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ENTRETIEN AVEC JEAN-PIERRE FAYE. JEAN-LUC EVARD. A SSUJETTIS comme nous consentons de l’être aux préjugés que nous tenons pour autant de bonnes raisons de répondre de nos gestes, et jusqu’à ce que, le temps passant, ces gestes ne nous apparaissent bientôt plus que comme des faits — presque des choses, s’ils n’étaient équivoques —, nous nous empressons de censurer l’équi- voque première et patente d’où sortit, pour la dissimuler elle aussi, l’ère totalitaire. En matière historique, le manichéisme, qui est le tour d’esprit spon- tané de la paresse et par conséquent le lit préféré des dépressifs idéolo- giques, ne procède guère, comme en matière théologique, par des raison- nements spéculatifs : il doit brasser des faits, du moins se targue-t-il que telle est sa règle. Précisément, une technique efficace de brassage mani- chéen des faits consiste à en barrer ou en aveugler la perception, comme il suffisait de retoucher des photographies sur les volumes des histoires soviétiques de la révolution d’Octobre. Le fait primordial censuré par la plupart des historiens du totalitarisme tient en peu de mots : une bonne moitié, au bas mot, des cadres totalitaires ont d’abord été des révolution- naires, et le cas bien connu de Mussolini ne nous est intelligible qu’une fois admis qu’il ne fut pas exception, mais application d’une règle. Cette règle a fait l’objet d’une censure et n’a jamais été encore ana- lysée en profondeur. Du moins l’analyse, dans le meilleur des cas, s’est- elle arrêtée, comme intimidée ou découragée par le caractère inouï du phénomène, à de simples propositions négatives (le trop facile « ni droite

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ENTRETIEN AVEC JEAN-PIERRE FAYE.

JEAN-LUC EVARD.

ASSUJETTIS comme nous consentons de l’être aux préjugés quenous tenons pour autant de bonnes raisons de répondre de nosgestes, et jusqu’à ce que, le temps passant, ces gestes ne nous

apparaissent bientôt plus que comme des faits — presque des choses,s’ils n’étaient équivoques —, nous nous empressons de censurer l’équi-voque première et patente d’où sortit, pour la dissimuler elle aussi, l’èretotalitaire.

En matière historique, le manichéisme, qui est le tour d’esprit spon-tané de la paresse et par conséquent le lit préféré des dépressifs idéolo-giques, ne procède guère, comme en matière théologique, par des raison-nements spéculatifs : il doit brasser des faits, du moins se targue-t-il quetelle est sa règle. Précisément, une technique efficace de brassage mani-chéen des faits consiste à en barrer ou en aveugler la perception, commeil suffisait de retoucher des photographies sur les volumes des histoiressoviétiques de la révolution d’Octobre. Le fait primordial censuré par laplupart des historiens du totalitarisme tient en peu de mots : une bonnemoitié, au bas mot, des cadres totalitaires ont d’abord été des révolution-naires, et le cas bien connu de Mussolini ne nous est intelligible qu’unefois admis qu’il ne fut pas exception, mais application d’une règle.

Cette règle a fait l’objet d’une censure et n’a jamais été encore ana-lysée en profondeur. Du moins l’analyse, dans le meilleur des cas, s’est-elle arrêtée, comme intimidée ou découragée par le caractère inouï duphénomène, à de simples propositions négatives (le trop facile « ni droite

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ni gauche », variante du type de non-jugement raillé par Hegel et son« Un lion n’est pas un portefeuille »). Par « censure », nous désignonsl’évidence riche de sens que les témoignages autobiographiques ou lesarchives ont illustrée surabondamment, et que, longtemps avant AndréGorz, Margarete Boveri avait résumée dans une formule mémorable,nommant le XXe siècle celui de la trahison, celui, autrement dit, des aven-turiers idéologiques incarnés par Hinnerk, le personnage des Réprou-vés d’Ernst von Salomon — Hinnerk fier de se déclarer indifféremmentcommuniste et national-socialiste. Personnage romanesque, certes, maisd’un roman à clefs, où les historiens-archivistes reconnaissent des car-rières réelles, des individus en chair et en os. Romanesques et réels, cespersonnages nous rendent intelligible la progression des mouvementstotalitaires et leur transformation en régimes. Leur équivoque est lamême, seule diffère l’échelle de grandeur. Énonçons donc la règle quipréside à cette équivoque typique de l’époque des guerres et des révolu-tions en chaîne : l’acteur principal, la force motrice de l’époque totali-taire, c’est par excellence l’aventurier idéologique, l’homme qui ne peuten imposer à d’autres que s’il a une fois au moins abjuré ses convictionsd’origine. C’est par allusion manifeste à cette règle que Raymond Abel-lio, fin connaisseur en la matière, fit dire à un de ses personnages : « Toutintellectuel digne de ce nom est un futur malfaiteur politique 1. » Trop decadres et de chefs totalitaires sont passés par une apostasie pour ne pasentendre immédiatement la vérité enchâssée dans cet aphorisme d’appa-rence cynique. Car le « méfait » visé ici par Abellio n’est évidemment pasl’apostasie (laquelle, comme le rappelle l’étymologie, n’est qu’une formeparticulière de discorde, et d’abord entre soi et soi), mais l’étrangepseudo-nécessité, la… pesanteur qui convainc un homme un jour dépos-sédé de ses convictions — comme il arrive à tout homme de probité — derester une voix catégorique, un discoureur, une injonction propagan-daire inébranlée enfilant demain quelque uniforme, et dès lors, dansl’espace public, parangon d’improbité. À cette manière de cynisme cor-

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1 Dans Les yeux d’Ézéchiel sont ouverts, Paris, Livre de poche, 1968 (1950),p. 15.

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respond donc une manière de candeur, un charles-bovarysme de lapassion politique : « […] l’anecdote racontée par Georges Arthuys dansLes Combattants (1925), […], de la rencontre avec un patriote catho-lique, qui lui disait qu’à son retour du camp de prisonniers de guerre ilavait été si dégoûté et déçu de l’atmosphère qu’il avait trouvée que : “ Sije n’avais pas lu Maurras, me dit-il tout à coup, je serais bolcheviste ”2. »

Entre tant de mélancolie et tant d’ingénuité, le méfait politique, leforfait même de l’agir politique se révèle dans toute sa nudité du mêmemouvement que la noblesse en avait été dite par l’humanisme deMachiavel : obéir et commander peuvent se penser, dirait-on, abstrac-tion faite de leurs fins, lesquelles ne rougissent pas de se professer inter-changeables (et non pas même comme erreur et vérité selon les Pyrénées,mais comme erreur et erreur en rase campagne). Possibilité purementinconcevable pour le politique d’avant cette séparation des formes et desfins d’une hiérarchie légitime — possibilité qui appelle justement l’aven-turier idéologique au pouvoir et transforme en prestige (n’être de nullepart, rien qu’une « force qui va ») ce qui était d’abord un malheur, unedéchéance. Possibilité et équivoque ouvertes, inaugurées par l’avène-ment et l’époque de la « Révolution » : « Il faut lire la Correspondancesecrète de Mirabeau pour mesurer à quel point la politique révolution-naire, quand ses acteurs n’en ont pas intériorisé les éléments comme uncredo, est par excellence le domaine du double langage3. »

Pour nous, la vraie difficulté n’est pas de penser cette règle dansl’ensemble de ses applications (il suffit, pour ce faire, de se pénétrer deStendhal), mais d’en transformer l’intuition — on le voit, elle a mûridéjà — en méthode en acte, car il n’y a pas d’autre voie si nous voulonsdésarmer la censure qui caviarde l’histoire des origines du totalitarisme,c’est-à-dire l’histoire des grands transfuges candidats à l’autorité sur leshommes, et entrevus, par exemple, dans cette notation, étonnante de

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2 Eugen Weber, Action Française, trad. M. Chrestien, Paris, Stock, 1964(1962), p. 148.3 François Furet, Penser la Révolution française, Paris, Gallimard, 1978,p. 74.

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placidité, d’un des leurs : « L’homme qui m’était le plus proche [i. e. dansle groupe que Drieu fréquentait à cette époque, autour de Gabriel LeRoy Ladurie] me semblait être Paul Marion. Marion, d’une origineassez modeste et n’ayant pas eu le temps de faire de très fortes études endépit de son esprit extrêmement actif et curieux, avait été communiste,puis après un long séjour en Russie, avait rompu violemment avec lecommunisme, en quoi il n’avait bientôt vu que le moyen de puissance dupeuple russe, qui [sic] avait provoqué, en lui, une violente réaction natio-naliste. Comme tout homme qui avait approché d’assez près le véritablecommunisme de combat, et qui n’était pas simplement, comme tant decommunistes français, un rêveur pacifiste et libertaire, il était devenupeu à peu un véritable fasciste. Il avait le sens de la rupture, il portait cemélange d’amour et de haine irréductibles qui fait les véritables révolu-tionnaires, il avait vraiment besoin de détruire dans l’esprit français levice de faiblesse4. »

Jean-Pierre Faye, on le sait, a frayé très tôt la voie à une méthode deperception de ces interférences entre champs idéologiques concurrents. EnFrance, il est certainement un des tout premiers à avoir reconnu, au débutdes années 1960, l’importance d’un syncrétisme promis à un riche avenir,celui de la « révolution conservatrice », d’origine allemande (Moeller VanDen Bruck) et russe (Dostoïevski). Pour lui, en 1972 et 1973, dans lesLangages totalitaires, il y allait de la reconstitution des « séquences nar-ratives » qui, dans la révolution conservatrice, produisirent le national-socialisme, et, dans ce dernier, l’hitlérisme. Le champ où il discerne destransfuges à l’œuvre n’a pas la même extension que celui où nous décou-pons le prototype de l’aventurier idéologique. Pour Jean-Pierre Faye, lechamp est politique et s’étend d’une droite à une autre, il s’y magnétise desnarrations toutes plus ou moins contre-révolutionnaires. Pour nous, lechamp est théologico-politique et s’étend de la gauche à la droite, lemagnétisme est un syncrétisme. Mais cette différence de perception etd’heuristique était une raison de plus de nous entretenir avec lui.

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4 Drieu La Rochelle, Fragment de mémoires 1940-1941, Paris, Gallimard,1982, p. 85-86.

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*Convenons ici par provision de dire « philosophes » ceux, celles

d’entre nous que retient la volonté peut-être folle, en tout cas partagée etprofessée par plusieurs — la volonté qu’aux choses revienne leur nomjuste et la certitude mélancolique que cette justice est ardue, pas seule-ment parce que tout chose ondoie, mais encore parce que ces noms neviendront que des propos qui les visent, et divisent leurs auteurs. Legenre d’entente recherchée par les philosophes rend donc d’avance leurmétier à peu près aussi vain dans ses effets visibles que s’impose plusimpérieusement sa nécessité discrète. Aucune parole ne s’échange jamaissans raviver l’espoir fraternel qu’un jour on parvienne à parler et àcomprendre ce que parler veut dire. Si est infernal le cercle vicieux desconcepts impropres engendrés par les propos qui les assemblent pour lesdéfinir et divisent leurs auteurs autant que leurs récepteurs, l’intaris-sable effort méthodique et poétique d’échapper à cette circularité desidées, des phrases et des mots fait toute la différence du peuple des gre-nouilles et des générations de philosophes. Nous savons certes qu’il n’estde définition ou de proposition que circulaire, que circulant entre lesmots dont par approximation se font les phrases et les phrases qui visentle sens de ces mots ; mais nous savons aussi que, se parlant, sujets au dia-logue premier qui fait toute l’essence du logos, les hommes, bien loind’ânonner ou de simplement bégayer, tissent ensemble un propos qu’ilsne maîtrisent pas parce que c’est un ensemble et parce que tout pro-tagoniste d’un dialogue, toute maille d’un tissu se trouve toujours, parsituation définitive, au milieu d’un monde de tisserands qui ont com-mencé de tisser sans lui et avant lui. Là, par-delà le stade tautologiquedu discours, dans cette différence entre nos propos et les propositionsexplicites et implicites dont ils se composent, commence toute expériencedu sens.

Dans le dialogue ici recherché avec Jean-Pierre Faye, la questioninsistante porte, précisément, sur la nature de cet ensemble : que sepasse-t-il lorsqu’il se veut se confondre avec un Tout ? L’effort porte, dansce dialogue avec l’auteur des Langages totalitaires, sur la possibilité de

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décrire aujourd’hui la confusion perpétrée par l’Europe il y a un siècle,quand apparurent les mouvements dits totalitaires. Confusion il y eut etconfusion il y a encore : forgé par l’opposition antifasciste des premiersjours (et d’abord par Luigi Sturzo), le néologisme « totalitaire » est aus-sitôt revendiqué par le régime mussolinien comme son titre de gloiremême. Puis il fera la carrière que l’on sait, aussi tortueuse et découra-geante qu’au premier jour, comme la carrière de tous les termes infec-tant le langage entier du soupçon de n’être plus rien que propagande.Là-dessus, Orwell a pointé l’essentiel dans 1984 : total, le pouvoir ledevient quand parole, discours et propagande ne forment plus qu’unensemble indistinct et que l’on confie aux publicitaires le soin de dénon-cer la publicité.

Peu de mots auront fait une carrière aussi caricaturale que celle réser-vée au mot « totalitaire ». Il a réussi à effaroucher Raymond Aron quirenonce, aux débuts des années 1950, à qualifier de « totalitaire » l’Italiede Mussolini. Il corrompt, aujourd’hui, l’entendement historique en lepersuadant d’appliquer des catégories d’interprétation différentes à desrégimes pourtant identiques dans leurs techniques inquisitoriales, propa-gandaires et criminelles — communiant, last but non least, dans le cultedu même fétiche, la Technique faite sport, guerre, jeunesse et culture.

Jean-Pierre Faye est le premier philosophe français à avoir remar-qué puis étudié des symptômes de cette confusion des langages commeprélude à un de ces régimes, celui hitlérien (puis ce régime comme lafugue ajoutée à ce prélude). C’est ce que, au début de cet entretien, rap-pelle l’expression de « fer à cheval » : la géométrie et les propriétés élec-tromagnétiques de cette forme de métal conducteur figurent le réseau decirculation des discours politiques au sein des droites anti-weima-riennes. La fécondité de la démarche tient à ce que de cette typologie desdiscours J.-P. Faye a tiré une topologie, une analyse des transformationssémantiques qui signalent les magnétismes affectant les mouvements etles régimes politiques. Par champ sémantique, il entend l’ensemble(ouvert) des polarisations et dépolarisations du sens des mots, déforma-tions sous l’effet desquelles le même mot véhiculera des significationsdivergentes voire antagoniques. Du point de vue des protagonistes por-

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teurs de ces messages, on parlera donc de leur position de ventriloques :le conflit de pouvoir vaut guerre des interprétations, laquelle, commeguerre, substitue la surenchère (donc le mimétisme) à l’objection qui estle propre du dialogue, c’est-à-dire de la vie pacifique.

Un des exemples les plus lumineux de cette analyse a été fourni parle cas de la « révolution conservatrice », devise qui s’est trouvée au centrede la guerre civile allemande des années 1920-1945. Car la « révolution »qui s’y nomme ranime les symboles des révolutions allemandes, deLuther à la brève histoire du Parlement de 1848 en passant par la guerrenationale menée contre les armées de Napoléon. Et la « conservation »suggère aussi bien la restauration du Saint Empire que la gloire de Bis-marck surnommé le « révolutionnaire blanc » — ou encore, dans la viedes lettres, la « révolution conservatrice » sert à Hofmannsthal, en 1928,d’emblème d’une alliance organique à forger entre pouvoir d’État etgloire de l’homme de lettres. Une telle « révolution » n’est décidément nide gauche ni de droite. Comment comprendre alors, qu’étant dans tantde bouches, elle occupe aussi le foyer même de la stasis, de la sécessiondans l’État ? Poser cette question, c’est commencer de percevoir ce quidistingue les choses des propos tenus à leur (invisible) endroit, ces proposdu discours, et ce discours des mots dont il se paraît se composer. (D’où,ici, l’ingérence inévitable des philosophes au beau milieu des linguistes,des historiens, des théologiens et des romanciers. Ils remarquent tous cesempiètements de sens et de mots, ils voudraient les limiter. Ils aimeraientle faire à temps. Ils ne se prennent ni pour des juges de paix ni pour desCasques bleus, mais ils savent que, de nos jours, sous le règne du fétichedit Technique, les sophistes leurs adversaires de toujours se sont réfugiéschez les spécialistes et les experts. Les effets de l’émiettement des savoir-faire ne le cèdent pas en laideur à ceux de l’ignorance.) Que propose lephilosophe au sophiste de l’époque totalitaire, au nominaliste pour qui« totalitaire » n’est qu’une baudruche de mot ? Il cherche à renouveler lamise en question du politique, il se propose de retraduire la formuletalisman qui fait de nous un « animal politique et détenteur du logos »et de nous définir comme un animal politique parce que en puissancede logos.

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Transportez-vous d’Allemagne en France, trente ans antérieurement— et vous verrez que cette « révolution conservatrice » y était déjà unevieille connaissance : « […] au fond une révolution n’est une pleine révo-lution que si elle est une plus pleine tradition, une plus pleine conserva-tion, une antérieure tradition, plus profonde, plus vraie, plus ancienne, etainsi plus éternelle ; une révolution n’est une pleine révolution que si ellemet pour ainsi dire dans la circulation, dans la communication, si ellefait apparaître un homme, une humanité plus profonde, plus approfon-die, où n’avaient pas atteint les révolutions précédentes, ces révolutionsde qui la conservation faisait justement la tradition présente », écritPéguy dans le Onzième Cahier de la cinquième série daté du 1er mars19045. Dès lors, vous ne découvrez pas seulement que la topologie du poli-tique décrite par Jean-Pierre Faye s’applique telle quelle à d’autrespériodes, à toute une époque et à un ensemble de nations parlant toutes lelangage de la théologie politique qu’elles ont provisoirement transcritdans celui des prétendues idéologies. Vous découvrez aussi quelquesmailles du complexe, quelques plis du tissu où se prennent les arcanes dupouvoir en acte et les effets, eux audibles, perceptibles, visibles, les effetsdes actes de langage. Une science des constellations d’actes de pouvoir etd’actes de langage devient possible — qui est aussi science des manquésde ces actes, science des lapsus cachés dans la robe de ce tissu6.

J.-L. E.

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5 Œuvres en prose complètes, La Pléiade, 1987, p. 1306.6 Outre Langages totalitaires (Hermann, 1973, réédité en 2004), noustenons dans l’œuvre fort abondante de J.-P. Faye, la Déraison antisémiteet son langage. Dialogue sur l’histoire et l’identité juive (Arles, Actes Sud,1993, en collaboration avec Anne-Marie de Vilaine) pour l’autre ouvragethéorique considérable. Pour le reste (en particulier pour les œuvrespoétiques et l’histoire de la revue Change), on se reportera au cahier167/168 (2002) de la revue Action poétique, au cahier 7 de la revueConcepts (2003) et au livre de Marie-Christine Balcon, Lire Jean-PierreFaye : l’œuvre narrative entre poésie et philosophie. Un terrain d’aventure(Paris, L’Harmattan, 2005).

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*Jean-Luc Evard. Deux motifs, de ma part, à cet entretien. Le pre-

mier, je le dois à ton ouvrage, Langages totalitaires, et d’abord à lafigure fameuse du « fer à cheval » qui a directement inspiré mesrecherches sur l’histoire de la révolution conservatrice. Avec elle, tumontres comment les moments les plus équivoques de la produc-tion d’idéologies politiques, produits par tel ou tel courant ou mou-vement, même périphérique, circule dans l’ensemble du champ desdiscours (à gauche et à droite) et parasitent pour ainsi dire le pro-pos de ceux mêmes qui pensent maîtriser ces équivoques. Cettefigure fait entendre et voir la topologie la plus secrète de la révolu-tion conservatrice allemande, en longue durée, sous la républiquede Weimar. Je me suis demandé, en effet, si l’on ne pouvait appli-quer cette figure et cette topologie à l’ensemble de la sphère poli-tique weimarienne, aux effets d’aller-retour, de récupération, desimulation, de détournement, etc., à l’œuvre entre la gauche et ladroite — alors que, dans les Langages totalitaires, l’étude de ces «transferts » thématiques et sémantiques porte sur un bandeau plusrestreint, sur des fractions de la droite extrême exclusivement.Comment juges-tu ces travaux, qui ont généralisé le « droite/droite »qui est ton objet en l’étendant à des « gauche/ droite » ou l’inverse ?

Le deuxième, je le dois à la lecture toute récente de ton dernierlivre, Les voies neuves de la philosophie7. Tu y reviens longuement surton autre invention, celle du « transformat ». J’aimerais envisager iciles conditions premières — théoriques, et poétiques aussi, peut-être— de son élaboration. Pour la raison aussi que, dans ce livre toutrécent, tu introduis une variante : le « transformant »8.

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7 Paris, Hermann, 2008.8 « Transformat » ou « transformant » : par ce terme, J.-P. Faye désigne — nous abrégeons bien sûr à l’extrême — le principe qui, en profondeuret dans le long terme, soude les représentations de mots et les repré-sentations de choses, au sens quasi baudelairien du monde « forêt de

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Jean-Pierre Faye. Pour ce qui est du « fer à cheval », son histoireest d’autant plus significative qu’il n’était pas ma première hypo-thèse. Celle-ci — à l’époque de mon séjour à Chicago — voulait quele totalitarisme remontât en droite ligne à Hegel. Je devais faire uncours en Sorbonne sur l’État hégélien, la Philosophie du droit, un textequi souligne avec vigueur que l’État c’est la totalité de l’éthique.

Jean-Luc Evard. En quelle année ?

Jean-Pierre Faye. En 1952-1954. J’avais découvert un Zusatz(appendice) de Hegel, trois lignes ne figurant pas dans toutes leséditions, portant sur la crise économique, et qui dit à peu dechose près : « La société bourgeoise-civile (die bürgerliche Gesell-schaft), par l’excès de richesse, produit une misère qu’elle ne peut“ rassasier ” en quelque sorte — elle ne peut pas remédier à lamisère qu’elle engendre. » Une théorie de l’« accumulation », donc(dans la langue de Marx, où un mot germanique Übermaß, devientun mot latin, Akkumulation), tout, dans le marxisme, se passant àpartir de là. En quelques mots, Hegel laisse entendre qu’il a prisconscience de ce que sont les crises économiques et qu’il a lu Sis-mondi, le seul de son temps à avoir compris l’importance de cephénomène — énorme — des crises économiques (la première,de 1817, dans l’Angleterre en pleine richesse et vainqueur deNapoléon). Et, enseignant à l’université de Lille, j’avais demandé àun collègue d’origine allemande, tout à fait remarquable, ÉricWeil, s’il pensait que Hegel avait lu Sismondi : « Sûrement », m’a-t-il répondu — « car tout le monde avait lu Sismondi, personne

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signes » où toute geste enchaîne nécessairement sur du dit et où tout direest écho d’une geste, ou geste en puissance. C’est le sens de la citation deSpinoza faite à la fin de l’entretien : nos idées sont des « récits » condensésen un concept ou un verbe, autrement dit la sédimentation ou l’antici-pation, dans la conscience et le langage, de nos faits et gestes. Le « trans-format » reprend donc l’« idéat » des Pensées métaphysiques de Spinoza.Conception qui rappelle aussi assez étroitement le Freud de la Psychopa-thologie de la vie quotidienne et de l’Interprétation des rêves [NDE].

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n’osant en parler tant c’était mal vu (même si Sismondi était reçudans tous les salons). »

Eh bien, cette crise économique, Hegel entend y répondre parla théorie de l’État-totalité, remède à la crise. Et j’avais pour hypo-thèse que les crises économiques engendrent la pensée de la« Totalité » de l’État. Et j’avais découvert une chose qui allait memener très loin, que personne ne connaissait : c’était que le mottotalitario était une invention de l’État fasciste italien, qu’il y avaitdes néo-hégéliens italiens de toutes sortes, dont l’un était l’anti-fasciste par excellence, Croce, et l’autre, son cher disciple, Gentile,le philosophe officiel de Mussolini.

Hypothèse qui, comme une chimère, va s’écrouler au fil demes voyages.

Jean-Luc Evard. Si je te suis bien, tu veux dire qu’à cetteépoque, à la fin des années 50, tu avais pris conscience du statutlinguistique étrange de ce terme, de ce vocable, totalitario, flottantà la frontière des camps de la guerre civile italienne.

Jean-Pierre Faye. Oui, et « flotter » convient bien, car il n’y apas correspondance (par isomorphisme, comme disent les mathé-maticiens) entre la crise économique et le mot qui jaillit, soit chezHegel, soit chez les néo-hégéliens, soit encore chez ce pseudo-néo-hégélien qu’était Mussolini (qui s’est targué d’être hégélien).Ce que j’ai réalisé, en passant de l’Italie à l’Allemagne, c’est qu’enAllemagne Hegel était pour ainsi dire mort, sauf chez les philo-sophes de « métier » (mais cela n’atteignait pas du tout l’idéologieallemande en acte, c’est-à-dire tous ceux qui vont batailler autourde la naissance du nazisme). Pour ou contre, personne ne s’inté-resse à Hegel. C’est devenu une évidence, je n’ai pas mis trop detemps à m’en rendre compte. J’ai même vérifié la chose de façontout à fait précise en osant écrire au plus « grand » et au plusnéfaste des interlocuteurs de ce temps, Carl Schmitt lui-même— qui m’a répondu — une lettre qu’il a publiée parmi d’autres.

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La question que je lui ai posée ? « Quand vous avez parlé del’État total, étiez-vous influencé par Hegel ? » — Non, pas du tout,m’avait-il répondu. Lettre qui remonte à mes années à Fribourg (àpartir de 1962).

Jean-Luc Evard. Fribourg-en-Brisgau représente donc la troi-sième phase de la réflexion ; la première, pré-américaine, où turattaches l’État total à l’énoncé hégélien — la seconde, « italienne »,le cas de la réception italienne de Hegel dans l’Italie fasciste — latroisième, allemande, où tu renonces à cette hypothèse « hégé-lienne » (souvent représentée dans ta génération intellectuelle).Pourtant, j’avais repéré qu’en 1932, le centenaire de la mort deHegel avait donné lieu à une série de manifestations, pas seule-ment universitaires, je pense en particulier à un philosopheproche de Carl Schmitt, Hugo Fischer, un original et une grandepuissance intellectuelle, qui va être obligé de quitter l’Allemagnequand les hitlériens s’en emparent. Dans ses articles de ton apo-logétique, Fischer fait de Hegel un héros de la lutte contre leBourgeois, au sens où Bloch fait de Thomas Münzer un héros dela « Révolution9 ».

Jean-Pierre Faye. Point par où mes hypothèses se renouent, car,à cette période, Schmitt suit de près les écrits d’un certain ErnstJünger… lequel, écrivant alors le Travailleur, est sous l’influence deHugo Fischer. Voilà comment on retrouve Hegel — et la com-plexité des champs, où les causalités sont plutôt vibratoires,comme dans les champs magnétiques. Voilà comment je me suisembarqué dans l’étude de ce foisonnement idéologique de l’Alle-magne des années 1930. Quelque chose m’est apparu, et m’afrappé : la façon dont les amis de Jünger décrivaient eux-mêmesleur propre… habitat. Je pense à l’un d’entre eux, Hielscher, que

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9 Bloch avait publié son Thomas Münzer en 1921. Due à Maurice deGandillac, la traduction française date de 1964 [NDE].

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j’ai rencontré, non pas en personne mais par Jünger qui le men-tionnait, Hielscher et sa revue, Das Reich.

Jean-Luc Evard. Mais comment s’établissent, là, les courants,les conventions, les vibrations, les électrocutions, les magnétismesque tu voyais irriguer ces « champs » et mettre en correspondanceHegel, Schmitt, Jünger, Hielscher ?

Jean-Pierre Faye. Au lieu d’avoir des causalités fermes etclaires, des « Überbau » (des superstructures), on a des cercles. Il ya un cercle Jünger, dont fait partie Hielscher, qui lui-même a uncercle. En effet, l’indétermination des causalités paraît autrementplus grande, et plus inquiétante. Un exemple : on repère ces inter-sections de cercle et puis il y a là, tout à coup, un récit, descriptif,assez précis, de ce Hielscher, datant de 1932, et signé par lui avecun certain Schauwecker. Le texte dit : « Nous ne sommes pas dutout sur une ligne de séparation entre la gauche et la droite, noussommes dans un fer-sabot, un Hufeisen » — et Hielscher va répé-ter ce schème dans un livre d’après guerre, « Cinquante annéesentre Allemands ». Nous serions tous là, dit-il, dans l’entre-deuxredoutable d’un fer à cheval, chargé de forces et avec des passagesto and fro dirait-on en anglais, d’un bout à l’autre et dans les deuxsens, entre l’extrême-droite et l’extrême-gauche. Par exemple,dans le Mouvement de la jeunesse (Jugendbewegung), il y avait uncertain Tusk, qui passait son temps à adhérer au parti nazi, à enressortir, à adhérer au parti communiste puis à en sortir plus oumoins.

Hielscher lui-même est au centre d’un autre cercle, doté dunom qui fera le titre de son livre, Das Reich. Ses amis l’appellent« Bogoumil »10, une manière de suggérer une position d’hérésieperpétuelle par rapport à tout ce qui existe à l’extrême-droite

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10 Par allusion ironique à Bogomil (ou Bogoumil), prêtre chef d’une héré-sie d’inspiration directement gnostique au Xe siècle, en Bulgarie [NDE].

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comme à l’extrême-gauche. Et cela est terrifiant car, actuellement,je retrouve Bogoumil aux extrémités de deux choses terribles, uncas figurant l’inverse de l’autre. D’un côté : membre du cercle deBogoumil, un redoutable personnage, à savoir Siefers, qui sera leGeschäftsführer de l’Ahnenerbe, un centre de « recherches anthro-pologiques » institué par Himmler, à l’origine d’une foule d’hor-reurs dont un programme de « craniologie » au Struthof, en Alsace.C’est Siefers qui en est le responsable, sous les ordres d’un anato-miste SS haut gradé installé à Strasbourg, le « professeur Hirt » àqui il fournit des crânes, c’est-à-dire des femmes grecques. Il setrouve qu’il y a deux jours j’ai envoyé à La Lettre internationale letexte que j’ai consacré à l’une d’entre elles, « Le théorème de Kate-rina Mosché ». C’est le nom de la plus jeune d’entre elles, envoyéeà la chambre à gaz du Struthof à l’âge de 15 ans et qui est un pro-duit de substitution des « commissaires du peuple bolcheviks » quel’anatomiste Hirt avait préconisés comme échantillons de « sous-hommes ». Comme il n’en trouve pas si facilement — car, tout demême, ça ne s’attrape pas comme des poissons, même sur le frontrusse —, les SS prennent des jeunes femmes grecques, de la com-munauté juive de Salonique. Après la guerre, Siefers a été arrêtépar les Anglais, il y a eu un procès, et Hielscher expliquait à soncercle que, tenant la situation bien en main, de par ses « pouvoirs »magiques, il pouvait garantir que rien n’arriverait à Siefers… jus-qu’au jour où ce dernier est quand même exécuté. Et c’est éton-nant car un stupide Français du nom de Pauwels a expliqué queHielscher était le « vrai » pouvoir dans toute cette affaire. Cela a étépublié chez Gallimard, dans le Matin des magiciens, que tout lemonde a lu — un best-seller, exposant que les Führer, les Duce, lesStaline, tous n’étaient que des apparences au pouvoir des « magi-ciens » (dont Hielscher, nommé en sous-main : « Vous ne saurezjamais qui c’est, je le nomme pour donner un exemple, Hiel-scher… »). Dans les Journaux de Jünger, « Bogo », c’est Bogoumil,Hielscher, qui vient de lui écrire qu’il a assisté à des rafles de Juifs,du côté de Lodz, sous les ordres du « nihiliste en chef », Heydrich.

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Jean-Luc Evard. Tu introduis ici un -isme de plus, « nihilisme »,repris au vol d’une bouche non autorisée (Jünger, en 1943, estencore aux prises avec le nihilisme, il en vient, il cherche la sor-tie11). Or, par souci de méthode, ne pouvons-nous éviter la réfé-rence interne, éviter de faire passer ce -isme, ses oscillations,son flottement, par ce relais, et nous entretenir non par le biais dece « concept » flottant (« nihilisme »), mais… de la flottaison desconcepts elle-même, d’où qu’ils viennent ? Aujourd’hui, dans lesillage de tes propres investigations, conseillerais-tu d’augmenterl’amplitude de ces oscillations, d’intensifier les vibrations des« pré-concepts », comme tu dis dans Les voies nouvelles de la philoso-phie, des fictiones, des imaginationes en chemin vers du conceptuel— avant de retomber dans du figural ? Ou bien donnerais-tu leconseil inverse, disons « cartésien » pour faire vite : réduire cesoscillations dans le travail du jugement, dans le travail de constitu-tion progressive du concept ? Entends-tu accélérer les flux de cesmodes de conscience, « pour voir » (voir si on obtient une image deces images) — ou au contraire redoutes-tu ces fluctuations ?

Jean-Pierre Faye. Eh bien là, on arrive au point extrême de l’indé-termination des apparences. On a le même témoin qui, d’un côté,essaie de sauver le pire criminel (acheminant vers la chambre à gazdes jeunes filles grecques de Salonique), et de l’autre côté, assisteépouvanté à ce que fait Heydrich. Ce Bogoumil devient une sorte

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11 Dans cette période, revenant sur ses positions des années 1927-1933,Jünger amorce le tournant qui l’amène à chercher une sorte de com-promis entre la toute-puissance de la Technique et la tradition chré-tienne. Dès lors, il cherchera à nuancer son nihilisme premier, dans unmouvement comparable à celui de son modèle Nietzsche, en distin-guant un « bon » nihilisme (celui qui doit arracher l’esprit à la « déca-dence ») et un nihilisme « pervers », celui incarné par les tyrans. Men-tionnons les trois textes les plus représentatifs de cette césure : lesFalaises de marbre (1939), la Paix (rédigé entre 1943 et 1944), Héliopolis(1949) [NDE].

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de témoin quasi innocent du pire, quasi complice d’un côté,témoin quasi « objectif » de l’autre.

Alors, que trouvons-nous, du côté des champs narratifs ? Jevois des champs narratifs qui bougent dans un espace en appa-rence indéterminé où il y a tout de même des repères, des sortesde signes.

Jean-Luc Evard. Lesquels ? Excepté les récurrences de nomstantôt propres, tantôt communs, qu’y a-t-il qui soit de l’ordre del’orientation du champ ? Car tu évoques des particules en fait nonidentifiables. « Bogoumil », soit. Mais il s’agit moins, me semble-t-il, de constater des récurrences (verbales, lexicales) dans destextes hétérogènes que d’en arriver à la définition d’un contexteorienté et de cette orientation.

Jean-Pierre Faye. Tout de même, je finis par percevoir deschamps narratifs qui ont dans leurs contenus un… disons : unmessage, qui marque ces champs. « Race » est un champ narratif :au départ, comme dans le cas de la « race mérovingienne », ou« carolingienne », ou « capétienne », il désigne des dynasties ; puis,dans le darwinisme, il passe au règne animal, et les völkisch s’enemparent, à la fin du XIXe siècle, à des fins de discrimination péjo-rative. « Classe », à l’autre bout du champ, est aussi un champ nar-ratif. Prenons le cas de la Déclaration des Droits de l’homme etdu citoyen. C’est aussi un champ narratif, une longue narration.Au départ, il y a les stoïciens, puis les juristes grecs de la fin del’Empire romain, le moment le pire d’ailleurs, sous Caracalla etHéliogabale, qui sont des monstres — des juristes donc, qui sontdes Grecs, pour qui, en droit naturel, il n’y a pas d’esclaves. On sedemande qui sont ces gens : ainsi, Ulpien, un Syrien. Ils parlent lalangue romaine, et le grec des stoïciens de Chypre, de quoi ils senourrissent ; finalement on les retrouve « filtrés » à travers l’Uni-versité de Bologne, puis cela arrive dans le langage du XVIIIe siècle,via Mably, en 1789, au mois de janvier quand est publié Les droits

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des citoyens12, et puis en août la Déclaration des Droits. Et ce quim’intéresse, c’est le moment où le champ narratif se transformeen concept. Car, pour moi, les concepts sont nourris de narra-tions. Retrouver la vie narrative qui s’est transformée en concept,voilà ce qui m’intéresse. Cela peut être des narrations forcenées,féroces — ou au contraire quelque chose qui s’énonce dans ledroit naturel romain, ou dans la Déclaration des droits. Ceschamps narratifs font l’objet de contestations, ils ont des témoinsau sein même de l’Assemblée, où il y a des bonshommes quidisent : « Ce travail sur le droit naturel et sur les Droits del’homme c’est un travail tout à fait vain et métaphysique. » (Ce quiest très étonnant : qu’est-ce que la métaphysique vient faire aumilieu des Droits de l’homme, au milieu du champ de la Révolu-tion française, où la métaphysique semble une intruse ?) Au lieud’avoir des déterminations majestueuses à la façon hégélienne, ona donc des champs narratifs nouveaux, et des effets conceptuels,qui s’éclairent ou s’obscurcissent, deviennent des anti-conceptsmonstrueux ou féconds. On s’approche là de ce que j’ai appelé le« transformat » : étudier la genèse de ces anti-concepts mons-trueux, le moment où apparaissent ces effets… résultats destransformations.

Jean-Luc Evard. En somme, ton objectif, c’est d’aggraver lesmouvements vibratoires en cours entre le concept et l’anti-concept. Il s’agirait de repérer le désordre de ces mouvements deschamps narratifs, de se faire leur archiviste. Des concepts vers lesnarrations, des narrations vers les concepts, c’est un mouvementperpétuel. Où sont, cela dit, les stases du logos, dans ce mouve-ment ? On n’a plus que du continu, du flux, tellement pur que les« messages » ne sont plus lisibles — on va vers le bruit de fond.D’où ma question — et, pour mieux la formuler, je reviens en brefsur les premières pages des Voies nouvelles de la philosophie : sur un

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12 Des Droits et des devoirs des citoyens [NDE].

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mode très filmique, elles proposent quelques arrêts sur image dutsunami d’Asie d’il y a quatre ans. Au bout de ces huit pages, tuécris (je m’en tiens à l’esprit) : « La philosophie survient après, ellecollige les épaves et les traces pour reconstituer… » C’est tonmaelström, comme chez Poë, tu recherches la position de l’œilfroid placé au centre du cyclone pour dire comment se passera leprochain cyclone.

D’où ma question : « Ne parlera-t-on pas de tsunami », tedemandes-tu, « pour la prochaine attaque au napalm du prochainpays victime du prochain impérialisme fou ? » Voilà le modèle deta problématique. Tu compares à plusieurs reprises le sort del’Irak, de 2003 à aujourd’hui, à celui des populations asiatiquesbalayées par le tsunami. Mais les Irakiens sont-ils sous le feu amé-ricain (ou irakien, ou chiite, ou sunnite) comme les Indonésiensont été sous l’eau du raz-de-marée du Pacifique ? Du coup, pour-quoi ne pas faire le parallèle entre le tremblement de terre de Lis-bonne et la Terreur ? Et l’on pourrait multiplier ainsi les films, lesmontages, qui sont, non pas des théories du logos, mais tantôt lesignifié tantôt le signifiant de la même dramaturgie. Qu’en est-il,me demandé-je, des statuts, des modalités du logos de ce film etde cette pensée, la tienne ? Ce logos, est-il langage interlocutif,mathésis, poiésis, théorie, outil de la faculté de jugement, etc. ?Comment décrire les champs narratifs tant que cette questionpréalable reste en suspens ?

Jean-Pierre Faye. Ce qui m’intéresse, c’est de déterminer,d’identifier le témoin de ces champs narratifs. (D’ailleurs, dans lecas du tsunami, le premier des témoins, ce sont les animaux, quipressentent bien avant les humains l’arrivée du raz-de-maréeencore lointain.) Et ce qui m’intéresse aussi, c’est d’observercomment le témoin de ces champs, même le plus vil, même leplus cruel, dénonce… — comment dire ? — eh bien : dénonce letémoin. Dans le cas de la Déclaration des droits, ce qui est inté-ressant, c’est d’observer que le témoin qui dénonce la « métaphy-

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sique » du droit naturel, Malouet, est celui qui, un peu plus tard,va contribuer à rétablir l’esclavage — que, en principe, réprouvela Déclaration. Cela, ce n’est pas clair : l’homme qui réclame un« catéchisme des droits », c’est Barnave — et il est pour maintenirl’esclavage. Pourtant, il fait partie de la « gauche » constituante13,c’est lui qui est à l’aube du 4 août quand il lance l’idée de ce« catéchisme » — et de la Déclaration qui s’ensuivra, dont larédaction occupe tout l’été, un texte que le roi sera contraint designer à l’arrivée des femmes de Paris (les journées d’octobre) quivont entrer dans la chambre de la reine après avoir trucidé deuxgardes-françaises…

Jean-Luc Evard. En somme, ce que tu appelles un champ nar-ratif, c’est un champ d’épandage ?

Jean-Pierre Faye. Un champ d’épandage, un champ de hasardspresque risibles parce que…

Jean-Luc Evard. Autrement dit, ton œuvre théorique serait unesatire hypocritique de toute la philosophie en général. Un champnarratif, dis-tu ironiquement, c’est indistinctement acte de lan-gage, acte muet, phrase non suivie d’acte.

Jean-Pierre Faye. … encore que, dans ce champ de hasards, il yait — je fais un détour, et commets une apparence de coq-à-l’âne,mais il m’occupe depuis longtemps — le mot « métaphysique »qui m’intrigue. Que vient-il faire là ? D’où nous vient-il ? Là il y aun paradoxe plus ironique que tous les autres, il nous vient nonde nos chers Grecs, qui ne connaissent que la prôtè philosophia,la philosophie première — mais d’un personnage que pour le

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13 Les termes de « côté gauche » proviennent de son choix de se placer àgauche du président de la Constituante, au moment de voter le droit deveto du roi (note J.-P. Faye).

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moment je scrute avec amusement et passion, un philosophearabe.

Jean-Luc Evard. Si je comprends bien, tu aimes saboter lescontextes.

Jean-Pierre Faye. Non, au contraire, je trouve la rédemptiondans des personnages qui font irruption…

Jean-Luc Evard. « Sabotage » : ce coq-à-l’âne, l’intrusion duXIe siècle ap. J.-C. dans 1793. De quel droit ?

Jean-Pierre Faye. C’est le droit de la philosophie. Justement, laphilosophie athénienne est retravaillée dans des lieux-modèles,notamment ceux que tu avais évoqués tout à l’heure, les Sabbéensou les Syriaques de la Mésopotamie qui sont là, campés entre Bag-dad et Damas, sur l’Euphrate. C’est là qu’il y a eu un moment, uncreuset de transformat qu’il faudrait scruter de très près. Des gensont traduit la philosophie grecque en syriaque, puis en arabe. C’estce qui fait qu’arrivent tout à coup des personnages arabes très sau-grenus, qui sont LES philosophes, « métaphysiciens » plus pré-caires, plus menacés, plus démunis en sécurité que quiconque, etqui sont les héros de cette grande farce de langage qu’est l’histoirehumaine. Ces héros sont magnifiques, ils sauvent la mise, car ilsrecueillent l’instant de transformat. Celui qui met en concept lapériphrase « métaphysique » de Nikolaos le Damascène…

Jean-Luc Evard. « Farce », soit. Mais il n’est de farce qui n’ait sascène primitive. Ma question vise la scène primitive dont tuobserves les variantes farcesques. Je reprends ton exemple : le sortdu mot « métaphysique » pendant la Terreur, je veux dire : sonemploi polémique, avec effets de manche du haut de quelque tri-bune…

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Jean-Pierre Faye. …oui, par Malouet…

Jean-Luc Evard. …qui n’est pas précisément connu comme ungrand penseur. Ou bien, autre exemple pour reprendre ma questionsur le chaos des champs narratifs : « idéologue », dans la bouche deBonaparte qui, comprenant qu’il a face à lui une véritable opposition,fait ainsi basculer le mot dans la tonalité péjorative, insultante, qui nele quittera plus jamais — et ce quelques jours, quelques semainesaprès que le néologisme eut été forgé par le très grand Destutt deTracy. On ne comprendrait rien à la période si l’on passait à côté decette tentative de Bonaparte de déconsidérer le néologisme sorti dela plus autorisée des bouches : Destutt est en train de fonder unenouvelle méthode, dans la tradition de Malebranche et de Descartes,du vivant même de Kant. À nous de maintenir et de respecter la dif-férence élémentaire de la vita activa et de la vita contemplativa : je nevais pas déduire le sens possible ou caché du vocable « idéologie » àpartir de ses inflexions dans la bouche de l’exécutif qu’exaspère larésistance des légistes du Tribunat. De même, Malouet ne peut meservir à élaborer quelque définition du mot « métaphysique ».

Jean-Pierre Faye. C’est pourquoi j’invoque aussi le témoignaged’un autre axiomaticien : Spinoza, et d’un de ses écrits, peu connu,les Cogitata metaphysica (« Pensées métaphysiques »), qu’il ajoute àses Principes de la philosophie de Descartes. Ces Cogitata sont le textepréalable à son Éthique. Ils recèlent une proposition pour moi axio-matique, et qui d’habitude n’est pas rehaussée ni soulignée. Il y ditque les idées ne sont que des « narrations mentales14 ». Quand j’avaisexposé et commenté cette proposition lors d’une assemblée de la

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14 « Les idées ne sont pas autre chose en effet que des récits ou des his-toires de la nature dans l’esprit », énonce Spinoza dans ces Penséesmétaphysiques (I, 6), version française de Roland Caillois (édition de laPléiade). Le « en effet » ponctue ici un épisode de l’histoire du mot« vrai » : « La première signification de Vrai et de Faux semble avoir sonorigine dans les récits ; et l’on a dit vrai un récit quand le fait raconté

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Société Française de Philosophie, Sylvain Zac m’avait répondu :« Oui, mais cette phrase de Spinoza, qui est très belle, n’est pas spi-noziste du tout. »

Jean-Luc Evard. Quand était-ce ?

Jean-Pierre Faye. Jour pour jour, dix ans après la communicationprésentée par Althusser à la même société et intitulée « Lénine et laphilosophie15 ». C’était assez comique : toute la philosophie aboutis-

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était réellement arrivé ; faux, quand le fait raconté n’était arrivé nulle part.Plus tard, les philosophes ont employé le mot pour désigner l’accord d’uneidée avec son objet ; ainsi, l’on appelle idée vraie celle qui montre unechose comme elle est en elle-même ; fausse, celle qui montre une choseautrement qu’elle n’est en réalité. Les idées ne sont pas autre chose eneffet que des récits ou des histoires de la nature dans l’esprit. » Pour Spi-noza, donc, les œuvres de la connaissance du troisième genre participentde l’ensemble des « récits » — ce qui les distingue dans cet ensemble, c’estla volonté de maîtriser leurs significations, l’essence d’une chose ne sedonnant qu’à la stricte condition de pouvoir en mathématiser les défini-tions. Par conséquent, à la hiérarchie des genres de connaissance corres-pond une hiérarchie des genres de « narrations » ou de « récits ». Les Pen-sées métaphysiques s’ouvrent donc sur la distinction de trois genres d’être :l’être réel, l’être de fiction et l’être de raison, susceptible chacun de « récits ».Le fameux « panthéisme » imputé à Spinoza se fonde sur ce « mono-logisme » : la co-appartenance originaire et exclusive de l’être et du dire,absolument corrélatifs l’un à l’autre. Sur ce texte de Spinoza, et pour éclai-rer son apport à la « théorie du récit » chez J.-P. Faye, on consultera le com-mentaire de Sylvain Zac, « Spinoza et le langage », in Philosophie, théologie,politique dans l’œuvre de Spinoza, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque d’histoirede la philosophie », 1979, p. 45-66, en particulier p. 64 où l’on remonte à lasource de cette notion de « récit », y compris chez J.-F. Lyotard. S. Zac lasitue chez Pierre Janet : « (...) selon le vulgaire, la première signification desmots vrai et faux a son origine dans le récit, conduite vis-à-vis du passé,telle que P. Janet l’a décrite jadis. C’est par le récit que nous reconstituonsles événements dans leur succession chronologique, et qu’il s’agisse denotre propre récit ou surtout des récits des autres, nous sommes amenés ànous demander s’ils sont vrais, c’est-à-dire conformes aux événements dupassé dont il est question (...) » [NDE].15 En date du 24 février 1968, parue en 1969 (Paris, F. Maspero, coll.« Théorie ») [NDE].

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sait à Lénine. L’occasion de répondre à mon tour à Sylvain Zac, je nel’ai pas encore trouvée. Ma réponse ? Spinoza, dans ce texte, n’estpas seulement cartésien, il est aussi celui qui porte en lui la penséejuive sous sa forme narrative, toute la tradition des aggadoth, et, fina-lement, toute la Haggada, qui est une pensée de la narration. Voilàun peuple qui pense d’abord narrativement, contrairement auxGrecs et à l’eidos de Platon. Un grand récit — disons : l’Exode, parexemple — puis une foule de petites narrations qui viennent le sou-tenir, commentent la Loi (la Loi qui a besoin d’être éclairée par desnarrations). Plus tard, en tête-à-tête après la séance, je l’ai dit à Zac,qui en est convenu. Ces « narrations mentales », on ne les retrouvepas dans l’Éthique, sinon sous une forme cryptique dans certainsscholies (eatenus narratur : « dans la mesure où cela est raconté16»).

Nous sommes dans une histoire qui est chaos narratif, chaos qui,à de certains moments, devient des idées. Ce passage, c’est cela queSpinoza nomme « métaphysique ». Le mot nous vient de la languearabe. Je n’ai appris cela qu’il y a une vingtaine d’années. Je suisdans la situation de Gilson qui disait : « J’aurais dû, au lieu de perdreune année à préparer l’agrégation de philosophie, apprendrel’arabe, la métaphysique arabe dans le texte. » C’est quand mêmeétonnant qu’il ait fallu le détour par une langue et une traductionpour que le mot revienne par la langue latine, alors que c’est un motgrec qui n’est pas dans la langue grecque. Metaphysica est dans leGaffiot (le latin), et non dans le Bailly (le grec). Entre les deux, il y ala langue arabe. Et une petite scholie d’un certain Nikolaos Damas-cène, Damaskeinos, le philosophe du roi Hérode, écrite en grec.

Jean-Luc Evard. Pourquoi ramènerait-on la philosophie — jeveux dire : la méditation philosophique, chaque fois ici et mainte-nant — à l’histoire de la philosophie et celle-ci au tissu deslangues qu’elle traverse, à leur champ d’épandage ? La philoso-phie se veut aussi l’à-venir de la pensée.

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16 Éthique, IV, 68, Scholie [note de J.-P. Faye].

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Jean-Pierre Faye. L’à-venir, je le prends aussi sur ses cheminserratiques, où il y a des héros narratifs qui cheminent et qui, enchemin, dans des accidents de route, énoncent des propositionsphilosophiques. (« Accidents » ? oui, des accidents narratifs : Pla-ton devenant esclave, Aristote craignant de le devenir s’il ne paieson impôt de métèque, Avicenne achetant pour 3 drachmes cinqpages d’un manuscrit d’Al-Farâbî qui lui révèle la « métaphysique ».)À l’occasion subite de ces accidents, une étincelle : la philosophia.Philosophie, c’est le moment où le champ narratif, tout à coup,s’éclaire et produit du concept. « Concept » : un mot parisien.Paris joue donc aussi un petit rôle philosophique au Moyen Âge,à l’universitas.

Jean-Luc Evard. « S’éclaire » ? Qui éclaire le champ narratif ?

Jean-Pierre Faye. Le champ narratif se retourne sur lui-mêmeet jette sur lui-même un autre regard que celui du narrateur. C’estlà que je suis spinozien, j’allais dire : talmudiste. Spinoza quiintroduit la narration dans le cœur de l’idée. Je crois que cela estcrucial pour notre temps, pour sortir du débat idéo-logique : s’ilne perçoit pas le préalable narratif qui a précédé l’idée (et quiaussi bien la suit), il perd toute chance de trouver quelquelumière que ce soit.

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