eric hazan - la propagande du quotidien
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Présentation de l'éditeur :De modernité à gouvernance en passant par transparence, réforme, crise, croissance ou diversité, la Lingua Quintae Respublicae (LQR) travailla chaque jour dans les journaux, les supermarchés, les transports en commun, les " 20 heures " des grandes chaînes, à la domestication des esprits. Comme par imprégnation lente, la langue du néolibéralisme s'installe : plus elle est parlée, et plus ce qu'elle promeut se produit dans la réalité. Crée et diffusée par les publicitaires et les économistes, reprise par les politiciens, la LQR est devenue l'une des armes les plus efficaces du maintien de l'ordre. Ce livre décode les tours et les détours de cette langue omniprésente, décrypte ses euphémismes, ses façons d'essorer les mots jusqu'à ce qu'ils en perdent leur ses, son exploitation des " valeurs universelles " et de la " lutte antiterroriste ". désormais, il n'y a plus de pauvres mais des gens de condition modeste, plus d'exploités mais des exclus, plus de classes mais des couches sociales. C'est ainsi que la LQR substitue aux mots de l'émancipation et de la subversion ceux de la conformité et de la soumission. Nous -> http://www.amazon.fr/LQR-propagande-quotidien-Eric-Hazan/dp/2912107296TRANSCRIPT
LQR
Lingua Quintae Respubiicae
C H E Z L E M Ê M E É D I T E U R
- Pierre Bourdieu, Sur la télévision, suivi de L'emprise du journalisme, 1996
- ARESER (Association de réflexion sur les enseignements supérieurs et la recherche). Diagnostics et remèdes urgents pour une université en péril, 1997
- Julien Duval, Christophe Gaubert, Frédéric Lebaron, Dominique Marchetti, Fabienne Pavis, Le « décembre » des intellectuels français, 1998
- Pierre Bourdieu, Contre-feux. Propos pour servir à la résistance contre l'invasion néo-libérale, 1998
- Keith Dixon, Les évangélistes du marché, 1998
- Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges de l'analogie, 1999
- Loïc Wacquant, Les prisons de la misère, 1999
- Keith Dixon, Un digne héritier, 2000
- Frédéric Lordon, Fonds de pension, piège à cons ? Mirage de la démocratie actionnariat, 2000
- Laurent Cordonnier, Pas de pitié pour les gueux. Sur les théories économiques du chômage, 2000
- Pierre Bourdieu, Contre-feux 2.
Pour un mouvement social européen, 2001
- Rick Fantasia et Kim Voss, Des syndicats domestiqués. Répression patronale et résistance syndicale aux États-Unis, 2003
- Frédéric Lordon, Et la vertu sauvera le monde...
Après la débâcle financière, le salut par l'« éthique » ?, 2003
- Christian de Montlibert, Savoir à vendre. L'enseignement supérieur et la recherche en danger, 2004
- Pierre Tévanian, Le voile médiatique.
Un faux débat : « l'affaire du foulard islamique », 2005
- Serge Halimi, Les nouveaux chiens de garde (1997), nouvelle version actualisée et augmentée, 2005
- Pierre Rimbert, Libération de Sartre à Rothschild, 2005
Les manuscrits non publiés ne sont pas renvoyés.
H A Z A N
LQR
La propagande du quotidien
RAISONS D'AGIR É D I T I O N S
Éditions RAISONS D'AGIR
27, rue Jacob, 75006 Paris
© ÉDITIONS RAISONS D'AGIR, février 2006
// s'agit de faire le tableau d'une sourde oppression que toutes les sphères sociales
exercent les unes sur les autres, d'une maussaderie générale mais inerte, d'une
étroitesse d'esprit faite d'acceptation et de méconnaissance, le tout bien encadré
par un système de gouvernement qui, vivant de la conservation de
toutes les vilenies, n'est lui-même que la vilenie au gouvernement.
Karl Marx, Introduction à la Critique
de la philosophie du droit de Hegel
Et faites vite. Je perds mon temps
à écouter vos conneries.
Jean Genet, Le Balcon
i À:
Naissance d'une Langue
De 1 9 3 3 à 1 9 4 5 , V ic to r Klemperer ,
professeur juif chassé de l 'université de Dresde, t ient un
j o u r n a l où i l décr i t la naissance et le d é v e l o p p e m e n t
d ' u n e l angue nouve l le , celle de l 'Al lemagne n a t i o n a l -
socialiste. Sauvé de l ' ex terminat ion par son mariage avec
u n e « a ryenne » (et in extremis pa r le b o m b a r d e m e n t de
Dresde) , il publ ie son texte en 1947 sous le t i tre LTI —
Notizbuch Eines Philologen, où LTI son t les initiales de
Lingua Tertii Imperii, la langue du I I I e Re ich 1 .
Malgré les circonstances de sa rédaction, on ne trouve
dans ce livre aucun pathos. Klemperer se voit c o m m e un
représentan t de la véri table Al lemagne d o n t le nazisme
n'est qu ' un travestissement temporaire, et cette distancia
t ion lui pe rme t de m e n e r presque ca lmemen t un travail
scientifique au milieu m ê m e des persécutions. « L'effet le
plus puissant [de la propagande nazie], note-t-il , ne fut pas
produi t par des discours isolés, ni par des articles ou des
tracts, ni par des affiches ou des drapeaux, il ne fut ob t enu
par rien de ce qu 'on était forcé d'enregistrer par la pensée
ou la perception. Le nazisme s'insinua dans la chair et le
sang du grand n o m b r e à travers des expressions isolées, des
tournures , des formes syntaxiques qui s ' imposaient à des
I - En français, LTI, la langue du IIIe Reich, carnets d'un philologue, tra
duit par El isabeth Gui l io t , p résenté par Sonia C o m b e et Ala in
Brossâ t , Par is , Albin Miche l , 1996.
12 L Q R
mil l ions d 'exemplaires et qu i furent adoptées de façon
mécanique et inconsciente. » Pour Klemperer, le I I P Reich
n'a forgé que très peu de mots , mais il a « changé la valeur
des mo t s et leur fréquence [ . . . ] , assujetti la langue à son
terrible système, gagné avec la langue son moyen de propa
gande le plus puissant, le plus public et le plus secret 1 ».
Aut re t emps , autre langue, mais elle aussi adoptée « de
façon mécan ique et inconsciente » : celle de la V e R é p u
b l ique , q u e j ' appe l l e ra i Lingua Quintae Respublicae
( L Q R ) en h o m m a g e à Klemperer . Elle est a p p a r u e au
cours des années i 9 6 0 , lors de cette bruta le modern isa
t ion du capitalisme français t radi t ionnel que fut le gaullo-
pompido l i sme . Ses « expressions isolées, ses tournures , ses
formes syntaxiques », sans cesse reprises par la cha îne
u n i q u e de télévision, les radios et les journaux — ensemble
q u ' o n n 'appelai t pas encore les médias , pluriel latin alors
p e u e m p l o y é et q u i s 'écrivait media —, mod i f i è r en t en
p rofondeur u n e langue pub l ique d ' un archaïsme aujour
d 'hu i f rappant , mé lange d ' u n e rhé to r ique hér i tée de la
I I I e R é p u b l i q u e e t du style h é r o ï q u e de la Résis tance .
Mais c'est seu lement une t renta ine d 'années plus tard que
la L Q R a a t te int son plein déve loppement , devenant au
cours des années 1990 l ' id iome du néolibéral isme, der
nier en date des avatars du capi ta l i sme 2 .
1 - /bld., pp. 38-39.
2 - « N é o l i b é r a l i s m e » est un t e rme qui a plusieurs sens. Dans son
cours de 1978, Michel Foucaul t l 'appliquait à la pol i t ique écono
mique de l 'Al lemagne d 'après 1945 et à la réact ion amér icaine
con t re le N e w Dea l un peu plus tard (Naissance de la biopolitique,
Cours au Collège de France, 1978-1979, Par is , Hautes E tudes-
Gal l imard-Seu i l , 2004). I l est plus habituel de désigner sous ce nom
la vers ion actuel le du capi tal isme, carac tér isée par la dérég lementa
t ion des marchés f inanciers et la l iberté de mouvement des capitaux,
la rentabi l i té du capital étant désormais mieux assurée par la spécu
lation que par l ' invest issement industr iel .
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 13
N ' é t a n t ni l inguiste ni phi lo logue, je n'ai pas ten té de
mene r u n e é tude scientifique de la L Q R dans sa forme
du XXI e siècle. Mais , le travail d 'édi teur m'ayant fait entrer
par la pet i te por te dans le d o m a i n e des mo t s , j ' a i relevé
dans ce q u e je lisais et en tendais ici et là certaines expres
sions marquan te s de la langue pub l ique actuelle. Il était
t en tan t d 'en faire un lexique, mais le caractère hétérocli te
du matériel e t mes propres lacunes m ' o n t fait abandonne r
ce projet . A défaut , dans u n e d é m a r c h e qu i t i en t p o u r
beaucoup de l 'association d' idées, j ' a i classé ces m o t s , ces
tournures , ces procédés en fonct ion de leur emplo i dans
l a p r o p a g a n d e m é d i a t i q u e , po l i t i que e t é c o n o m i q u e
actuelle. Le t e rme de p ropagande évoque é v i d e m m e n t le
souvenir de l 'excellent Dr Goebbels qu i en avait la charge
sous le I I I e Reich, et l 'on pour ra arguer que ce rapproche
m e n t implici te est que lque peu aventureux. Il est vrai que
la LTI, créat ion des services dirigés par Goebbe l s , était
é t r o i t e m e n t con t rô lée par les organes de sécuri té nazis
alors q u e la L Q R évolue sous l'effet d 'une sorte de darwi
nisme sémant ique : les mots et les formules les plus effi
caces prolifèrent et p r e n n e n t la place des énoncés mo ins
performants1. La langue du I I I e Reich disait de la façon la
plus « vulgaire » possible le racisme le plus sauvage 2 ; la
L Q R cherche à d o n n e r un vernis de respectabi l i té au
1 - Performant est un mot L Q R type . Par exemple, la technologie
f ranco-br i tannique de lutte con t re les clandestins utilise désormais
« la dé tec t ion é lec t ron ique dans les camions par repérage des éma
nations de gaz carbonique par la respirat ion, et tou t r écemmen t la
mise en place du " h e a r t beat de tec to r " , plus performant, qui permet
de repére r les bat tements du c œ u r » (Le Figaro, 16 novembre 2004.
Soul igné par moi ) .
2 - Joseph Goebbe ls dans Kampf um Berlin, Mun ich , Ehe r Ver lag,
I 932 ( t rad . fr. Édi t ions Saint -Just , I 966) : « N o u s parlons la langue du
peuple [...] il faut ut i l iser son langage, parler sa propre langue » (c i té
par J e a n - P i e r r e Faye, in Le Langage meurtrier, Par is , H e r m a n n , 1996).
14 L Q K
racisme ordinaire . La LTI visait à galvaniser, à fanatiser ;
la L Q R s'emploie à assurer l 'apathie, à prêcher le mul t i -
tou t -ce -qu 'on-voudra du m o m e n t que l 'ordre libéral n'est
pas menacé . C 'es t u n e a rme p o s t m o d e r n e , b ien adaptée
aux condi t ions « démocra t iques » où il ne s'agit plus de
l ' e m p o r t e r d a n s la guer re civile mais d ' e scamote r le
conflit, de le rendre invisible et inaudible . Et c o m m e un
prest idigi tateur qu i conclura i t son n u m é r o en disparais
sant dans son p r o p r e chapeau , la L Q R réussi t à se
r é p a n d r e sans q u e p e r s o n n e ou p re sque ne semble en
remarquer les progrès — sans m ê m e parler de les d é n o n
cer. Ce qu i sui t est u n e t en ta t ive p o u r ident i f ier e t
décrypter cette nouvelle version de la banal i té du mal .
La L Q R n'est pas née d ' u n e décision prise en hau t lieu,
pas plus qu'elle n'est l ' about issement d ' u n complo t . Elle
est à la fois l ' émana t ion du néolibéral isme et son ins t ru
m e n t . Plus précisément , elle résulte de l ' influence crois
sante , à par t i r des années 1960 , de deux g roupes
a u j o u r d ' h u i o m n i p r é s e n t s p a r m i les décideurs de la
constel lat ion libérale, les économistes et les publicitaires.
Je me souviens de Giscard, j eune minis t re des Finances
de P o m p i d o u et génie au toproc lamé de l ' économie, fai
sant à la télévision des d é m o n s t r a t i o n s au tab leau . Ses
i n tona t ions ar is tocrat ico-auvergnates o n t b e a u c o u p fait
p o u r r é p a n d r e le m o t problème — qu' i l p r o n o n ç a i t pro-
blaîme. Auparavant , on parlait p lu tô t de « ques t ion » (la
quest ion d 'Or i en t , la ques t ion sociale . . . ) . La subs t i tu t ion
n 'é ta i t é v i d e m m e n t pas n e u t r e . À u n e q u e s t i o n , les
réponses possibles son t souven t mu l t ip l e s et c o n t r a d i c
toires alors q u ' u n p rob lème , su r tou t posé en termes chif
frés, n ' admet en général q u ' u n e solution et u n e seule. La
d é m o n s t r a t i o n , tou jours p résen tée c o m m e object ive,
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 15
obéit à des règles dé terminées par des spécialistes. Passer
de la ques t ion au p rob lème , c'était d o n c ouvrir g rand la
por te aux experts qu i n 'on t fait que proliférer depuis , en
France , d a n s l 'Eu rope de Bruxelles e t dans le m o n d e
entier. Les affaires de la collect ivi té son t segmentées en
séries de p rob lèmes t echn iques . Pour c h a c u n d 'eux, les
spécialistes d é t e r m i n e n t u n e so lu t ion optimale qu i sera
é v i d e m m e n t adop tée , parfois après un déba t de p u r e
forme, par lementai re ou autre. Si les experts es t iment que
les contraintes extérieures - i m p o r t a n t e expression de la
L Q R , à la fois vague et impér ieuse - s 'opposent à telle
opt ion , il n 'y a guère qu 'à s'incliner. Ce rôle d o m i n a n t a
sa t raduc t ion sémant ique sous la forme d ' u n anglicisme
r a m p a n t : le r emplacemen t de la b o n n e vieille expérience,
celle de K a n t et de Lavoisier, par X expertise. Ains i
a p p r e n d - o n q u e les « c o m m i s s i o n s de spécialistes » de
l'école de journal isme de Sciences-Po o n t élu c o m m e pro
fesseurs associés des personna l i t és m é d i a t i q u e s qu i ,
d'après l'AFP, « dès le second semestre [2004] par tageront
leurs expertises avec les é tud i an t s 1 ».
Le p r ima t du langage économique se manifeste souvent
par des choix médiat iques clairs. Ainsi, q u a n d le directeur
du Monde veut expliquer p o u r q u o i il écarte le directeur
de la rédact ion et s 'apprête à remanier tou te l 'équipe, ce
n'est pas dans son p ropre journa l qu'i l choisit de s'expri
mer. Les raisons « réelles » son t exposées dans un ent re
t ien accordé au s u p p l é m e n t É c o n o m i e du Figaro
(23 décembre 2004) sous le t i tre : « N o u s voulons bâtir
des synergies avec Lagardère ». D a n s cet entre t ien, pas un
I - Parmi ces personnal i tés, N ico las Bey tou t , d i rec teur de la rédac
t ion du Figaro, H e r v é Brus in i , d i rec teur adjoint de l ' information à
France 3, Alain Genes tar , d i rec teur général de la rédact ion de Paris
Match, E t ienne Mougeo t te , v ice-prés ident de T F I .
16 L Q R
m o t ne p o r t e sur le c o n t e n u du j o u r n a l : i l p o u r r a i t
aussi b ien s'agir d 'agroal imenta i re . Il n'est ques t ion q u e
de restructuration (= l i cenc iement s ) , de refinancement
(= en t rée de Lagardère au capi ta l ) , d 'avancée historique
(= per te de l ' indépendance) , de positionnement, de straté
gie. La page est lisse, p r e sque neu t r e . Le r e s sen t imen t ,
l ' incer t i tude de l 'avenir ne sont là qu 'en t re les lignes. La
L Q R : un écran séman t ique p e r m e t t a n t de faire t ou rne r
le m o t e u r sans jamais en dévoiler les rouages, « le moyen
de p ropagande le plus puissant , le plus publ ic et le plus
secret », disait Klemperer.
L 'apport des publicitaires à la L Q R est différent : il est
d ' abord syntaxique. C'est à eux que l 'on doi t les phrases-
c h o c sans verbe à la « u n e » des j o u r n a u x . Le 28 a o û t
2 0 0 4 , le respectable Figaro t i tre : « Irak : l 'aveu de Bush ».
Autrefois cette m a n c h e t t e aurai t sans d o u t e été que lque
chose c o m m e : « Le prés ident Bush adme t son échec dans
ses prévis ions p o u r l ' I rak ». Avec ou sans verbe , les
phrases s ' en t r echoquen t , juxtaposées sans a r t i cu la t ions
logiques , sans p lus de ces donc, en effet, car et autres
con jonc t i ons q u e les agences de pub l i c i t é o n t depu i s
long temps é l iminées 1 .
Un au t re s y m p t ô m e de l ' inf luence publ ic i t a i re est
l ' inf lat ion de l ' hyperbo le , en par t icu l ie r dans ce fertile
sous-ensemble de la L Q R que cons t i tuent les cri t iques de
I - Par e x e m p l e : « B N P Paribas a joué dans cet te affaire un rô le de
cheval ier blanc. Pour év i te r de vo i r le C r é d i t mutuel met t re la main
sur Cof inoga. Par tena i re histor ique des Ga le r i es , la B N P détenai t
déjà 49 % de Cof inoga et possède par ail leurs C e t e l e m . Ce qui ren
dait difficile, pour des raisons de concu r rence , une fusion des deux
ent i tés. U n e garant ie de tranquil l i té pour Co f i noga» (Le Journal du
dimanche, I 5 mai 2005).
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 17
livres et de films. Les affiches dans la ville et les placards
dans les j o u r n a u x son t de plus en plus souvent construi ts
a u t o u r de que lques m o t s p e r c u t a n t s extraits de « cri
t iques Les journalistes facilitent le travail aux créatifs
des agences en p a r s e m a n t leurs articles de formules
enthousiastes , riches en adjectifs et qu i peuvent resservir
telles quelles : a insi , dans Le Monde des livres du 17
s e p t e m b r e 2 0 0 4 , l a recens ión d ' u n r o m a n de R e n é de
Ceccatty, co l labora teur régulier du Monde des livres, se
t e r m i n e par : « u n e pu issance v i s ionna i re absolue p o u r
dire l ' immensi té d ' u n a m o u r », chu te d o n t on voit b ien le
parti publici taire q u ' o n peu t tirer.
La relation incestueuse avec la publicité contr ibue à faire
de l a L Q R un i n s t r u m e n t d ' é m o t i o n p r o g r a m m é e , une
langue d ' impu l s ion c o m m e on d i t « un achat d ' i m p u l
sion ». D ' a u t a n t q u e la frontière se fait sans cesse plus
poreuse en t re l 'espace publici taire et le « rédact ionnel ».
Dans les p r inc ipaux hebdomada i res , la d is t inc t ion n'est
plus graphiquement décelable, la mise en page est la même .
On a m ê m e vu apparaî t re ces dernières années le
« concept » (comme ils disent) d'' infopublicité, m o t impr imé
en tout petits caractères en hau t d 'une page consacrée à tel
vignoble de Bordeaux ou tel club de vacances, et qui est
censé met t re en garde le lecteur contre toute confusion.
Le Monde a publ ié en première page un article d o n t
le signataire est présenté c o m m e « publ ic i ta i re et ph i lo -
I - Ainsi peut-on lire dans te Monde du 8 oc tob re 2004 - un exemple
ent re mille de fragments d'art ic les utilisés pour le market ing - la
publicité pour le roman de Jean-Pau l Dubois , Une vie française: « D u
grand a r t » (F rédér i c Beigbeder, Voici); « U n c h e f - d ' œ u v r e » (Gi l les
Pud lowsk i , Le Point). Et dans le même numéro, à propos de La Mort
de Don Juan de Patr ick Po iv re d 'A rvo r : « U n vrai r oman t i que»
(Patr ick Besson, Le Point); « U n hymne à la c r é a t i o n » ( J . - R . Bar land,
Lire); « A u s s i fascinant qu 'é légant» (Chr is t ine Arnothy, Le Parisien).
18 L Q R
sophe 1 ». Des termes c o m m e positiver ou optimiser, lancés
par les experts en communication des hypermarchés, n 'ont
pas tardé à être adoptés par les politiciens. Dans le marke
ting, les échanges se font d'ailleurs dans les deux sens : la
sécurité, grand thème des campagnes électorales françaises,
est rap idement passée chez les lessiviers (« La sécurité pour
ce que vous avez de plus fragile », lainages ou bébés sauve
gardés par le b o n détergent) . La dict ion des présentatrices
du journal de 20 heures sur les principales chaînes de télé
vision est calquée sur celle des clips publicitaires, m ê m e
q u a n d elles sont chargées de répéter le compte rendu du
conseil des ministres, rédigé en L Q R pure et concentrée
par le porte-parole du gouvernement .
L 'un des t ra i t s c o m m u n s à la L Q R , l ' i d i o m e des
publ ic i ta i res e t la l angue du I I I e Re ich — paral lèle qu i
n ' imp l ique é v i d e m m e n t a u c u n e ass imila t ion en t re n é o
l ibéral isme et naz isme — est la recherche de l'efficacité
aux d é p e n s m ê m e s de l a v ra i s emblance . Après Sta l in
grad , les nazis les p lus c o n v a i n c u s ne p o u v a i e n t pas
accorder foi aux c o m m u n i q u é s de victoire sur le f ront
russe q u i é m a n a i e n t de Ber l in . M a i s s i p e u crédib les
qu ' i l s fussent , ces c o m m u n i q u é s t r i o m p h a u x c o n t r i
b u a i e n t à renforcer la conv ic t ion qu ' i l fallait se ba t t r e
j u squ ' à l a m o r t . De m ê m e , q u a n d on exhor te les Fran
çais à « ê t re r é p u b l i c a i n s a u j o u r d ' h u i , à a s s u m e r u n e
a p p a r t e n a n c e q u i t r a n s c e n d e t o u s les cl ivages, qu ' i l s
so i en t soc iaux , cu l tu re l s , re l ig ieux ou e t h n i q u e s 2 » ;
1 - Domin ique Quessada, « T o u t doit d i spara î t re» , 24 septembre
2004.
2 - Jean-Lou is D e b r é , « Ê t re républ icain aujourd 'hui », Le Monde,
6 juil let 2004.
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N
q u a n d Jean-Pier re Raffarin, alors Premier min is t re , p r o
m e t sur T F 1 « u n e baisse d u c h ô m a g e , u n e r é f o r m e
p o u r réussir à l 'école et u n e lu t t e con t r e la vie chère »
(19 s e p t e m b r e 2 0 0 4 ) ; o u q u a n d « l ' o p p o s i t i o n »
d e m a n d e au g o u v e r n e m e n t de « pous se r les feux en
d i rec t ion de l ' emploi des jeunes et des plus de 50 a n s 1 »,
ce son t é v i d e m m e n t des phrases auxquelles p e r s o n n e ne
croi t , e t s u r t o u t pas ceux q u i les p r o n o n c e n t . M i e u x
vau t d 'a i l leurs q u e cer ta ins é n o n c é s so i en t i nv ra i s em
blables : pr i s au m o t , ils r i s q u e r a i e n t d ' e n t r a î n e r de
g randes diff icul tés . Slavoj Z izek , p h i l o s o p h e s lovène ,
expl ique q u e dans l 'ex-Yougoslavie « l ' idéologie officielle
exhor ta i t les gens à s'investir dans le processus au toges
t ionna i re , à p r e n d r e en m a i n leurs c o n d i t i o n s de vie en
dehors du Parti et des s t ruc tures é ta t iques "aliénées" ; les
médias officiels dép lo ra ien t l ' indifférence des gens, leur
fuite dans l ' i n t imi té de la vie privée, etc . - mais ce que
le régime craignai t j u s t e m e n t le p lus , c 'était que les gens
e x p r i m e n t leurs besoins e t s 'organisent selon des p r i n
cipes au toges t ionna i res . T o u t e u n e série de m a r q u e u r s
discursifs i n t ima ien t , en t re les l ignes, l 'ordre de ne pas
p rendre les soll ici tat ions officielles de façon l i t térale, et
i n d i q u a i e n t q u e ce q u e v o u l a i t v r a i m e n t l e r ég ime ,
c'était u n e a t t i t ude cyn ique à l 'égard de l ' idéologie offi
cielle - la plus g rande des ca tas t rophes eû t été p o u r le
régime de voir son idéologie prise au sérieux et mise en
œuvre par ses su je ts 2 ».
1 - Laurent Fabius, « La France f lot te », Le Monde, 26 août 2004.
2 — Vous avez dit totalitarisme? Cinq interventions sur les (mês)usages
d'une notion, tr. fr. Par is , Édi t ions Ams te rdam, 2004, p. I I I .
20 L Q R
D a n s le succès de la nov langue , la concen t r a t i on des
pr inc ipaux « outils d ' op in ion » français ent re très peu de
mains - quatre ou c inq bé tonneurs , marchands d ' a rme
m e n t s , av ionneur s , g r ands f inanciers - a certes son
influence, mais l 'explication n'est pas suffisante 1 . Le Polit-
b u r o de Stal ine n ' aura i t r ien pu faire sans l ' i m m e n s e
réseau des apparatchiks locaux (dans The Road to Terror,
Arch Ge t ty m o n t r e que c'est la crainte du lâchage de ce
réseau qu i a déclenché la g rande terreur de 1 9 3 7 2 ) . De
m ê m e , l 'ol igarchie pol i t ico-f inancière française, s i b ien
intégrée qu'elle soit par les m o u v e m e n t s croisés de per
sonnes issues des mêmes écoles et les renvois d'ascenseur,
ne p o u r r a i t r ien imposer , e t s û r e m e n t pas u n e l angue ,
sans l e c o n c o u r s de tous ceux q u i o n t m a t é r i e l l e m e n t
in térêt au m a i n t i e n de l 'ordre. Par mil l ions sans dou te ,
cadres des entreprises de sécurité, professeurs de phi loso
phie pol i t ique , juges anti terroristes, agents immobi l ie rs ,
maîtres des requêtes, ch ron iqueurs de France Cu l tu re et
p rés iden ts de régions pa r l en t , écr ivent e t r é p a n d e n t la
L Q R . Sans vouloir exhumer la vieille no t i on d'« alliance
objective » chère à Iejov et Vichinski , on peu t n é a n m o i n s
d i scerner ce rôle m o t e u r de la c o m m u n a u t é d ' in té rê t s
1 - Pour une analyse actuel le de ce t te concen t ra t ion , en France et
ai l leurs, vo i r no tamment A n d r é Schiffr in, Le Contrôle de la parole -
l'édition sans éditeurs, suite, Par is , La Fabr ique, 2005. Un exemple
en t re mille : le 27 septembre 2004, dans le supplément « Femina » du
Journal du dimanche qui appar t ient au groupe Hache t t e , on ouvre sur
une double page consacrée à L'Album photo des Français de 1914 à
nos Jours, publié par C h ê n e - H a c h e t t e L i v re , puis v ient un l ivre de
Sabine de la B r o s s e , journal iste à Paris Match (groupe Hache t t e ) .
Savoir pour guérir, vaincre le cancer du sein, publié aux Édi t ions
Fil ipacchi (groupe Hache t t e ) , puis une page sur les Guides du Routard
(Hache t t e L i v re ) .
2 - J. A r c h G e t t y and O l e g V. Naumov, The Road to Terror, Stalin and
the Self-Destruction of the Bolsheviks, 1932-1939, N e w Haven , Yale
Univers i ty Press , 1999.
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 21
dans des circonstances et des lieux très divers. La jou rna
liste israélienne A m i r a Hass no te par exemple : « Des cen
taines de milliers d'Israéliens (au moins) o n t intérêt à ce
que les colonies restent en place et s 'é tendent , à ce que
l 'on contruise de nouvelles routes et à ce qu'Israël garde le
contrôle de toutes les sources d 'eau de Cis jordanie [ . . . ] .
Tout un réseau complexe d ' intérêts s'est développé, qui ,
avec le m a n t r a du risque sécuritaire existentiel, fait régner
le silence en Israël sur la résistance pa les t in ienne 1 . » Faire
régner le silence ou r é p a n d r e u n e l angue : on p o u r r a i t
penser qu' i l s'agit d'activités opposées entre lesquelles il
faut choisir c o m m e entre les deux faces de la m ê m e pièce,
mais i l apparaî t que les deux peuven t se m e n e r en m ê m e
temps. Il existe en Israël u n e très riche langue nationaliste
et sécur i ta i re parallèle à l ' occu l t a t ion des Pales t iniens .
Q u a n t aux i m m e n s e s silences français, ils son t c o m m e
l 'ombre por tée de la L Q R .
Ce t t e l angue a u n e d y n a m i q u e p r o p r e , un caractère
performatif qui fait sa force : plus elle est parlée et plus ce
qu'elle dé fend - sans jamais l ' expr imer c l a i r emen t — a
,:eu. Elle n ' i n d u i t a u c u n e i m m u n i t é , m ê m e chez ceux
qu'elle a ide à opp r imer . D a n s le livre de Klemperer , le
passage le plus effrayant décrit la façon d o n t les Juifs eux-
m ê m e s a b s o r b e n t la LTI : « [le d o c t e u r P.] faisait siens
tous les p ropos antisémites des nazis, spécia lement ceux
de Hit ler [ . . . ] . I l ne pouvai t p r o b a b l e m e n t plus juger lui-
m ê m e dans quelle mesure i l se raillait du Ftihrer, dans
quelle mesu re i l se raillait de l u i - m ê m e et dans quel le
mesure ce langage d 'humi l i a t ion volontaire était devenu
sa seconde na ture . Ainsi , il avait l 'habi tude de ne jamais
I - h t tp / /www.mi f tah.org, 28 août 2004.
21 L Q R
adresser la parole à un h o m m e de son "groupe de Juifs"
sans faire précéder son n o m de la m e n t i o n "Juif". "Juif
Lôwenste in , au jou rd ' hu i tu dois faire marche r la pet i te
coupeuse" — "Juif M a h n , voilà t o n certificat de maladie
p o u r le Juif des dents" (ce par quoi il désignait no t re den
t is te) . Les m e m b r e s du g r o u p e accep tè ren t ce t o n ,
d ' a b o r d en p la i san tan t , pu i s par h a b i t u d e . Ce r t a in s
d 'ent re eux avaient la permiss ion de se servir du tramway,
d 'autres devaient aller à pied. En conséquence de quo i ,
on dis t inguai t les "Juifs motorisés" [Fahrjuden] des "Juifs
à p i ed" [Laujjuden] ». Et Klempere r conc lu t : « Langue
du va inqueur [...] on ne la parle pas i m p u n é m e n t , on la
respire au tour de soi et on vit d 'après el le 1 . »
I - Op. cit., pp. 251 et 259. Le « g r o u p e » dont il est quest ion est
fo rmé de cel les et ceux qui sont plus ou moins protégés de la dépor
tat ion par leur mariage avec des a ryen (ne )s . ils sont regroupés dans
des « maisons des Juifs ».
Mots, tournures, procédés
F O N C T I O N S D E L ' E U P H É M I S M E
Le m e n s o n g e pol i t ique est de tous les t emps , depuis les
fariboles d 'Alcibiade p o u r convaincre les Athén iens de se
lancer dans l 'expédi t ion de Sicile jusqu 'aux bul let ins de
santé de M i t t e r r a n d . D a n s L'Art du mensonge politique,
J o n a t h a n Swift en i n d i q u a i t i r o n i q u e m e n t la finalité :
« L'Auteur règle et dé t e rmine avec beaucoup de j u g e m e n t
les différentes por t ions [de vérité en mat ière de gouver
n e m e n t ] que les h o m m e s doivent avoir selon leurs diffé
rentes capaci tés , leurs d ign i tés , leurs charges et leurs
professions 1 . » Depu i s la guerre de Succession d 'Espagne
- à laquelle Swift était o u v e r t e m e n t opposé - , le m e n
songe po l i t i que n 'a fait que se pe r fec t ionner grâce aux
progrès de l'information.
Au contraire le cynisme affiché est p l u t ô t rare dans la
langue p u b l i q u e française, qu ' i l s'agisse d 'énoncés scan
d a l e u s e m e n t opposés à la « m o r a l e » ou à 1'« o p i n i o n »
publ iques , destinés à p rouver que le proférateur se situe
au-dessus de ces cont ingences , ou encore d 'énoncés d o n t
c h a c u n sait qu'i ls son t faux mais q u e p e r s o n n e n 'osera
contredire — variante p lu tô t s tal inienne, la première ver
s ion é t an t p l u t ô t h i t l é r i enne . Le cyn i sme p u b l i c est le
i - L'Art du mensonge politique, Ams te rdam, I 733 (en français) ; rééd .
G r e n o b l e , J é r ô m e Mi l l ion, 1993, p. 37.
26 L Q R
d o m a i n e réservé de quelques représentants de Y élite, n o u
veaux seigneurs qu i e s t i m e n t n 'avoir a u c u n c o m p t e à
rendre à qui que ce soit, « mil i tants », act ionnaires, élec
teurs ou autres. ^ean-Marie Messiei , qu i fut salué pa t t ous
les médias - quo i qu'ils en disent au jourd 'hu i - c o m m e
un héros nat ional parti à la conquê te des États-Unis , célé
bré m ê m e p o u r ses chaussettes, était cynique en procla
m a n t « la fin de l 'exception culturelle française » depuis le
fauteuil présidentiel d 'un g roupe p rodu i san t des f i lms et
des livres. Le baron Seillière, ex-président du lobby pa t ro
nal , était cynique en déclarant en un r a i sonnement par
fai tement circulaire : « Q u a n d on di t : ou bien on travaille
plus ou bien l 'emploi ne peu t pas être conservé, c'est b ien
la démons t r a t i on que l 'acquis social do i t céder devant la
nécessité é c o n o m i q u e 1 . » C l a u d e Perdriel , d i rec teur du
Nouvel Observateur, é ta i t c y n i q u e en préc i san t : « Si je
crois à la quali té de l ' informat ion d ' un journal , je crois et
j ' accepte plus facilement les pages de publ ic i té que je lis.
De plus, c o m m e les articles sont p lu tô t longs chez nous ,
le t e m p s d ' expos i t ion à la page de pub l ic i t é est p lus
g r a n d » {Stratégies, 12 décembre 2 0 0 4 ) . Patr ick Le Lay,
P-DG de T F 1 , a poussé le cynisme jusqu 'à une gaffe déli
bérée par laquel le il passera p e u t - ê t r e à la pos té r i t é :
« Pour q u ' u n message publicitaire soit perçu, il faut que le
cerveau du téléspectateur soit d isponible . N o s émissions
o n t p o u r vocat ion de le rendre disponible : c 'est-à-dire de
le divert ir , de le d é t e n d r e p o u r le p répa re r en t re deux
messages. Ce q u e n o u s v e n d o n s à C o c a - C o l a , c'est du
t emps de cerveau h u m a i n d i spon ib le 2 . »
1 - Le figaro Magazine, 28 août 2004.
2 - In Les Dirigeants face ou changement, Par is , Les Édi t ions du
Hu i t ième Jour , 2004. Le pari de Le Lay est gagné puisque Télérama
lui a consacré un dossier de dix pages (I I septembre 2004).
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 27
Mais la L Q R vise au consensus et n o n au scandale, à
l 'anesthésie et non au choc du cynisme provocateur. C'est
p o u r q u o i l 'un de ses p r inc ipaux tours est au contra i re
l ' euphémisme — po in t c o m m u n a v e c l a l a n g u e d e s n a z i s
qu i forgeaient un e u p h é m i s m e p o u r chacun de leurs
crimes, avec p o u r finir l ' imbattable Endlosung, la solution
finale. Le grand m o u v e m e n t euphémis t ique qui a fait dis
paraître au cours des trente dernières années les surveillants
généraux des lycées, les grèves, les infirmes, les chômeurs
- remplacés par des conseillers pr incipaux d 'éducat ion, des
m o u v e m e n t s sociaux, des handicapés , des d e m a n d e u r s
d 'emploi - a enfin permis la réalisation du vieux rêve de
Louis-Napoléon Bonaparte , l 'extinction du paupér isme. I l
n'y a plus de pauvres mais des gens modestes, des condit ions
modestes, des familles modestes. Être orgueilleux q u a n d on
n'a pas d 'argent n'est pas pour autant interdit , mais cette
façon de dire impl ique au moins une certaine modération
dans les exigences. De la popula t ion des modestes émerge
parfois une figure brillante don t les origines sont toujours
soulignées. Qohn Edwards, sénateur de Carol ine du N o r d
et colistier de J o h n Kerry, « r iche avocat, est issu d ' u n e
famille modeste - son père travaillait dans une filature 1 ».)
I l ne faut décourager pe r sonne , chacun do i t avoir sa
chance : « L'ESSEC [grande école de commerce] a privilé
gié un accompagnemen t sur la durée de lycéens avec un
réel potentiel mais d o n t les origines modestes l imitent la
chance d'accéder à des études supérieures de hau t niveau »
[LeMonde, 22 juin 2 0 0 5 ) .
En mat ière d ' euphémismes , la L Q R est capable de ren
chérir sur ses propres invent ions . Ainsi app rend -on qu'« il
ne faut pas dire "restructurat ion", "fusion", "réorganisa
t ion" et encore mo ins "absorption". Après la réussite de
I - Libération. 7 juil let 2004.
28
l'offre pub l ique d 'achat (OPA) lancée par le g roupe phar
maceu t ique Sanofi-Synthélabo sur son h o m o l o g u e Aven
u s , l e ma î t r e m o t du processus d 'un i f i ca t ion est
" intégrat ion" » {Le Monde, 8 sep tembre 2 0 0 4 ) .
On peut distinguer à l 'euphémisme L Q R deux fonctions
distinctes. La première est le con tou rnemen t - év i t emen t .
Soit l 'expression partenaires sociaux: je reviendrai sur
l 'essorage de l 'adjectif « social », mais par tenaires ? Au
bridge, en double de tennis, le partenaire est celui ou celle
avec qui on fait la paire. D 'après Le Petit Robert, un par te
naire est « u n e personne avec laquelle que lqu 'un est allié
contre d'autres joueurs ». Le principal du collège La Cour -
tille à Saint-Denis , interrogé par Le Figaro (16-17 octobre
2004) , emploie d o n c le m o t à juste t i tre en préconisant
« un partenariat é t roi t avec la police et la just ice » p o u r
rétablir l 'ordre dans les cours de récréation. Mais s'agissant
de « négociations » entre pat ronat et syndicats, la formula
t ion « discussions entre par tenaires sociaux », si banale
qu'elle ne retient pas la mo ind re at tent ion, con tourne un
non-d i t , à savoir que pa t rona t et états-majors syndicaux
œ u v r e n t ensemble au m a i n t i e n de la paix sociale, qu'ils
sont - pour reprendre l 'une de ces images sportives que la
L Q R affectionne - du m ê m e côté du f i let . L'entretien avec
le baron Seillière, cité plus haut , est titré par la rédaction :
«Je suis frappé par la lucidité des syndicats 1 ». Les auteurs
de la note annuelle de l'association Entreprise et Personnel
(6 oc tobre 2 0 0 4 ) , « s t ruc tu re à laquelle adhè ren t 160
grandes entreprises et qui est spécialisée dans le conseil en
I - 28 août 2004. La phrase complè te e s t : « E n tout cas, je suis
frappé par la lucidité des analyses faites au sommet dans les syndi
cats sur la nécessi té de ré fo rmer par le dialogue soc ia l . »
LA PROPAGANDE DU QUOTIDIEN 29
ressources humaines », no ten t que « les syndicats masquen t
derrière des protestations indignées l 'acceptation de fait des
réformes ».
Autre évi tement , le t e rme de privatisation, qui joue sur
l 'opposi t ion publ ic /pr ivé, où « privé » est pris dans le sens
posi t i f de ce qu i vous appa r t i en t en p ropre (vie privée,
propr ié té p r ivée . . . ) . Di re q u ' u n e entreprise a été privati
sée, c'est exploi ter cet te c o n n o t a t i o n , c'est faire oubl ie r
qu ' on a pris au contraire un bien appa r t enan t en propre à
la collectivité et q u ' o n l'a d o n n é - ou vendu à vil prix - à
des act ionnaires qu i v o n t le rationaliser p o u r en optimiser
les résultats (la L Q R évite les termes évoquan t sans fard
l ' accumula t ion des richesses : il n'est guère ques t ion de
bénéfice mais de résultat net, ni de profit mais de retour
sur investissements). Lors des privatisations les plus i m p o
pula i res , on insiste sur l ' achat d ' ac t ions pa r le g r a n d
publ ic , qu i ne peu t é v i d e m m e n t pas dépasser l 'ordre du
dér isoire . E t l e t e r m e m ê m e de pr iva t i sa t ion d ispara î t
dans les cas les plus scandaleux, s'agissant de la police, des
prisons, de la guerre.
Dans l 'évitement/substi tution, le recours aux anglicismes
est fréquent. C'est ainsi que préventif, sans doute t rop clair,
est lentement remplacé par préemptif. « L'idée d 'une frappe
p réempt ive [sur les instal lat ions nucléaires i raniennes]
fait au jou rd 'hu i l 'objet d ' in tenses débats à Tel-Aviv»
{Le Monde, 26 novembre 2004) . Dans le m ê m e registre, la
gouvernance a fait son entrée dans la L Q R , p r e n a n t des
parts de marché à gouvernement (trop étatique), à direc
t ion (trop disciplinaire), à m a n a g e m e n t ( trop technocra
t ique , b ien qu'assez ancien dans la n o v l a n g u e ) 1 . D a n s
Le Monde des livres du 2 septembre 2 0 0 4 , Alain Renaut ,
I - Les Américains l'utilisent principalement dans corporate governance,
c'est-à-dire la direction des entreprises par leurs actionnaires.
30 L Q R
auteur, nous di t -on, de « l 'un des essais les plus percutants
de la rentrée », déclare : « Séparé de sa composan te sacrée,
le pouvo i r est n u . Pour en réorganiser l 'exercice, il faut
trouver, secteur par secteur, de nouvelles modali tés de gou
v e r n a n c e 1 . » Lors d u 1 0 e F o r u m Economie -San té , t e n u
le 18 novembre 2 0 0 4 avec la part icipation du ministre de
la Santé et de Bernard Kouchner , l 'une des conférences
était consacrée à « la nouvelle gouvernance de l'assurance-
santé ». D ' ap rès les « Cahiers du m a n a g e m e n t » de
L'Expansion (septembre 2004) , « Met t re le système d'infor
mat ion (SI) au service de la prise de décisions, c'est l 'ambi
t ion - révolut ionnai re - de la "gouvernance SI" ». Le
27 mai 2 0 0 5 , à la veille du référendum const i tut ionnel , le
Journal officiel publiait une annonce é m a n a n t du cabinet
du Premier minis t re , d o n t l 'objet était : « Prestat ion
d ' é tude sur les stratégies de gouvernance dans différents
pays européens ainsi qu 'aux États-Unis, et sur l 'évolution
des attentes des opinions publiques ». Sur ce dernier point ,
la réponse n'a guère t a rdé 2 .
D a n s un registre vois in , E r n e s t - A n t o i n e Seillière
expl ique que la no t i on d'« en t repreneur » - qu i désignait
naguère un pe t i t p a t r o n du b â t i m e n t - « s'est parfai te
m e n t enrac inée p o u r essayer de se subs t i tuer à celle de
"chef d 'ent repr ise" (hiérarchique) et à celle de "pa t ron"
(qui est un peu a rcha ïque q u a n d on l 'associe à "pa t ro-
1 - À rapprocher de la quest ion posée par son ami Luc Ferry ,
aujourd 'hui d i rec teur du Conse i l d 'analyse de la soc ié té (sic) :
« C o m m e n t ce qui n'est qu ' Immanence à l 'humain pourrai t - i l enco re
posséder ce ca rac tè re sacré en l 'absence duquel tou t n'est que
d iver t issement et v a n i t é ? » (Le Sens du beau, Par is , Le L ivre de
poche , Bibl lo essais, 2002, p. 303. « C l a r t é , érud i t ion. Intel l igence du
propos, tou t est dans cet te s o m m e » , est ime Le Figaro Magazine,
16 oc tob re 2004).
2 - On t rouvera dans Nouveaux Regards, revue de la F S U (n ° 29,
avril-juin 2005), un bon dossier sur « La gouvernance et ses enjeux ».
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 31
nat" ) . Il faut faire attention à la terminologie. "En t repre
neur" , c'est positif, "pa t ron" , c'est au to r i t a i re , "chef
d 'entreprise", c'est t echno log ique 1 ». On voit le soin q u e
nos « élites » m e t t e n t à affiner le vocabulaire de la L Q R .
C'est d'ailleurs le m ê m e Seillière qu i a remplacé la d é n o
m i n a t i o n archaïque du syndicat pa t ronal - le C N P F ou
Cen t r e na t iona l du pa t rona t français - par le plus « posi
tif » M o u v e m e n t des entreprises de France ou Medef.
L'autre fonct ion de l ' euphémisme consiste à p rendre un
m o t banal , à en évacuer progressivement le sens et à s'en
servir p o u r diss imuler un vide qu i pour ra i t être inqu ié
tan t . Soit par exemple, p o u r cet te fonct ion de masque ,
l ' omniprésen te réforme: en L Q R , le m o t a deux usages
p r i n c i p a u x . Le p r emie r est de r end re acceptables le
d é m a n t è l e m e n t d ' ins t i tu t ions publ iques et l 'accélération
de la modernisation l ibérale : « Seule la mise en place
immédia te e t accélérée d ' un p r o g r a m m e de réformes peu t
ré tabl i r n o t r e s i tua t ion é c o n o m i q u e », écrit E rnes t -
An to ine Seillière dans Le Monde du 1 e r ju in 2 0 0 5 , au len
demain du ré fé rendum sur la C o n s t i t u t i o n européenne .
Et dans le m ê m e journa l , E d o u a r d Balladur, ancien Pre
m i e r min i s t r e , livre u n e belle d é n é g a t i o n : « Q u i d i t
ré forme ne d i t pas nécessa i rement injust ice , b i en au
contraire » (17 août 2 0 0 5 ) .
D a n s son autre usage, réforme est u n e maniè re p o u r les
gouve rnan t s de signifier, face à u n e ques t i on v r a i m e n t
litigieuse, q u e la décis ion est prise de l 'enterrer sous les
enquêtes , rappor ts et travaux de commiss ions . Le lobby
des const ructeurs contraint- i l le minis t re de l 'Écologie à
a b a n d o n n e r son projet de « malus » p o u r l 'assurance des
I - Entreprendre, décembre 2004 (souligné par moi.)
32 L Q R
voi tures neuves les plus pol luantes ? « Il a conf i rmé que
deux groupes de travail pa r l emen ta i r e s seraient mis en
place d'ici à fin s e p t e m b r e p o u r é tud ie r ce t te r é fo rme
et que des discussions auraient l i eu 1 . » Les députés refu
sent-ils les CV a n o n y m e s proposés par C l a u d e Bébéar,
l 'ancien P - D G d'Axa ? Jean-Louis Borloo, minis t re de la
C o h é s i o n sociale, a n n o n c e q u e cet te réforme (le projet
d ' anonyma t ) sera étudiée par u n e commiss ion t echn ique
sous l 'autori té de l 'ancien prés ident du H a u t Consei l de
l ' intégrat ion et pa t ron de Sa in t -Goba in , Roger Fauroux.
Bref, derr ière réforme, il n 'y a r ien q u e du v ide . « Le
m o t réforme ne renvoie en définit ive à a u c u n e réforme
part iculière mais consacre la distance entre ce qu i est b o n
p o u r le peuple et ce que celui-ci dés i re 2 . » Mais les poli t i
ciens, qu i s'affirment tous « réformistes », font leur pos
sible p o u r q u e cet te n o t i o n reste crédib le . Jean-P ie r re
Raffarin affirmait dans un en t re t i en accordé au Figaro
Magazine (6 s ep t embre 2 0 0 4 ) : « Il y a u n e "voie fran
çaise" p o u r la réforme. J ' en suis convaincu : c'est u n e voie
qui n'est pas idéologique. L'idéologie condu i t à l ' impasse
et à l ' immobi l i sme. [Cette voie française] repose sur u n e
équa t ion que je résume ainsi : "Réforme = écoute + jus
tice + fermeté" [ . . . ] . Il faut que la réforme soit équi table
et qu ' à cet te fin, elle repose sur des leviers de jus t ice
solides. »
D a n s ces p ropos , deux m o t s mér i t en t qu ' on s'y arrête.
Le p remie r est idéologie, servant ici à expr imer que « la
voie française p o u r la réforme » se si tue hors du c h a m p
de la po l i t ique - ce qu i reste difficile à é n o n c e r en ces
t e rmes p o u r un Premie r min i s t r e que l qu ' i l soit . Le
1 - la Tribune, 15 septembre 2004.
2 - Jacques Ranc iè re , ent re t ien avec Léa Gauth ie r et J e a n - M a r c
Ado lphe , Mouvements, é té 2004, p. 42 .
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 33
second m o t est équitable. Depu i s la Théorie de la justice
de J o h n Rawls, Y équité a. envahi le langage néolibéral en
chassant l 'égalité d o n t la pass ion - c o m m e H a n n a h
Arendt , R a y m o n d Aron et François Furet on t cherché à
nous l ' apprendre — m è n e droi t au goulag.
U n e réforme est souvent présentée c o m m e le moyen de
sortir d ' une crise. C e t aut re m o t - m a s q u e est issu du voca
bula i re de la m é d e c i n e classique : la crise est le bref
m o m e n t - quelques heures - où les signes de la maladie
( p n e u m o n i e , typhoïde) a t te ignent un pic, après quo i le
pa t ien t m e u r t ou guérit . É t e n d u à l ' économie et à la pol i
t ique, le t e rme de crise a long temps désigné à juste ti tre
un épisode grave mais l imité dans le t emps : la crise de
1929 , s i p a r a d i g m a t i q u e q u ' o n l 'appelle encore parfois
« la Crise », fut un m o m e n t d 'except ion où l 'on vit des
banquiers sauter par les fenêtres - ce qui ne s'est ma lheu
reusement jamais reprodui t . Sous la I V e Républ ique , on a
c o n n u d ' innombrab les « crises ministérielles » et peut-ê t re
est-ce à ce m o m e n t - l à que le t e rme de crise a cessé d 'être
réservé à des événements aigus. La dérive du mo t , actuel
l emen t employé à contresens, n'est pas innocen te : parler
de crise à p ropos du logement , de l 'emploi , du cognac ou
de l ' éduca t ion n ' imp l ique pas q u e leurs problèmes v o n t
être résolus à cour t t e rme . C h a c u n sait qu'ils sont t ou t à
fait chroniques mais l 'évocation d ' une crise, t e rme auquel
con t inue à s 'attacher malgré tou t la no t ion d ' une t e m p o
ralité brève, con t r ibue à calmer les impat iences , ce qui est
b ien l 'un des buts des euphémismes de la L Q R .
La m è r e de tou tes les crises actuelles, la crise écono
mique, du r e depuis le d é b u t des années 1970 avec des
fluctuations toujours expliquées par les turbulences d ' un
é l é m e n t f o n d a m e n t a l , la croissance. La croissance sera-
34 L Q R
t-elle au rendez-vous ou pas ? Les experts qu i s 'expriment
sur cette ques t ion o n t le sérieux des augures romains exa
m i n a n t des entrai l les . O n n e t rouve p a r m i eux a u c u n
é m u l e de ce généra l à q u i l 'on déconsei l la i t de livrer
bataille parce que les poule ts sacrés n 'avaient pas m a n g é
et qu i fit je ter les volatiles à la m e r en d i san t q u e s'ils
n 'avaient pas faim ils avaient peut-ê t re soif. A u t o u r de la
croissance s 'é tend u n e zone d ' é t o n n a n t e crédul i té : des
économis t e s de r e n o m s ' opposen t sur les var ia t ions
m i n i m e s (1,5 % au lieu de 1,6 %) d ' une g randeur par
t o u t p résen tée c o m m e soumise à des var ia t ions aléa
toires : « Eu rope : le spectre de la croissance molle », titre
Le Monde du 4 décembre 2 0 0 4 , sans hésiter devant cette
i r rup t ion de Nosferatu chez von Hayek . Et dans le corps
de l 'art icle : « Après l 'espoir, l ' i n q u i é t u d e : alors q u e la
première part ie de l 'année avait p lu tô t réservé de bonnes
surprises, la seconde voit s 'accumuler les mauvaises. » Et
d ix-hui t mois plus tard : « L 'économie française va-t-elle
basculer dans le rouge ? La croissance française, encore
vigoureuse au quatrième trimestre 2004 [les augures n ' on t
jamais peur de se cont redi re] , est a t t endue en ne t te baisse
au p r emie r t r imes t re 2 0 0 5 » {Le Journal du dimanche,
15 mai 2 0 0 5 ) . C o m m e i l n'est pas possible de convenir
ouve r t emen t du caractère imprévisible de la croissance, la
L Q R util ise des m é t a p h o r e s t a n t ô t mé téo ro log iques
(« C o u p de froid enregistré par la croissance française au
p r emie r t r imes t re 2 0 0 5 », Le Figaro Economie, 24 m a i
2005) ; t an tô t aéronaut iques (« Le t rou d'air est derrière
nous », ind ique T h i e r r y Breton, minis t re de l 'Économie ,
qu i avoue cependan t , en un é t o n n a n t looping , que « le
p lancher de [sa] précédente fourchet te de prévisions est
p lu tô t devenu le plafond », Le Monde, 21 j u in 2005) ; ou
encore h ipp iques : « D ' u n e manière générale, les écono
mistes pa r ia ien t sur un i m p a c t m o d é r é e t ind i rec t [du
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 35
référendum const i tu t ionnel] sur la croissance » {Les Echos,
30 mai 2 0 0 5 ) .
La croissance t ient u n e grande place dans la L Q R p o u r
deux raisons. La p remiè re est le caractère m a g i q u e des
données chiffrées, qui confère aux énoncés les plus invrai
semblables ou les p lus od i eux u n e respectabi l i té quas i
scientif ique. Ainsi p e u t - o n lire dans Le Figaro (10 j u in
2 0 0 5 ) : « Le min i s t r e de l ' In tér ieur , Nico las Sarkozy, a
a n n o n c é hier avoir fixé à ses services un objectif de hausse
de 50 % des recondui tes à la frontière de clandest ins en
2 0 0 5 . "Il faut retrouver la maîtrise quant i ta t ive des flux",
a déclaré le prés ident de l 'UMP. » Ou bien sur un m o d e
différent dans Le Journal du dimanche du 12 ju in 2 0 0 5 :
« La part d 'audience [de La Ferme 2] est de 39 ,1 % sur les
femmes de mo ins de 50 ans à 20 h 50 et de 4 3 , 3 % sur la
m ê m e cible à 19 heures . » Ou encore , en plus sinistre :
« En dépi t des guerres et de la pauvreté , le c o n t i n e n t noi r
a enregistré en 2 0 0 4 sa plus forte croissance depuis h u i t
ans» {LeMonde, 24 mai 2 0 0 5 ) . Les habi tan ts des t own-
ships d 'Afr ique du Sud , les travail leurs-esclaves des
complexes industriels du Nigeria, les 25 mil l ions de séro
positifs du « con t inen t noi r » seront sû remen t contents de
l ' apprendre .
La seconde raison qu i fait l ' intérêt « po l i t ique » de la
croissance est son caractère mys t é r i eusemen t i n c o n t r ô
lable. Elle est la pr incipale des contraintes extérieures sur
lesquelles on ne peu t r ien sauf en déplorer les effets rétré
cissants sur la marge de manœuvre. Les effets errat iques de
la croissance sont censés n 'épargner personne . Rares sont
les mauvais esprits qui font r emarquer qu ' en 2 0 0 3 , alors
q u e la croissance française n 'a été q u e de 0,6 %, les
salaires des pat rons du C A C 40 on t augmen té de 10,3 %.
D a n s l ' ébauche d e p r o g r a m m e r é c e m m e n t pub l iée par
trois anciens ministres socialistes, la croissance est appelée
36 L Q R
au secours à p lus ieurs reprises, c o m m e Achil le dans
Y Iliade: « S o r t i r la F rance de l ' a ton ie é c o n o m i q u e en
r enouan t avec u n e croissance plus fo r te . . . » ; « Sans crois
sance, pas de m o y e n s suffisants p o u r la so l ida r i t é . . . »
Avec la « po l i t i que vo lon ta r i s te et progressis te », le
« c o n t e n u fort du réformisme de gauche », la démocra t ie
« p o u r un modè le de déve loppement durable », cet article
const i tue un véritable f lo r i l ège de L Q R signé par Mar t ine
Aubry, Jack Lang et D o m i n i q u e Strauss-Kahn (« Du cou
rage p o u r faire gagner la gauche », Le Monde, 6 décembre
2 0 0 4 ) . L'accession de la croissance à un s tatut de masque
m a g i q u e t é m o i g n e de la décadence de la pensée e t du
vocabula i re é c o n o m i q u e s depu i s t r e n t e ans . D a n s sa
leçon du 7 mars 1979 , Miche l Foucaul t pouvai t encore
dire qu'« à la sui te de la g r a n d e crise des années 1970 ,
tous les gouvernemen t s quels qu'ils soient savaient b ien
q u e les é léments économiques qu'ils devaient nécessaire
m e n t p rendre en considérat ion, quelle que soit la na ture
de ces op t ions , quels que soient ces choix et ces objectifs,
c 'étaient le plein emploi , la stabilité des prix, l 'équilibre
de la ba lance des p a i e m e n t s , la croissance du PNB, la
redis t r ibut ion des revenus et des richesses et la fourni ture
des biens sociaux », é n u m é r a t i o n où la croissance n'est
q u ' u n é lément mis sur le m ê m e plan que les au t res 1 .
M e n e r des réformes p o u r sort ir de la crise si, n o n pas
Dieu, mais la croissance le permet , telle est la condui te prô
née par les experts, approuvée par les financiers et mise en
prat ique par les politiciens. C'est p o u r donne r à ce faux-
semblant un vernis de respectabilité que l 'on crée de Hau t s
Commissar ia ts , de H a u t s Conseils, de Hautes Autori tés ,
I - Naissance de la blopoiltique, Cours au Collège de France, 1978-
/ 979 , op. cit., p. 200 (soul igné par mo i ) .
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 37
ou la majesté du Haut sert à masquer le vide : « François
Fillon [ministre de l 'Education nationale] devrait créer une
H a u t e Autor i té de l 'Éducation, mais qui ne déciderait pas
des p r o g r a m m e s » {Libération, 18 novembre 2 0 0 4 ) . On
imagine quels von t être les pouvoirs du H a u t Consei l à
l ' intégration ou de la H a u t e Autor i té contre les discrimi
nations récemment mis en place.
De rn i è r emen t , on m'a fait r emarquer à quel p o i n t les
euphémismes de la langue vectrice de l'idéologie néolibé
rale en France ressemblent aux discours tenus en U n i o n
soviétique dans sa phase te rminale 1 . « N o u s accomplissons
actuel lement - écrivait en 1989 Vadim Zagladine, pol i to
logue - une restructuration psychologique. » Et plus loin :
« Selon la concep t ion soviétique actuelle, la sécurité ne
peu t être assurée que par les efforts conjoints de tous les
membres de la c o m m u n a u t é mond ia l e 2 . » Nikolaï Slioun-
kov, m e m b r e du Bureau poli t ique et secrétaire du C o m i t é
central du P C U S , affirmait la m ê m e année : « N o u s aspi
rons à ce que les intérêts individuels s'allient harmonieuse
m e n t à ceux de la société. C 'es t ce à quo i nous voulons
aboutir au moyen de la transparence et de la garantie de la
part icipation réelle de chacun à la gest ion 3 . » Ne dirai t-on
pas Chirac, ou Borloo, ou Strauss-Kahn ?
Parmi les mots -masques , les composés en post- const i
t uen t un sous-groupe i m p o r t a n t : le préfixe post d o n n e à
peu de frais l 'illusion du m o u v e m e n t là où il n 'y en a pas.
1 - Ce « o n » désigne un ami du groupe Tiqqun qui t ient à l 'anonymat.
2 - Pour la restructuration et l'humanisation des relations internationales,
Moscou. Éditions de l'agence de presse Novost i . 1989, pp. 78 et 80.
3 - La restructuration de l'économie est un objectif politique majeur,
M o s c o u , Édit ions de l 'agence de presse Novos t i , 1989, p. 29.
38 L Q R
Post-colonialisme, par exemple, expose au danger d 'oublier
ou de faire oubl ier que le pillage con t i nue après les chan
g e m e n t s d ' é t ique t t e s dans les pays en développement
{émergents s'ils on t des ressources pétrolières et en tou t cas
jamais « du t i e r s -monde », expression bann ie , é v o q u a n t
les mauvais souvenirs des luttes de l ibérat ion des années
1960) - et qu ' en France m ê m e sévissent toujours l ' imagi
naire et les pra t iques coloniales. Ce t t e p e r m a n e n c e s'est
mani fes tée lors du vo te par l 'Assemblée na t i ona l e , le
10 février 2 0 0 5 , d 'une loi imposan t aux p rog rammes sco
laires d'« accorder à l 'h is toi re de la p résence française
ou t r e -mer , n o t a m m e n t en Afr ique du N o r d , l a place
qu 'el le mér i t e ». Un tel rév i s ionnisme légal, ou t r e qu ' i l
est, sauf erreur, sans p récéden t en France, m o n t r e b ien
que pa rmi « nos élites » l 'esprit du colonial isme est tou
jours bien vivant.
Selon la vu lga te néol ibéra le , n o u s v ivons dans u n e
société post-industrielle. Faire disparaître l ' industr ie a bien
des avantages : en renvoyant l 'usine et les ouvriers dans le
passé, on range du m ê m e coup les classes et leurs luttes
dans le p lacard aux a rcha ïsmes , on accrédi te le m y t h e
d ' u n e i m m e n s e classe m o y e n n e sol idaire e t conviviale
d o n t ceux qui se t rouven t exclus ne peuven t être que des
paresseux ou des clandestins. Le glissement est facilité par
les modif icat ions dans le r ec ru temen t de ceux qui con t i
n u e n t à faire tou rne r l ' industr ie . S'il n'est plus ques t ion
des fameux OS des années 1 9 6 0 - 1 9 7 0 (« ouvriers spécia
lisés », e u p h é m i s m e désignant alors ceux qu i travaillaient
à la cha îne , n o n spécialisés j u s t e m e n t ) , c'est qu ' i l n 'y a
p lus b e a u c o u p de « Français de souche » ni m ê m e de
Blancs p a r m i leurs successeurs sur les chaînes de m o n
tage. Cela aide à leur occul ta t ion en tant qu'ouvriers — ce
qu i ne les e m p ê c h e é v i d e m m e n t pas d 'appara î t re , dans
d 'autres rubr iques et d 'autres lieux, en t an t qu ' immigrés.
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 39
Pour les champs de bataille de la guerre civile mondia le
où les a rguments sont des balles réelles, les médias et les
politiciens français o n t mis au po in t u n e euphémisa t ion
particulière qu i m o n t r e leur souci de défendre l ' h o m m e
blanc, en bu t t e aux attaques déloyales d'intégristes plus ou
m o i n s basanés . T i t re r «Bavure» {Libération, 7 oc tob re
2004) un article évoquan t le meur t re d ' une écolière pales
t in ienne par des soldats israéliens qui « avaient pris son
cartable p o u r une charge explosive », c'est t ransformer un
cr ime de guerre en u n e grosse bêtise mér i tan t une b o n n e
r ép r imande . Qualif ier d'offensive - c o m m e s'il s'agissait
d ' u n e m a n œ u v r e de R o m m e l ou de Rokossovski — u n e
réoccupat ion motorisée du n o r d de la bande de Gaza ou
des raids américains sur les villes irakiennes (« Les forces
américaines on t poursuivi leur offensive visant les bastions
de la rébellion sunni te », Le Figaro, 7 octobre 2004) , c'est
occul ter q u e ces ac t ions menées avec des chars et des
avions visent essentiellement des popula t ions civiles. Par
ler de rebelles (« Q u e l q u e 1 6 0 0 membres de la police ira
k i e n n e et 1 2 0 0 soldats amér ica ins son t déployés à
Mossoul depuis mard i et s 'apprêtent à d o n n e r l'assaut aux
posi t ions rebelles p o u r rétablir l ' o rd re» , Le Monde, 2 1 -
22 novembre 2004) , c'est accréditer l 'opinion qu'il existe
en Irak un pouvo i r légi t ime auque l s 'opposera ient des
« rebelles » (venus de l 'étranger). Q u a n d un groupe a rmé
détrui t un fortin israélien à Rafah, dans le sud de la bande
de Gaza, qualifier cet acte de résistance d 'attaque de terro
ristes ou d'attentat (France 2, 13 d é c e m b r e 2 0 0 4 , et
France 3, m ê m e date) , c'est reprendre les termes qu 'ut i l i
sait con t re la Résis tance le regret té Ph i l ippe H e n r i o t ,
secrétaire d 'E t a t à l ' I n fo rma t ion du g o u v e r n e m e n t de
Vichy, abat tu par un corps franc en avril 1944. Au lende
ma in de ses funérailles solennelles, on pouvai t lire dans
Combats, le journal de la Milice : « Phil ippe Henr io t , nous
40 L Q R
vous renouvelons la promesse de combat t re , p o u r gagner,
p o u r débarrasser la France de ces bandes de pillards qu i
terrorisent nos provinces 1 . »
U n e forme par t icul ière de l ' e u p h é m i s m e est l 'amplif i
ca t ion rhé to r ique . Par un effet de déréal isat ion, elle per
m e t de tirer par t i du pouvo i r d r a m a t i s a n t de certaines
expressions sans a u c u n r isque d 'ê t re pris au m o t . Tel est
le cas des images et m é t a p h o r e s guerrières par lesquelles
la l a n g u e p u b l i q u e c h e r c h e à c o n v a i n c r e de la dé t e r
m i n a t i o n d e n o s d i r i gean t s . Lors d e l ' e n l è v e m e n t d e
Chr i s t i an C h e s n o t et de Georges M a l b r u n o t en Irak - je
reviendrai sur « leur chauffeur syrien » -, tous les q u o t i
d i ens , t o u t e s les rad ios e t té lévis ions o n t déc ré t é la
mobilisation générale, suivis par C h i r a c dans sa déclara
t ion du 29 aoû t 2 0 0 4 : « Le G o u v e r n e m e n t , sous l ' au to
r i té du P r e m i e r m i n i s t r e , est e n t i è r e m e n t m o b i l i s é . »
L ' an t i enne est repr ise lors de la l i bé ra t ion des otages :
« La m o b i l i s a t i o n a payé », t i t r e Le Parisien du
22 décembre 2 0 0 4 . Le m ê m e jour, mobilisation appara î t
c inq fois dans la d o u b l e page consacrée par Le Monde à
l ' é v é n e m e n t , e t d e u x fois d a n s l ' éd i to r ia l (« B o n h e u r
encore d 'avoir assisté à u n e mobi l i sa t ion , à u n e solida
ri té sans fai l les. . . »). Et Jacques C h i r a c salue dans u n e
déc lara t ion télévisée « la mob i l i sa t ion et l 'un i té de tous
les Français ». Q u e l q u e s mo i s plus tard , après le référen
d u m cons t i t u t i onne l , le m ê m e affirme q u e « [ l 'emploi]
exige u n e mobi l i sa t ion na t iona le . C e t t e mobi l i sa t ion , j e
suis déc idé à l ' inscr i re r é s o l u m e n t d a n s le respec t de
no t r e m o d è l e français » (discours sur toutes les chaînes
na t i ona l e s , 30 m a i 2 0 0 5 ) . Le 2 j u i n , D o m i n i q u e de
I - Jacques De lper r ié de Bayac , Histoire de la Milice, Par is , Fayard,
1969, p. 503.
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 41
Vil lep in , n o u v e a u P remie r min i s t r e , déclare sur T F 1 :
« Le p rés iden t de la R é p u b l i q u e a fixé la feuille de rou te ,
c'est la batai l le p o u r l ' emploi qu i va cons t i tue r la p r io
rité de ce g o u v e r n e m e n t . » La feuille de route, déjà passa
b l e m e n t usée au P r o c h e - O r i e n t , r ep rend n é a n m o i n s du
service sous d 'autres d rapeaux : Franco Fra t t in i , anc ien
min i s t r e des Affaires é t rangères de Ber lusconi e t n o u
veau commissa i r e e u r o p é e n en charge de la Jus t ice e t
des Affaires in t é r i eu res , a n n o n c e qu ' i l « p r é sen t e r a au
d é b u t de l 'an p r o c h a i n u n e "feuille de rou t e " p o u r a m é
liorer la coopéra t ion en t re les polices afin de m i e u x p r o
téger les f ront ières ex té r ieures de l ' E u r o p e à 25 »
{Le Figaro Economie, 13 d é c e m b r e 2 0 0 4 ) . T h i e r r y Bre
t o n , P - D G de France Te lecom, est n o m m é min i s t re des
F i n a n c e s : « C e n t r i s t e conver t i au l ibéra l i sme [ . . . ] , "il
est t e n d u à 100 % vers l'efficacité, il d o n n e u n e feuille
de r o u t e à ses t r o u p e s avec des object i fs très préc is à
a t t e i n d r e c o û t e q u e coû t e " , t é m o i g n e un c o n s u l t a n t »
{Le Journal du dimanche, 27 février 2 0 0 5 ) .
C 'es t dans le m ê m e registre be l l iqueux que l 'on p e u t
ranger la guerre de civilisations (« L 'un ique object i f des
"jihadistes", inspirés par Ben Laden , est d ' a l lumer l 'é t in
celle d ' u n e guerre de civilisations », écrit Patr ick Saba-
t ier e n b o n disc ip le d e S a m u e l H u n t i n g t o n , d a n s
Libération du 30 aoû t 2004 ) ; ou bien encore la prise en
otage des usagers du R E R pa r les grévistes, le coup de
main de Bolloré sur Havas , le fer de lance de l ' économie ,
la garde rapprochée de tel ou tel o l igarque , Y offensive sur
le front des prix avec opérations coup de poing {Le Figaro
Economie, m ê m e d a t e ) . Les min i s t r e s montent au cré
neau p o u r défendre le ou i au r é f é rendum sur la C o n s t i
t u t i o n e u r o p é e n n e . « A Bercy, on voi t déjà u n e "fenêtre
de t i r" après le r é f é r e n d u m si le ou i l ' e m p o r t e »
{Le Monde, 18 m a i 2 0 0 5 ) .
42 L Q R
Mais le versant guerr ier de la L Q R ne se l imi te pas à
ces inoffensives images . Dès qu ' i l y a r u m e u r de guerre
dans le m o n d e , on voi t s 'avancer en pha lange les p e n
seurs casqués de l 'ex-nouvelle ph i losoph ie , les stratèges
de la guerre prévent ive et les clausewitziens des grands
q u o t i d i e n s . Dé jà , en 1 9 8 7 , J ean -Pau l Escande , A n d r é
G l u c k s m a n n , B e r n a r d K o u c h n e r e t Yves M o n t a n d
en jo igna ien t au g o u v e r n e m e n t français de j o ind re « Le
geste et la p a r o l e » en i n t e r v e n a n t m i l i t a i r e m e n t au
T c h a d : « N o u s ne s o m m e s pas des "boute-feu" , nous ne
souha i tons en a u c u n cas q u e no t r e pays déclare et fasse
la guer re à la Libye. Ma i s n o u s ne p o u v o n s n o u s satis
faire de la barr ière f ic t ive du 1 6 e parallèle, n o t i o n s t ra té
g ique q u i ne p ro tège pas nos amis de la mitrai l le . I l faut
rester fermes [ . . . ] . Intel lectuels , n o u s souha i tons que la
France jo igne le geste à la p a r o l e 1 . » D a n s ces que lques
l ignes , o n p e u t repére r ce r t a ins t ra i t s r é c u r r e n t s d u
d i scours L Q R - v a - t - e n - g u e r r e : la d é n é g a t i o n (nous ne
s o m m e s pas des « b o u t e - f e u » ma i s des h u m a n i s t e s ) ,
l ' au to lég i t imat ion (nous s o m m e s des experts , des intel
lectuels) et la van i t é des b a r o u d e u r s ( supe rbe à cet
égard, la cr i t ique par Bernard K o u c h n e r du livre de Ber
n a r d - H e n r i Lévy, Réflexions sur la guerre : « C i n q grands
ar t icles écr i ts , d e n t s serrées , p o u r Le Monde, d a n s la
sueur et la fat igue, sur des c h e m i n s qu i br i sent le dos , là
où le réel en t re par les p ieds , grâce à l'effort et au cou
rage. Je les conna i s ces routes de l ' ex t rême. Je les ai par
c o u r u e s avec u n e t rousse d e m é d e c i n e n p e n s a n t q u e
l ' h u m a n i t a i r e sans la p o l i t i q u e est aussi i n u t i l e q u e
I - Le Monde, I e r janvier 1987. Dix-hui t ans plus tard , on re t rouve
nombre des mêmes et de leurs amis (Pascal Bruckner , A n d r é
G lucksmann, Romain Goup i l , B e r n a r d - H e n r i Lévy ) signant un appel
pour soulager la famine au N iger : la guer re prévent ive et l 'action
humanitaire sont bien les deux faces de la même monnaie.
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 43
l ' inverse . On n ' éc r i t pas la gue r re d a n s son sa lon » ,
Le Monde, 26 oc tob re 2 0 0 1 ) .
Devan t la perspective de voir la France c o m p r o m e t t r e
le d é c l e n c h e m e n t de la guer re en Irak, A n d r é G l u c k s -
m a n n s ' inquiète : « Le 30 janvier 2 0 0 3 , à 14 h 30 , je sor
tais du Q u a i d 'Orsay. Abasourdi . Triste. Je devinais que la
France, décidée à pousser sa querelle, allait user du maxi
m u m de ressources, influences, amitiés, pouvoirs , ruses et
f icel les disponibles p o u r b loquer le "camp" américain et
in terdi re t o u t e in t e rven t ion musclée en Irak, pis , t ou t e
menace d ' i n t e rven t ion 1 . »
U n e fois la guerre lancée et « gagnée », les intel lectuels
en treillis e x p r i m e n t leur sat isfact ion d a n s un langage
s té réotypé : « Karzaï [le p rés iden t de l 'Afghanis tan] est
un h o m m e des L u m i è r e s . C ' e s t l e p r o t o t y p e de ces
m u s u l m a n s éclairés, m o d e r n e s , d o n t i l faut p a r t o u t ren
forcer les pos i t ions », expl ique B e r n a r d - H e n r i Lévy 2 . Au
l e n d e m a i n de la pr i se de B a g d a d , Pascal B r u c k n e r ,
A n d r é G l u c k s m a n n e t R o m a i n G o u p i l s ' exc lamen t :
« Que l l e joie de voir le peup le i rakien en liesse fêter sa
l ibéra t ion et ses l ibérateurs » {Le Monde, 15 avril 2 0 0 3 ) .
A u c u n e gêne p o u r les p ronos t ics n o n réalisés, les c o m
promiss ions que le t e m p s s'est chargé de rendre indéfen
dables . D ' éd i to r i a l en édi tor ia l , on voi t Pat r ick Sabatier,
l ' un des journa l i s t e s les p lus pousse -à - la -guer re d ' I r ak
(« Ecraser le n id de vipères », Libération, 5 avril 2 0 0 3 ) ,
r e tourner d o u c e m e n t sa veste : « La victoire est amère de
cons ta ter q u e tous les risques con t re lesquels les É ta t s -
U n i s ava ien t été mis en ga rde pa r ceux q u i j u g e a i e n t
aussi aven tureuse q u e mal fondée leur "guerre p réven-
1 - Ouest contre Ouest, Par is , Hache t t e L i t té ra ture , 2004, p. I I.
2 - Récidives, Par is , G rasse t , 2004, p. 8 4 1 .
44
tive", son t devenus réal i té» {Libération, 19 mars 2 0 0 4 ) .
Sabatier aura i t pu préciser qu' i l n 'avait pas à l ' époque de
m o t s assez durs con t r e « ceux qu i j u g e a i e n t . . . »). Pour
qualifier la s i tua t ion en Irak et en Afghanis tan , l ' image
du bourbier r ev i en t f r é q u e m m e n t d a n s les m é d i a s .
L'envie me v ien t de dire c o m m e les enfants : « C 'es t c'lui
qu i l 'dit qu 'y est. »
U N R E N V E R S E M E N T
D E L A D É N É G A T I O N F R E U D I E N N E ?
D a n s le l angage p s y c h a n a l y t i q u e , la d é n é g a t i o n est
l ' express ion, sur l e m o d e du refus, d ' u n désir refoulé.
J ' i gnore s i les psychanalystes o n t un m o t p o u r désigner
ce qu i en serait c o m m e u n e sor te de var iante inversée.
La L Q R fait g r a n d usage de ce t o u r : p r é t e n d r e avoir ce
q u ' o n n 'a pas, se féliciter le plus p o u r ce q u ' o n sait pos
séder le m o i n s .
Ains i , lo r sque la précar i té est v e n u e s 'ajouter au
contrôle disciplinaire p o u r effacer ce qui restait d ' h u m a i n
dans les ent repr ises , lo r sque la c o n s o m m a t i o n des
d rogues psycho t ropes par les salariés a c o m m e n c é à
exploser, les anciens directeurs du personnel se sont vus
t rans formés en d i rec teurs des ressources humaines, les
D R H . (La parenté est curieuse entre les théories néol ibé
rales du « capital h u m a i n » et la b rochure de Staline long
temps diffusée par les Édi t ions Sociales, L'Homme, capital
le plus précieux?)
De m ê m e , q u a n d tou t concou r t à l ' isolement, i l n'est
ques t ion que de dialogue, Rechange, de communication et
le m o t ensemble — j ' y reviendrai — prolifère sur les murs .
D a n s l 'opacité régnante — « pol i t ique », financière, pol i
cière - , on e n t e n d dire depu i s l o n g t e m p s q u e seule l a
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 45
transparence p e r m e t le jeu démocra t ique . Le juriste Jean-
Jacques D u p e y r o u x ironisait déjà sur la no t i on il y a plus
de dix ans, à l 'occasion d ' une loi sur le pa t r imo ine et les
revenus des pa r lementa i res (« B o n appét i t , messieurs »,
Le Monde du 28 oc tobre 1992 : « Et c'est finalement un
texte b i d o n q u i n ' i m p o s e plus a u c u n e t r anspa rence de
quo i que ce soit qu i a été a d o p t é en première lecture à
l 'Assemblée, à la sauvette et - fait extraordinaire - à m a i n
levée») . D é s o r m a i s , on voi t l a « t r a n s p a r e n c e » confiée
aux r ense ignemen t s généraux : « D è s m o n arrivée au
min i s t è re [de l ' I n t é r i eu r ] , j ' a i d e m a n d é à avoir u n e
p h o t o g r a p h i e la plus précise possible de la s i tua t ion de
l ' islam en France . C a r sans ce travail de t r anspa rence ,
c'est la p e u r qu i l ' e m p o r t e » ( D o m i n i q u e de Vi l lep in ,
entre t ien accordé au Parisien, 7 décembre 2 0 0 4 ) .
I l entre souvent u n e par t de comique involontaire dans
ces efforts de p r o m o t i o n à t o u t prix. À u n e é p o q u e où
l 'on c o m p t e un n o m b r e inhabi tue l d'escrocs e t de m e n
teurs au plus hau t niveau des grandes sociétés, des partis
et de l 'État, où l 'on ne sait plus si le m o t affaires a trait
aux activités économiques ou aux scandales financiers, les
oligarques et leur personnel de h a u t rang sont présentés
dans les méd ias c o m m e nos élites^. D a n s l 'édi tor ia l de
Libération p a r u le l e n d e m a i n du r é f é r e n d u m cons t i t u
t ionne l , Serge Ju ly écri t q u e les par t i sans du n o n o n t
rejeté « la c o n s t r u c t i o n e u r o p é e n n e , l 'é largissement , les
élites, la régular i sa t ion du l ibéra l isme, le r é fo rmisme ,
l ' i n t e rna t iona l i sme , m ê m e la généros i té ». Le m ê m e
j o u r (30 m a i 2 0 0 5 ) , on pouva i t lire dans Le Parisien:
I - Il esc révé la teur que le t e rme d'ol igarques soit ra rement
employé pour désigner les homologues français de ceux qui régnent
sur la Russie post-soviét ique par l ' intr icat ion des affaires et de la
« pol i t ique ».
46 L Q R
« Le résul ta t - q u e M i c h è l e A l l io t -Mar i e t i en t p o u r
"une défaite de la France" - est d o n c , p o u r les élites, un
désaveu cruel. » Le 1 e r ju in , Ala in-Gérard Slama affirmait
sur France Cu l tu r e que « La victoire du n o n consacre le
discrédit dans lequel nos élites sont tombées ». Le 2 ju in ,
Le Nouvel Observateur t i trait en couver ture : « Le pouvoi r
rejeté, les élites désavouées , l ' E u r o p e s a n c t i o n n é e » et,
dans le m ê m e n u m é r o , Jacques Jul l iard no t a i t dans sa
ch ron ique : « D a n s tous les cas, c'est le con t ra t na t iona l
qu i est g ravement a t t e in t . . . La faute en i n c o m b e d 'abord
aux élites. » Remplaçan t presque na ïvement , sans guille
me t s ni i ronie a u c u n e , le syn t agme caste dominante, le
t e rme d'élites aligne le vocabulaire « pol i t ique » sur celui
des c o m m e n t a i r e s sport ifs où i l est depu i s l o n g t e m p s
ques t ion - à juste ti tre d'ailleurs - de l'élite du cyclisme
italien ou du football brésilien.
S'agissant de la x é n o p h o b i e e t du racisme a m b i a n t s ,
on voi t jouer à p le in l ' au to just i f icat ion prévent ive . Pour
s 'écarter sans r isque des pos i t ions lepénistes , on exalte le
métissage (« en t ré au P a n t h é o n » avec Alexandre D u m a s ,
selon la m é m o r a b l e m a n c h e t t e du Mondé) et s u r t o u t le
multi ou pluriculturalisme. Ains i a - t -on app r i s q u ' à
l 'Assemblée na t iona le , le 9 j u in 2 0 0 5 , « l ' U M P a choisi
de consacrer s a d e u x i è m e C o n v e n t i o n p o u r un pro je t
popu la i r e à la ques t ion de l ' i m m i g r a t i o n et de l ' intégra
t i o n . Réa l i t é des f lux m i g r a t o i r e s , pluriculturalisme,
quar t i e r s sensibles , i d e n t i t é de la F rance , enjeux de la
c o n s t r u c t i o n e u r o p é e n n e : ces sujets s o n t pe rçus avec
pas s ion pa r les França is ». La m a n œ u v r e est a d r o i t e :
c o m m e n t ne pas suivre l e p remie r m o u v e m e n t d ' e m p a
th ie , c o m m e n t ne pas se laisser sédu i re p a r l ' idée de
p lura l i té cul turel le ? D ' a u t a n t p lus q u e sévit en con t r e
p o i n t le d iscours sur l'universalité de la R é p u b l i q u e et
q u e l ' a n a t h è m e est l ancé sur le communautarisme et
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 47
l'identitaire1. Mais le m u l t i c u l t u r a l i s m e est u n e n é b u
leuse où il est facile de s'égarer. Fabien Ol l ier a décr i t le
l a n c e m e n t de la n o t i o n au cours des années 1 9 7 0 - 1 9 8 0
par l ' ex t rême dro i te la plus in te l l igente et la plus dure ,
celle d 'A la in d e Beno i s t e t des m e m b r e s d u G R E C E
( G r o u p e m e n t de recherche e t d ' é tudes de la civilisation
e u r o p é e n n e ) . Leur c h a m p séman t ique , « focalisé a u t o u r
de l ' an t iéga l i t a r i sme ( ident i tés par t icu l iè res , d r o i t à la
d i f férence, p e r s o n n a l i t é s e t h n o c u l t u r e l l e s ) , de l ' an t i -
judéochr i s t i an i sme (l 'histoire n 'a pas de sens, l 'universa-
l i sme est to ta l i t a i re ) e t du p a g a n i s m e (la c u l t u r e
i n d o - e u r o p é e n n e con fo rme aux lois du vivant) », a fini
pa r c o n t a m i n e ! le d i scour s généra l . « À l ' in ter face de
deux idéologies sécrétées par le capi ta l i sme, l ' idéologie
l ibérale et l ' idéologie fasciste, le mu l t i cu l tu ra l i sme c'est
dire le partage mais faire l'apartheid. Son versant c o n t r e -
h é g é m o n i q u e n'est q u ' u n l eu r r e 2 . »
On assiste depuis que lque t emps à la relève du mu l t i
culturalisme par un m o t moins savant, celui de diversité, qui
occupe désormais, au chapitre de la dénégation, une place
centrale. Déjà Claude Allègre, ineffable ministre de l 'Édu
cation nationale, préconisait (Le Monde, 17 octobre 1998)
« la prise en c o m p t e de tous les talents, ce qui impl ique
l'égalité dans la diversité » - c'est-à-dire quelque chose qui
ressemble singulièrement à l'inégalité. Le m ê m e journal a
publ ié le 2 mai 2 0 0 3 un article de Nicolas Sarkozy,
1 - A la in-Gérard Slama, dans Le Figaro Magazine du 28 août 2004 : « Elle
[la République] est ébranlée par le vaste courant intellectuel qui remet
en cause son universalisme individualiste et laïque et qui rend ses prin
cipes responsables de !a montée de l ' intolérance. Ce t t e idéologie, qui
encourage les revendications d'appartenance ethnique et religieuse,
compromet son unité, affaiblit sa justice, abaisse ses défenses. Le vér i
table ennemi de la République est le fléau ident i taire.»
2 - Fabien Ol l ier, L'Idéologie multiculturallste en France, entre fascisme
et libéralisme, Par is , L 'Harmat tan , 2004, pp. 40 et 14.
L Q R
ministre de l'Intérieur, inti tulé « Vers une nouvelle citoyen
neté française », où l 'on apprenait que « La Républ ique res
pecte chacun dans sa différence, le traite également et lui
reconnaî t les m ê m e s droi ts », ce qu i ne m a n q u e pas de
p iquant dans un pays où la capitale compte à elle seule plus
de 20 000 sans-abri. Dans un message lu par le ministre de
l 'Intérieur devant la deuxième université d'été du mouve
m e n t « N i putes ni soumises» (8 octobre 2004) , le prési
den t de la Républ ique exaltait la diversité avec le lyrisme
particulier de ceux qui écrivent ses discours : « Votre com
bat, c'est aussi et bien sûr le comba t p o u r l'égalité qui passe
par la lutte contre toutes les formes de discriminations et
par le refus des communautar i smes . La France est une terre
d'accueil et d 'ouverture. Elle est riche d 'une diversité qui
est au c œ u r de son ident i té . Diversi té des cul tures , des
croyances, des origines. Diversi té des femmes et des
h o m m e s qui, à chaque génération, sont venus rejoindre la
c o m m u n a u t é nationale et pour qui la France a d 'abord été
un idéal avant de devenir une patrie. » Lors de son circuit
asiatique, le président a choisi pour t hème de son discours
devant les étudiants de H a n o ï « Éloge de la diversité ».
L 'entrepr ise elle aussi « s 'ouvre à la diversi té : dans
l 'agence d ' in té r im Adecco ou chez Total, on n o m m e des
directeurs de la diversité. L ' Ins t i tu t M o n t a i g n e , c lub de
réflexion pa t rona l , et Yazid Sabeg, p rés iden t de l 'entre
prise de rélécoms CS ( C o m m u n i c a t i o n e t Systèmes) e t
h é r a u t de l a d i s c r i m i n a t i o n pos i t i ve 1 , v o n t r end re
I - L'Institut Montaigne a é té fondé par C laude Bébéar , ancien
P - D G d'Axa. Dans sa dern iè re étude (Le Monde, 16 oc tob re 2004),
il p réconise « une connaissance ethno-rac ia le des salariés qui se rv i
rait à la fois à met t re en lumière des discr iminat ions existantes et à
mont re r les progrès vers une plus grande diversi f icat ion des rec ru
t e m e n t s » . CS est une soc ié té spécial isée dans des systèmes de sur
vei l lance sophist iqués d'appl icat ion essent ie l lement mil i taire.
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 49
pub l ique une Charte de la diversité, signée par plusieurs
dizaines de g rands g roupes (Axa, P i n a u l t P r i n t e m p s
Redoute , France Télévisions, C a s i n o . . . ) qu i s 'engagent à
refléter la diversité de la société française » [Libération,
5 octobre 2 0 0 4 ) .
Le m o t a la m ê m e a m b i g u ï t é q u e « m u l t i c u l t u r a
l i sme » : on p r ô n e la d ivers i té , ce qu i ne d é r a n g e évi
d e m m e n t p e r s o n n e , e t d a n s l e m ê m e m o u v e m e n t o n
just i f ie q u e « l ' accuei l et l ' o u v e r t u r e », évoqués pa r
C h i r a c devan t Fadela A m a r a et ses amies de « Ni pu tes
ni soumises », s o i e n t mi s en œ u v r e diversement selon
cette diversité — la « lu t te con t re tou tes les formes de dis
c r imina t ion » é tan t le paraven t rhé to r ique habi tue l . Prô
ne r l e m u l t i c u l t u r a l i s m e d a n s u n e soc ié té r o n g é e pa r
l ' apar the id r a m p a n t , se féliciter de la diversité alors q u e
l ' un i formisa t ion et l ' inégali té progressent p a r t o u t , telle
est la ruse de la L Q R .
Mais malgré son affinité affichée p o u r le divers et le
mul t ip l e , la l angue des médias et des pol i t ic iens a u n e
préd i lec t ion p o u r les m o t s qu i son t au cont ra i re les plus
g loba l i san t s , i m m e n s e s c h a p i t e a u x dressés d a n s le
c h a m p s é m a n t i q u e e t sous lesquels on n 'y voi t r ien . Je
pense à totalitarisme, à fondamentalisme, à mondialisa
tion, n o t i o n s molai res c o m m e disait Deleuze , p ropres à
en impose r aux masses - par oppos i t i on aux outi ls m o l é
culaires faits p o u r l 'analyse et la c o m p r é h e n s i o n . C 'es t
un artifice très anc ien q u e l ' emplo i de ces grands m o t s
creux. L 'Etranger de P la ton expl iquai t déjà que « c'est la
m ê m e [faute] que si, e n t r e p r e n a n t de diviser en deux le
genre h u m a i n , on faisait la divis ion à la façon d o n t la
fon t la p l u p a r t des gens d ' ic i : en d é t a c h a n t les Grecs
c o m m e u n i t é mise à p a r t de t o u t le reste, t and i s qu ' à
l ' ensemble de tou tes les autres races, alors qu'elles son t
en n o m b r e i n d é t e r m i n é et qu'elles ne se m ê l e n t pas les
50 L Q R
unes aux autres ni ne pa r l en t la m ê m e langue , ils appl i
q u e n t l a d é n o m i n a t i o n u n i q u e de "Barbare", s ' a t tendant
que , à leur app l ique r u n e seule e t m ê m e d é n o m i n a t i o n ,
ils en a ien t fait un seul g e n r e 1 ».
L ' E S S O R A G E S É M A N T I Q U E
Forgé par des publicitaires et des experts en c o m m u n i c a
t ion , l 'outil L Q R fonc t ionne sur l a répét i t ion . Un m o t
clair et utile, repris sans fin dans les édi tor iaux financiers,
les « 20 heures » des g randes chaînes , les d iscours pol i
t iques et les affiches dans le mé t ro , devient u n e bouill ie
d ' où le sens s'évapore p e u à peu. Tel a été le sort, ces der
nières années , d'espace («espace s a n t é » , «espace
d é t e n t e », « espace Alber t C a m u s »), d'écologie, d'utopie
qui a repris du service dans la lut te cont re tou te mise en
cause de l 'ordre existant : « Sous la forme d 'une h u m a n i t é
p o s t - h u m a i n e e t d ' une na tu re en t i è rement artificialisée,
l 'u topie nous envahi t e t nous menace de son accomplisse
m e n t m ê m e » - j u g e m e n t extrait des entre t iens d 'Alain
Finkielkraut avec Peter Sloterdijk, sorte de version actua
lisée des aventures intel lectuel les de Bouva rd et Pécu
c h e t 2 . La République, p o u r laquelle certains se son t fait
couper la tête au t emps de la vieille Restaurat ion, en est
venue, sous la restaurat ion actuelle, à désigner un système
régi par les experts, où la d is t r ibut ion des savoirs se super
pose le p lus e x a c t e m e n t possible à la d i s t r i b u t i o n des
pos i t ions 3 . Très log iquement , c'est sur le seuil de l 'École
1 - P la ton , Le Politique, 262d, Par is , G F, p. 87.
2 - Les Battements du monde, Par is , Pauver t , 2003, p. 208.
3 - Voir sur ce point Jacques Ranc iè re , La Haine de la démocratie,
Par is , La Fabr ique, 2005, p. 76.
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 51
q u e c a m p e n t au jourd 'hu i les républicains. Ainsi François
Fillon, ex-ministre de l 'Éduca t ion nat ionale , s'en prenai t -
il à celles qu i « s o u h a i t e n t en d é c o u d r e avec la R é p u
bl ique » — entendez les jeunes filles qu i se présentera ient
voilées à la rentrée scolaire — avec des accents à la Saint-
Just : « Il faut que cette partie-là sache que la Répub l ique
sera in t ra i t ab le , qu 'e l le sera d ' u n e fe rmeté abso lue »
(France Inter, 8 juillet 2 0 0 4 ) . D a n s un registre voisin, la
R é p u b l i q u e étai t appe lée à la rescousse p o u r défendre
l ' ense ignement t r ad i t ionne l : la c o m m i s s i o n T h é l o t sur
l 'avenir de l 'école a vu s 'opposer les « pédagogues » aux
« républ ica ins » p a r m i lesquels Alain F ink ie lkrau t qu i a
préféré démiss ionner p lu tô t que de céder à la passion éga-
litaire : « Du fait que tous les h o m m e s son t égaux, on a
tiré des conséquences désastreuses. Au n o m du droi t à la
libre expression, on a d o n n é la parole aux élèves sans leur
d o n n e r la maîtr ise de la langue. Sous prétexte d'égalité,
on a accueilli les élèves les plus faibles dans les classes les
p lus avancées et révisé les exigences à la baisse »
(Le Monde, 10-11 octobre 2 0 0 4 ) .
La pe r te de sens du m o t « R é p u b l i q u e » se manifes te
sur l e m o d e lyr ique sous l a p l u m e du p ré s iden t de
l 'Assemblée na t iona le : « Hér i t iè re de tous ceux qu i o n t
exprimé l'insuffisance des libertés formelles de l ' individu
face aux forces du marché , la Républ ique , après avoir jeté
les bases de la démocra t i e représentat ive, a su concil ier
l ' économie libérale et son é th ique , fondée sur la récom
pense du mér i te ou la responsabil i té individuelle, avec le
service pub l i c et les exigences de l ' intérêt général » (Jean-
Louis D e b r é , Le Monde, 6 jui l le t 2 0 0 4 ) . On songe au
sabre de mons ieu r P r u d h o m m e , qu i servait à défendre les
ins t i tu t ions et au besoin à les combat t re .
A c c o m p a g n a n t l'essorage de « la Répub l ique », le voca
bulaire de la Révolut ion prolifère au jourd 'hu i de manière
L Q R
paradoxale . Citoyen(ne) était un n o m que se d o n n a i e n t
avec fierté les acteurs de la rup tu re avec l 'Ancien Régime
- « Ici, on se d o n n e du tu e t on s ' honore du n o m de
citoyen », pouva i t -on lire dans un es taminet du quar t ier
des Gravilliers en 1793 . Par un cur ieux r e tou rnemen t , le
n o m est devenu un adjectif qu i sert à qualifier les a t t i
tudes publ iques et les c o m p o r t e m e n t s c o m m e r c i a u x les
plus conformes à l 'esprit du t emps : initiative citoyenne,
entreprise citoyenne, Jeux olympiques citoyens. De m ê m e ,
avec jacobin on fustige a u j o u r d ' h u i un cen t ra l i sme
tati l lon exercé par une bureaucrat ie par is ienne autori ta ire
et inefficace - en ignoran t qu ' au club des Jacobins (don t
le véri table n o m était « C l u b de l'égalité et de la frater
ni té ») on défendai t l 'uni té et l ' indivisibilité de la Répu
b l ique à un m o m e n t h i s t o r i que précis , q u a n d les
« fédéralistes » travaillaient à la contre- révolut ion dans les
provinces, à Lyon, à Marseille, en Vendée. ( O n pour ra i t
compare r ce glissement à celui qui a d o n n é à cartésien le
sens de rationaliste borné , faisant du phi losophe du dou te
sys témat ique u n e sorte de mons i eu r H o m a i s à jabot de
dentelle.) Q u a n t aux droits de l'homme, de parad igme de
la Révolu t ion (« le rocher des droits de l ' h o m m e », disait
C h a u m e t t e , l e p rés iden t de la C o m m u n e insur rec t ion
nelle du 10 aoû t 1 7 9 2 ) , ils son t devenus un p r o d u i t
d ' expor ta t ion ou de parachutage vers les pays en dévelop
pement, en c o m p a g n i e de sang c o n t a m i n é , de méd ica
men t s pér imés , de mines an t ipe r sonne l e t de directives
du Fonds moné ta i re in ternat ional .
Ces dérives sémant iques von t de pair avec la dévalorisa
t ion de l 'idée de révolut ion en général et de la Révolut ion
française en particulier. Depu i s la mascarade du b icente
naire, c'est le révis ionnisme qui d o m i n e dans les médias
e t l ' en se ignemen t univers i ta i re . L 'un des p lus en vue
pa rmi les historiens de la Révolut ion parle à son propos
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 53
d'« u top ie meur t r i è re », d'« idéocrat ie » et livre c r û m e n t
son o p i n i o n pe r sonne l l e : « Le scénar io est d 'a i l leurs
connu , il n 'a cessé de se répéter depuis deux siècles. De ce
p o i n t de vue, tous les régimes révolut ionnaires se ressem
blent . Il suffit de p iocher au hasa rd 1 . »
Parmi les m o t s essorés, i l en est deux d o n t l ' émiet te-
m e n t du sens me para î t exempla i re : ce son t social e t
modernité. Q u e le p r e m i e r ne veuil le p lus r ien d i re
a u j o u r d ' h u i , j ' e n veux p o u r preuve l a m a n c h e t t e d u
Figaro du 20 sep tembre 2 0 0 4 : a n n o n ç a n t le remplace
m e n t de J iang Z e m i n par Hu J in tao à la tête de l 'armée
en C h i n e , le journa l de Dassaul t t i trait « Social : q u a n d la
C h i n e se réveille ». Il fallait un m o t avant les deux po in t s
et l 'al lusion au livre d 'Alain Peyrefitte, gloire du Figaro
d'autrefois . Social faisait l'affaire à p e u de frais et sans
aucun sens.
Social(e) est un m o t ancien qu i a long temps signifié de
façon neu t re : qu i appar t i en t à, ou relève de la socié té 2 .
C'est ainsi que dans Le Contrat social Rousseau parle de
l ien social, de pac te soc ia l ; q u ' e n avril 1 7 9 1 , dans le
m é m o r a b l e d iscours « sur le m a r c d ' a rgen t » (con t re le
suffrage censitaire), Robespierre d e m a n d e : « Est-ce d o n c
p o u r que vous laissiez t o m b e r n o n c h a l a m m e n t , dans
cette cons t i tu t ion , des vices essentiels qu i dé t ru isent les
p remières bases de l'ordre social, q u e vingt-s ix mi l l ions
1 - Pat r ice Guéniffey, la Politique de la Terreur, essai sur la violence
révolutionnaire. 1789-1794. Par is , Fayard, 2000, p. 339.
2 - L'usage le plus anc ien, d i rec tement dér ivé du latin socialls,
désigne ce qui est en relat ion avec les alliés. I l n'en reste plus que
le nom de G u e r r e sociale (Sociale bellum) pour désigner la guerre de
la républ ique romaine con t re ses alliés du Lat ium qui réc lamaient le
droi t de c i té .
54 L Q K
d ' h o m m e s o n t mis entre vos ma ins le redoutable d é p ô t
de leurs destinées ? » ; que dans Le Libérateur du 2 février
1 8 3 4 Augus t e B lanqu i é c r i t : « Q u ' i l a d v i e n n e ce qu ' i l
v o u d r a de cette plate bouffonnerie q u ' o n appelle s i p o m
peusemen t nos ins t i tu t ions , nous n 'en avons guère souci,
nous , qui sommes p r o f o n d é m e n t indifférents à la forme,
et qu i allons dro i t au fond de la société. Si en effet, nous
n o u s disons républ icains , c'est q u e nous espérons de la
r é p u b l i q u e u n e refonte sociale q u e la France réc lame
impér ieusement et qu i est dans sa des t inée 1 . »
Ce sens de « social » n'a pas t ou t à fait d isparu et l 'on en
t rouve dans la L Q R des formes abâtard ies : la fracture
sociale de la campagne ch i raqu ienne de 1995 , le p lan de
cohésion sociale de Jean-Louis Borloo, minis t re « issu de la
société civile» (Le Monde, 15 sep tembre 2 0 0 4 ) , puisque
« sa première vie est celle d ' u n avocat d'affaires, expert du
d ro i t des faillites et de la reprise d 'ent repr ises en diffi
culté », ce qui n 'était peut-ê t re pas u n e mauvaise prépara
t ion à ses fonctions actuelles. Son p lan compor t e , ent re
autres mervei l les , le « c o n t r a t d ' aven i r », q u i fait sui te
c o m m e le r emarque Libération (14 décembre 2004 ) au
T U C (travail d 'u t i l i t é col lect ive) , a u C E S (con t ra t
emploi-sol idar i té) e t au C E C (con t ra t d ' emp lo i conso
l idé) , ingénieuses trouvail les tou tes des t inées au traite
ment social du chômage.
Le malaise sur « le social » s'exprime parfois fort docte
m e n t : Pierre Rosanvallon, qui fut à l 'origine de la fonda
t ion Saint-Simon et qui représente au Collège de France la
t endance intellectuelle du néolibéralisme, dis t ingue dans
I - Robesp ie r re , Pour le bonheur et pour la liberté, discours, Par is , La
Fab r i que , 2000, p. 78, et Lou is Augus te B lanqu i , Œuvres / ,
Domin ique Le N u z (éd . ) . Presses universi taires de Nancy, 1993,
p. 261 (soul igné par moi ) .
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 55
un article int i tulé « L'Europe sociale ou sociétale ? » trois
grandes catégories : « le social-redistributif, le social-régula
teur et le social-protecteur » - ce dernier est jugé essentiel,
car « si l 'ancien d ro i t du travail me t t a i t l 'accent sur la
défense du syndicat considéré c o m m e l'expression d ' une
classe homogène , le nouveau droi t du travail s'attache plus
directement à protéger les individus, chacun étant l'expres
sion d 'une particularité » (Le Monde, 8 décembre 2004) :
la protect ion sociale, palissade pour clore le terrain vague
où l 'on m e t à la casse la no t ion de collectif.
Au fil du temps , d 'autres branches se sont greffées sur
ce t r onc pr incipal du « social ». L'une d'elles r e m o n t e à la
seconde moi t i é du XIX e siècle : la république sociale - la
Sociale t o u t c o u r t chez Vallès, Lissagaray, M o n t é h u s -
c'était le peuple au pouvoir . Avec la démiss ion in te rna t io
nale des socialistes à l'été 1914 et l ' abandon de l ' idée de
révolut ion par les dirigeants du m o u v e m e n t ouvrier fran
çais au tour de 1930, ce sens-là a fait place à l 'acception
au jourd 'hu i d o m i n a n t e , où social se r appor te à ce qu i est
réalisé p o u r faire accepter leur sort aux catégories les plus
« modestes », les plus « défavorisées », n o n plus du peuple
mais de la population. « Si le terrorisme ne réussit pas à cas
ser la formidable d y n a m i q u e de l 'économie mondia le en
cours et si la lut te contre la pauvreté réussit à donne r aux
plus pauvres quelques moyens d 'espérer . . . » : ainsi débute
la ch ron ique de Jacques Attali dans L'Express du 20 sep
tembre 2 0 0 4 . Ne nous laissons pas prendre à l 'apparence
d ' i ronie : l 'ancien directeur de la Banque eu ropéenne de
déve loppement est sérieux, si l 'on peu t d i r e 1 . L 'époque s'y
I - On se souvient qu'i l fut f e rmemen t écar té de ce poste pour
avoir abusé du marbre , de la moque t te et des frais somptuai res.
56 L Q R
prête, où resurgit - chez George W. Bush, D o m i n i q u e de
Vil lepin et Nicolas Sarkozy entre autres — le m o t de com
passion que l 'on aurai t pu croire enterré avec les r o m a n s
de Geo rge Sand . C 'es t p r é c i s é m e n t « p o u r d o n n e r aux
plus pauvres quelques moyens d'espérer » qu'il y a des tra
vailleurs sociaux, des logements sociaux, des prestat ions
sociales, du dialogue social entre partenaires sociaux — et
q u e la « gauche » réc lame u n e « E u r o p e sociale », sans
jamais dire d'ailleurs de quo i elle serait faite.
Il y a aussi m a l h e u r e u s e m e n t des cas sociaux, p o u r les
que ls m ê m e les t ravai l leurs soc iaux ne p e u v e n t pas
g r a n d - c h o s e . E t p o u r faire b o n n e m e s u r e , les p l ans
sociaux, qu i son t u n e au t re façon de dire « l icenciements
collectifs », et les chant iers sociaux, qu i son t en général
des chant ie rs de d é m o l i t i o n (« l ' un des vastes chant iers
sociaux de l ' a u t o m n e , le to i le t tage du dro i t du travail »
— Le Journal du dimanche, 19 s ep t embre 2 0 0 4 — e n t e n
dez l'assouplissement des p r o c é d u r e s de l i c e n c i e m e n t 1 ,
avec en t r e au t res u n e nouve l l e dé f in i t i on du l icencie
m e n t é c o n o m i q u e inc luan t la « sauvegarde de la c o m p é
t i t iv i té de l ' en t r ep r i s e » , c ' es t -à -d i re t o u t ce q u ' o n
voud ra ) .
Para l l è lement à ce social c o m p a s s i o n n e l , la L Q R
a b o n d e en exemples où le m o t est employé sans véritable
sens, s inon tautologique. « La jungle sociale est synonyme
de recul » (Jean-Pierre Raffarin, entre t ien dans Le Figaro
Magazine, 4 sep tembre 2004 ) ; « La crise qu i a secoué le
m o n d e de la recherche est por teuse d ' u n e g rande espé
rance. Elle recèle en germe la promesse d ' un pacte r enou
velé entre chercheurs e t citoyens. D ' u n nouveau "contrat
1 - te Figaro Entreprises, I 3 décembre 2004 : « L'assoupl issement des
procédures de l icenciement inscr i tes dans la loi B o r l o o faci l i tera les
res t ruc tu ra t ions .» Év idemment .
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 57
social" » {Le Monde, 1 e r juil let 2004 ) ; « Êt re réformiste
dans le cadre d ' u n capi ta l i sme mond ia l i s é consis te à
rechercher un compromis social dans un sens qui cesse de
défavoriser le travail au profi t du capital » (Zaki Laïdi ,
pol i to logue, Libération, 1 e r oc tobre 2 0 0 4 ) .
C o m m e b e a u c o u p de Parisiens, j ' a i reçu u n e le t t re
signée du d é p u t é de l ' a r rondissement , adjoint au mai re
de Paris chargé entre autres de la prévent ion et de la sécu
r i té : « Ains i q u e s'y é tai t engagé le ma i re de Paris dès
2 0 0 1 , p lus ieurs disposit ifs de médiation sociale o n t été
mis en place dans la capitale. En ce qu i conce rne p lus
par t icul ièrement votre quartier, la Ville de Paris et la mai
rie du X I X e a r rond i s semen t travail lent depu i s de n o m
breux mois à la créat ion d ' un service de cor respondants
de nu i t . » Ces c o r r e s p o n d a n t s , d o n t i l est b i en précisé
qu'ils ne sont pas des policiers, o n t p o u r mission d'assurer
« u n e présence noc tu rne , u n e veille technique et sociale sur
le quar t ier ». N o u s voilà rassurés.
D a n s le cas de modernité, le broui l lage du sens se fait
par un p rocédé différent : la nov langue j oue sur l ' impré
cision du m o t p o u r l 'uti l iser dans deux d i rec t ions dia
m é t r a l e m e n t opposées . T a n t ô t l a m o d e r n i t é est
p résentée c o m m e un idéal qu i suppose , p o u r être acces
sible, q u e soient intériorisées les précieuses valeurs occi
dentales. Ce q u i exc lu t d ' e m b l é e , hélas , les pays
« a r a b o - m u s u l m a n s ». Les b o n n e s âmes s ' i n t e r rogen t :
ces malheureuses contrées pour ron t -e l l e s un j o u r accé
der à la m o d e r n i t é ou b ien leur rel igion est-elle o n t o l o -
g i q u e m e n t i n c o m p a t i b l e avec elle ? P o u r R e n a n déjà,
l ' incapaci té à séparer le t empore l du spir i tuel faisait de
l ' i s lam u n e régress ion . Avec la « l u t t e a n t i t e r r o r i s t e »,
régression r i m e avec agression. D a n s un p s e u d o - Q C M
58 L Q R
pub l i é dans Libération (23 jui l let 2 0 0 4 ) , on d e m a n d a i t :
q u i a d i t « La d e u x i è m e évangé l i sa t ion n 'es t p lus la
m o d e r n i s a t i o n de l ' i s lam mais l ' i s l amisa t ion de la
m o d e r n i t é » ? R é p o n s e s p r o p o s é e s : Ta r i q R a m a d a n ,
Dal i l B o u b a k e u r et Gilles Kepel — je s o u p ç o n n e q u e la
t ro is ième est la b o n n e , mais poser u n e telle ques t ion est
déjà révélateur. Que s'est-ilpassé ? d e m a n d e lui aussi Ber
n a rd Lewis, i s lamologue anglais très célèbre en France ,
conseil ler de Paul Wolfowitz , dans l 'un de ses derniers
livres sous- t i t ré L'islam, l'Occident et la modernité, ce qu i
en d i t assez dès la c o u v e r t u r e 1 .
T a n t ô t au cont ra i re la m o d e r n i t é est présentée c o m m e
u n e sorte de maléd ic t ion , le m o t e u r des grands désastres
qu i v o n t des massacres de S e p t e m b r e dans les pr i sons
pa r i s i ennes en 1 7 9 2 à la K o l y m a et à Auschwi t z . Elle
est à l 'origine des difficultés de la cité actuelle : les jeunes
ten tés par le nouvel antisémitisme p r é sen t en t tous « des
t ra i t s c o m m u n s : la p e r t e de repères t r a d i t i o n n e l s ,
la f rus t r a t ion sociale liée à un c o n t a c t b r u t a l e t sans
c o h é r e n c e avec la m o d e r n i t é , la d e s t r u c t i o n des l iens
f a m i l i a u x 2 » . C ' e s t q u e l a m o d e r n i t é est f i l l e des
L u m i è r e s , d o n t elle a t i ré la pa s s ion de l 'égal i té et le
cu l te i m m o d é r é de la ra i son q u i son t à l 'or ig ine de nos
m a l h e u r s , se lon u n e re l a t ion m o d e r n i t é - c a t a s t r o p h e
1 - Par is , Ga l l imard . Le débat, 2002. La thèse du l ivre est que les
malheurs actuels des pays musulmans sont liés à leur « fa ib lesse
i n t e r n e » , laquelle est inséparable d 'une religion qui les t ient à
l 'écart de la modern i té et de la démocra t ie .
2 - Jean -Chr i s tophe Ruf in , « Écr iva in , médecin et responsable de
nombreuses associat ions d'aide human i ta i re» dans Le Figaro du
19 oc tob re 2004 (souligné par moi) . Humani ta i re musclé, qui p réco
nise dans un rappor t officiel « u n e répress ion v igoureuse, no tam
ment à l 'école où les affaires do ivent ê t re judiciar isées » et un tex te
de loi répr imant spéci f iquement les accusat ions d 'apartheid et de
racisme por tées con t re Israël .
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 59
fondée sur u n e lec ture biaisée de T h e o d o r A d o r n o e t de
Wal te r B e n j a m i n 1 .
Ceux qu i inst ruisent le procès de la m o d e r n i t é c o m m e
désastre lui r e p r o c h e n t en t re autres de s 'a t taquer à
« no t re » système d 'ense ignement . D a n s Le Point (30 sep
t e m b r e 2 0 0 4 ) , M a r c Fumaro l i s igne un article in t i tu lé
« U n e é d u c a t i o n à revoir » : « La p r u d e n c e voula i t q u e
l 'on ne sacrifiât pas le mei l leur de l 'ancien système, qu i
avait fait ses preuves, mais qu ' on l 'é tendî t en l ' adap tan t
et en le diversifiant. Au lieu d ' une évolut ion, on a eu u n e
révolu t ion p e r m a n e n t e qu i a t o u c h é les po in t s forts de
l ' anc ien sys tème, le p r ima i r e e t le seconda i re , t o u t en
c o m p l i q u a n t son p o i n t faible, les universi tés . Ce r t a in s
doc t r ina i res de ce t te r évo lu t ion o n t affirmé, au n o m
d ' u n e histoire de l ' éducat ion sans répl ique, que du passé
élitiste de l'école il fallait faire table rase [ . . . ] . L'école, que
d i ab l e ! d o i t s 'ouvrir au " m o n d e " , alléger ses hora i res
d 'é tude , subst i tuer à t rop d'exercices la créativité des loi
sirs, et enseigner c h e m i n faisant la c i toyenneté . Brochan t
sur le tou t , l ' informat ique et l ' In ternet p o u r tous , ins t ru
m e n t s p o u r t a n t aussi favorables aux anciens appren t i s
sages q u ' a u x n o u v e a u x bou i l lons de cu l tu re , o n t p a r u
I - De Ben jamin , on cite souvent « le " m o d e r n e " comme temps de
l ' en fe r» , que l'on t ransforme en « l a modern i té c 'est l ' en fe r» alors
que la suite du paragraphe révè le une intent ion toute dif férente :
« Le visage du monde ne se modif ie jamais dans ce qu'il y a de plus
nouveau, cet te ex t rême nouveauté demeure en tous points iden
t ique à e l le -même. C 'es t cela qui fait l 'éterni té de l ' en fe r» - ce qui
est une cr i t ique non pas de la modern i té mais de la not ion de rup
ture h istor ique. On la re t rouve un peu plus l o i n : « A v o i r consc ien
ce de façon désespérément lucide de se t rouver dans une cr ise déc i
sive est un phénomène chronique dans l 'histoire de l 'humanité.
Chaque époque se sent inéluctablement vouée à ê t re un âge nou
veau. Mais le " m o d e r n e " est aussi var ié que les différents aspects
d'un même ka lé idoscope» ( W a l t e r Benjamin, Le Livre des passages,
t rad. fr. Jean Lacos te , Par is , Édi t ions du Cer f , 1989, pp. 560 et 562).
60 L Q R
apposer le sceau de la m o d e r n i t é sur la nouvelle et p i m
pan t e époque , amnés ique de l 'ancienne. » É t range réqui
si toire, où s o n t cités pê le -mêle c o m m e t é m o i n s L é o n
Trotski , Eugène Pott ier et Bernard Pivot.
Aut re é lément à charge dans le dossier an t imodern i t é ,
ses liens avec les avant-gardes européennes et les m o u v e
m e n t s d ' é m a n c i p a t i o n qu i secouèren t autrefois l 'Alle
m a g n e et la j eune Russie des Soviets. Jean Clair, directeur
du musée Picasso, rejette « cette es thét ique du faux et du
c l inquant , du bri l lant e t du p laqué, qu i sera l 'es thét ique
du m o d e r n e 1 » . P o u r lui , « dans leur a sp i ra t ion à un
m o n d e meil leur d o n t [les avant-gardes] croient précipi ter
la venue , elles s 'appuient s i m u l t a n é m e n t sur la t rad i t ion
matérialiste de la Révolut ion issue du siècle des Lumières,
q u e le c o m m u n i s m e est supposé por te r à son te rme , et
sur les croyances qui p rêchen t le salut de l'être h u m a i n à
travers le culte des mor t s et l ' invocat ion des espr i t s 2 ». Et
dans l 'atelier d ' A n d r é Bre ton , rue F o n t a i n e , « dans ce
mélange sans connaissance mais souvent aussi sans grâce,
de l a p l u m e d ' I n d i e n , du m a s q u e nègre , du dessin
d 'a l iéné , de l 'œuvre d 'a r t , de l 'objet t rouvé , du "ready
madê' plus ou mo ins "assisté", ce qu i se m o n t r e , c'est la
d é r o u t e d ' u n savoir qu i avait , en O c c i d e n t , p e n d a n t
quat re siècles, l en t emen t o r d o n n é et l 'art et ses p r o d u c
t i o n s 3 ».
Défai te de la pensée, dé rou te du savoir, la m o d e r n i t é
const i tue en out re un obstacle au re tour du sacré et de la
t r a n s c e n d a n c e : « Peut- i l m ê m e exister u n e " g r a n d e u r
1 - « Le puits et le p e n d u l e » . Le Débat, n° 44, pp. 120 et 125, ci té
par Henr i Meschonn ic in Modernité modernité, Par is , Ga l l imard , Fol io
essais, 2000, p. 2 0 1 .
2 - Du surréalisme considéré dans ses rapports avec le totalitarisme et
aux tables tournantes, Par is , Mi l le et une nuits, 2003, pp. 51-52.
3 - /bld., p. 72.
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 61
m o d e r n e " , u n e beau té m o d e r n e ? La g randeur n'est-elle
pas liée de manière indissociable à la représenta t ion d ' u n
univers t r a n s c e n d a n t , extér ieur aux ind iv idus e t p o u r
cet te ra ison m ê m e i m p o s a n t ? [...] L'avenir de l 'ar t
c o n t e m p o r a i n ne réside plus, cela au m o i n s est certain,
dans la répé t i t ion vide et m o r n e du geste de la r u p t u r e
avec la t rad i t ion en t an t que telle, mais peut-ê t re dans la
recherche d ' u n e expression des nouveaux visages du sacré
à visage h u m a i n , de ce t te t r a n s c e n d a n c e dans l ' i m m a
nence qu i seule désormais convient à un m o n d e d é m o
cra t ique 1 . »
D a n s la novlangue la plus dist inguée, la boucle est bou
clée. C o m m e l'écrit Lyotard, il y a « dans les invi tat ions
mul t i formes à suspendre l ' expér imenta t ion art is t ique, un
m ê m e rappel à l 'ordre , un désir d ' u n i t é , d ' i den t i t é , de
sécur i té , de p o p u l a r i t é 2 ». L'art c'est l 'ar t occ iden ta l ,
représentatif et t ranscendantal . Pas ques t ion de descendre
dans la rue avec les nègres et les aliénés.
S i l a L Q R dispose ainsi d ' u n e m o d e r n i t é réversible,
idéal ou épouvan ta i l se lon le p r o p o s et le pub l i c , la
modernisation, elle, est toujours présentée c o m m e un pro
cessus indispensable p o u r éviter le déclin, l 'entropie mena
çan te : « N o u s avons a t t e n d u avec espoir, pu is avec
i m p a t i e n c e e t m a i n t e n a n t n o u s e x p r i m o n s f o r t e m e n t
no t re exigence de modern i sa t ion dans le cadre de l 'entre
prise française » (Ernes t -Anto ine Seillière, Entreprendre,
n° 189) . Jean-P ie r re Le Gof f a é tud i é le vocabula i re
1 - Luc Ferry , Le Sens du beau, aux origines de la culture contempo
raine, Par is , Le L ivre de poche , Bibl io essais, 2002, pp. 303 et 309.
2 - Le Postmoderne expliqué aux enfants, Par is , Ga l i l ée , 1988; Le Livre
de poche, Bibl io essais, p. 13.
62 L Q R
modern i sa teu r de l 'entrepr ise 1 . La direct ion d ' E D F - G D F
m e t à la disposi t ion de ses centres des outils « d'assistance
à l 'é laborat ion de bilans de compétences et de c o m p o r t e
m e n t », sous forme de deux logiciels. L'un, qu i por te le
n o m d'« O r i e n t Exper t », s'adresse à ceux qu i « p lafon
nen t dans leur emploi , qu i aspirent à un c h a n g e m e n t et
qui souha i ten t bâtir avec l 'aide des Conseillers en O r i e n
ta t ion Professionnelle d 'Un i t é et leur hiérarchie un projet
profess ionnel». L'autre, baptisé PerformanSe, se présente
c o m m e « un système expert p rodu i san t la descr ipt ion de
la personnal i té d ' u n ind iv idu à par t i r de son auto-évalua
t ion ou de l 'observation de tiers [. . .]• U n e arborescence
complexe du logiciel ainsi q u ' u n travail fouillé, coprodu i t
par le C N R S e t un groupe de psychologues du compor t e
m e n t , condu i t à sélect ionner les é léments de personnal i té
p a r m i les 3 8 0 0 pages de traits de caractère mémor i sés
dans l 'outil ».
Ce discours est à p rendre au sérieux. D a n s la stratégie
du ma in t i en de l 'ordre, son b u t est doub le : faire croire
que la modern isa t ion est un processus m e n é dans l ' intérêt
de tous et qu'il n 'y a ni raison ni moyen de s'y opposer ; et
masquer le fait inqu ié tan t que, pa rmi 1'« élite dirigeante »,
pe r sonne ne sait où l 'on va.
I - La Barbarie douce, la modernisation aveugle des entreprises et de
l'école, Par is , La D é c o u v e r t e , 1999. Les ci tat ions qui suivent sont
extra i tes de ce l ivre.
L'esprit du temps
S O C I É T É C I V I L E
De la langue nazie, Jean-Pierre Faye écrit : « Le plus é ton
n a n t , c'est q u e ses inconséquences mêmes la servent: car
celles-ci j o u e n t éga lement dans le c h a m p qui les a p r o
dui tes , elles t enden t , d i ra i t -on, à le recharger 1 . » La L Q R
ne craint pas, elle n o n plus, l ' inconséquence . C'est ainsi
que , d ' une part , on exalte la démocra t ie par lementa i re et
le m o d e de g o u v e r n e m e n t qu i lui est p ropre , et d 'au t re
par t et s i m u l t a n é m e n t on célèbre les vertus de la société
civile sans se soucier de la cont radic t ion que recèle cette
d o u b l e p r o m o t i o n . « Société civile » est u n e expression
anc ienne que l 'on t rouve en France chez Bossuet , chez
Mon te squ i eu , chez Rousseau, avec p o u r « civile » le sens
neu t re de civitatis, « de la C i té » (avec un C : dans u n e
no t e du Contrat social Rousseau précise : « Le vrai sens de
ce m o t s'est p resque e n t i è r e m e n t effacé chez les
mode rnes ; la p lupar t p r e n n e n t u n e ville p o u r u n e Ci té et
u n bourgeo i s p o u r u n C i t o y e n 2 » ) . J u s q u ' à l a fin d u
XVIII e siècle, en Ang le te r re et en France , la « société
civile » se confond avec la « société » tou t cour t . Miche l
Foucaul t , dans sa leçon du 4 avril 1979 , identifie la pre-
1 - Le Langage meurtrier, Par is , H e r m a n n , 1996, p. 8 I, Les italiques
sont de l 'auteur.
2 - Le Contrat social, I, V I , Par is , Garn ie r -F lammar ion , p. 57.
66 L Q K
mière appar i t ion de l 'opposi t ion société civi le/gouverne
m e n t chez T h o m a s Paine : « La société est un pa t ron [au
sens a n g l a i s : un p r o t e c t e u r ] , l e g o u v e r n e m e n t est un
punisseur . En tou tes c i rcons tances , la société est u n e
bénédic t ion . Le gouve rnemen t n'est au mieux q u ' u n mal
nécessaire, au p i re i l est i n t o l é r a b l e 1 . » Plus tard , Karl
M a r x réglera son c o m p t e à la dual i té État-société civile :
« L'État po l i t i que se c o m p o r t e envers la société civile
[bürgerliche Gesellschaft] d ' une maniè re aussi spiritualiste
que le ciel envers la terre. Il se t rouve envers elle dans la
m ê m e oppos i t ion , i l en vient à b o u t de la m ê m e maniè re
que la religion s u r m o n t e la l imi ta t ion du m o n d e profane,
c 'est-à-dire qu ' i l est de n o u v e a u c o n t r a i n t de la r econ
naître, de la rétablir et de se laisser lu i -même d o m i n e r par
elle. D a n s sa réali té la p lus i m m é d i a t e , dans la société
civile, l ' h o m m e est un être profane. Et c'est j u s t ement là
où , à ses propres yeux et aux yeux des autres, il passe p o u r
un i n d i v i d u réel, qu ' i l est u n e figure sans véri té . En
revanche, dans l 'État , où i l est considéré c o m m e un être
géné r ique , l ' h o m m e est l e m e m b r e imagina i re d ' u n e
société illusoire, dépoui l lé de sa vie réelle d ' ind iv idu et
empl i d ' une universalité irréelle 2 . »
La L Q R rétabli t un divorce qu i sert les intérêts d o m i
n a n t s . Elle dés igne par « société civile » tout ce qui
n'appartient pas au monde politique, à l 'univers é ta t ique,
et m ê m e s 'oppose (pos i t ivement ) à eux : associa t ions ,
O N G , syndicats, individus j o u a n t un rôle publ ic du fait
de leur type d 'ac t ion ou de leur métier. « Le premier élé-
1 - Thomas Paine, Common Sense Adressed to the Inhabitants of
America, Phi ladelphie, W. and T. Brad fo rd , 1776. C i t é par Michel
Foucaul t , Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 314.
2 - Sur la question juive. Philosophie, Par i s , Ga l l ima rd , Fo l io ,
pp. 58-59.
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 67
m e n t qu i m e semble pa rcou r i r t o u t e cet te t h é m a t i q u e
générale de la phob ie d 'Éta t , disait Foucaul t , c'est d o n c
cet te pu issance i n t r i n sèque de l 'É ta t pa r r a p p o r t à son
objet-cible q u e serait la société civile 1 . »
Faire la p r o m o t i o n de la société civile, toujours présen
tée c o m m e honnê t e , efficace, désintéressée, c'est admet t r e
du m ê m e c o u p la décrépi tude d ' une « pol i t ique » fondée
sur les jeux pa r l emen ta i r e s et l 'activité des par t is , c'est
reconnaî t re que les « représentants du peuple » ne repré
sentent plus rien de connaissable. Ce qui expose parfois à
d 'é t ranges con to rs ions : « M. Bernard Kouchner , secré
taire d 'Éta t à l 'action humani t a i r e , a a n n o n c é d i m a n c h e
12 mai [1991] son in t en t ion de créer un m o u v e m e n t qu i
s 'appellera "Société civile". "L ' invent ion po l i t ique ne se
fait pas dans les part is . Elle se fait dans la société civile et
dans les associa t ions . [Ce m o u v e m e n t ] a p p o r t e r a à la
pol i t ique ce re tour à la noblesse d o n t elle a besoin" » {Le
Monde, 14 ma i 1991) . On peu t se d e m a n d e r s'il est bien
r a i sonnab le d ' o c c u p e r u n e place minis tér ie l le d a n s un
système gouvernementa l où l 'on ne cultive ni l ' invent ion
po l i t ique ni la noblesse. Mais derrière ces in t en t ions se
dess inent par t r ansparence les a r g u m e n t s en faveur du
« mo ins d 'É ta t » libéral et se reconnaî t « le paradoxe qu i
fait valoir sous le n o m de démocra t ie la p ra t ique consen
suelle d 'effacement des formes de l'agir d é m o c r a t i q u e 2 ».
Pro tagonis te d ' u n e forme ex t rême de cet effacement,
Vlad imi r Pou t ine fi t usage de la no t i on de société civile
p o u r rassurer l ' o p i n i o n après son c o u p d ' É t a t de l 'été
2 0 0 4 : « Con t repa r t i e de ce renforcement de la "verticale
du pouvo i r " [admirab le e u p h é m i s m e ] , une plus grande
participation de la société civile a été évoquée par le prési-
I - Leçon du 7 mars 1979, in Naissance de la biopolitique, op. cit.
1 - Jacques Ranc iè re , La Mésentente, Paris, Ga l i l ée , 1995, p. 142.
68 L Q R
den t russe. Des "forums de l ' op in ion publ ique" p o u r r o n t
être créés, qu i se ron t consul tés par le pouvoir , n o t a m
m e n t sur des projets de loi en cours d 'é laborat ion » {Le
Monde, 15 sep tembre 2 0 0 4 . Souligné par m o i ) .
Cro i r e aux capacités d ' o p p o s i t i o n de la société civile
face au pouvoir , y t rouver selon les te rmes de Foucau l t
« cette réalité qu i s ' impose, qu i lut te et qui se dresse, qui
s 'insurge et qu i échappe au gouvernement , ou à l 'État, ou
à l ' ins t i tu t ion 1 », c'est méconna î t r e qu'i l s'agit en réalité
d ' u n relais dans la technologie m o d e r n e du pouvoir . Le
gouve rnemen t lu i -même , par médias interposés ou direc
t emen t , cherche à p romouvo i r l ' idée d ' une société civile
qu i lui ferait c o n t r e p o i d s . Pe r sonne ne s ' é tonne n i ne
d é n o n c e u n e confusion des genres en app renan t qu'« u n e
semaine avant l 'arrivée de Sarkozy à la tête de l 'UMP, le
min i s t r e de la Jus t ice , D o m i n i q u e Perben , a a n n o n c é
qu'i l allait réactiver le club Dia logue et Initiative, fondé
par Raffarin, Miche l Barnier, Jacques Barrot et l u i -même
en 1999 . Objec t i f : "Dia loguer avec la société civile" et
rec ru te r 20 0 0 0 m e m b r e s d ' ici à 2 0 0 7 » {Libération,
20 novembre 2 0 0 4 ) . Le m ê m e journa l ind ique sans c o m
mentaires qu'« à l ' initiative de l ' inst i tut Fernand-Braudel ,
un think tank de Sâo Pau lo , la mai r ie , la pol ice et la
société civile se réunissent chaque mois p o u r définir les
m o y e n s de lu t t e c o n t r e la v io lence » (29 s e p t e m b r e
2 0 0 4 ) .
( D a n s les pays « en d é v e l o p p e m e n t » soumis à des
régimes dictatoriaux, l 'opposi t ion se désigne souvent elle-
m ê m e c o m m e « société civile », expression qu i recouvre
alors u n e t o u t au t re réal i té . E d w a r d Said écri t pa r
exemple : « J 'ai l 'expérience du m o n d e arabe, où la société
civile a disparu au cours des vingt ou vingt-c inq dernières
I - Naissance de la biopolitique, op. cit, p. 300.
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 69
années. D a n s des pays c o m m e l 'Irak ou la Syrie, il n 'y a
pas de société civile ; tou t , y compr i s l 'universi té , a été
politisé, est devenu part ie de la société po l i t i que 1 . » D a n s
ce passage, « société pol i t ique » vaut p o u r « régime de dic
ta ture ».)
D a n s l ' idéalisation de la société civile, les organisat ions
n o n gouvernementa les ( O N G ) jouen t les premiers rôles.
Leur popular i té r e m o n t e à la fin des années 1960 avec les
d é b u t s de Greenpeace e t de M é d e c i n s sans f ront ières .
Ma i s à n o t r e é p o q u e où le « n o n - g o u v e r n e m e n t a l » et
P« humani ta i re » t i ennen t u n e telle place que l 'on a m ê m e
inventé u n e nouvelle catégorie du droi t in ternat ional , le
droit humanitaire2, les O N G son t souvent dé tournées de
leur but . Selon A r u n d h a t i Roy, « En Inde , par exemple, le
b o o m des O N G subvent ionnées a c o m m e n c é à la f in des
années 1980 et dans les années 1990. Il a coïncidé avec
l ' ouver tu re des marchés ind iens au néo l ibéra l i sme . A
l 'époque, l 'État, se con fo rman t aux exigences de l 'ajuste
m e n t s t ruc ture l , res t re ignai t les subsides des t inés au
d é v e l o p p e m e n t rura l , à l ' agr icul ture , à l 'énergie , aux
t ranspor ts et à la santé pub l ique . L'État a b a n d o n n a n t son
rôle t r ad i t i onne l , les O N G o n t c o m m e n c é à travailler
dans ces d o m a i n e s . La différence, b ien sûr, est q u e les
fonds mis à leur disposi t ion ne formaient q u ' u n e m i n u s
cule fract ion des coupes opérées dans les f inances
publ iques . La p lupar t des O N G sont f inancées e t pa t ron
nées par les agences d 'aide au déve loppement qui sont à
leur tour financées par les gouvernements occidentaux, la
B a n q u e mond ia l e , les N a t i o n s unies e t que lques en t re -
1 - Powers, Politics and Culture, Londres , B loomsbury , 2004, p. 191
(ma t raduct ion) .
2 - Vo i r le dossier du Monde « G u e r r e cont re le te r ro r i sme et droi t
human i ta i re» , 30 juin 2004.
70 L Q R
prises mul t ina t ionales [ . . . ] . Sur le long te rme, elles sont
responsables envers leurs dona teur s , pas envers les gens
pa rmi lesquels elles travaillent. Plus la dévastat ion causée
par le néo l ibéra l i sme est i m p o r t a n t e , p lus elles p ro l i
fèrent. Rien n'illustre cela de maniè re plus po ignan te que
les Eta ts-Unis s 'apprêtant à envahir un pays et p réparan t
s i m u l t a n é m e n t les O N G à s'y rendre p o u r ne t toyer les
dégâ ts 1 ».
En France, les médias util isent les O N G et l ' h u m a n i
taire p o u r combler un vide qui n'est pas — en tou t cas pas
seu lement - financier : il s'agit de fournir à la démocra t ie
l ibérale le « s u p p l é m e n t d ' â m e » d o n t elle a, para î t - i l ,
besoin. Cer tes , le d o u t e s'est ins inué chez certains devant
les b o m b a r d e m e n t s humani ta i res de l'ex-Yougoslavie et la
r écupé ra t i on par le social - l ibéral isme d 'associa t ions
c o m m e S O S Racisme ou Ni putes n i soumises. I l n ' em
pêche : la L Q R con t inue à p r o m o u v o i r la société civile et
à p rône r la r é d e m p t i o n par l 'humani ta i re .
V A L E U R S U N I V E R S E L L E S
U n e au t re i n c o n s é q u e n c e spécif ique de la l angue de la
V e Républ ique est la façon d o n t elle exalte les valeurs uni
verselles d o n t la France est supposée por teuse . Les valeurs,
l 'universalisme français reviennent sans cesse dans les p ro
pos officiels récents. D a n s un entre t ien avec les lecteurs
du Parisien (13 sep tembre 2 0 0 4 ) , D o m i n i q u e de Vil lepin
évoque « nos valeurs partagées », « la fidélité à nos valeurs
et à la démocra t ie ». Le soir du ré férendum cons t i tu t ion
nel, p r e n a n t la parole sur les chaînes pub l iques en t an t
I - Con fé rence donnée à San Franc isco le 16 août 2004 (Le Monde
diplomatique, septembre 2004).
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 71
que minis t re de l 'Intérieur, il conc lu t : « Il est essentiel de
mesurer les at tentes et les aspirations du peuple français
e t de n o u s rassembler a u t o u r des valeurs de la R é p u
bl ique. » D 'après l 'article 1-2 du projet de traité cons t i tu
t i onne l rejeté ce jour - là , « L 'Union [européenne] est
fondée sur les valeurs de respect et de d igni té h u m a i n e ,
de liberté, de démocrat ie , d'égalité, de l 'État de droi t ainsi
q u e du respect des dro i t s de l ' h o m m e , y c o m p r i s des
droi ts des personnes a p p a r t e n a n t à des minor i t és , dans
u n e société caractérisée par le plural isme, la non-d iscr i
mina t ion , la tolérance, la justice, la solidarité et l'égalité
ent re les femmes et les h o m m e s ».
Les é léments de ce ver tueux catalogue sont recyclés à
l 'infini. Ainsi , q u a n d Jean-Pierre Raffarin, alors Premier
minis t re , a n n o n c e la fondat ion de la « Ci té nat ionale de
l 'histoire de l ' immigra t ion » dans le bâ t imen t cons t ru i t à
l a p o r t e D o r é e par A lbe r t Lap rade p o u r l 'Expos i t ion
coloniale de 1 9 3 1 , il fait l 'éloge de la France « fidèle à son
histoire et à ses valeurs de tolérance et d 'universal isme »,
e s t imant q u ' u n Français au jou rd 'hu i , « c'est un c i toyen
qui a en par tage ces valeurs [la liberté, l 'égalité, la frater
n i t é ] , qu i croi t en l 'universel , e t qu i pense e t r a i sonne
dans no t re langue, no t re langue qui est le vecteur m ê m e
de no t r e c ivi l isa t ion» (8 jui l let 2 0 0 4 ) . Jacques Ch i r ac ,
dans l 'al locution devant les mil i tantes de Ni putes ni sou
mises d o n t j ' a i déjà parlé, p r o n o n c e cinq fois « valeurs de
la Répub l ique » en mo ins de trois pages et, sur la lancée,
il vantera à H o n g k o n g les « valeurs démocra t iques » du
régime qui sévit sur ce territoire {Le Monde, 14 oc tobre
2 0 0 4 ) .
T h é o r i c i e n s e t journa l i s tes du m a i n t i e n de l 'o rdre
puisent eux aussi dans la boî te des valeurs républicaines et
universel les . Le Figaro du 17 n o v e m b r e 2 0 0 4 i n d i q u e
par exemple que « dans le "socle" p roposé par le r appor t
72 L Q P.
T h é l o t sur l 'avenir du système scolaire, seront dispensées
une cul ture human i s t e et scientifique ainsi que les valeurs
de la R é p u b l i q u e ». {Socle est un m o t qu i se r é p a n d
a u j o u r d ' h u i dans l a L Q R c o m m e u n e a m a n i t e e n
a u t o m n e . « Q u e l est le socle c o m m u n sur lequel croyants
e t n o n - c r o y a n t s p e u v e n t s ' e n t e n d r e ? » d e m a n d e
M g r Jean-Pierre Ricard, prés ident de la Conférence des
évêques de France , dans un en t re t i en pub l i é dans
Le Monde Au 17 ju in 2005 . )
A l 'Assemblée nat ionale , le 10 décembre 2 0 0 4 , Chr i s
t ine Bou t in dénonce la menace queer cont re l 'universel :
« La France en vient p e u à peu à renier les principes qui
o n t fait sa g randeur . C 'es t la t r a d u c t i o n ins idieuse de
l ' idéologie du gender, influente à l ' O N U et au Par lement
eu ropéen , qu i r eme t en ques t i on la différence sexuelle
c o m m e fait objectif et universel sur lequel repose l 'orga
nisat ion sociale! [...] Basculer dans la reconnaissance de
désirs subjectifs et ind iv idue ls , c'est a t t en t e r aux bases
m ê m e s de n o t r e sys tème normat i f . » Plus p rosa ïque ,
Nico las Sarkozy s'en t i en t aux valeurs e u r o m é d i t e r r a -
néennes . En visite en Israël, il p r o n o n c e un discours à la
conférence d 'Herzl iya (16 décembre 2004) : « N o u s par
tageons la m ê m e mer : la Médi te r ranée . Vos valeurs sont
celles des E u r o p é e n s . Vous êtes p lus p roches de n o u s
culturel lement que de certains de vos voisins » (lesquels ?).
La m o r t de Der r ida - qu i était t o u t sauf un por t eu r de
valeurs - a permis aux officiels de broder é l égamment sur
le t h è m e . Le p rés iden t de la R é p u b l i q u e l'a t ra i té de
« penseu r de l 'universel », ce q u i ne m a n q u e pas de
p iquan t , s'agissant du père de la décons t ruc t ion ; le Pre
mier minis t re a évoqué « sa p u d e u r et sa vo lonté de c o m
prendre l 'autre » {l'autre, souvent o r thographié l'Autre, est
un personnage f r équemment rencont ré q u a n d i l est ques
t ion de valeurs) ; le minis t re de la Cu l tu re et de la C o m -
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 73
munica t i on a ind iqué qu'il « a su allier la grande t radi t ion
ph i losoph ique à des sources plus mystérieuses, plus silen
cieuses, n o t a m m e n t en puisant dans la pensée juive, son
legs familial ».
Après Sartre, après Foucaul t , après Deleuze, on pouvai t
espérer en avoir fini avec l 'exploitat ion des valeurs univer
selles. Qu 'e l le soit devenue quo t id i enne et éhon tée repré
sente un cas du s y m p t ô m e déjà décri t qu i consiste à se
féliciter p o u r ce q u ' o n possède le mo ins , p o u r ce q u ' o n
est le m o i n s . La France pays des droits de l'homme, la
France terre d'accueil ces expressions récurrentes n ' on t été
justifiées q u ' à des m o m e n t s h i s to r iques très cou r t s :
quelques mois p e n d a n t la Révolut ion, quelques semaines
p e n d a n t la C o m m u n e de Paris — d o n t le minis t re du Tra
vail était Léo Frankel, un ouvrier a l lemand, et qu i avait
confié à deux immigrés polonais la condu i t e de ses c o m
b a t t a n t s 1 . Le reste du t e m p s - c 'est-à-dire , en s o m m e ,
presque t o u t le t emps - , les étrangers o n t été au mieux
harcelés et au pire persécutés , le régime de V ichy et le
pouvo i r ac tuel é t a n t allés j u squ ' à p u n i r sévè rement
l 'hébergement de ceux qui é ta ient /sont en si tuat ion « irré
gulière ». Vil lepin, au teu r d ' u n livre q u e la cr i t ique aux
ordres a qualifié d ' h u m a n i s t e 2 , souha i t e pa rven i r à
« 20 000 éloignements [admirez l ' euphémisme] d 'é t ran
gers en s i tuat ion irrégulière en 2 0 0 5 » et insiste p o u r q u e
1 - Il s'agissait de D o m b r o w s k i , qui sera tué sur une barr icade rue
Myrha, et de W r o b l e w s k i , qui conduisi t la cont re -a t taque de la
But te-aux-Cai l les et parv int à s 'échapper. « Th ie rs , la bourgeois ie, le
Second Empi re avaient cont inuel lement t rompé la Pologne par de
bruyantes professions de sympathie, tandis qu 'en réal i té ils la
l ivraient à la Russie dont ils faisaient la sale besogne. La C o m m u n e
a fait aux fils héroïques de la Pologne l 'honneur de les placer à la
tê te des défenseurs de P a r i s » (Ka r l Marx , Adresse au Conseil général
de l'Association Internationale des travailleurs, Londres , 30 mai 1871).
2 - Le Requin et la Mouette, Par is , P i o n , 2004.
74 L Q K
les préfets s'assurent de « la validité des certificats d 'héber
g e m e n t » (Le Monde, 10 décembre 2 0 0 4 ) . Ma famille et
m o i - m ê m e devons not re survie à des fonct ionnaires de la
mair ie de Marseil le qui o n t pris le r isque, en 1943 , de ne
pas obéir à pareilles in jonct ions .
P e n d a n t les so ixante -d ix ans de la I I P R é p u b l i q u e
— ent re la répression de la C o m m u n e sous l 'œil des Prus
siens et la r e d d i t i o n au M a r é c h a l en j u i n 1 9 4 0 à Bor
deaux —, il était p lu tô t ques t ion de la mission civilisatrice
de la France. Je me souviens d 'avoir reçu autrefois, à u n e
d i s t r i b u t i o n des prix, des livres d ' u n e col lec t ion qu i
s 'appelait « 110 mi l l ions de França i s» . L'expression est
au jou rd ' hu i c o m i q u e , mais les manue l s scolaires con t i
n u e n t à ma in ten i r l 'équilibre entre crimes et « bienfaits »
de la co lonisa t ion française, tou jours présentée c o m m e
plus h u m a i n e que les autres, celle de Léopold au C o n g o ,
du Kaiser chez les Herreros , des Anglais en Inde . D a n s le
discours de Raffarin au futur musée de l ' immigra t ion , la
seule a l lus ion au fait q u e « l ' épopée coloniale » n 'a pas
toujours été une idylle t ient en u n e phrase d ' une absolue
symétrie : « La colonisat ion et la décolonisat ion font par
tie de no t re histoire, avec les ombres et les lumières, les
réal isat ions et les d r a m e s atroces, le b o n h e u r et les
guerres. » Gageons q u e si ce musée voi t le jour , on n 'y
verra pas de salles consacrées aux massacres o rdonnés par
les généraux d o n t le n o m a été d o n n é à des rues et des
avenues dans tou te la France, de Bugeaud à Faidherbe, de
Lyautey à de Lattre. S'agissant de l ' immigra t ion , on n'y
évoquera sans d o u t e ni le d r a m e des Indoch ino is impor
tés de force p o u r servir de m a i n - d ' œ u v r e dans les usines
d ' a r m e m e n t p e n d a n t la Première Guer re mond ia l e ; ni la
pet i te île de P o u l o - C o n d o r au sud de la Coch inch ine , qu i
servit de lieu d ' en fe rmement et de to r tu re aux mil i tants
nationalistes ; ni le sort des « tirailleurs sénégalais » ( terme
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 75
génér ique p o u r tous les Africains enrôlés dans les Forces
françaises libres) ; ni les Algériens jetés dans la Seine le
17 oc tobre 1 9 6 1 . Le devoir de mémoire, fo rmule d u e à
M i t t e r r a n d , me semble- t - i l , e t r é p a n d u e depu i s dans
la L Q R , c o r r e s p o n d à u n e fo rme de n é g a t i o n n i s m e :
n 'oubl ions pas les ma lheurs q u e nous avons subis, mais
m a i n t e n o n s a u t a n t qu ' i l est poss ible le silence sur nos
propres forfaits.
L E S N O B L E S S E N T I M E N T S
« À certains m o m e n t s , il faut savoir cha rmer ; à d 'autres,
en imposer . » C e t a p h o r i s m e d ' E d o u a r d de Ro thsch i ld
- « pa t r ic ien soucieux du déba t pub l i c », successeur de
Jean -Luc Lagardère à la prés idence de France Ga lop et
act ionnaire de référence de Libération1 — illustre le p ro
cédé t y p i q u e m e n t L Q R consis tant à présenter les « élites
d i r igeantes » c o m m e u n e sor te de b o n p a p a collectif,
sévère mais bienveillant, f e rmement décidé à faire régner
la justice p o u r le b o n h e u r des popula t ions .
C ô t é père Fouet ta rd , le vocabulaire est a b o n d a n t et
varié. On est déterminé: « La France cont inuera à opposer
une déterminat ion sans faille à toutes les formes de terro-
I - te Journal du dimanche, 5 décembre 2004. La prise de part icipa
t ion d'un Rothschi ld dans le journal fondé par Jean -Pau l Sa r t re
marque le stade final d 'une évolut ion dont G u y Hocquenghem décr i
vait déjà le début en 1986 (Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col
Mao au Rotary, r ééd . avec une préface de Serge Hal imi , Marse i l le ,
Agone , 2003). Dans son éditor ial du 3 décembre 2004, Serge July
éc r i va i t que « s o n inves t i ssement [ce lu i de Ro thsch i l d ] dans
Libération sera son premier pas de patr ic ien soucieux du débat public
et du rô le i r remplaçable qu'y joue la presse quot id ienne écr i te et
payan te» . Sur ce sujet, voir P ie r re R imber t , L ibérat ion de Sartre à
Rothschild, Par is , Raisons d'Agir Édi t ions, 2005.
76 L Q R
risme », annonce le président de la Républ ique dans une
in te rvent ion télévisée après la l ibérat ion des journalistes
otages (22 décembre 2004) . On est résolu, responsable, cou
rageux. « Il faut avoir le courage de poser la quest ion des
procédures d ' é lo ignemen t [entendez : d 'expuls ion] »,
affirme Nicolas Sarkozy dans un article du Monde inti tulé
« Pourquoi des sans-papiers ?» (18 janvier 2 0 0 3 - aucun
h u m o u r décelable dans ce ti tre). On sait faire preuve de
rigueur et de fermeté: « Inv i t é du journa l télévisé de
20 heures sur T F 1 , le minis t re de l 'Intérieur, Jean-Louis
Debré , a réitéré ses propos de fermeté, précisant une nou
velle fois qu"'i l n 'y aura pas de régularisation" [des sans-
papiers] » {Le Monde, 18 août 1996) . François Fillon, on
l'a vu, s'était engagé à « u n e fermeté absolue » envers les
jeunes filles qui se présenteraient à la rentrée scolaire avec
un foulard sur la tête (France Inter, 8 juillet 2004) .
Les réac t ions do iven t être rap ides , en temps réel -
cur ieuse expression de la L Q R : q u e p o u r r a i t b ien être
u n e réac t ion en t e m p s v i r tue l ? C o n t r e les faucheurs
d ' O G M , u n e circulaire de D o m i n i q u e Perben, garde des
Sceaux, d e m a n d a i t aux magis t ra t s (4 j u in 2 0 0 4 ) « de
veiller à ce q u e les au teu r s de tels faits, dès lors qu ' i ls
a u r o n t été identifiés et appréhendés par les services d 'en
q u ê t e , so ient poursu iv i s avec r igueur e t fe rmeté , en
t e n a n t c o m p t e de leur personna l i t é , suivant les voies de
traitement en temps réel sous les qualifications pénales les
plus adaptées aux faits de l 'espèce ». (La maniè re d o n t il
sera t enu c o m p t e de la personnal i té des dé l inquants n'est
pas précisée.) On est b i en déc idé à u n e tolérance zéro
cont re tou t m a n q u e m e n t à l 'ordre républicain. On n'ac
cepte plus ces zones de non-droit où m ê m e la police n'ose
plus aller. On comba t toutes les démissions — de la famille,
de l'école, de la justice —, tous les laxismes condu i san t à la
fin de l'autorité.
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 77
I l ne m a n q u e pas de bons esprits p o u r déplorer cette
fin, d o n t ils t rouvent les prémisses dans la « pensée 68 ».
Ainsi Alain Renau t , g rand pour fendeur de cette pensée
( représentée par M i c h e l Foucau l t , Pierre Bourd i eu ,
Jacques D e r r i d a e t autres fossoyeurs de l ' a u t o r i t é 1 ) ,
prend-i l posi t ion sur le carcéral : « Si chacun ou presque
vo i t sans difficulté, a u j o u r d ' h u i , q u e la p r iva t ion de
l iberté, sous la forme de l ' incarcérat ion, n'est pas forcé
m e n t la solut ion la plus appropriée , on c o m m e n c e aussi à
apercevoir que l 'a t t i tude qu ' induisai t la déconst ruct ion de
la pénal i té m o d e r n e n'est pas n o n plus, en ouvran t sou
ven t sur u n e s imple d é n o n c i a t i o n de " l 'É ta t péna l "
c o m m e tel, celle qui , de tou te évidence, r isque de s'avérer
la plus féconde. À déculpabi l iser en effet le c r iminel , à
psychologiser ou à sociologiser son acte, on ne l 'a ide
a u c u n e m e n t à se recons t ru i re u n e vo lon té responsable ,
bref à construire u n e subjectivité qu i lui a en part ie fait
défau t 2 . » La reconst ruct ion de la volonté et de la subjec
tivité par la prison, il fallait y penser.
C e p e n d a n t , ces ministres austères, ces inflexibles jour
nalistes, ces chefs d ' en t repr i se dé t e rminés , ces intel lec
tuels incor rup t ib les ne do iven t s u r t o u t pas être mis en
scène c o m m e i n h u m a i n s . L'intitulé m ê m e des différents
ministères et secrétariats d 'Éta t ind ique déjà tou te la solli
c i t ude du pouvo i r envers les couches défavorisées de la
p o p u l a t i o n . C 'es t ainsi q u e le g o u v e r n e m e n t Vi l lep in ,
const i tué au l endemain du rejet de la C o n s t i t u t i o n euro
p é e n n e , c o m p r e n d un min i s t r e dé légué à l 'Égali té des
1 - Luc Fe r r y et Ala in Renaut , La Pensée 68, Par is , Ga l l imard , Fol io,
1988.
2 - La Fin de l'autorité, Par is , F lammar ion, 2004, p. 224.
78 L Q R
chances, un autre à l 'Emploi , au Travail et à l ' Inser t ion
profess ionnel le des j eunes , u n e min i s t r e dé léguée à la
C o h é s i o n sociale et à la Pari té , un au t re à la Sécur i té
sociale, aux Personnes âgées, aux Personnes handicapées
et à la Famille. Le précédent g o u v e r n e m e n t compor t a i t
en ou t re un secrétaire d 'É ta t à la Lut te cont re la précari té
et l 'exclusion. Jeunes et vieux, handicapés , femmes, pré
caires, familles, exclus et victimes en tou t gen re 1 o n t ainsi
un(e) minis t re qu i veille sur eux depuis les hau teurs de
l 'exécutif républicain.
La L Q R soul igne tou tes les occur rences où , face à
l'inacceptable, à l'intolérable, à l'odieux, ceux qu i di r igent
et in forment le pays se m o n t r e n t capables, c o m m e vous
et m o i , d 'émot ion , ci indignation et m ê m e d'effroi. Le
25 mars 2 0 0 2 , à l 'occasion d 'une grève des conduc teurs
d ' au tobus marseillais après une agression, Danie l Bilalian
appara î t , bouleversé , au j o u r n a l de 13 heures de
France 2 : « On ne sait plus quel adjectif employer. On
pouva i t penser à l ' impensab le su rvenu la semaine der
nière à Évreux, dans un supermarché à Nan tes , ou encore
à Besançon avec ces deux jeunes filles t o r tu ran t u n e troi
s i è m e . . . Eh b ien à Marsei l le , c'est au t re chose . » C e t t e
« agression » annoncée avec tant d ' é m o t i o n trois semaines
avant l 'élection présidentielle était s imulée par le chauf
feur p o u r ob ten i r u n e m u t a t i o n . Lors d ' une autre agres
s ion du m ê m e genre , celle de M a r i e L. e t de son bébé
dans le R E R (9 juillet 2 0 0 4 ) , survenue c o m m e tous les
I - N ico las Sarkozy a c réé (16 juin 2005) une «dé léga t ion c o m m u
ne à la pol ice et à la gendarmer ie chargée de pi loter la pol i t ique
d'aide aux v ict imes au sein du ministère de l ' I n té r i eu r» . Le lende
main, Pascal C lémen t , ministre de la Jus t i ce , a déc laré au Monde qu'i l
avait désigné deux membres de son cabinet « pour s 'occuper du pro
blème des v i c t i m e s » . « P e r s o n n e , a-t-il préc isé, n'a le monopo le des
v ic t imes. »
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 79
médias l 'ont souligné « au l endemain du discours hau te
m e n t symbo l ique de Jacques C h i r a c au C h a m b o n - s u r -
Lignon appelant tous les Français à un "sursaut" face à la
m o n t é e de l ' an t i sémi t i sme », le p r é s iden t de la R é p u
bl ique a « exprimé son effroi » et d e m a n d é que les auteurs
de « cet acte odieux » soient retrouvés, « jugés et c o n d a m
nés avec t o u t e la sévérité q u i s ' impose » (Le Monde,
13 juillet). Au l endemain de l ' incendie du centre social
juif de la rue Popincour t - œuvre d ' un pauvre fou, juif de
surcroît —, Chi rac fait par t de sa « profonde ind ignat ion »,
c o n d a m n e « avec force cet acte inqualifiable » et rappelle
« la d é t e r m i n a t i o n absolue [la d é t e r m i n a t i o n p rés iden
tielle est t a n t ô t absolue, t a n t ô t sans faille] des pouvoi r s
publics à rechercher les auteurs de ces agissements inac
ceptables ». Ber t rand Delanoë se déplace sur les lieux, où
il se déclare ému de ces événements qu i « in te rv iennen t
dans un c l imat malsa in et d a n g e r e u x » (Le Monde,
24 août 2 0 0 4 ) . Jack Lang s 'enflamme : « Ha l t e aux beaux
discours , aux larmes de crocodi le , aux paroles verbales
et aux sempi te rne l s regrets ou p leurn icher ies , place à
l 'action. » (Il ne précise pas quel type d 'action il envisage.)
Mais c'est bien malgré elles que nos élites sont amenées
à s ' indigner car leur t endance naturel le les por te ra i t au
contra i re à Y écoute b ienvei l lante du peup le enfant - en
par t icu l ie r après le r é f é r e n d u m c o n s t i t u t i o n n e l de m a i
2 0 0 5 : « Il faut intégrer une d imens ion d 'écoute . N o t r e
rôle n 'est pas u n i q u e m e n t de faire de l ' a rgent , mais
d 'avoir un m i n i m u m de responsabili té dans la société »,
déclare H u g u e s A r n a u d Meyer, ex-candidat à la succes
sion de Seillière à la tête du M e d e f (Le Monde, 1 e r j u in
2 0 0 5 ) . N o s dirigeants ne m a n q u e n t jamais u n e occasion
de manifester leur indulgence p o u r ceux qui ne sont pas
80 L Q R
assez éduqués - in fo rmés p o u r c o m p r e n d r e le sens des
efforts faits p o u r leur venir en aide. Leur solidarité avec
ceux qui souffrent est sans faille, su r tou t q u a n d ces der
niers son t devenus célèbres. Chirac , q u a n d il app rend la
l ibérat ion de Georges M a l b r u n o t e t Chr is t ian Chesno t ,
« i n t e r r o m p t i m m é d i a t e m e n t ses vacances à Mar rakech ,
où il vient d'arriver ». L'ensemble des médias souligne ce
sacrifice en rappelant l ' impl icat ion personnel le du prési
d e n t t ou t au long de l'affaire. Vanessa Schneider rappelle
q u e « le 5 ma i 1988 , il est le p remier à se précipi ter sur le
t a rmac de l 'aéroport p o u r serrer les mains de Marcel Car
t o n , Marce l F o n t a i n e e t Jean-Pau l K a u f f m a n n libérés
après trois ans de dé ten t ion au Liban » et qu ' en 1995 « il
se rend de nouveau à Villacoublay p o u r accueillir les deux
pilotes français retenus quat re mois en Bosnie après que
leur M i r a g e a été a b a t t u » (« C h i r a c , profess ionnel du
regard moui l l é », Libération, 23 d é c e m b r e 2 0 0 4 . On le
re t rouvera é v i d e m m e n t six mois p lus tard au bas de la
passerelle de l 'avion rapat r iant Florence Aubenas) .
Les h o m m e s d 'E ta t n ' o n t pas l e m o n o p o l e du cœur .
Les f inanciers son t eux aussi des âmes sensibles, c o m m e
leurs journa l i s tes ne m a n q u e n t pas de le soul igner . Le
ba ron Seillière s'attriste q u e l 'on « a t t r ibue faci lement à
l 'entreprise le fait d 'ê t re l icencieur, pol lueur , harceleur,
menteur , etc. Le comba t p o u r l 'entreprise est un c o m b a t
p o u r p résen te r les valeurs de ce mé t i e r q u i s o n t au
contraire l ' embauche , l ' innovat ion, la format ion , la p ro
m o t i o n des h o m m e s e t des f emmes e t f o n d a m e n t a l e
m e n t , l a source du progrès e t du c h a n g e m e n t dans la
société» {Entreprendre, décembre 2 0 0 4 , p . 35 ) . Wen d e l
Inves t i s sement , fonds de p l a c e m e n t a p p a r t e n a n t à
Seillière, vient de faire un d o n de 3,5 mil l ions d 'euros à
l ' Insead, école de m a n a g e m e n t i n t e rna t i ona l e liée au
C e n t r e in te rna t iona l W e n d e l p o u r les entreprises fami-
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 81
liales. M m e Priscilla de Mous t ie r , qu i assure Y interface
(mot L Q R type), précise : « N o u s sommes cont r ibu teurs ,
n o n seulement f inancièrement , mais aussi intellectuelle
m e n t . Le groupe familial fait l 'objet d ' u n cas d 'enseigne
m e n t » {Le Monde, 10 décembre 2 0 0 4 ) . Michel Foucaul t ,
dans son cours du 21 mars 1979 , expliquait que « les gens
qui o n t des revenus élevés son t des gens qui dé t iennent ,
c o m m e le prouve le caractère élevé de leurs revenus, un
capital h u m a i n élevé. Et le p rob l ème p o u r eux, c'est de
t ransmet t re à leurs enfants n o n pas te l lement un héri tage
au sens classique du te rme, q u e cet autre é lément qui , lui
aussi, lie les générat ions les unes aux autres, mais sur un
tou t aut re m o d e que l 'héritage t radi t ionnel , c'est la t rans
mission du capital h u m a i n 1 » .
La po l i t ique de la Ville de Paris ruisselle elle aussi de
b o n n e s i n t e n t i o n s . D a n s sa c a m p a g n e p o u r les Jeux à
Paris en 2 0 1 2 , le maire a répété qu'il les voulait « p o p u
laires, solidaires, écologiques et é thiques », l 'accent é tan t
mis sur « des modes de t ranspor t propres , des infrastruc
tures conformes aux no rmes de H a u t e Qua l i t é Env i ron
nementa le ainsi que sur le déve loppement durable ». La
liste des sponsors — Bouygues, Carrefour, Axa, Lagardère,
Accor . . . - laissait prévoir ce qu i en aurai t été. Ber t rand
Delanoë précisait q u e « cette "trace o lympique" est aussi
s y n o n y m e de conviviali té et de to lérance accrues : c'est
dans cet esprit que nous avons mis l 'accent sur l'accessibi
lité des l ieux aux pe r sonnes hand icapées , car la cité de
d e m a i n ne doi t pas exclure mais au cont ra i re s 'enrichir
des différences et favoriser leur expression ha rmon ieuse »
(édi tor ia l de la revue m u n i c i p a l e A Paris, n o v e m b r e -
d é c e m b r e 2 0 0 4 , c 'es t -à-dire au d é b u t d ' u n e vague de
froid. Les milliers de personnes qui d o r m e n t dans les rues
I - Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 250.
82 L Q R
de la capitale a u r o n t t rouvé là une occasion de s'enrichir
de leur différence).
Parmi les thèmes rassurants destinés à faire cont repoids
au d iscours répressif, la convivialité est l ' un des p lus
r épandus . Elle est conseillée par voie d'affiches dans les
t ranspor t s en c o m m u n parisiens, ce qu i n ' e m p ê c h e pas
leurs responsables de faire patrouil ler dans les couloirs du
mé t ro des équipes de sécurité beaucoup plus terrifiantes
que la police, avec leurs chiens d 'a t taque . La S N C F lance
le « i-tgv » sur sa ligne Médi t e r ranée : la r ame compor t e r a
trois espaces, « bien-être », « convivialité » et u n e voi ture
« découve r t e ». Les con t rô l eu r s p r e n d r o n t le n o m de
« superviseurs ». D a n s un terrain vague du X I I e a r rondis
s e m e n t t r ans formé en « j a rd in pa r t agé» de 2 3 6 m 2 , les
bénéficiaires « se sen ten t frustrés de n 'avoir à b iner q u e
leur seul enclos malgré la convivialité des soupes collec
tives régulières» {Libération, 13 oc tobre 2 0 0 4 ) . Ent re la
place de la R é p u b l i q u e et la gare de l 'Est, à l ' a u t o m n e
2 0 0 4 , on pouvai t lire sur des p a n n e a u x en regard des tra
vaux : « Afin d ' a m é n a g e r vo t re qua r t i e r en vér i table
espace de vie convivial et t ranquil le , la Mair ie de Paris va
t ransformer le boulevard Magen ta en espace civilisé. » Au
premier plan de l ' image de synthèse i l lustrant les travaux
t e rminés , u n e j e u n e f e m m e seule, assise sur un b a n c ,
semble réfléchir à son procha in suicide. Dans un ar ron
dissement voisin, un p a n n e a u de m ê m e style précise que
les bacs à fleurs par lesquels on s 'apprête à défigurer la rue
des Rosiers - projet réalisé à l 'été 2 0 0 5 - son t là p o u r
« favoriser u n e plus g rande convivialité dans un envi ron
n e m e n t végétalisé ». (Je conseillerais volontiers aux pou r -
chasseurs professionnels du « nouvel ant isémit isme » de se
pencher sur cette végétalisation-là.)
Convivial i té de Paris-Plage, de la N u i t b lanche, de ce
qu 'est devenue la G a y Pride, des « espaces civilisés » : le
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 83
b u t est de représenter u n e ville p ropre et joyeuse vivant
des expériences festives et c o m m u n a u t a i r e s sous l 'œil
bienveillant de ses édiles de gauche . La sécurité n'est pas
p o u r a u t a n t oubl iée . Dav id M a n g i n , « archi tecte , u rba
nis te , lauréat du pro je t de r énova t ion des Hal les de
Par i s 1 » , a p p o r t e des préc is ions sur ce p o i n t dans un
article p r ô n a n t la fluidité de la ville : « Il n'est pas du t o u t
prouvé q u ' u n système d'espace publ ic passant (des rues,
p o u r parler simple) avec covisibilité jour et nu i t et distri
b u a n t des cours, des jardins, des clos, n ' appor te pas tou t
a u t a n t u n e cosurveillance efficace et citoyenne, de m ê m e
que des possibilités d ' in te rvent ion rapide d ' une gendar
merie et d ' u n e police de proximi té » [Le Monde, 17 ju in
2 0 0 5 , sou l igné par m o i ) . La cosurvei l lance efficace e t
c i toyenne c o m m e premier t emps de la délat ion ?
U N E S É M A N T I Q U E « A N T I T E R R O R I S T E »
Pour des raisons t e n a n t à l 'histoire et à la cu l tu re pol i
t ique, les suites du 11 sep tembre 2001 on t été plus graves
en France que dans les autres pays européens . Le disposi
tif policier déjà bien fourni a été renforcé et des lois sécu
ritaires c o m m e on n 'en avait pas vu depuis Vichy o n t été
votées sans t rop de protes ta t ions . Mais ces mesures spec
taculaires ne son t peu t - ê t r e pas le p lus i m p o r t a n t de
l'affaire. Les mo t s et syntagmes qui firent alors leur appa
r i t ion dans la L Q R , les modificat ions de forme et su r tou t
de sens d 'expressions anc iennes , t ou t e cet te dérive aura
peut-ê t re un impact plus durable que des décrets, arrêtés
I — Sur cet te rénovat ion et sur ce projet , vo i r François F romono t ,
La Campagne des Halles, les nouveaux malheurs de Paris, Par is , La
Fabr ique, 2005.
84 l Q R
et lois abrogeables du jou r au l endemain . C 'es t que les
faits de langage son t plus têtus que les autres, et su r tou t
qu'ils sont performatifs : par leur appar i t ion , ils révèlent
des t endances qu ' i ls c o n t r i b u e n t ensu i te à renforcer,
c o n t a m i n a n t pa r o n d e s successives d 'au t res mi l ieux ,
d 'autres castes, d 'autres médias .
Ainsi a- t -on vu surgir du m a g m a média t ico-pol i t ique
u n e ent i té nouvel le , Xarabo-musulman, qu i a gagné en
quelques semaines tou te la L Q R jusque dans ses variantes
les plus distinguées. Dans un entretien accordé au Monde
(28 août 2004) , où chaque m o t est pesé, D o m i n i q u e de
Villepin, à l 'époque ministre de l 'Intérieur, laisse échapper
u n e ligne révélatrice : pa r l an t des « act ions violentes à
caractère antisémite sur les sept premiers mois de l 'année »,
il précise que « c inquante [d'entre elles] on t été commises
par des individus d'origine arabo-musulmane». À l 'autre
bord (si l 'on peut dire), Michel Rocard écrit dans Le Figaro
du 16 novembre 2004 : « Il faut aussi trouver des alliés, au
sein du monde arabo-musulman, p o u r t r iompher des forces
de destruct ion qui s'y d o n n e n t libre cours. »
On connaissait les judéo-bolcheviques, les hit léto-trots-
kistes, mais les a rabo-musulmans ? Le succès de la formule,
repose d 'abord sur l ' ignorance des Français, don t beaucoup
sont convaincus que les Turcs et les Iraniens sont des
Arabes et q u e tous les Arabes sont m u s u l m a n s . Arabo-
musulman renforce cette ignorance et favorise l 'amalgame
de tous les basanés. Elle aide à légitimer la « lutte anti terro
riste » dans le mét ro , les cités, les aéroports. Ceux qui sont
fouillés au corps, gardés à vue, recondui ts à la frontière,
sont-ils des citoyens de la Républ ique démocra t ique algé
r ienne, du R o y a u m e maroca in , de la Répub l ique t u n i
sienne ? Viennent-i ls d'ailleurs, Saoudiens, Syriens ou, qui
sait, Palestiniens ? Peu impor te au fond, ce sont des arabo-
musu lmans , cible n° 1 de la « lut te antiterroriste ».
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 85
P o u r r écupé re r les Arabes c i toyens français d a n s le
g r a n d a m a l g a m e , o n d i spose d ' u n m o t p lus a n c i e n ,
maghrébin, appa ru après l ' indépendance p o u r remplacer
nord-africain — t r op lié à nordaf, l ' une des expressions
méprisantes du b o n vieux t emps . Q u e maghrébin soit un
m o t du colonial isme me semble évident p o u r plusieurs
ra isons . Il y a la f réquence du fan tasme : M a r i e L., la
m y t h o m a n e du R E R d o n t j ' a i parlé plus hau t , n'est que
l 'une des centaines de femmes décrivant leurs agresseurs
c o m m e « des jeunes de type maghréb in ». De plus, ent re
Agad i r et Dje rba , les gens à qu i l 'on d e m a n d e r a i t « ce
qu ' i ls son t » r é p o n d r a i e n t sans d o u t e maroca ins , ou
kabyles, ou de Bizerte, ou arabes, mais pas maghréb ins .
La L Q R a r emplacé nord-africain pa r l ' e u p h é m i q u e
maghrébin dans les années 1960 , m o m e n t où elle a aban
d o n n é l ' euphémisme israélite p o u r désigner le juif — évo
lu t ion croisée qu i en d i t l ong sur la place des deux
groupes dans la société française.
C o m m e leurs pa ren t s , les fils et filles de maghrébins
son t désignés en L Q R par u n e expression globalisante :
issu(e)s de l'immigration. D a n s un guide int i tulé Laïcité et
enseignement dis tr ibué par la Conférence des présidents
d'universités, Chr is t ian Mestre , ancien président de l 'uni
versité Strasbourg III écrit : « Ce t t e démocra t i sa t ion [de
l ' ense ignement supér ieur] a a m e n é dans les universi tés
des popula t ions qui n'y allaient pas jusque-là, en par t icu
lier des j eunes issus de l ' i m m i g r a t i o n qu i avaient u n e
autre religion, d 'autres pra t iques cul turel les 1 . » (La p o n c
t u a t i o n est révélatr ice : un p ré s iden t d 'un ivers i t é écri t
n o r m a l e m e n t : « des jeunes , issus de l ' immigra t ion , qu i
ava i en t . . . » ; l ' absence de v i rgule après i m m i g r a t i o n ,
o u t r e qu 'el le est g r a m m a t i c a l e m e n t fautive, renforce
I - France Soir, 13 septembre 2004.
86 L Q K
l 'essent ial isat ion de ces jeunes- là , qu i e n c o m b r e n t nos
halls d ' immeubles , nos centres de ré tent ion, nos prisons.)
D a n s L'Express du 20 s e p t e m b r e 2 0 0 4 , P ie r re -André
Taguieff s'avance : « La cond i t i on de tou te act ion collec
tive cont re la "montée de l 'ant isémit isme" est de recon
naître q u e l ' intégrat ion des jeunes issus de l ' immigra t ion
a en part ie échoué . » Nicolas Weill , pour fendeur journa
l i s t ique de l ' an t i sémi t i sme dans sa vers ion es tampi l lée
Likoud, parle de « nouveaux acteurs de la ha ine antijuive,
n o m m é m e n t des agresseurs issus des banl ieues ou de
l ' immigra t ion 1 ».
Malgré la x é n o p h o b i e généralisée pos t -11 sep tembre ,
on n ' en t end jamais traiter d'issu(e)s de l'immigration des
jeunes gens ou jeunes f i l les nés en France de parents por
tugais , italiens ou polonais . C 'es t q u e l 'expression a un
sens clair p o u r t ou t le m o n d e : né(e)s de parents « maghré
bins ». Ces « jeunes »-là, proies tou tes désignées p o u r le
redoutable salafisme, hab i t en t des quartiers sensibles (on
peu t regretter que les modes d'expression de cette sensibi
lité ne so ient jamais précisés). Un récent r a p p o r t de la
section « dérives urbaines » des renseignements généraux
- des s i tuat ionnistes infiltrés aux RG ? - p ropose hu i t cri
tères p o u r dé te rmine r si un quartier sensible est m a r q u é
par un r i sque de repli communautaire: « u n n o m b r e
i m p o r t a n t de familles d 'o r ig ine i m m i g r é e , p r a t i q u a n t
parfois la polygamie ; un tissu associatif c o m m u n a u t a i r e ;
la présence de commerces e thniques ; la mul t ip l ica t ion de
lieux de cul te m u s u l m a n ; le po r t d 'habi t s o r i en taux et
religieux ; les graffitis an t i sémi tes et a n t i - o c c i d e n t a u x ;
l 'existence, au sein des écoles, de classes regroupan t des
I - La République et les Antisémites, Par is , Grasse t , 2004, p. 15. Ce
l ivre paraît dans la co l lect ion « N o u v e a u col lège de ph i losoph ie» ,
dir igée par Alain Renaut .
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 87
pr imo-a r r i van t s ne pa r l an t pas français ; la difficulté à
m a i n t e n i r u n e présence de Français d 'o r ig ine »
(Le Monde, 6 juillet 2 0 0 4 ) .
« Sensible » est un qual if icat i f qu i p e u t sembler t r o p
a n o d i n . D a n s Le Figaro (16 d é c e m b r e 2 0 0 4 ) , Jean-
Phi l ippe Moine t , fondateur de l 'Observatoire de l 'extré
misme, i nd ique que son « p lan d 'ac t ion et d ' in format ion
civique », p résen té par le H a u t Conse i l à l ' in tégra t ion ,
propose u n e « série d 'act ions de proximi té ciblées vers les
2 0 0 quart iers classés "ultra-sensibles" par les services de
l ' In té r ieur et devenus des foyers d ' i n to l é t ance inaccep
tables ». Il s'agit de « margina l i ser le prosé ly t i sme d ' u n
autre âge de quelques extrémistes ». Faire de Vultra-sensi
bilité u n e cible à r édu i r e pa r des ac t ions de proximité
paraî t en effet un p r o g r a m m e civique à me t t r e en œuvre
d 'urgence, car « les forces qui exploi tent les identi tés exa
cerbées ne sont pas inactives en France, c o m m e ailleurs
en Europe ».
Lslamiste, autre m o t déferlant de l 'après-11 sep tembre ,
est si s o u v e n t uti l isé dans les faits-divers, les r a p p o r t s
d 'experts et les j o u r n a u x télévisés q u ' o n pe rd de vue sa
na ture de double t pervers, qu i a sur islamique l 'avantage
de r imer avec terroriste. D a n s le dossier du Monde sur
« L'état de la "menace islamiste" trois ans après le 11 sep
t embre » (11 sep tembre 2 0 0 4 , les gui l lemets son t de la
rédact ion du journa l ) , Gilles Kepel exp l ique : «J 'a i op té
très tôt p o u r le t e rme "islamiste", plus exac tement "mou
v e m e n t islamiste". Eux s 'appellent harakat islamiyya, le
" m o u v e m e n t is lamique". Devons -nous calquer leur ter
m i n o l o g i e ? N o n . On ne do i t pas p r e n d r e p o u r a rgen t
c o m p t a n t la façon d o n t un m o u v e m e n t ou un g roupe se
définit. » Mais qui sont-ils donc , « eux », ceux d o n t il faut
88 L Q R
éviter de reprendre les t e rmes ? Réponse de Kepel : « Q u i
a c o m m i s les a t ten ta t s de M a d r i d ? Des jeunes émigrés
dévoyés qui faisaient par t ie du tissu social de l ' immigra
t ion locale. Il y a là un véri table p rob l ème qui t ient à la
poros i té du passage en t re le salafisme, cet te m o u v a n c e
ul trar igoriste qu i in t ime aux jeunes de se laisser pousser
la barbe , aux f i l les de se voiler, p r ô n e la r u p t u r e au q u o
t id ien avec l ' e n v i r o n n e m e n t i m p i e décr ié , e t l a m o u
vance salafiste d j ihad is te q u i , elle, d é b o u c h e sur le
ter ror isme [ . . . ] . La m e n a c e ne sera é radiquée que si les
sociétés civiles s ' emp lo i en t d ' u r g e n c e à l ' é rad iquer . »
C e l u i qu i p r ô n e ainsi u n e société civile éradicatrice,
c o m m e les généraux-bour reaux de l 'Algérie, n'est n i un
policier ni un expert de la « lu t te ant i terror is te » : Gilles
Kepel est un « spécial is te r e c o n n u de l 'espace a r a b o -
m u s u l m a n » (d ' après Le Mondé), t i tu la i re de la cha i re
M o y e n - O r i e n t - M é d i t e r r a n é e à Sc iences-Po. D a n s ses
p ropos et ses livres, il est fidèle à u n e t rad i t ion r e m o n
t a n t à Tocquevi l l e , l ' un des génies tuté la i res de ce t te
école, qu i écrivai t en 1841 : « A p r è s l ' i n t e rd i c t i on du
c o m m e r c e , le s e c o n d m o y e n [de r édu i r e la rés is tance
arabe en Algérie] est le ravage du pays. Je crois q u e le
dro i t de la guerre nous autor ise à ravager le pays et que
n o u s devons le faire soi t en d é t r u i s a n t les mo i s sons à
l ' époque de la récolte, soit dans tous les t emps en faisant
de ces incurs ions rapides q u ' o n n o m m e razzias e t qui o n t
p o u r objet de s 'emparer des h o m m e s et des t r o u p e a u x 1 . »
Ravager le pays (Tocquevil le, 1841) , éradiquer la m o u
vance salafiste en France (Kepel, s ep tembre 2 0 0 4 ) , net
toyer au K â r c h e r la C i t é des 4 0 0 0 de La C o u r n e u v e
(Sarkozy, j u in 2005) : la seule vraie différence est dans la
I — Travail sur l'Algérie, 1841, in Sur l'Algérie, Par is , Garn ie r -
F lammar ion, 2003, p. ! 14.
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 89
langue, d ' u n cynisme élégant chez le hobereau n o r m a n d ,
d ' une bru ta le vulgari té chez le professeur et le minis t re .
Les islamistes son t tou jours suspects d 'ê t re liés à Al-
Qaida, expression q u o t i d i e n n e m e n t r encon t rée dans la
L Q R . Peu impor t e que dans tou te l 'Europe des procès se
soient te rminés par la déconfi ture d 'accusat ions fondées
sur un n o m , u n e p h o t o floue, un m o n t a g e policier bâclé.
Peu i m p o r t e qu' i l soit désormais clair q u ' A l - Q a i d a , en
t a n t qu 'o rgan i sa t ion ten tacu la i re e t s t ruc tu rée , n 'existe
t ou t s implement pas. Un ancien responsable de la CIA,
chargé de l ' infdt ra t ion d 'agents au M o y e n - O r i e n t pen
dan t plus de vingt ans, r é p o n d aux quest ions de Libéra
tion (21 novembre 2003) : «Je ne vois rien qui pe rme t t e
de parler d ' u n "cerveau" derr ière ces a t ten ta t s [à Is tan
b u l ] . A l - Q a i d a est u n e idée, pas un m o u v e m e n t s t ruc
turé . Je pense m ê m e que le 11 septembre a été commis en
"sous- t ra i tance" 1 . » Ce qu i n ' empêche pas Patrick Saba-
t ier de conc lu re dans un édi tor ia l pub l i é sur l a m ê m e
page : « N o u s sommes nous aussi des cibles à abattre p o u r
les fous d 'Allah. Les mach ines infernales de Ben Laden
seront un jou r ou l 'autre lancées cont re Berlin ou Paris,
c o m m e elles l 'ont été cont re N e w York ou Is tanbul , e t ce
q u o i qu ' i l arrive en I rak ou en Palest ine. D a n s cet te
guerre, la neutral i té n'est pas u n e op t ion . » Sinistres p ré
dict ions en vérité, qui me font penser à un épisode i roni
q u e m e n t ci té par Mach iave l dans le Discours sur la
première décade de Tite-Live : « Un p lébé ien , n o m m é
I — Il me semble bien avoir é té parmi les premiers à le dire en
France (Chronique de la guerre civile, Par is , La Fabr ique, mars 2004).
Voir plus récemment l 'analyse détai l lée d 'O l iv ie r Roy ( « A l - Q a i d a ,
label ou o rgan i sa t i on?» , Le Monde diplomatique, septembre 2004).
90 L Q R
Marcus Cedi t ius , v in t déclarer au Sénat que , passant la
n u i t dans la rue Neuve , i l avait e n t e n d u u n e voix plus
forte q u ' u n e voix h u m a i n e lui o r d o n n e r d 'aver t i r les
magis t ra t s q u e les Gau lo i s vena i en t à [ s ' apprê ta ien t à
envahir] R o m e . Pour expliquer la cause de tels prodiges,
il faudrait avoir u n e connaissance des choses naturelles et
surna ture l les q u e je n 'ai pas . I l se p o u r r a i t q u e l'air,
d 'après cer tains ph i losophes , fût peup l é d ' in te l l igences
qu i , assez douées p o u r p réd i re l 'avenir, e t t ouchées de
c o m p a s s i o n p o u r les h o m m e s , les avert issent par des
signes de se m e t t r e en garde con t r e le pér i l qu i les
m e n a c e 1 . »
Pa rmi les effets du 11 s e p t e m b r e en France , i l faut
c o m p t e r la levée des barrages naguère dressés, dans la
langue publ ique , par la bienséance et le sens des conve
nances. La haine de l ' i s lam 2 s 'exprime désormais dans des
mi l ieux , des revues, des i n s t i t u t i ons q u e l ' on pensa i t
s inon imperméables au racisme, du mo ins opposés à son
expression ouverte . C'est ainsi que Rober t Misrahi , p ro
fesseur éméri te à la Sorbonne , explique dans Le Figaro du
16 oc tobre 2 0 0 4 que « si les islamistes souhai ten t la m o r t
n o n seulement de leurs victimes mais encore des na t ions
qu'ils comba t t en t , les démocra tes , de leur côté, ne visent
q u e l ' anéan t i s semen t du t e r ro r i sme e t n o n pas des
na t ions musu lmanes . Ce t t e dissymétrie, qui empêche le
re tour à l 'état de na ture intégral, est à l ' honneur de toutes
les démocra t i e s . Mais elle ne do i t pas deven i r l ' a rme
1 - Discours sur la première décade de Tite-Live, l ivre premier, LV I ,
Par is , Ga l l imard , col l . La P lé iade, p. 500.
2 - Je l 'écris avec un / c o m m e le veut le code typographique s'agis-
sant de la rel igion, mais j 'aurais aussi bien pu l 'écr i re avec un I, car
la haine en quest ion englobe aussi bien la civi l isation islamique.
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 91
u l t i m e des islamistes [ . . . ] . À t r o p vou lo i r sauvegarder
n o t t e p u r e t é e t n o t r e légal isme, n o u s n o u s ferions les
complices des agresseurs et nous manque r ions , par no t re
passivité, à la responsabil i té que nous avons à l 'égard de
toutes les vict imes de la violence idéologique ». Co ïnc i
dence ou malice du me t t eu r en page ? L'article du Pr Mis -
rahi , spécialiste de Spinoza , pa ra î t sur la m ê m e page
q u ' u n p laca rd publ ic i t a i re p o u r l ' E u r o p e a n Secur i ty
Advocacy G r o u p , organisme de sécurité privé qui incite à
« des mesures fortes cont re le t e r ro r i sme . . . en coopérant ,
en par tageant l ' informat ion et l 'expertise, et en uti l isant
tou te la force de nos lois » (www. esag.info).
D a n s la revue fondée par R a y m o n d A r o n {Commen
taire, n° 107 , a u t o m n e 2 0 0 4 ) , Alain Besançon, directeur
d 'é tudes à l 'Ecole des hautes é tudes , m e m b r e de l ' Insti
t u t , expl ique , dans un art icle m o d e s t e m e n t in t i tu l é
« L'islam », qu 'à la différence du juda ï sme et du christia
n isme, i l ne s'agit pas d ' une religion révélée. Le C o r a n ,
« négat ion de l 'histoire », ne saurait avoir le m ê m e s ta tut
que la Bible ou le N o u v e a u Tes tament . En conséquence ,
« il faudra i t veiller à expurger du d iscours ch ré t i en
c o n t e m p o r a i n des expressions aussi dangereuses q u e "les
trois religions abrahamiques" , "les trois religions révélées"
et m ê m e "les trois religions monothé i s tes" ». Expurger est
é v i d e m m e n t plus u rba in qu 'éradiquer . « La plus fausse de
ces expressions [visant à met t re ces trois religions sur le
m ê m e plan] est "les trois religions du livre". Elle ne signi
fie pas q u e l 'islam se réfère à la Bible, mais qu'il a prévu
p o u r les chrét iens, les juifs, les sabéens et les zoroastriens
u n e catégorie j u r id ique , "les gens du Livre". » Lesquels
gens, poursu i t l ' académicien, o n t b ien de la chance car
« ils peuven t pos tu ler au s ta tu t de dhimmi, c 'est-à-dire,
m o y e n n a n t d iscr iminat ion , garder leur vie et leurs biens
au lieu de la m o r t ou de l'esclavage auxquels sont p romis
92 L Q R
les kafir, ou païens ». Il y a dans le Tartuffe u n e extraordi
naire didascalie intercalée dans le discours de l ' h o m m e en
noir et qui précise : c'est un scélérat qui parle.
La L Q R est t o u t aussi é loquente par ce qu'elle ne di t
pas . D a n s les premiers jours de la « mob i l i sa t ion géné
rale » qu i a suivi l 'enlèvement de Chr is t ian C h e s n o t et de
Georges M a l b r u n o t en Irak, personne ne s'est souvenu de
« leur chauffeur syrien ». Jacques Ch i r ac , le 29 aoû t
2 0 0 4 : « M e s chers c o m p a t r i o t e s , depu i s u n e semaine ,
deux journalistes français, CC e t G M , o n t été enlevés en
Irak. Et c'est à eux, à leurs familles et à leurs proches , que
je veux dire, au n o m de tous les Français, no t re solidarité
et no t re dé t e rmina t ion [ . . . ] . Au jourd 'hu i , c'est tou te la
N a t i o n qui est rassemblée, car ce qu i est en jeu, c'est la
vie de deux F rança i s . . . » Pas un m o t du chauffeur.
Q u a n d les médias se sont r endu c o m p t e qu'i l était mal
adroi t de l 'oublier au m o m e n t précis où l 'on cherchai t à
persuader les ravisseurs q u e les Arabes et les m u s u l m a n s
é ta ien t des Français t o u t à fait c o m m e les autres , on a
c o m m e n c é à par ler de « C C , GM et leur chauffeur
syrien ». L'idée q u ' u n Syrien, chauffeur de surcroît , puisse
avoir un n o m ne les a effleurés q u e très tard, lorsqu'il est
apparu que les otages étaient sans d o u t e passés en Syrie et
que M o h a m m e d al-Joundi , était peut-ê t re un personnage
plus i m p o r t a n t q u ' o n ne le pensai t dans cette affaire.
L ' E F F R O I , L A V I O L E N C E
D a n s un passage célèbre du 18 Brumaire de Louis Bona
parte, Karl M a r x décr i t l 'état d 'espr i t de la bourgeois ie
française à la veille du coup d 'Éta t : « [...] on c o m p r e n d r a
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 93
q u e dans cet te confusion incroyable de fusion, de révi
sion, de prorogat ion , de cons t i tu t ion , de conspira t ion , de
coalit ion, d 'usu rpa t ion et de tévolut ion, le bourgeois ait
crié dans un accès de fureur à sa Répub l ique par lemen
taire : "P lu tô t u n e fin effroyable q u ' u n effroi sans fin !" ».
D a n s l 'actuel le « confus ion incroyable », les accès de
fureur ne s o n t pas de mise . P o u r les g o u v e r n e m e n t s
c o m m e p o u r les sociétés cotées en Bourse, l 'une des règles
de la « b o n n e gouvernance » est que l'effroi des dir igeants
ne doi t pas se répandre . Les sujets de t rouble sont d o n c
traités par les médias et les poli t iciens dans u n e version
pa r t i cu l i è r emen t n e u t r e e t t e c h n i q u e de l a L Q R , d ' o ù
sont exclus à la fois les présages funestes et les excès ver
baux - insolence, ou t rance et insultes.
On pourrai t y voir c o m m e un effet de la pacification des
m œ u r s décrite par Norbe r t Elias s'il n'existait un domaine
où la langue publ ique conserve ou retrouve les mots de la
violence : q u a n d se déroule le combat p o u r la défense pla
nétaire de l ' h o m m e blanc, au loin, c o m m e dans les impor
tations hexagonales de la guerre civile mondia le .
C e u x qu i osen t c r i t iquer la po l i t i que des É ta t s -Un i s
f o r m e n t l ' une des p remières cibles de cet te v io lence .
Ains i , dans un art icle in t i tu lé « C r i s p a t i o n a m é r i c a n o -
p h o b e » (26 n o v e m b r e 2 0 0 4 ) , Pat r ick Jarreau, naguère
grisâtre co r respondan t du Monde à Wash ing ton , s'en pre
nai t avec u n e lourde ironie aux détracteurs du prés ident
réélu : « George Bush n'a pu l ' empor te r qu ' au bénéfice de
la peur et grâce aux manipu la t ions sordides du diabol ique
Karl Rove. Pensez d o n c ! Le déba t a por té sur les "valeurs
morales". Quel le ho r reu r ! C o m m e n t peu t -on vouloir dis
cuter, au jourd 'hu i , de morale ? Q u e l obscuran t i sme ! [...]
I l est e n t e n d u q u ' u n e vaste conspi ra t ion de zélotes évan-
gélistes, tous plus bornés , ignorants et réact ionnaires les
u n s q u e les autres , a pris le pouvo i r a u t o u r de Geo rge
94 L Q R
Bush, qui serait en que lque sorte le Savonarole de cette
Florence puissante et surarmée . » Pour Alexandre Adler
- autrefois k r e m l i n o l o g u e ha l luc iné dans Libération,
désormais p r o m u géopolit icien, a m e n é par ses analyses à
prédire que la guerre d ' I rak n 'aurai t pas lieu (Le Figaro,
8 mars 2 0 0 3 ) , malgré la présence d 'armes de des t ruct ion
massive (France C u l t u r e , 21 juil let 2 0 0 3 ) , e t q u e J o h n
Ker ry serai t élu p rés iden t des É ta t s -Un i s (Le Figaro,
6 septembre 2004 ) - , « L 'ant iaméricanisme est un senti
m e n t fascisant qui , de fait, se t touve en sympath ie avec le
"fascisme m u s u l m a n " propagé par les islamistes 1 ».
Selon Jean-Franço i s Revel, de l 'Académie française,
« D a n s le d o m a i n e de l 'ant i -américanisme, le tréfonds de
la déchéance intellectuelle — je ne m e n t i o n n e m ê m e pas
l ' ignominie mora le , sur laquelle on est blasé, je ne parle
q u e de l ' i ncohérence des idées - a été a t t e in t en sep
t embre 2 0 0 1 2 » .
Les ex -nouveaux ph i lo sophes ne son t pas en reste.
A n d r é G l u c k s m a n n : « Les v i t upé ra t i ons vieilles d ' u n
siècle v isant Wal l Street pu is H o l l y w o o d son t à pe ine
rafraîchies par l ' incr iminat ion de C N N , M c D o , Coca e t
d u F M I . Des géné ra t ions d ' académic iens , d e Georges
D u h a m e l à M a u r i c e D r u o n , o n t r a r e m e n t oub l i é de
maud i r e l ' incul ture yankee tandis que , sous la condu i t e
de M a u r i c e T h o r e z e t de José Bové, les d é m u n i s s o n t
appelés à défder con t re le "système", con t re le Kapital,
l ' impérial isme et la mond ia l i s a t ion 3 . » Et Be rna rd -Henr i
1 - J'ai vu finir le monde ancien, Par is . G rasse t , 2002 ; Hache t te
P lur ie l , p. 69. Ce l ivre a obtenu le Pr ix du l ivre pol i t ique 2003,
décerné par un jury présidé par Phi l ippe So l le rs , où siégeaient ent re
autres Berna rd Gue t ta , A l a i n - G é r a r d Slama, Laurent Joffr in e t J e a n -
P ie r re Elkabbach.
2 - L'Obsession anti-américaine, Par is , Pocke t , 2002, p. 24.
3 — Ouest contre Ouest, op. cit., p. 23.
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 95
Lévy : « L 'ant i -américanisme français, cette passion pol i
t ique d o n t on ne rappellera jamais assez qu'elle apparu t ,
chez n o u s , dans la m o u v a n c e des fascistes français des
années 3 0 , ce délire idéo log ique qu i m a s q u e m a l des
sen t iments aussi dou t eux que la ha ine de la démocra t ie
tocquevi l l ienne, le mépr is p o u r un pays artificiel fondé
sur la f ic t ion d ' u n c o n t r a t social quasi rousseauis te , la
nostalgie des vraies c o m m u n a u t é s enracinées dans un sol,
une race, u n e m é m o i r e c o m m u n e , le fantasme enfin d ' u n
pays cosmopol i te vivant sous la loi du lobby juif, l 'ant i-
amér i can i sme français, d o n c , est un a t t r ac teur du pire
d o n t les séduc t ions seraient d ' a u t a n t plus dangereuses
q u ' u n c o u p d 'arrê t symbol ique , venu d ' en hau t , ne lui
serait pas très vite o p p o s é 1 . »
La « lu t te an t i te r ror i s te », les événemen t s du P roche -
O r i e n t e t leurs p r o l o n g e m e n t s en France son t d 'aut res
champs où f leur i t l ' insulte. D a n s un ent re t ien avec Elisa
b e t h S c h e m l a diffusé sur le site P roche -o r i en t . i n fo le
13 oc tobre 2 0 0 3 , Alexandre Adler se laisse aller à dire :
« Au fond, Tariq R a m a d a n , il n'est ni affreux ni sympa
th ique . Je suis beaucoup plus c h o q u é par des traîtres juifs
c o m m e les B r a u m a n e t d ' au t res . Alors é v i d e m m e n t ,
m o n s i e u r M e r m e t , l e journa l i s t e bre jnévien, m o n s i e u r
Langlois, le chef de Politis, et quelques autres, ils savent
dire les choses a u t r e m e n t . Et c'est c o m m e ça q u ' o n ne
p e u t pas les coincer, ceux-là. Ces gens-là me s e m b l e n t
i n f i n i m e n t p lus mépr i sab les , i n f i n i m e n t p lus r é p u
gnants . »
D a n s ce concer t , on t rouve jusqu 'à des psychanalystes :
« Aujourd 'hu i , un terroriste qu i va chercher des enfants
I - Récidives, Par is . G rasse t , 2004, p. 873.
96 L Q R
juifs cachés sous un lit p o u r les tuer ne les voit peut-ê t re
pas c o m m e des h u m a i n s ; ce sont de purs obstacles à sa
p lén i tude narcissique, ou à sa loi, d o n t il a posé que c'est
la vraie, vu que c'est la s i enne 1 . » Ou encore, du m ê m e :
« H a ï r "les Juifs ", c'est d ' abord haïr sa faille identi taire ,
que l 'on t rouve pa r tou t dans sa vie mais que les Juifs rap
pe l len t p lus q u e d ' au t res . C e t t e ha ine c o m p o r t e des
variantes : on peu t m ê m e les jalouser p o u r leur malheur ,
p o u r Auschwitz , face auque l d 'autres malheurs peuven t
sembler minces , et en p rendre o m b r a g e 2 . »
T h é o Klein, « avocat de gauche , ancien p rés iden t du
Crif, é t r a n g e m e n t doci le et aveuglé » ; M g r Gai l lo t ,
« célèbre démagogue chris t iano-gauchis te à la française » ;
« le trotskiste supposé b ien-pensant Danie l Bensaïd » ; « le
boy-scout José Bové, mélange d 'austéri té roublarde et de
narcissisme terne, inca rnan t l 'une de ces mul t ip les réédi
t ions récentes de Tartuffe » ; N o r m a n Mailer , « v ieux
p a m p h l é t a i r e , d é m a g o g u e gauch is te » ; l ' abbé Pierre ,
« a m i célèbre de Roger G a r a u d y et e n n e m i déclaré
du " lobby s ionis te m o n d i a l " » : on ne se c o n t e n t e pas
d ' insul ter l 'adversaire, on le désigne à la v indic te dans un
ouvrage où les quinze pages d ' index se lisent c o m m e u n e
liste de p rosc r ip t ion 3 .
De tels p ropos ne son t pas publiés dans des feuilles à
deux sous, ils ne so r t en t pas d'officines plus ou m o i n s
clandestines. Ils sont proférés sur les ondes nat ionales , ils
paraissent dans les grands quot idiens , ils figurent dans des
livres édités par des maisons réputées et d o n t la cri t ique
1 - Danie l Sibony, L'Énigme antisémite, Par is , Seui l , 2004, p. 69.
2 - Ibid, p. 87.
3 - P i e r r e - A n d r é Taguieff, Prêcheurs de haine, traversée de la judéo-
phobie planétaire, Par is , Mil le et une nuits, 2004, pp. 263 et 2 7 2 ; pavé
de près de I 000 pages où Taguieff, qui fut autrefois un histor ien
convenab le , accumule amalgames et e r reurs factuel les.
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 97
fait l 'éloge. On p e u t se d e m a n d e r p o u r q u o i l a L Q R ,
d 'ordinaire por tée , c o m m e on l'a vu, à l ' euphémisme et
au conformisme anesthésiant , p e u t ainsi « déraper ». La
réponse est s imple : il n 'y a là aucune cont rad ic t ion mais
u n e s imple répar t i t ion des rôles. Pour les idéologues du
net toyage généralisé - de Kabou l à Grozny, de Rafah à
La C o u r n e u v e —, la langue pub l ique la plus adaptée est
celle de l ' i n t im ida t i on . E t ceux qu i o n t chois i c o m m e
terrain de guerre civile le ma in t i en des fictions républ i
caines et ré formatr ices préfèrent s ' a c c o m m o d e r de la
bouffonnerie d ' une sagesse désabusée.
Effacer La division
En 4 0 3 avant no t r e ère, u n e a rmée
hétérocl i te formée par les démocra tes a thén iens en exil
m i t en dé rou te les hopli tes des Trente « tyrans ». C 'é ta i t la
fin d ' une brève parenthèse ol igarchique, après la défaite
d 'Athènes dans la guerre du Pé loponnèse . D a n s La Cité
divisée, Nicole Loraux retrace les événements qu i euren t
l ieu à A t h è n e s en ce m o m e n t c ruc i a l 1 . Les résis tants
démocra t e s , « r e t rouvan t leurs conc i toyens , adversaires
d 'hier , [ jurèrent] avec eux d 'oub l i e r le passé dans le
consensus ». Les Athén iens , de nouveau rassemblés, prê
tèrent so lenne l lement le s e rmen t de ne pas rappeler les
malheurs du temps de la tyrannie , qui se t rouvèrent ainsi
rejetés dans l 'oubli collectif. La Cité divisée m o n t r e que
cette amnis t ie n'est pas aussi su rp renan te qu' i l y paraî t .
Elle p e u t en effet se lire c o m m e la c o n s é q u e n c e d ' u n
souci c o n s t a n t chez les A t h é n i e n s , celui de refuser ou
d 'occulter la stasis - m o t qui « ne désigne é tymologique-
m e n t qu 'une posi t ion », mais qu i en vient à signifier suc
cess ivement prise de pos i t i on , pa r t i , séd i t ion , e t enfin
guer re c iv i le 2 . La po lysémie de stasis m e t sur la t race
1 - La Cité divisée, l'oubli dans la mémoire d'Athènes, Par is , Payot et
Rivages, 1997; Pet i te bibl iothèque Payot , 2005. Les ci tat ions qui
suivent sans références sont extra i tes de ce l ivre except ionnel .
2 - Même si N ico le Loraux souligne que l'expression «guer re c iv i le»
est romaine et non grecque.
102 L Q R
d ' u n e sor te de d é n é g a t i o n chez les A t h é n i e n s : ils se
refusent à accepter que « la division devenue déchirure »
soit fo rcément p résen te dans la po l i t ique et m ê m e la
const i tue, à l 'état de spectre, de jou te oratoire ou de lut te
a r m é e 1 . Les historiens et les phi losophes présentent tou
jours la guerre civile c o m m e un fléau et la victoire y est
considérée c o m m e « mauvaise victoire », sans rien de c o m
parable à la gloire des guerres extérieures. Par l 'amnistie,
l 'Athènes convalescente efface jusqu 'à la m é m o i r e de la
divis ion. C e t t e mise à l 'écart de la stasis passe par u n e
réécriture de l 'histoire. Nicole Loraux d o n n e en exemple
le cas d 'Ephial te , chef démocra te célèbre, maî t re à penser
de Périclès, qui avait osé réduire les prérogatives du conseil
a r i s tocra t ique de l 'Aréopage et fait descendre les véné
rables suppor t s des lois de Solon de la colline sacrée de
l 'Acropole vers l 'Agora. Ephial te fut assassiné en 4 6 0 - 4 6 1
et t ou t laisse à penser qu'il s'agit d ' u n meur t r e pol i t ique.
Or , sur ce personnage impor tan t , « nous ne savons vrai
m e n t ni qui il était, ni ce que fut sa vie, ni ce que furent
les circonstances exactes de sa m o r t [ . . . ] . D 'Aris tote , qui
d o n n e les seules informat ions d o n t nous disposons réelle
m e n t (le n o m du meurt r ier et la précision que ce fut "un
m e u r t r e par ruse", en d 'autres te rmes un guet -apens) , à
D iodore p o u r qui tou t s implement "il d isparut u n e nui t" ,
on peu t suivre le travail d ' un très remarquable processus
d'effacement progressif du meur t re ».
L'histoire n 'est pas le seul te r ra in où se j oue l'efface
m e n t . Il y a aussi l 'usage des m o t s . L'un des plus forte
m e n t associés à l 'Athènes classique est démocratie. Or ,
dans démocra t ie , il y a kratos qu i signifie la supériori té , la
I - Je me sens autor isé à employer des not ions comme « dénéga
t ion » par l 'exemple même de N i c o l e Loraux dans la Cité divisée
(vo i r en part icul ier p. 74 sq.).
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 103
victoire. C 'es t p o u r q u o i , « c o m m e si les cités refusaient
d ' adme t t r e que , dans l'exercice du pol i t ique , i l y ait pu
avoir place p o u r du kratos, parce que cela reviendrai t à
entér iner la victoire d ' u n e part ie de la cité sur une autre,
et d o n c à renoncer au fantasme d ' une cité u n e et indivi
sible, le m o t est é t r a n g e m e n t absen t de l ' é loquence
civique ou du récit des historiens [ . . . ] . En évitant de p ro
nonce r un n o m qui a d ' abord été infligé au régime par
ses adversaires c o m m e le plus dépréciat if des sobriquets ,
[les démocrates] adme t t en t impl ic i tement que demokratia
signifie qu'i l y a eu division de la cité en deux parties et
victoire de l 'une sur l 'autre ». Nicole Loraux détaille les
stratégies d 'év i tement du m o t demokratia : la subs t i tu t ion
r ampan te par politeia (« cons t i tu t ion »), la des t ruc t ion du
sens sous l 'hyperbole (la « b o n n e démocra t ie » exaltée en
évoquan t mille ans de passé radieux, de Thésée à Solon)
et, plus significatif encore , le r emplacemen t de demokra
tia par polis, la Ci té , « que l 'on suppose inen tamée en son
essence par tous les bou leve r semen t s qu i affectent sa
cons t i tu t ion parce qu'elle a p o u r elle le t emps , un t emps
qui ressemble é t rangement à l 'éternité. Aussi les malheurs
que les Athén iens ju ren t un par un d 'oubl ier ne l 'ont-ils
pas v ra imen t modifiée. Sans d o u t e la cité est-elle le sujet
qui les a ressentis naguère et en a souffert, mais m a i n t e
n a n t qu'il s'agit d 'en faire un jadis, elle les assume, avec
l 'étrange responsabil i té de qui n 'en était pas responsable,
c o m m e son p ropre passé, à cond i t ion toutefois qu 'en soit
d o n n é e la b o n n e version. La version "poli t ique", au sens
où ce t e rme impl ique l 'effacement du conflit ».
Il est p e u probable que les agents p ropaga teurs de la
L Q R soient d'attentifs lecteurs de Lysias, de Thucyd ide ou
d'Aristote. Mais l 'autolégit imation de la démocrat ie libé-
104 L Q R
raie passe par la cons t ruc t ion de sa p ropre histoire, par
l 'établissement de son arbre généalogique. Or, dans cette
généalogie rêvée, la démocrat ie a thénienne tient une place
originaire. Il s'agit év idemment d 'une démocrat ie présen
table, d ' u n e cité d 'où la stasis est t o t a l emen t absent e.
« C'est ainsi, écrit Nicole Loraux, que s'inaugura le topos de
l 'éloge d 'Athènes c o m m e cité de Yhomonoia [ l 'entente
entre les citoyens] ou p lu tô t de la démocrat ie a thénienne
c o m m e paradigme de "la Cité" , construct ion idéologique
d o n t nous avons héri té et dont, oserais-je le dire, nous ne
nous sommes jamais libérés» (souligné par moi) .
La Citée divisée parle d ' euphémismes , de subst i tu t ions ,
d 'effacement. V ing t -qua t r e siècles après les événements
décrits dans ce livre, la L Q R m e t en œuvre des procédés
du m ê m e ordre. Je ne pense pas qu'i l faille voir dans cette
ressemblance q u e l q u e c o n s t a n t e a n t h r o p o l o g i q u e . Je
pense p l u t ô t que l 'Athènes du IV e siècle e t l a V e R é p u
b l ique du XXI e s o n t conf ron tées à la m ê m e q u e s t i o n :
c o m m e n t occulter le litige, c o m m e n t faire régner l 'illu
sion de la cité unie , a u t r e m e n t di t c o m m e n t é l iminer la
pol i t ique ? Pour y répondre , les polit iciens, les médias , les
économis tes , les publ ic i ta i res et de façon générale tous
ceux qu i cherchen t à « réaliser la pol i t ique par la suppres
sion de la po l i t ique 1 » uti l isent la L Q R c o m m e un dispo
sitif général . Je p r o p o s e d 'y d is t inguer , a rb i t r a i r emen t
peut-ê t re , trois modes opératoires : l 'évi tement des m o t s
du li t ige, le recollage p e r m a n e n t des m o r c e a u x et le
recours à l 'é thique.
I - Jacques Ranc iè re , La Mésentente, op. cit., p. 97.
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 105
L ' É V I T E M E N T D E S M O T S D U L I T I G E
Depu i s qu inze ans, on a pris l ' hab i tude de présenter la
chu te du m u r de Berlin, l ' écroulement du c o m m u n i s m e
de caserne, c o m m e le t r i omphe de la démocra t ie . La seule
ques t ion admise est de savoir si ce t r i o m p h e est définitif
— auquel cas c'est à la fin de l 'histoire q u e nous sommes
conviés — ou si la démocra t ie reste toujours menacée , ver
sion qu i t end à prévaloir depuis sep tembre 2 0 0 1 . Q u o i
qu ' on en pense, il faut reconnaî t re un fait é t range : la fin
d ' une U n i o n soviétique, parvenue au po in t zéro dans la
p lupar t des domaines et m ê m e au-dessous dans celui des
idées, a en t r a îné l 'ob l i té ra t ion d ' u n cer ta in n o m b r e de
mo t s et expressions, aussi b ien dans la L Q R « de base »
que dans sa version plus élaborée, celle des sociologues,
po l i to logues et au t res géopol i t ic iens . T o u t s'est passé
c o m m e si l 'on avait saisi l 'occasion de faire le ménage .
D a n s la préface d ' u n livre qu i eu t un g r a n d retent isse
m e n t , François Furet écrivait il y a dix ans : « Les peuples
qu i so r t en t du c o m m u n i s m e s e m b l e n t obsédés pa r l a
négat ion du régime où ils on t vécu. La lut te des classes, la
d ic ta ture du prolétariat , le marxisme- lén in isme o n t dis
pa ru au profit de ce qu'ils é taient censés avoir remplacé :
la propr ié té bourgeoise, l 'Etat démocra t ique et libéral, les
droits de l ' h o m m e , la liberté d 'ent reprendre . Rien ne sub
siste des régimes nés d ' O c t o b r e que ce d o n t ils é taient la
n é g a t i o n 1 . » Ce j u g e m e n t c o n c e r n e les pays sortis du
c o m m u n i s m e à la sovié t ique , mais i l ne fait guère de
d o u t e que dans l 'esprit de son au teur il a valeur générale
et, depuis , le t h è m e ne cesse d 'être repris par les théor i
ciens du ma in t i en de l 'ordre.
I - Le Passé d'une illusion. Essai sur l'idée communiste au XXe siècle,
Par is , R o b e r t Laffont, 1995; L iv re de poche histo i re, p. 8.
106 L Q R
Les m o t s , les no t ions , les concepts q u e l 'on s 'at tache
ainsi à déconsidérer on t un trait c o m m u n : ils font part ie
du vocabula i re de l ' é m a n c i p a t i o n — m o t d 'ai l leurs lu i -
m ê m e suspec t - et de la l u t t e des classes. Il n 'est p lus
guère ques t ion de classes dans la société et encore moins
d ' une lut te qui les opposera i t ent re elles. M ê m e la classe
m o y e n n e n'a plus la cote de naguère , elle d o n t le déve
l o p p e m e n t i l l imi té , p h a g o c y t a n t les « ext rêmes », a été
l ' idéal des penseurs m o d é r é s depu i s Ar is to te . Pour seg
menter la c o m m u n a u t é pacifiée, la L Q R p ropose des
n o t i o n s de r e m p l a c e m e n t issues de p s e u d o - e n q u ê t e s
sociologiques et de sondages d ' o p i n i o n : les couches
sociales, d ' u n e rassuran te hor izon ta l i t é , les tranches
— d'âge , de revenus et d ' i m p o s i t i o n — et les catégories,
socioprofess ionnel les ou au t res . Tou te s ces n o t i o n s se
prê ten t à des statistiques et des d iagrammes. Elles t enden t
vers l ' image d ' u n e p o p u l a t i o n facile à d é c o m p t e r et à
contrôler, où l 'on a au tan t de chance de rencontrer de la
stasis q u e dans u n e tranche de cake ou u n e couche de
béchamel . S'il faut adme t t r e la présence de noyaux d 'hé
térogénéi té , la L Q R fait parfois in tervenir la n o t i o n de
milieu, bours ie r ou cycliste, théâ t ra l ou intégr is te . Ces
mi l i eux son t censés avoir des o p i n i o n s , faites t a n t ô t
d ' i n q u i é t u d e (« les mi l i eux financiers s ' a la rment de la
m o n t é e du pr ix du pé t ro le ») e t t a n t ô t de sat isfact ion
(« les mil ieux de l 'a thlét isme in ternat ional se réjouissent
du choix de Londres p o u r les Jeux de 2 0 1 2 »), mais tou
jours unan imes . À l'inverse du meson des Grecs qui était
p réc i sément le lieu du déba t pub l i c , un milieu dans la
démocra t ie libérale et pacifiée ne saurait être divisé 1 .
I - « Le meson, ce cent re de la c i té, commun à tous et lieu de la mise
en commun qui, pour des c i toyens égaux et interchangeables, dessi
ne l 'espace d'une parole et d'une act ion au serv ice du ko/non (du
" c o m m u n " ) » (La Citée divisée, op. cit., p. 98).
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 107
Le prolétariat est so r t i du l angage p o l i t i c o - m é d i a
t i q u e p a r l a m ê m e p o r t e q u e la classe o u v r i è r e : en
appeler aux prolétaires de tous les pays passerai t au jour
d ' h u i p o u r u n e bouf fée i n c o n t r ô l é e d e nos t a lg i e d u
gou lag . C e t t e classe pas c o m m e les au t res , cet o p é r a
t eu r du li t ige qu i p o r t a i t en lui la d i spa r i t i on de tou tes
les classes a été c o n g é d i é en m ê m e t e m p s qu 'e l les , ce
q u i est log ique . Avec lui o n t d i spa ru derr ière le décor
les opprimés et les exploités. Les espr i ts c o m p a t i s s a n t s
a d m e t t e n t q u e de telles catégories exis tent au lo in , dans
les favelas brési l iennes ou les sweatshops as iat iques. Ma i s
d a n s la d é m o c r a t i e l ibérale i l ne saura i t ê tre q u e s t i o n
d ' e x p l o i t a t i o n n i d ' o p p r e s s i o n . Ces m o t s i m p l i q u e
ra ient en effet qu ' i l existe des exploi teurs et des o p p r e s
seurs , ce q u i s ' acco rde ra i t m a l avec l a f in p r o c l a m é e
des re la t ions de classe. P o u r t a n t , i l fallait b ien t rouver
u n e façon de dés igner ceux qu i v ivent dans la misère ,
désormais t r o p n o m b r e u x p o u r être s i m p l e m e n t f rap
pés d ' invis ibi l i té . Les exper ts les o n t bapt isés : ce son t
les exclus.
Le r e m p l a c e m e n t des exploi tés par les exclus est u n e
excellente o p é r a t i o n p o u r les t enan t s de la paci f ica t ion
consensuel le , car il n 'existe pas d'exclueurs ident i f iables
q u i se ra ien t les équ iva l en t s m o d e r n e s des exp lo i t eu r s
du p ro lé ta r i a t . « C o n t r a i r e m e n t au m o d è l e des classes
sociales, dans lequel l ' expl ica t ion de la misère du "p ro
l é t a r i a t " r eposa i t sur la d é s i g n a t i o n d ' u n e classe (la
bourgeois ie , les d é t e n t e u r s des m o y e n s de p r o d u c t i o n )
r e sponsab le de s o n "exp lo i t a t ion" , l e m o d è l e d ' exc lu
s ion p e r m e t de dés igner u n e négat iv i té sans passer par
l ' a c c u s a t i o n . Les exclus ne s o n t les v i c t i m e s de pe r
s o n n e , m ê m e s i l eur a p p a r t e n a n c e à u n e c o m m u n e
h u m a n i t é exige q u e leurs souffrances so ien t prises en
c o m p t e e t qu ' i ls so ien t secourus , n o t a m m e n t par l 'É ta t
1 0 8 L Q R
selon la tradition polit ique française 1. » D'ailleurs, n o n seu
lement les exclus ne sont victimes de personne, mais ce qui
leur arrive est le plus souvent de leur faute. D a n s u n e
société où chacun est l 'entrepreneur de lu i -même, chacun
est responsable de sa propre faillite. Pousser l 'Etat à secou
rir les exclus est u n e t en ta t ion à laquelle il faut résister,
c o m m e à celle de subvent ionner des entreprises non ren
tables, ce qui ne peut que les enfoncer davantage (discours
très proche de celui qui se t ient de plus en plus ouverte
m e n t sur les pays ex-colonisés, en particulier d 'Afrique 2 ) .
Le passage de l 'exploitation à l'exclusion peut servir de
démonst ra t ion pour ceux qui dou ten t que la L Q R soit une
langue performative. Ce glissement sémant ique amène en
effet à accepter que la lutte contre l'injustice soit remplacée
par la compassion, et la lutte pour l 'émancipat ion par les
processus de réinsertion et l 'act ion human i t a i r e . L'image
t radi t ionnel le de l ' h o m m e du peup le héro ïque - Jean
Valjean - fait place à la figure pitoyable de l'exclu, « défini
d 'abord par le fait d'être sans : sans parole, sans domicile,
sans papiers, sans travail, sans dro i t s 3 ».
En subs t i tuant aux mo t s du litige ceux de la sociologie
vulgaire, la L Q R révèle sa véritable na ture d ' i n s t rumen t
idéologique de la pensée policière, de langue du faux où
les « idées » sont présentées c o m m e aux origines d ' un sys
tème qui , en réalité, les forge et les m e t en forme p o u r
servir à sa propre l ég i t imat ion 4 .
1 - Luc Bol tanski et Ève Chiape l lo , Le Nouvel Esprit du capitalisme,
Par is , Ga l l imard , 1999, p. 426.
2 - Par exemple Stephen Smith dans l 'abject Négrologie, pourquoi
l'Afrique meurt, Par is , Ca lmann-Lévy , 2003. Ce l ivre a reçu le prix
France Té lév is ions du mei l leur essai (2005).
3 - Le Nouvel Esprit du capitalisme, op. cit., p. 429.
4 - « Po l ic ière » est employé ici au sens donné à ce mot par Jacques
Ranc iè re , en part icul ier dans La Mésentente, op. cit., p. 5 I.
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 109
L E R E C O L L A G E P E R M A N E N T D E S M O R C E A U X
Si les élites polit iciennes, financières et médiat iques consa
crent t an t d 'énergie à d o n n e r de la consis tance au fan
tasme d ' u n e cité u n e et indivis ible , si, avec l 'a ide des
« savants 1 », la L Q R s 'emploie si ac t ivement à écarter ou
déna ture r les mo t s du litige, c'est que les dirigeants sont
t enus d 'effectuer deux tâches q u e l q u e p e u c o n t r a d i c
toires. La première est de contrôler les m o u v e m e n t s cen
trifuges, les surgissements du pol i t ique qu i su rv iennen t
ici et là. Con t rô l e r ne veut pas dire - pas toujours en tou t
cas — arrêter et jeter en pr ison. Il s'agit p lu tô t de réparer
les mailles du filet t o u t en évitant le pire, c'est-à-dire de
reconnaî t re la stasis : ceux qu i expr iment un désaccord ne
son t pas des ennemis ni m ê m e vra iment des adversaires.
Ils son t dans l 'erreur parce qu'ils son t mal informés ou
parce q u e leur n iveau in te l lec tuel ne leur p e r m e t pas
d'avoir u n e vue juste du p rob lème posé. Après le référen
d u m c o n s t i t u t i o n n e l d u 2 9 m a i 2 0 0 5 , tous les méd ias
o n t souligné que « la France du n o n » était su r tou t rurale
et peu d ip lômée , j eune et peu for tunée. Façon polie de
dire que le pays a p e n c h é vers le n o n à cause de jeunes
p loucs sans argent n i éduca t ion . On ne saurai t leur en
voulo i r d 'avoi r m a l vo té . S i m p l e m e n t , on leur a ma l
expliqué.
La s econde tâche est p lus difficile. Elle consis te à
convaincre u n e popu la t ion de contr ibuables , de c o n s o m
m a t e u r s e t d 'usagers q u e son ê t r e - e n - c o m m u n est fait
d ' au t r e chose q u e de chiffres. En laissant se r é p a n d r e
I - Pa r ce mot , j 'entends les psychologues d 'ent repr ise , les son
deurs, les socio logues de ministères, e tc . Il ne s'agit pas de s 'asso
cier au mouvement actuel de culpabil isation de la sc ience, qui va de
pair avec la valor isat ion de l ' i rrat ionnel et la p romot ion de la t rans
cendance tous azimuts.
L Q R
Y individualisme, le danger est de perdre tou te motivation.
Or ce danger est grave. En effet, le t emps n'est plus où le
système de p roduc t i on reposait sur le contrôle direct . Les
cadres des années 1960, d o n t l 'autori té était fondée sur
la stabilité et la hiérarchie, son t désormais remplacés par
des managers, des coaches, chargés n o n plus de contrôler
mais d 'animer. Intuitifs, humanis tes , créatifs, ils ne sont
p lus des ingén ieurs mais des m e n e u r s d ' h o m m e s . En
conséquence , il n'est plus possible d'évaluer leur activité
avec les mêmes mé thodes q u e p o u r les cadres d'autrefois.
L'appareil p roduc t i f repose sur la confiance qu i leur est
accordée , laquel le s u p p o s e qu' i ls a ien t in tér ior isé la
n o r m e , qu'ils p ra t iquen t l ' au tocontrô lé . C'est là que sur
git la difficulté : à l 'ère des pr iva t i sa t ions , des fusions-
acquis i t ions , des r e s t ruc tu ra t ions et des p lans sociaux,
plus pe rsonne , manager ou pas, ne peu t s'identifier à un
« projet d 'ent repr ise », à u n e compagn ie , u n e firme, un
groupe qu i peu t le licencier ou m ê m e disparaître presque
du j o u r au l e n d e m a i n . P o u r m a i n t e n i r la « cohés ion
sociale » - au t re façon de dire l 'ordre -, il ne suffit pas
q u ' u n min i s t è re lui soi t consacré . I l faut un subs t i t u t
symbol ique à la société-famille où l 'on travaillait tou te sa
vie en m o n t a n t un par un les échelons hiérarchiques. Ce
subs t i tu t (j'allais dire ce placebo) est u n e fois encore le
« fantasme d ' u n e cité u n e et indivisible », la démocra t i e
pacifiée, le consensus rêvé par Jacques Attal i au l ende
m a i n du r é f é r e n d u m c o n s t i t u t i o n n e l : « Les Français
devra ien t se par ler e t ouvr i r ainsi , t o u t de sui te , u n e
grande réflexion fraternelle sur leur ident i té et leur projet
c o m m u n 1 . »
C 'es t à la L Q R que revient l 'essentiel du recollage des
morceaux . C'est grâce à elle que l 'on remet à leur place
I - L'Express, 30 mai 2005.
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N
— c'est-à-dire nulle par t — les lycéens révoltés, les ouvriers
agricoles marocains ou les salariés de François Pinaul t à la
Samar i t a ine , p o u r p r e n d r e q u e l q u e s - u n s des accès de
f i èv re pol i t ique du p r i n t e m p s 2 0 0 5 . C 'es t en L Q R égale
m e n t que l 'on s'adresse aux t roupes néolibérales p o u r les
dissuader de déserter, d'aller élever des chèvres ou , pire
encore , de change r de c a m p c o m m e les Saxons à la
bataille de Leipzig.
Pour réaliser ce p r o g r a m m e , le pr incipal procédé est la
répét i t ion. C'est ainsi que, depuis les grèves de décembre
1995 (le « m o u v e m e n t social»), la prolifération du m o t
ensemble crée sur les m u r s et les écrans u n e in jonc t ion
p e r m a n e n t e à foyers disséminés. Les passants sont exhor
tés à tenir propres les t rot toirs ensemble , à être vigilants
dans le mé t ro (« Attentifs , ensemble », avec un logo où de
peti ts personnages mult icolores se t i ennen t par la ma in ) ,
à « vivre ensemble » (publici té p o u r RTL) , à coopérer, car
c'est « faire ensemble » (publicité p o u r le Créd i t coopéra
t i f ) , ou encore , « ensemble », à « respecter l ' env i ronne
m e n t » (sacs recyclables Leclerc) 1 . Ber t rand De lanoë est
un infatigable man ieu r du rassemblement. Au l endemain
du choix de Londres p o u r les Jeux 2 0 1 2 , i l confie de Sin
gapour au Figaro (7 juil let 2 0 0 5 ) : « Je pense d ' abord à
tous ceux qui , à Paris, en France et dans le m o n d e , o n t
I - Il peut ar r iver que cet te façon de rassembler exhibe soudain ses
dessous po l i c ie rs : « Ext rémismes et fondamental ismes s 'ent re t ien
nent dans de dangereuses all iances object ives qui at teignent, dans
cer ta ins te r r i to i res perdus de la Républ ique, les fondements de
not re démocra t ie et les capacités du "v i v re e n s e m b l e " » (Le Figaro.
16 décembre 2004, sous la plume de Jean-Phi l ippe Moinet , « f o n d a
teur de l 'Observa to i re de l 'ex t rémisme, chargé d'une mission de
lutte con t re le racisme et l 'ant isémit isme par le ministre de la
Cohés ion sociale ».)
L Q R
p o r t é cet te c a n d i d a t u r e [de Paris] , son exigence, ses
valeurs , à ceux qu i o n t eu le plaisir de cons t ru i r e
ensemble en é tan t différents » ; et p lus loin : « Il y a eu
t rop de générosi té , de pe r fo rmance , de rassemblement ,
d 'un i té entre nous p o u r q u ' o n n 'en fasse rien. Je ne sais
pas encore quo i mais je sais p o u r qu i : les ci toyens, les
jeunes, ceux qui espèrent, qui on t envie d 'être différents
et ensemble. » Jacques Chi rac utilise ce m ê m e thème dans
chaque discours, souvent plusieurs fois. Lors de la libéra
t ion de Florence Aubenas et Husse in H a n o u n , i l déclare
qu'« en ce m o m e n t de rassemblement , nos pensées vo n t
aussi vers toutes celles et tous ceux qu i sont dé tenus en
otages à travers le m o n d e », a joutant : « Ce fut un m agn i
fique témoignage de solidarité et d'espoir. »
La solidarité, au t re m a n t r a ch i raquien , s'étale p a r t o u t
en couches épaisses sans q u ' o n sache toujours c la i rement
de qui avec qu i (« N o t r e solidarité est aussi c o m m u n i c a -
tive », i nd ique par exemple u n e publ ic i té dans Le Figaro
Entreprises du 22 novembre 2 0 0 4 ) . À propos du lund i de
Pentecôte n o n chômé , l ' entourage de Jean-Pierre Raffa-
r in es t imai t q u e « les Français o n t c o m p r i s , si ce n 'est
accepté , que ces sept heures de travail en plus p e r m e t
ta ien t de financer la so l ida r i t é 1 » {Le Monde, 18 m a i
2 0 0 5 ) . M o n boulanger vend ses pains au chocolat dans
des sachets qu i po r t en t l ' inscript ion « É c o n o m i e solidaire
et c i t oyenne — Pour les causes de l 'enfance ». Il y a
que lque chose de malsain dans cette façon de s'affirmer
solidaires sans au t re préc is ion , c 'est-à-dire é v i d e m m e n t
solidaires de nous autres — m ê m e s'il arrive qu'ensemble,
I - Personne à ma connaissance n'a rappelé que déjà l'ineffable Paul
Ramadier, a lors ministre des Finances, avait c réé dans les années
i960 la v ignette automobi le pour f inancer la sol idar i té avec les
v ieux. On l 'appelait à ses débuts la vignette des Weux.
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N I 13
« n o u s » mani fes t ions no t r e sol idar i té avec des p o p u l a
t ions victimes de catastrophes diverses. C o m m e la police
des frontières, no t re solidarité divise le genre h u m a i n en
deux fi les, ceux qu i y o n t na ture l lement dro i t et ceux qui
à t o u t m o m e n t dans la queue peuven t s 'entendre dire :
« Veuillez n o u s suivre par ici. » On devrai t se souveni r
que , dans les années 1930, le m o u v e m e n t fasciste fondé
par le p a t f u m e u r François C o t y s 'appelait la Sol idar i té
française.
Pour d o n n e r corps à l 'illusion de la cité unie , les efforts
p o u r agréger les individus dissous dans la popu la t ion ne
suffisent pas . I l faut aussi m o n t r e r q u e les gouvernan t s
d é m o c r a t i q u e m e n t choisis et les dirigeants parvenus à la
tête des grands groupes industriels et financiers ne const i
t uen t pas u n e oligarchie « hors du c o m m u n », qu'ils n 'on t
pas pe rdu le contac t avec leurs m a n d a n t s et leurs act ion
naires, ni avec les u sage r s -consommateu r s . C 'es t p o u r
quo i r ev i ennen t dans d ' i n n o m b r a b l e s déc la ra t ions e t
articles, c o m m e un dén i obsess ionnel e t p a t h é t i q u e ,
l'écoute, la proximité, le terrain — sans c o m p t e r les
adverbes véritablement et concrètement, parsemés dans les
discours et les interviews c o m m e au tan t de petites taches
de lâcheté intellectuelle. La proximité est un cas par t icu
lier : si le commerce de proximité est censé contrebalancer
l ' a n o n y m a t des grandes surfaces, ce q u ' o n cherche sur
tou t à rapprocher de la popu la t ion par ce m o t , ce sont les
ins t i tu t ions de la v io lence légale — justice de proximité,
police de proximité. Q u a n t au terrain, les min i s t r e s ne
cessent de l 'arpenter , en tous sens e t tou tes saisons. Au
jou rna l de 13 heures de France In te r (22 juil let 2 0 0 5 ) ,
on a appr is q u e D o m i n i q u e de Vi l lepin s'est r e n d u dans
u n cen t r e aéré e n N o r m a n d i e . A y a n t t o m b é l a veste
L Q R
mais n o n la cravate, il a déclaré inacceptable q u e trois
mi l l ions d 'enfants ne puissent pas par t i r en vacances et a
conc lu : « On a p p r e n d b e a u c o u p de choses en al lant sur
le te r ra in . »
L E R E C O U R S À L ' É T H I Q U E
D e p u i s u n e v ing ta ine d ' années , on a vu proliférer les
comi tés d ' é th ique . Ils son t composés d 'exper ts en tous
genres, de phi losophes , de sociologues, de juristes et de
représentants des « principales familles spirituelles » : en
mars 2 0 0 5 , le prés ident de la Répub l ique a désigné p o u r
siéger au C o m i t é consul ta t i f na t ional d ' é th ique p o u r les
sciences de la vie et de la santé un professeur de phi loso
phie é th ique à la faculté protes tante de théologie de Paris,
m e m b r e du comi t é de rédac t ion de la revue Esprit; un
po ly t echn ic i en , m e m b r e de l a c o m p a g n i e de Jésus ,
m e m b r e d u d é p a r t e m e n t d ' é t h i q u e b ioméd ica l e d u
C e n t r e Sèvres (facultés jésuites de Paris) ; un r abb in ,
aumônie r général israélite de l 'armée de l'air ; et u n e agré
gée de phi losophie , professeur de phi losophie morale et
po l i t i que , p ré s iden te du H a u t Conse i l à l ' i n t égra t ion .
Cons t i tués sur ce m o d e , ces comités sont chargés de défi
nir les l imites de la vie et de la mor t , de d o n n e r leur op i
n ion sur des quest ions c o m m e le s tatut de l ' embryon et le
clonage h u m a i n .
A d 'autres ins t i tu t ions , m o i n s prestigieuses mais n o n
mo ins écoutées, on d e m a n d e de se p rononce r sur le bien
et le mal dans des domaines prosaïques c o m m e la Bourse,
le spor t ou l ' impart ia l i té de l ' in format ion dans les p ro
g r a m m e s de rad io e t de télévision pub l iques . D a n s les
textes adminis t ra t i f s qu i déf inissent la miss ion de ces
divers comités , Y équilibre, m o t clé de la L Q R , revient en
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N
leitmotiv. Ainsi le comi t é d ' é th ique du C N R S a-t-il p o u r
mission, en t re autres , de « sensibiliser les personnels de
recherche à l ' impor tance de l 'é thique de façon à garantir
un juste équilibre en t re leur l iberté intellectuelle et leurs
devoirs vis-à-vis du C N R S et de la socié té 1 » - é t range
propos i t ion , imp l iquan t qu'i l faille un comi té p o u r sur
veiller les re la t ions en t re recherche scient i f ique, l iberté
intellectuelle et devoirs envers la société 2 .
Ce fatras b i en -pensan t ne fait que conf i rmer les t en
dances de la d é m o c r a t i e l ibérale actuel le : r e tou r à la
b o n n e vieille mora l e , aux valeurs t r anscendan te s e t au
sens du sacré, épandage é t h i q u e m a s q u a n t les réalités
f inancières , faux p r o b l è m e s é t h i q u e m e n t m o n t é s en
épingle p o u r éviter les quest ions gênantes . Un vaste terri
toire aménagé p o u r les âmes naïves, où experts, académi
ciens et autori tés spirituelles s 'expriment d o c t e m e n t sur
le séquençage du g é n o m e h u m a i n , le transfert des joueurs
de footbal l , le r e t r a i t emen t des déche ts nucléaires ou
l ' enseignement du français.
Mais p o u r étayer le m y t h e de la cité unie , i l existe un
a r g u m e n t é th ique beaucoup plus efficace. I l peu t s 'énon
cer s imp lemen t : si t ou t ne va pas p o u r le mieux dans le
mei l leur des m o n d e s possibles, c'est qu ' i l y a des fautes
1 - Déc is ion por tan t c réat ion du C o m i t é d'éthique du C N R S ,
20 août 2002, ar t . 2-4. Soul igné par moi .
2 - Le secteur public n'a d'ailleurs plus le monopole de l'éthique.
Nico le Notâ t , ancienne secrétaire générale de la C F D T et liquidatrice
des tendances «gauch is tes» de ce syndicat, dirige depuis 2002 la socié
té Vigeo, spécialisée dans l'évaluation des entreprises sur le plan
éthique - gestion des ressources humaines, politique environnemen
tale. Vigeo leur donne une note, qui leur permet de se classer ISR
(investissement socialement responsable). Il existe dans le monde une
trentaine de sociétés comme Vigeo (Le Monde, 17 juin 2005).
L Q R
commises qui v iennent t roubler les équilibres du marché ;
si le néolibéral isme ne débouche pas sur la félicité c o m
m u n e , c'est qu ' i l y a des personnages ou des ins t i tu t ions
qu i transgressent la n o r m e mora le régissant le processus
d ' a c c u m u l a t i o n des richesses. La f inance est l ' un des
domaines où cet a r g u m e n t trouve ses meilleures applica
t ions . Pour ca lmer les i n q u i é t u d e s devan t un chaos
d e v e n u c h r o n i q u e , les analystes f inanciers m e t t e n t en
cause le m a n q u e de rigueur et su r tou t de transparence qu i
m i n e la nécessaire confiance. La t ransparence qu'ils préco
nisent do i t être totale, grâce à u n e sor te de p a n o p t i q u e
inversé où les actionnaires groupés dans les cellules pér i
phé r iques survei l lera ient en p e r m a n e n c e les conseils
d 'adminis t ra t ion siégeant p u b l i q u e m e n t au centre du dis
positif. Ainsi seraient démasqués les dirigeants coupables,
tels ceux d o n t l 'appât du gain ou la folie des grandeurs
o n t condui t , dans l 'opacité la plus totale, à la faillite de
sociétés c o m m e Alcatel ou Vivendi Universal.
D a n s Et la vertu sauvera le monde, Frédéric L o r d o n a
m o n t r é ce q u e va len t ces exp l i ca t ions 1 : le m é c a n i s m e
premier, celui qui m è n e aux malversations - é v i d e m m e n t
réelles —, est la déréglementa t ion financière avec sa consé
quence , le r emplacemen t du capital isme industr iel par le
capi ta l i sme financier. Si le p r emie r a d u r é p lus d ' u n
siècle, c'est q u e les s t ruc tu res f inancières ne laissaient
qu ' une place marginale aux marchés boursiers - l 'épargne
res tant p o u r l 'essentiel à l 'écart. La dé rég lemen ta t ion a
ent ra îné à la fois la volatili té et la bruta l i té des m o u v e
men t s financiers. Désormais soumises à l 'op in ion capri
cieuse des ac t ionnaires (la démocratie actionnariat), les
I - Et la vertu sauvera le monde - Après la débâcle financière, le salut
par l'« éthique » ?, Par is , Raisons d'agir Édi t ions, 2003.
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N
entreprises cotées en Bourse sont obligées, p o u r survivre,
de fournir de leur santé le meil leur bilan possible. « Bien
conscients de ces m o m e n t s à h a u t risque que cons t i tuen t
les annonces de résultats et de la ca tas t rophe potent iel le
que représente un profit warning dans un univers d ' une
telle instabili té, certains chefs d 'entreprise en sont venus
assez log iquement à la conclus ion que le maqui l lage des
c o m p t e s étai t u n e so lu t ion di la toi re possible , cer ta ine
m e n t préférable à l ' é c rou l emen t général de leur en t r e
prise, de leur p o u v o i r à sa tê te , et de leur fo r tune
personne l le 1 . »
Si la L Q R financière dénonce avec u n e sorte de jubila
t ion les dir igeants qu i pub l ien t de faux bilans ou pa r t en t
avec la caisse (Enron , W o r l d c o m ) , c'est q u e « les affreux
qu i se son t fait p r end re la m a i n dans le sac [ont] p o u r
tous leurs collègues accrochés à leur fauteuil l ' immense
avantage de por te r sur leurs épaules l ' intégralité du poids
de la catas t rophe. Ah les vilains, les braves gens, les provi
dentielles crapules ! T o u t est de leut faute, heu reusemen t
qu'ils sont l à 2 ».
En a t t r ibuan t les vices du système polit ico-financier au
m a n q u e de ve r tu des d i r igeants , on fait c o u p d o u b l e .
D ' u n cô té , ceux qu i j o u e n t l e rôle de censeurs m a n i
festent leur courage et leur i ndépendance . Il faut de bien
mauvais esprits p o u r faire remarquer que les cibles dange
reuses ne sont désignées du doigt que si leur posi t ion les
e m p ê c h e de r é p o n d r e (chef de l 'État , p r é s iden t du
Consei l cons t i tu t ionne l ou du Sénat) ou si elles sont déjà
à terre. De l 'autre, le t o u r n a n t é th ique pe rme t à la L Q R
de fournir , p o u r l 'essentiel des m a u x , des expl ica t ions
1 - Ibid., p. 85. Le profit warning esc un avis lancé par une ent repr ise
annonçant que ses profits seront inférieurs aux prévis ions.
2 - Ibid., p. 65.
t e n a n t à des pe r sonnes , les responsables. Elle accrédi te
ainsi l 'illusion q u e la cité unie et pacifiée est à l 'horizon
du possible, que le consensus c o m m u n a u t a i r e peu t être
o b t e n u à cond i t ion que les mauvais bergers soient élimi
nés — lors des prochaines élections par exemple. M o n t e s
quieu , l 'un des pères de la pensée libérale, l'affirmait déjà
il y a deux cent c inquan te ans : le pr inc ipe de la d é m o
cratie n'est autre q u e la ver tu .
C O N C L U S I O N
La langue de la V e Répub l ique n 'a rien
en c o m m u n avec la langue popula i re - l 'argot d'autrefois
et au jourd 'hu i le parler codé et m o q u e u r des banl ieues.
D e p u i s qu ' i l y a des rues , on y inven te de nouvel les
expressions, d o n t cer ta ines ne d u r e n t q u ' u n e saison e t
d 'autres sont si bien trouvées qu'elles finissent dans le dic
t i onna i r e de l 'Académie . La L Q R au con t ra i re ne crée
q u e très peu de mots , qu i ne sont jamais utilisés dans la
convetsa t ion s inon par dérision. Elle n'est pas n o n plus
u n e langue savante c o m m e celle des astrophysiciens ou
des neuroch i rurg iens : ses no t ions , ses concepts (mot-c lé
des publ ic i ta i res) son t vagues e t in t e rchangeab les . Au
lycée, il y a b ien des années, on apprenai t que la géomé
trie était l 'art de ra isonner juste sur des figures fausses. La
L Q R est la langue qu i di t ou suggère le faux m ê m e à par
tir du vrai. Les exemples ne sont jamais loin : sur la table
où j 'écris , un n u m é r o du Monde (2 août 2005) po r t e en
m a n c h e t t e : « Le g o u v e r n e m e n t assoupl i t le d r o i t du
l icenciement ». La nouvelle est vraie, pu isque les contra ts
« nouvel les e m b a u c h e s » e n t r e r o n t en v igueur le l ende
main . Mais c o m m e n t ne pas voir t ou t ce que ce s imple
verbe, « assouplit », recèle de sous-entendus ? Le nouveau
droi t du l icenciement sera d o n c souple. Adieu les rigidités
et autres rhumat i smes sociaux, b ienvenue à la flexibilité, à
la vers ion mise à j o u r de la b o n n e vieille idéologie du
pa t rona t français.
120 L Q R
Mais la cr i t ique de la L Q R ne do i t pas se l imiter à la
cr i t ique des médias , si justifiée qu'elle soit. Il serait t r o m
peur de les rendre seuls responsables de l 'état actuel d ' une
langue pub l ique d o n t la diffusion les déborde de toutes
par ts . Celui/cel le qui parcour t le journa l dans le m é t r o ,
qu i jet te un c o u p d 'œil aux affiches publicitaires dans les
stat ions, qui pa rcour t d i s t ra i tement les in jonct ions de la
R A T P placardées dans les wagons , qu i écou te les
annonces (« À la suite d ' u n arrêt de travail de certaines
catégories de pe r sonne l . . . »), qui passe par le supermar
ché avant de rent rer à la ma i son , qu i ouvre le courr ie r
envoyé par la mai r ie ou l 'école de ses enfants , celui- là
absorbe des énoncés et des textes rédigés dans la m ê m e
langue , avec « les expressions isolées, les t o u r n u r e s , les
formes syntaxiques » qu i s ' imposent , c o m m e disait Klem-
perer, à des mil l ions d 'exemplaires.
U n e telle cohérence a de quoi su rprendre , vu que les
suppor t s de la L Q R sont innombrab les et que les publics
auxquels elle s'adresse son t i n f i n i m e n t variés. Il n 'y a
p o u r t a n t là nu l paradoxe. S'il y a cohérence, c'est qu'il y a
c o m m u n a u t é de fo rma t ion e t d ' in té rê t s chez ceux q u i
ajustent les facettes de cette langue et en assurent la dissé
mina t ion . C o m m u n a u t é de format ion : les membres des
cab ine t s minis tér ie ls , les d i rec teurs c o m m e r c i a u x de
l ' indus t r ie , qu 'e l le soit c h i m i q u e , c i n é m a t o g r a p h i q u e ,
hôtelière ou autre, les chefs de rubr iques des quot id iens
ou les responsables de l ' in format ion télévisuelle sor ten t
des mêmes écoles de commerce , d ' admin i s t ra t ion ou de
sciences pol i t iques, où on leur a appris les mêmes tech
n iques avec les m ê m e s m o t s , après leur avoir expl iqué
qu'ils von t former l'élite de la na t ion — cer t i tude incul
quée aux élèves dès les classes p répara to i res dans les
grands lycées parisiens. C o m m u n a u t é d ' intérêts : du som
m e t de l 'État au dernier des directeurs du market ing , cha-
L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 121
c u n sait q u e sa place d é p e n d du m a i n t i e n de la guerre
civile sur le territoire français au stade de drôle de guerre.
Q u e la L Q R devienne soudain inaudible , e t l 'on verrait
bien ce qu i resterait du décor.
Cohéren te et mégaphon ique , cette langue souffre pour
tan t d ' un lourd hand icap : elle ne doi t su r tou t pas appa
raî t re p o u r ce qu 'e l le est. L'idéal serait m ê m e q u e son
existence en tan t que langage global ne soit pas reconnue .
Q u e ses le i tmot ivs , ses tics, ses répé t i t ions , ses dé tou r s
restent à l 'état de messages infraliminaux et qu 'en tou t cas
leur prol i féra t ion ne soit pas pe rçue c o m m e celle d ' u n
ensemble - m ê m e par ceux qu i , chacun dans leur coin,
oeuvrent à cette prolifération. Il s'est créé u n e langue, et
pas n ' i m p o r t e laquel le , mais i l ne faut pas q u e cela se
sache, faute de quo i le risque est de voir les c o n s o m m a
teurs, les sondés et les usagers réagir c o m m e les habi tan ts
de C l a y t o n devan t l ' ent rée du s tade où se dé rou le la
parade du G r a n d Théâ t r e d ' O k l a h o m a : « Il y avait bien
des tas de gens devant l'affiche, mais elle n'avait pas l'air
de p rovoquer grand en thous iasme. Il y a t an t d'affiches !
On ne croit plus aux affiches 1 . »
Si les mil ieux dir igeants, toutes tendances confondues ,
o n t mi s t a n t de h â t e à co lma te r ensemble les brèches
ouvertes par l 'élection présidentiel le de 2 0 0 2 et le réfé
r e n d u m cons t i tu t ionne l de 2 0 0 5 , ce n'est pas t an t devant
le t r o u b l e i n s t i t u t i o n n e l p r o v o q u é par ces é v é n e m e n t s
q u e d e v a n t l ' é n o r m e raté de l a L Q R . On en avait fait
t rop , il aurai t fallu le faire oublier au plus vite. Au lieu de
quo i , de nouveaux pi lonnages son t venus pro longer ceux
qu i avaient si p i t eusement échoué. C'est que la langue de
I - Franz Kafka, Le Grand Théâtre d'Oklahoma, dern ie r chapi t re de
L'Amérique, Par is, Ga l l imard , col l . La Plé iade, t. I, p. 235.
4
122 L Q R
la d o m i n a t i o n partage les faiblesses du néolibéral isme qui
lui a d o n n é naissance. Régnan t sans cont repoids , t enue à
ne pas apparaî t re sous sa vraie na ture , diffusée par ceux
qu'elle con t r ibue à abrutir, elle ne peu t que re tomber sans
fin dans ses propres plis.
T A B L E D E S M A T I È R E S
9 Naissance d ' une langue
23 Mot s , tournures , procédés
Fonctions de l'euphémisme, 25. — Un renversement de la dénégation freudienne? 44. — L'essorage sémantique, 50.
63 L'esprit du t emps
Société civile, 65. — Valeurs universelles, 70. - Les nobles sentiments, 75. - Une sémantique antiterroriste, 83. - L'effroi, la violence, 92.
99 Effacer la division
L'évitement des mots du litige, 105. - Le recollage permanent des morceaux, 109. - Le recours à l'éthique, 114.
119 Conc lus ion
Un grand merci à Maria Muhle et à Sabrina Berkane
pour leur vigilante et amicale lecture du manuscrit.
Achevé d'imprimer sur rotative l'imprimerie Darantiere à Dijon-Quétig
en mars 2006
Diffusion : Le Seuil Dépôt légal : 1 e r trimestre 2006
№ d'impression : 26-0587
Imprimé en France