entretien avec george lakoff par john brockman (mars 1999)

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G EORGE L AKOFF La philosophie dans la chair L’esprit incarné : un défi pour la pensée occidentale ENTRETIEN AVEC ENTRETIEN AVEC ENTRETIEN AVEC ENTRETIEN AVEC GEORGE LAKOFF GEORGE LAKOFF GEORGE LAKOFF GEORGE LAKOFF P A R J O H N B R O C K M A N P A R J O H N B R O C K M A N P A R J O H N B R O C K M A N P A R J O H N B R O C K M A N (m (m (m (mars 1999) ars 1999) ars 1999) ars 1999) GEORGE LAKOFF est professeur de linguistique à l’Université de Berkeley, en Californie, depuis 1972. Il exerce à l’Institut d’Études Cognitives. Il a été membre du conseil d’administration de la Société de Science Cognitive, président de l’Association Inter- nationale de Linguistique Cognitive, et membre du Conseil Scientifique de l’Institut de Santa Fe. Il est l’auteur de Metaphors We Live By (avec Mark Johnson), Women, Fire and Dangerous Things: What Categories Reveal About the Mind, More Than Cool Reason : A Field Guide to Poetic Metaphor (avec Mark Turner), Moral Politics, une application de la science cognitive à l’étude des systèmes conceptuels des Démocrates et des Républicains. Son dernier ouvrage, La philosophie dans la chair (Philosophy in the Flesh) (avec Mark Johnson), vient de sortir. Il s’agit d’une réévaluation de la philosophie occidentale sur la base de résultats empiriques portant sur la nature de l’esprit. Il travaille maintenant avec Rafaël Nunez sur un livre provisoirement intitulé : Where Mathematics Comes From : How the Embodied Mind Creates Mathematics, une étude de la structure conceptuelle des mathématiques. Traduction : Bernard Pasobrola

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GEORGE LAKOFF est professeur de linguistique à l’Université de Berkeley, en Californie, depuis 1972. Il exerce à l’Institut d’Études Cognitives. Il a été membre du conseil d’administration de la Société de Science Cognitive, président de l’Association Internationale de Linguistique Cognitive, et membre du Conseil Scientifique de l’Institut de Santa Fe. Il est l’auteur de Metaphors We Live By (avec Mark Johnson), Women, Fire and Dangerous Things: What Categories Reveal About the Mind, More Than Cool Reason : A Field Guide to Poetic Metaphor (avec Mark Turner), Moral Politics, une application de la science cognitive à l’étude des systèmes conceptuels des Démocrates et des Républicains.

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  • G E O R G E L A K O F F L a p h i l o s o p h i e d a n s l a c h a i r

    Lespri t incarn : un df i pour la pense occidentale

    E N T R E T I E N A V E C E N T R E T I E N A V E C E N T R E T I E N A V E C E N T R E T I E N A V E C

    G E O R G E L A K O F F G E O R G E L A K O F F G E O R G E L A K O F F G E O R G E L A K O F F

    P A R J O H N B R O C K M A NP A R J O H N B R O C K M A NP A R J O H N B R O C K M A NP A R J O H N B R O C K M A N (m(m(m(mars 1999)ars 1999)ars 1999)ars 1999)

    GEORGE LAKOFF est professeur de linguistique lUniversit de Berkeley, en Californie, depuis 1972. Il exerce lInstitut dtudes Cognitives. Il a t membre du conseil dadministration de la Socit de Science Cognitive, prsident de lAssociation Inter-nationale de Linguistique Cognitive, et membre du Conseil Scientifique de lInstitut de Santa Fe. Il est lauteur de Metaphors We Live By (avec Mark Johnson), Women, Fire and Dangerous Things: What Categories Reveal About the Mind, More Than Cool Reason : A Field Guide to Poetic Metaphor (avec Mark Turner), Moral Politics, une application de la science cognitive ltude des systmes conceptuels des Dmocrates et des Rpublicains. Son dernier ouvrage, La philosophie dans la chair (Philosophy in the Flesh) (avec Mark Johnson), vient de sortir. Il sagit dune rvaluation de la philosophie occidentale sur la base de rsultats empiriques portant sur la nature de lesprit. Il travaille maintenant avec Rafal Nunez sur un livre provisoirement intitul : Where Mathematics Comes From : How the Embodied Mind Creates Mathematics, une tude de la structure conceptuelle des mathmatiques.

    Traduction : Bernard Pasobrola

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    JB : Quest-ce quun corps ? LAKOFF : Cest une question intressante. Pierre Bourdieu a soulign que notre corps et ce que nous en faisons sont sensible-ment diffrents dune culture lautre. Les Franais ne marchent pas comme les Amricains. Les corps des femmes sont diffrents de ceux des hommes. Le corps chinois nest pas comme le corps polonais. Et notre comprhension de ce quest le corps a chang radicalement au fil du temps, comme les postmodernistes lont souvent observ. Nanmoins, nos corps ont normment de points communs. Nous avons tous deux yeux, deux oreilles, deux bras, deux jam-bes, du sang qui circule, des poumons qui servent respirer, une peau, des organes internes, et ainsi de suite. Les aspects et conventions que lon retrouve dans divers systmes conceptuels tendent tre structurs par ce que nos corps ont en commun, cest--dire normment de cho-ses.

    JB : Mais si nous sommes une machine lie un systme dinformation, finale-ment, ces orifices nont peut-tre rien voir l-dedans... LAKOFF : Lorsque vous commencez tu-dier le cerveau et le corps dun point de vue scientifique, vous utilisez invitable-ment des mtaphores. Les mtaphores de lesprit que vous voquez ont volu au fil du temps des machines aux tableaux de commande lectroniques puis linformatique. La science ne peut pas viter la mtaphore. Dans nos travaux, nous utilisons la mtaphore du Circuit Neuronal omniprsente en neuroscience. Si vous tudiez la computation neuronale, cette mtaphore est ncessaire. Dans lactivit de recherche quotidienne sur les

    dtails de la computation neuronale, le cerveau biologique passe au second plan et cest avec les circuits neuronaux intro-duits par la mtaphore que lon travaille. Mais peu importe si une mtaphore est omniprsente, il est important de garder une trace de ce quelle dissimule et de ce quelle introduit. Si vous ne procdez pas ainsi, le corps ne tarde pas disparatre. Nous manions nos mtaphores avec pru-dence, comme devraient le faire la plupart des scientifiques JB : Il ny avait pas de mtaphores de traitement de linformation il y a 35-40 ans et donc le corps est-il rel, ou in-vent ? LAKOFF : Il y a une diffrence entre le corps et la faon dont nous le conceptuali-sons. Le corps est le mme quil y a 35 ans, la conception du corps est trs diff-rente. Nous avons maintenant des mta-phores du corps que nous navions pas cette poque, et une science relativement avance construite sur ces mtaphores. cet gard, le corps contemporain et le cer-veau, conus en termes de circuits neuro-naux et autres mtaphores de traitement de linformation, ont t invents . Ces inventions sont indispensables la science. Notre comprhension mergente de lincarnation de lesprit ne serait pas possible sans elles. JB : Comment cette approche est-elle ne partir de vos travaux prcdents ? LAKOFF : Ma vraie premire recherche a eu lieu entre 1963 et 1975, quand jappliquais la thorie de la Smantique gnrative. Durant cette priode, jai t tent dunifier la grammaire transforma-tionnelle de Chomsky et sa logique for-melle. Jai aid mettre au point un grand nombre daspects initiaux de la thorie de la grammaire de Chomsky. Noam procla-mait alors et il le fait toujours, autant que je puisse en juger que la syntaxe est indpendante du sens, du contexte, du sa-voir implicite, de la mmoire, du proces-sus cognitif, de lintention communicative, et de toute attache corporelle.

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    En travaillant sur certains dtails de sa thorie, au cours de la premire phase, jai trouv quelques cas o la smantique, le contexte, et dautres facteurs de ce genre faisaient partie des rgles rgissant les oc-currences syntaxiques des phrases et des morphmes. Jen suis venu poser les ba-ses dune thorie alternative en 1963 et, avec de merveilleux collaborateurs comme Haj Ross et Jim Mc Cawley, nous lavons dveloppe au cours des annes soixante. Pour en revenir 1963, la smantique si-gnifiait alors la logique logique dduc-tive et modle thorique et notre groupe a dvelopp une thorie de la Smantique Gnrative qui unissait la logique formelle et la grammaire transformationnelle. Dans cette thorie, la smantique (sous la forme de la logique) tait considre comme prioritaire sur la syntaxe ; on en voulait pour preuve que des considrations s-mantiques et pragmatiques taient pr-sentes dans les gnralisations rgissant la structure syntaxique. Chomsky a, depuis, adopt un grand nombre de nos innova-tions, mais il les a combattues violemment dans les annes 60 et 70. En 1975, jai eu connaissance de certains rsultats de base provenant des diverses sciences cognitives qui pointaient vers une thorie de lesprit incarne la neurophy-siologie de la vision des couleurs, les prototypes et catgories de niveau de base, le travail de Talmy sur les concepts de relations spatiales, et le cadre smantique de Fillmore. Ces rsultats mont convaincu que lessentiel de la recherche en linguistique gnrative et en logique formelle tait sans issue. Je me suis joint Len Talmy, Ron Langacker, et Gilles Fau-connier pour forger une nouvelle linguis-tique qui soit compatible avec la recher-che en science cognitive et avec la neuros-cience. Cest ce quon a appel la Lin-guistique Cognitive et cest une entreprise scientifique florissante. En 1978, jai d-couvert que la mtaphore nest pas un genre mineur de tropes utilis en posie, mais un mcanisme fondamental de lesprit. En 1979, Mark Johnson est arriv au Dpartement Philosophie de Berkeley et nous avons commenc peaufiner les

    dtails de cette thorie et ses implications philosophiques. Nous collaborons depuis 20 ans. Mark a maintenant une chaire de philosophie dans lOregon. JB : Comment distingue-t-on science co-gnitive et philosophie ? LAKOFF : Cest une question profonde et importante, qui est au centre de lentreprise La philosophie dans la chair. La raison pour laquelle la question na pas de rponse simple, cest quil existe deux formes de science cognitive, lune mode-le sur les hypothses de la philosophie anglo-amricaine et lautre (pour autant que lon puisse en juger) indpendante des prsupposs philosophiques spcifiques qui dterminent les rsultats de la recher-che. A ses dbuts, la science cognitive, ce que nous appelons la science cognitive de premire gnration (ou science co-gnitive dsincarne ), a t conue pour sadapter une version formaliste de la philosophie anglo-amricaine. Autrement dit, elle partait de prsupposs philosophi-ques propres dterminer une partie im-portante des rsultats scientifiques. Retour la fin des annes 1950 : Hilary Putnam (un minent philosophe, trs dou) a formul une position philosophi-que appele fonctionnalisme . (Par ail-leurs, il a depuis renonc cette position.) Il sagissait dune position philosophique a priori, ne reposant sur aucune preuve quelconque. La proposition tait la sui-vante : -Lesprit peut tre tudi partir de ses fonctions cognitives cest--dire des oprations quil effectue in-dpendamment du cerveau et du corps. -Les oprations effectues par lesprit peuvent tre correctement modlises par la manipulation de symboles formels d-nus de sens, comme dans un programme informatique. Ce programme philosophique est en ac-cord avec les paradigmes qui existaient lpoque dans un certain nombre de disci-plines. Dans la philosophie formelle :

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    -Lide que la raison peut tre convena-blement caractrise en utilisant une logi-que symbolique base sur la manipulation de symboles formels. En linguistique gnrative : -Lide que la grammaire dune langue peut tre convenablement dfinie en ter-mes de rgles portant sur des symboles formels dnus de sens. En intelligence artificielle : -Lide que lintelligence en gnral consiste en programmes computationnels qui manipulent des symboles formels d-nus de sens. Dans la psychologie de traitement de linformation : -Lide que lesprit est un dispositif de traitement de linformation, o le traite-ment de linformation est vu sous la forme dune manipulation de symboles formels dnus de sens, comme dans un pro-gramme informatique. Tous ces champs se sont dvelopps partir de la philosophie officielle. Ces quatre domaines ont converg dans les annes 1970 pour former la premire g-nration de la science cognitive. Leur vi-sion de lesprit sassimilait une manipu-lation de symboles formels et dsincarns dnus de sens. JB : Comment cela sintgre-t-il dans la science empirique ? LAKOFF : Cette vision ntait pas empiri-que, puisquelle venait dune philosophie a priori. Nanmoins, elle a dbroussaill le terrain. Ce quelle avait de bon, cest quelle tait prcise. Ce quelle avait de dsastreux, cest quelle dissimulait une vision philosophique du monde qui se d-guisait en rsultat scientifique. Et si vous acceptiez cette position philosophique, tous les rsultats en contradiction avec cette philosophie ne pouvaient tre consi-drs que comme des non-sens. Pour les chercheurs forms dans cette tradition, la science cognitive cest ltude de lesprit lintrieur de cette position philosophique a priori. La premire gnration de cher-cheurs en science cognitive a t duque penser ainsi, et de nombreux manuels dcrivent encore la science cognitive de

    cette faon. Ainsi, la science cognitive de premire gnration nest pas distincte de la philosophie ; elle est ne partir dune vision philosophique a priori qui impose des contraintes de fond sur ce que peut tre l esprit . Voici quelques-unes de ces contraintes : -Les concepts doivent tre littraux. Si lon doit dfinir le raisonnement en termes de logique formelle traditionnelle, il ne peut rien exister de semblable un concept mtaphorique ou une pense m-taphorique. -Les concepts et raisonnements sur les concepts doivent tre distincts de limagerie mentale, car limagerie utilise les mcanismes de la vision et ne peut tre assimile une manipulation de symboles formels dnus de sens -Concepts et raisonnement doivent tre indpendants du systme sensori-moteur dans la mesure o le systme sensori-mo-teur est incarn et ne peut donc pas tre une forme de manipulation abstraite et dsincarne de symboles. Le langage galement il sagissait dtre en adquation avec le paradigme de la manipulation de symboles doit tre litt-ral, indpendant de limagerie, et indpen-dant du systme sensori-moteur. Dans cette perspective, le cerveau ne pou-vait tre que le support de lesprit abstrait neuroniel sur lequel les programmes de lesprit se trouvaient tre ralisables. Lesprit, daprs ce point de vue, ne repose pas sur le cerveau et nest pas model par lui. Lesprit est une abstraction dsincarne et il se trouve que nos cerveaux sont en mesure de sen ser-vir. Ce sont l non pas des rsultats empi-riques, mais plutt des consquences de prsupposs philosophiques. Au milieu des annes 1970, la science co-gnitive a finalement t dote dun nom et mme dune socit et dun journal. Les personnes qui ont constitu le domaine acceptaient le paradigme de la manipula-tion des symboles. Jai t, lorigine, lun dentre eux (sur la base de mes pre-miers travaux sur la smantique gnra-tive) et jai donn lune des confrences inaugurales lors de la premire runion de

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    la Socit de Science Cognitive. Mais juste au moment o le domaine tait offi-ciellement reconnu et organis autour du paradigme de la manipulation de symbo-les, les rsultats empiriques ont commenc affluer appelant la remise en question du paradigme lui-mme. Il y avait un ensemble tonnant de rsul-tats qui allaient tous dans le mme sens, celui que lesprit ntait pas dsincarn et quon ne pouvait pas le dfinir en ter-mes de manipulation de symboles sans signification et indpendants du cerveau et du corps, cest--dire indpendants du systme sensori-moteur et de notre faon dtre dans le monde. Lesprit est plutt incarn, non pas au sens trivial o il est implant dans un cerveau, mais dans le sens essentiel o la structure conceptuelle et les mcanismes de la raison reposent en fin de compte sur et sont faonns par le systme sensori-moteur du cerveau et du corps. JB : Pouvez-vous le prouver ? LAKOFF : Il existe une norme quantit de travaux qui vont dans ce sens. Voici quel-ques-uns des rsultats fondamentaux qui mont le plus intress : la structure du systme de catgorisation des couleurs est faonne par la neurophysiologie de la vision des couleurs, par nos cnes de couleur et les circuits neuronaux pour la couleur. Les couleurs et les catgories de couleurs ne sont pas l-bas dans le monde, mais sont interactionnelles, cest--dire quelles reprsentent le rsultat non trivial de la rflectance des objets selon diffrentes longueurs donde et en fonc-tion des conditions dclairage, dune part, et de nos cnes de couleur et des circuits neuronaux de lautre. Les concepts de couleur et les infrences bases sur les couleurs sont donc structurs par notre corps et notre cerveau. Les catgories de niveau de base sont structures en termes de gestalt perceptive, dimagerie mentale, et de schmas moteurs. De cette manire, le corps et le systme sensori-moteur du cerveau interviennent centralement dans nos systmes conceptuels. Les concepts de relations spatiales dans les diffrentes lan-

    gues du monde (par exemple, dans, tra-vers, autour, en franais, sini en mixtque, mux en Core, et ainsi de suite) sont com-poss des mmes images-schmas primitifs, cest--dire dimages mentales schmatiques. Celles-ci, leur tour, sem-blent rsulter de la structure des systmes visuel et moteur. Cest la base de lexplication de la faon dont nous pou-vons adapter le langage et le raisonnement la vision et au mouvement. Les concepts aspectuels (qui caractrisent la structure des vnements) semblent d-couler des structures neuronales en charge du contrle moteur. Les catgories peuvent utiliser des proto-types de diverses sortes pour raisonner sur les catgories dans leur ensemble. Ces prototypes se dfinissent en partie en ter-mes dinformation sensori-motrice. Le systme conceptuel et infrentiel per-mettant de raisonner sur les mouvements du corps peut tre ralis par des modles neuronaux aptes modliser la fois le contrle moteur et linfrence. Les concepts abstraits sont largement mta-phoriques et bass sur des mtaphores qui font usage de nos capacits sensori-motri-ces pour effectuer des infrences abstrai-tes. Ainsi, la raison abstraite, sur une grande chelle, semble maner du corps. Ce sont les rsultats les plus marquants pour moi. Ils nous obligent reconnatre le rle du corps et du cerveau dans la rai-son humaine et le langage. Ils sont donc loppos de toute notion desprit dsin-carn. Cest pour ces raisons que jai abandonn mes travaux antrieurs sur la smantique gnrative et commenc tudier la faon dont lesprit et la langue sont incarns. Cela fait partie des rsultats qui ont conduit une science cognitive de deuxime gnration, la science cognitive de lesprit incarn. JB : Revenons ma question sur la diff-rence entre la science cognitive et la philosophie. LAKOFF : OK. La science cognitive se consacre ltude empirique de lesprit, sans tre entrave par des hypothses philosophiques a priori. La science cogni-

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    tive de premire gnration, qui suppose un esprit dsincarn, obissait un pro-gramme philosophique. La science cogni-tive de deuxime gnration, qui prend en compte la nature de lesprit telle quil est en ralit incarn ! a d surmonter la construction philosophique de la science cognitive antrieure. JB : Est-ce que la science cognitive de deuxime gnration prsuppose une philosophie ? LAKOFF : Nous avons montr que non, quelle suppose simplement quon sengage prendre les recherches empiri-ques au srieux, rechercher les gnrali-sations les plus larges possible, et cher-cher des preuves convergentes de nom-breuses sources. Cest prcisment sur cela que la science sengage. Les rsultats des recherches sur lesprit incarn nimpliquent, et ne prsupposent, aucune thorie philosophique particulire propos de lesprit. En effet, ils ont ncessit quon loigne de la science lancienne philoso-phie. JB : En quoi cela sloigne-t-il de cette philosophie ? LAKOFF : cause de la dcision de tout recommencer partir dune position empi-riquement responsable. Les jeunes philo-sophes devraient tre ravis. La philosophie est tout sauf la mort. Elle doit tre repen-se en tenant compte des rsultats obtenus propos de lesprit incarn. La philoso-phie sintresse aux questions les plus pro-fondes de lexistence humaine. Il est temps de les repenser et cest l une pers-pective excitante. JB : Que pensez-vous des guerres aca-dmiques entre la philosophie postmo-derne et analytique ? LAKOFF : Les rsultats suggrent que les deux parties taient perspicaces, certains gards, et dans lerreur dautres gards. Les postmodernistes avaient raison de dire que certains concepts peuvent changer au fil du temps et varient selon les cultures. Mais ils avaient tort de laisser entendre que tous les concepts sont comme a. Des

    milliers de concepts ne le sont pas. Ils sur-gissent travers le monde, culture aprs lculture, sur le fondement de notre incar-nation commune. Les postmodernistes ont eu raison de faire remarquer qu maints endroits, la thorie populaire des essences choue. Mais ils avaient tort de laisser entendre que cette faille ruine nos syst-mes conceptuels et les rend arbitraires. La tradition analytique caractrise avec pers-picacit la thorie des actes de langage. Bien que la logique formelle ne fonctionne pas toujours, ni mme la plupart du temps, pour ce qui touche la raison, il y a des endroits o quelque chose qui sapparente la logique formelle (amplement rvise) dfinit certains aspects limits de la rai-son. Mais la tradition analytique a eu tort dans certaines de ses thses centrales : la thorie de la vrit-correspondance, la thorie de la signification littrale, et la nature dsincarne de la raison. Le monde universitaire est maintenant en mesure de transcender les deux positions, chacune ayant apport quelque chose dimportant et ayant besoin dtre rvise. JB : Y a-t-il une division cte Est et cte Ouest ? LAKOFF : Dan Dennett sest rfr au Ple Est et au Ple Ouest au dbut et au milieu des annes 1980, comme si les partisans de lesprit dsincarn se trou-vaient tous sur la cte Est et les partisans de lesprit incarn taient tous sur la cte Ouest. Les recherches sur lesprit incarn ont eu tendance commencer sur la cte Ouest, mais mme dans ce cas, la caract-risation gographique tait simpliste. lheure actuelle, les deux positions sont reprsentes sur les deux ctes et dans tout le pays. Cambridge et Princeton, dans le pass, ont pench le plus souvent vers lancienne position de lesprit dsincarn, au moins dans certains domaines. Mais il y a tant de penseurs intressants sur les deux ctes et dans tout le pays que je pense que toutes les divisions gographi-ques qui existent encore ne dureront pas longtemps. Lorsque Dennett faisait cette distinction, les grandes rvolutions en neu-roscience et en modlisation neuronale

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    commenaient peine. La linguistique co-gnitive tait tout juste naissante. Meta-phors We Live By venait peine de sortir et Women, Fire, And Dangerous Things navait pas encore t crit. On navait pas non plus Bright Air, Brilliant Fire 1 dEdelman ni Descartes Error 2 de Dama-sio, ni The Human Semantic Potential de Regier, ni les diffrents livres de Pat et Paul Churchland. Au cours des quinze dernires annes, la neuroscience et la computation neuronale ont modifi le paysage de la science cognitive et elles vont le changer encore davantage au cours de la prochaine ou des deux prochaines dcennies. Ces changements vont invita-blement nous faire parcourir encore un bon bout de chemin vers la prise en compte du caractre incarn de lesprit. Vous ne pouvez pas penser sans utiliser le systme de neurones de votre cerveau. La structure fine des connexions neuronales dans le cerveau, leurs connexions avec le reste du corps, et la nature de la computa-tion neuronale continueront tre tudis. Plus nous connatrons les dtails, plus nous arriverons comprendre la manire dont la raison et les systmes conceptuels par lesquels nous raisonnons sont incar-ns. Lide de la raison dsincarne est une ide philosophique a priori. Elle a dur 2500 ans. Je ne peux pas imaginer quelle puisse exister 30 ans de plus dans les milieux scientifiques srieux. JB : Et quoi devons-nous nous atten-dre ? LAKOFF : La science cognitive et la neu-roscience sont en train de dclencher une rvolution philosophique. La philosophie dans la chair est seulement une partie de la premire vague. Au cours de la pro-chaine dcennie ou des deux prochaines, la thorie neuronale du langage devrait suffisamment se dvelopper pour rempla-cer lancienne conception du langage comme manipulation dsincarne de sym-

    1 EDELMAN (Gerald M), Biologie de la conscience, d

    Odile Jacob, 2008 (NDT) 2 DAMASIO (Antonio-R), L'erreur de Descartes - La

    raison des motions, d Odile Jacob, 2001 (NDT)

    boles dnus de sens que lon trouve dans la vieille tradition chomskyenne. Mais le plus grand et lun des plus importants changements viendra de notre comprhen-sion des mathmatiques. Le prcurseur de ce changement fut The Number Sense de Stanislas Dehaene, qui a runi des lments de preuve partir de la neuroscience, du dveloppement des en-fants, et de la recherche sur les animaux qui indiquent que nous (et certains autres animaux) avons volu en consacrant une partie de notre cerveau lnumration et larithmtique simple touchant un petit nombre dobjets (environ quatre). Rafael Nez et moi partons de ces conclusions et nous demandons comment une arith-mtique aussi perfectionne (et les lois de larithmtique) a-t-elle pu se dvelopper, cest--dire comment les mcanismes conceptuels ordinaires de la pense hu-maine ont-ils donn naissance aux ma-thmatiques ? Nous rpondons que lesprit ordinaire in-carn, avec ses schmas-images, ses m-taphores conceptuelles, et ses espaces mentaux, a la capacit de crer les plus sophistiques des mathmatiques via lutilisation quotidienne des mcanismes conceptuels. Dehaene sest arrt larithmtique simple. Nous allons au-del pour montrer quon peut rendre compte de la thorie des ensembles, de la logique symbolique, de lalgbre, la gomtrie analytique, la trigonomtrie, le calcul et les nombres complexes travers les m-canismes conceptuels dont on use au quotidien. En outre, nous montrons que la mtaphore conceptuelle est au cur du dveloppement des mathmatiques com-plexes. Ce nest pas difficile voir. Pen-sez la droite numrique. Elle est le r-sultat dune mtaphore selon laquelle les nombres sont des points sur une ligne. On nest pas obligs de considrer les nom-bres comme des points sur une ligne. Larithmtique fonctionne parfaitement bien sans tre pense en termes de go-mtrie. Mais si vous utilisez cette mta-phore, les rsultats en mathmatiques sont beaucoup plus intressants.

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    Ou bien prenez lide qui est la base de larithmtique, que les nombres sont des ensembles, avec zro comme ensemble vide, un comme ensemble qui contient lensemble vide, et ainsi de suite. Cest une mtaphore aussi. Les chiffres ne doi-vent pas ncessairement tre considrs comme des tats de ltre. Larithmtique nous est parfaitement bien parvenue de-puis 2000 ans sans nombres conceptuali-ss comme des ensembles. Mais si vous utilisez cette mtaphore, alors vous obte-nez des rsultats intressants en mathmatiques. Il y a une troisime mta-phore moins bien connue, au sujet des nombres, selon laquelle les nombres sont des valeurs de stratgie dans la thorie des jeux. Alors, que sont-ils pour finir ? Sont-ils des ensembles ? Ou, fondamentale-ment, les nombres sont-ils juste des va-leurs de stratgie dans la thorie des jeux ? Ces mtaphores portant sur les nombres font partie des mathmatiques, et vous devez toujours faire un choix selon le type de mathmatiques que vous pratiquez. La conclusion est simple : la mtaphore conceptuelle est centrale pour la concep-tualisation des nombres en mathmati-ques, quelle que soit leur complexit. Cest une ide tout fait sense. Les m-taphores conceptuelles sont des mappages croiss inter-domaines qui prservent la structure dinfrence. Les mtaphores mathmatiques sont le produit des liens entre les diffrentes branches des math-matiques. Un de nos rsultats les plus int-ressants concerne la conceptualisation de linfini. Il existe de nombreux concepts dinfini : les points linfini dans la go-mtrie projective, linfini des ensembles, linfini des unions, linduction mathmati-que, les nombres transfinis, les suites infi-nies, linfini des dcimales, linfini des sommes, des limites, sans parler des bor-nes suprieures et des infinitsimaux. N-ez et moi avons trouv que toutes ces notions peuvent tre conceptualises comme des cas particuliers dune simple mtaphore de base de lInfini. Lide de linfinit actuelle linfinit non seu-lement comme aller de plus en plus loin, mais comme objet est mtaphorique,

    mais la mtaphore, comme nous le d-montrons, se rvle assez simple et existe en dehors des mathmatiques. Ce que les mathmaticiens ont fait, cest chercher laborer soigneusement des cas particu-liers de cette ide mtaphorique de base. Ce que nous pouvons conclure, cest que les mathmatiques telles que nous les connaissons sont une cration du corps et du cerveau humains, elles ne font pas par-tie de la structure objective de lunivers de celui-ci ou de tout autre. Ce que nos rsultats semblent contredire, cest ce que nous appelons le Roman des mathmati-ques, lide que les mathmatiques exis-tent indpendamment des tres dots dun corps et dun cerveau et quelles structu-rent lunivers indpendamment des tres incarns qui les ont cres. Cela ne conduit pas, bien sr, considrer les mathmatiques comme un produit culturel quelconque, comme le voulaient certains thoriciens postmodernistes. Cela veut simplement dire que cest un produit sta-ble de notre cerveau, de notre corps, de notre exprience dans le monde, et de certains aspects de notre culture. Lexplication du pourquoi les mathmati-ques fonctionnent si bien est simple : elles sont le rsultat de lactivit de dizai-nes de milliers de gens trs intelligents qui ont observ le monde attentivement en adaptant ou en crant les mathmatiques en fonction de leurs observations. Cest galement le rsultat dune volution ma-thmatique : quantit de thories math-matiques inventes pour dcrire le monde ont chou Toutes les formes de math-matiques qui sont en uvre dans le monde sont le rsultat dun tel processus volutif. Il est important de savoir que nous avons cr les mathmatiques et de comprendre exactement quels sont les mcanismes de lesprit incarn qui rendent les mathmati-ques possibles. Cela nous donne une ap-prciation plus raliste de notre rle dans lunivers. Nous, avec notre corps physique et notre cerveau, sommes la source de la raison, la source des mathmatiques, et la source des ides. Nous ne sommes pas de simples vhicules de concepts dsincar-ns, dune raison dsincarne, et de ma-

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    thmatiques dsincarnes flottant l-bas dans lunivers. Cela fait que chaque tre humain incarn (le seul genre existant) est infiniment prcieux une source et non pas un rcipient. Cela rend le corps hu-main infiniment prcieux la source de tous les concepts, de la raison, et des ma-thmatiques. Pendant deux millnaires, nous avons progressivement dvalu la vie humaine en sous-estimant la valeur du corps humain. Nous pouvons esprer que le prochain millnaire sera plus humaniste et que lincarnation de lesprit en arrivera tre pleinement apprcie,. JB : Quel est votre prochain projet ? LAKOFF : Je me suis immerg aussi pro-fondment que possible dans la recherche que Jerry Feldman et moi avons initie il y a une dizaine dannes lInstitut Interna-tional dInformatique sur la thorie neuro-nale du langage. Cest l-dessus que la plupart de mes efforts de recherche concrte vont se concentrer pendant un bon moment. Jerry a dvelopp la thorie du connexio-nisme structur (diffrent du connexio-nisme PDP) au dbut des annes 1970. Le connexionisme structur nous permet de construire des modles dtaills de la computation neuronale des structures conceptuelles et linguistiques et de lapprentissage de ces structures. Depuis 1988, nous avons labor un projet reprenant une question qui nous a absor-bs lun et lautre : dans une perspective de computation neuronale, un cerveau humain est compos dun trs grand nom-bre de neurones connects de faon spci-fique certaines proprits computation-nelles. Comment pourrait-on obtenir des dtails sur les concepts humains, les for-mes de la raison humaine, et lventail des langues humaines partir dun lot de neu-rones connects comme ils le sont dans notre cerveau ? Comment obtient-on la pense et la langue partir de neurones ? Cest la question laquelle nous essayons de rpondre dans notre laboratoire par la modlisation computationnelle neuronale de la pense et du langage.

    JB : Comment reliez-vous les structures du cerveau et les ides de lespace ? LAKOFF : Terry Regier a franchi la pre-mire tape dans son livre The Human Semantic Potential. Il a mis lhypothse que certains types de structures du cerveau les cartes topographiques du champ vi-suel, les cellules dorientation sensitives, et ainsi de suite peuvent calculer les re-lations primitives spatiales (appeles images-schmas ) que les linguistes ont dcouvertes. Le plus tonnant, pour moi, cest que nous avons ainsi une ide coh-rente de la faon dont certains types de structures neuronales peuvent donner lieu des concepts de relations spatiales. Des recherches rcentes de modlisation neu-ronale effectues par Narayanan nous a aussi donn une ide de la faon dont les structures du cerveau peuvent computer les notions aspectuelles (qui structurent les vnements), les mtaphores conceptuel-les, les espaces mentaux, les espaces mix-tes et autres facteurs essentiels des syst-mes conceptuels humains. Ltape sui-vante, dcisive je pense, sera une thorie neuronale de la grammaire. Ce sont de remarquables rsultats techni-ques. Quand vous les additionnez dautres rsultats sur lincarnation de lesprit provenant de la neuroscience, de la psychologie et de la linguistique cogniti-ves, ils nous disent beaucoup de choses qui sont importantes dans la vie quoti-dienne des gens ordinaires des choses sur lesquelles les philosophes ont spcul depuis plus de 2500 ans. La science co-gnitive a des choses importantes nous dire sur notre comprhension du temps, des vnements, sur la causalit, et ainsi de suite. JB : Comme quoi ? Lorsque Mark Johnson et moi avons exa-min en dtail les rsultats obtenus en science cognitive, nous nous sommes aperus quil y avait trois rsultats princi-paux qui taient incompatibles avec la quasi-totalit de la philosophie occidentale ( lexception de Merleau-Ponty et De-wey), notamment : Lesprit est intrinsquement incarn.

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    La plupart de nos penses sont incons-cientes. Les concepts abstraits sont largement m-taphoriques. Ce constat nous a conduits poser la question suivante dans La philosophie dans la chair : que se passerait-il si nous partions de ces nouveaux rsultats au sujet de lesprit et reconstruisions la philosophie partir de l ? A quoi la philosophie ressemblerait-elle ? Il savre que cela ressemble quelque chose de tout fait diffrent de pratique-ment toute la philosophie qui nous a pr-cds. Et les diffrences sont des diffren-ces dimportance vitale. A partir des r-sultats de la smantique cognitive, nous avons dcouvert beaucoup de choses nou-velles sur la nature des systmes de mo-rale, sur la faon dont nous concevons la structure interne du Moi, et mme sur la nature de la vrit. JB : Cela ressemble une sorte de nou-veau projet distinct ? LAKOFF : Cest une tche intressante qui consiste prendre la philosophie comme un objet dtude empirique en science co-gnitive. La plupart des philosophes traitent la philosophie comme une discipline a priori, o aucune tude empirique de lesprit, de la raison et de la langue est ncessaire. Dans la tradition anglo-amri-caine, on vous apprend penser comme un philosophe et il est admis que vous pouvez, sur la base de votre formation philosophique, vous prononcer sur toutes les autres disciplines. Ainsi, il y a des branches de la philosophie comme la phi-losophie du langage, la philosophie de lesprit, la philosophie des mathmatiques, et ainsi de suite. Johnson et moi nous som-mes aperus que la philosophie elle-mme, qui se compose de divers systmes de pense, devait tre tudie du point de vue de la science cognitive, en particulier de la smantique cognitive qui tudie les systmes de pense de faon empirique. Notre objectif a donc t dapporter une perspective scientifique la philosophie, en particulier du point de vue de la science de lesprit.

    JB : Comment est-ce que cela sarticule avec la philosophie traditionnelle ? Lakoff : Cest une chose tonnante de se rendre compte que la majeure partie de la philosophie occidentale est incompatible avec les rsultats fondamentaux de la science de lesprit. Mais dire cela, cest ngatif. Nous respectons et apprcions la philosophie. Notre travail sappuie sur un amour profond de la philosophie et dune dception face ce quelle a t au cours des deux dernires dcennies. Nous avons voulu nous tourner vers les grands mo-ments de lhistoire de la philosophie les prsocratiques, Platon, Aristote, Descar-tes, Kant mme les philosophes analyti-ques et montrer ce faisant, la lumire de la science cognitive, ce que cette der-nire pourrait rvler sur la nature de la philosophie. Ce que nous avons dcouvert tait fasci-nant : chaque grand philosophe semble prendre un petit nombre de mtaphores pour des vrits ternelles et allant de soi, et puis, avec une logique rigoureuse et une systmaticit totale, suivre les implica-tions de ces mtaphores jusqu leurs conclusions, o que cela puisse les mener. Elles conduisent parfois certains endroits plutt tranges. Les mtaphores de Platon impliquent que les philosophes doivent gouverner ltat. Les mtaphores dAristote impliquent quil nexiste que quatre causes et quil ne peut y avoir de vide. Les mtaphores de Descartes ont pour effet que lesprit est compltement dsincarn et que toute pense est cons-ciente. Les mtaphores de Kant conduisent la conclusion quil y a une raison univer-selle et que celle-ci dicte des lois morales universelles. Ces positions et bien dautres adoptes par ces philosophes ne sont pas alatoires. Elles dcoulent de lattitude qui consiste prendre des mtaphores banales pour des vrits et pousser leur logique jusquau bout. JB : En quoi est-il important de recon-natre que les mtaphores sont au cur du travail des premiers philosophes ? LAKOFF : Il ne sagit pas seulement des premiers philosophes, mais aussi des phi-

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    losophes contemporains. Notre conclusion nest pas que leur travail devrait tre cart parce quil est mtaphorique. Bien au contraire. Dans la mesure o la majeure partie de la pense abstraite est, et doit tre, mtaphorique, tous les systmes ri-goureux de pense abstraite seront sem-blables ceux des grands philosophes dont nous analysons les thories. En outre, le raisonnement quotidien de chacun de nous est souvent de mme nature, mme sil est gnralement peine logique. Lexamen de la philosophie dans une perspective cognitive non seulement nous renseigne sur la pense des grands philo-sophes, mais nous donne aussi un aperu trs clairant sur la faon dont chacun dentre nous pense du moins quand nous le faisons de manire cohrente et syst-matique. Et cela nous apprend aussi que, dans la plupart des cas, les rponses aux questions les plus profondes de lexistence humaine seront trs probablement des r-ponses mtaphoriques. Il ny a rien de mal cela. Il faut simplement que nous soyons conscients de la nature de nos mtaphores sont et de ce quelles impliquent. Une autre chose positive : ce que nous avons cherch faire tait dexaminer les plus fondamentaux des concepts philoso-phiques dans la perspective de la smanti-que cognitive. Mark a fait une liste des lments de base. En plus de la Vrit, nous avons examin en dtail le Temps, la Causalit, les vnements, lEsprit, Le Moi, la Morale et ltre. Heureusement, une bonne partie de ce travail avait dj t ralise dans le cadre de la smantique cognitive. Nous en avons tir les conclu-sions ensemble, les avons unifies et d-tailles. Il nest pas surprenant que tous ces concepts abstraits se soient avrs le plus souvent mtaphoriques, faisant usage de mtaphores multiples, chacune ayant une logique diffrente. Ainsi, il ny a pas un concept de causalit, mais environ 20, tous mtaphoriques et chacun avec un modle infrentiel diffrent. Ainsi, les causes peuvent tre des liens, des chemins, des sources, des forces, des corrlations, des essences, etc. Choisissez lune des

    mtaphores de la causalit et vous aurez des infrences diffrentes chaque fois. La science et les sciences sociales utilisent toutes des thories causales, mais les mtaphores de la causalit peuvent donc varier considrablement et donc aussi les types de relations causales que vous pou-vez envisager. Encore une fois, il ny a rien de mal cela. Vous venez de vous apercevoir que la causalit nest pas sim-plement une chose unique. Il existe plu-sieurs modes de causation, chacun poss-dant des infrences logiques diffrentes que les gens qui travaillent en sciences physiques, sociales et cognitives attribue-ront la ralit en utilisant diffrentes mtaphores de la causalit. L encore, il est important de savoir laquelle des mta-phores de la causalit que vous utilisez. La science ne peut exister sans avoir recours toutes sortes de mtaphores, commen-cer par un choix de mtaphores de la cau-salit. Le plus intressant, si vous regardez lhistoire de la philosophie, cest que vous trouverez un nombre considrable de thories de la causalit . Lorsque nous avons examin de prs les thories philo-sophiques de la causalit au cours des si-cles, elles se sont toutes rattaches lune ou lautre de nos mtaphores banales ex-primant la causalit. Ce que les philoso-phes ont fait, ce nest que choisir leur mtaphore favorite de la causalit et la mettre en avant comme une vrit ter-nelle. JB : Do vient la morale dans tout cela ? LAKOFF : Lun des ensembles de rsultats qui me parat le plus satisfaisant est celui qui concerne la recherche des mtaphores rgissant la pense morale. Nous avons trouv que tout le monde semble se poser naturellement dune manire incarne la question des formes de bien-tre la sant, la richesse, la droiture, la lumire, lintgrit, la propret et ainsi de suite. Un rsultat particulirement intressant est que les systmes de morale dans leur en-semble semblent mtaphoriquement orga-niss autour des divers modles de la fa-mille. Encore une fois, cela ne devrait pas

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    sembler surprenant, car cest dans notre famille que nous apprenons juger du comportement moral. Nous sommes maintenant en mesure dtudier la structure mtaphorique de di-vers systmes moraux. Nous pensons que la science cognitive permet de raliser des analyses beaucoup plus dtailles et plus pntrantes des systmes mtaphoriques que celles qui taient disponibles aupara-vant. Par exemple, dans notre tude de la thorie morale de Kant, nous soutenons que ldifice de ce grand intellectuel d-coule de quatre mtaphores de base seu-lement, et que cela nous permet de voir quel point les diffrents aspects de la tho-rie morale de Kant se tiennent. La science cognitive met en lumire non seulement la structure conceptuelle des systmes moraux, mais aussi la politique et les questions sociales. Certains de mes collgues et moi sommes en train de for-mer un groupe de rflexion politique afin dappliquer les mthodes de lanalyse co-gnitive des questions politiques quoti-diennes et sociales. Le rsultat le plus simple est peut-tre fi-nalement le plus fondamental. Nous som-mes des tres neuronaux. Notre cerveau capte ses signaux partir du reste de notre corps. Ce quoi nos corps ressemblent et leur faon dtre dans le monde structurent donc les concepts eux-mmes, ceux dont nous nous servons pour penser. On ne peut pas penser nimporte quoi seulement ce quautorise notre cerveau incarn. La mtaphore semble tre un mcanisme neuronal qui nous permet dadapter les systmes neuronaux utiliss dans lactivit sensori-motrice pour crer des formes de raison abstraite. Si cela est exact, comme cela semble tre le cas, nos systmes sen-sori-moteurs dlimitent ainsi le champ de notre raisonnement abstrait. Tout ce que nous pouvons penser ou comprendre est faonn par, rendu possible grce, et li-mit par notre corps, notre cerveau et nos interactions incarnes dans le monde. Cest ce quil faut thoriser. Est-ce adapt la comprhension du monde dun point de vue scientifique ?

    Il y a tout lieu de penser que nos ressour-ces conceptuelles incarnes peuvent ne pas tre suffisantes pour toutes les tches de la science. Nous prenons des exemples de physique et en discutons dans nos sec-tions sur le Temps et Causalit. La thorie de la relativit est un bon exemple. JB : Alors, quel est le grand changement ici ? LAKOFF : En qualifiant lespace-temps, Einstein, comme Newton avant lui, a uti-lis la mtaphore commune que le temps est une dimension spatiale. Mes temps et lieu prsents sont mtaphoriquement conceptualiss comme un point dans un espace quatre dimensions, le prsent tant comme un point situ sur laxe tem-porel. Pour quil y ait une courbure dans lespace-temps, laxe du temps doit tre tendu il ne peut pas tre seulement un point, le prsent. En plus du prsent, laxe du temps doit inclure des portions de laxe du temps entendues comme futur et pass afin quil y ait assez daxe du temps pour former un espace-temps courb. Cela semble impliquer, comme les philosophes lont soulign plusieurs reprises, quau moins certaines portions du futur et du pass coexistent avec le prsent. Et si lavenir existe actuellement, alors lunivers est dterministe. Franchement, il semble bizarre de dire que le pass, le pr-sent et lavenir coexistent et pourtant, la courbure de lespace-temps semble limpliquer. JB : Est-ce que le problme incombe la thorie physique ou aux mathmatiques utilises pour lexprimer ? LAKOFF : II incombe la mtaphore commune Le temps est une dimension spatiale , qui est utilise pour compren-dre la thorie mathmatique de lunivers physique dEinstein. Limplication du d-terminisme philosophique ne vient pas de la physique mathmatique, mais de cette mtaphore applique la physique ma-thmatique. Est-ce dire que nous de-vrions laisser tomber la mtaphore ou du moins essayer ?

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    Pour le meilleur ou le pire, nous ne pou-vons pas nous dbarrasser delle mme si elle a une implication bizarre. La physi-que sintresse aux choses. Nous avons besoin de relier les mathmatiques de la relativit une comprhension de lespace et du temps. La mtaphore Le temps est une dimension spatiale remplit cette fonction. Nous navons pas de meilleure mtaphore, ni de concept littral sortant de notre esprit incarn susceptible de la rem-placer. La mtaphore banale est peut-tre imparfaite et peut avoir une implication farfelue, mais cest la meilleure que les systmes conceptuels incarns de lhomme sont capables de crer. Ce qui veut dire quil est important de sparer la physique mathmatique des mtaphores courantes utilises pour la comprendre. Et il est extrmement important de ne pas prendre ces mtaphores la lettre, mme si nous navons pas de comprhension littrale du tout. Nous ne devrions pas prendre le temps littralement pour une dimension spatiale ; nous devrions recon-natre que nous utilisons une mtaphore commune, et que la mtaphore trane der-rire elle le fardeau non dsir du dtermi-nisme impliquant la coexistence du pr-sent, pass et futur. La conclusion est que vous ne pouvez pas tenir les systmes conceptuels pour acquis. Ils ne sont ni transparents, ni simples, ni totalement littraux. Du point de vue de la science de lesprit, la science elle-mme parat trs diffrente de ce qui nous est communment enseign. La comprhen-sion scientifique, comme toute compr-hension humaine, doit faire usage dun systme conceptuel faonn par notre es-prit et notre corps.