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SOMMAIRE Titres Pages Avant-propos : Ce texte est un complément de celui que j’ai intitulé « Éthique et économie » dans lequel il y a un paragraphe sur l’éthique bouddhiste. Ce texte est le résumé, avec mes commentaires, du chapitre 9 du très célèbre livre d’E. F. Schumacher, édition française (« Small is Beautiful. Une société à la mesure de l’homme »), traitant « Le système d’économie bouddhiste » (en fait : « L’économie politique bouddhiste », car il s’agit de « Buddhist Economics » en anglais). E. F. Schumacher y dénonce les graves erreurs du monde moderne fondées sur l’arrogance de l’approche occidentale essentiellement matérialiste et prisonnière de l’économisme, du machinisme et du gigantisme. Il prônait le retour à un système économique et social « à la mesure de l’homme », avec le recours à une technologie intermédiaire. Ce faisant, il a cru bon de se référer à la philosophie du « juste milieu » du bouddhisme. L’auteur rappelle que l’économie (dans le sens de l’économie politique ou de science économique – economics en anglais) n’est qu’une discipline « dérivée » de la « méta-économie » et ne doit pas ignorer ses limites. « Chaque science est bénéfique à l’intérieur de ses propres limites, mais se mue en mal destructeur aussitôt qu’elle transgresse ces dernières… » Il justifie son admiration et sa préférence pour le « système d’économie bouddhiste », en fait l’approche bouddhiste de l’économie politique (Buddhist economics en anglais), tout en reconnaissant, avec lucidité et réalisme, que cette économie bouddhiste n’a pu être mise en pratique nulle part. Mes avis sur ces points. E. F. Schumacher expose les principaux traits de l’économie boud- dhiste: sur le travail, sur les loisirs, sur la mécanisation, sur le chômage, sur la finalité de l’activité économique, sur l’utilisation des ressources. 1 2 – 6 6 – 18 Ernst Friedrich Schumacher et « le système d’économie bouddhiste »

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Page 1: Ernst Friedrich Schumacher · 2019. 5. 11. · E. F. Schumacher expose les principaux traits de l’économie boud-dhiste: sur le travail, sur les loisirs, sur la mécanisation, sur

SOMMAIRE

Titres Pages Avant-propos :

Ce texte est un complément de celui que j’ai intitulé « Éthique et économie » dans lequel il y a un paragraphe sur l’éthique bouddhiste.

Ce texte est le résumé, avec mes commentaires, du chapitre 9 du très célèbre livre d’E. F. Schumacher, édition française (« Small is Beautiful. Une société à la mesure de l’homme »), traitant « Le système d’économie bouddhiste » (en fait : « L’économie politique bouddhiste », car il s’agit de « Buddhist Economics » en anglais).

E. F. Schumacher y dénonce les graves erreurs du monde moderne fondées sur l’arrogance de l’approche occidentale essentiellement matérialiste et prisonnière de l’économisme, du machinisme et du gigantisme.

Il prônait le retour à un système économique et social « à la mesure de l’homme », avec le recours à une technologie intermédiaire.

Ce faisant, il a cru bon de se référer à la philosophie du « juste milieu » du bouddhisme.

L’auteur rappelle que l’économie (dans le sens de l’économie politique ou de science économique – economics en anglais) n’est qu’une discipline « dérivée » de la « méta-économie » et ne doit pas ignorer ses limites. « Chaque science est bénéfique à l’intérieur de ses propres limites, mais se mue en mal destructeur aussitôt qu’elle transgresse ces dernières… » Il justifie son admiration et sa préférence pour le « système d’économie bouddhiste », en fait l’approche bouddhiste de l’économie politique (Buddhist economics en anglais), tout en reconnaissant, avec lucidité et réalisme, que cette économie bouddhiste n’a pu être mise en pratique nulle part.

Mes avis sur ces points. E. F. Schumacher expose les principaux traits de l’économie boud-dhiste: sur le travail, sur les loisirs, sur la mécanisation, sur le chômage, sur la finalité de l’activité économique, sur l’utilisation des ressources.

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6 – 18

Ernst Friedrich Schumacher et

« le système d’économie bouddhiste »

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Conclusion de l’auteur. Mes avis sur chacun de ces points :

Sur le travail : La réflexion de Schumacher n’est hélas valable que pour une économie de petite taille, voire de très petite taille, et pas seulement de celle « à la mesure de l’homme » (qui est déjà plutôt bien vague), même si son combat contre le gigantisme, les outrances du capitalisme multi-facettes, est tout à fait louable, justifié.

C’est du pur angélisme que de croire que dans une économie de petite dimension, préindustrielle et précapitaliste, le travailleur est pleinement libre, respecté et épanoui, y compris, bien sûr, dans les pays profondément bouddhistes !

Sur les loisirs : C’est le manque de sagesse et la cupidité des hommes qui sont à dénoncer. Pas le choix entre travail et loisirs, ni la quête des moyens de se délivrer au mieux du travail économique productif, notamment lorsqu’il est dépendant. Sur le chômage : Dans une économie avec division du travail et, donc, travail dépendant, surtout avec la liberté de propriété et d’entreprise, nul ne peut assurer d’emblée le plein emploi pour tous.

La quête systématique de la productivité est à dénoncer, mais la productivité n’est pas un concept abstrait, ni surtout inventé par les capitalistes, c’est une réalité. Grave contradiction chez Schumacher qui, tout en dénonçant la

quête de la productivité, a émis une étrange réflexion sur les femmes qui sont selon lui plus utiles (donc plus… productives) en travaillant « en dedans » plutôt qu’« en dehors » !!

Et le droit au travail dans les démocraties ne peut signifier droit à avoir un emploi créé par quelqu’un d’autre, y compris par le secteur public financé par les impôts.

Sur la finalité de l’activité économique : Schumacher avait raison de critiquer et condamner la société de consommation (terme qui signifie en fait société de consommation à outrance et irresponsable, irrationnelle, voire obsessionnelle, fétichiste) et l’« économie des besoins » qui lui est liée. Mais condamner ce type de société et d’économie n’autorise pas à nier que le but des efforts humains est la consommation. Car, certes, si la consommation ne devrait pas être la seule fin et le seul but de l’activité humaine, elle est indiscutablement « la seule fin et le seul but de toute activité économique » (Smith). Keynes a même cru bon de corriger : « la seule fin et le seul but de l’économie politique » !

C’est très honorable, louable, de préconiser « small is beautiful », le « système d’économie bouddhiste », voire la « décroissance », mais qui pourrait les mettre en pratique sinon une partie des peuples bien riches, des pays dits avancés ? Et, l’écologisme, le « vert », le « bio », le « développement durable », le « commerce équitable » …, hélas, deviennent bien vite des outils de… marketing, de « com. », y compris en

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politique bien sûr !

Sur l’utilisation des ressources : Les réflexions de Schumacher sont, évidemment, tout à fait défendables, raisonnables, louables même, notamment en ce qui concerne les énergies renouvelables et non renouvelables.

Mais préconiser l’enfermement sur soi, la quasi-autarcie, pour un pays faible, n’est pas raisonnable, ni réaliste… La soi-disant autarcie des pays tels la Birmanie (depuis le coup d’État du général Ne Win, en 1962, renversé à son tour, en 1988 par une junte militaire) qui semblait avoir la nette sympathie de Schumacher, la Corée du Nord, voire l’Algérie et Cuba… a débouché sur des catastrophes bien connues. Quant à nombre de peuples indigènes… il est vrai que les conditions peuvent être réunies pour une « économie bouddhiste » décrite par Schumacher. À condition qu’on leur laisse en paix, que les « civilisés » ne souillent pas leurs territoires avec des hordes de touristes en mal d’exotisme et d’« aventures » (… confor-tablement installés dans de puissants et solides 4x4 avec bien de gadgets de luxe), avec des soi-disant aides au développement (commerce dit équitable compris). À condition surtout que leur sous-sol ne contienne aucune ressource minière si convoitée, le bois de leurs forêts ne soit pas précieux, la pêche industrielle des « civilisés » n’épuise pas leur principale ressource marine, que leur position géographique ne soit bêtement une belle position géostratégique pour les puissants, petits ou grands … !

Etc.

Ma conclusion (avec rappel de quelques évidences) : • Le bouddhisme est avant tout une philosophie, nettement plus

qu’une religion avec ses multiples dogmes et institutions, églises et chapelles – à dire vrai, il devrait même être l’antithèse d’une religion –, donc l’« économie politique bouddhiste » se doit d’être avant tout un état d’esprit.

Pour que celle-ci ait une chance d’être mise en pratique, au sein d’un monde humain si matérialiste, encore faudrait-il que cette discipline nouvelle…, non seulement sorte de son « autisme », mais aussi et surtout ne soit pas destinée à former de brillants économistes-technocrates, dénués de culture, d’humanisme, se contentant de se mettre au service du monde des affaires, de cette chrématistique dénoncée par Aristote, de cette classe des marchands méprisée par Confucius.

• Il est donc bien dangereux, avec une référence superficielle, de laisser croire aux peuples, sur la base d’un examen après tout bien légère, que « le système d’économie bouddhiste » est une voie, voire la voie, du futur. Même si, historiquement, le bouddhisme a fortement contribué à l’épanouissement des pays tels que la Chine,

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le Japon, la Corée et le Viêt Nam.

C’est à la nouvelle génération des économistes des pays de tradition bouddhiste, en particulier en Asie de l’Est et du Sud-Est, d’approfondir cette idée. En puisant au plus profond de la culture des « Trois voies », et en particulier du bouddhisme, il est envisageable de trouver une bonne synthèse entre modernité bienfaisante importée de l’Occident et profondeur et finesse des éthiques de vie de l’héritage millénaire.

• Cela dit, il convient de souligner ici : un « système d’économie bouddhiste » ne doit absolument pas signifier une théocratie bouddhique, ni même un système dans lequel des prétendus bouddhistes abusent du clergé bouddhique, mué en simple paravent.

• Rappel d’une pénétrante et réconfortante réflexion de l’Aca-démicien François Cheng sans doute utile à la jeunesse en quête d’une voie nouvelle pour le système économique future.

CADEAU : Photo (sur Internet) d’un magnifique bonsaï conifère style Ten Jin. Quelques vers du célèbre poème « Le lettré » de Nguyễn Công Trứ.

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Un jardin Zen dans une pagode japonaise

Photo prise en avril 2013

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Avant-propos : Ce texte est un complément de celui que j’ai intitulé « Éthique et économie » dans lequel il y a un paragraphe sur l’éthique bouddhiste.

J’offre ici uniquement le résumé, avec mes commentaires, du chapitre 9 du livre de Schumacher, édition française (cf. note 3), traitant « Le système d’économie bouddhiste » (en fait : « Buddhist Economics » c'est-à-dire « L’économie politique bouddhiste »). HEC a proposé une « fiche de lecture » du livre entier de l’auteur : Claudia Pöpperl – Avril 2009 – Majeure Alternative Management – HEC - 2008-2009, format Pdf, accès libre sur Internet : appli7.hec.fr/amo/.../AMO_Small%20is%20beautiful.pdf Malheureusement les commentaires y sont plutôt sommaires, et si les titres et sous-titres y sont en bilingue, le texte principal n’est qu’en anglais. HEC aurait pu tout de même faire un effort. Même si ses étudiants sont censés en principe bien connaître la langue de Shakespeare, ce n’est pas le cas de tous les étudiants, et même chercheurs, en France. Loin de là, hélas ! C’est, tout de même, une grande école, voire la 1ère grande école de gestion, française ! Le besoin d’internationalisation, voire de mondialisation, de nos écoles de commerce et de gestion (rebaptisées, comme il se doit, management schools ou business schools) ne peut justifier cette anglomanie, cette attitude servile vis-à-vis de l’anglais – certes la langue préférée dans le monde des affaires, et vu que notre monde est si dominé par ce dernier… –, et si désinvolte à l’égard des jeunes Français. D’autant moins que le livre de Schumacher est bien éloigné d’une quelconque matière de commerce et de gestion (pardon, de….management !). Une université ou une grande école française, à mon humble avis, devrait publier les articles de ses enseignants ou chercheurs en français, traduits, si besoin est, en anglais ou autres langues étrangères. Si ces enseignants ou chercheurs sont des anglophones, leurs articles devraient être traduits en français ! Étrange manière d’apporter sa contribution à la défense de la langue française au sein de toutes les grandes instances internationales, de la francophonie à travers le monde, et au soutien de cette fameuse « exception culturelle française » tant clamée par beaucoup !

******* La version française, en format PDF, de 10 pages, est téléchargeable à partir de :

Le systeme d'economie bouddhiste - Schumacher Center For New ... www.centerforneweconomics.org/sites/default/files/french.pdf

Pour la version anglaise de mon texte, fort heureusement, j’ai trouvé le texte original de ce seul chapitre 9 offert par la E.F.Schumacher Society sur Internet. Ce chapitre 9 en anglais se trouve sur Internet et il est librement téléchargeable à partir de :

Buddhist Economics | Schumacher Center For New Economics www.centerforneweconomics.org/buddhist-economics

Buddhist Economics by E. F. Schumacher - Appropriate Economics www.appropriate-economics.org/materials/buddhist.html

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Dans son livre, très célèbre depuis le début des années 1970 – en pleine période de forte

croissance économique, avant le premier choc pétrolier de fin 1973 - début 1974 ayant mis fin aux « Trente Glorieuses » et ouvert la voie à ce que d’aucuns appellent les « Vingt Piteuses » (1975 – 1995) 1 – voire une sorte de référence 2, « Small is Beautiful. A study of Economics as if People Mattered » 3, Ernst Friedrich Schumacher a consacré 10 pages (sur plus de 300

1 Rappel : « Entre le mois d'octobre 1973 et le mois de janvier 1974, le prix du baril du brut de référence qu'est l'« Arabe léger », est quadruplé, passant de 2,32 $ à 9 $. Dans ce prix, l'« État producteur » prélève, en 1973, 2,09 $/baril et 8,7 $/baril en janvier 1974 soit plus de quatre fois plus » (Wikipédia).

Les effets de ce choc se font fait sentir jusqu’en 1978 (année où le président VGE a cru entrevoir le « bout du tunnel »). Hélas, avec la révolution en Iran (fuite du Shah le 16/01/1979, retour triomphant de l’ayatollah Khomeiny – réfugié en France – le 5/02/1979) suivie de la guerre Iran-Irak (à partir du 22/09/1980) , le monde a connu un 2ème choc pétrolier, plus douloureux encore que le 1er, avec la hausse du prix du baril de l’« Arabe léger » de 13 $ en septembre 1978 à 35 $ en mai 1979.

Il est utile de souligner, ici, que : - Dans les fameuses « Trente Glorieuses » (1945 – 1974) il y avait en fait que 15 vraies « Glorieuses »

(1960-1974) après les dures années de reconstruction. - Les « Vingt Piteuses » duraient en fait au moins 3 décennies, jusqu’en 2005, avant le déclenchement de

la grave récession mondiale suite à la crise des subprimes (cf. mon texte sur ce thème). - Avant la parution du livre de E. F. Schumacher, nous avons assisté d’abord à la naissance du fameux

Club de Rome (avril 1968) qui a fourni au monde un rapport retentissant, que l’on peut dire à contre-courant à l’époque : le Rapport Meadows, intitulé « Limits to Growth » (« Halte à la croissance ? », titre officiel en français), 1972. Rapport suivi par une longue série d’autres (50 jusqu’en 2009) dont les plus célèbres sont : « Mankind at the Turning Point » (« Stratégie pour demain », titre officiel en français), en 1974, « RIO Report: Reshaping the International Order » ou Rapport Tinbergen (Jan Tinbergen, coordinateur du rapport, co-lauréat avec Ragnar Frisch du 1er Prix Nobel d’économie créé en 1969), en1976, «Goals for Mankind: On the New Horizons of Global Community», en 1977, « Beyond the Age of Waste », en 1979.

Cf. Club of Rome Reports and Bifurcations a 40-year overview– http://www.laetusinpraesens.org/links/clubrome.php Un mois après la naissance de ce Club de Rome, la France « pompidolienne » a connu le fameux

mouvement de Mai 68, mouvement de forte contestation des jeunes contre la société de consommation, la croissance, l’ordre établi, mouvement qui s’est fortement généralisé en Europe et aux EUA (notamment avec l’opposition contre la guerre américaine au Viêt Nam, et contre la ségrégation, avec Martin Luther King et Malcolm X) depuis 1969.

2 - « Rien de moins qu’une agression de grande envergure contre la croyance économique conventionnelle » (Newsweek). Rappel : pensée unique et hégémonique libérale, dans le sens de Galbraith qui a utilisé pour la première fois le terme « conventional wisdom », depuis son célèbre « L’ère de l’opulence »)

- « Un des 100 plus influents livres publiés depuis la Seconde Guerre » (The Times Literary Supplement). - « Salué comme une “éco-bible” par le magazine Time, le fascinant ouvrage d’EF Schumacher, richement

documenté, sur le développement durable est devenue à chaque année plus pertinente et vitale depuis sa première et révolutionnaire publication au cours de la crise énergétique de 1973. Une déclaration historique contre l’industrialisme à outrance, fondé sur la croyance du «plus grand est meilleur", le « Small Is Beautiful » de Schumacher ouvrait la voie pour les livres XXIe siècle sur l'écologie et l'économie, comme ceux de Jeffrey Sachs, The End of Poverty (« La fin de la pauvreté »), de Paul Hawken, Natural Capitalism (« Le capitalisme naturel », de Mohammad Yunis, Banker to the Poor (« Banquier des pauvres »), et de Bill McKibben, Deep Economy (« Économie profonde »). Cette réédition opportune offre un message crucial pour le monde moderne qui a du mal à équilibrer croissance économique et le coût humain de la mondialisation » (Harper Collins Publishers).

Schumacher avait deux illustres… « fans ». Sur la quatrième de couverture de l’édition française de son livre, en 1978, on peut lire : « Jerry Brown, le gouverneur « écologiste » de Californie, a fait de “Small is Beautiful” son livre de chevet et Jimmy Carter lui-même, après avoir reçu E.F. Schumacher à la Maison Blanche, s’écrie aujourd’hui “Small is beautiful”. »

3 Édition anglaise: Blond & Briggs Ltd., London, 1973. Édition française : Contretemps/Le Seuil, 1978, avec le titre “Small is Beautiful. Une société à la mesure de l’homme ».

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pages) à ce qu’il nommait « Le système d’économie bouddhiste » (« Buddhist Economics » – c'est-à-dire économie politique bouddhiste – dans l’édition anglaise) 4

En dénonçant les graves erreurs du monde moderne, fondées principalement sur l’arrogance

de l’approche occidentale, essentiellement matérialiste, obsédée par (et prisonnière de) l’économisme, le machinisme et le gigantisme ; approche violente vis-à-vis de la nature et de l’homme, Schumacher prônait le retour à un système économique et social « à la mesure de l’homme », avec le recours à une technologie intermédiaire. Ce faisant, il a cru bon de se référer à la philosophie du « juste milieu » du bouddhisme, et même – c’est très rare en Occident, surtout à cette époque de grande prospérité, en particulier dans le petit monde des économistes occidentaux – de préconiser un système d’économie bouddhiste, notamment pour les pays en développement.

Sans doute était-il marqué par son voyage en Birmanie, pays très bouddhiste, en 1955 5 dans le cadre de ses activités de conseiller dans diverses organisations (Cf. sa biographie par Wikipédia, par exemple).

Avant d’aborder ce système, il tenait d’abord à souligner ce qui lui semblait fondamental : la « méta-économie » et l’erreur – par arrogance – des économistes modernes (c'est-à-dire depuis Adam Smith, fin XVIIIe siècle), en particulier libéraux, qui prétendent que l’économie politique est une science indépendante 6, voire « pure » 7.

« L’économie opère légitimement et utilement à l’intérieur d’un cadre “donné”, qui se situe tout à fait en dehors du calcul économique. L’économie, pourrait-on dire, ne repose pas sur ses propres bases : c’est une discipline “dérivée” de la méta-économie. Si l’économiste s’abstient d’étudier la méta-économie ou, pire encore, s’il ignore que la mise en application du calcul économique connaît des limites, il risque de tomber dans le même genre d’erreur que celle commise par certains théologiens du Moyen Age, qui essayèrent de résoudre des questions de physique au moyen de citations de la Bible. Chaque science est bénéfique à l’intérieur de ses propres limites, mais se mue en mal destructeur aussitôt qu’elle transgresse ces dernières…. Qu’est-ce que la méta-économie ? Puisque l’économie traite de l’homme et de son environnement, on peut s’attendre à ce que la méta-économie comprenne deux parties : l’une s’occupant de l’homme, l’autre de l’environnement. Autrement dit, il est vraisemblable que l’économie trouve ses tendances et ses objectifs dans une étude de l’homme, et sa méthodologie, en grande partie tout au moins, dans une étude de la nature. » (Page 47)

4 Première partie, chapitre 4 – sur 19 chapitres –, édition française. 5 À l’époque de l’indépendance (depuis 1948, sous l’égide du général Aung San – père du Prix Nobel de la

Paix, 1991, Aung San Suu Kyi), et de la démocratie parlementaire instaurée par U Nu de 1948 à 1962, avant le coup d’État du général Ne Win, renversé à son tour par une junte militaire en 1988, laquelle est au pouvoir jusqu’aujourd’hui.

6 « Les économistes eux-mêmes, comme la plupart des spécialistes, souffrent normalement d’une cécité métaphysique, et tiennent leur spécialité pour une science aux vérités absolues et immuables, sans aucun présupposé. Certains vont même jusqu’à clamer que les lois économiques sont aussi indépendantes de la “métaphysique” ou des “valeurs” que l’est la loi de la gravitation. » (Page 53)

7 Cf. mes textes « Introduction à l’économie politique » (en particulier à propos des néo-classiques marginalistes à partir du dernier tiers du XIXe siècle) et « Est-il pertinent de réexaminer les “ révolutions ” marginaliste et keynésienne ? »

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Cette précision faite, Schumacher justifiait son choix d’aborder le thème du « système d’économie bouddhiste » (en fait de l’économie politique bouddhiste, dans le sens exact de l’expression anglaise : the Buddhist economics), point d’appui sans aucun doute de sa thèse : la défense d’une économie et, donc, d’une société humaine respectant, et recherchant l’harmonie avec l’environnement, la nature, dont l’espèce humaine n’est qu’une des composantes. Sans doute par précaution, par souci de montrer sa « neutralité », son œcuménisme, l’auteur a pris soin de souligner que sa référence au bouddhisme n’est que « le fait du hasard » !

« Nous examinerons dans le chapitre suivant ce que deviennent les lois économiques et les définitions des concepts “économique” et “non-économique”, quand on remplace la base méta-économique du matérialisme occidental par l’enseignement du bouddhisme. Le choix du bouddhisme comme exemple est d’ailleurs le fait du hasard. Les enseignements du christianisme, de l’islam ou du judaïsme auraient pu tout aussi bien convenir, ainsi que ceux de n’importe quelle autre grande tradition orientale. » (Page 52).

Mon avis :

L’auteur avait tort et aurait dû assumer pleinement son choix. Car il savait pertinemment, sans être ni un spécialiste ni un pieux adepte du bouddhisme (il s’est converti au catholicisme en 1971), que son choix du bouddhisme n’était en rien un fait du hasard. La philosophie (bien plus que la religion, avec les multiples travers, voire trahisons, bien connus de toutes les religions 8) du bouddhisme a des particularités introuvables ailleurs, et qui sont d’une incroyable actualité au sein de notre monde en crise sur nombre de plans. Son succès auprès des intellectuels et savants occidentaux – sans compter, bien sûr, tous ceux qui aiment la mode ou sont en quête d’une spiritualité exotique – n’est absolument pas le fruit du hasard. Il n’y a pas, dans les enseignements du Bouddha, que l’« impermanence » de toutes choses 9 – qui implique la quête de l’« extinction du soi » (an-attâ en pali, an-âtman en sanskrit, vô ngã en vietnamien) et le refus de l’attachement à ce que l’on croit posséder. Il y a aussi le refus de croire en un Dieu tout puissant, miséricordieux et rédempteur, aux paroles d’un maître, aux traditions…, avec soumission et idolâtrie serviles, peureuses, et surtout intéressées, sans avoir rien expérimenté soi-même.

8 Dans son entretien avec Alain Woodrow – Le Monde, 25/09/1979 – le Dalaï Lama lui-même a été très clair et honnête : - Question d’A.W. : « Ne pensez-vous pas que les grandes religions, qui prétendent transformer

l’humanité, ont échoué ? Le christianisme existe depuis deux mille ans et pourtant les nations d’origine chrétienne sont les plus matérialistes, les plus belliqueuses. Le bouddhisme non plus, plus ancien de quelque cinq siècles, n’a pas réussi à résoudre les problèmes de l’Asie »

- Réponse du D.L : On ne doit pas juger une religion selon ses disciples, qui sont souvent infidèles ou corrompus, mais selon son fondateur. Le Christ ou le Bouddha ont été des exemples vivants. Depuis quelque temps les hommes instruits refusent d’accepter les prétentions religieuses selon une foi aveugle. Cela me paraît positif, car l’homme moderne est moins crédule qu’auparavant, et n’accepte plus un rituel vide à la place de la foi. La valeur d’une religion se démontre par la sainteté de celui qui la pratique. Encore une fois, regardez les vies exemplaires de Jésus ou de Bouddha. »

9 « Comme l'étoile filante, le mirage, la flamme, l'illusion magique, la goutte de rosée, la bulle sur l'eau ; comme le rêve, l'éclair ou le nuage : Considère ainsi toutes choses » ; « La nature de tout phénomène, de toute apparence, est semblable au reflet de la lune sur l'eau » (Bouddha)

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C’est, en principe, l’antithèse même du dogmatisme, du fondamentalisme, du fanatisme, de l’obscurantisme et de la superstition. Donc de l’esprit sectaire, de chapelle, de clocher, de prosélytisme, voire de conversion religieuse sous contrainte.

« Soyez à vous-même votre propre flambeau. Soyez à vous-mêmes votre propre refuge. Allumez votre propre flambeau et éclairez votre propre chemin. Doutez de tout et surtout de ce que je vais vous dire. » (Bouddha à Ānanda) 10

Chaque être vivant (et pas seulement l’homme !) est un bouddha (être éveillé, non prisonnier des apparences et illusions) en devenir ! Ce qui signifie qu’il ne peut exister d’êtres supérieurs ou inférieurs dès le départ, que prosternation et prières ne permettent d’obtenir les bonnes grâces d’une quelconque divinité, et surtout son pardon, sa rédemption. Bref, c’est une leçon à la fois d’humilité, de démocratie, de respect de tout être vivant, de l’environnement, et en même temps de non-servitude, donc de respect de soi.

Lucide et réaliste, l’auteur a tenu à préciser que cette économie bouddhiste n’a pu être mise en pratique nulle part :

« Les pays bouddhistes ont souvent affirmé vouloir rester fidèles à leur héritage. Il en va ainsi de la République de Birmanie. “La Nouvelle Birmanie ne voit aucun conflit entre les valeurs religieuses et le progrès économique. Santé spirituelle et bien-être matériel ne sont pas ennemis, mais alliés naturels.” (« The New Burma » – Conseil économique et social, gouvernement de l’Union de Birmanie, 1954)… Malgré tout, de tels pays affectent invariablement de pouvoir calquer leurs plans de développement économique sur l’économie moderne. Ils appellent en consultation des économistes modernes de pays dits avancés, pour établir la politique à suivre et pour échafauder le grandiose projet de développement : plan quinquennal ou autre, quel que soit le nom qu’on lui donne. Personne ne semble songer qu’un style de vie bouddhiste réclame une économie bouddhiste, tout comme le style de vie matérialiste moderne a fait naître l’économie moderne. » (Page 53)

Mon avis :

Ceci est une évidence constatée, notamment depuis l’accession à l’indépendance des pays du Tiers-Monde. Le vrai problème est : cette indépendance politique ne signifie aucunement celle culturelle, surtout dans le contexte de l’ex-guerre froide avec le double impérialisme – né du partage du monde depuis Yalta – américano-européen et soviétique.

10 Et : « Ne croyez rien sur la seule la foi des traditions, même si elles ont été à l'honneur pour de nombreuses générations et dans divers endroits. Ne croyez pas une chose parce que beaucoup de gens en parlent. Ne croyez pas sur la foi des sages du passé. Ne croyez pas ce que vous avez vous-même imaginé, vous vous persuadez que Dieu vous inspire. Ne croyez sur la seule autorité de vos maîtres et des prêtres. Après examen, croyez ce que vous avez vous-même testé et jugé raisonnable, et adaptez-y votre conduite. »

Note de l’auteur : Ānanda était le cousin et l’un des principaux disciples du Bouddha dont il fut l’assistant personnel pendant vingt-cinq ans (Wikipédia)

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L’élite des pays du Tiers-Monde est formée depuis des décennies par ces deux camps, tous deux profondément imprégnés de la « méta-économie » matérialiste, en dépit de leur divergence idéologique apparente. Que pèsent dès lors les préceptes du bouddhisme, et plus généralement la culture des « Trois voies » (taoïsme, confucianisme, bouddhisme) de l’Asie, et en particulier de l’Asie de l’Est et du Sud-Est, surtout dans un monde de plus en plus ouvert aux échanges économiques, à la compétition ? Le Japon – très shintoïste et bouddhiste (zen) – comme la Chine (ou plutôt les Chines) – très imprégnée des « Trois voies » – l’un capitaliste et largement 2ème puissance économique du monde (en termes de PIB par habitant) et l’autre communiste, récemment convertie en « économie socialiste de marché », récemment devenue 2ème puissance économique du monde (seulement en termes de PIB global 11), n’ont pas su, bien évidemment, construire une économie bouddhiste, notamment à l’époque moderne, loin de là !

Les principaux traits de l’économie bouddhiste selon l’auteur : - Sur le travail :

Schumacher estimait que si « L’économiste moderne en est arrivé à considérer désormais le “travail” comme un mal nécessaire, ou à peine plus… Si l’idéal, en ce qui concerne le travail, est de s’en délivrer, toute méthode qui “allège la charge de travail” est bonne. La méthode la plus efficace, proche de l’automation, est celle dite “division du travail”. L’usine d’épingles, dont Adam Smith a fait la louange dans « La Richesse des Nations », en est l’illustration classique. » (Page 54, édition française), le point de vue bouddhiste est bien différent.

11 En termes de RNB (revenu national brut) par habitant (en US$ contants de 2011 PPA), en 2015, la Chine (hors Hong Kong et Macao) fut classée 83e au monde (sur 188 pays), avec 13345, loin derrière les EUA (53245 – 11e), Allemagne (45000 – 17e), France (38085 – 25e), RU (37931 – 26e), Japon (37268 – 27e), etc. [Source :RDH 2016 du PNUD – table 1, page 200… ]

Rappel : - Ce 83e rang fut en fait le résultat d’un immense progrès réalisé par le « Grand Dragon » depuis les

années 1980-1990. - Avec les US$ courants (ou constants) PPA (ou US$ internationaux) les pays – telle la Chine – à coût de

vie plus faible que celui des EUA sont avantagés, car le PIB en US$ courants PPA > PIB en simples US$ courants. Au contraire, les pays – tel le Japon – à cout de vie plus élevé que celui des EUA sont désavantagés, car le PIB en US$ courants PPA < PIB en simples US$ courants.

- En 2000 (source : Banque mondiale : PIB par habitant, ($ PPA internationaux courants) - Banque Mondiale - donnees.banquemondiale.org/indicateur/NY.GDP.PCAP.PP.CD), les PIB par habitant, toujours en US$ courants PPA, furent : Chine (2,933), EUA (36,445), Allemagne (27,277), Japon (26,795), France (26,193), et RU (26,031).

- RNB = Revenu national brut = PIB + revenus factoriels reçus du reste du monde – revenus factoriels versés au reste du monde RNB par habitant = RNB divisé par la population du milieu de l’année.

- RDH = Rapport sur le développement humain ; PNUD = Programme des Nations Unies pour le développement. Ici, il s’agit du rapport en anglais (avec HDR = RDH en français et UNDP = PNUD en français)

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« Du point de vue du bouddhisme, la fonction du travail est au moins triple. Donner à l’homme la chance d’exploiter et de développer ses facultés. Lui permettre de dominer son égocentrisme en participant avec d’autres à une tâche commune. Produire des biens et services nécessaires à une existence décente…Organiser le travail de sorte à lui ôter toute signification, à le rendre ennuyeux, absurde, à en faire un véritable supplice pour les nerfs de l’ouvrier, friserait l’acte criminel. Ce serait faire preuve d’un plus grand intérêt pour les choses que pour les gens, d’un dangereux manque de compassion et d’un degré d’attachement à l’aspect le plus primitif de cette existence terrestre, nuisible pour l’âme. » (Pages 54-55, édition française)

- Sur les loisirs :

Les économistes modernes, en particulier depuis l’école néo-classique (dernier tiers du XIXe siècle – cf. mon texte « Introduction à l’économie politique »), profondément utilitaristes, considèrent qu’il y a un choix à faire entre travail (temps consacré au travail) et loisirs (ou temps libre). D’où leur conception de l’utilité des richesses (procurées le travail – indépendant dont la production est la propriété du travailleur, ou dépendant dont le salaire comme récompense du travailleur lui permet d’acquérir des richesses nécessaires) et de la désutilité du travail (en termes de souffrance et de perte des loisirs, du temps libre). Ainsi la fameuse théorie du choix rationnel entre le travail et loisirs est-elle en fait celle du choix entre les richesses et les loisirs (ou temps libre) 12. Schumacher contestait cette conception, au nom de ce qu’il appelait l’économie politique bouddhiste :

« … vouloir faire des loisirs une alternative au travail passerait pour une totale méconnaissance de l’une des vérités les plus fondamentales de l’existence humaine, à savoir : que le travail et les loisirs sont des parties complémentaires d’un même processus d’existence, que l’on ne saurait séparer sans ruiner la joie que procure le travail et la félicité qu’apporte les loisirs. » (Page 55, édition française)

- Sur la mécanisation : « Du point de vue bouddhiste, il existe donc deux types de mécanisation qu’il convient de distinguer clairement : celle qui met en valeur l’adresse et les dons d’un ouvrier, et celle qui confie le travail de l’ouvrier à un esclave mécanique, l’ouvrier se retrouvant lui-même au service de l’esclave…. L’économie bouddhiste – cela est bien clair – doit donc être différente de celle du matérialisme moderne, puisque le bouddhiste conçoit l’essence de la civilisation non comme une multiplication des besoins, mais comme la

12 En appelant q la quantité de richesses, Umr et p respectivement l’utilité marginale et le prix unitaire (donc le coût unitaire de leur acquisition supporté par l’acheteur) de ces richesses; lo le temps consacré aux loisirs dont l’utilité marginale est Umlo, w le taux de salaire nominal d’une heure de travail (donc le coût d’opportunité – manque à gagner – nominal d’une heure de loisirs), w/p le taux de salaire réel (soit le pouvoir d’achat de w en richesses) donc le coût d’opportunité réel d’une heure de loisirs, le choix optimal est réalisé, selon cette belle théorie, avec, à la marge (à la limite), l’égalité, : Umr /p = Umlo /w ↔ Umlo / Umr = w/p

Ce qui signifie : égalité des utilités marginales pondérées (ou rapportées à une unité monétaire de coût) ou égalité entre l’utilité marginale relative (des loisirs – donc du temps libre – et des richesses – donc du travail nécessaire pour les acquérir), Umlo / Umr, et le coût relatif (des loisirs et des marchandises à acquérir), w/p. L’individu qui parvient à ce choix sait combien de temps il va se consacrer respectivement au travail et aux loisirs (ex : sur 24 heures d’une journée, 8 heures consacrées au travail, 16 heures aux loisirs dont 8 pour le sommeil « réparateur ». D’où l’expression bien connue des Français : métro, boulot, dodo !)

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purification du caractère de l’homme, caractère que forge, en premier lieu, le travail. » (Page 55, édition française)

- Sur le chômage :

Schumacher contestait le point de vue traditionnel des économistes libéraux qui estiment que le plein emploi n’est pas toujours possible ni souhaitable.

« Un économiste moderne peut se lancer dans de très savants calculs pour savoir si le plein emploi “paie”, ou s’il serait plus “économique” de faire marcher une économie au- dessous du plein emploi, de façon à assurer une plus grande mobilité de la main-d’œuvre, une meilleure stabilité des salaires, et ainsi de suite. Pour lui, le critère fondamental du succès est uniquement la quantité totale de biens produits pendant une période donnée. »

Il citait, pour le critiquer, John Kenneth Galbraith – pourtant le plus grand de la famille des keynésiens dont lui-même faisait partie – qui écrivait à ce propos dans son célèbre « L’ère de l’opulence » 13.

Selon lui, « Le point de départ même de la planification économique bouddhiste serait une planification du plein emploi, dans le but principal, en fait, d’assurer un emploi à tous ceux qui ont besoin de travailler “au dehors”. Rien à voir avec la maximisation de l’emploi ou la maximisation de la production » (page 56, édition française)

Et d’ajouter, ce qui est bien étrange et difficilement acceptable (surtout aux yeux des… féministes !!) :

« Les femmes, somme toute, n’ont pas besoin de travailler “au dehors”. L’embauche à grande échelle de femmes, dans les bureaux et les usines, serait considérée comme un signe d’échec économique sérieux. Il serait en particulier aussi peu économique, du point de vue de l’économie bouddhiste, de laisser les mères de jeunes enfants travailler en usine pendant que leurs enfants sont livrés à eux-mêmes, que d’envoyer un ouvrier spécialisé à la guerre, du point de vue de l’économie moderne. » (Page 57, édition française).

- Sur la finalité de l’activité économique : La question, bien classique, est de savoir « manger pour vivre (afin de faire des choses utiles à la vie, à soi et surtout aux autres) ou vivre pour manger » 14 !

13 On peut rappeler ici que Keynes considérait que le plein emploi n’était qu’un cas rare, voire exceptionnel (au sein de l’économie capitaliste de marché), du fait de l’insuffisance de la « demande effective » en biens et services ; qu’il était favorable au plein emploi mais avec l’intervention de l’État, pour « amorcer la pompe » et redresser cette « demande effective ». Sous forme de boutade, Keynes considérait que, faute de mieux, on pourrait envisager la solution de créer des emplois juste pour, en quelque sorte, faire creuser des trous et les reboucher !

« Si la Trésorerie était disposée à emplir de billets de banque des vieilles bouteilles, à les enfouir à des profondeurs convenables dans des mines désaffectées qui seraient ensuite comblées avec des détritus urbains, et à autoriser l’entreprise privée à extraire de nouveau les billets suivant les principes éprouvés du laissez-faire (le droit d’exploiter les terrains billetifères étant, bien entendu, concédé par adjudication), le chômage pourrait disparaître et, compte tenu des répercussions, il est probable que le revenu réel de la communauté de même que la richesse en capital seraient sensiblement plus élevés qu’ils ne le sont réellement. À vrai dire, il serait plus censé de construire des maisons ou autre chose d’utile ; mais, si les difficultés politiques et pratiques s’y opposent, le moyen précédent vaut encore mieux que rien. » (« Théorie générale », Livre III, Chapitre X, page 147 de l’édition française Payot de 1959). Cf. mon texte « est-il pertinent de réexaminer les “ révolutions” marginaliste et keynésienne ? », page 19, note 33.

14 « Esse oportet ut vivas, non vivere ut edas » (Il faut manger pour vivre et non pas vivre pour manger) proverbe latin, dont l’origine est attribuée à Socrate par Plutarque dans ses Œuvres morales, repris à son

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Chaque économiste en herbe sait qu’au sein des sociétés modernes – capitalistes, largement dominées par le marché et surtout l’hégémonie du…marketing, la « filière inversée » (J.K. Galbraith) – l’économie est passée de celle de production (en vue de satisfaire les besoins fondamentaux de l’humanité) à celle des besoins (on se doit de continuellement créer des besoins, même superflus, et pire, complètement crétins, crétinisants, et dangereux, pour assurer la croissance, donc la survie en fait, du système productif de masse et des emplois). Chacun, avec un minimum de connaissances sur la sagesse, notamment bouddhiste, sait que mieux on maîtrise ses besoins et envies, plus on est libre et riche.

« Ce qui te manque, cherche-le dans ce que tu as » ; « Les ignares se délectent du faux clinquant et de la nouveauté. Les gens cultivés trouvent leur plaisir dans l'ordinaire » ; « Recherchez la liberté et vous deviendrez esclave de vos désirs. Recherchez la discipline et vous trouverez la liberté » … (Sagesse bouddhiste).

Ainsi, sans être obligé d’être un ascète ou un vrai moine, face à « l’avarice de la

nature », la quête de maîtrise de ses besoins (et surtout envies) est plus rationnelle que celle de la conquête sans fin, avec arrogance et violence, des ressources de l’environnement, pour sans cesse satisfaire des besoins et désirs créés par nous-mêmes.

Ceci est tout simplement du pur bon sens ! Et, le professeur d’économie Michel Beaud, en France, l’a bien souligné, entre

autres, dans son texte “ Sur les causes de la pauvreté des nations et des hommes dans le monde contemporain ” – Le Monde Diplomatique, novembre 1988 –), à propos du capitalisme et de sa logique de création des frustrations avec le “toujours plus”: « Ce procès de création des besoins correspond évidemment à des aspirations profondes existant en chacun de nous; probablement à des angoisses, des inquiétudes, des incertitudes d’être, des manques, et certainement un manque de réflexion et de réponse sur le sens de l’existence, un manque – excusera-t-on le mot ? – de sagesse. » Quant à l’arrogance et la propension à la violence de l’Occident, relisons François. Cheng (entretien avec L'Express, No. 2467 – 15-21 octobre 1998) « Pour l'Occident, qui prouve sa puissance en dominant la matière, le monde est un objet de conquête. En Chine, c'est un objet de connivence, une respiration, un va-et-vient….. Le souffle (dans son sens le plus noble, cela signifie “esprit ”) est premier, circulaire, vivifiant. La matière n'est qu'une sorte de condensation du souffle; elle est seconde, parce qu'elle se solidifie, se corrompt, se divise.... Le beau est considéré en relation avec le vrai. »

Cf. mon texte « Avant-propos », page 2 (note 4)

Schumacher, donc, remettait en cause la croyance des économistes libéraux qui considèrent la consommation comme « la seule fin et le seul but de toute activité économique, les facteurs de production – terre, travail, capital – en étant les moyens » (page 58).

compte par Molière dans « L’avare ou l’École du mensonge » (9/09/1668, acte III, scène 1 : « Valère :… il faut que la frugalité règne dans les repas qu’on donne ; et que suivant le dire d’un ancien, il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger. »

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Pour lui, ceci est contraire à l’approche bouddhiste, pour laquelle « Ce n’est pas la richesse qui fait obstacle à la libération, mais l’attachement à la richesse ; ce n’est pas non plus le plaisir que procurent les choses agréables qui est condamnable, mais le désir ardent de les obtenir. Simplicité et non-violence sont donc les dominantes de l’économie bouddhiste….Propriété et consommation des biens sont des moyens en vue d’une fin. L’économie bouddhiste étudie systématiquement comment atteindre des fins données avec un minimum de moyens (alors que) l’économie moderne tend à maximiser la consommation à travers un mode optimal d’effort de production. » (Pages 57 et 58, édition française) Il ajoutait « Comme les ressources physiques sont partout limitées, ceux dont les besoins sont satisfaits par un faible emprunt aux ressources naturelles risquent certainement moins d’en venir aux mains que ceux qui consomment en quantité. Pareillement, ceux qui vivent dans des petites communautés, presque en autarcie, courent moins de risques de se trouver confrontés à la violence à grande échelle, que ceux dont l’existence dépend de systèmes commerciaux à l’échelle mondiale. » (Page 58, édition française)

- Sur l’utilisation des ressources : Schumacher était évidemment favorable à l’utilisation à la fois rationnelle et sage des ressources. Et, en s’appuyant sur les préceptes bouddhistes, il prétendait que :

«Pour l’économie bouddhiste, une production tirée des ressources locales pour les besoins locaux est donc le style de vie économique le plus rationnel. Dépendre d’importations de l’étranger et, par conséquent, devoir produire pour l’exportation des biens destinés à des peuples inconnus et lointains, représente par contre le summum du non-économique, et ne se justifie que dans des cas exceptionnels, et à petite échelle. » (Page 59, édition française)

En rappelant la philosophie de non-violence et de respect envers l’environnement (« non seulement à l’égard des êtres sensibles mais aussi – on y insiste – à l’égard des arbres », page 60), Schumacher prônait le recours aux énergies renouvelables.

«… l’économiste bouddhiste insiste sur le fait qu’une population qui fonde sa vie économique sur des énergies non renouvelables vit en parasite, sur son capital et non sur son revenu. Un tel mode de vie ne saurait durer en permanence et ne peut à la rigueur se justifier que comme un expédient purement provisoire. Les ressources du monde en énergies non renouvelables – charbon, pétrole et gaz naturel – sont loin d’être uniformément réparties à travers le globe. De plus, elles existent sans aucun doute en quantité limitée. Il est donc évident que leur exploitation toujours plus importante est un acte de violence perpétré contre la nature, qui doit presque inévitablement conduire à la violence entre les hommes. » (Page 61, édition française).

La conclusion de Schumacher, sur ce thème de « système d’économie bouddhiste », fut plutôt vague, inévitablement :

« C’est à la double lumière de l’expérience immédiate et des perspectives à long terme que l’on pourrait recommander l’étude de l’économie bouddhiste, même à ceux pour qui la croissance économique est plus importante que n’importe quelle valeur spirituelle ou religieuse. Car il ne s’agit pas de choisir entre “croissance moderne” et “stagnation traditionnelle”. Il s’agit plutôt de trouver le vrai chemin du développement, la Voie du Milieu entre l’insouciance matérialiste et l’immobilité traditionnelle ; en résumé, de trouver comment “gagner son pain honnêtement”. » (Page 62, fin du chapitre 4)

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Mon avis : - Sur le travail :

La réflexion de Schumacher n’est hélas valable que pour une économie de petite taille, voire de très petite taille, et pas seulement de celle « à la mesure de l’homme » (qui est déjà plutôt bien vague), même si son combat contre le gigantisme, les outrances du capitalisme multi-facettes, est tout à fait louable, justifié. Certes, de la fameuse « fabrique des épingles » de Smith à la division moderne du travail dans nos économies industrielles (capitalistes et « socialistes »), les abus sont multiples avec des conséquences souvent catastrophiques pour l’homme et son environnement (problème des déchets industriels). D’où l’inoubliable chef-d’œuvre, le film satirique, de Charlie Chaplin, « Les temps modernes » (1936, donc à la fin de la Grande Dépression).

Cependant, ce n’est pas la division du travail, même moderne, qui doit être mise en cause (d’ailleurs Schumacher la distinguait de la « spécialisation ordinaire, pratiquée par l’humanité depuis la nuit des temps »), mais l’esprit de cupidité et de mépris de l’homme au sein des économies industrielles, en particulier capitaliste. Cela dit, avec la compétition croissante et inévitable, tout comme les progrès techniques et technologiques incessants, on ne voit pas comment éviter les dérapages en matière d’organisation du couple travail-capital technique. Notamment au sein des sociétés non ou très faiblement démocratiques, dont la classe bourgeoise montante, de surcroît, désirait accéder au plus vite à la société de consommation. D’où le taylorisme, puis le fordisme, en Occident d’abord, bien évidemment, puis au Japon, patrie du shintoïsme et du….bouddhisme zen !! Avec l’impérialisme et le colonialisme, comment espérer connaître dans les pays pauvres et soumis, aussi bouddhistes fussent-ils, l’émergence d’un « système d’économie bouddhiste » ?!

Sauf, bien sûr, dans le sens d’une économie duale établie par les colonisateurs ou impérialistes !

Par ailleurs, dans la « spécialisation ordinaire » dont parlait Schumacher, y avait-il forcément et toujours justice, équité ? Notamment entre hommes et femmes (cf. la réflexion étrange de l’auteur à propos du chômage (cf. supra, et page 57 de son livre) ! Enfin, bien évidemment que le travail est « un mal nécessaire », tant pour la quête de la sagesse et de l’éveil, pour aider les faibles et opprimés, que simplement pour assurer le « pain quotidien », « gagner son pain honnêtement » (page 53). Cela ne signifie pas, pour autant, que tous n’éprouvent pas de satisfaction dans le travail. Ce qui est critiquable et condamnable est le « travail en miettes » (Georges Friedmann, 1956) qui enlève toute initiative au travailleur, devenu étranger à son propre ouvrage, soumis au diktat et du capital et des techniques. Dans notre monde moderne, ce diktat est celui du marché (avec, l’avidité, la cupidité, voire la folie, des actionnaires, des spéculateurs) et des technocrates (cette fameuse « technostructure » dénoncée par Galbraith) qui sont à la fois serviteurs, souvent zélés, et adversaires des actionnaires dans la bagarre pour le pouvoir. Et, même au sein de l’ancien système agricole et artisanal, il y avait aussi, bien sûr, dictature et abus des corporations et des maîtres. D’où, par exemple, le décret d’Allarde (mars 1791) et la loi Le Chapelier (juin 1791) en France, au lendemain de la Révolution, qui n’étaient pas uniquement inspirés par les noirs desseins des bourgeois.

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C’est du pur angélisme que de croire que dans une économie de petite dimension, préindustrielle et précapitaliste, le travailleur est pleinement libre, respecté et épanoui, y compris, bien sûr, dans les pays profondément bouddhistes !

- Sur les loisirs : La réflexion de Schumacher est plutôt maladroite. Car, bien évidemment, il y a choix entre travail (notamment pénible, dangereux, dépendant) et loisirs, même si le temps consacré aux loisirs (appelé aussi temps libre) ne signifie pas forcément temps de paresse, de repos inactif, de non-création ou production. Nul ne refuse de disposer librement au mieux de son temps pour créer, produire, aider les autres, en étant le moins possible dans l’obligation de travailler, surtout comme une bête de somme, pour sa survie.

On peut, bien sûr, critiquer le simplisme et l’arrière-pensée doctrinale de la théorie néo-classique du choix entre travail et loisirs 15, tout comme les excès de la civilisation des loisirs (essentiellement marchands, égoïstes), mais on ne peut pas nier l’existence du choix entre travail et loisirs. On peut aussi, bien sûr, dénoncer la stratégie des capitalistes de « rabougrir » le travail, d’exploiter le prolétariat, de faire du chômage – cette « armée industrielle de réserve » selon Marx – une arme d’exploitation des travailleurs. Mais on ne peut pas critiquer en général la quête des hommes de se « délivrer » au mieux du travail, de rechercher « toute méthode qui “allège la charge du travail” », comme a écrit Schumacher (cf. supra). Cette quête, logique, rationnelle, ne signifie pas pour autant celle de l’oisiveté. Car, et Schumacher avait bien sûr raison, sans efforts nul ne peut jouir de cette « joie, de (cette) félicité » (cf. supra), en contemplant son ouvrage. On doit même ajouter : l’oisiveté et le sentiment de l’inutilité sont très néfastes et peuvent même conduire à la violence, y compris envers soi-même (ex : drogues, suicide).

Enfin, devrait-on souligner que si Jésus (fils d’un charpentier) et Bouddha Gautama (fils d’un roi) n’avaient pas fait le choix entre travail (pour « gagner (leur) pain honnêtement ») et loisirs (dans le sens de temps libre pour s’occuper des autres) ils n’auraient jamais pu aussi bien dispenser aux autres leurs si utiles enseignements ?

Donc, ici encore, c’est le manque de sagesse et la cupidité des hommes qui sont à dénoncer. Pas le choix entre travail et loisirs, ni la quête des moyens de se délivrer au mieux du travail économique productif, notamment lorsqu’il est dépendant.

- Sur la mécanisation :

L’analyse de Schumacher laisse aussi à désirer. Car dans la quête tout à fait naturelle des humains (et mêmes des animaux, des végétaux) pour la survie et le mieux-être, il y a inventions et innovations constantes, d’abord en matière d’outils simples puis mécanisation, et robotisation.

15 Cette théorie considère que le travailleur est un individu parfaitement homo œconomicus, parfaitement libre de choisir entre travailler (pour produire des richesses ou gagner un salaire lui permettant de s’en procurer) et capable de raisonner en termes de taux de salaire réel w/p (donc non-victime de l’illusion monétaire). L’offre de travail qui résulte de ce choix étant une fonction croissante de w/p rencontre sur le marché la demande de travail des employeurs qui est une fonction décroissante de w/p (coût de l’embauche) et détermine spontanément l’équilibre de ce marché, c'est-à-dire le plein emploi. Le chômage n’est qu’un chômage volontaire (dû au refus par les travailleurs du taux de salaire réel d’équilibre) ou provisoire (avant l’ajustement entre offre et demande du travail).

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Il n’y aucun mal à cela ! Et, sans les roues, puis les automobiles, les trains…, comment libérer les bêtes de somme (esclaves et serfs inclus) ? Et, aujourd’hui, certains robots n’ont-ils pas bel et bien permis à l’homme de réaliser certaines tâches impossibles ou très dangereuses auparavant, dont d’actuelles si utiles opérations de micro chirurgie, de chirurgie à distance…. ? Ce qui est condamnable, encore une fois, c’est la stupidité de l’homme qui aime devenir esclave de ce qu’il crée. Mais, serait-ce là une nouveauté ? Le fétichisme et l’idolâtrie ont toujours été des manies humaines. Et – puisque Schumacher aimait bien se référer au bouddhisme – combien de ceux qui prétendent être bouddhistes ne sont en fait que de pauvres superstitieux et idolâtres, en parfaite contradiction avec les enseignements du Bouddha ? Ils ne cherchent pas à se libérer, à atteindre l’éveil, mais préfèrent cultiver une attitude de soumission, de servilité ! Pis, leur âme est de plus en plus noire, car leur attitude n’est que très bassement intéressée. Mais ces bouddhistes sont loin d’être les seuls croyants à s’égarer, être poussés dans ce sens par nombre de responsables religieux !

- Sur le chômage : Là encore, la réflexion de Schumacher est bien légère. Car, si le chômage involontaire (il s’agit, évidemment, ici, de ce type de chômage) est un drame pour un individu et ses proches, aucune économie ne peut décréter le plein emploi. Sauf en cas d’une économie très simple, du style pastoral, dans laquelle chacun est maître de son activité, de ses ressources (dans la limite des contraintes naturelles bien sûr), ou de celle au sein d’un système de dictature avec travail forcé. Dans une économie avec division du travail et, donc, travail dépendant, surtout avec la liberté de propriété et d’entreprise, nul ne peut assurer d’emblée le plein emploi pour tous.

Certes, il y a, au sein du système d’économie capitaliste de marché, ouvert au reste du monde et surtout hautement concurrentiel, il y a de multiples et souvent honteux abus. Mais, la productivité n’est pas un concept abstrait, ni surtout inventé par les capitalistes, c’est une réalité. On ne peut confier n’importe quel travail à n’importe qui, et le droit au travail dans les démocraties ne peut signifier droit à avoir un emploi créé par quelqu’un d’autre, y compris par le secteur public financé par les impôts. Enfin, il existe bel et bien des individus qui ne veulent pas faire des efforts, se contentant de réclamer leurs droits en oubliant facilement leurs devoirs en société.

Et, puisque l’auteur avait cette réflexion étrange à propos des femmes et du travail « en dehors », il raisonnait bien en termes de productivité – dans le sens propre et noble du terme – car, selon lui, les femmes sont plus utiles à travailler… « en dedans », en s’occupant des tâches ménagères et des enfants, notamment en bas âges !!

On pourrait rappeler à l’auteur qu’il n’y a rien de tel dans le bouddhisme !

Et, la « division du travail » traditionnelle arrange nettement les hommes, en particulier machistes, surtout lorsque le fruit du travail « en dehors » de l’homme n’est pas le simple

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résultat de la chasse, de la pêche et de la cueillette, mais des sous qui procurent un « droit immédiat sur la vie », y compris les honneurs et la gloire ! 16

- Sur la finalité de l’activité économique :

Schumacher avait raison de critiquer et condamner la société de consommation (terme qui signifie en fait société de consommation à outrance et irresponsable, irrationnelle, voire obsessionnelle, fétichiste) et l’« économie des besoins » qui lui est liée.

Mais condamner ce type de société et d’économie n’autorise pas à nier que le but des efforts humains est la consommation (destruction, en général, des richesses produites). Car, certes si la consommation ne devrait pas être la seule fin et le seul but de l’activité humaine, elle est indiscutablement « la seule fin et le seul but de toute activité économique » (Smith). Keynes a même cru bon de corriger : « la seule fin et le seul but de l’économie politique » !

Sans besoin de consommer pourquoi faire des efforts de travail pour produire des richesses, aussi rudimentaires soient-elles (cueillette, chasse, pêche) ?

Cela dit, rappelons que consommer ne signifie pas forcément une destruction des richesses, donc des ressources, matérielles, mais aussi simplement faire usage des utilités créées. Et, la destruction peut être créatrice comme disait Schumpeter. Tout dépend de la manière de consommer, donc de la sagesse des hommes dans cet art d’administration « des ressources rares à usages alternatifs » (Lionel Robbins) 17.

Il avait raison aussi de rappeler que dans l’approche bouddhiste on ne propose pas de tourner le dos aux richesses ni au plaisir d’en jouir, mais on conseille d’apprendre à réduire progressivement, jusqu’à faire disparaître, l’attachement aux richesses (rappel : en réalité, attachement à tout, et notamment au Soi – d’où l’enseignement de l’« impermanence » et de l’ « an-attâ », cf. supra – et le désir obsessionnelle d’en posséder, accumuler).

Cela dit, c’est un peu facile de montrer du doigt les économistes modernes (c'est-à-dire libéraux, donc depuis Smith selon l’auteur) et le système d’économie capitaliste (qui s’inspire et profite des thèses du libéralisme économique). Car ces économistes et ce

16 Vu que la monnaie est un actif parfaitement liquide, elle s’échange (sans perte de temps ni de valeur en capital) contre n’importe quel autre actif, autrement dit elle permet d’acquérir n’importe quelle richesse, hommes, femmes, enfants, fonctions, honneurs et gloire compris !

Marx parlait de l’« argent qui pond de l’argent, monnaie qui fait des petits », « money which begets money » (cf. mon texte « Éthique et économie », pages 2 et 3, note 1 à propos du schéma de la circulation de Marx dans « Le capital », Livre I, 1867). Le Prix Nobel d’économie Paul Anthony Samuelson parlait de sa vertu permettant d’éviter l’inconvénient de la « double coïncidence des besoins » inhérente au troc et écrivait « À côté du capital et de la spécialisation, la monnaie constitue un troisième aspect de la vie moderne. À défaut de l’usage de la monnaie, notre division moderne du travail serait impossible » (« L’Économique : Techniques modernes de l’analyse économique », tome II, Armand Colin, 1967). Jean Fourastié a aussi été très clair et ô combien pertinent : « Ce n’est pas une volonté de l’humanité d’entrer dans une économie monétaire, mais une servitude de l’évolution…. Or, il est clair que l’instrument qui permet l’échange aisé ne peut ne pas avoir une valeur en soi. La monnaie devient quelque chose de redoutable : sous un faible volume elle accumule l’équivalent d’une production qui peut être énorme ; elle est une capitalisation du travail…. » (« La réalité économique : Vers la révision des idées dominantes en France », Robert Laffont, 1978)

17 « … l’économie est la science qui étudie le comportement des individus face à la gestion des fins et moyens rares à usage alternatif » (« Essai sur la nature et la signification de la science économique » – 1932). Cf. mon texte « Introduction à l’économie politique », page 19.

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système n’ont fait que s’appuyer sur la nature humaine pour atteindre leurs objectifs qui ne sont pas forcément condamnables a priori. Les premiers étaient persuadés du bien-fondé de leur lutte contre l’obscurantisme et l’absolutisme de l’ancien système, médiéval, monarchique et mercantiliste. Le second est fondé sur la croyance que seule la propriété privée et la liberté d’entreprise peuvent permettre de libérer les énergies créatrices de richesses qui, au bout du compte, profitent à tous grâce à ce fameux « effet de ruissellement ».

En tout cas, ni ces économistes, ni ces capitalistes n’ont jamais prétendu avoir la mission de conduire l’humanité vers l’éveil, la libération, dans le sens bouddhiste du terme. Les vrais responsables de l’état de notre monde – déjà de l’époque de la conception du livre de Schumacher, et, bien sûr, de nos jours avec mille fois plus de catastrophes et de malheurs – sont bel et bien l’intelligentsia, les Églises et les États des pays riches, libres et démocratiques. Les Lumières du XVIIIe siècle en Occident n’ont pas permis d’orienter l’humanité, occidentale d’abord, de la planète ensuite, vers cet éveil dans le sens bouddhiste du terme. Bien au contraire. Depuis la « révolution démographique » et la démocratisation croissante en Occident – liée indiscutablement à ces Lumières et au libéralisme économique comme au système capitaliste – comment empêcher les « classes inférieures », les humbles, de désirer accéder aux progrès économiques, à l’amélioration de leur condition de vie, donc, entre autres, de consommation ? L’accès à l’électricité, aux transports modernes et bien d’autres conforts, notamment en matière de logement, de culture et de divertissements, forcément a exigé la mise en œuvre d’une économie de production de masse, avec tous les effets pervers bien connus. C’est très honorable, louable, de préconiser small is beautiful, le système d’économie bouddhiste, voire la « décroissance », mais qui le fait sinon une partie des peuples bien riches, des pays dits avancés ? Et, l’écologisme, le « vert », le « bio », le « développement durable », le « commerce équitable » …, hélas, deviennent bien vite des outils de… marketing, y compris en politique bien sûr !

- Sur l’utilisation des ressources :

Les réflexions de Schumacher sont, évidemment, tout à fait défendables, raisonnables, louables même, notamment en ce qui concerne les énergies renouvelables et non renouvelables. Il faut cependant rappeler, ici, que dès septembre 1960, à l’initiative du Venezuela et de l’Iran (du Shah), l’Opep fut créée, et dès le début des années 1970 les problèmes de l’écologie ont commencé à sérieusement inquiéter les grandes puissances industrielles. D’où les sommets de la Terre avec débat sur le développement durable, tous les 10 ans, depuis le 1er à Stockholm (Suède) 18 qui a donné naissance au PNUE (Programme des NU pour l’Environnement), à l’instar du PNUD (Programme des NU pour le Développement), créé en 1966 et auteur du désormais bien connu RMDH Rapport Mondial sur le Développement Humain (ou RDH) publié annuellement depuis 1990, avec son fameux indicateur IDH (Indicateur du Développement Humain).

18 Suivi par ceux de Nairobi (Kenya, 1982), de Rio de Janeiro (Brésil, 1992) – qui a vu naître la CCNUCC (Convention-Cadre des NU sur les Changements Climatiques) réunie annuellement depuis 1995 –, de

Johannesburg (Afrique du Sud, 2002) et Rio de Janeiro (à nouveau en 2012). Pour la CCNUCC : cf. Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques ... https://fr.wikipedia.org/.../Convention-cadre_des_Nations_unies_sur_les_changements_c...

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Cala dit, préconiser l’enfermement sur soi, la quasi-autarcie, pour un pays faible, n’est pas raisonnable, ni réaliste. Le monde de l’époque du livre de l’auteur était déjà largement ouvert, de gré ou de force, après environ une petite décennie d’achèvement en gros de la décolonisation (avec la fin de la guerre d’Algérie, en 1962), donc avec apprentissage récent de l’indépendance pour nombre de pays du Tiers-Monde. Sauf de très rares exceptions, aucun de ces pays ne pouvait se permettre de vivre en autarcie ou quasi-autarcie. Tous, ou presque, étaient contraints de s’appuyer sur les leaders des deux camps d’un monde nettement bipolaire, voire déjà tripolaire depuis les années 1960 avec la rupture entre l’Urss de Khrouchtchev et la Chine de Mao. Pris en tenaille entre les grandes puissances, tous ultra matérialistes (capitalistes ou « socialistes »), et soumis à leur influence, aucun petit pays, dans l’ère post-coloniale, ne pouvait se permettre d’expérimenter ce « système d’économie bouddhiste » glorifié par Schumacher. La soi-disant autarcie des pays tels la Birmanie (depuis le coup d’État du général Ne Win, en 1962, renversé à son tour, en 1988 par une junte militaire) qui semblait avoir la nette sympathie de Schumacher, la Corée du Nord, voire l’Algérie et Cuba…. a débouché sur des catastrophes bien connues. Quant à nombre de peuples indigènes, ayant bénéficié de plus ou moins d’autonomie, transformés en petites minorités ethniques sur les terres de leurs propres ancêtres – conquises, volées, pillées – parfois même quasiment exterminés, en Amérique latine, en Asie, dans les îles du Pacifique, près du pôle Nord…– tels le Polynésiens, Mélanésiens, Kanaks, Mongols, Aborigènes, Inuits, les descendants des peuples pré-colombiens, et la multitude des minorités ethniques en Asie (communément appelés très péjorativement par les Vietnamiens, Laotiens, Thaïlandais, de Moi ou Kha, c’est-à-dire des sauvages !) –, il est vrai que les conditions peuvent être réunies pour une « économie bouddhiste » décrite par Schumacher. À condition qu’on leur laisse en paix, que les « civilisés » ne souillent pas leurs territoires avec des hordes de touristes en mal d’exotisme et d’« aventures » (….confortablement installés dans de puissants et solides 4x4 avec bien de gadgets de luxe), avec des soi-disant aides au développement (commerce dit équitable compris). À condition surtout que leur sous-sol ne contienne aucune ressource minière si convoitée, le bois de leurs forêts ne soit pas précieux, la pêche industrielle des « civilisés » n’épuise pas leur principale ressource marine, que leur position géographique ne soit bêtement une belle position géostratégique pour les puissants, petits ou grands….! Combien d’exemples de réussite en la matière, avec pourtant un bon nombre de pays à forte, voire très forte, tradition bouddhiste ?

Depuis la décennie 1970, et surtout l’année 2006, un minuscule pays bouddhiste de la chaîne himalayenne, le Bhoutan (avec environ 700000 habitants) s’est fait parler de lui, non seulement avec le choix officiel et délibéré, dès 1972, du BNB (bonheur national brut) – à la place du traditionnel PNB (produit national brut) ou PIB (produit intérieur brut) –, mais surtout avec un jeune roi (Jigme Singye Wangchuck, né en 1955, accédé au trône en 1972, formé en Grande-Bretagne comme nombre de ses fils) qui a eu la grande sagesse d’abdiquer en faveur du prince héritier (Jigme Khesar Namgyel Wangchuck, diplômé d’Oxford) et de transformer la monarchie absolue en monarchie constitutionnelle. Peu commun en notre monde et notre temps !

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Quelle chance de réussite, et pour combien de temps ? 19

Pour terminer, les deux grandes puissances économiques du monde à culture bouddhiste millénaire, le Japon d’abord 20 puis la Chine aujourd’hui 21, ont-elles pu faire prévaloir cette fameuse « voie du Milieu » pour construire ce système d’économie bouddhiste ?! Ont-elles même pu vaincre cette maladie de l’impérialisme, voire de violence à l’égard d’autres nations et peuples plus faibles ?! Vont-elles pouvoir le faire pour servir d’exemple en ce 3ème millénaire, suite au fiasco avéré du système d’économie dite socialiste et à la crise majeure et indiscutable du système d’économie capitaliste, du modèle économique occidental largement mondialisé depuis au moins deux siècles, face aux graves dangers qui menacent tout simplement la survie de la civilisation humaine ?! Il est à souhaiter, et c’est tout à fait envisageable !

En effet, ces deux géants de l’Asie de l’Est 22, par ailleurs très gros exportateurs 23,

19 Lisons : - “Le Bhoutan n’est pas le pays du bonheur. Il y a beaucoup de raisons matérielles qui font que les gens

sont malheureux” (Jigme Thinley, le premier Premier ministre démocratiquement élu du pays) ; “L’urbanisation conduit à l’éclatement des communautés locales. […] Bien sûr, ce n’est pas un phénomène propre au Bhoutan, mais la différence avec les autres pays, c’est qu’il est très récent” (Michael Rutland, le président de la Société du Bhoutan au Royaume-Uni) ; “Les gens sont plus sensibles aux gains matériels. Il y a une contradiction entre la promotion du BNB et le désir des gens de consommer encore plus” (D. K. Nirola, psychiatre à l’hôpital de Thimbu, capitale du Bhoutan) : cf. « Suicides au pays du bonheur : Confrontés à la rapide urbanisation du pays, les Bhoutanais souffrent de l’érosion des liens familiaux et communautaires traditionnels, tandis que le chômage progresse » – Andrew Buncombe, The Independent, 07.10.2009 - www.courrierinternational.com › Hebdo n° 988.

- « Mais tout est loin d’y être parfait : D’abord, plusieurs de ces indices sont mesurés par sondages, avec les biais que cela implique. Ensuite, et beaucoup plus gravement, le pays à 90% rural il y a peu, s’urbanise très grande vitesse, ce qui entraine inflation, chômage, et inégalités. Il faut suivre de près l’évolution de ce pays. S’il réussit, lucidement, à préserver son identité, sans renoncer à la croissance matérielle, alors il faudra s’inspirer de sa façon de penser et de débattre politiquement de son développement. S’il échoue, alors, non seulement nous aurons perdu une des plus belles civilisations de l’histoire humaine, mais encore ce sera (à l’image de l’asphyxie de l’oiseau dans la mine), très mauvais signe. Encore une fois, tout cela ne dépend que de nous. » Jacques Attali, « Le bonheur, comme au Bhoutan », 23/02/2010 - blogs.lexpress.fr/attali/.../le_bonheur_comme_au_bhoutan/

20 Rappel : entré dans la modernité depuis l’ère Meiji (« gouvernement éclairé »), depuis 1868, devenu, notamment depuis la décennie 1970, la 2ème grande puissance économique du monde.

21 Rappel : depuis la « révolution » de Deng Xiao Ping, à la fin des années 1970, qui vient de prendre la place du Japon, comme 2ème grande puissance économique, mais seulement en termes de PIB global (alors que son PIB par habitant est très loin derrière les pays de l’OCDE, avec le Japon à la 2ème place – revoir note 11, page 6 ci-dessus)

22 À eux deux ils représentaient, en 2015, plus de 1,5 milliards d’habitants (0,1266 pour le Japon et 1,376 pour la Chine – sans compter les RAS Hong Kong, 7,3 millions et Macao, 0,650 million), soit 20,44% de la population mondiale (7,3495 milliards).

Économiquement, en US$ PPA aux prix constants de 2011, et toujours en 2015, ils atteignaient 22920,4 milliards de US$ en PIB, soit près de 21,9 % du PIB mondial. Leurs PIB par habitant, toujours en US$ PPA aux prix constant de 2011, étaient respectivement de 35804 US$ pour le Japon (245,23% de la moyenne mondiale de 14600 US$) et 13400 US$ pour la Chine (91,78% de la moyenne mondiale)

Mais, si le Japon est en recul depuis les années 1990, la Chine est en foudroyante croissance. Et, il ne faut pas oublier le « dragon » Corée du Sud (en 2015 : population = 50,3 millions ; PIB = 1740,5 milliards US$ PPA aux prix constants 2011 ; PIB par habitant = 34387 US$ PPA aux prix constants 2011)

Note : RAS = Région administrative spéciale (SAR en anglais) PIB par habitant de Hong Kong en 2015 = 53380 US$ PPA aux prix constants 2011 PIB par habitant de Macao en 2015 = 104718 US$ PPA aux prix constants 2011 Source : UNDP HDR (United Nations Development Program - Human Development Report) 2016

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très importants membres de la CEAP (Coopération Économique Asie-Pacifique) ont de quoi influencer l’économie mondiale, et notamment celle des petits pays mais néanmoins EDA (Économies Dynamiques d’Asie, appelés aussi « petits dragons » et « tigres ») de l’Asie de l’Est et du Sud-Est, dont beaucoup sont de tradition bouddhiste (Singapour, Corée du Sud, Thaïlande, Viêt Nam). Le Japon doit certes faire face au problème de fort vieillissement démographique et du déclin économique relatif depuis les années 1990, et en particulier du drame suite au catastrophique tsunami de mars 2011, mais reste toujours extrêmement dynamique en économie et technologies. La Chine, grande puissance économique montante, est aussi devenue le plus grand financier du monde et investit massivement dans les PVD, notamment en Amérique latine et Afrique, cherchant même à y évincer les grandes puissances occidentales, notamment européennes.

Le pourront-ils, et surtout le voudront-ils ? Telle est la question.

CONCLUSION : Le bouddhisme est avant tout une philosophie, nettement plus qu’une religion avec ses multiples dogmes et institutions, églises et chapelles – à dire vrai, il devrait même être l’antithèse d’une religion –, donc l’« économie politique bouddhiste » se doit d’être avant tout un état d’esprit. Pour que celle-ci ait une chance d’être mise en pratique, au sein d’un monde humain si matérialiste, encore faudrait-il que cette discipline nouvelle – mais ô combien majeure de nos jours –, dénommée pompeusement science économique, non seulement sorte de son

23 Les plus grands exportateurs de marchandises (en mds US$ courants) :

2005 2015 2005 2015 Chine 761,953 2274,949 France 463,428 505,897 EUA 901,082 1504,914 RU 390,860 460,446

Allemagne 970,914 1329,469 Italie 373,135 459,068 Japon 549,941 624,939 Corée Sud 284,419 526,755

Pay-Bas 406,372 567,217 Inde 99,616 267,147

UE (28) 4082,7 5387,3 MERCOSUR 221,2 300,6 ALENA (3) 1475,8 2294,2 ANASE 656,6 1162,6 AELE (4) 237,8 400,0 MONDE 10509,146 16482,216

Source : OMC – Examen statistique du commerce mondial – 2016 – Pdf ALÉNA : Accord de libre-échange nord-américain, (en anglais : NAFTA, North American Free Trade Agreement, créé 17 décembre 1992, entrée en vigueur 1/01/ 1994, en réponse au traité de Maastricht (signé le 7/02/1992) dans l’UE. 3 membres : EUA, Canada, Mexique. AELÉ (Association Européenne de Libre Échange (en anglais : EFTA European Free Trade Association), créée par la Convention de Stockholm en janvier 1960 (en réponse aux traités de Rome de mars 1957 instituant la CEE des 7 et la CEEA ou l’Euratom) : 7 pays au départ + Islande (1970), Finlande (1985), et Liechtenstein (1991) Après la sortie, pour rejoindre la CEE, du RU et du Danemark (en 1973), puis du Portugal (1986), et de l’Autriche, la Suède et la Finlande (1985) ; l’AELE n’a plus que 4 membres. ANASE (ou ASEAN en anglais) : Association des Nations de l’Asie du Sud-Est), fondée en 1967 par 5 pays (Indonésie, Malaisie, Philippines, Singapour, Thaïlande) capitalistes, alliés des EUA, au plus fort de la guerre américaine du Viêt Nam, comprend aujourd’hui 10 membres dont le Viêt Nam communiste + Brunei, Birmanie, Cambodge et Laos. MERCOSUR (Mercado Común del Sur en espagnol : Marché commun du Sud) créé en 1991 par 4 pays (Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay) + Venezuela (2012) et Bolivie (2015).

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« autisme » (cf. mon texte « Introduction à l’économie politique », en particulier son annexe III) mais aussi et surtout ne soit pas destinée à former de brillants économistes-technocrates, dénués de culture, d’humanisme, se contentant de se mettre au service du monde des affaires, de cette chrématistique dénoncée par Aristote, de cette classe des marchands méprisée par Confucius. Serait-ce envisageable ? Bien évidemment ! À partir de l’initiative des seuls pays faibles et pauvres, de surcroît désunis ? Absolument non ! Depuis les années 1990 et surtout 2000, la vogue de l’écologisme – donc des « Verts », du « Bio », du « développement durable », du « commerce équitable » – et même l’idéologie de la « décroissance » sont en fort développement en Occident. Le Bouddhisme y a aussi de plus en plus gagné du terrain, notamment avec le drame du Tibet et le dynamisme du Dalaï Lama, mais aussi avec la fin de la guerre du Viet Nam et le massif flot de réfugiés asiatiques (Vietnamiens bien sûr, mais aussi Laotiens et Cambodgiens) vers les EUA et l’Europe de l’Ouest 24 La sympathie, voire l’admiration, croissante, réservée au bouddhisme, ne signifie pas pour autant forcément un « éveil » de la société occidentale, très habituée au phénomène de mode et très malmenée par la fin des « Trente Glorieuses » (1945-1975) et, bien sûr, la crise mondiale depuis l’affaire des crédits suprime aux EUA. La crise de l’Église catholique, la menace du « choc des civilisations » (Samuel Huntington, 1996) ont sans doute contribué aussi au succès du bouddhisme en Occident. Quant aux Asiatiques de tradition bouddhiste et même confucéenne – donc en dehors des pays de tradition hindouiste et musulmane, voire chrétienne (ex : sous-continent indien sauf Sri Lanka, Malaisie, Indonésie, Philippines) – il n’est pas certain, loin de là, qu’ils ne soient pas victimes du déviationnisme bien connu, en particulier la superstition et l’esprit mandarinal. Se déclarer bouddhiste ou confucéen ne signifie pas pour autant s’être bien imprégné de la quintessence de ces deux philosophies, éthiques de vie. Bien au contraire, en général. Alors, quelle chance pour une éventuelle expérimentation d’un « système d’économie bouddhiste » dont beaucoup de peuples pauvres, « en retard de développement », ont en effet besoin à mes yeux ? Il est vrai qu’en 10 petites pages, il est bien difficile de traiter d’un sujet aussi délicat, et surtout d’être précis et sérieux à propos de la philosophie du bouddhisme.

24 En France, par exemple, sur une chaîne de télévision publique, France 2, l’émission sur le bouddhisme (du dimanche matin, dans le cadre de l’émission religieuse), née en 1997 (« Voix bouddhistes »), a lieu depuis peu à une heure plus décente (8h30) et sous un nom modifié (« Sagesses bouddhistes »).

D’après Anne-Marie Oliva « Le débat autour de la compatibilité de ces émissions avec le principe de laïcité reprendra de la vigueur dans les années 1950 après la décision officielle prise par la direction de la RTF (Radio-Télévision Française), le 5 décembre 1954, de diffuser dominicalement à la télévision un magazine et une messe catholiques en direct d’une église parisienne. C’est l’avènement de l’émission Le jour du seigneur, toujours diffusée actuellement. Cependant, l’accès à la diffusion télévisée d’autres cultes est très rapidement autorisé, suivant en cela la voie tracée à la radio : pour la télévision, Présence protestante apparaît dès 1955 (1928 pour la radio, 1925 pour les émissions catholiques) ; La source de vie (émission israélite) est diffusée à partir de 1962 (1946 à la radio) suivie d’Orthodoxie en 1963 et de Foi et traditions des chrétiens orientaux en 1965 (1964 à la radio). Actuellement, la tranche du dimanche matin comporte également une émission sur l’Islam, depuis 1983 (Connaître l’Islam puis Vivre l’Islam puis Islam), et une autre sur le Bouddhisme (Voix bouddhistes) depuis1998. » – « Emissions religieuses et service public audiovisuel » – droitcultures.revues.org/836

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La brève expérience de Schumacher en Birmanie à l’époque de sa fraîche indépendance recouvrée ne pouvait permettre à l’auteur de bien connaître la réalité des pays à tradition bouddhiste, appartenant à ce Tiers-Monde objet de toutes les convoitises et grandes victimes d’un monde très fortement bipolaire, avec cette guerre froide qui faisait bien peu de cas des desiderata des petits peuples, même devenus politiquement indépendants.

Il est donc bien dangereux, avec une superficielle référence, de laisser croire aux peuples, sur la base d’un examen après tout bien légère, que « le système d’économie bouddhiste » est une voie, voire la voie, du futur. Même si, historiquement, le bouddhisme a fortement contribué à l’épanouissement des pays tels que la Chine, le Japon, la Corée et le Viêt Nam. C’est à la nouvelle génération des économistes des pays de tradition bouddhiste, en particulier en Asie de l’Est et du Sud-Est, d’approfondir cette idée. En puisant au plus profond de la culture des « Trois voies », et en particulier du bouddhisme, il est envisageable de trouver une bonne synthèse entre modernité bienfaisante importée de l’Occident et profondeur et finesse des éthiques de vie de l’héritage millénaire.

Encore faudrait-il que cette nouvelle génération ne se contente pas de s’engouffrer si facilement dans l’occidentalisme, dans cette « technostructure » tant décriée par Galbraith, surtout sans racines, apatride. Même si la tentation est bien forte et compréhensible, surtout avec la mondialisation, la quête de démocratie, et, bien sûr, le besoin d’avoir un emploi.

Cela dit, il convient de souligner ici : un « système d’économie bouddhiste » (ou plutôt une « économie politique bouddhiste » – « Buddhist economics ») ne doit absolument pas signifier une théocratie bouddhique, ni même un système dans lequel des prétendus bouddhistes abusent du clergé bouddhique, mué en simple paravent.

L’exemple de la République islamique d’Iran est bien connu. Il en va de même pour les soi-disant républiques démocratiques, socialistes et populaires, bien nombreuses dans le Tiers-Monde ! Sans oublier, bien sûr cette fameuse Grande Jamahiriya arabe libyenne populaire socialiste (Jamahiriya = « État des masses ».

Toute confusion, tout mélange des genres ne pourrait que conduire au désastre ! Pour terminer sur une note optimiste, sans pour autant nous verser ni dans l’incantation ni dans les rêveries, relisons un peu François Cheng 25, le plus célèbre des exilés asiatiques en France.

25 Né le 30 août 1929, en Chine, François Cheng est issu d'une famille de lettrés et d'universitaires – ses parents comptaient parmi les premiers étudiants boursiers envoyés aux États-Unis. Études secondaires à Chongqing de 1937 à 1945. La guerre terminée, la Chine sombre peu après dans la guerre civile qui jeta la jeunesse dans le désarroi ou la révolte. Après un temps d'errements, il entre à l'Université de Nankin.

Début 1948, son père participe, en tant que spécialiste des sciences de l'éducation, à la fondation de l'UNESCO, grâce à laquelle il peut venir en France. Il se consacra à l'étude de la langue et de la littérature françaises. Il dut cependant traverser une assez longue période d'adaptation marquée par le dénuement et la solitude avant d'obtenir en 1960 un emploi stable au Centre de linguistique chinoise (devenu plus tard le Centre de recherches linguistiques sur l'Asie orientale à l'École des hautes études en sciences sociales). Parallèlement à son travail, il s'est employé à traduire les grands poètes français en chinois et à rédiger sa thèse de doctorat.

En 1969, il a été chargé d'un cours à l'Université de Paris VII. À partir de là, il mènera de front l'enseignement et une création personnelle. Il sera naturalisé français en 1971. En 1974, il devient maître de conférences, puis professeur à l'Institut national des langues et civilisations orientales, tandis que ses travaux se composent de traductions des poètes français en chinois et des poètes chinois en français, d'essais sur la pensée et l'esthétique chinoises, de monographies consacrées à l'art chinois, de recueils de poésies, de romans et d'un album de ses propres calligraphies.

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« Actuellement, la Chine s’empare des valeurs matérielles longtemps brandies par l’Occident : rendement et profit, mais une vraie culture ne peut pas perdre son âme en recevant des influences extérieures. Tôt ou tard la vraie spiritualité d’Occident pourra féconder la Chine, car le taoïsme est une pensée éminemment mobile et ouverte puisqu’il ne jure que par le souffle 26, par les grandes entités comme le yin et le yang, le ciel et la terre. À l’origine, il y a, dans ce pays, une structure d’accueil assez vaste et libre pour permettre d’intégrer des éléments valables venus de l’extérieur. La Chine a réussi à intégrer le bouddhisme sans perdre son âme [à l’époque de la Grèce antique elle a connu un âge d’or, appelé l’époque des « cent écoles », avec les deux plus célèbres : le confucianisme et le taoïsme. Ce fut une période fertile au cours de laquelle la Chine découvrit le bouddhisme dont elle s’imprégna avant de le répandre dans tout l’Extrême-Orient], elle fera de même avec les spiritualités de l’Occident. Mais ce qui est vrai pour la Chine l’est aussi pour l’Occident qui doit cesser de singer le monde oriental en se satisfaisant d’une esthétique exotique au rabais et d’un dilettantisme spirituel qui tient plus de la paresse que de la sagesse. À long terme, la Chine demeure un interlocuteur privilégié pour l’Occident. Comme elle se trouve à l’extrémité du vaste continent Eurasie, elle a pris le monde par l’autre bout. Pas de façon opposée, mais complémentaire. Quand l’Occident ne jure que par la substance, que par le plein sur lequel il a construit sa force, la Chine privilégie le vide 27. L’Occident ne se fie qu’à ce qui est stable. Pour survivre, il a intérêt à connaître cette expérience du vide qui est liée à l’idée du souffle. La Chine a toujours privilégié le trois. Pourtant le deux devrait suffire puisque le yin et le yang par leur interaction engendrent le multiple. Mais Lao Tseu nous enseigne qu’entre le yin et le yang il y a ce qu’on appelle: le souffle du vide médian. C’est lui qui permet de tirer le Yin et le Yang de leur opposition passive et de les entraîner dans une interaction. Le vide médian permet l’échange et favorise le dépassement. Par l’importance accordée à ce principe on voit que la pensée chinoise n’est pas duale mais ternaire. Même s’il existe en Occident le concept de la Trinité, la pensée rationnelle ordinaire ne jure que par le deux. L’âme occidentale est profondément dualiste. Il existe toujours une dichotomie entre transcendance et immanence, sujet et objet, raison et sentiment, corps et esprit. C’est sur ce principe que l’Occident a bâti sa puissance et sa domination. Du même coup, elle a perdu sa connivence avec l’univers, sa confiance en la nature. L’Occident a dominé le monde, mais il risque de perdre son âme s’il n’apprend pas l’humilité. À l’autre bout, en dépit de tant d’épreuves, la Chine croit en la vie comme si elle avait passé un pacte de confiance avec le souffle vital. C’est ce souffle ininterrompu qui a permis à la Chine de traverser les épreuves. Elle peut donc transmettre à l’Occident cette conception intuitive d’un univers dans lequel tout se tient. Tout est relié par le souffle….»

(« Transmettre l’héritage culturel - Entretien avec François Cheng, propos recueillis par Bruno Solt » www.cles.com/dossiers-thematiques/cultures-du-monde/la-chine-creatrice/article/transmettre-l- heritage-culturel)

Il se verra attribuer le prix André Malraux pour Shitao, la saveur du monde, le prix Roger Caillois pour ses essais et son recueil de poèmes Double chant, le prix Femina pour son roman Le Dit de Tianyi et le Grand prix de la Francophonie pour l'ensemble de son œuvre. Docteur honoris causa de l’université de Bergame (Italie) et de l’Institut catholique de Paris(2007).

Il a été élu à l'Académie française, le 13 juin 2002, au fauteuil de Jacques de Bourbon Busset (34e fauteuil). www.academie-francaise.fr/immortels/base/academiciens/fiche.asp?param=705 26 Cf. le sens de ce terme selon Cheng dans mon texte «« Éthique et économie », au début de la page 5. 27 Plein et vide : langage pictural et philosophique chinois. « Vide et Plein, le langage pictural chinois», F.

Cheng, 1ère édition en 1979

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Cette réflexion d’un grand lettré chinois 28 – récemment membre de l’Académie française et reçu avec de grands honneurs dans son propre pays qu’il a quitté en 1949, fuyant le régime communiste – est bien réconfortante. Elle est pleine de sagesse, de clairvoyance, et surtout renonce au raisonnement en termes dichotomiques, dualistes, tout en privilégiant en toute logique le temps long.

Elle pourrait agacer certains esprits occidentaux, mais quand Cheng parlait de la Chine il ne parlait pas de la Chine actuelle née de la « révolution » de Deng Xiao Ping – dont les performances économiques suscitent à la fois admiration, irritation et peur en Occident –, ni de celle de Mao, mais de la Chine des « Trois voies » 29 qui devrait elle-même réussir la synthèse salutaire entre modernité et le transcendant raffinement de sa culture traditionnelle.

La question est de savoir quel est, et quel sera, le poids de cette classe des lettrés, des sῖ 30 dans la société chinoise – et plus largement dans tous les familiers depuis des siècles avec les fameuses « Trois voies », tels le Japon – avec, il est vrai le shintoïsme –, la Corée, le Viet Nam), notamment face à celle des marchands, des hommes d’affaires, des thương, qui, sans conteste, domine très largement l’économie, donc la société, humaine de nos jours. Domination largement consolidée par cette « technostructure », de création bourgeoise pour servir le monde des affaires mais qui est en même temps l’ennemi potentiel de ce dernier, au sein de la nouvelle lutte des classes. Le problème se pose, bien évidemment, à tous les pays du Tiers-Monde, et actuellement au monde arabe qui vient de connaître cette fameuse et si réconfortante « révolution du jasmin », ce fameux et encourageant « Printemps arabe », à l’initiative de sa jeunesse, et surtout de ses jeunes sῖ, largement majoritairement musulmane, mais bien imprégnée des nouvelles technologies occidentales, voire de la culture occidentale. Indiscutablement, cette jeunesse devra trouver une nouvelle voie pour bâtir et réussir un nouveau modèle de développement économique et social. Existe-t-il une « économie politique arabe ou islamique », comme celle bouddhiste qui semblait séduire Schumacher ? Sans aucun doute. Lourde mais bien indispensable et exaltante tâche qui attend les jeunes sῖ du monde arabo-musulman.

DDTG

Paris, mi-mai 2011. Dernière mise à jour : début décembre 2017.

28 Rappel : Dans la hiérarchie sociale confucéenne, sur les quatre classes – nobles et guerriers mis à part – les lettrés sont au tout premier rang, et les marchands – membres de cette chrématistique tant méprisée par Aristote – sont au tout dernier rang. Lettrés, paysans, artisans ou ouvriers, marchands ou hommes d’affaires (sῖ, nông, công, thương, en vietnamien – cf. mon texte « Éthique et économie », « Éthique confucéenne »).

29 San Jiao (三 教) en chinois ; Tam Ðạo en vietnamien. Rappel : confucianisme, taoïsme et bouddhisme. 30 En cadeau, voici quelques vers du très célèbre poème « Le lettré » d’un très grand poète et dignitaire

vietnamien, Nguyễn Công Trứ (1778–1858 ; cf. Wikipédia) que j’essaie de traduire très sommairement.

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CADEAU

Bonsaï conifère style Ten Jin (avec une partie du bois mort)

Sans la patience et surtout l’amour de la beauté, de l’harmonie et de la finesse cette merveilleuse œuvre d’art n’aurait jamais pu voir le jour.

Mes respectueux compliments et remerciements à l’artiste.

****** Quelques vers du célèbre poème de Nguyễn Công Trứ : Le lettré Ma traduction très sommaire, élémentaire : Puissent les érudits et puristes pardonner mon audace !

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Le lettré

Dans les cinq grades de dignitaires 31, le lettré trouve bonne place, Des quatre classes du peuple 32, le lettré est au tout premier rang. Tant que la nation existe, le lettré doit y marquer son empreinte,

Depuis les Zhou et Han, le lettré est un être précieux. ……

Lorsque dragons et nuages font opportune rencontre, Il faut bien que le potentiel s’épanouisse dans l’action.

…… Pour que fragrance imprègne cent futures générations,

Le lettré est premier, ses titres de dignitaires ne sont que seconds. ……

La patrie en paix, le lettré pourra se sentir libre et dégagé, ……

Peu importe qui le sollicitera, qui ne le fera point, Méditant sur la vie et observant vils et nobles,

Le lettré pourra alors mesurer son chemin parcouru.

La version originale en vietnamien :

Kẻ sῖ

Tước hữu ngũ, sῖ cư kỳ liệt, Dân hữu tứ, sῖ vi chi tiên.

Có giang sơn thì sῖ đã có tên, Từ Chu, Hán, vốn sῖ này là quý.

…… Rồng mây khi gặp hội ưa duyên,

Ðem quách cả sở tồn làm sở dụng. ……

Làm sao cho bách thế lưu phương, Trước là sῖ, sau là khanh tướng.

…… Nhà nước yên mà sῖ được thung dung,

….. Mặc ai hỏi, mặc ai không hỏi tới,

Gẫm việc đời mà ngắm kẻ trọc thanh, Này này sῖ mới hoàn danh.

31 Công, Hầu, Bá, Tử, Nam : équivalent à Duc, Marquis, Comte, Vicomte, Baron. 32 Rappel : Sῖ, Nông, Công, Thương = Lettré, Paysan, Artisan-Ouvrier, Marchand.