cette vie i l le théor ie , a été pu bl ié p ou r la première

fo is ave c des grav ures sur bois i l lu str an t la ressemb lance entre

cornes) (VOIGT , 1880) . L 'ana log ie avec l a caricature est m anifeste et, po ur-tant , la première caricature ne devait apparaître qu 'un siècle et demi plusta rd .

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240 | L E C O M I Q U E

l e s types humains e t les animaux 1 ( fig . 74) . Ce tte do ctr in e

a vra i sem blab lem en t s t imulé la car icatur e* M a is ce n 'est pas

ce fa i t histo riqu e que nou s vo ulo ns soul igner, ma is bie n l 'ar t

de la transformation qui est resté l 'un des « tours » favoris

des car ica tu ris tes et qu i est très rév élate ur des règles d u je u.

R i e n d'éto nn ant à ce la , car le processus révélé pa r ces tra ns -

form ation s para chèv e les réa l isations d u car icat uris te , a in si

que l ' a fa i t remarquer , au X V I I E s iècle, B a l d in uc c i : « Le por -

t r a i t , dans son ensem ble , para ît être le modèle lu i -mêm e et

p o u r t a n t , to us les éléments q u i le com po sen t sont modifiés. »

L 'e xe m ple peut -ê tre le p lus cé lèbre d 'une t rans form at io nde ce genre est la série de dessins mo nt ra nt la mé tamo rphose

en poire (terme a rgo t i que pou r imbéc il e ) de Lou i s -P h i l i pp e ,

le ro i bourgeo is (1830-1848). Cet te idée fut ce lle de P h i l ip p o n ,

d i rec teur de La Caricature, prem ier en date des hebd om ada i res

com iques (Dav is , 1928 ). Ph i l ip po n fut accusé de d i f fam at ion

séditieuse ma is, sans s ' inqu iéter d' av oi r été con dam né à une

lourd e am ende , i l pu b l ia la fameuse feu i l le qu i , com m e le

ra pp or te la légen de, au ra it constitué sa défense. Ce n'es t p as

m a faute , sou t in t - i l ave c u ne gr av ité feinte , si le ro i présente

cette ressem blance fata le av ec ce fat a l sym bol e de la stupidité .

L 'hab i le té du dess inateur est te l le que la t rans format ion se

p r o d u i t , en réa l ité , im per cep t ib le me nt sous nos ye ux . L a

preuve est fa i te , le ro i est une poire. L a po i re é tant devenue

u n sym bole de mo quer ie dans d ' in nom bra b les car icatures e t

dessins sati r iqu es, nou s co nsta ton s, une fo is de plus, que lep o r t r a i t caricaturé est ram ené a u stéréotype de l ' im age rie

p o l i t i q u e .

6

L e ps yc ho log ue n'é pr ou ve au cu ne diff iculté à définir ce que

le car icatu r i s te a fa i t 2 . I l connaît bien cette double s igni f i -

ca t i on , cette t ran s for m at io n, l ' amb igu ï té e t la cond ensat io n.

L e processus primaire est uti li sé dans la car icatu re com m e i l

1. V o ir p. 169 de ce liv re.

2. Vo ir développ emen t de cette idée au chapit re V I de ce livre .

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PRINCIPES DE LA C ARIC ATU RE | 241

l'est, a ins i que Freud Fa démontré, dans le « mot d'esprit ».

Q u a n d nous nous endormons et quand nos pensées, au réveil,

sont submergées par nos rêves, le processus primaire inter-

v i e n t . L a logique consciente reste hors du jeu, ses règles ont

perdu leur force. L'un des mécanismes à l'œuvre peut, dans

le rêve, de deux mots n'en faire qu'un et fondre deux per-

sonnages en un seul. Cette particularité de l' appareil psychique

est parfois exploitée, quand on fait une plaisanterie. Par

exemple, quand nous disons que les vacances de Noël sont

des alcoolcances (Alcoholidays)1, nous comprenons que ce nou-

veau mot, ce calembour , comporte deux éléments : « l'a lcool »

et les « vacances » ; les deux mots sont réunis ou — comme

nous le disons — « condensés ». Une condensat ion analogue

aurait pu se produire dans un rêve. Toutefois , à la diffé-

rence du rêve, le ca lembour, lui , est pensé, créé. Nous utilisons

i n t e n t i o n n e l l e m e n t — ce qu i n'est pas synonyme de consc iem-

m e n t — un mécanisme primai re pour atteindre un but

pa r t i cu l i e r .

C o m m e les mots dans un calembour, les images, dans les

car i ca tu res , sont soumises à semblables réajustements. L acon fus i on qui, dans les rêves, nous apparaît comme une

défaillance comparée à la précision et à la netteté de l a pensée

devient ici un élément appréciable. Bi en entendu, le processus

p r i m a i r e doit avoir à sa disposition un instrument à manipuler.

Il lui est impossible de faire un calembour qui ne soit d i ss i -

mulé dans le langage. De la même manière, le caricaturiste

ne peut pas non plus suivre sa fantaisie sans contrainte. Il est

lié par la grammai re de son langage, c'est-à-dire la forme :cette grammaire, ajouterons-nous, diffère grandement de celle

des langages parlés, et elle n'a pas encore été soumise à

l'analyse.

Parfois, l'image sert uniquement à mettre en valeur ou à

souligner un calembour verbal . Si , par exemple, le nom

propre Fox (renard) est représenté par le renard (l 'animal)

(et l'on retrouve dans la satire des plaisanteries de cet ordre

depuis le Mo ye n Age), on a affaire à une attitude infantile qu i

est en relation avec tout mot d'esprit . L a métaphore est

1. L'un des exemples cités par B R I L L ( 1 9 1 6 ) dans sa traduction de l'ou-

vrage de F R E U D , Le mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient ( 1 9 0 5 a).

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242 | L E C O M I Q U E

enten due au sens l i t téra l a in s i que l ' ente nd rai t u n enfant . Ce

n'e st pa s le seu l cas où le m o t d'e sp rit fai t ^revivre des plaisi rs

en fan t ins . E n f a i t — com me F r e u d nou s l ' a mont r é — t ou tj eu avec l es mots , ca l embours ou coq -à - l ' âne , es t un renouve l -

l eme nt d u p l a i s i r qu ' ép ro uve l ' en f ant q u i v i e nt d ' appren dre

à maît riser le l angage . O n co m pr en d fac i l em ent que l e j e u avec

les ima ges présente qu elq ue di f férence. L a ma îtr ise de la

cons t ruc t i on pic tur a le n 'es t pas access ib le à tous . P ou rt an t ,

a u fon d, l a car icatu re reno uvel le éga lemen t l e p la is i r in fan t i l e .

S a s impl ic i té (Hogarth l e savai t b ien ) 1 l a rapproche des gr i -

bou i l l i s de l ' enfant . Mais nous avons appr is à l a voi r dans une

persp ect ive p lus l arge . No us cons idérons l a car ic atur e com m e

u n processu s où — sous l ' in f lu en ce de l 'agress ivité — les

st ructures pr im it iv es sont ut il isées po ur r id ic u l i se r l a v i ct im e.

A i n s i déf in ie , l a car icature es t un mécanisme psychologique

plutôt qu 'une forme d 'ar t , ce qu i exp l ique que, depuis son

a ppa r i t i o n , el le soit restée, en pr in ci pe , ide nt iqu e à el le-mêm e.

Des car i ca tu res comme ce l l es qu i t r ans formaient Lou i s -P h i l i p p e en poire ne sont , au fond, r ien d 'autre que des ca lem-

bou rs v isue l s ; l e goû t po ur le ca lem bou r peut var ie r , ma is son

mécanisme reste l e mê me .

7

Peut -ê t re somm es -nous main ten an t m ieu x en mesure de

t r a i t e r l e p rob l ème h i s tor iq ue de l ' ap p l i c a t io n de ce m éca -

n i s me aux arts v isue l s . A l a lumière de notre analyse , l ' accent

mi s , par exemple , sur l e savoir - fa i re , acqu iert une nouvel le

s igni f i cat ion . I l est ce rta in que l a régression contrôlée q u i est

imp l iqué e dan s le tracé l ibr e des maîtres exige que l 'habi le tédéployée dan s l a représentat ion détermine le n i ve au mo ye n

d 'où l ' a r t i s te pe ut s 'écarter sans danger . L e p la is i r q u 'a pp ort e

cette détente pa r rap po rt aux norm es généra lement observées

ne va pas sans une certaine assurance que nous observons dans

des cas ind iv i du els , chez des grands maît res d u dess in com m e

1. V o i r p. 235 de ce liv re.

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PRINCIPES DE LA CARICATURE | 243

M i c h e l - A n g e et Durer 1 , mais que le public n'a été en mesure

d'apprécier que lorsque l'imi ta ti on naturaliste courante est

devenue banale. Toutefois, pour expliquer la signification de

l a transformation, l ' u t i l i s a t i o n contrôlée du processus primaire,

c'est-à-dire l'essence du pouvoi r du caricaturiste, la situat ion

h i s to r i que doit être envisagée dans une perspective plus large.

Une fois encore, les premières formulations théoriques sur

l'art de la caricature nous fourniront des points de repère. Ces

théories, rappelons-le , furent formulées selon l'esthétique néo-

p la ton i c i enne . L a caricature réussie déforme les apparences,

mais uniquement pour atteindre une vérité plus profonde.

Refusant de se contenter d'une ressemblance servile et« photographique », l'artiste pénètre l'essence de la person-

nalité. Cette insistance sur le pouvoir de l'artiste ne nous

paraît pas fortuite. Elle est symptomatique d'un changement

c o m p l e t du rôle et de la pos it ion de l'a rtiste dans la société

q u i a marqué le x v i e siècle, le siècle des Grands Maîtres.

Ces considérations ne se réfèrent n i aux revenus de l'artiste,

n i au prestige q u ' i l retire de son appartenance à un groupe

soc ia l défini, ni au fait q u ' i l porte ou no n une épée — mais

b i e n à ce q u ' i l n'est plus considéré comme un travailleur

m a n u e l , le banausos de l'Antiqui té ; i l est devenu un créateur.

L ' a r t i s t e n'est donc plus entravé par des modèles rigides,

comme au Mo ye n Age ; i l partage avec le poète le droit

suprême de créer sa propre réalité. L' imag inat io n plutôt que

l'habileté technique, la visi on et l'i nvention, l'inspi rat ion et le

génie, telles sont les qualités qu i font l' art iste ; i l ne s'agit

plus pour lui simplement de maîtriser les mécanismes compli-

qués du métier. D' im it at eu r, i l est devenu créateur. Discip le

de la nature, i l en est devenu le maître (Schlosser, 1924 ;

Panofsky, 1924). L'œuvre d'art est une visi on née dans son

espr i t . Sa réalisation concrète n'était qu'un processus méca-

nique qui n'ajoutait rien à la valeur esthétique et qui souvent

1. V A S A R I (éd. Milanesi , vol. VII) nous dit que Michel -Ange surpassa

tous ses r ivaux l o r squ 'un groupe de ses amis tenta, par jeu, d' imiter les

dessins des profanes. Les dessins qui accompagnent le sonnet grotesque sur

le labeur accompli sur le plafond de la Sixtine — véritable torture — nousdonnent une idée de ce à quoi pouvaient ressembler ces gribouil lages. Dans

une lettre qu'écrivit Diirer de Venise , on voit un gribouillage enfantin censé

représenter la dernière œuvre qu ' i l avai t faite.

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244 I L E C O M I Q U E

mêm e la d im in ua it . Cet état d 'espr i t es t for t b ien i llust ré par

une r em arqu e pa rad oxa l e que l ' o n t r ou va dans u n gu ide de

F lo r e n c e , pu bli é à la f in d u x v i e siècle, disant que les blocs

de m arbr e inachevés des « Es c la ve s » de Mic he l -A ng e sont p lus

adm irab les encore qu e les statu es terminées , ca r i l s sont p lus

proc hes de la co nc ep tio n de l 'art iste (K ri s , 1926). I l n 'est pas

difficile d 'e xp r im er cet te at t i tu de es thét ique en termes ps yc ho -

log iques . L ' œ uv re d 'a r t es t — po ur l a p remière fois dans

l ' h i s to i re européenne — considérée c om m e la p ro je ct ion d 'une

ima ge intér ieure . S a va l eu r n 'es t pas fon ct io n de sa prox im ité

à la réal ité, m ais de sa fidélité à la vi e ps yc hi qu e de l 'a rt ist e.A i n s i , pour la première fois , le croquis est tenu en haute

es t ime car i l est le do cu m en t le p lus d i rect sur l ' in sp i ra t io n .

C 'es t l à l e début d 'un processus qui deva i t a t te indre son po int

c u l m i n a n t dans l es tentat ives de l ' express ionnisme et du sur -

réal isme q u i on t v o u lu fa ire de l 'a rt le mi ro ir où se reflète le

consc ient ou l ' i nco nsc ie n t de l ' a r t i s t e .

8

N o m br e u x sont l es dom aines où les ar t i s tes de cet te époqu e

o nt tenté d 'a f f irmer l a p r ior ité de l ' im ag in at io n sur l ' i m it at io n

servi le . L e capriccio, l ' i n ve nt io n cap r i c ieuse , dev ien t le m oy en

le p lus sûr d ' im press ionn er l ' am ate ur et d 'éve i ll e r l ' ad m ira t io nja louse des autres ar t i s tes . P a r m i de no m br eu x exem ples ,

nous chois i rons ce lu i où le rô le du processus pr imaire se

dém ontre fac i l em ent : l a m ode ornem enta le . L a bor dur e orne -

m ent ale a , f réqu em m ent , dans le passé, per m is à l 'art i ste de

joue r l ib rem en t de son im ag ina t io n . Tou te fo is , à l a f in d u

X V I E s iècle , ce l ibr e je u s 'évad e hors du dom ain e indécis q u i

était le s ien, dan s la ma rge des l iv re s, sous les stal les d u chœ ur.

D es séries de gra vu res o u de bois grav és témoig naie nt f ière-

ment du pouvoir qu 'ava i t l ' a r t i s te de créer des grotesques

(fig. 7 6). O n id en ti f ia l 'aff inité de ces créations a vec le rêv e.

« C e l u i q u i ve ut créer une œ uvre de rêve , a d i t A l be r t D ur er ,

do i t mé langer tou tes choses. » L e je u avec la s ign if ica t ion ,

l ' am bigu ïté de l a forme dev ient souven t l a m arqu e prédo mi-

nan te de ces œu vres fantas t ique s . Mêm e les mon stres t r a d i -

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9 PRINCIPES DE LA CARI CAT URE | 245

t i onne l s de la démonologie moyenâgeuse eux-mêmes sont

désormais devenus de simples exercices d'esprit et d'ingénio-

sité formels. Une série de bois gravés parue en 1569 sous le

n o m de Rabelais (fig. 77, 78) est un exemple caractéristique

de cette évolution ; l'ambiguïté de la forme y est utilisée avec

une grande virtuosité. Les objets utilitaires deviennent des

êtres humains, le monde inanimé a pris vie . L'observat ion de

$ ces pro totypes est très instruct ive. Ces monstres rabelaisiens se

sont évadés de l'enfer d'Hieronymus Bosch (fig. 79). Mais la

m o d i f i c a t i o n du contexte entraîne un changement de signi-

fication. L'inquiétant est devenu comique, ce qui confirme

ce que nous savons des phénomènes comiques 1 et, en même

t e m p s , cet ancêtre du monde sinistre de Jérôme Bosch explique

le caractère à double tranchant de notre expérience du

grotesque.

Nous nous sommes bien éloignés, semble-t -il , de la sphère

* de la caricature , mais les affinités entre ces créations du pro-

cessus primaire et les port rai ts burlesques des Carra cc i sont

plus grandes q u ' i l n'y paraît au premier abord. Dans les bois

gravés de Rabelais, ustensiles, pots, casseroles et sacs sont

transformés en êtres humains. Les Carracci — si nous en

c ro y o n s leurs biographes — aimaient trans former les êtres

h u m a i n s en pots, en casseroles, en coussins. Le jeu avec la

forme, processus primaire contrôlé, trouve une nouvelle issue

dans le plus frappant des capriccii, dans le ritratto carico, le

p o r t r a i t caricaturé.

9

L'analyse psychologique du procédé utilisé par le carica-

tu r i s t e nous a permis de décrire plusieurs aspects d'une évo-

I l u t i o n histor ique en termes faisant ressortir leur cohérence

essentie l le . Le nouveau rôle assigné à la vie imaginative de

l ' a r t i s te se manifeste autant dans la caricature que dans lesautres domaines de l'art. Mais cette seule constatation ne

suffirait pas à expliquer l'appar it ion tardive de ces phéno-

1. V o i r le chapitre v i n de ce l ivre.

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246 | L E C O M I Q U E

mènes dans l ' h i s to i r e . Ap r ès t ou t , l ' im ag in at io n hu m ain e est

universe l le — po ur qu oi donc a - t -e l le été - entravée s i lo ng -

temps ? A i n s i formu lé , l e prob lè m e dev i en t peut -êt re encore

p lus énigm at ique , car l e ro ya um e des m ots ignore semb lab les

restr ict ions. D an s de nom breuse s c iv i l i sa t ion s , joue r avec des

mo t s , fa ire des cal em bo ur s , des p laisa nte ries , c 'est l ' i n s t r u -

m e n t pr iv il ég ié de l a c réa t ion co m ique . Co m m en t exp l iqu er

que le j e u avec les image s puisse ex iger ap pa rem m en t u n p lus

ha ut degré de soph is t i ca t ion ? P ou rq u o i l ' im age v i sue l l e , en

t a n t que mod e d 'exp ress io n art is t iq ue , rés is te -t -el le be au -

coup p lus que le m ot a u l ib re j eu d u processus pr im air e ?T o u t e réponse à cette qu es tio n — s ' i l y en a un e — se do it

d 'éclairer le rôle qu e l ' im ag e visu el le jou e dans no tre esp rit .

C 'es t po ur cette ra i son que nous nous somm es lancé dans

cette inves t i ga t ion . N ous c r oyon s q u ' i c i encore l a p sych ana lyse

peut nous f ourn i r l a r éponse 1 . L 'expér ien ce c l in i que nous

ap pr en d que les image s v isue l les jou ent , en fa i t , u n rô le

différent de ce lu i des m ots , dans notre espr i t . L ' im a ge v isu e l le

a des rac ines p lus profondes , e l le es t p lus pr im it iv e . L e rêve

t r a d u i t le m o t en im age s et , dan s des états d 'ex trêm e ém otion,

l ' im age peu t s ' impo ser à l ' e sp r i t sous f o rme de perce pt ion

ha l l uc ina to i r e . R i e n d 'étonn ant à ce que la croy ance dans le

po uv oir spéc ia l de l ' im ag e v isue l le so i t s i p ro fondém ent en ra -

cinée. L a ma gie de l ' i m ag e est l 'u ne des forme s les p lu s rép an -

dues de l a p ra t ique mag ique . E l l e présuppose la croyance en

l ' identité du s igne et de la chose s ignif iée, qui surpasse en

in tens ité l a c royance au po uv o i r m ag iq ue du m ot . L e m ot se

c o m p r e n d souven t p lus f ac i leme nt com m e s igne con ven t ion ne l

suscept ib le d'être déformé et ave c leq ue l on peut joue r , sans

effets ultér ieu rs , a lors qu e l ' im ag e v isue l le — et p lu s que tou te

au t r e , le po rt ra i t — est ressentie co m m e une sorte de doub le

de l 'ob je t représe nté. O n ne do it pas y touc he r, de pe ur q u ' i l

n 'e n pât isse . Inut i le de chercher b ie n l o i n la preuve de ce

sent iment un iv e r s e l en ce qu i con ce rne l ' imag e . L ' a m an t q u i

déchire l a pho tog rap hie de l ' in f idè le , l e révo lut ionnaire q u i

1. E n reprenant ce passage écrit i l y a quelque qu inze ans , nou s décou -

vrons maintenant (1951) que cette réponse est incomplète. Un e recherche

approfondie sur le rapport du mot et de l ' image dans le développement

ontogénétique et dans des contextes histo riqu es po urr ait être fructu euse .

Nou s espérons revenir ensemble sur ce problème.

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PRINCIPES DE LA C ARIC ATU RE | 247

déboulonne la statue du chef, la foule en colère qui brûle un

m a n n e q u i n de pai lle représentant le maître qu'e lle récuse

co n f i r m ent que cette croyance en le pouvoir magique de

l'image peut toujours retrouver sa vigueur, lorsque notre moi

perd partiellement sa faculté de contrôle.

C'est précisément cette croyance qui explique le secret et

l'effet que produit une caricature réussie. Derrière le jeu et

* l'amusement, la magie de l'image est constamment à l'œuvre.

C o m m e n t expliquer autrement que la victime d'une caricature

se sente « blessée », comme si l'ar tiste lu i avai t réellement jeté

u n mauvai s sort ? Ce sentiment ne se limi te pas aux vict imes

autoconsc ientes de cette moquerie imagée. Si la caricature

a t t e i n t son but, comme ce fut manifestement le cas de la

poire de Phi li pp on , la vict ime se transforme réellement sous

nos yeux . L' ar ti ste nous apprend à la vo ir d 'u n regard différent,

i l en fait une monstruosité comique . Non seulement la vi ct ime

^ est traitée d'imbécile, mais sa stupidité apparaît au grand

jour — i l ne peut « secouer » cette poire (pour la faire tomber).

Cet t e caricature le poursu ivra sa vie durant, même dans

l ' h i s t o i r e . Les grands satiristes de toutes les époques ont tou-

jours été parfa itement conscients du pouvo ir magique qu' ils

détenaient, celui d'imposer une transformat ion maléfique à

leurs têtes de Tur cs et à leurs vict imes. Le grand poète

R o n s a r d (1524-1585) provoque son adversaire dans ces termes :

Qu'il craigne ma fureur ! De Vencre la plus noire

y Je lui veux engraver les faits de son histoire

D'un long trait sur le front, puis aille où il pourra

Toujours entre les yeux ce trait lui demeurera.

Q u a n d ces vers ont été écrits, chaque lecteur comprit leur

s i gn i f i c a t i on métaphorique. E t cependant, la menace qui

s'appl ique i c i à la satire verba le, n 'ava it pas encore été

transférée au domaine de l'a rt pictu ra l.

10

L a conc lus ion qu i s'impose à nous est la suivante : la ca r i -

cature joue avec la puissance magique de l'image et, pour que

ce jeu devienne l i c i te ou institut ionalise, la croyance en l'effi-

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248 | L E C O M I Q U E

cacité réelle du maléfice do it être sérieusement maîtrisée.

Ch aq ue fo is qu 'e l le n 'est plu s considérée com m e une pla i sa n-

te r ie m ais , au contr a i re , com m e u n procédé dangereux v i s an tà dé former les t ra i t s d 'u n in d iv id u , mêm e sur le papie r , l a

ca r i ca tu re ne pe ut se déve lopp er e n ta n t qu 'ar t . Car , dans ce

cas, co m m e dans les autres dom ain es analysés précéde mm ent,

le secret du car ica tur i s t e réside dans l ' u t i l i s a t ion q u ' i l fa i t de

l a régression contrôlée. T o u t co m m e son sty le au tracé l ibre

et le mélan ge des formes évoq uen t les pla is i rs de l 'enfan ce,

l ' u t i l i s a t i on de croya nce s m agiqu es e n la puissa nce des tr an s-

fo rm at ions d u car icatur i s te const i tue une régress ion p ar ra p-

po rt à la rational i té . T ou tef ois , cette régression m ême pré -

suppose u n cer ta in degré de sécurité , à distan ce de l 'a ct io n,

q u i ne se produira certa inement pas à toutes les époques. Ce

q u i ne s igni f ie pas que l 'Ant iqu ité c lassique et la Ren aissan ce

a ient tou jours c r u con sc iem m ent en la mag ie de l ' im age , ma is

b i e n que le l ibr e je u avec l ' im ag e représentative n 'a pas été

ressenti com m e com ique . I l eût fa l lu , po ur ce la , que la repré -

sen ta t ion pic tur a le fût reti rée de la sphère où l ' im ag e st imu le

l ' a c t i o n 1 . Dè s que s 'est afiirmée la pré rog ativ e de l 'a rti st e en

t a n t que rêveur de rêves , l ' am ate ur d ' a r t d u x v n e siècle

au x goûts co mp liqués s 'est se nt i plu s f latté qu e blessé en

c o n t e m p l a n t ses pro pre s trai ts reflétés dan s le m ir oi r défor-

m an t de l ' e sp r i t m oq ue ur d 'u n g ran d a rt i s te . L a na issance de

l a ca r i ca tu re , en tan t qu ' i n s t i tu t i o n , marque l a conquê te d 'une

nouv e l le d im en s ion de la l i berté de l ' e spr i t h um ai n , pas p lus ,

m ais peut-être pas m oins que la naissance de la sc ience ra ti on -

ne l le dans l 'œ uvr e de Ga l ilée , l ' i l lus tre con tem po ra in des

Car r acc i .

T o u t en admettant que la car icature é ta i t une p la i santer ie

sophistiquée, le mon de de l 'a rt éta it c onscien t de l 'é lément de

régression q u 'e l le imp liq ue . « C 'est une espèce de l ibertin age

d ' imag inat ion » , d i t l ' a r t ic le de l 'En cy c l o p éd i e sur la carica ture

(vol . I I , 1751) , « q u ' i l ne faut se pe rm ett re to ut au plu s que

pa r dé lassement » . L a carica tur e est u n délassement car pa r

son sty le, son méc anism e et ses tend an ces , el le déte nd les

rig ou reu x critères de l 'a rt acad ém ique.

1. V o ir pp . 29 et s. et 46 de ce livr e les implic atio ns psyc hologiqu es de

cette formulation.

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s PRINCIPES DE LA CA R ICA TUR E | 249

Il serait peut-être légitime de voir dans ce verdict esthé-

t i q u e , si souvent répété, les dernières traces du tabou qui

i n t e rd i s a i t de jouer avec l'apparence d'une personne. Cette

e xp l i c a t i o n n'implique pas que le problème des valeurs artis-

tiques ne se pose pas ic i. Le droi t à l' humour est une chose,

le rapport du comique et du sublime en est une autre. Les

mei l l eures caricatures ne peuvent rivaliser, et ne rivalisent

pas avec les grands portraits. L'effet produit par la caricature

est brutal, explosif et tend à se volatiliser. Le portrait a une

plus grande portée ; il continue à susciter des réactions, une

réinterprétation et procède ains i de la re-création.

11

il E n nous reportant aux origines de la caricature , nous

p o u r r i o ns peut-être distinguer trois stades correspondant à

t ro i s atti tudes possibles à l'égard de l' image magique.

A u stade le plus élémentaire de la sorcellerie et de l'envoûte-m e n t , l'action hostile est accomplie sur l'image pour nuire à la

personne représentée. L'image et la personne ne font qu'un :

transpercer une figurine de cire signifie détruire un ennemi.

Il y a un autre stade où, fréquemment, l' action hostile est

perpétrée sur l'image au lieu de l'être sur la personne. Lors de

la pendaison d'une effigie ou dans des tableaux infamants, ce

) n'est pas tant la personne qu i est visée que son honneur.

L' image sert à perpétuer et à répandre sous forme graphique

une action hostile , un préjudice ou un avilissement. El le est

c o m m u n i c a t i o n plutôt qu'action immédiate.

A u troisième stade, ce lui de la caricature, l' ac tion hostile

se borne à modifier la « ressemblance » de la personne. Grâce

au pouvoi r de l'arti ste, la vict ime apparaît transformée,

l réinterprétée et seule cette interprétation contient une c r i -

t i q u e . L'agressivité est restée à l'intérieur de la sphère esthé-

t i q u e , ce qui nous permet de réagir non par l'hostilité, mais

par le rire.

L a comparaison entre ces conclusions et les expériences

c l in iques psychanalytiques ouvre de larges perspectives dans

le domaine de la recherche. Nous pensons aux patients pour

1

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250 | L E C O M I Q U E

q u i la car ica ture et la sat ire sont des déformations dan ge-

reuses et , chez eu x, le sen t im en t que la m agie im prèg ne ces

réal isat ions com iques a nnih i le tou te va leu r ar t i s t iqu e . I l est

des gens q u i , de façon générale , ignor ent le co m iqu e, i ls

redo uten t la régress ion que c om porte tou t p la i s i r com ique , i l s

sont inca pab les de « se la isser a l ler » . L 'an al ys e m on tre q u ' i l

s 'agit là d 'une fa iblesse d u m o i . S i , au cours de leu r a naly se,

ces pat ient s acquièrent ou rec ou vre nt le sens de l 'h um ou r, ce

ne sera qu 'après la rest aura t ion de la puissance d om inat r ice

d u m o i , la régression vers le pla is i r co m iqu e per d a lors son

aspect men açant . No us pou rr ions d i re qu 'à ce stade , le pat ient

a fa it un pas vers la l iberté .

L e mécanisme de la créat ion art is t iqu e pe ut être i l lustré

pa r d 'au tres cas où la faculté de pro ject ion est pertu rbée. U n

pe in t r e , do nt l ' intérêt po ur la car ic atur e est ma nifeste , ne

pourra fa i re de car icatures conva incantes tant q u ' i l déformera

sa prop re personna l ité . U n e autodéformat ion inconsc iente

rem pla ce, chez lu i , la déformation de ses mod èles.

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C H A P I T R E V I I I

Le développement

du moi

et le comique

J L a vi e no us offre différents aspects d u com iq ue , l iés à des

express ions var iées de l ' act iv i té hum ain e . No us c om m en -

cerons notre c lass i f icat ion en intro du isan t une s imple d i s t i nc -

t i o n . Le comique que nous rencontrons dans la vie se distingue

ne t t em ent de ce lu i que les ho m m es créent délibérémen t. L a

percep t ion d u com iqu e, dans le pre m ier cas , exige l 'activité

de deux personnes, l 'observateur et l 'observé. C 'est un fa it

b i en établ i que chaque fo is que le comique entre en re lation

avec des organismes v iv an ts autres que l 'ho m m e, i l pr od uit

son effet pa r analogie avec une form e de l 'activité h um ain e.

) L e com ique que nou s inve nton s ou susc itons , en u n m ot , l e

comique que nous mettons en œuvre , repose habitue l lement

sur tro is personnes : le spect ateur , l 'ac te ur et u n agent p ass i f

contre qui la pla isanterie est dir igée. C 'est donc un processus

où le caractère socia l préd om ine. P ou r compléter ce rapid e

aperçu, men tionn ons u n prob lème ana logue rel ié à l 'h um ou r .

L ' h u m o u r peu t s ' expr i me r en m ett ant en jeu une seule p er -

) sonne : la pièce se jou e entr e le m o i et le su rm oi .

I l v a de soi que le ra pp or t entre les phénomènes que nou s

avons classés dans ces catégories est assez lâche. Le spectacle

d 'un serveur maladro it qui l a isse tomber une p i le d 'ass ie tteso u l e mono logue de Fa ls ta f f sur l 'honneur ne se ressemblent

n i pa r le genre, n i pa r la qual ité . F r e u d nou s a app ris à fa ire

une d i s t i nc t i on très net te entre les caractéristiques com m un es

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252 I L E C O M I Q U E

à ces phénomènes et celles qui ne le sont pas. Je rappellerai

l a fo rmu le b ie n connue : « L e p la i s i r de l ' e spr i t prov ient d 'un e

économie dans l ' i nh ib i t i on , ce lu i d u com ique , d 'une économie

dans la pensée, et ce lu i de l 'h um ou r , d 'une économie dans

l ' émot ion . »

P o u r le m om en t, nou s la isserons les dis t in ct io ns de côté

et aussi le fa it que, dans sa formule, Freud emploie le terme

« comique » dans un sens restreint , c 'est -à -dire le comique

que nous t rou vo ns chez les aut res . No us emp lo ierons ce term e

dans u n sens plu s général (F re u d l 'u t i l i se également dans ce

sens), pour désigner les différentes particularités et caracté-r i s t i ques co m m un es au x phénom ènes généralement qual if iés de

« comiques » . Nous a l lons maintenant essayer de vo i r jusqu 'où

peut nous entraîner la compréhension de 1' « économie » de

dépense psychique dans le comique .

E v i d e m m e n t , ce que nous venons de dire ne rend pas

com pte du p la i s i r éprouvé de vant le com ique . No us pouv ons

dire — cit an t une des dernières assertions de Fr e u d — , q u ' i l

est impossible de se référer au « plaisir » et à la « souffrance »

e n t a n t q u ' a ug m e n t a t i o n o u d i m i n u t i o n q ua n t i t a t ive s de c e

que nous appe lons u n st im ulu s de la tens ion , b ie n que ce

pla is i r et cette souffrance soient étroitement reliés à ce facteur,

et qu 'e l les dépend ent n o n seulem ent de ce facte ur q ua nt itat i f ,

m ais égalemen t d 'un e caractér ist ique à laque l le nous ne po ur -

rons appl iquer que le te rme de qua l i ta t i f .

L a recherch e de cet é lément q ua l i t at i f dans l ' économied u com ique pou rra i t fac i lement nous amener à l im ite r not re

a t t e n t i o n à l ' impor tance du t emps , ou p lu tô t du t empo ,

dans l ' économ ie de la dépense psy ch iqu e, ou encore d 'un e

façon plus générale, à la vitesse où la tension se relâche.

O n pourrait dire que l ' é lément de soudaineté dans ce processus

économ ique est respons able d u pla is i r que donn e le co m iqu e.

Nous savons ce qui se passe lorsqu 'une détente se produit

su bit em en t : l ' énergie ten ue en échec pa r l ' i n h i b i t i on , devenue

t o u t à coup i nut i l e , pourra se l ibérer dans le r i re . Toutefois ,

le comique et le r is ible ne sont pas ident iques. Bien des r i res

n 'ont r ien à vo i r avec le comique . Le r i re des en fants qui

jouent, le r ire du fl irt ou ce lu i de l ' i vresse peuvent , chacun

pour leur part , être attr ibués à une certaine économie de

l 'énergie psychique sans être toujours provoqués par la per -

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I L E D E V E L O P P E M E N T D U M O I E T L E C O M I Q U E | 253

cep t ion du comique . D ' aut re par t , l e comique compor te

quelque chose de p lus que le r i re. Le p lais i r que nous pro-

i cure l ' humour s ' exp r ime souvent par un sour i r e t r anqu i l l e 1

plutôt que par le r i re.

Remarquons , en passant , que la qual i té spéci f ique de

l ' h u m o u r semble être liée au fait que le temps ne joue a u c u n

rôle dans l'économie psyc hiqu e ; son accomp l i s semen t n ' en

| est do nc que plus du rab le.

F r e u d n'a toutefois pas l imité l 'essence du comique à sa

f onct ion éco nom ique . I l a identifié une autre de ses p ropriétés

dans ce q u ' i l appel le la re lat ion à l ' in fant i le , aux p la i s i r s et

au x peines de l ' enfance , à l ' enfance e l le -même. Or , F re u d as imp l e me n t indiq ué cette rel at ion sans la développer et , après

l u i , des aute urs on t , occ asion nel le m ent, touché à ce sujet .

C ' es t pou rqu o i j e vo udra i s l u i consacre r i c i une a t t e nt i on

part icul ière.

^ E n ten an t com pte de sa f réquence dans la v ie psy ch iqu e,

l a r e l a t i o n l a p lus imp or ta nte o u p lu tô t l a r e l a t i on l a p lus

évidente d u com iqu e à l 'enfa nce , se s i tue dans ce que nou s

pourr ions appeler le caractère régressi f du comique. Sousl ' in f luence du comique , nous r e t rouvons l e bonheur de l ' en -

fance. Nous pouvons rejeter les chaînes de la pensée rat ionnel le

et jou i r d 'une l iber té depuis long tem ps oub l iée . U n par fa i t

exemple de ce type de comportement est le p la i s i r de d i re

des absurd i tés ; nous m an ipu lon s a lors les mots co mm e nou s

le fais ions qu a n d nou s ét ions enfants.

J Ce compo r tem ent ne se r a t t ache pas un ique me nt au com ique .

I l se ma nifeste s i le m oi , ay an t aban don né certaines de sesfonct ions , n'exerce p lus toute sa puissance. Da ns le rêve ,

da ns la névros e et, f inalement, dan s la psy ch ose , le m o i a été

subm ergé pa r le processus pr im ai re . L a pensée log iqu e est

neu tralisée pa r des forces élém entaires.

Le processus pr im ai re rég i t le p la i s i r ve rba l dans le co miq ue

) d 'u ne façon m an ifeste m en t di fférente. No us som mes réel le-

ment à la recherche de ce p lais i r et le processus pr imaire agit

de façon créatrice. L'étude du ca lem bour l ' i l l u s t r e c l a i r ement .

N u l n ' i gnore , b i en ente ndu , l ' exp l i ca t i o n de Fr e ud : une

pensée préconsciente est confiée, pour un moment, à une

1. Voir le chapitre ix de ce l ivre.

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254 I L E C O M I Q U E

é laborat ion inconsc iente ou , c o m m e le dit a u s s i F r e u d , l a

pensée préconsciente est, p e n d a n t u n moment , submergée

dans l ' i nconsc i en t . Ces deux formules me semblent conten i r

l'idée que, dans ce cas , c'est le m oi qu i d o m i n e le processus

p r i ma i r e . Il n ' y a pas con tra dic t ion ent re cet te asser t ion et

le fait que « b i e n que nous fassions une pla isanter ie », le m ot

d 'espr i t a l a qua li té d ' une in sp i r a t i on invo lo n ta i r e , d ' u n sou -

d a i n « éclair de pensée ». Faire une pla isanter ie re lève des ac t i -

vités préconscientes d u m o i 1 , no n de ses activités conscientes.

Le pla is i r procuré pa r les mo t s — p o u r en r even i r à not re

premie r exemple — , qu i est à la base de notr e comp réhensiondu m ot d ' e spr i t, se déve loppe à par t i r d ' u n processus com plexe .

Pour abrége r , je l a i ssera i de côté l 'h i s tor ique d u langage

h u m a i n r e l a t i f à l a part ie phy logénét ique de ce prob lème pour

me référer seulement à quelques fa its bien connus du processus

ontogénét ique . L ' en fant n ' acquier t l a compréhension d u ca l em -

b o u r ou du mot d ' e spr i t que lo r squ ' i l a maîtrisé le langage.

D'après les observat ions de K e n d e r d i n e (1931), c'est entre

3 et 5 ans que l ' en fan t commence à r i re d ' u n c a l e m b o u r 2 .

S i , a v a n t cet âge , l ' enfant semble prendre pla is i r à dire des

absurdi tés , ce serait une sorte de plaisir différent de ce lu i

des adultes, et i l est faci le de v o i r où réside l a différence.

Pour l ' en fant , d i re des absurdités ne signifie pas nécessaire-

m e n t une régression volontaire vers u n stade antér ieur d u

déve loppement menta l : i l s ' ag i t s implement d ' un man iement

effecti f des m o t s , à ce stade précoce, ce lu i d 'u n jeu expér i -m e n t a l avec des mots. L 'enfant s 'e f force de c o mpr e n dr e les

m o t s et l eur s ign i f icat ion , et c'est là un processus ardu. Les

enfants ne se sentent pas à l ' a ise dans le m o n d e des mo t s , et

p o u r t a n t les mots sont indispensables, car i ls servent à établ i r

des contac ts . L ' e n f an t c ro i t tou t d ' a bo rd à l ' o mn i po t e n c e de

l a pensée, mais cette con vi ct io n disparaît dès q u ' i l p r e n d

conscience d'une réal i té object ive et pour tan t changeante .

N o r m a l e m e n t , le processus d ' acqu i s i t i on des mots commence

1. V o i r p. 3 9 0 le développement de cette idée ; voir H A R T M A N N ( 1939 a)

pour une formulat ion de la relation des fonctions automatiques du moi à sesfonctions préconscientes.

2 . P o u r de plus amples observat ions, vo i r B R I L L ( 1941 ) et W O L F E N S T E I N

( 1951 ) dont les exemples contredisent, sans doute en apparence seulement,

les conclusions de K E N D E R D I N E (1931) .

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L E D É V E L O P P E M E N T D U M O I E T L E C O M I Q U E | 255

à la f in de la première année. Nous connaissons quelques-uns

des phénomènes q u i accom pagn ent ce processus ; cer ta ins

d 'entre eu x revêtent une impo rta nc e part icu l ière p ou r les

prob lème s ana lyt iqu es ; pa r exemp le , l' anx iété de l ' enfan tq u i rencontre un mot nouveau, ses tentat ives et ses expé-

r ime n ta t i o n s pou r app rendre à l ' em p loy er co r rectement . O u

encore , l ' exaspérat ion de l ' enfan t q ua nd i l n 'ar r ive pas à

$1 tro uv er des m ots po ur ex pri m er sa pensée, s i son langage ne

tran sm et pas la s igni f i cat io n de ce q u ' i l veut dire ou si les

adultes ne le comprennent pas .

Je n 'a i pas l ' i nt en t io n de décri re ces phénomènes , ma is m e

contente ra i de soul igner que nous pouvons observer , nonseulement le dramat ique pré lude de ce processus , mais sa

conc lus ion t r io m ph ale : la dé lectat ion de l ' enfant qu i ut i l i se

des mo ts nouv el lem ent acq uis , qu i les répète dans une sorte

d ' i n c a n ta t i o n ry th m iq ue , ses joyeuses expér imentat ions avec

1̂ les sons et les s ign i f icat ion s, av an t d 'e n po uv oi r sais i r la

différence.

L a jo ie de l ' enfa nt qu i joue avec le langage q u ' i l v i e n t

de maîtr iser se prolo nge da ns le p la is i r que les adu ltes tr ou ve ntdans les mots, p lais i r que le mot d 'esprit justifie devant le

s u rmo i . E n outre , la souvera ineté qu 'exerce le m oi sur le

processus pr imaire est , dans ce cas, source de p lais i r , parce

que quelque chose est dés i ré qui , autrement , se produi ra i t

contre l a vo lonté du m oi et c'est a ins i qu 'un e expér ience

pass ive se reprodui t sous forme act ive 1 .

P Nous laissons de côté le problème de la régression dans

le com ique représenté schéma t iquement par le langage absurde

(non-sens) (nous aur ion s pu éga lemen t cho is i r le langage d u

comique gestuel ou l ' express ion du comique dans les ar ts

plast iques) et , au l i eu du comique c réé par l ' homme qu i

nous divert it quand nous nous laissons al ler à faire des p l a i -

santeries, à dire des absurdités ou à les écouter, prenons

| u n exem ple du com ique que nous t rou von s chez les autres .

Je pro pos era i trois exem ples dif férents et ten ter ai , en

m'éca rtânt légèrement de la form ule de F re u d , de découvr i r

une caractér is t ique co m m un e sous - jacente à ces c i rconstances

dissem blable s. S i la naïv eté no us fait r i re — c 'est -à-dire le

1. P ou r plus de détails, voir K m s (1951 b).

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256 | L E C O M I Q U E

comique invo lonta i re de l ' en fant ou ce lu i d 'une personne qui

f a i t un mouv ement ma l ad ro i t , c omme 1$ serveur qui la isse

tomber une p i le d 'ass iet tes , ou encore une mani fes tat ion de

stupidité de la pa rt de q u e lq u 'u n — ce que ces trois cas on t

en co m m u n , c 'es t une ad ap ta t io n insuff isante ou ratée à la

réal i té. Or, dès ses débuts , la psychologie a indiqué que notre

réaction à des expériences de ce type se rattache au senti -

m e n t de supérior i té q u i s 'em pare de no us à la vu e de l 'échec

de l ' aut re .

C 'est là ce que l 'antiquité class ique nous a enseigné.

Q u i n t i l i e n écr iva it : « N o n p ro cu l a der i su es t r i sus . » Th om asHobbes , l 'un des fondateurs de la psycholog ie moderne, a

donné, au m i l i e u d u x v n e s iècle — m êm e av an t Des cart es —

une express ion nouvel le et p lus précise à cette même idée :

a L a pass ion du r i re n 'es t que la superbe q u i surg i t en nous

pa r suite de la soud aine prise de conscience de not re supérior i té,

pa r com pa ra i so n à l 'in férior ité d ' au tr u i ou à celle qui fut

précédemment la nôtre. » A mon av i s , Hobbes es t p lus proche

de Freud que les psychologues qui l ' ont su i v i , b i en que F r eudconsidère l 'économ ie de dépense, et n o n la supérior i té, co m m e

l 'é lément déci s i f dans la compara i son comique. Je me serv i ra i ,

po ur étudier cette théorie, d 'une m éthod e éprou vée où le

po in t c ruc i a l n'est pas nos réactions au comique, mais les

cas où nous ne réagissons pas, où l 'effet comique est faussé.

U n e cause fréquente de cet échec pe ut être attr ibuée à d 'aut res

p réoccupat ions , à une a t te nt i o n d i s t ra i t e . L a pe r tur bat i o n

réside da ns u n mo i q u i a pe rd u to ut intérêt pou r la base m ê m e

d u com iqu e, c 'es t- à -d ire l a co m pa ra i so n entre des a dap tat ion s

réussies ou manquées à la réal i té. Prenons un exemple uti l i sé

pa r F r e u d : le ma ître de danse, q u i relève les fautes d 'u n

mauvais danseur , ne t rouvera pas drô les les pas maladroi ts

de son é lève . L 'act iv i té au tom at i qu e préconsciente d u m o i

est t roub lée p ar l' act iv i té consciente de l ' a t t en t io n 1 . Nous

avo ns d on c rai so n de dire ic i que l 'e f fet co m iqu e est ab sent,m ais dans d 'au tres cas , u n effet diam étralem ent opposé se

p r o d u i t q u i nous perm ett ra d 'écla irc ir ce prob lèm e. J ' a i chois i

le cas d 'u ne pa tie nt e, exce l lent professeur, q u i témo igne d 'u ne

1. V oi r au chapitre x i v des formulations théoriques relevant d u m êmedomaine.

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L E D É V E L O P P E M E N T D U M O I E T L E C O M I Q U E | 257

grande pénétration psychologique dans ses rapports avec ses

élèves. E l l e est incap able d 'éprou ver le p la is i r com iqu e que

pro voq ue ha bitu e l lem ent chez l ' adu l te la na ïveté de l ' en fant .

E l l e est inca pab le de « r i re d ' u n enfant ». Ic i , com m e po ur

le maître de danse, nous pourrions penser q u ' i l s 'ag i t d 'une

a t t i t u d e typ ique chez un ense ignant e t l a t rouve r no rma le .

P o u r t a n t , ce qu i appa ra ît com m e une réserve péda gog iqu e

digne d 'é loges es t , en fa i t , l ' express ion d 'une perturbat ion

lou rde de conséquences. Ce tte réserve n 'est pas volo nt air e ,

mais fo rcée . Ce pro fesseur es t tout s implement incapable

d 'appréc ier le comique . Cette perturbat ion se rattache à une

s i tua t i on dr am at iq ue particul ière de son enfance. O n s 'étaitmo qué d 'e ll e qu an d e lle é ta i t enfant , ce qu i l ' av a i t rendu e

très malheureuse et maintenant , dans des c i rconstances où

l ' adul te éprouvera it normalement le p la is i r que susc ite le

co m i q u e , e lle s ' ident i f ie inco nsc iem m ent à l ' en fant don t o n

se moque. Une fo is détectée, cette perturbation (que nous

p o u r r i o ns décri re com m e « une iden t i f ica t ion avec la personne

dont on se moque » ) , nous l ' avons retrouvée à p lus ieurs

repr ises , même avec une certa ine régular i té . E l l e n'est pass i m p l e m e n t path o log iq ue ; en fa i t nous ne po uvo ns guère

l a cons idérer en dehors d 'une act iv i té humaine normale , car

nous n 'avons pas envie de r i re à chaque inadvertance d 'autrui ,

notre code soc ia l ne nous le per m etta nt pas toujours . J e ne

m'é tend rai p as dav an tag e s ur ce sujet et préférerai tente r,

dans un aperçu schématique , de dégager le f acteur co m m u n

à ces cas où l ' iden t i f i ca t io n avec la personne don t on r i t

empêche de ressent i r l 'e f fe t com iqu e et pro voq ue souve nt

une sensation désagréable . Je crois q u ' i l s 'agit là de notre

incapacité à nous dissocier entièrement de l 'expérience ; cette

dissoc iat ion ou, en d 'autres termes , ce détachement re la t i f

es t sans n u l dou te une co nd it i on préa lab le à l ' appréc iat ion du

co m i q u e . Mais nous pouvons trouver une dé f in i t ion p lus

générale et plus satis fa isante de cette con di ti on , q u i sera

plu s ut i le au déve loppem ent de not re exposé, s i nou s disons

que le p la is i r que procure le comique comporte un sent iment

de sécurité absolue à l 'éga rd d u dan ger 1 .

1. J A C O B S O N (1946), qui a décrit récemment deux cas frappants, a expli -

qué le développement de ce sentiment de sécurité.

E . K R I S 9

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258 I L E C O M I Q U E

T o u r n o n s - n o u s , une fois de plus, vers le p o i n t de vu e

génét ique pour nous demander à que l m om ent l ' en fan t t r ou ve

drôle une expér ience. L a réponse s ' ap puie ra sur une pro fus ion

d ' obse rva t ions . L a co nd i t io n pré l imina i re est u n contrôle par -

fa it de la f o n c t i o n en quest ion . U n mouvement absurde chez

a u t r u i paraîtra drôle à u n enfant seulement s ' i l a l u i -même

maîtr isé ce m o u v e m e n t . A u n stade ultér ieur de son déve lop-

p e m e n t , i l ne r i ra d 'une er reur de pensée que si ses propres

facultés inte l lectuel les sont sol id em ent établ ies . O n p e u t se

de ma n de r i c i si une compara i son en t r e l a dépense i r rat ionnel le

(d 'énergie ) chez l ' au tre et la s ienne propre provoque tou joursu n sent iment de supériorité et s i ce r i r e , comme d it H o b b e s ,

« indique certaine supér ior ité de not re pa r t ». Le r i re est

suscept ible de dévoi ler l a supér ior ité , mais i l dévoi le autre

chose en mê me t e mps , pas t a n t le je peux le faire mieux que

je peux le faire. S i n o us po uv i o n s le r ega rde r comme u n f i lm

a u r a l en t i , nous nous r end r ions com pte que not re pe rcept ion

d u c o m i q u e est précédée d 'une expér ience comparable à une

so r t e d ' examen , ou si l ' on préfère, à une mise à l ' épreuve

de notre résistance. Nous ne r e v i vo n s pas nécessairement

t o u t e l a s i tu at io n antérieure de not re déve loppemen t in fant i le ;

i l peut être remplacé par u n s igna l d ' a la rme, auss i fa ib le

soit - i l . U n sent im ent d ' ango isse , qu an t à nos pro pre s c apacités

de maîtrise ou p lus exac tement , le sou ven ir d 'un e angoisse

écartée, super f lue, semble accompagner le c o mi q ue .

A première vu e , ce la para î t para do xa l . Com m en t l ' accro is -sement et l a recherche d u pla is i r , qu i t rouvent leur express ion

dans le comique , peuvent - i l s prendre leur or ig ine « au-de là d u

pr inc ipe de pla is i r » ? C ' e s t pour tan t là le résultat logique de

recherches effectuées en psy c h a n a l y se q u i nous a condu i t s à

compléter les énoncés or ig inaux de F r e u d .

L e po in t immédia t de contact rés ide dans not re concept ion

d u jeu des enfants . Nous ne l ' envisageons pas ic i dans sa

tota l i té . J e ne me référerai pas à ce t t e dominat ion d u s y m -

bo l i sme dans le jeu qu i p e r m e t de mi e ux c o mpr e n dr e ce qui

se passe dans l ' espr it d u pet i t en fant , n i à la manière dont le

caractère pla isant d u je u est dominé pa r les fantasmes q u i

en on t été le pré texte 1 . P a r contre , je me propose de chois i r

1. Voi r, en particulier, M . K L E I N (1929) et S E A R L (1933) .

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L E D É V E L O P P E M E N T D U M O I E T L E C O M I Q U E | 259

certains points rel iés à la réal isat ion psychique de l 'enfant

q u i j oue , de m 'occuper exc lus ivement du normal , sans ré fé -

r ence aucune au patho log ique .

L o r s de la première pha se de développ eme nt de l 'enfa nt,le je u sert à maîtr iser le joue t — et , en même te mp s, ou p eu t-

être plus tôt, à maîtriser le corps. Dans une phase ultérieure,

l a répétit ion ac tive d 'une expérience pas sive dom ine le je u et

permet , comme le d i t Isaacs (1933), l a d ramat i sa t ion ac t i ve

d u mo nde intér ieur de l ' im ag in at i on , ut il isée pour main ten i r

l 'équi l ibre ps yc hiq ue . D an s les de ux cas, le je u sert à va inc re

le monde extérieur et l ' angoisse.

M a i s si nou s observons l 'enfa nt e n tr a in de joue r , u nerem arqu e s ' impose à nou s : i l cont in ue son j eu (game) j u s q u ' à

ce q u ' i l soit v e n u à bo u t de ch aq ue difficulté et q u ' i l a it

maîtr isé tout s igne de peur.

No us p ourr ions , natu re l l em ent , ima gine r que l a défense

persiste, parce que toute trace de pression n 'a pas d isparu,

mais cette hypothèse est en con trad ict io n avec l ' imp res s io n

de p lais ir , de jouissance que donne l 'enfant en train de jouer .

I l me semble q u ' i l s ' ag i t l à d ' autre chose . Quand un pet i t

garçon q u i est al lé chez le den tiste , joue au den tiste pe nd an t

des jours, ce n 'est pas seulement parce q u ' i l est enco re effrayé,

mais parce que le p lais ir q u ' i l t rouve à dominer sa peur l u i

apporte une réel le jouissance. Pourtant ce n 'est pas nécessai -

rem en t l 'act iv ité d u den tiste qu i le séduit ; ce po ur rai t , b ie n

e n t e n d u , être u n facteur ad d i t i on ne l ma is , à mo n av is , i l

est secon daire, car le p la is ir de la répétition est génétiquem ent

antérieur . Q u ' i l nous suff ise de rappeler que même un tout

jeune enfant joue à cache-cache sans jamais se lasser . Je neveux pas étudier le p lais ir de la répétit ion, mais att irer s i m -

p lem ent l ' a t t en t io n sur u n cert a in é lément : l a répét i tion

signifie un retour et une redécouverte . E l l e renferme une

constante de p lais ir qui , me semble-t - i l , est sans nul doute

influencée pa r une dé lectat ion perm anen te apportée par l ' i nn o-

cuité de ce qui a été une fois dangereux. Dans ce cas, égale-

m e n t , le p la is ir jai l l i t de l 'économie, et l ' accro issem ent d u

p la i s i r d'une différence de dépense. Toutefois, ce gain dep la i s i r n 'a r ien à vo i r avec le com ique , mais const i tu e , à m on

avis , l a base d 'une at t i tude que certa ins psychologues cons i -

dèrent co mm e une u l t im e co nd it io n b io log ique de l a v ie

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260 I L E C O M I Q U E

p s ych i que de l ' h o m m e , J e par l e , b i en en tendu , d u plaisir

fonctionnel qui a acqu i s u n prestige considérable et t r ouv é u n

v a s t e ch am p d ' ap p l i c a t i on d an s l a l i t t é ra ture contempora ine 1 .

Sans n u l d ou te , ce prob lème a été observé co r rec tement et

i l est possib le que l ' on pu i s se ramener l ' une de ses origines à

des cond i t i ons b i o log iques . Néanm oins , l ' ob se rv a t i on de l ' e n -

f an t m e p a r a î t i n d i que r n e t t em en t que le plaisir fonctionnel

lui-même est , dans une large mesure , le p la i s i r que nous ven ons

de décrire — p la i s i r qu i décou le d ' un sent iment de maî t r i s e 2 .

Le p la i s i r f onct i onne l , en tan t que phénomène , e st ne t tem ent

d i s t inc t d u p la i s i r comique . S i je propose une l i gne de d ém ar -

ca t ion , ce n 'es t pas p ou r com p a re r l'étendue de chaque phé -

nomène , ma i s un iquement pour sou l i gner une différence

cap i ta le qui rés ide dans leur re lat ion a u t e m p s . L e p la i s i r de

maîtr iser se joue dans le présent, i l est res sent i comme te l .

Selon cette hypothèse , le p la i s i r comique se réfère à une réa l i -

sat ion passée d u m oi qu i , p ou r a b ou t i r , a nécessité une longue

pra t i que . Not re expér i ence ne se l i m i t e pas au succès de cet

accomp l i s sement , ma i s à l ' ensemb le d u processus qui nous a

permis d ' at te indre graduel lement cette maî tr i se .

F r e u d a discerné dans le je u des enfants l'élément précur -

s eur d u com ique ; po ur m o i , c ' est le po int de départ d u co m iqu e

que no us décelons che z les au tre s, de l a réa l i sat ion de l ' impres -

s ion c o m i q u e .

N ou s passons , dans l ' en fance , par une autre phase pré l imi -

na i re d u c o m i q u e , à s av o i r l ' am us em en t , et l ' e n f an t com p ren d

très tôt la n a t u r e de l ' am us em en t . C ' e s t u n g r a n d m o m e n t de

la v ie d ' un en f an t quan d , p ou r l a première fois , i l c o m p r e n d

une p la i santer ie fa i te par u n ad u l t e o u q u a n d i l en f a i t l u i -

même une pour l a première fo is . L ' i l l u s i o n p re nd l a p lace de la

réal i té , et, dans ce m o n d e de f aux - s em b l an t s , les choses

dé fendues sont souda ine men t pe rmises . F re u d l ' ad m ett a i t

e t nous a joute rons ma in ten ant que t ou t am us em en t v i s e une

1. A l a suite d'H erb ert S P E N C E R et de G R O O S , U T I T Z (1911) et J É R U S A L E M

ont intro du it ce terme dan s la théorie esthétique ; voir aussi B Ù H L E R ( 1927 ) .

V o i r , depuis la pub l i ca t ion de cet article ( 1938 ) , F E N I C H E L ( 1939 a, et 1 9 4 6 ,

pp. 13 , 45 , 48 0) sur le rôle du plaisir fonctionnel comme phénomène central

de l 'a t t i tude contre -phob ique.

2 . V o i r H E N D R I C K S ( 1942, 1943 a, 6) , dont les observat ions confirment

cette hypothèse. Ses considérations sur « l ' instinct de dominat ion » ne m e

semblent rien ajouter à son br i l lant exposé.

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L E D É V E L O P P E M E N T D U M O I E T L E C O M I Q U E | 261

deux ièm e personne . Le je u pe ut être so l i ta i re , l ' am use m ent es t

social . E n jou an t , l ' en fant s ' ef fo rce de dom ine r le mo nd e

extér ieur e t , dans Pamusement , son agress iv i té ou sa l ib ido

reche rchent u n c o m p a g n o n . D a n s l ' a mus e m e n t , l 'e n f a n t

s 'e f force de séduire le m on de q u i l 'en tou re, l 'am us em en t est le

cadre où cette m ot io n puls ionn e l le se donne l ibre cours . T o u t

comme nos expér iences enfant ines se cont inuent comme

subs t ra t du p l a i s i r t rouvé dans un objet comique , de même l a

p la isanter ie tendancieuse de l ' adul te a ses rac ines dans la

n o t i o n d ' am usem ent de l ' en f ant . L ' a m us em en t se f onde sur

l ' approbat ion de ceux qui dét iennent l ' autor i té , ce qui es t

éga lement vra i des p la isanter ies tendancieuses . Comme nous

le verro ns b ientôt , s i un e p la isanter ie ne fa i t pas r i re l ' a u d i -

to i re , s i au l i eu d 'u n am usem ent généra l ( l ' agréab le expér ience

souhaitée ) , un s i lence pénible s 'établ it , cette s ituation conserve

certains trait s précis de la s it ua tio n infa nti le : l'infortuné q u i

a fa it la pla isanterie se sent très semblable à l 'enfant dont les

pa rents désapprouvent l a turbu lenc e ou l ' e x h ib i t ion n ism e ,

l 'en fan t à qu i on di t : « T u dépasses les born es . »

No us sommes peut -ê t re m a in t ena nt en mesure de d i s cute rune thèse de F r e u d qu i a suscité beauc oup de cr i t iqu es . F re u d

soutient, en ef fet , que l 'enfant, et plus encore le petit enfant,

ignore l ' expér ience d u com iqu e . N ou s somm es tenté

d 'a jouter à cette af f irmation des observations ef fectives

d 'enfants , et dans la mesure où de te l les observations sont

dispon ib les , e ll es semb lent conf i rm er notr e hyp othès e 1 .

E n 1929, Herzfe ld et Prager ont pu bl ié les résultats d 'e xp é-

riences fa ites en vue de tester la compréhension de l 'amuse-m ent et du co m iqu e chez l ' en fant . Le s résultats sont im pre s -

s ionnants quand i l s se ré fèrent aux product ions « comiques »

des enfants pen da nt leurs premières années de la tence . L ors qu e

nou s exa m ino ns ces dessins d 'enfants vo ul an t exp r im er

qu elqu e chose de « drô le », nou s avo ns l ' im pr es s io n que l 'enfan t

représente des objets appa r tenan t au mond e qu i l ' en toure e t

q u ' i l v ient j us te d'appréhender et de maîtr iser . L 'observat ion

p s y c h a n a l y t i q u e de Grabe r (1931), dans un cas semblab le ,

1. V o i r G R O T J A H N ( 1 9 4 0 , p. 4 0 ) po ur q ui le cho c inoffensif est la seule

forme de comique qui fasse rire l 'enfant du ran t le développement pré -

œdipien.

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262 | L E C O M I Q U E

semble révéler que les problèmes les plus profonds de la vie de

l 'enfant — dans le cas q u ' i l expo se, la crain te refoulée de la

cas t r a t i on — pe uv en t s ' ex pr im er dans ce que l ' enfant qua l i f ie

de « drôle ».

Cette théorie ne se l im i t e pas aux product ions comiques

de l ' enfan t , el le s ' ap pl iq ue éga lem ent au x cas où i l ap pr en d à

appréc ie r l e comique 1 . D ive r s c ompte s r endus mont r en t qu ' un

enfant de 1 ou 2 ans ne pa rv ien t que gradu e l lem ent à pr end re

conscience de l ' impress ion comique provoquée pa r l e s sa u t i l -

l ements d 'u n pan t i n ou d 'u n chat . Les réac tions de l ' en fant

semblent passer de la peur à l'intérêt et très lentement seule-

m e n t , de l'intérêt au plaisir , dernière phase de ce tr iple pro-

cessus. I l est certes impossible de dégager, à partir de cette

étud e, des rens eign em ents plu s détaillés et plu s exac ts — c 'est

la seule, à ma connaissance, qui a it été consacrée à ce sujet

pa r t i cu l i e r — m ais i l ne faut pas oub l ier qu 'e l le a été con du ite

pa r des obse rvateu rs q u i ne font au cu n e ffort po ur com pren dre

le ca rac tè re d yn am iq ue de l a v ie men ta le chez l ' ho m m e. C ' e s t

pourquoi l eurs obse rva t ions n ' ont qu 'une va leur re la t ive pour

notre propos. Sur cette base, j ' a ime ra i s m ' a t t aque r à un p ro -

b lème plus généra l de la psycholog ie du comique qui , se lon

moi, n 'a pas reçu tout e l ' a t t en t i on désirab le : i l s ' ag it d u rôle

jou é pa r le com iqu e po ur surm onte r l 'émot ion , sur to ut qu an d

celle -c i est provoquée par des choses étranges et terr if iantes.

Je pense que la form ule su ivan te s ' impo se ic i : le com iqu e ne

peu t , à lu i seul , va i nc re l ' émot ion , car i l présuppose u n cert a in

contrôle de l ' angoisse avant de pouvoir devenir e f f icace . Mais

une fois q u ' i l s 'est man ifesté, i l associe sen tim en t de ma îtr ise

e t impress ion de p la i s i r . Jean -Paul (R ichte r ) , l ' un des p lus

grands poètes a l lem and s, ava i t ce fa it ps yc hiq ue à l ' espr it

l o r s qu ' i l dis ait : le m ot d 'e spr it ap po rte la liberté, et la l iberté,

le mot d 'espr it . Toutes les branches de la psycholog ie conf ir -

m en t cette thèse que certains des exem ples d éjà étudiés p ou r-

ra ient venir étayer , mais je ne donnera i qu 'un ou deux autres

exemples , se ré férant à des problèmes histor iques .N ou s connaisso ns tou s le lo ng cortège de personnages

1. Les récentes études de G E L L E R T (1950, 1951) , sous la direction de

D E L S O L A R à l 'Université de Yale, semblent confirmer certaines de noshypothèses.

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L E D É V E L O P P E M E N T D U M O Ï E T L E C O M I Q U E | 263.

comique s q u i s i l lon ne F a r t et la l i ttérature des peu ples civil isés.

No us p ou von s souve nt fa ire remo nter l eur généa log ie au

théâtre sat i r ique de Fant iqu i té ou p lus l o in encore . E n règ le

généra le , derr ière ces personnages , nous percevons une forme

p lus som bre , j ad i s c ra inte ou redoutée . Les satyres , q u i fu rent

d ' ab or d des bouc s dém oniaq ues , le po l ichin el le de la com édie

i ta l i enne (Italie du Sud) , descendant des danseurs des joutes

de co q, les dém ons com iqu es des mystères et l ' a im ab le

Mêphisto d u Faust de Gœthe sont les exemples les plus

connus des c i -d ev an t démon s , t ransformés a u jo ur d 'h u i en

« fous », en « bouffons » x .

S i les gargoui l les gr imaçantes des cathédra les gothiques ont

p o u r rô le de chasser le démon, e l les n 'en sont pas moins

terr i f iantes , h au t perchées p a rm i les pign ons et les goutt ières.

L e u r évo lut ion est intéressante. A u x m e siècle, ces figures de

magie apo tropa ïqu e sont encore te r r i f i antes . A u X I V E siècle,

} e l les ten de nt à de ven ir de s imp les ma sques com ique s ; au

X V E siècle, le processus est achevé, et au l i eu de menacer ,

elles ne sont l à que p ou r amu ser . Cet te obse rvat io n ne con tred i tpas un s avo i r psy ch an a ly t i q ue p lu s anc i en . L e mécan isme

q u i détermine le chan gem ent fonct io nn e l de l ' ob je t es t généra l

et, pour des ra isons év identes , je n 'a i pas l ' i n t e n t i o n de

r emonte r à son or i g ine . Jeke ls (1926) a tenté d ' exp l iquer l e

secret de la comédie par un déplacement sur le père de la

culpabi l i té du fils. Nous pouvons y a jouter cet aphor i sme :

q u a n d nou s r ions du bouf fon, nous n 'oub l ion s jam ais que dans

) son t ra ve s t i com iqu e , avec sa m arott e e t son bon net à clo-chettes , i l cont inu e de porter couron ne et sceptre , symb o les

de royauté. Ne se po ur r a i t - i l pas que la l iberté exploi tée par

le bouf fon so i t u n hér i tage d i rect de l 'om nip ote nce de son

prédécesse ur d ia bo liq ue ? V u e sous cet angle , la spécificité

de l ' expér ience comique permet de di re que ce que hier nous

avons redouté nous para î t ra drô le au jo ur d 'h u i . L a po s i t ion

) intermé diai re d u co m iqu e, s i tuée entre le pla is i r et l ' é lo igne-

1. Voi r T A R A C H O W (1951), à propos de la relation clown-diable. Il étudiela significatio n du clow n dans divers con textes ; po ur le diable, personnagecomique, voir le même auteur (1948). Le matériel présenté dans ce dernier

article éclaire certains po ints analysés da ns cet essai. V o ir aussi , pour d 'autres

aspects du problèm e, l 'étude de M O E L L E N H O F F (1940) à propos de la popu-larité de Mic ke y Mou se.

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264 [ L E C O M I Q U E

m en t de l ' émot io n, part icul ièrement la peu r , t ro uv e m êm e

une express ion dans notre d iscours . Le mot f rança is drôle a

subi une t ransformat ion de sens, passant de l'étrange a u

c o m i q u e . E n a l le m a n d , l e m o t komisch to ut com m e le f rança is

drôle peu ven t s ' em ploy er ind if fé remment au jou rd 'h ui po ur

expr imer la colère ou la surpr ise , lorsque nous d isons par

exemple, c 'est drôle, o u das ist komisch, on peut ut i l iser de

l a même manière le mot ang la is funny. Ces exemples sont à

pe ine nécessa ires po ur a f f irmer la po sit io n intermédia ire d u

c o m i q u e , caractère q u i para ît c o m m u n à tou s les phénom ènes

c o m i q u e s .

J e ne peu x m e dispenser de ren vo ye r ic i à des suggest ions

que j ' a i dé jà fa ites a i l leurs . J ' a i proposé d 'app e ler cette

part icular ité d u co m iqu e le caractère am biv a le nt des phén o-

mènes comique s 1 . Ce q u i s igni f ie que ces phénomènes pe uv en t ,

dans certa ines cond it io ns , à la p lace d u p la is ir , fa ire na ît re

d u dépla is ir ou m êm e de la souf f rance 2 .

O n peut considérer de ce point de vue les cas de dissociationn o n réussie que nous avons ment ionnés. Si nous nous iden-

t i f ions à la personne dont on se moque, nous ressentons un

ma la ise e t no n pas d u p la i s i r . No us n ' avo ns pas une im pres s ion

de com iqu e , ma is une im press ion douloureuse . O n d i ra i t pa r -

fois q ue cette v ie i l le cra inte , do nt la maîtr ise est une con di t io n

préa lable et nécessaire a u com iq ue , reste assez forte po u r

subm erger no tre expér ience rée l le .

Pour mieux i l lustrer des cas de ce type , je rappe l lera i unet echn ique famil ière à ce ux qu i con naiss ent certa ins fi lms.

D an s ces p ro du ct io ns — je m 'abs t ien dra i de donn er des

exemples — le mécan isme l a tent au comi que es t ouver tem ent

exploité . L a détente est obten ue pa r u n accroissem ent préa -

lab le de la ten sio n. Ce pen da nt , cette tech niq ue reste dang e-

reuse, car tous les sujets n 'acceptent pas également cette

sor te de m an ip ul a t i on psy ch i qu e . Ce r ta ins ne dépassent pas

1. Voir le chapitre VI de ce l i v ie .

2. F E N I C H E L ( 1 9 4 6 ) a également souligné depuis le caractère ambivalent

d u jeu chez l 'enfant. Je doute qu ' i l se serve du mot dans le même sens que

m oi bien qu ' i l existe une sim ilitude entre les phénomènes qu ' i l a en vue etceux qui, originairement, m'ont suggéré ce terme.

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L E D É V E L O P P E M E N T D U M O I E T L E C O M I Q U E | 265

l a ten s io n pré l iminaire et sont inca pab les d 'oub l ier leur peu r

dans la détente ag réab le q u i la su it 1 .

Toute fo i s , une interprétat ion p sycho log ique p lus p ro fondede cette tec hn iqu e re lève de la psy cho logie du grotesque plutô t

que de cel le d u co m iq ue ; el le est, en gran de pa rti e, fondée

sur une réduction soudaine et surprenante de l 'angoisse qu i

c o ndu i t au r i r e 2 .

Ce qu i est v r a i du c om ique que no us t rouvo ns chez les autres ,

l 'est aus s i d u co m iqu e « fabr iq ué » . L e caractère am biv ale nt

d u comique se mani f es te l o rsque , par exemple , l ' aud i to i re

q u i écoute un e pla isan ter ie refuse d'être impl iqu é et ne rép ondpas à l 'appel pour une agress ion ou une régress ion co l lect ive .

E n nou s ide nt i f ian t à l 'au di to ire , nou s écoutons la vo ix sévère

de no tre conscienc e. L 'expé rienc e agréab le q u i au rai t d û

na î t re d 'un compromis entre l es tendances du ça e t du surmoi

ne se réal ise pas . U n proce ssus s im ilair e a l i eu chez l ' aud i teur .

I l accep te l ' in v it a t i o n q u i lu i est fa i te à t i tre d 'essa i et ressent ,

pen dan t u n ins t an t , l a pu l s ion agress ive que l a p l a i santer ie

devrait sat is fa i re , mais cel le-ci ne pa rv i en t qu ' à suppr im erl es inhib i t ion s ex i s tantes , sans empêcher u n nou ve l inves t i s se -

me nt d 'où j a i l l i t une impre ss ion désagréab le e t pén ib l e 8 .

J e cra ins que qu elq ue con fus ion ne se soit glissée dans n ot re

exposé. Rés um ons do nc nos résultats : nou s avon s pr is , po ur

po in t de dépar t , l ' idée de F r e u d sur les con dit io ns économ iques

et génétiques d u com iqu e. No us a vons jug é nécessaire d ' i n d i -

quer un é lément supplémentaire , à savoir que la p lupart des

phénomènes comiques semblent l iés à des conf l its antérieursd u m o i, qu ' i l s l 'a id en t à reno uvele r sa v ic to ir e et ce fa isant ,

à surmonter, une fois de plus, une peur à moitié assimilée.

D e cette part icu lar i té essentie l le de l 'expér ience com iqu e naît

son caractère ambivalent , l a fac i l i té avec laquel le i l passe

1. Le cirque nous donne des exemples meilleurs et, semble-t- i l , pluséclairants. Vo ir T A R A C H O W (1951) qu i a traité ce sujet dan s un vaste conte xte.

2 . Vo i r R E I C H (1949), pour d'autres aspects du grotesque.

3. U n e vérification expérim entale de cette hypoth èse et d'au tres encoredéveloppées ici est imp licite dans les découvertes de R E D L I C H , L E V I N E etS O H L E R (1911). E n mod ifiant astucieusement des procédés expérimentaux

appliqués par S E A R S (1934), M U R R A Y (1934, 1935), E Y S E N C K (1942, 1943),

C A T T E L L et L U B O R S K Y (1947, a, 6), ils ont étudié la réaction de sujets de van tune série de dessins caric atur aux ou c omiq ues, dans l ' inte ntio n de créer u n

test , le test de la réaction à la gaieté, qu i prom et de nous fournir des donnéesintéressantes.

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266 | L E C O M I Q U E

d'un succès agréable à un échec désagréable . Nous avons été

cer ta inement in juste envers l e com ique én conc entran t not re

at tent i on sur des phénomènes comiques , compromis de l a v ie

p s ych i que , et en négligeant le plaisir que ces phénomènes

nous procurent , mais l e caractère vo lonta i rement par t ia l de

ce texte en est responsable .

L e compromis que réa l ise le comique est à la base d ' u n

phéno mène que les ps ych ana lyst es connaissent bi en : le c o m i -

que en ta nt que mécanisme de défense. L 'expér ie nce c l in iqu e

no us l 'ense igne : i l pe ut alors revê tir différentes form es p o u r

maîtr iser et écarter les émotions et , pr inc ipa lem en t, l 'angoisse .A u début de son ana lyse , une pat iente par la d 'une habi tude

sexue ll e q u i j ou a i t u n rô le imp or ta nt dans sa v ie . E l l e était

inc ap ab le de maîtr iser s on r ire chargé de camou f ler sa crain te

refou lée d 'u n domm age i r réversib le dû à l a m ast urb at io n . Sous

cette fo rme t rans i to i re , l e com ique , com me méthode de

défense, est tout à fa it normal , mais nous le rencontrons aussi

comme un état permanent , qu i marque toute l a personna l i té .

J e déf inira i ce personna ge c l in iqu e com m e le « bouf fon ty pe » .

Po ur au tan t que j e pu isse m 'en rendre com pte , l a m ot iv at io n

l a plus puiss ante q u i pousse à fa ire le c lown est l 'e xh ib it io n-

n i s m e . Le s rappo rts ent re l ' exh ib i t ion n is m e et l e p la is i r

comique sont maintenant b ien connus , Ernest Jones l es a

signalés dès 1912. J ' a i s u i v i une évo lut ion du même type chez

u n j eune ho m m e, scoptop h i le e t exh ib i t io nn is te qu i , très tôt ,

av ai t été surpassé pa r son frère et se v i t , pa r la suite, con dam né

à deven ir un p la is ant in , u n c lown. Qu an d les gens au tour de lu i

d i scuta i en t po l i t iqu e avec acha rnem ent , lu i , dans son rô le de

bouf fon, d ev ait se con tente r de lanc er de tem ps à au tre une

p la i santer ie . Ses mots d 'espr i t pouva ient ê t re v indicat i f s e t

agressifs ; i ls ser vai ent de défense con tre u n fant asm e pa ss if

ora l , remp laçaient son désir de séduire par des mo ts. Pe nd an t

u n cer ta in tem ps, i l co l l abo ra à une pu bl i ca t io n com ique , ce

q u i lu i assura un certain équi l ibre . Mais les distorsions q u ' i lin f l i gea i t à sa personnalité par ses plaisanteries constantes

étaient dues à son désir d'éviter la compétition avec un r i v a l

plus fort que lui 1 .

1. Voir T A R A C H O W (1949) qui présente un cas ayant une personnalité à

structure semblable.

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L E D É V E L O P P E M E N T D U M O I E T L E C O M I Q U E | 267

L a psychanalyse nous enseigne à quoi about i t semblab le

a t t i t ud e . Le fou d u ro i n'enlèvera pas ses grelots, ni son

bonnet , avant d 'avoi r dominé son angoisse .

Le rapport étroit entre le comique d 'une part , l 'angoisse et

l ' i n s t inc t , de l ' au tre , nous perm et de com prend re les l imite s de

son inf luence. Le comique ne peut toucher aux choses sacrées

sans paraître b lasphém atoire — form e d'effet amb i v a l en t . I l

ne peut apporter une détente permanente car , comme dans la

manie qui , dans une cer ta ine mesure , est une extens ion patho-

log ique du c om ique , la v icto i re d u m oi est passagère , le p la i s i r

ob te nu de courte durée. Ma is ce n 'est pas nécessairement le

cas ; dans une forme part icul ière, la détente comique est per -

ma nen te , car i l ne s 'ag i t pas là d 'une te nta t ive souvent répétée

d u m oi po ur t rou ve r une so lut io n, mais b ie n d 'une t rans for -

m a t i o n perman ente du m oi . No us commençons de comp rendre

l a valeur de ce que fait l 'humoriste, car i l chasse la p lus grande

peur de l 'h om m e, la peur étemel le , acquise dans l ' enfance, ce lle

de la perte d 'am ou r . L e d on précieux de l 'h um ou r re nd les

h o m m e s sages ; i ls son t sub lim es, en sécurité, l o i n de to ut conf l i t .

D'après l'exposé de F r e u d sur les typ es de la l ib id o (1931 6),l ' h u m o u r peut être très faci lement conçu comme un genre

c o mp o s i t e où prév alen t les éléments narc issique s ; m ais rares

sont ceux qu i , au sens f reud ie n, sont doués d 'h um ou r !

L ' h u m o u r a éga lement une contre part ie : l 'h um ou r est

éga lement un phénomène am b iva le nt . L e c r im ine l d e F r e u d ,

comme on l e condu i t à l a potence un l u n d i m at i n , r emar que :

« M o n Di e u , la semaine com me nce b ien ! » I l me semble que

l ' interpréta t ion de F r e u d est d isc utab le : c 'est là ce q u 'o nappel le à just e t i tre « l ' h u m o u r no ir » et je pense que nou s

avons raison d 'y voir une forme part icul ière de rébel l ion contre

le dest in : IHronie contre soi-même, form e de com iqu e l iée au

c y n i s me et au sarcasme, qu i porte l 'em prein te de l ' agress iv i té 1 .

L a di f f iculté de tracer une frontière entre l 'humour et l ' i ronie

contre so i -mêm e nous rappel le l ' im pe r fec t ion de la jo ie que le

com ique peut nous o f fr ir . L 'h o m m e — et c 'est a ins i que nou s

le vo yo ns — , perpétuel lement en quête de p la i s i r , s 'avancesur une ét roi te c orniche sur p lo m ban t un ab îme de peur .

1. V o ir également p. 229. Des observations cliniques continues m'in citen t

aujourd 'hui à penser (1951) que D O O L E Y (1934) avait raison de souligner la

fréquente corrélation entre l 'humour et l 'autocritique de type masochiste.

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C H A P I T R E I X

Le rire

en tant que processus

expressif

Contributions à la psychanalyse

du comportement expressif

1 | Formulation du problème

Le prob lème de l a psycho log ie du r i re comporte deux

aspects : d 'une part , i l s 'ag it d'étudier les c irconstances, la

cause du r i re , pu is de se demander : « Quand r i t - o n ? » et,

d 'aut r e p ar t , d 'e xam ine r le r i re en ta nt que processus ph ys iq ue

et l a quest ion fondamenta le sera : « Comment r i t - on ? » L a

première q ues t ion sera centrée sur l a psycho log ie du co m iqu e 1 ,

l a deux ième, sur l es f a i t s phys io log iques e t anatomiques . Le

r i re , processus physique et , plus précisément, processus

expressi f , sera le po in t de dépa rt de cet essai . M ais u n ch oi x

des problèm es s ' im po se et i l nou s fau dr a la isser certa ins détails

de cô té qu i pou r ra i en t p rendre t rop d ' im por ta nce . No us nous

proposons donc d'étudier, au moyen de cet exemple , que l l e

con t r i b u t i on l a ré fl ex ion ps yc ha na lyt i qu e peu t app orter à l acompréhension des processus expressi fs . B ien entendu, la

portée de ces considérations est l imitée et ne saurait recouvrir

le sujet tout ent ier .

1. E n vue d'un e définition, nous diron s qu 'on ne rit pas de tout ce qu i est

comique et que le rire n'est pas toujours une réaction à quelque chose de

comique .

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L E R I R E E N T A N T Q U E P R O C E S S U S E X P R E S S I F | 269

L ' ex p re ss i o n de l a contenance hum ain e , l e j eu des t r a i t s

exercen t u n po uv oi r my stér ieux . I l s jou en t u n rô le décisi f

dans le s contact s ent re hu m ain s , nous co nf rontan t perpétue l-

lem en t à une énigm e : quel le re lat ion y a - t - i l ent re l ' apparence

extér ieure de l 'homme et sa personnal i té 1 ? C 'es t là u ne

ques t i on qui s 'est posée dans tous les secteurs de la recherche

psych o log iqu e . L a p sych ana lyse , e ll e auss i , y a appor té sa

c o n t r i bu t i o n . E n f a is an t un b on usage de l ' i n t u i t i o n , on a pu

décrire la manière d'être d ' u n i n d i v i d u à prédom inance anale

o u ora le (Ab ra ha m , 1921 ; Ge ro , 1939), mais nou s n 'a vo ns

pas l ' i n t e n t i o n de poursuivre dans ce sens . Nous ne t ra i terons

donc pas de l ' a spect ca racté ro logique du co mp or tem ent

expressi f , mais de l 'act iv ité expressive même et de la voie

qu ' e l l e p rend .

Deux données permet tent de s ' o r i enter quant au compor te -

m en t express i f de l ' autr e : ses réactions n o n inten t ionn el les

a u x s t i m u l i et les s ignaux q u ' i l émet envers ses semblables,

car i l ne d i r ige vers l ' au tre q u 'u ne p art ie seu lemen t de son

c o m p o r t e m e n t expressi f que cet autre perçoit dans sa total i té

et qui favor i se le contact soc ia l 2 . L ' e x p r e s s i o n , c o m m e m o y e n

de contact , a pour nom « le langage de l a contenance

1. Da ns l 'étude scientifique de l 'exp ress ion, i l faut distin guer le « com porte -

ment expressif » ou « pathognomoniè » (du grec pathos, sentiment) — et

j 'em ploi e indifféremment les deux term es — de la « phy siogno mo nie » basée

sur la structure physique du v isage. Dès le X V I I I E siècle, la polémique de

Lichtenberger dirigée contre la théorie de la physiognomonie de Lavater a

fait ressortir l 'antithèse de ces deu x poin ts de vue. Da ns un e certaine mesure ,

les doctrines de la physiognomonie se retrouvent dans la science de la struc-ture corporelle : la pathognomoniè ou comportement expressif relève du

domaine de la psychologie étudié pour la première fois scientifiquement par

Be l l et Darwin, à savoir la psychologie de l ' express ion. Voir L E R S C H (1932)

et, plus récemment, une étude ouvrant de plus larges perspectives de

H E R L A N D (1938). Po ur les références histo riqu es, se reporter à P O L L N O W

(1928) et B Ù H L E R (1933).

2. Vo i r B U Y T E N D I J K et P L E S S N E R (1925-1926) ; un autre aspect de la

question a été étudié par B E R N F E L D (1929). Si le contact transmis par le

comportement expressif est considéré comme un système « émetteur-

récepteur », on recherchera les causes de perturbation, si le contact est

troublé, au x deu x extrémités. Les pertu rbatio ns relatives à la transm issionseront étudiées plus lo in . Quant au récepteur, je me contenterai de dire :

les gens qu i interprètent l 'exp ressio n des autres avec beaucoup d ' incer titud e,

ne sachant pas bien à quoi s 'en tenir sur leur compte, sont généralement

eux-mêmes perturbés ou susceptibles de l 'être facilement quant à leurs

propres expressions. Mais l ' inverse n'est pas forcément vrai : les « bons »

interprètes ne sont pas forcément de bons « communicateurs ».

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2 70 [ L E C O M I Q U E

h u m a i n e » 1 . S i nous avançons ce t te compara ison , ce n'est

pas pour établ i r une l igne de démarca t ion ent re les i n f o r m a -

t i ons verba le s et p a t h o g n o m o n i q u e s (expressives) mais parce

que ce t te com par a iso n nous pe rm et une approche ut i l e des

prob lèmes que pose à l a science l a p a t h o g n o m o n i e et auss i de

définir le champ l imi t é de not re su je t 2 . A u départ , nous d is -

t ingue rons les quest ions l inguis t iques de celles q u i se r a p -

p o r t e n t à l ' h i s t o i r e d u langage. N o u s i m p u t e r o n s à ces der -

nières les recherch es de D a r w i n q u i a tenté de savo i r c omment

l a p a t h o g n o m o n i e s'était déve loppée , en t a n t que m o y e n de

c o m m u n i c a t i o n , au cours de l'évolution huma ine . C ' e s t là

une que s t ion q u i se r appor t e à l a préhistoire d u c o m p o r t e -

ment express i f . Depuis son appar i t ion , le langage de la conte -

n a n c e h u m a i n e a, cer tes , connu une évo lut ion h is tor ique ; i l

s'est différencié selo n l 'â ge , l a s i tua t ion soc ia le , l a race et

l ' é poque , t out c omme le langage gestue l , considéré comme son

express ion l a plus universe l le . Comparées à ces quest ions de

préhistoire et d 'histoire , ce l les re lat ives à l a recherche l i n -

guist i que appara isse nt p lus mo destes . Cette recherche pou r -

r a i t s 'or ienter vers le vocabu l a i r e d u langage p a t h o g n o m o -

n ique , ve r s les t ype s d ' e xp r e s s ion pa thognomon ique et, dans

le cas d u r i r e , à ses d ive rs types et sous - types . L a réponse à

ces quest ions nous entra înera à une c lass i f icat ion ou à un e

énumérat ion . O n pour r a i t a pp ro f ond i r ces recherches en étu -

d i a n t l a g r a m m a i r e de la p a t h o g n o m o n i e : i l s 'agirait a lors de

s a v o i r c o m m e n t se f orme séparément chaque ac te pa thogno-

monique e t , dans le cas du r i r e , comment celu i -c i dev ient p ro -

cessus corpo re l e t , en pa r t icu l ie r , p rocessus pa th ogn om on iqu e ,

ce qui re lève de l ' a n a t o m i e et de l a phys io log ie de l a p a t h o -

g n o m o n i e . E n f i n , o n p e u t e x a m i n e r l a syntaxe dans l aque l l e

s'insèrent le vocabula i re e t l a g rammaire de l a p a t h o g n o m o n i e .

Cet te quest ion , q u i se r a t t a che à l a régulat ion centra le des

1. L A N G E ( 1937 ) . Ce type de langage v a bien au-delà de l'espèce homo

sapiens — mais , b ien entendu, l a crédibilité de la comm unicat ion var ie .Nous comprenons les animaux, nous pouvons même « comprendre » quelquechose aux plantes (voir B U Y T E N D I J K et P L E S S N E R , 19 2 5 -1 9 2 6 , p. 108) .

D a n s ce sens, l 'expérience corporelle établit la l imite de la compréhension.

2 . B Ü H L E R ( 1934 ) a étudié l 'historique et la signification de cette compa-raison entre le langage de l 'expression et le langage verbal . Il ne nous est

pas possible d 'examiner ici le point de vue de l 'auteur sur l a psychologie de

l 'expression.

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L E R I R E E N T A N T Q U E P R O C E S S U S E X P R E S S I F | 271

processus pathognomoniques , res tera au premie r p l an de nos

discussions alors que les autres ne seront qu'effleurées.

S i nous vou lo ns éva luer , en ce qui concerne le r i re , l ' étendue

e t l ' i m po r t a n c e de la que s t ion posée, i l nous faut nous référer

t o u t d ' a b o r d aux t r avaux cons idé rab l e s qu 'Oppenhe im,

Be c h t e r e w , B r i s s a u d , D u m a s , e t c . , ont effectués en neuro log ie

sur l a pa tho log i e d u r i re dans certa ines maladies cérébra les .

Les hypothèses que nous envisageons , comparées à ces t r a -

v a u x si importants , sont p lus modes tes ; elles ont affaire à la

régulat ion centra le d u compor tement expre s s i f en t a n t que

prob lème re levant de la psycho log i e psychana ly t i que d u m o i 1 .

I l no us sera poss ib le d 'éta b l i r une re la t io n avec l a recherche

ps y c ha na l y t i q u e si nous considérons que le c o r p s hu m a i n , en

t a n t q u ' a ppa r e i l de m o u v e m e nt , c o ns t i t u e une unité où

l ' ac t iv i té motr ice ne peut être séparée de l ' act iv i té express ive .

L e fa i t que le système P C S , « le dernier système à l ' extrémité

mot r i c e », contrôle l a moti l i té nous donne une assise solide.

I l s 'agit là d'une fonct ion préconsciente d u m o i , à décharge

a u t o m a t i q u e2

. C 'est a ins i que F r e u d a i n t r o d u i t l a ques t i ondans les Etudes sur Vhystêrie, ques t i on q u i a été repr ise par

A b r a h a m , Fe rencz i , L a n d a u e r , F e n i c h e l et d 'autres auteurs 3 .

No us n ' avons nu l l em ent l ' i n t en t i on d ' a jou te r que lque chose

de no u v e a u à ces recherch es . L a nouveauté , dans l a recherche

p s y c h a n a l y t i q u e , prov ient tou jours de l ' expér ience c l inique.

E n se r e po r t a n t à son propre matér ie l ana lyt ique — ce q u i

est à l a portée de c h a c u n — et en pa r c o u r a n t l a l i t térature

p s y c h a n a l y t i q u e , i l se conf i rme que l ' o n a r a rement l a pos s i -bi l i té si ce n'es t da ns les cas spéc iaux (dans le t i c par exemple)

de t ra i te r les ques t ions q u i nous intéressent ici , à savo i r les

t roub les psycho log iques « plus légers » de l ' appare i l contrô lant

l ' express ion en généra l . Nos observat ions se l im i t ent su r tou t

à des événements fortui ts , à l a pér iphér ie d u ch am p ana lyt iq ue .

Certa ines de ces observat ions m 'ont permis de c o m pr e nd r e

1. Je ne tente pas i ci de prouver l 'exactitude de cette affirmation en

l 'opposant à une form ulat ion neurologique, ni de les détacher l 'une de l 'autre ;

voir D A V I S O N et K E L M A N (1939 ) et M I G L I O R I N I (1939) .

2 . S C H I L D E R a exposé u n point de vue identique ( 1931 ) . V o i r également

les comm entaires de R A P A P O R T ( 1 9 51 , p. 5 2 7 ) . L'approche de M A S L O W (1949 )

est différente. Voir enfin chez H A R T M A N N ( 1 9 3 9 a) l a théorie des fonctions

automatiques du m o i .

3 . Vo ir en particulier L A N D A U E R (1927 ) , F E N I C H E L (1928) .

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272 | L E C O M I Q U E

-— s i com préhension i l y a — certains des problèm es que n ous

al lons étudier et de rassem bler i c i des réf lexions q u i m 'on t lon g-

temps préoccupé, mais sous un angle di f férent. Je me propose

d onc d 'exposer l ' act iv i té d u m o i dans le phénom ène de

l ' express ion en me ré férant au processus du r i re .

2 | Le moi et le rire

— Le rire, fait socialE n pa r ta nt d 'un e s i tua t i on concrè te e t en l ' ana lysan t , nous

tenteron s de pa rve ni r progre ss ivem ent à une compréhens ion

plu s générale. Que lqu es personn es sont réunies dan s une

pièce, certain es se m et te nt à r i re ; le r i re gagne tout l e monde ,

i l dev ient u n fa i t soc ia l . No us chercheron s a lors à exp l iquer ce

phén om ène en ava nç an t pas à pas , sans cra inte des détou rs ,

et pourtant sans parveni r à l ' é luc idat ion tota le d 'un point

i m p o r t a n t 1 .

Se l on un e théorie de F r e u d , m ain tes fois conf irmée, le r i re

éc late lors qu 'un e quant i té d 'énerg ie psy ch iqu e, ut il isée p ou r

l ' i nves t i s sement de certa ines tendances psychiques , dev ient

s oud a i nement i nu t i l i s ab l e 2 . Comment ut i l i ser cette théor ie

po ur résoudre not re prob lèm e ?

Com menço ns pa r u n cas spécia l : u n événem ent que lconq ue

susc i te une exp los ion commune de r i re chez des gens que nous

somm es en t r a i n d 'observ er — une p la i santer ie peu t en être

l a cause . C ' e s t l à u n exemp le q ue F re u d , pa r s a descr i p t i on ,

nous a r en du f ami l i e r : l a co m m un ica t i o n d 'une expér ience

o u l ' expér ience m utu el le d u com iqu e, pa r l ' entrem ise d 'un e

plaisanterie, affecte ce lu i q u i écoute com m e « une inv i ta t i o n

à une agress ion et à une régress ion communes » . Une part ie

de l 'énergie ps yc hiq ue qu i est l ibérée — dans le cas d 'un e

p la i sante r ie agressive pa r exem ple — pro v ie nt de l ' économied 'un e dépense d 'énerg ie e n vu e d u re foulem ent et l ' autre

1. V o ir ci-dessou s, p. 279, n. 1.

2. Freud n 'emploie pas dans sa formulation le mot « soudainement » . I l

me sem ble po ur tan t que ce m ot est essentiel, car c'est précisément l a « nature

de choc » et la soudaineté de la décharge qu i const ituent la préconditionspécifique du rire . V o ir également p. 251 de ce livr e.

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L E R I R E E N T A N T Q U E P R O C E S S U S E X P R E S S I F | 273

par tie , c 'est-à -dire le bénéf ice d u plai s ir , d 'un e régression

com mu ne e t d ' un e ut i l i s a t io n com m une de modes de pensées

in fant i l es . L e plais ir retiré de la régress ion m on tre que l 'a du lte

exige u n certa in invest issem ent , c ' es t-à -d ire une dépense

d 'énergie p ou r maîtriser en lui -m êm e les méthod es d u pr o-

cessus pr im air e à l 'œu vre , ap para issa nt dans les modes de

pensées in fant i les e t que l ' o n retr ou ve dans le com ique de

l ' a d u l t e 1 . C 'es t a in si que le r ire a une s ign if ica tion dou ble , i l

t r a d u i t à la fo is une compréhension mutuel le et une culpabi l ité

mutue l l e .

A p p l i q u o n s ce qu i précède à notre exemple : l ' un ité d 'a ct ion

q u i se man i fes te à l ' intér ieur d u groupe h u m ai n , g roupe qu is 'est constitué par le r ire , doit s ' interpréter comme une réac-

t i o n co l lect iv e . Ce que para î t co nf i rm er le f a i t que qui con que

d 'é tranger entre dans u n groupe en tr a i n de r i re a imm édiate -

ment l e s ent iment d'être u n i n t r u s 2 . I l ne peut pas r ire avec

les autres , po ur q u i to ut est prétexte à r i re , to ut aug m ent ant

leu r gaieté ; m ais les choses q u i les am use nt pa raisse nt à

l ' i n t r u s stupides et dépourvues de sens. I l n 'a pas fa it avec eux

cette régress ion inte l lectu e l le e t i l lu i f aud ra u n c erta in tem pspou r s ' adapte r e t se jo in dre a u groupe des r ieurs .

Ma is comm ent se f a i t - i l qu 'u ne a l l ianc e s 'établisse entre ceux

q u i r i en t — com me nt l e r i r e dev ien t - i l s i tua t ion de g roupe ?

L a pla isanter ie nous permettra - t -e l le de t rouver une réponse

sat is fa isante ? L a s imple observ at io n nous fourn ira u n a rgu -

m ent con trad icto i re : dans une s i tu at i on de groupe , on peu t

se mettre à r ire sans bien connaître la cause du rire et même

en l ' i gnorant tota lement . A ce s tade , l e r i re n 'es t pas néces -

s a i rement une réac t ion à un s t imulus commun. Le r i re du

group e n 'a plus beso in d 'une « tête de T u r c » po ur éclater, i l

t ro uv e en lu i -mê m e de qu o i se sat is fa i re . L a cause du r i re

passera a in si à l 'arr ière -plan , car le l i en qui pe rmet l a const i -

t u t i o n du groupe devient suf f isamment fort a lors que, dans le

1. A u sens str ict , nous de vrions parler ici d 'une dépense en vue de l 'an nu -lat ion. Dans le premier cas, c 'est la motion pulsionnel le qui est supprimée,

dans le second cas, la méthode de comportement.2. B erg so n a décrit cette sit ua tio n qu i n'es t pas particulière au rire : « U n

hom me à qui l ' on dem andait pou rquo i i l ne p leurait pas à un sermon où

tout le monde versait des larmes, répondit : « je ne suis pas de la paroisse ». »

Cette « incapacité de se joindre au rire » est considérée comme un symptôme

dans les névroses obsessionnelles ; voir J O N E S (1912).

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274 | L E C O M I Q U E

mêm e te mp s , l a fonct io n de contrô le et d ' in hi b i t i on de l ' i n d i -

v i d u d im inu e . T o u t a f fa ibl is sement du m o i peu t hâter l ' ap pa -

r i t i on de cet état , une légère ivresse étant l 'un des mei l leurs

moyens d ' y p a r ven i r .

Re po rto ns -n ou s un e fois de plu s à no tre exem ple : le récit

d 'u ne pl aisa nte rie. L e bu t visé est , là aussi , la création d 'u n

groupe, l ' é tab l i ssement d 'une com mu nauté , schémat iquem ent

d ' « u n grou pe de deu x éléments » . P l u s faib le est l ' i den t i f i -

cat i on assurée pa r la s it u at io n de groupe, p lus le dis po sit i f

de vr a être ingénieu x, et me i l leure la plaisa nter ie. A l ' inv ers e,

ces nor m es s 'abaisse nt q u an d la collectivité est sol ide me ntétab l ie jusqu 'à ce que l e r i re , apparemment sans cause ou

f ac i l ement provoqué , s e communique d 'une per sonne à l ' au t re .

M a i s , dans ce cas, quel le est l 'origine de 1' « énerg ie psychique

libé rée »* ?

Pour expl iquer ce qui se passe, nous ret iendrons que le r ire

est un processus corporel qui se dist ingue grâce à deux carac-

té ri st iques : l ' im po r tan ce que p re nd u n m ou vem ent ry th m iq uequ i dépend, or ig in ai re me nt , d 'un e inter férence avec l ' e xp i ra -

t i o n provoquée par le s musc l es in te rco s tau x2 et par l ' exc i t a t io n

du corps tout entier qui l 'accompagne, ce qui est très net lors

d'une crise de rire : on se tord de rire.

E n gu ise de descr ip t ion , j ' i n t ro du i r a i i c i une c i t a t ion dans

la me i l l eure t r ad i t i on psyc holo giqu e. C icéron déc lare : « Ore ,

v u l t u denique ipso toto corpore r idetur »3 . Le r i re commence

par l a bouche, envahit l e v isage tout ent ier et finit par sais ir

t o u t l e corps — c 'es t-à -d ire q u 'u n acte pat ho gn om on iqu e se

change en ou , p lus exactement , redev ient un acte moteur .

I l s 'ag i t éga lement ic i d 'un e régress ion, c om po rta nt l a réd uc-

t i o n ou l ' abandon des fonct ions dont s ' acqu it te autrement l e

moi . Ces con d i t ions auss i — peu imp or te q u ' i l s'agisse de

réduct ion ou de ren on cia t io n — do iven t être considérées

com me une régress ion à u n n iv ea u antéri eu r d u com por te me nt ,si no us no us référons à l 'ontogenèse de l 'act ivité m otr ice

h u m a i n e 4 . L'a ct iv ité m ot rice d u no ur r iss on se caractér ise pa r

1. Voir également F E R E N C Z I ( 1 9 1 3 , publ icat ion posthume) .

2 . V o i r D U M A S ( 1 9 3 1 , p. 2 4 1 ) .

3 . De Oratore, I V , 4 4 1 .

4 . V o i r H O M B U R G E R ( 1922 ) , Le point de vue de Homburger , comme

L A N D A U E R ( 1926 ) l 'a fait remarquer, est très proche, sous divers aspects, de

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L E R I R E E N T A N T Q U E P R O C E S S U S E X P R E S S I F | 275

une act iv ité m uscu la i re ry th m iq ue qu i se coordon ne au fur et

à mesure du déve loppement co r t i ca l 1 . L ' ac qu i s i t i on du contrô le

corpore l atte int son poi nt cu lm in an t entre 4 et 6 ans , l ors d 'une

phase du développement caractér isée par la grâce des mouve-

ments ind iv id uel s ; on par le à ce p ropos d ' u n « luxe de m o u -

vem ents » chez l ' enfan t . O n peu t observer quelque chose

d 'analogue au cours de l ' enfance dans l e comportement

expressi f . I l y a to ut d 'ab or d des réactions accentuées, ma is

indifférenciées, a u pla isi r et au dépla isir 2. L a différenciation

s ' étab l it par l ' ac qu is i t ion graduel le de nouvel l es formes de

c o m m un i c a t i o n et par une atténuation des formes p lus

anciennes . Rega rdons l e v i sage d ' u n nour r i s son au mom ent oùi l com me nc e à se déformer : nous ne savons pas s ' i l v a r ire ou

p leurer . (An t ic ipa nt sur l a su i te , j e d i r a i q u ' i l arr ive à l ' adu l te ,

à l 'acm é d 'u ne expérience ém otionnel le, de d ire q u ' i l ne sait

pas s ' i l doi t r i re ou p leurer . ) Se ul , le dévelo ppem ent co n t i n u

de l a pathognomonie de l ' enfant peut entra îner p rogress ive -

ment l ' accro issement de réact ions invo lonta i res aux s t imu l i

par des s ignau x adressés à l ' en v i ro nn em en t , ce qu i ind iqu e des

processus m en ta ux dif férenciés. E n considérant en mê me te mp s

ces de ux l ignes de déve loppem ent, on peu t d ire q u 'u n processus

d 'exp res sion pério dique général isé et indif férencié se m et a u

service du principe de réal ité dans deux directions antérieure-

me nt n o n dif férenciées et vers des m ou ve m en ts auss i b i en

in tent ionne ls qu 'express i fs : l a démarche de qu elq u 'u n, sa

maniè re de f a ir e un mo uve me nt in tent io nn e l peuv ent nous

révé ler sa natu re , nous pe rme ttre de savoi r qu i i l est. L ' i nv er se

n 'est pas v ra i : tout e express ion n 'est pas inten t ionn el l e .

No us somm es ma inten an t en mesure d ' exp r im er en t e rmes

psychana ly t iques (F reud , 1911 a) ce que d i t l a terminolog ie

ut il isée en neuro log ie , par H om bu rg er en par t icu l ier . A l ' o r i -

gine, la musculature était ut i l isée au service du p lais ir pour

sou lager l ' ap pa re i l m en ta l de s i tuat ion s de st im ula t io n par l a

décharge non coordonnée des s t i m u l i en mouvement e t pa r

celui de la psyc hanaly se. Pa r exem ple, i l distingue dans le développement

historique de l 'activité motrice humaine une évolution diachronique quicorrespond exacte men t à celle du développem ent sexuel au sens freud ien.

1. A propos du rapport développement (autonome) du moi et contrôle

r y thm iqu e , vo i r K R I S ( 1951 b).

2 . V o i r D R O M M A R D ( 1 9 0 9 , p. 3 ).

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276 | L E C O M I Q U E

l ' e n v o i d ' in ne rva t io ns à l ' intér ieur d u corps , ce q u i déc lenche

l a pà thognomon ie (l'expression) et le m ou ve m en t en généra l.

Ce ne fut qu ' ave c l ' in t ro du ct i on du p r inc i pe de réal it é que l es

mouvements non coordonnés sont devenus « ac t ions i n t e n -

t ionne l l es » ou , co m m e je le d is , s ign aux appropr iés , c ' est-à -d ire

des s ig nau x ut i lisés en vu e d 'une vér itab le maîtr ise du m on de

extér ieur et — pa r le m êm e s igne — po ur entrer en con tact

a v e c l ' e n v i r o n n e m e n t .

No us passe rons ma in ten an t à une aut re rem arqu e de Fr eu d

disant que c 'est le processus de pensée qui permet la réduction

nécessa ire de la décharge m otr ice . N ou s ne résumerons pas

d i r e c t ement l ' enchaînem ent de la pensée f reudienne où tou t

para ît s 'or ien ter vers une form ul at io n famil ière : le langage

d u corps est remplacé par le langage des mots. I l en découle

u n éta t de choses d ' impor tance fondamenta le pour l e déve -

lop pem ent des ac tes mo teurs : c 'e s t l ' a cq uis i t io n d u langage

q u i a dé te rminé l ' é vo lu t ion d ' une r am i f i c a t i on du m ou vem ent

généra l , à sav o i r le s mo uv em ent s d ' express ion . Ce t te ram i f ic a -

t i o n est le m o y en d 'exp ress io n le p lu s archaïque et sa «p last ic ité »

e s t amoindr ie pa r l e langage verba l , ce que v ient con f i rmer

l a recherch e expér im enta le . Ch ez les enfants d on t l ' i n t e l -

l i gence es t norma le , l a capac i té d 'ut i l i se r des mouvements

expressi fs p ou r se f a ire com pren dre d im inu e prog ress ivem ent

et , pendant la première pér iode de la tence , p lus le n iveau

d' intel l igence est é levé, moins grande sera la capacité de fa ire

d u corps un appare i l d ' express ion . On n ' ignore pas que ce t te

découver te expér imenta le dépend de l ' a cq uis i t io n de l a pa ro le ,

car cette capacité reste laten te chez les êtres no rm a u x et sera

récupérée par ceu x qu i , à la suite d 'un e m alad ie organ ique ,

dev iennent sourds -mue t s 1 .

L a phrase « langage des mots au l i e u de langage du corps »

ex ige néanmoins ce r ta ine m odi f ica t ion . Les p rocessus d ' expres -

s ion corporel le ne sont pas entièrement remplacés ; certaines

formes d 'expression — les « gestes » et le champ tout entier des

exp re s sions pa thog nom on iqu e s — demeuren t . E t ce qu idem eure e st fonct i on de l a s i tua t ion soc ia le et du n i ve au

1. V o i r S C H Â F E B ( 1934 ) . Cet article si intéressant traite également ducomportement expressif lors de la période de latence. L 'auteur conclut que

l a capacité moyenne d'expression est faible au cours de cette phase. Je nesuis pas co nv ain cu que ces découvertes soient suffisamment fondées.

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L E R I R E E N T A N T Q U E P R O C E S S U S E X P R E S S I F [ 277

cu l tu re l ; ma is pour l e su je t norma l , l ' express ion loto corpare

est é l iminé e. Ce tte é l im ination q u i, chez les peu ples civilisés,

ne se produit certes pas uniquement sous la press ion del'éducation su bit des va r iat ion s culture l les considérables . Le s

m ou ve m en ts express i fs , dans des culture s m oin s é laborées,

sont plus vifs et plus diversif iés que dans la nôtre 1 . Toute fo is ,

mêm e la société p r i m it i ve adm et des l im ita t ion s a ins i que des

cond i t i ons permettant au mouvement express i f de s ' exté r io -

r iser l ib re m en t : ces considérations son t, en pa rti e , des é léments

déterm inants de l ' org ie et de la danse en tan t que cou tum es

r i tue l l es .T e r m i n o n s cet examen en nous tournant ve rs l'espèce a n i -

male . Une c i ta t ion nou s se ra ut i l e : « Le s an im au x n ' ont pas

par t ic ipé à l a t ra ns fo rm at io n d u m ou vem en t q ui sa is it en u n

m o u v e m e n t q u i m o n t r e » (Cassirer), m o u v e m e n t q u i s i t u e u n

objet po ur la première fois . L 'a n i m a l est inca pab le de désigner

u n objet ; en u n m ot , i l n ' a pas d ' ind ex , c 'est l ' ensem ble de son

corps qui const i tue son appare i l d ' express ion 2 . Ce point de

vu e anthropo log iqu e dé limite u n dom aine cou vran t l e passage

d u compor t ement autop l a s t i que au compor t ement a l l op l a s -

t ique , nous f a i sant admett re que l a pa thognomonie e s t l e

« résidu légit im e » de ce q u i fut au trefois un e métho de de

comportement p lus un ive rse l l e . Toute fo is , l e s méthodes p lus

a rcha ïques d ' express ion n ' on t pas pe rd u l eur po uv oi r d ' a t t ra c -

t i o n ; nous le s r e t ro uvo ns dans d ive rs phénomènes du co m po r -

tem ent h u m ai n e t nou s nou s demand erons dans que l le s c o nd i -

1. Ce qu i est particulièrement vr ai du rire libre et sans contrain te totocorpore : « Les aborigènes d'Australie expriment l ibrement leurs émotionset d'après mes correspondants i ls sautent et battent des mains et éclatent

souvent de r ire .. . M r. B ulm er, mission naire, dans un endroit écarté de l 'E ta tdu V ic to r i a , remarque qu ' i l s ont un sens aigu du ridicule . Exce l lents im i -

tateurs, i ls sont capables de reproduire les particularités d 'un membre

absent de la tribu et le camp entier se tord de rire » ( D A R W I N , p . 2 1 8 ) .

Rôh eim m 'a très aimablement fa it part d 'une observation analogue. U n

habitant d'Australie centrale, écoutant un enregistrement de Rôheim qu ' i lne pouvait comprendre, se mit à rire sans retenue en entendant un rire

ven ant du disque ; i l se jeta sur le sol tout en rian t. De n om bre ux ethnologuescités par S U L L Y ( 1904 ) pensent que le rire l ibre des prim itifs se distingue durire contrôlé de ceux qui ont été en contact avec des missionnaires. Deschercheurs sur le ter rain expérimentés contestent cette affirmation.

2 . V o i r W I T T E ( 1930 ) . Da ns les troubles psych otiques, le comportement

du patient peut faire du corps tout entier le véhicule de l 'expression ; voir

chez N U N B E R G ( 1 9 2 0 ) un e desc ript ion et un e appréciation de cet état.

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278 | L E C O M I Q U E

t ions l e c iv i l i sé tend à retourner vers un type archaïque

d ' e x p r e s s i on , n o t am m en t loto corpore.

Ces con dit io ns son t faci les à étud ier : sans parl er des cas

d ' a t te in te pa tho log iqu e du sys tème n erv eux cen t ra l , i l s 'ag i t

toujours d 'une a l térat ion de l'étendue d u p ouv o i r d u m o i ,

de la l i m i t a t i o n d 'une ou de p lusieurs de ses fonctions du

fait ou en faveur du ça. Les cas les p lus nets sont ceux où le

m o i est accab lé pa r des reve ndic at io ns l i b id ina les ou des

affects. Le rôle de l ' i n s t inc t app ara î t s ur - le -cha mp : dans des

états d ' exc i tat ion sensue l le , tout s ' act ive sur un rythme

d if fé rent e t , com me E d w a r d G lov er (1924) l ' a mo ntré , les fonc-t ions de l ' appare i l moteur nous rappe l l en t , sous b i en des rap -

por t s , l e s mouvements du nour r i s son 1 . Qu e lqu e chose d ' a na -

logue s ' app l iqu e au x express ions d u v i sage : ce q u i sera i t

n o r m a l dans le « langage de la contenance » est dépassé dans

les états d ' e xc i ta t io n ph ys iqu e . O n par le d 'une e xpress ion

d'avidité animale. Ce qui est encore p lus évident — et ce

n 'es t là q u 'u n aph or i sm e — c 'es t le fa i t q u 'a u cu n schéma fixe

d 'expre ss ion n 'a i t été é laboré pou r l ' o rgasm e. L e ça n ' a p asde com por t em ent exp res si f. U n é ta t d'émotion v io l en te p ré -

sente des caractérist iques s im i laire s : sous l 'em pris e d 'u ne

v io l en te co lè re , l a contenance humaine peut deven i r g r imace ,

aux m om en t s d e p ro f on d d é s e s p o i r , un m ouv em en t r y th m i que

se manifeste dans des accès incontrôlables de sanglots et de

p leurs . Quelque chose d ' ident ique se produi t dans le r i re et

nou s m on tre com bie n est ténue la l i gne de démarcat ion qu i

sépare les express ions d 'af fects opposés . Mais ce qui nous

intéresse ic i , ce son t les différences et n o n les re ssem blan ces .

D an s le r i re , les secousses ryt hm iqu es du corps porten t u n

signe p o s i t i f et non pas négatif. Ces secousses sont agréables,

e l les servent à décharger une énergie mentale au service du

pr inc ipe de p la i s i r . D an s le r i re , le corps tou t ent ier dev ie nt ,

à des degrés dive rs , u n « ap pa re i l d 'ex pre ss io n » ; le p la is i r

archaïque que confère le mouvement est réactivé et sociale-m en t p e rm i s .

Revenons , une fo i s de p lus , à notre po int de départ . Le r i re

d u groupe , r i r e contag i eux , do i t s e comprendre comme une

régress ion part agée . I l ne dem and e q u 'u n s imple « p rétexte »

1. Voir également V A N L A R (1903).

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L E R I R E E N T A N T Q U E P R O C E S S U S E X P R E S S I F | 279

o u pas de prétexte d u t ou t . Il ne s'ag it pa s, dan s ce cas, d 'u ne

façon de penser part icul ière, n i de pensées agressives, mais

d u comp or t em ent l u i- même , à sav oir le r i re. M ais , d 'après cette

théorie, l 'énergie l ibérée pour permettre le r i re , en par t i e tout

a u moi ns , p r ov i en t d 'une d i m i nu t i on de dépense qui , autre -

m e n t , serait ut i l isée pour sauvegarder notre « c o m p o r t e m e n t

adu l t e », p ou r mont r e r que « nous contrô lons par fa i tement »

no t r e comp or t ement mot eu r et express i f 1 .

— Le contrôle du rire

L a s i t ua t i on un i que d u r i re est mise en évidence d u fai t

même que nous le r echerchons . No us avons t endance à nous

y abandonner , nous sommes av ides d u sou lagement q u ' i l

p r o c u r e . Nous d isons : « J ' a i mer a i s b i en r i r e au j ou r d ' hu i ! »

et nous y parvenons souvent . V u sous cet angle, le r i re appar -

t i ent au vaste groupe des « p la i s i r s », version édulcorée des

org i es p r imi t i ves , que caractérisent le même sou lagement et

l e même abaissement vo lontai re d u niveau é levé et f a s t i d i eux

d u c o m p o r t e m e n t h a b i t u e l de l ' adu l t e . Ma i s ce n'est pas là

le seul cas i mag i nab l e et ce r t a i nement pas le p lus f réquent .No us p ouvo ns auss i nous met t re à rire sans le v ou l o i r . L e

r i re p e u t se mani fes te r par op p os i t i on au m o i et nous sais ir

s o ud a in . L e r i re nous af faib l i t , ce lu i q u i ri t est sans défense.

L o r s q u e le r i r e nous envahi t et nous désarme, nous par lons

d 'une cr ise de r i re , cel le -c i ayant souvent été comparée à une

crise d 'épi lepsie. S ' i l est souvent très diffici le d 'arrêter une

crise de rire, i l est plus facile d 'en éviter le déclenchement et de

l a contrô ler avant qu 'e l le ne se déve loppe . Pour ce, le m i e u xà fa i re , comme chacun sa i t , c 'est de détourner son a t t en t i on

sur autre chose ; on fai t alors appel à l a f onc t i on d ' a t t en t i on

d u m oi pour t en i r en échec u n processus qu i , autre me nt , sera i t

incontrô lab le 2 . Cette façon d 'ag i r s ' app l ique universe l lem ent

à l a f onc t i on d ' a t t en t i on d ont l a caractér ist ique est de faire

ap p e l à notre être tout entier . Toute autre act ivité l a cont ra r i e .

1. No us n 'appro fondiron s pas ic i l 'étude d u r i re en tant qu 'act ivi té socia l

au-d elà du bu t défini qui est le nôtre . Par e xem ple, le problèm e très im po rta n

re lat i f à l a nature de la contagion dans l ' act ivi té pathognomono-motr ice

exigerait d'être traité séparément, ainsi que l 'a fait S C H I L D E R dans son

i m por tante cont r ibut ion ( 1935 ) .

2 . V o i r S U T E R (1912) , F E N I C H E L (1931) et les formu lations très condensées

de F E R E N C Z I (1919) .

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280 I L E C O M I Q U E

Quand nous sommes attent i fs , nous retenons notre souf f lé .

D'après cette théor ie , i l nou s est pe rm is de supp oser q u ' i l

ex iste une re la t io n ét ro i te entre no m bre d 'act ions auto ma t ique s

d u corps e t l es fonct ions du moi . Revenons , une fo is de p lus ,

à l a supp ress ion du r i re pa r une d iv ers ion vo lo nta i re : com m e le

d i t Fe r e nc z i , l e m o i joue le rô le d 'un a igui l leur de chemin de

fe r 1 . Ma i s comment , dans l e ca s du r i r e , c e t t e commuta t ion

s 'ef fectue -t -el le ? D an s l ' a pp ar e i l pa tho gno m on iqu e , on peut

observer de ux vastes g roupes d 'act ion s sub st i tut ives . A u l i eu

de r ire , on peut montrer un visage sér ieux ; le r i re est sup-

pr imé , mais une expre ss ion que lqu e p eu ar t i f ic ie ll e pers is te .C e caractère art i f ic ie l cor res po nd à une r ig idité part icul ière .

T o u t m ou ve m en t est abo l i , no n sans une cer ta ine ango isse . L e

jeu des muscles faciaux est stoppé pour éviter que le r ire ne

se saisisse d'eux. L 'aut re mode de fa i re est p lus remarquable .

S i l ' on peut d i r e du p remie r q u ' i l impl ique une tota le mise à

l'écart d u m o i , l e second f r appe com m e une l u t t e v i c to r i euse

où le désir de r ire est ram ené à u n sou r ire . U n m ou ve m en t

produ i san t un son e t s'étendant à l 'ensemble du corps est

ramen é à u n s imple j e u des musc les ento uran t l a bou che ; po ur

reprendre les termes de Cicéron : ore a u l i eu de vultu et toto

corpore, a in s i que l ' ense ignent l es bonnes manières . E n O c c i -

dent , cette règ le remonte à Platon et à Sénèque, mais e l le a

tou jou rs é té en v ig ue ur au -d e là de l a c iv i l i s a t ion méditer -

ranéenne . L e me i l l eur exem ple , nous l e t rou vo ns dans l a

1 4 4e

lettr e du co m te de Cheste r f ie ld à son fils : « . . . et je s ou -ha i tera is fo r t qu 'on vous vo ie souvent sour i re , mais qu 'on ne

vous entende j amais r i re tant que vous v ivrez . » Ce modè le de

conduite incu lqué à un gent leman ang la is du X V I I I E siècle

revêt p ou rt an t un e va leu r générale , par fo is nuancée : le sour ire

nou s para ît p lus « é levé » que le r ire , nou s le considérons co m m e

une hu m an isa t io n d u r i re . S i cet te théor ie me semble inconte s -

table , e l le n 'en exige pas moins cer ta ins commenta i res , car s i

nou s met tons notre théorie à l'épreuve en disant que le sour ireest un e forme restre in te et plu s c ivi lisée d u r ire , et que nou s

l ' app l i quo ns au déve l oppement de l ' i n d i v i d u , au « modèle

ontogénét ique » , ce la ne col le pas. Le sour ire de l 'enfant

1. V o i r F E R E N C Z I ( 1922 ) pour d 'autres form ulation s. V o ir également

p. 388 de ce livre.

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L E R I R E E N T A N T Q U E P R O C E S S U S E X P R E S S I F | 281

précède son rire et ne procède pas d ' u n développ em ent plu s

t a r d i f 1 .

L e sour i re pose autant d'énigmes que le r i re . Comme nous

n ' a vo n s p a s l ' i n t e n t i o n d'aborder toutes les questions re latives

a u r i re , nou s n 'av ons guère l ' espo ir , s in on au cu n, d 'ap por ter

quelque chose de neuf à 1' « énigme du sourire » . Nous tenterons

s i m p l em ent , par que lques remarques , de le rattacher à notre

propos .

O n peu t d i re , po ur paraphr aser A r is to te , que la v ie m enta le

de l'être humain commence l e qua rant ième j our 2 , car le sourire

d u no ur riss on satis fa it , l ibr e de to u t bes oin et de tou te angoisse,

exp r im e u n prem ier contact — extér ieur à la sphère desbeso ins v i t au x — le prem ier contact m en ta l entre deu x êtres

h u m a i n s . N ou s ne pou von s que supposer ce qu i , dans le

c o mp o r t e me n t d u nourr iss on, amène le sour i re . F re u d a émis

une hypothè se à ce sujet. Po u r lu i , la posi t io n caractéristique

des lèvres dans le sourire signif ie, pour ainsi dire, « assez »

o u m êm e « pl us qu 'asse z » (1905 a). T ou te foi s le sou rire se

dégage très v i te de cette s i t ua t io n , d 'où pou rra i t dér iver sa

form e, et dev ien t un e réaction à ce q u i est fam il ier , au visageh u m a i n en pa r t i c u l i e r . S i nous adoptons l ' a rgum enta t ion de

F r e u d , nous dirons que l 'express ion orig inel le de réplétion

dev ient l ' e xpres s ion d 'u n con tac t psycho log ique a m ica l en

général .

L e sourire occup e un e plac e privi légiée dans le fon ct io n-

nem ent pa th ogno mo niqu e du nouveau -né . O n pou r ra i t d i re

q u ' i l appa ra î t pa r tout comme une expres s ion subs t i tut ive

v i s a n t à modére r toute s i tu a t ion pa th ognom oniqu e re l evant

de la cr is pa ti on : l a colère refoulée, l a pe ur assim ilée, des

p leurs surmontés peuvent se t rans former en sour i re . S i , dans

tous ces cas , le sourire reste, pour nous, une forme précoce du

r i re , nous aurons tendance à lu i a ttr ibuer une fonct ion de

décharge . Nous pourr ions expr imer ce po int de vue de la

façon suivante : dans tous ces cas , le sourire exprime un

1. Da ns la littérature sur la psychologie du rire , l 'existence d 'une relationgénétique entre le rire et le sourire est controversée. N om br e d'auteu rs( M C D O U G A L L par exemple) la nient. Voir sur le sourire le travail expéri-menta l de K A I L A ( 1932 ) dont les découvertes ont été confirmées par S P I T Z

et W O L F ( 1946 ) .

2 . E n fait , le sourire peut apparaître b eaucou p plus tôt.

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282 [ L E C O M I Q U E

« soula gem ent de la ten sio n » , une déch arge pa r très pet ites

quantités effectuée pa r le m oi . Cette corre spo nda nce serait

cepe nda nt d i ff ic ile à vér if ie r pa r l ' obse rva t ion . Car l ' u t i l i s at i on

d u sour ir e , en t an t qu ' ac te sub s t i tu t i f de l ' app a re i l pa tho gno -

m o n i q u e , va encore plus l o in : l ' ha bi tu de occ identa le cons istant

à « garder le sour ire » , le sour ire immuable de l 'Or iental imposé

p ar les r ites et les ha bi tu de s soc iales, le sourire figé, c o m p u l-

s ionne l de b ie n des gens , p lus ou m oins per turbés m enta lem ent

et q u i sour ient po ur d iss im uler u n a ffect , sur to ut l ' ango isse ,

tous ces exemples montrent que le sour ire sert de masque dans

un e g a mm e a l l a n t du n o r m a l a u s y m pt o m a t i q ue1

.L e ch am p de not re problèm e s ' é tendra cons idérab lement

s i nou s plaçons p aral lè leme nt à ce q u i précède ce que n ous

savons du sour ire léger ou du sour ire par fois tourmenté que

l ' o n ret rou ve dans les œu vres d 'art archaïques de la Grèce

des V I I E et V I E siècles av. J . - C . et ce l les du Moyen Age, de la

fin d u X I I E a u x i v e siècle . I l semble que dans l ' art grec, comme

dans l ' art médiéval , le sour ire serve généralement à repré-

senter par l ' im age une an im at i on psyc hiqu e . D an s ce sens , i l se

s i tue , une fois de plus, à un niveau plus é levé où 1' « a n i m a -

t i o n » revêt un e s ign i f icat ion nou ve l le . L e sour i re n ' i l lu st re

plus l ' act iv i té ps yc hiq ue d u genre hu m ai n pr i s en généra l

ma is cel le d 'u n être h u m a in pa r t icu l ie r : par e xem ple , chez

Léonard de V i n c i , le sourire des femmes.

O r , po ur m o i , dans ces œuvres d 'a rt , le sour ire n 'est r ie n

d ' aut r e qu 'une express ion pa tho gnom on iqu e de l ' a c ti v it ém enta le . L e sour i re é tant la première express ion path ogn o-

mon ique qu i pe rmet te à un ê t r e huma in de prendre contac t

avec l ' au t re , i l r este la p lus un iverse l le , ex pr i m an t par fo is

un iqu em en t « l ' in terve nt ion d 'une cer ta ine act iv i té psy chiq ue» .

A i n s i le sour ire serait la première constel lat ion pathogno-

1 . E tu di an t certaines des opinion s développées ici et celles qui le serontplus l o in , S P I T Z et W O L F ( 1946 ) ont proposé une autre formulat ion. Pour

eux « le sourire est la première m ani fest atio n structurée (et également

maîtrisée) de ces ma nifestations patho gnom oniqu e s motrices qu i carac-

térisent la décharge de la tension émotionnelle. C'est pourquoi le sourire

sera le premier signe de m aîtrise des manifestation s path ognom onique s,

ce qui convient à la réciprocité sociale. D'autre part, c'est aussi la première

maîtrise dans le domaine de l 'expression pathognomonique qui est uti l isée

sans disc rim inat ion lors du prem ier développement du m oi du nou rrisso n

pour exprimer toutes les émotions positives ».

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L E R I R E E N T A N T Q U E P R O C E S S U S E X P R E S S I F ] 283

monique que l ' a r t p last ique a cop iée à part i r de l a v ie , s i l ' on

admet que cette copie soit le but v isé. D 'autre part , le sourire

deviendrait de la sorte la représentation de ces constel lat ions

path ogn om oniq ues interd i tes en ta nt que d istors ions m ajeuresde la contenance et devant, en conséquence, être supprimées.

E l l e s sont remplacées par un s ignal que nous avons l 'hab i tude

d ' interpréter com me l ' in d i ca t io n d ' un état d ' espr i t am ica l et

sat is fa i t , com m e u n he ureu x présage pou r l 'é tab l issement des

re lat ions émot ionnel les . Ma is i l ex iste encore , ind ub i tab lem en t ,

un e re la tio n spéciale entre le so urire et le rire ; le so urire

exp r im e une jo ie modérée , que lque chose de qu an t i ta t ive m en t

contrô lab le ; i l donne l a p reuve du t r io m ph e du m oi .

3 | Quelques perturbations typiques

de Vactivité pathognomonique

N ou s av ons décrit ju sq u ' ic i , de man ière très uni latérale, la

co n t r i b u t i o n du moi au comportement express i f , dans l e sens

où nous lu i avons at t r ibué , en premier l i eu , l ' i nh i b i t i on d upla i s i r p r i m i t i f dans le mouvement. I l est temps de procéder

à une étude p lus approfond ie .

Nous commencerons par une a f f i rmat ion de Freud r e l a t i ve

au contrôle du moi sur la moti l i té, contrôle s i fermement

étab l i q u ' i l résiste régul ièreme nt au x assauts de la névrose

et ne s 'ef fondre que dans la psychose 1 (1915 b). Cette a f f i rma-

t i on n 'est év idemmen t va lab le que dans certa ines l im ites .

M êm e si le contrôle d u m o i sur la motil ité ne s 'effondre quedans la psychose, i l existe certainement des l imites à ce

contrôle dans la sphère de la normal ité tout comme dans cel le

de l a névrose . Je vou dra is mai nte na nt étud ier que lques

exem ples i l lus tra nt les l im ita t io ns apportées au contrôle de

l ' appa re i l p a tho gno mon ique , en passant du comp or tem ent

n o r m a l au co m p o r t em ent p s y cho t i q u e .

D e u x fonct ions fondam enta les du m oi sont part icu l ièrement

sensibles au x pertu rbat io ns . L a p remière a t ra i t à l ' intégrat ion

1. Des re stri ctio ns semb lables à celles don t il v a être quest ion ont été

étudiées par F E N T C H E L (1925). I l fait une distinction entre les altérations

brutes et les modifications légères.

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284 I L E C O M I Q U E

des puls ion s pat ho gno m on iqu es séparées — e lle es t en re la t ion

avec les tendances du moi qui s 'e f forcent de parveni r à l a

synthèse ; la seconde se ra pp or te à la séquence tem po rel le d u

p rocéd é p a thognomon i que .

Cons idérons le pre m ier ty pe de pe rtu rba t io n . Le s e xemp les

q u i l ' i l l us t re ro nt se r appor te nt p r in c ipa l e m ent au r i r e e t au

sour i re .

1 ) L'intégration d ' une p u l s i on p a thogn om on i que i nd i v i d ue l le

pe ut so uve nt ne pas inter ve ni r , l e m o i l ' e n « emp êchant » .

L ' i n h i b i t i o n pe ut être inten t ionn el le . L a censure d 'un eexpress ion , l 'é touf fement de la dou leur phy s iq ue et , en fa i t ,

toutes les s i tuat ions où nous voulons d i ss imuler ce qui se

passe en nou s app art ie nn ent à ce groupe . I l es t c la i r que n ous

som mes là à l a f ront ière d u path olog ique , l aquel le est m ani fes -

tement déjà f ranchie lorsque « ne pas se révéler » devient un

ob ject i f i n s t inc tue l . M ais , dans les cas path olog ique s , l e pr o -

ces sus en rap por t avec l ' app are i l pa th ogn om oniq ue lu i -mêm e

peu t être décr it t rès s imp lem ent . No us ut i l i serons po ur cette

desc r ip t ion un ex emp l e cho i s i pour sa clarté.

Dan seurs e t ac robates mo nt re nt f r équemm ent u n sour ire

arti f ic ie l et v ide (Toulzac, 1901) . Ce souri re s'adresse au p ub l i c ,

i l est censé acc ent ue r l 'e f fet d u nu m éro de l 'ar t ist e en do nn an t

l ' im pr e s s i o n q u ' i l n'exige au cu n ef fort . L à en core, le souri re

es t un masque , c'est-à-dire u n acte de sub s t i tut i on pat ho -

gno m on iqu e ident i f i ab le , car i l per m et la mise à l'écart d ' uneautre express ion. Cet exemple est intéressant, parce q u ' i l

nous permet de d i re pourquoi ce sour i re n 'es t pas convaincant .

L ' e x a m en d e l ' a t t i t ud e p a thogno mo n i que mo nt r e que s i nous

avons l ' impres s i on d 'un « sour i r e v i de e t arti f ic ie l », c'est

q u ' i l y a une « fausse i nn erv at i o n », s o it d 'une b ranche du

mu scle zy go m at iq ue — q u i se mani fes te par la po s i t io n des

lèvres — ou , p lus f réquem me nt , d u mu scle orb icu la i re q u i se

cont rac te a u l i eu de se déten dre. L a cause de cette erreur

gra m m atic a le es t fac i le à com pren dre s i l ' o n se ré fère au x

rem arqu es pré liminai res que j ' a i f a ites sur une gram m aire

d u langage p a thog nom on i que . L a con t r a c t i on d u mus c l e o r b i -

cu la i re est, on le sait, une réaction à l 'effort que l 'on peut

i m p u t e r au danse ur qu i do i t exécuter correcte me nt u n pas

difficile o u à l'athlète qu i t ente un exp lo i t phys i que . Le

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L E R I R E E N T A N T Q U E P R O C E S S U S E X P R E S S I F | 285

caractère art i f iciel du sourire est dû au fait que seule la

bouche sourit , que ce sourire ne se répercute pas ai l leurs sur

le v i sage 1 . E n résum é, i l s 'agit là d 'u n échec de l ' intégrat io n

des puls ions path ogn om oniq ues d i fféremment or ientées . O npeut envisager cette perturbation sous deux aspects : soit

comme l ' express ion de quelque chose d 'ar t i f ic ie l , qui se m a n i -

feste parce que l ' expr ess io n path ogn om on iqu e appropr iée

— celle de l 'effort — do it être co nte nu e, soit par ce que le

sour i re n ' a p u être expr imé , les muscles n ' ay an t pas v ibré

ensemb le com me i l se do i t , l es impu ls i ons pathogn om oniques

p a r t i c i p a n t à la format ion du sour i re n 'ayant pas été toutes

intégrées.

2) L 'exemple dont je va i s me serv i r a été ment ionné i n c i -

d e m m e n t p a r F r e u d (1909). I l s 'agit du r i re ou du sourire

d 'une personne présentant ses condoléances et qui témoigne

d 'un vér i tab le g l i ssement de l ' acte pathognomonique, à savoi r

une parapa thog nom onie . Nou s ent rons dans une pi èce avec

u n v i sage exp r imant l a sympath ie , r emp l i de « compass ion »

et d 'u n « sen t ime nt f raterne l » , nous prép arant à ser rer la m ai n

de la personne a f fl igée po ur lu i man i fester notre sy m pa thie

l o r s q u ' u n sourire se gl isse sur nos traits , que nous sommes

incapab les de maî t r i se r du po int de vue pathognomonique ,

ce qui confère à notre visage une expression maladroite et

embarrassée ; ou encore, nous avons envie de r i re et craignons

de céder à cette envie. Dans les cas pathologiques, le r i re

c o mp u l s i o n n e l éclate réel lement.

L ' e x p l i c a t i o n généralem ent adm ise de ce phén om ène est la

su iv an te : une pensée re fou lée , condam née et hab i tue l le m ent

agress ive appara î t , per turbant l'activité p a t h o g n o m o n i q u e

pou r l a t r ans fo rm er en parap atho gno mo nie . L a topographie e t

l a dy na m iq ue d u processus sont fac i leme nt d i scernab les : i l

1. Les directives des livres d'étude sur l 'art depuis l'Antiquité plaident

dans ce sens. « Si la bouc he s ourit alors que les autres tra its contred isent cette

joie, une d istorsion se man ifeste, ce sera un sourire sa i cas tique. . . L'express ionsouria nte doit être présente dès le déb ut. L a gaieté doit se répan dre égale-

ment sur l'ensem ble d u visage. L a bouche doit sourire ma is également lesyeux, le front, toute la contenance » ( S O N N E N F E L S , 1768, p. 57). « Da ns une

tête qui rit, non seulement l'œil rit, mais encore le nez rit, les lèvres, lementon, le s joues rient aussi » (Magasin pittoresque, Paris, 1872, p. 267).Il existe au ssi u n vieu x prove rbe français : « Ne crois pas au sourire de la

bouche que n'accompagne pas le sourire des yeux. »

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286 | L E C O M I Q U E

s ' ag i t là d 'u n acte m anq ué patho gno m on ique . L ' in tégrat ion

des pulsion s con trad icto ires, la pu lsi on inte nt io nne l le et ce lle

q u i a percé, a échoué. Impossible d 'a l ler plus l o in dans la

desc r ip t ion du processus car toute tentat ive de la poursuivre

dans ses ramif icat ions pathologiques nous entraînerait l o in

de not re su jet . No us ind ique ron s cepen dant br ièvem ent que

nou s touch on s ic i à l 'u ne des or ig ines de la gr imace car la

déformation que la colère fa it subir au visage n 'est pas fonda-

m en tale m en t di fférente de celle de l ' acte m anq ué . I l s 'ag it ,

dans un cas , du surg issement souda in d 'une pu ls ion re fou lée

et , dans l ' au tre , d 'u ne temp ête d 'a f fects q u i n 'a pu êtrecontrôlée. Le résultat peut être le même dans ces deux

exemp les , la d i stors io n abou t issant à une gr imace . L ' échec

de l ' inté gra tion des expre ssions émotionnelles pe ut être p ro -

voq ué n on seu lement pa r l ' i n s t i n c t et l 'affect, par l 'agressiv ité,

l a colère et le do ut e — c'est-à-dire pa r les passion s — , m ais

éga lement par une pe r tu rba t io n d u mo i , te lle la fa t igue qu i

app araît dans certains états d 'épuisem ent. L 'athlète vic to r ie ux

fait par fois une gr imace de cet ordre 1 .

3) No us av ons cons idéré ju sq u ' ic i des exemples d ' in h i b i t ion

de fonc t io n et des actes inte nt ion nels ay an t échoué dans

l 'or bit e des phénom ènes expressi fs , sans po ur cela fra nc hir

l a f ront ière du path o log ique . No us étudierons m aint ena nt

u n groupe ext rêmement vaste de phénomènes que l ' on peut ,

en gros, qual i f ier de perturbat ions névrot iques et qui vontdes s imp les sym ptôm es de co nv ers ion hystér ique — le fa it

de rou g i r f réquem men t , une t ra ns pi r at io n p lus abon dante d u

visage — ju sq u 'a u t ic . L ' a sp ect théor ique n ' ex ige pas une

1. A quel degré l ' intelligibilité de l 'expression est-elle préservée dans la

distorsion, je laisse la question ouverte. L e côté emp irique mérite u n exam en

exhaust i f par la psychologie de l 'expression. Toutefois la position théoriqueque nous avons adoptée au début est encore trop simplifiée pour être v ra i -

ment uti le lors d ' investigations empiriques, car les sentiments passionnés

ne sont pas simplement ou invariablement étrangers au moi. I l nous faut

reconnaître que nous devo ns actuellement nous cantonn er à certains pr in -

cipes généra ux. (A dd it io n de 1952 : les progrès récents effectués dans no tre

équipement théorique pou rraient s 'avérer uti les. E n nous référant au x d ivers

degrés de neutralisation de l 'énergie dont le moi dispose, nous pourrions

rendre compte de son échec dans le contrôle de l 'expression lors de conflits

à la fois inter- et intrasystémiques. Voir chapitre xxv de ce livre.)

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L E R I R E E N T A N T Q U E P R O C E S S U S E X P R E S S I F | 287

étude part icul ière. Sous des angles divers 1 , les recherches

appro fond ies de Fer en cz i e t d 'A b r ah am , qu i ont é té déve -

loppées par H . De uts ch , M . K l e i n et K ov ac s , ont éc la iré l ' aspe ct

c l in ique du prob lème. L 'examen de leurs découvertes et lad iscuss ion de leurs théories, qui ont trait à la s igni f icat ion

auto p last iq ue et mag ique du t ic , sa re la t ion à l ' agress iv ité ,

ou sa genèse dans des s i tu atio ns infan ti les spécif iques no us

entraîneraient hors d u pl an général que nous nou s somm es fixé.

No us préférerons donn er u n exem ple , ce lu i d 'un j eune

ho m m e qu i souf fra it d 'une légère at te inte de r i re co m pu ls i f

psych ogén ique. J 'énu mé rerai les facteurs déterminants et les

s ignif ications de ce r i re dans l 'ordre où i ls sont intervenus aucours de l 'an aly se. U n e des premières s igni f ica t ions , très

proc he du con scient , fut la supérior ité q u i se ma nifes tait dans

sa v ie quo t id ien ne, qua nd i l ava i t l ' imp ress ion , dans son

fantasm e, que son adversa i re éta it va in cu ou po uv ai t l'être

et , dans l ' ana ly se , qu an d i l ava i t percé l ' ana lyste à jou r :

« Vous n'êtes pas tout -pu i s sant , vous ê tes u n hom m e com me

moi , j e peux vous va incre . » On ne peut man quer d ' ent revo i r

dans ce cadre un rapport étroit entre le r i re et l 'angoisse,l ' a t t i t u d e de supérior ité appara issan t co m m e une défense

contre l ' angoisse et auss i comme un moyen de la maî t r i ser 2 .

Cette fon ct io n d u r i re repose sur la formule : « Inut i le d 'a vo i r

pe ur, c 'est risib le » — et, dans le langage du déni : « Je ris,

d o n c je n 'ai pas peur, car ce lu i qui r i t est puissant, fort et

supérieur. »

Le r i re, dans les couches p lus profondes, conserve une rela-

t i o n encore p lus directe et p lus proche avec la défense contre

l ' angoisse : « Re ga rde z -m oi et vo ye z com me je r i s ; u n id io t

comme moi qui r i t tout le temps est quelqu 'un de t rès inof -

fensif » et , par ce moyen, i l pense q u ' i l est à même de se

1. Voi r chez F E N I C H E L ( 1946 ) la présentation complète de ce problème

ainsi que les références bibl iographiques et, chez M A H L E R ( 1949 ) , une autre

approche de la quest ion.

2. Il semble que la relation entre le rire et l 'angoisse soit l 'un des thèmes

centraux de la psychologie du comique ; voir chapitre v i l l de ce l ivre. Dansle processus d u rire, nous ne pou von s guère oub lier le phénomène de l'activité

accrue d 'expi ratio n, qui nous rappel le les réactions à des expériences d 'a n-

goisse. Tous les muscles respiratoires y participent de la même manière

que lors des crises de suffocation ; voir H E C K E R (1873). E . B I B R I N G a fré-

quemment cité des exemples identiques.

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288 I L E C O M I Q U E

soust ra i re aux responsabi l i tés q u ' i l r edoute t an t et qu i sont

reliées à ses désirs agressifs.

S i dans ce sens, précisément, le rire sert à l a représentat ion

a u t o p l a s t i q ue — dég rada t ion au n i v e a u d ' u n bouf fon r i d i -

cule — à u n niveau di f férent , o n v e r r a une i n d i c a t i o n p lu s

net te encore d 'une s ign i f icat io n doub le et autop la s t i que dans

l a bo uc h e q u i s 'ouvre pour r i re : le fa i t de m o n t r e r ses dents

qu an d o n r i t se rt u n b u t agressif , ca r i l s 'ag it là d 'une g r imace

agress ive , tout empl ie encore de cette s igni f ica t ion secrète q u i

s ' a t t ache au x masques des cu l tu res p r im i t i v es 1 . Da n s u n m ê me

tem ps, la bouch e q u i s ' ouvre po ur r i re est au serv ice de tendanc esins t inctue l les féminines et homosexuel les , e l le est ut i l isée pour

séduire l 'objet r idiculisé et redouté d 'une manière féminine.

No us avons donné ce t exem ple pour b i e n m ont re r l ' e x t r a o r -

d ina i re r ichesse de s i gn i f i ca t i on d u processus d u r i r e . Toutes

les surdéterm inat ions possibles d u matér ie l c l in ique — qu i

toute fo is n ' y sont pas toutes d ' impor tance éga le , b i en que

n o us ne l ' a y o n s pas e xp l i c i t e me n t i n d i q ué — y sont repré -

sentées indé pen dam m ent dans le c h a m p de la norma l i t é ;

toutes ces s ign i f icat ions et bien d 'autres encore re lèvent d u

r i re q u i pe u t les e x p r i m e r et les t r a n sme t t r e . I l est plus faci le

de démontrer le bien - fondé de cette théor ie en fonct ion du rôle

que joue le r i re dans le cu l t e et le my t h e q ue pa r l ' o b s e r va t i o n

m ê m e : le r i re représente s imu ltaném ent l ' agressivité et l a

séduct ion ; i l est associé à l a naissance ou à la rena issance et

à l a procréat ion ; i l est le s igne d 'une force quas i d iv ineet pa r là même d ' un pr i v i l ège d i v i n , ma i s i l est éga lement le

signe de la révo l te de la r a c e h u m a i n e 2 et l ' o n se sent con t i -

nue l l em ent ob l igé de co nc lu re qu e finalement u n acte , u n seu l ,

embrasse ét ro i tement l a défense cont re l ' angoiss e, l a maîtr ise

de l ' angoisse et le g a i n d u pla is i r .

1. H E R L A N D a donné u n com pte ren du p ertinent du r ire qu i dérive d 'une

posi t ion d 'attaque , permettant de distinguer deux types de rire : l 'un,

pr imit i f , plus proche de cette posit io n d 'attaqu e, l 'autre plus intel lectue l ,

plus élevé, où « les in hib it ion s contre la tendance à l 'attaque entrent en jeu »

( 1938 , p. 2 0 9 ) . L a « phylogénèse » du sourire a une origine identique : elle

dérive des grimaces apotropaïques des masques. Voir également P O T T I E R

( 1916 ) qu i a montré qu'une att itude menaçante et défensive persiste dans

le sourire de Be s.

2 . V o i r R E I N A C H ( 1911 ) , L U Q U E T ( 1930 ) , F E H R L E ( 1 9 3 0 - 1 9 3 1 ) et, pou r des

exemples cliniques, G R O T J A H N ( 1949 ) .

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L E R I R E E N T A N T Q U E P R O C E S S U S E X P R E S S I F | 289

Je m'abst iendra i de d iscuter en déta i l cet te hypothèse qu i

condu i t au cœur de l a psychologie du co miq ue et j e rev iend ra i ,

une fois de p lus, à no tre exem ple. A u cours de son ana lyse,

dont nous avons cho is i une part ie , ce j eune h om me tro uve t rèsdifficile de contrô ler son r i re . To ut e tentat iv e pour l'empêcher

d'éclater produit une certaine r igid ité dans l 'expression ou une

légère déform ation des tra its . L'intégration des impuls ions

path ogn om oniq ues échoue cont inue l l emen t , une part ie de

l ' a p p a r e i l pathognomonique est sexual i sée . Le r i re lu i -même

fonct ionne en tan t qu 'assaut vécu pa ss ivem ent ; l a tentat ive

de contrôler ce r ire — en rec her cha nt une occ asion p lausib le ,

pour pouvo i r r i r e vo l onta i r emen t j u s qu ' au bout — cet tet e n t a t i v e sert à la défense con tre un e expérien ce pas sive .

L e symptôme a été l ib id inisé et équivaut p leinement à une

sat is fact ion. Ici encore, le langage du corps a remplacé le

langage des mo ts , l e m ou ve me nt auto p last iqu e a é l iminé tou te

autre méthode d ' é laborat ion.

4) No us chois i rons com me dernier exemple les perturb at ions

d u com por tem ent patho gno mon ique s i t yp iq ues chez l es

schizophrènes. S ' i l est hors de notre propos de d isc uter à fo nd

cette catégorie de pe rtu rba tio ns , nou s présenterons, pa r

contre, certaines descript ions d ignes de foi extraites de la

l i t térature psy ch iat r iqu e . I l sera ut i l e , po ur com men cer , de

comparer l e comportement moteur du schizophrène à ce lu i

d ' u n ad o l e s cen t no r m a l . H o m b u r ge r (1922), qui a fait une

étude exh au stiv e de cette qu est ion , s ignale que le p héno mèn e

d u com port em ent mo teu r des ado lescents osc il le entre deu x

extrêmes . Le p remier type de comportement se d ist ingue paru n contrô le abso lu de l ' ap pa re i l mote ur — s i b ien tenu en

m a i n que l 'effort dépensé à cet effet est plus grand que néces-

saire. D an s l 'aut re ty pe de co m po rte m en t, l 'e f fort est infér ieur

à l a demande et l ' appare i l moteur n ' est que part ie l l ement

contrô lé. L ' a f f ecta t ion, les fausses inne rvat io ns qu i l ' ac co mp a-

gnent a ins i que l a ra ide ur que l ' o n observe dans l es m ou ve -

ments de l' ado lescent re lèvent du pre m ier typ e de per tur ba-

t i on alors que les mouvements paresseux et gauches relèventd u deuxièm e. L a com para ison que les neuro logues ont fa i te

entre l es mou vem ent s m oteurs de l ' ado lescent et ceux du schizo -

phrène reçoit , de la psy ch an aly se, u n ap pu i or ig ina l et com plé-

E . K R J S 10

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290 [ L E C O M I Q U E

menta i r e . Dan s ces deux t y pe s de com por t e m ent , l a pe r t u rb a -

t i o n se s itue dans la re lat ion du moi au monde extér ieur .

« L ' inve st i s sem ent l ib id in a l acc ru du ça » — prov oqu é , l o r s de

l a puber té , p a r l es p rocessus b io log iques de m at ur a t i on e t l eursé laborat ions ps yc hiq ue s, chez les schizophrènes, pa r le ret ra i t

de l a l ib id o de l ' env i ro nn em en t — « p ro voq ue , d 'une p a r t , une

a u g m e n t a t i o n d u d a n g er i n s t i nc tue l , ob l igeant l e m oi à r edo u-

ble r ses ef forts p o ur se pro téger de to ute s les manières po ss i-

b les » ( A n n a F r e u d , 1936). Ch ez les schizophrènes, le co nta ct

avec le m on de extér ieu r est menacé pa r u n ret ra it de l ' intérêt ;

mais ce sont préc isément les mouvements express i fs qui

ma in t i ennent ce contac t . On comprend a lor s pourquoi l e s

pe r tu rba t ions du compor t ement e xp r e s s i f r e s so r t en t ne t t e -

m e n t alors que tous les actes moteurs à but précis ne subissent

a u c u n e p e r t u r b a t i o n .

O n pour ra i t suppose r qu ' en app l iquant l a théor ie f r eud ienne

sur l es t enta t iv es de re s t i tu t io n p lus ieurs t roub les pa th ogn o-

m oniqu es d u sch izophrène d ev ien dra ien t compréhens ible s. L e

contac t avec le monde extérieur qui s 'est re lâché doit être

ré tab l i , e t l ' apa th ie q u i a env ah i l es p rocessus pa tho gno -

m oniq ues surm ontée . Ce t te ten ta t iv e tou rne cour t ; au l i eu d ' u n

com por tem ent na ture l , appara issent un ce r ta in m aniér i sme

et des façons de faire art if ic ie l les q u i entraînen t u n effet

pa tho gnom on iq ue . J ' a i t ent é de mont r e r au mo ye n des au to -

po r t r a i t s d u scu lpte ur Mes sers c h m i d t 1 comment c e t t e l u t t e

peut passe r d 'un schéma express i f à l ' aut re .

Ma is l e s pe r turba t ions de l ' express ion de nombreux sch izo -phrènes , vues com m e des tenta t ives de re s t i tu t ion — ten ta -

t ives de « fa ire une gr imace » pour garder le contact avec le

m ond e exté r ieur — , sou lèvent de no uv ea ux prob lèmes . Les

psych ia t res savent que l ' im pre ss i on de que lque chose d ' é t range

et d 'a f fecté dans le comportement des malades ne se dégage

qu ' ap rès u n ce r ta in tem ps d ' obs e rva t ion , e t que ce t te im pre s -

s ion ne s ' acquie r t que prog ress ivement . On pour ra i t en dédui re

q u 'u n cer ta in laps de tem ps est nécessaire p ou r que les obser -va t io ns s ' acc um ulen t dans le p réconsc ient d u psych ia t re en

tant qu 'obse rva teur . Ma is ce qu i impor te l e p lus n ' e s t pas l e

tem ps do nt l ' obse rva te ur d ispose , ma is l a séquence tem pore l l e

1. Vo ir ch apitre iv de ce l ivre .

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L E R I R E E N T A N T Q U E P R O C E S S U S E X P R E S S I F | 291

d u co m po rte m en t lu i -mêm e — dans le cas do nt i l s 'ag i t , l e

phénom ène pa thognom on ique — q u ' i l est en tra in d 'observer .

U n certa in savo i r empi r ique v ient conf i rmer cet te hy p o -

thèse : des instantané s de schizophrènes astu cieu sem ent choisis

ne peuvent pas toujours être identif iés comme étant ceux de

m a l a d e s m e n t a u x 1 . J e su i s co nv a in cu que cet te imp ress ion

n'est pas due à l 'acte express i f lu i -même, mais aux condit ions

mêmes du port r a i t pho togra phiq ue . U ne autre expér ience est

venue conf i rmer ce po int . L a p lup art des bus tes du scu lpteur

M e sse r sc hmid t , vus séparément, exercent un ef fet tel que

l 'obs erv ate ur tente de décrypter la « s igni f ic at ion » de ch ac un

d'e ux sur le p la n expressif . I l se de ma nd e : « Qu 'est -ce qu i est

représenté ? Qu e signif ie cette exp ress ion ? » M ai s , en rega r-

da nt plus ieurs de ces po rtra its — ou peut-être m ême l 'e n-

semb le de la série, soit plu s de 40 pièces — , le sp ect ate ur

s ' impa t i e n t e r a et iden ti f iera l 'é lément pat holo giqu e dans

l 'express ion stéréotypée. Le fa i t décis i f pour l 'observateur est

l a prise de conscience du vide et de l ' a r t i f ic ie l de l 'express ion,

l a prise de consc ience q u ' « i l n 'y a ri en derrière » . Or, dan s l a

plu pa rt des cas aux quels nous pensons ic i , l ' ana lyse des s i t ua -

t ions path ogno mo nique s ind iv idue l l es nous con du i t à des

discordances identi f iab les en tant que perturbat ions de l ' inté -

g ra t ion . Bleuler, d 'après le témoignage de ses col lègues, a

parfois tenté de con f irm er u n dia gn ost ic de schizophrénie e n

m e t t a n t hors de son ch am p v is ue l la moit ié du v isage d u

pa t i e n t po ur en observer a l te rna t ive me nt la moit ié supérieure

et la moitié inférieure. Je tends à croire que cette méthode ne

s 'ap pl iqu e q u ' à certa in s cas . Che z d 'autr es pat ie nts , et c 'est

beaucoup plus net , l a perturbat ion de l 'express ion se révèle

n o n par l e manq ue d 'un i f i ca t io n des pu l s ions ind iv id ue l l es ,

mais par que lque autre a t t r ibut du comportement express i f .

A u déb ut de cette Trois ième P ar t ie , nous avons mentionné

une deuxiè me fon cti on d u m o i a ffectée pa r la régulat ion de

l 'act iv i té express ive , à laquel le nous n 'avons pas encore

accordé tou te l 'a tt en tio n qu 'e l le mérite . I l est tem ps de le

fa i re . Toute act iv i té motr ice se compose de mouvements et ,

1. J 'ai parcouru le matériel auquel je me réfère dans ce chapitre en 1931,

à la c linique d 'Heide lberg. H . W. G R U H L E , qui l 'a utilisé dans ses cours(1931), est par ve nu à la conclus ion que tou t diagnostic fondé sur l 'expres sion

doit être considéré avec u n cer tain scepticisme.

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292 \ L E C O M I Q U E

da ns t o u t m o u v e m e nt , l a séquence joue u n rô le 1 . Cer ta ins ,

c o m m e M o n a k o w et U e x k u l l , p a r l e n t de la mélodie d u m o u -

vement , d ' au t r e s se réfèrent à l a fo rme tempore l le des p r o -

cessus moteurs . D e la mê me manière , no us po uvo ns cons idérerl a fo rme tempore l le d ' u n acte express i f comme u n f acteur

i m p o r t a n t et a t t r i bue r l a régulat ion de cet acte express i f au

m o i . D a ns t o u t e p e r t u r b a t i o n de l ' express ion — c'est là ce

que je pense — quelque chose a modifié l a courbe suiv ie par

le processus . Cette hypothèse se con f i rme si nous passons en

r evue les t y pe s de pe r tu rba t i ons que nou s avon s dist ingués .

D a n s le premie r t ype , le risus artificialis de l ' a th lè te , comme

dans tout autre cas analogue, c 'est l a fixité de l ' express ion,

l ' absence de tout e mo di f i c at ion , l 'absence auss i de t o u t e

mé lod i e pa thognomonique q u i sont , en part ie , responsab les

de cet échec. Dans le second cas, ce lui de l ' a c t e manqué de

l ' express ion, le souri re répr imé apparaî t sur des t r a i t s expr i -

m a n t l a dou leu r et v i ent t roub l e r le processus en l ' i n t e r r o m -

pa n t . D a ns le trois ième cas, ce lu i d u r i r e compu l s i f p sycho -

génétique, l a s i t u a t i o n est plus net te . L e r i re q u i ressemble

à une crise ne peut être contrôlé que prog re s s i v ement et pas -

sera d u r i c tus au souri re pour enf in cesser . Dans ces poses

guindées q u i sont des caractér i s t iques pathognomoniques des

tenta t ives de r e s t i tu t i on , des solu tion s isolées peu ve nt être

« correctes » ; sur une image s ta t ique , par conséquent, sur une

pho t o g r a ph i e , q ui ne mont re qu ' une pa r t i e de la courbe d u

processus , l a différence peut s 'estomper ; au cours d 'une longue

pér iode d 'observat ion , l a r a i deu r d u processus , l a pe r t u r b a t i o n

de l a mélod i e pa thogn om oniqu e peu vent a t t i r e r no t re a t t en -

t i on . O n peut met t r e à l'épreuve l a théorie que j ' a i proposée

en c o m p a r a n t une bande de film à une photog raph i e ; de

mul t ip l e s aspec t s nouveaux d u prob l ème , q u i on t été omis

ic i , se m a n i f e s t e r o n t 2 . Ma i s une impres s i on macroscop ique

1. Vo i r B R U G S C H - L É V Y (1926 ) , F L A C H ( 1 9 2 3 , 19 34 ) et K A U D E R S ( 1931 ) .

2 . B U Y T E N D I J K et P L E S S N E R ( 1925 -1926 ) ont mis l'accent sur l 'in certit ude

re lative à l ' interprétation d'une expression dans une image statique. D'après

eux, les interprétations restent incertaines, car les images expressives

relèvent simultanément de plusieurs s ituations. U n mauvais goût dans la

bouche et l ' avers ion, l'écoute et la réflexion, le mépris et l 'irritabilité se

mélangent et « l'on t rouve des contrastes encore plus accentués dans les

interprétations qui en sont faites » ; c'est ainsi que D a r w i n et Klages se

contredisent. Ils croyaient qu'une seule signification à la fois appartient

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L E R I R E E N T A N T Q U E P R O C E S S U S E X P R E S S I F | 293

soutient le po int de vu e avancé ic i. Les per turba tions de

l'expression qui ont été décrites font partie d'une série à

l'ext rém ité de laqu elle se tro uv en t les cas où, selon F r e u d , le

contrôle d u mo i sur la motilité s'effondre, ce qu i donne le

ta bl ea u de la cata ton ie. Ici , le processus a di sparu. U ne seule

situation mo tri ce a échappé à l a courbe de la séquence te m -

porelle et s'est immob ilisée.

Les deux pertur bations de l 'ap par ei l pathog nomo nique que

nous avons traitées successivement — per tur bat ion de la

synthèse et pe rt ur ba tio n de la séquence tempo relle — sont,

en réalité, difficilement séparables. El le s réagissent l'u ne sur

l'a ut re et l'o n peu t toujour s se dem ander si elles existe nt indé-

pe nd am me nt l 'une de l 'au tre . O n ne disting ue pas toujours le

rictus d u sourire en raiso n d'un e absence d' har mon ie, si l ' on

estime que le sourire est com pu lsi onne l, en rai son de sa fixité

o u parc e qu' un e seule par tie du visage entre en ligne de com pte.

E n out re, le déve loppe ment des de ux fonction s rem onte très

loin dans la petite enfance de l ' indiv idu . Il nous est possible,

en effet, de rel ier la capacité d'o rganiser et de forme r le pro -

cessus pa th ogn om ono -m ote ur à la fon ctio n la plus archaïque

à une image expressive, bien qu ' i l apparaisse manifestement que plus d 'une

signification puisse convenir et on ne peut savo ir quelle signif ication choisir

qu 'en envisageant la s i tuat ion comme un tou t . Au tant que je sache, les

opinions de B u y t e n d i j k et Plessner n 'ont pas été infirmées et pourraient

même être partiellement confirmées par l 'évidence expérimentale. K A N N E R

(1931) a donné u n résumé de cette évidence. L e matériel utilisé par K a n n e r

et d 'autres expérimentateurs est si spécifique que l'o n souhaiterait la répé-

t i t ion de ces expériences, ce qui permettra i t de mie ux les comparer aux affir-

mat ions de Buytend i jk et de Plessner. Le ur théorie est à la base des recherches

inédites de R u t h Weiss (à l ' Inst i tut de Psychologie de Vienne) sous la direc-

t ion de K . M . Wolf. Je me permets d 'uti l iser une de ses conclusions qui

coïncide avec mes propres observations. Si l'on recouvre entièrement la

photographie d'un groupe à l ' except ion de l ' expression d'un visage, les

conjectures sur la s i tuat ion du groupe varie nt énormément. Le s propositions

sont étonnamment correctes quand i l s 'agit d 'un com portemen t strictement

réglé et intent ionne l ; ainsi , on reconnaît avec certitude le spectateur d'un

événement sportif, mais seulement avec difficulté, u n personnage en deui l ,

lors d 'un enterrement. L e développement de cette ligne de recherche viendr a

peut-être confirmer une conc lus ion que des observations fortuites m'ont

maintes fois suggérée. Plus la régulation de l ' expression par le mo i est

parfaite , mieux on la comprend ra , sur u n instantané, sans l 'aide d'un

contexte. Il semble que p lus le m oi est act i f à l 'égard des affects, plus la

s ituation exprimée par l ' activité pathognomonique est conflictuelle, moins

l 'expression sera équivoque. C 'est uniquement lors de l ' i r rupt ion de l 'affect

que l 'expression redevient sans équivoque. Selon Buytendijk et Plessner, le

rire et les pleurs son t faciles à identif ier.

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294 | L E C O M I Q U E

d u moi , auque l i ncombe l a t âche , en t ant qu ' appa re i l , de

maî t r i se r l es mouvements rythmiques pr imordiaux e t de les

cou l e r dans les formes temporel les de l'activité p a t h o g n o m o -

n i q u e 1 : q u a n d nou s essayons de m aîtriser une crise de rire ,e t qua n d u n r i re conv u ls i f dev ien t u n r i re l i b re et spontané ,

le moi a reconquis une pos i t ion menacée .

A u tr e ré f lex ion. S i nou s passons en revu e l ' ensem ble des

phénomènes où le r i re se produit comme express ion d 'une

act ivi té men ta le , nous découvrons q u 'u n seu l e t mêm e pro -

cessus ph ys io log iqu e et m usc ula i re — qu i a été décr i t, t rès

jus te me nt , com m e « u n mécanisme préparé d ' avan ce » — peu t

passer du « mépris à l 'humour » (Reik) 2, et du pla is i r à la

t r istesse . Co m m en t es t -ce poss ib le ? Co m m en t ce la pe ut - i l se

p rodu i r e ?

J e pense, personnel lement, que c 'est la fonct ion centra le

d u moi qu i contrô le notre appare i l pathognomonique e t super -

v ise la forme donnée à l ' express ion. Nous entendons un r i re

dans la pièce vois in e, nou s écoutons ce r i re d 'ab or d avec une

surpr ise gênée, mais b ientôt nous trouvons des points de

repère et nous nou s sentons à l 'a ise : c'était le Tire gai de

que lqu 'un d 'heureux , ou le r i re i ronique de ce lu i qui a été

offensé. D a n s ce cas égalem ent, le cours te m po re l du processus

n 'es t pas l e moin dre facteur de notre iden t i f i cat ion .

L a f o rm at i on que sub i t l ' a c t i on phys i o l og i que d u ri r e pa r

l ' ent rem ise du m o i h um ai n i l lus t re c la i rement e t de manière

impres s i onnante le fa i t que tout ce que nous identi f ions

comme processus donnant fo rme au matér ie l psychique do i tê t re cons idéré comme fonct ion du moi .

E n gard an t cette théor ie à l ' esp r i t , repren ons , une fo is de

p lus , l 'analogie déjà uti l isée pour présenter les problèmes sou-

levés lors de l ' e xa m en scient i f ique d u com po rtem en t express if .

L e langage de la contenance ne connaît pas de l imites et

peu t témoigner d 'une g rande var i é té d ' express ion ; l e vo ca -

bu la i re , l a g ram m ai re , l a synta xe sont é tonnam ment abo n-

dan ts et cette r ichesse est d 'a ut an t plus imp ress io nn ant e quel a pathognomonie es t t rès pauvre en ce qu i cor respondra i t à

des racines verbales, à des êtyma, dans le langage. Ne nous

1. Voir à ce propos S P I T Z et W O L F (1946) ainsi que K R I S (1951 b).

2. Voi r Johannes von K R I E S (1925) qui suit l 'opinion de Spencer.

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L E R I R E E N T A N T Q U E P R O C E S S U S E X P R E S S I F [ 295

attardons pas à une comparaison avec le langage qui ne fera it

que gêner notre compréhension. Essayons de rendre compte

du fa i t que les diverses mani festat ions de la fonction expres -

s ive sont étro itement re liées au d ébu t . D an s les i l lustr at io ns

des anciens ma nue ls sur l 'expr ess io n fac ia le , on rem arq ue que

l 'a l térat ion la p lus minime de l ' i l l u s t r a t i on suffit à modifier

l 'ensem ble de l 'exp ress ion . Ic i encore , i l n 'y a qu 'u n pas d u

r i re au x larmes . O u encore , s i l 'o n reco uvre des pho togra phie s

pour que seule une partie du visage, de la bouche et des lèvres,

ou des y eu x et d u f ront so it v is i b le , nous complétons chac une

d'el les dans notre esprit et obtenons des s ituations expressives

très différentes 1. Ce n 'est q u 'e n vo ya n t le v isage en tier et ses

modi f i ca t ions temp orel les que nous obtenons « l 'expre ss ion » .

Cette façon de voir semble banale et al lant de soi s i on la

rapp orte à sa propre perc ept ion , ca r n u l ne peut m ett re en

doute que l' express ion de l a contenance hum aine est ques t io n

de Gestalt, dan s le sens où l 'uti l is e la psy ch olog ie de la Gestalt.

Ma is je ne pla id e pas ic i en faveu r de ce po in t de vue , en ta nt

que co nt r ib ut i on à l a compréhension de l a pat ho gno mo nic ,

mais pour sa c réat ion , non comme at t r ibut de notre percep -

t i o n , mais comme un accompl i s sement corpore l qu i , par son

entremise , fait naître cette entité. E n ce qu i conc erne les

perturbat ions de l 'express ion, dans des cas où, par exemple ,

ce qu i es t généra l ement automat ique quant à l a f onct ion

dev ient consc ient , ch acu n peu t expér imenter sur lu i -même,

peut « sentir » dans ses propres act ions motr ices , comment

1' « intégrat ion » et la régulat ion temp orel le peuve nt échouer .

E t pourtant, ce sont ces fonctions, et el les seules, qui assurent

la richesse et la plénitude du « langage de la contenance

hum a ine » .

1. V o i r W T J N D T (1 9 0 0 , p. 114) . U n excel lent chercheur empir ique qui s'est

penché sur le comportement express i f a décrit ces similarités intervenant

dans des mouvements expressifs différents de la manière suivante : « Le

rire n 'est qu 'un mouvement facial en extension soumis principalement à un

muscle extenseur. C 'est pou rqu oi d ans la joie, les narines et le front formen t

des plis horizontaux, et qu'on voit les dents, comme dans la colère. Il est

donc possible que deux affects différents mon trent des correspondances,

quant à leur type de mouvement, dans un sens ou dans l ' autre, parce qu' i l s

bougent dans la même direction . O n n 'a q u'à imaginer les dents découvertes

dans la colère, dans un désir sexuel intense, dans le rire ou le regard fixe

d 'un serpent enflammé par la convoitise ainsi que celui de l 'homme qui

éprouve de la peur ou de l 'espoir » ( H U S C H K E , 1 8 2 1 ) .

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296 [ L E C O M I Q U E

E t le rire , q u i est à la frontière du comp or tem ent mo te ur

intentionnel et expressif, n'a cqu iert sa signification d'a cti on

expressive q u' en subissant ce processus fo rm at if dans sa nature

et son par cou rs. Ce n'est q u' en rai son de l'étendue de sa sig ni -

fication qu ' i l dev ien t h u m a in et, au sens aristotélicien, spé-

cifique de l 'homme 1 .

1. Note bibliographique : Les problèmes traités dans cet article se réfèrent

à divers domaines de recherches, la l ittérature qui s'y rapporte ne peut être

présentée de manière exha ustive. Je donn erai ci-dessous de brèves indications

sur la bibl iograph ie util isée. D an s leurs tra va ux sur les problèmes d u com por-

tement expressif B Ü H L E R ( 1933 ) et D U M A S ( 1933 ) citent des ouvrages plus

récents. Dans la l ittérature plus ancienne, où surv i t la tradit ion post -

class ique , on pe ut se référer à Orbi l io A N T H R O P O S C O ( 1784) . Po u r la l ittératuretra itant de la physiologie et de la psychologie du r ire, voi r « rire » (laughter),

in The Index-Catalogue of the Surgeon — GeneraVs Office, United States Army(F i rst Ser ies , Wa shingto n, 1 8 8 6 , vo l . VI I , p. 878 ; Second Series, Wa shin gton ,

1 9 0 4 , vo l . IX , p . 3 1 4 ; T h i r d Ser ies , Wa shingto n, 1 9 2 8 , vo l . VI II , p. 4 0 8 ) .