engager les communautés d’amateurs dans un marché de niche. les musiciens amateurs en régime...
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Communiquer en direction des communautés virtuelles d’amateurs dans un marché de niche. Le cas musiciens amateurs en régime numérique - Mémoire Master 2 CELSA Misc - Alexandre PONTE Comment les industriels du secteurs, longtemps détachés de la réalité des pratiques amateur, et ayant adopté tardivement une stratégie social media, exploitent les imaginaires de la création musicale en régime numérique: entre facilitation de la création sur ordinateur et mythes associés au matériel analogique et "vintage".TRANSCRIPT
UNIVERSITE DE PARIS IV - SORBONNE
CELSA
Ecole des hautes études en sciences de l’information et de la communication
MASTER 2ème année
Mention : Information et CommunicationSpécialité : Médias et Communication
Parcours : Médias informatisés et stratégies de communication
COMMUNIQUER EN DIRECTION DES COMMUNAUTÉS VIRTUELLES D’AMATEURS DANS UN MARCHÉ DE NICHE.
LE CAS DES MUSICIENS AMATEURS EN RÉGIME NUMÉRIQUE
Préparé sous la direction du Professeur Véronique RICHARD
PONTE, Alexandre :Promotion : 2013-2014Option : Médias et CommunicationSoutenu le :Note du mémoire : Mention :
REMERCIEMENTS
Avant toute chose, je tiens à remercier l’ensemble des personnes qui ont contribué
à l’élaboration de ce mémoire, d’une manière ou d’une autre.
M. Henri Danel pour ses conseils et sa patience en tant que rapporteur universitaire.
M. Bertrand Hellio, pour avoir accepté d’être mon rapporteur professionnel et avoir su,
lorsque cela était nécessaire, me mettre sur la bonne piste.
Les communautés des forums Audiofanzine et Anafrog pour m’avoir inspiré le sujet de ce
mémoire.
L’équipe de BETC Music pour son soutien, sa compréhension et ses éclairages.
Et tous ceux qui, proches, ont fait preuve d’écoute et d’encouragement au quotidien.
SOMMAIRE
INTRODUCTION 7
Partie 1: La création musicale en régime numérique, de nouvelles modalités de
création en milieu professionnel et amateur, et de nouvelles attentes 15
1. Une évolution des technologies de création musicale à l’origine de la naissance
d’un nouveau marché ? 15
1.1 De la musique savante à la musique populaire, la naissance de standards
techniques au coeur de la démocratisation des outils et du marché de la création
musicale. 15
1.2 L’ordinateur personnel, un Meta-Instrument à l’origine d’un bouleversement des
mondes de l’art. 22
2. Le musicien amateur en régime numérique. 27
2.1 Qu’est ce qu’un amateur ? 27
2.2 Entre autodidactie et création de nouvelles esthétiques 31
3. Les communautés virtuelles de musiciens. 38
3.1 Des communautés de pratiques très actives dans le partage d’informations et
d’expérience. 39
3.2 Des attentes particulières en terme de matériel, entre quête du son professionnel
et recherche d’authenticité. 42
Partie 2: Les stratégies de communication des développeurs d’instruments, entre
éloge de la modernité et démonstration de l’authenticité. 48
1. La quête de l’ergonomie et du Workflow 49
1.1 Facilitation et inscription d’usages 50
1.2 Engager les communautés virtuelles de musiciens 55
2. De la transparence au storytelling de marque : entre valorisation du progrès
technique et authenticité 59
2.1 La mise en scène de la recherche et du développement au service des
musiciens. 60
2.2 Le paradoxe de l’analogique, ou le combat de l’authenticité 62
Partie 3: Circulation et réception de la communication des marques dans les
communautés virtuelles 66
1. Une communication « crowdsourcée » ? 66
1.1 Des communautés de pratique basées sur un modèle d’échange de type
« tableau noir » : une opportunité à saisir pour le « teasing » des marques 66
1.2 Une « viralité » à double tranchant 70
2. La réception des campagnes au sein des communautés en ligne 70
2.1 Perception et analyses des stratégies de marques au sein des communautés 71
2.2 Typologie des postures récurrentes 69
Conclusion 76
Bibliographie 79
Annexes 84
Résumé 91
INTRODUCTION
En novembre 2010, dans une vidéo1 diffusée sur internet, le chanteur compositeur
belge Stromae, accompagné de l’humoriste Jamel Debbouze, recréait un de ses
morceaux à l’aide d’un ordinateur portable et d’un clavier miniature. Le ressort
humoristique de cette «re-composition» instantanée reposait sur l’apparente facilité avec
laquelle le musicien semblait créer des sons avec peu de matériel. Cet exemple cristallise
l’image souvent véhiculée dans les médias généralistes et spécialisés du musicien en
chambre, « bedroom producer » en anglais, qui accède à une reconnaissance mondiale et
voit sa musique être diffusée sur les ondes et en discothèque. Loin de la Rock-Star ou de
l’instrumentiste virtuose, cette nouvelle figure du musicien intrigue, notamment car son
outil de création renvoie habituellement à un imaginaire du travail de bureau.
Pourtant l’usage de l’ordinateur personnel s’est généralisé dans toutes les pratiques
artistiques. Il peut être utilisé pour traiter chaque étape du processus créatif, qu’il s’agisse
de la conception, de l’exécution ou de la diffusion. En « digitalisant » des usages et des
outils préexistants dans le domaine analogique, qu’il s’agisse de l’écriture, de la peinture,
de la sculpture ou de la composition musicale, les technologies numériques opèrent une
remédiation de dispositifs au travers d’interfaces informatiques, de la même façon que le
traitement de texte met en scène des outils et des pratiques d’écriture telles que la
fonction copier-coller, et que les logiciels de création graphique proposent des fonctions
pinceau ou pot de peinture.
1 Vidéo extraite du DVD Made in Jamel, de Jamel Debbouze, novembre 2010, Sony Pictures, [disponible en ligne : http://www.wat.tv/video/jamel-debbouze-stromae-alors-38kzl_2ipxv_.html]
Parmi les domaines artistiques précédemment cités, il en est un qui fait l’objet de
nombreux discours sur la rôle de la machine dans la création : celui de la musique. Par
exemple, l’imaginaire de l’automatisation de la composition est encore très présent: « En
2013, le logiciel est force de proposition, c’est-à-dire qu’il crée des rythmiques, des
harmonies, bref, de la musique, seul... » 2
Cependant, l’impact des technologies numériques et d’internet sur l’industrie
culturelle musicale est plus souvent mis en avant dans les médias, que celui sur les
modalités de création :
La distribution numérique sauvage (le piratage) a obnubilé les esprits et envahi les discours des médias jusqu’à occulter le fait que la révolution numérique touche aussi, et peut être avant tout, la production et les conditions de promotion de la musique.3
Néanmoins, cette figure du musicien en chambre, s’auto-produisant à l’aide d’un
ordinateur, et accédant à une certaine notoriété, semble être de plus en plus fréquemment
invoquée par les journalistes, et devient parfois un argument commercial majeur dans la
stratégie de promotion des maisons de disque (la chanteuse Lilly Allen4 par exemple, ou
plus récemment le jeune producteur français Madeon5). Le dispositif informatique est
perçu comme un nouvel instrument qui, associé à du matériel devenu plus accessible,
permet au musiciens amateurs d’obtenir un enregistrement de qualité acceptable sans
faire appel à nombre d’intervenants intermédiaires tels que les studios d’enregistrements
ou les maisons de disque, qui composent ce que Howard Becker appelle un « Monde de
l’art », soit un espace de « coopération entre individus nécessaire à la production d’une
œuvre»6. Cette numérisation de la pratique musicale permettrait donc à une part plus
importante de la population d’exprimer et de donner à entendre sa sensibilité artistique.
2 FROGET Vincent, « Musique Assistée par Ordinateur : la technologie est-elle devenue artiste? », Ragemag, [disponible en ligne : http://ragemag.fr/musique-ordinateur-technologie-artiste-50096/ publié le 15 novembre 2013, consulté le 17 novembre 2013]
3 BACACHE Maya, BOURREAU Marc, GENSOLLEN Michel, MOREAU François, Les Musiciens dans la révolution numérique, Inquiétude et enthousiasme, éditions IRMA, Paris, 2009, p 65
4 http://www.theguardian.com/music/2011/jun/11/lilly-allen-myspace
5 http://www.sonymusic.fr/news/madeon-the-city-ep/
6 BECKER, Howard Saul, Propos sur l’art , L’Harmattan, collection Logiques Sociales, 1999
Des possibilités inédites d’enregistrement à coût réduit sont offertes aux musiciens, l’accessibilité de leur création est quasiment instantanée, les réseaux sociaux ouvrent la voie à de nouvelles formes de collaboration en ligne, grâce aux technologies numériques.7
Les possibilités apportées par la Musique Assistée par Ordinateur, champ désigné
par l’acronyme M.A.O, entraineraient donc une « démocratisation » de la création
musicale. Celle-ci se traduirait par une baisse du coût d’accès au matériel, une baisse du
nombre d’intermédiaires, mais aussi par un renouvellement des modalités de création
proposés par les nouveaux dispositifs numériques. Cette évolution des outils entrainerait
une modification des pratiques en milieu professionnel, mais surtout chez les praticiens
amateurs. Cependant il existe une différence fondamentale entre apprendre à jouer d’un
instrument acoustique ou électrique, et apprendre à créer des oeuvres musicales à part
entière, via l’enregistrement audio, la synthèse sonore ou l'échantillonnage8 : l’offre de
formation. En effet, la composition assistée par ordinateur met en oeuvre de nouvelles
compétences en plus de la composition et de l’interprétation, des techniques qui ne
relèvent traditionnellement pas du musicien mais de l’ingénieur du son et/ou du
producteur : l’enregistrement, la synthèse sonore et le mixage.
Le studio d’enregistrement s’implante là où l’on peut enregistrer ou modeler du son, et le personnel technique est bien souvent réduit à une seule personne qui effectue elle-même toutes les tâches.9
Ainsi, si l’offre de cours d’instrument est conséquente (écoles municipales et
privées, conservatoire, cours particuliers), il existe peu de formations qui englobent les
7 LE GUERN, Philippe, « Irréversible ? » Musique et technologies en régime numérique, Réseaux, 2012/2 n° 172, p. 29-64.
8 Ce mot, traduction de « sampling » en anglais, désigne l’art d’utiliser des sons préxistants découpés à partir de sources diverses (disques, télévision, enregistrement de sons d’ambiance) pour créer une oeuvre musicale.
9 « Today, the recording studio is any place where sound is captured or manipulated, and it is often staffed, and all duties performed, by one person. » ZAK Albin, Editorial, Journal of the Art of Record Production, V1(ii), 2007 (http://arpjournal.com/493/recording-studio-as-spaceplace/ ), traduit par LE GUERN Philippe.
compétences à mettre en oeuvre dans la M.A.O en plus de l’écriture musicale
traditionnelle, et celles-ci sont concentrées dans quelques conservatoires ou dans des
formations professionnelles de technicien du son. Nous serions donc tentés d’ajouter que
l’ordinateur connecté à internet représente non seulement un outil de promotion pour
l’amateur avancé ou en voie de professionnalisation, mais surtout un moyen d’accès à
l’information crucial pour une pratique souvent autodidacte, surtout pour le débutant qui
peut trouver nombre de ressources éditoriales et de forums spécialisés sur le sujet.
Cette évolution technique de la pratique musicale, englobant des moyens digitalisés
de communication et de création, pousse le grand public et les journalistes à employer
l’expression de « révolution numérique » avec laquelle il convient de prendre de la
distance tant elle est idéologiquement chargée. En effet, elle se place dans la lignée des
imaginaires déterministes d’internet, remis en question par des auteurs comme Breton,
Rebillard ou Flichy. Ces discours sont aussi ceux des fabricants de solutions logicielles et
matérielles dédiées à la création musicale, qui s’adressent à un marché de niche
dynamique, au vu de l’apparition régulière de nouveaux acteurs économiques, et de
l’élargissement des gammes de produits proposés.
En 2001, il y aurait eu entre 60000010 et 1 000 00011 de personnes ayant des pratiques musicales sur leur ordinateur domestique ou « versées dans la création musicale ».12
Plutôt que d’invoquer une certaine « révolution numérique », le chercheur Nick Prior
propose la notion de « régime numérique », qui « est donc à la fois les discours tenus sur
10 Étude sur les pratiques informatiques domestiques menée par le Département des Etudes et de la Propespective, de juin à septembre 2000.
11 Ce sondage « L’informatique domestique en France » effectué par SVM/GFK pour le Département des Etudes et de la Propespective signale, entre 2000 et 2001, un doublement de la proportion des foyers (de 6 % à 12 %) comportant au moins un individu concerné par ces pratiques représentant environ un million de foyers.
12 POUTS-LAJUS Serge, TIEVANT Sophie, JOY Jérôme, Composer sur son ordinateur : les pratiques musicales en amateur liées à l'informatique, Ministère de la Culture et de la Communication, Direction générale de l'administration générale, Département des études et de la propespective, Paris, 2002.
le numérique et le usages quotidiens de cette technologie »13
« Régime numérique », car le numérique est en effet bien plus qu’un simple terme technique désignant des systèmes structurés. Le numérique, c’est une multitude de discours, d’objets, de techniques, de pratiques qui gravitent autour d’une dépendance grandissante envers des systèmes informatiques complexes. Le terme « régime » est utilisé dans le sens de configuration peu structurée d’éléments, moins rigide que les termes « institution » ou « époque », mais englobant des éléments à la fois matériels et immatériels ayant suffisamment de caractéristiques communes pour produire un effet systémique.14
Cette notion de régime numérique, nous permettra de déconstruire les imaginaires
socialement construits autours de la musique assistée par ordinateur, et de comprendre
comment ils se manifestent dans la relation entre les marques et les amateurs.
Théoriquement, un marché de niche15 est caractérisé par une concurrence réduite
par rapport à un marché de masse, ce qui peut compenser le volume forcément plus faible
de ventes. Cependant le marché de la M.A.O ne semble pas correspondre à ces
caractéristiques. On peut donc se demander comment les constructeurs parviennent à se
démarquer dans ce contexte pourtant très concurrentiel. De plus, par rapport à un acteur
évoluant dans un marché de masse, les ressources économiques dédiées à la
communication de ce type d’entreprise sont plus réduites et leurs supports de prise de
parole moins nombreux. Ainsi, hormis les médias plus traditionnels tels que les magazines
spécialisés (qui se résument à un seul titre en France : « Keyboards Recording »), internet
semble représenter une opportunité de visibilité incontournable.
Aujourd’hui, le site Audiofanzine.com, créé en 2000 et développé à l’international
depuis 2008, représente la principale source d’information des musiciens français désirant
pratiquer la M.A.O. Il attire en moyenne 1 700 000 visiteurs uniques par mois (source
OJD), et recense plus de 130 000 produits. Au delà du contenu éditorial proposé,
13 PRIOR Nick, « Musiques populaires en régime numérique » Acteurs, équipements, styles et pratiques, Réseaux, 2012/2 n° 172, p. 66-90.
14 Idem.
15 Définition du dictionnaire Larousse en ligne : Segment d'un marché où il existe peu de concurrence et qui permet à une entreprise de développer un nouveau créneau commercial. (La niche est souvent délaissée par les grandes entreprises pour des raisons de rentabilité car ce micromarché a un potentiel faible de clientèle.) [disponible en ligne : http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/niche/54520]
Audiofanzine est aussi une plateforme d’échange pour les communautés virtuelles de
musiciens, qui regroupe plus de 66 000 avis de consommateurs et compte près de
500 000 utilisateurs inscrits sur son forum. S’il est difficile de déterminer la part de
professionnels et d’amateurs qui constitue l’audience de ce site, l’engouement qu’il suscite
nous permet de supposer que le marché de l’équipement dédié à la M.A.O (logiciels et
matériel) est relativement important, et que son public cible est très actif au sein des
communautés virtuelles spécialisées.
Dans ce contexte, l’observation des échanges au sein de ces communautés
virtuelles de musiciens nous pousse à nous poser la question de leur rôle dans le marché
de la musique assistée par ordinateur. Elles constituent un public hétéroclite, qui partage
des connaissances techniques poussées et qui, par la nature artistique de son implication,
aspire à mettre en musique sa sensibilité de la façon la plus fluide possible. Ces
communautés sont particulièrement dynamiques et opèrent une diffusion des informations
dévoilées par les constructeurs, mais se veulent aussi très critiques. Elles représentent
donc de réelles opportunités en terme de visibilité pour les marques, qui, de par la nature
de ce marché de niche, disposent de moyens limités.
Les attentes des musiciens amateurs en régime numérique sont particulières car
elles concernent la création, ce qui implique de représentations de soi dans la
consommation tout à fait différentes celles qui s’opèrent avec les produits de grandes
consommation. En procédant à un élargissement de notre questionnement initial sur le
modèle d’Howard Becker, nous pouvons ainsi formuler notre problématique : Comment
les concepteurs d’outils de création numérique communiquent en direction des
communautés virtuelles d’amateurs dans un marché de niche lié à la création
artistique?
La première hypothèse que nous émettrons sera basée sur l’observation des
communautés virtuelles amateur en régime numérique, et les attentes particulières qui les
caractérisent. Nous démontrerons qu’elles représentent une opportunité pour les marques
en termes de visibilité, de part les discours et imaginaires récurrents qui les caractérisent.
Nous poserons ensuite l’hypothèse que les marques produisent un discours
promotionnel qui réponds aux attentes des musiciens tels qu’elles s’expriment dans les
communautés virtuelles. L’observation et la compréhension des attentes de musiciens au
sein de leurs communautés virtuelles et des imaginaires qu’y y circulent permettrait aux
marques d’adapter leur communication et leur stratégie marketing aux différentes
typologies de musiciens amateurs, en mettant en avant la facilité d’utilisation des
nouveaux dispositifs numériques de création musicale.
Enfin, nous nous demanderons si l’on peut designer cette communication comme
« crowdsourcée » et si elle permet de bénéficier de la légitimité des membres. Pour cela
nous nous intéresserons à la circulation et la réception des discours des marques au sein
des communautés virtuelles.
MÉTHODOLOGIE
Pour répondre à cette problématique, nous replacerons ces pratiques dans leur
contexte esthétique et technologique, en revenant sur l’histoire de la musique assistée par
ordinateur, des standards techniques et leur appropriation. Dans ce cadre, nous
proposerons une re-définition du statut d’amateur en régime numérique.
Notre Corpus sera composé d’analyses de discours basées sur l’observation des
interactions au sein du forum Audiofanzine, au travers d’une sélection de fils de
discussions représentatifs des attentes et des imaginaires liés au matériel et aux
représentations du musicien qui circulent au sein des communautés de musiciens
amateurs.
Il sera aussi composé de supports de communication utilisés par les marques
Ableton, Native Instruments, Arturia, Korg, Moog et Dave Smith Instruments, tels que des
communiqués de presse, des publicités publiées dans des magazines, des sites internet
et des vidéos diffusées en ligne. Ces document nous permettront d’étudier leurs stratégies
de communication.
Enfin, la réception et la circulation de ces campagnes au sein des communautés
virtuelles de musiciens amateurs sera également étudiée au travers d’analyses de
discours à partir d’une sélection de discussions et de postures d’énonciation,
Cette étude nous permettra de formuler des recommandations stratégiques et des
réflexions concernant le domaine de la création numérique applicables aux communautés
virtuelles amateurs dédiées aux autres industries créatives et au domaines du high-tech.
Partie 1: La création musicale en régime numérique, de nouvelles modalités de création en milieu professionnel et amateur, et de nouvelles attentes
Pour comprendre les attentes des musiciens en régime numérique, amateurs ou
professionnels, et identifier les imaginaires qui se développent au sein des communautés
virtuelles de niche qu’ils forment, nous devons d’abord évoquer les évolutions
technologiques qui précèdent le « régime numérique » actuel. En comprenant comment
celles-ci sont passées du milieu scientifique au milieu professionnel puis amateur, nous
pourrons mieux délimiter ce marché en supposée expansion, et identifier l’origine des
discours de la démocratisation de la création musicale et les imaginaires qui concernent
les instruments numériques. Pour cela nous interrogerons la notion de musicien amateur
et son évolution dans l’histoire, pour comprendre comment elle se redéfinit au sein des
communautés virtuelles de musiciens en régime numérique.
1. Une évolution des technologies de création musicale à l’origine de la naissance
d’un nouveau marché ?
1.1 De la musique savante à la musique populaire, la naissance de standards techniques
au coeur de la démocratisation des outils et du marché de la création musicale.
Si elle s’est extrêmement répandue, l’utilisation de l’informatique, ou de manière
plus générale des « machines » numériques ou analogique, comme outil de création
musicale continue d’intriguer. Elle engendre des discours qui vont de la remise en
question de la considération de ces outils comme instrument de musique, au rejet de
certains genres musicaux comme la techno ou le hip-hop, dont l’équipement numérique
est une composante essentielle. Cette citation du musicien électronique « Kojak » illustre
bien ce type de discours :
J’ai entendu pendant très longtemps cette réflexion au tout début où je faisais de la techno: « oui, mais ne c’est pas de la vraie musique ». Déjà, j’aimerais bien savoir ce qui est de la vraie musique et ce qui est de la fausse musique. Pour moi, à partir du moment où il y a des notes et une mélodie, c’est de la musique.
Si l’objet de notre étude n’est pas d’émettre un jugement esthétique sur ces
mouvements artistiques et les outils qui les caractérisent, il est important de contextualiser
les prises de parole qu’ils entrainent, dans une chronologie technique et stylistique. Ce qui
nous intéresse dans cet entretien avec le musicien « Kojak » c’est qu’il est révélateur du
problème de perception qui caractérise l’équipement électronique et numérique.16
Deuxièmement, il y avait aussi ce réflexe de beaucoup de musiciens acoustiques qui ne comprenaient pas ce qu’on faisait parce qu’on travaillait avec des machines électroniques, et ça leur paraissait en fait un truc très flou, une espèce de gros robot mixer dans lequel on mettait nos sons, et puis il en sortait quelque chose. Un sampler, c’est comme une guitare ou un violon : c’est un instrument de musique, ce n’est pas un appareil qui joue tout seul, il faut le nourrir, et il faut bien le nourrir.17
Cet imaginaire de « l’appareil qui joue tout seul » repose sur la difficulté pour le
spectateur de visualiser le processus de création sonore dans sa performance gestuelle,
de comprendre le lien de cause à effet entre l’action du musicien et la réaction de
l’instrument numérique.
Ce que l’anglais qualifie de laptop music a très nettement accentué les inquiétudes nourries quant aux questions d’authenticité et de compétence, car on reproche à la machine de
16 PETIAU Anne, Pratique du sample, Entretien avec Kojak,Sociétés, 2001/2 n° 72, p. 103-106.
17 Idem.
se substituer à l’humain et de le singer. Commençons par le contexte de la scène : les signes extérieurs d’activité corporelle y sont ténus et à peine perceptibles.18
En effet, la question de la performance du musicien en régime numérique suscite
des interrogations, contrairement à celle de l’interprète utilisant un instrument acoustique
ancré dans la culture commune depuis des siècles tel que le violon. Mais ce « reproche »
fait à la machine n’est pas apparu avec l’avènement de l’informatique musicale, mais dès
la moitié du vingtième siècle face à la naissance des mouvements musicaux
électroacoustiques. Ces derniers reposent sur l’exploitation des technologies en
développement à cette époque charnière, qu’on retrouve dans la pratique musicale en
régime numérique, à savoir les outils d’enregistrement et de montage de sons
acoustiques, et les outils permettant de synthétiser le son.
Peut-on parler de révolution technologique dans le domaine de la musique?Oui : Aucun art traditionnel n’a été autant bouleversé, dans sa nature et dans ses modes de pratique et de communication, par les technologies d’enregistrement, de retransmission et de synthèse que ne l’a été la musique.
Mais cette révolution ne date pas de la techno et des années quatre-vingt-dix, elle date des années cinquante, soixante et surgit notamment avec la musique savante, électronique et concrète, dont la musique techno apparaît à bien des égards comme un prolongement, voire un aboutissement.19
La musique concrète, ou acousmatique, théorisée et expérimentée par Pierre
Schaeffer dès 1948, dans le cadre de l’art radiophonique, repose sur une utilisation
particulière du matériel d’enregistrement sonore. Elle propose une nouvelle façon
d’écouter des sons issus d’objets divers, préenregistrés et manipulés sur bande
magnétique, pour leurs caractéristiques sonores propres. Le caractère « acousmatique »20
de l’écoute, c’est à dire le fait qu’on ne voie pas le geste et l’objet à l’origine du son, se
retrouve aujourd’hui dans le montage sonore sur ordinateur. Cette volonté de travailler sur
le timbre du son, soit « la qualité d’un son qui permet de le différencier de tous les autres
sons ayant la même hauteur et la même intensité »21 se retrouve aussi dans la musique
18 PRIOR Nick, Musiques populaires en régime numérique, op. cit.
19 CHION Michel, Musiques,Médias et technologies, Paris, Flammarion,1994, p.7.
20 SCHAEFFER a formulé ce terme à partit du mot grec « Akousma » utilisé par Pythagore pour désigner l’enseignement qu'il donnait caché de ses disciples par un rideau
21 HONEGGER Marc, Science de la musique, tome 2, Bordas, 1976, Paris
électronique, crée à partir de générateurs de signaux électriques qu’on retrouvera ensuite
dans les synthétiseurs analogiques, et dont la première pièce enregistrée « Studie1 » a
été composée par Karlheinz Stockhausen en 1953. Si les premiers instruments
électroniques comme le Théremine (1920) ou les Ondes Martenot (1920) donnaient à voir
un lien de cause à effet entre le geste et le son obtenu, les évolutions esthétiques de la
musique savante des années 50 produite en studio par superposition de couches ont
engendré de nombreux discours remettant en question le statut d’instruments de ces
outils, et la musique qui était produite avec. Dans le texte « La musique et la machine »
d’Umberto Eco remet en question ces discours mettant en cause tant les procédés de
création que la diffusion de la musique, dans le cadre d’une industrie culturelle naissante.
Il n'est pas rare de trouver de nos jours des moralistes de la culture se plaindre de la vente et de la consommation de la « musique faite à la machine », ou, pire encore, « de la musique en conserve » : le disque, la radio, les appareils enregistreurs, les nouveaux systèmes de production technique du son, comme les Ondes Martenot, les générateurs électroniques de fréquences, les filtres, etc..
On peut répondre à cela que depuis l'origine des temps, toute la musique — sauf la musique vocale — a été produite au moyen de machines. Que sont une flûte, une trompette, ou, mieux encore, un violon, sinon des instruments complexes que seul un « technicien » peut manier ? Il est vrai qu'il se crée entre l'exécutant et l'instrument un rapport presque organique, au point que le violoniste « pense » et « sent » à travers son violon, que le violon devient partie de son corps, chair de sa chair. Mais il n'a jamais été prouvé que ce rapport organique n'existe que lorsqu'il s'agit d'un instrument dont le caractère manuel est tel que l'identification au corps de l'exécutant s'opère facilement. 22
S’il faut replacer les questionnements des « moralistes de la culture » qu’Umberto
Eco dénonce dans ce texte dans leur contexte historique, nous constatons que ce type de
discours existe encore aujourd’hui. En effet, les instruments électroniques sont toujours
utilisés de nos jours, sous une forme analogique proche des premier synthétiseurs, ou
bien sous une forme numérisée dans des claviers numériques ou des logiciels
informatiques.
L’ordinateur a rapidement été envisagé comme un outil de création musicale. En
1956, Lejaren A. Hiller et Leonard M. Isaacson présentent les premiers travaux de
composition assistée par ordinateur: Illiac Suite. La partition de cette pièce a été
composée sur l'ordinateur Illiac I (IBM 7094) à l’aide d’un programme informatique
calculant des rapports mathématiques entre les différentes lignes mélodiques, puis
22 ECO, Umberto, La musique et la machine, In: Communications, 6, 1965. pp. 10-19.
interprétée par un quatuor à cordes au sein d'un studio du centre de recherches en
informatique de l'Université d'Illinois. Un an plus tard, Max Matthews créée le programme
MUSIC I, qui lui permet de mettre au point la première pièce musicale produite par un
ordinateur, l’IBM 7040, qui occupe une pièce entière et doit fonctionner vingt minutes pour
générer une seconde de son. Il s’agit de la composition « In the Silver Scale » de Newman
Guttman, choisie car elle ne comporte qu’une seule voix, le programme de Matthews étant
monophonique. En 1959, il développe MUSIC II qui permet de générer quatre voies, puis
continue de faire évoluer son programme jusqu’a MUSIC V qui pose les bases des
logiciels utilisés dans la recherche musicale académique, comme par exemple à l’IRCAM,
l’Institut de Recherche et Coordination Acoustique/Musique crée par Pierre Boulez en
1969.
Si l’informatique musicale reste une pratique réservée au milieu scientifique
jusqu’aux années 90, les années 60 voient l’enregistrement multipiste et la synthèse
analogique être progressivement adoptés par les professionnels. En effet, si le guitariste
Les Paul est reconnu pour avoir expérimenté l’enregistrement multipiste dès 1955, cette
technologie se répand dans les studios dans les années 60, notamment sous l’impulsion
des Beatles qui sont aussi le premier groupe à utiliser un synthétiseur analogique23 sur un
disque de rock, en l'occurrence l’album « Abbey Road » en 1969. Cet instrument, créé par
Robert Moog, se démocratise ensuite chez les musiciens professionnels dans les années
70 avec la commercialisation du Minimoog, qui est plus compact et transportable sur
scène.
Cependant, il faut attendre les années 80 pour assister à la numérisation des
dispositifs d’enregistrement et de création sonore, qui imposera de nouveaux standards
techniques qui seront au coeur de la pratique amateur du home-studio.
Le début des années 1980 a su mettre en place tout un ensemble de changements culturels et techniques qui ont posé les bases du régime numérique musical24
23 La synthèse analogique est basée sur des générateurs de fréquences et des circuits électroniques, contrairement à la synthèse numérique initiée par Max Matthews.
24 PRIOR Nick, Musiques populaires en régime numérique, op. cit
L’enregistrement multipiste digital se répand dans les studios25 dès le début de la
décennie, mais ne devient abordable pour les amateurs qu’a partir de 1987 avec la
commercialisation des cassettes digitales DAT (Digital Audio Tape) crées par Sony. Les
progrès effectués dans la digitalisation du signal audio permettent aussi l’apparition d’un
nouvel instrument, l'échantillonneur (ou sampler en anglais) qui permet de manipuler des
sons issus d’instruments préenregistrés ou de manipuler des sources sonores. Le sampler
permet aux musiciens d’utiliser des sons issus d’instruments qu’ils ne possèdent pas,
comme des violons, des pianos ou des percussions, et seront utilisés pour créer de
nouvelles esthétiques à l’oeuvre dans la musique hip-hop et la musique électronique.
Outre l’évolution des possibilités d’enregistrement, cette décennie voit voit s’opérer une
transmission des technologies de synthèse musicale du domaine scientifique au domaine
professionnel et amateur, et voit apparaitre de nouveaux standards de communication
entre les instruments, dans un contexte de démocratisation de l’ordinateur personnel. Pour
Nick Prior, l’année 1983 est particulièrement importante.
1983 a vu l’avènement de plusieurs équipements et procédés musicaux fondamentaux dont l’apparition est emblématique de la mondialisation de l’industrie électronique et notamment de sa migration vers l’Extrême-Orient et l’Asie du Sud-Est26
Premièrement, cette année est marquée par la commercialisation du Yamaha DX7,
le premier synthétiseur numérique, issu des recherches de John Chowning, élève de Max
Matthews, sur la synthèse à modulation de fréquence qui permet d’obtenir des sons
polyphoniques harmoniquement riches en mobilisant moins de puissance de calcul.
Relativement abordable, cet instrument rencontre un important succès commercial, a
marqué la musique des années 80 et a contribué à rendre accessible la synthèse sonore.
Deuxièmement, l’année 1983 est celle de la naissance du langage MIDI (Music
Instruments Digital Interface) qui reste encore aujourd’hui au centre de la musique
assistée par ordinateur. Ce nouveau standard technique est né de la collaboration entre
les principaux acteurs économiques du marché des synthétiseurs, les constructeurs
japonais Yamaha et Roland, et les américains Moog, Oberheim et Sequential Circuits.
25 « Bop ‘til you drop « de Ry Cooder est le premier album de musique pop enregistré numériquement, en 1979
26 PRIOR Nick, Musiques populaires en régime numérique, op. cit
Avant l’adoption de cette technologie, plusieurs standards de communication (électrique et
non numérique) entre les synthétiseurs et boites à rythmes coexistaient. Face à ce
constat, Dave Smith, président de Sequential Circuits propose à ces homologues
d’adopter le protocole MIDI qu’il commence à mettre au point. Lors de la convention
NAMM (National Association of Music Merchants Show), qui réunit encore aujourd’hui tout
les industriels du secteurs pour présenter leurs derniers produits, Dave Smith et le
fondateur de Roland, Ikukaro Kakehashi, font la démonstration de la synchronisation entre
les synthétiseurs de leur marques respectives. Cette stratégie adaptée au marché de la
musique des instruments électroniques s’avère bénéfique tant sur le plan économique que
communicationnel. Les constructeurs évitent ainsi d’entrer dans une guerre des standards
et imposent le protocole MIDI qui remporte très vite un grand succès.27
Outre la possibilité de synchroniser différentes machines autour d’un seul musicien
et de les piloter à partir du même clavier, ce format a modifié les modalités de création
musicale, en ne transmettant pas du son mais des informations de hauteur de note, de
durée, et de modification de paramètres sur 127 pas. C’est pourquoi Théberge le compare
à la notation musicale classique du solfège, dans le sens où le MIDI sépare le « langage »
musical du son généré, l’interface numérique ne fournissant que des données, et les sons
correspondants étant reproduits par un autre dispositif matériel ou logiciel.28 La
performance du musicien (jouée par exemple au clavier) est enregistrée, elle peut ensuite
être modifiée dans le détail, et le générateur de son peut être modifié à l’envie. Le
musicien peut choisir de faire jouer sa prestation par un piano, un synthétiseur ou son de
saxophone échantillonné, mais peut aussi dupliquer certaines notes ou corriger ses
erreurs.
La norme MIDI, comme tout langage universel, a permis d’unifier ce qui aurait pu devenir un paysage fragmenté d’instruments de musique, en verrouillant les progrès technologiques qui allaient suivre dans un nouveau cadre paradigmatique d’enregistrement et d’interprétation.29
27 Notons en comparaison que l’apparition du CD audio, en 1982, résulte d’une collaboration entre Philips et Sony.
28 THÉBERGE, Paul, Any Sound You Can Imagine: Making Music / Consuming Technology, Hanovre et Londres: Wesleyan University Press, 1997
29 PRIOR Nick, Musiques populaires en régime numérique, op. cit
Le format se retrouvera rapidement au centre des studios (amateurs et
professionnels) car il permet de faire communiquer synthétiseurs, boites à rythmes,
sampleurs et séquenceurs, qui seront ensuite synchronisables avec les premiers
magnétophones numériques et les ordinateurs personnels comme l’Atari ST (disposant
d’une prise MIDI) qui commencent à se démocratiser.
Les micro-ordinateurs comme le Sinclair ZX81, le BBC Micro ou le Sinclair ZX Spectrum sont mis sur le marché dans ces années-là, et établissent la popularité de l’ordinateur de bureau avec moniteurs et interfaces graphiques. Ce n’est pas un hasard si les ventes de Commodore 64, le modèle d’ordinateur le plus vendu au monde toutes époques confondues, décollent à cette même période. Avec sa célèbre puce sonore SID (Sound Interface Device), le C64 et son microprocesseur 8 bits généraient des textures sonores grinçantes typiques, emblématiques d’une industrie des jeux électroniques alors naissante.30
A la fin des années 80, l’ordinateur peut donc devenir le centre névralgique du
studio amateur, en pilotant les autres machines qui génèrent du son, ou l’enregistrent (sur
bande ou sur format digital). Dans les années 90, ces différentes technologies convergent
au sein de l’ordinateur sous une forme virtuelle, et financièrement plus accessible.
1.2 L’ordinateur personnel, un Meta-Instrument à l’origine d’un bouleversement des
mondes de l’art.
En 1990, la société Opcode présente StudioVision lors de la convention Namm. Il
s’agit de la première station audionumérique ( soit DAW pour Digital Audio Workstation en
anglais ), c’est à dire le premier logiciel qui allie édition midi, édition audio et
enregistrement audio, en exploitant les progrès technologiques en terme de stockage qui
permettent désormais l’enregistrement directement sur le disque dur de l’ordinateur ( «
direct to disk » ). Pour Robert Strachan, la station audionumérique couplée à un ordinateur
représente « l’une des avancées les plus marquantes dans l’histoire de la composition
musicale numérique ».31 Il ne s’agit pas ici de verser dans le déterminisme technologique,
mais de démontrer qu’en regroupant des pratiques et des technologies préexistantes et en
30 PRIOR Nick, Musiques populaires en régime numérique, op. cit
31 STRACHAN Robert, Affordances, stations audionumériques et créativité musicale, Réseaux, 2012/2 n° 172, p. 120-143.
les présentant différemment, l’ordinateur équipé d’un logiciel DAW les rend plus accessible
et induit de nouvelles modalités de création. Pour Nick Prior, qui s'intéresse plus
particulièrement au rôle de l’ordinateur portable en studio et sur scène, le DAW a permis
de faire de l’ordinateur un « méta-instrument », un dispositif qui émule différents
instruments et outils.
L’ordinateur portable incarne la convergence technologique (Jenkins, 2000)32. Effectivement, pour peu qu’on possède le bon logiciel, le portable remplace une foule de matériels : portastudio multipistes, synthétiseurs, table de mixage, samplers, tranches de console, compresseurs, ampli de guitares, pédales d’effets et modules de sons.33
Pour Strachan, les logiciels qui ont précédé les DAW, ce qu’il nomme les « proto
DAW », tentaient déjà de reproduire l’équipement du studio, à la fois en terme de
possibilités mais aussi dans leur représentation graphique.
L’introduction par les développeurs de logiciels de musique de ces diverses fonctions dans le système de l’ordinateur peut signifier qu’ils tentaient de « recopier » sous des versions virtuelles une technologie matérielle bien connue des musiciens.34
On peut donc penser qu’il existait déjà chez ces développeurs une volonté de
rendre ces technologies accessibles aux ingénieurs du son comme aux musiciens
professionnels et amateurs. La mise en place des bases fonctionnelles du DAW encore
présentes dans les logiciels actuels donne à voir, sur le plan sémiologique, une
représentation graphique du matériel de studio, comme par exemple celle de la console
de mixage: «Plutôt que de déplacer des potentiomètres ou d’appuyer sur des boutons, on
attend des utilisateurs qu’ils utilisent la souris pour sélectionner et modifier les
paramètres».35 Nous pouvons donc nous demander s’il s’agit d’une remédiation. Ce
32 JENKINS, Henry, Convergence Culture: Where Old and New Media Collide, Londres, New York University Press, 2006
33 PRIOR Nick, Musiques populaires en régime numérique, op. cit
34 STRACHAN Robert, Affordances, stations audionumériques et créativité musicale, op. cit.
35 « Rather than tweaking faders and pressing knobs, however, users were expected to use the computer mouse to select and change parameters. », traduit par nous même, PRIOR Nick, OK COMPUTER: Mobility, software and the laptop musician, 2008, Information, Communication & Society.
concept hérite de McLuhan36 pour qui chaque nouveau médium met en scène son
prédécesseur. Il a été théorisé par Bolter et Grusin qui expliquent que les nouveaux
médias empruntent les technologies qui les précèdent, et les re-configurent.37 On
retrouve donc la trace d’un ancien médium dans un nouveau. Si le matériel de studio ne
peut être considéré comme un médium, on constate que le DAW met en scène cet
ensemble de dispositif, d’une manière qui se rapproche de ce que Bolter et Grusin
nomment l’hypermediacy, un type de représentation visuelle qui vise à rappeler à celui qui
regarde la présence du médium.38
A gauche la fenêtre « mixer » du logiciel Cubase, et à droite une console de mixage de la marque Soundcraft. Ces deux interfaces ont pour fonction d’ajuster le niveau sonore de différentes pistes audio.
Cette dynamique d’imitation des machine s’accentue en 1996 lorsque la marque
Steinberg crée le protocole VST (Virtual Studio Technology) pour son logiciel DAW
Cubase Vst. Il permet d’appliquer des effets modifiables en temps réel via une interface
graphique sur chaque piste, puis plus tard des instruments virtuels (Le premier
synthétiseur virtuel, « Neon » est inclu dans Cubase VST en 1999). L’interface de ces
plugins reproduit l’interface des effets en rack (réverbérations, filtres ...) que l’on peut
observer dans les studios professionels. Adoptant une stratégie d’ouverture, Steinberg
36 MCLUAN, Marshall, Pour comprendre les média: les prolongements technologiques de l’homme, Paris, Mame/Seuil, 1977.
37 BOLTER, Jay, GRUSIN, Richard, Remediation: Understanding New Media, 2000, Cambridge, MA: MIT.
38 « A style of visual representation whose goal is to remind the viewer of the medium. » in BOLTER, Jay, GRUSIN, Richard, Remediation: Understanding New Media,op. cit.
permet à d’autres développeurs d’adopter ce format qui devient un standard.39Depuis,
l’offre de plugins s’est étoffée, et de nouveaux acteurs, des petites structures de
développeurs comparables au modèle des start-up, se sont spécialisés sur ce créneau.
Cependant les logiciels de Musique Assistée par Ordinateur ne se limitent pas a
une représentation graphique du studio, mais mettent en oeuvre de nouvelles modalités
de manipulation et de hiérarchisation des informations comme le copier-coller, issues des
interfaces utilisateurs graphiques (IUG) qui se sont développées dans les années 80 qui
sont elles mêmes issues d’une remédiation par le biais de métaphores issues de la
bureautique (les icônes dès les années 70, puis le bureau et les dossiers avec le
Macintosh en 1984, puis des manipulations telles que le découpage et le collage)
Ainsi, même si les premiers DAW proposaient une réplique virtuelle des équipements techniques, tels que les tables de mixage ou les séquenceurs pas à pas sous forme de représentations graphiques affichées à l’écran, ils se sont de facto inspirés d’un langage métaphorique plus riche qui, lors de la décennie précédente, avait contribué au développement des interfaces graphiques, notamment comme on le montrera, dans le domaine de la bureautique.40
Cette remediation mis en place un certain nombre d’affordances. Ce terme théorisé
par Gibson en 1966, désigne les possibilités d’action d’un objet telles que les perçoit
l’acteur. C’est à dire que l’objet donner à voir des affordances à l’utilisateur, qui lui
signalent l’ensemble des possibilités d’action avec celui-ci. 41 Prenons l’exemple d’une
tasse, la présence d’une anse indique à l’individu la façon dont on attend qu’il manipule
l’objet. Par le biais des affordances, les concepteurs inscrivent donc des usages dans
l’objet technique. Notons que les stratégies d’affordance propres au DAW reposent sur
des signes qui renvoient aux logiciels de bureautique et au matériel de studio, tout en y
ajoutant de nouvelles interfaces de création telles que le piano roll qui est devenu la
norme dans tout les logiciels: il permet de disposer des notes midi sur un espace ou le
39 Face à ce choix rappelant des stratégies d’alliance et de communication à l’oeuvre dans l’adoption de certains standards technologiques grand public ( l’exemple du Compact Disc par exemple, bien qu’il s’agisse plus d’une collaboration (entre Phillips et Sony) que d’une ouverture de la technologie ), on peut émettre l'hypothèse que Steinberg a fait ce choix car il est adapté à un marché de Niche. Dans ce contexte, une stratégie de forclusion aurait été plus risquée.
40 STRACHAN, Robert, Affordances, stations audionumériques et créativité musicale, op. cit.L’auteur fait réici référence à BLACKWELL, Alan F., « The Reification of Metaphor as a Design Tool », ACM Transactions on Computer-Human Interaction, 2006, 13(4), 490-530.
41 GIBSON, James, The senses considered as perceptual systems, 1966, Boston, Houghton Mifflin.
temps est représenté en abscisse et les notes en ordonnées, symbolisées par des
touches de piano. Les stations audionumériques informatisées ne reposent donc pas
seulement sur l’émulation de dispositifs existants, et « la standardisation de leur
fonctionnement, leur apparence visuelle et leur convivialité a fait émerger de nouveaux
modes de création »42. L’objet de cette étude n’est pas de se demander comment le
dispositif informatique redéfinit la perception du son et sa manipulation dans le temps
(puisque sa représentation graphique permet de représenter les ondes sonores
enregistrées et de les modifier pendant que le son est joué), mais il est important de
comprendre comment ces nouvelles modalités de création impliquent des attentes
particulières chez les musiciens, auxquelles les développeurs doivent répondre.
À l'ère analogique, un ingénieur du son « écoutait » au sens propre la musique qu'il mixait. Avec l'ordinateur et les interfaces graphiques, le son est visualisé autant qu'il est écouté. Cela favorise l'anticipation par le regard et une perception de la musique en instants sécables, une série de blocs isolables que l'on peut figer pour les manipuler à volonté. Le « copier-coller » devient une fonction clé dans le travail de composition. Ce qui différencie aussi les home studistes, c'est leur faculté à se mouvoir dans des univers totalement virtualisés. Manipuler un vrai instrument ou sa représentation virtuelle sur un écran n'induit pas les mêmes opérations mentales, le même rapport au son, à l'instrument...43
En effet, la démocratisation de la création musicale ne découle pas seulement
d’une accessibilité financière du matériel, mais d’une facilitation de la composition, car il
est possible de travailler les timbres sonores, les mélodies et les rythmes sans le recours
à une partition, comme le précise Jacques Demierre :
La possibilité de se passer d’une notation musicale traditionnelle et de maîtriser une lutherie électronique en un temps bien plus rapide qu’il ne faut pour apprendre un instrument acoustique a permis à tous, musiciens et non-musiciens, un accès au son et une facilité de contact avec la matière sonore pour l’instant unique dans l’histoire de la musique.44
En effet, il est possible de s’écarter de l’écriture solfiée traditionnelle en procédant
par essais successifs notamment grâce au protocole MIDI, ou bien d’aborder la
42 STRACHAN Robert, Affordances, stations audionumériques et créativité musicale, op. cit.
43 LE GUERN, Philippe, « Ultramoderne Solitude », interview in Tranzistor, publié le 25 Juin 2012, consulté le 4 Juin 2013, [disponible en ligne : http://www.tranzistor.org/article-musique-actuelles-laval-mayenne-53-66-a-2012/ ]
44 DEMIERRE, Jacques, Avant-propos, Contrechamps, n° 11, Musiques électroniques, Genève, Éditions L’Age d’homme, 1990, p. 7.
composition traditionnelle avec de nouvelles modalités d’écriture comme le déplacement
de notes, la transposition et le copier coller.
2. Le musicien amateur en régime numérique.
Nous avons évoqué précédemment comment l’ordinateur, par le biais des DAW, est
devenu un « méta-instrument », faisant converger différentes possibilités de création
sonore dans un même dispositif, en « virtualisant » le matériel de studio, le rendant ainsi
financièrement accessible aux amateurs. Dans le contexte socio-technique contemporain
que représente le « régime numérique », il nous faut définir clairement le statut de
musicien amateur pour comprendre les attentes et les interactions propres aux
communautés virtuelles de musiciens.
2.1 Qu’est ce qu’un amateur ?
Le terme amateur est polysémique, car il recouvre plusieurs définitions apparues au
cours de l’histoire avec l’évolution des pratiques musicales. Etymologiquement, amateur
vient du latin amator, signifiant celui qui aime. Ce terme peut donc désigner un individu
s’investissant avec passion dans la consommation de la culture, Antoine Hennion estime
dans ce cas qu’« il faut considérer l’amateur non pas comme un producteur, mais un
producteur de sa propre relation à l’objet, de l’attachement à ses pratiques. »45 Cette
figure de l’amateur prend sa source aux XVI ème et XVII ème siècles avec les « érudits »
issus de l’aristocratie qui se spécialisent dans certains domaines. Pour Polnian cette
période est celle d’une « culture de la curiosité »46 qui aurait « gouverné par intérim entre
le règne de la théologie et celui de la Science ». L’activité de collectionneur de ces
hommes, plus curieux que savants, se concentre autour du « cabinet de curiosités ».
45 HENNION Antoine, La Passion musicale. Une sociologie de la médiation, Paris, Métailié, 1993 ; nouvelle édition, 2007.
46 POMIAN, K, Collectionneurs, Amateurs et Curieux, Paris, Venise: XVI ème - XVIII ème siècle, Paris, Galllimard 1987. p. 80.
La deuxième définition de l’amateur, qui nous intéresse dans le cadre de nos
recherches, désigne un individu s’investissant dans une pratique culturelle ou sportive,
mais n’étant pas expert, avec parfois une certaine connotation péjorative visant a désigner
celui qui « fait mal les choses ». Les pratiques amateurs sont définies dans les études
académiques consacrées aux pratiques cultuelles des français comme des activités
« pratiquées pour le plaisir, à des fins personnelles ou pour un cercle restreint à des
proches en opposition à un exercice professionnel »47. Mais cette opposition est apparue
qu’au XVIIIème siècle, avec le processus de modernisation culturelle qui marque ce que le
sociologue allemand Max Weber appelle l’avènement de la modernité esthétique.48 Cette
période marquée par « l'intellectualisation et la spécialisation »49 dans la science mais
aussi dans la culture.
Cet avènement de la modernisation culturelle opère une rationalisation des images du monde mettant fin à toute représentation cosmogonique unitaire. Elle conduit ainsi à la différenciation de trois domaines d'action aux sphères de valeurs propres à partir des composantes cognitives, normatives et expressives de la culture : la science, la morale et l’art. Ainsi au cours du XVIII'" siècle, les arts, la littérature et la musique s'institutionnalisent sous la forme d'un domaine d'action qui rompt avec la vie sacrée et la vie de la cour: une sphère publique autonome, c'est-à-dire un ensemble d'institutions et d'acteurs spécifiquement consacrés aux pratiques artistiques (du côté de la production) et esthétiques (du côté de la réception). 50
Au XXème siècle, la reproductibilité des images avec la photo, du son avec le disque,
puis du jeu d’acteur avec la vidéo, marque l’avènement de l’industrie culturelle et de la
culture de masse. Le musicien professionnel n’est plus seulement un artiste qui joue sa
musique en public, mais qui l’enregistre. Avec la naissance de l’industrie du disque, les
institutions, les acteurs économiques, et les métiers techniques se multiplient, ainsi les
mondes de l’art. Pour Becker, l’amateur est d’ailleurs celui qui n’appartient pas au
« Monde de l’art » correspondant à l’activité à laquelle il s’adonne, et n’a pas accès aux
outils des professionnels.
47 DONNAT Olivier ct COGNEAU, Les Pratiques culturelles des Français, Paris., La Découverte-La Documentation française, 1990, p. 127.
48 WEBER, Max, Parenthèse théorique. Le refus religieux du monde -ses orientations et ses degrés, Archives des sciences sociales des religions, 1986. n" 61/1. p. 7-:34.
49 WEBER, Max, Le Savant et le Politique, Paris, 1919, lJGE., coll. « 10/18 », p198.
50 ALLARD Laurence, L'amateur: une figure de la modernité esthétique, In: Communications, 68, 1999. Le cinéma en amateur. pp. 9-31.
Laurence Allard fait remarquer que l’ère de la reproductibilité de l’oeuvre d’art
(pointée par Walter Benjamin qui s’inquiète de la disparition de son « Aura ») fait entrer le
grand public dans une « culture des loisirs » (marquée notamment par la fréquentation
des cinémas, mais surtout que les amateurs deviennent les acteurs de cette culture des
loisirs, ce que les fabricants d’appareils photo puis de camescopes ont très rapidement
compris et encouragé.
La photographie de famille s'est, en effet développée avec succès depuis l'apparition de l'appareil Kodak. Si l'existence de cette pratique sociale de fabrique privée d'icônes familiales a révolutionné la tradition du portrait de famille, l'usage domestique et profane du cinéma semble aller de soi: il s'inscrit dans le progrès technique. Ainsi, en plus du développement public du cinéma en salle, les fabricants ont cherché, dès le début de l'invention du Cinématographe, à s'attirer une clientèle familiale privée en proposant, avec plus au moins de succès, des appareils de prise de vues d'utilisation simple.51
Au même titre qu’il existe aujourd’hui des photographes et des vidéastes amateurs
aux connaissances poussées et ayant accès à un matériel très qualitatif, les musiciens
amateurs ont accès à des technologies proches de celles des professionnels, ce qui peut
nous amener à remettre en question le point de vue de Becker.52
Ces monopoles sont aujourd’hui en pleine mutation ou en plein recul et ce phénomène est dû en partie aux équipements et à leurs usages : les objets et les outils qui faisaient autrefois toute la différence entre l’amateur et le professionnel, sont aujourd’hui à la portée de l’un comme de l’autre. Les équipements sophistiqués qui érigeaient des barrières financières quasiment infranchissables autour du secteur de la production, ne sont plus une condition préalable à la qualité.53
Ces « nouveaux » musiciens amateurs auxquels nous nous intéressons ici, ne se
définissent pas seulement par leur matériel, mais par une expertise technique développée.
51 Idem.
52 Il est intéressant de constater la démocratisation du matériel photographique, et vidéo dans une moindre mesure, amène parfois les professionnels à dénoncer la concurrence déloyale d’amateurs non déclarés qui acceptent d’être moins payés. Dans le secteur de l’enregistrement musical, ce type de discours est plus rare, car c’est surtout les effets la crise du disque (et donc du piratage) qui sont mis en avant: les majors investissent moins dans le développement de nouveaux artistes, et on par exemple tendance a attendre d’un jeune groupe qu’il propose des maquettes de morceaux quasi-définitives.
53 PRIOR Nick, Musiques populaires en régime numérique, op. cit.
Ces nouveaux amateurs possèdent de réelles compétences technologiques et prennent les choses très au sérieux ; ce sont des praticiens convaincus recherchant une qualité professionnelle, mais sans les infrastructures à disposition des professionnels ni les qualifications classiques de ces derniers.54
On peut donc dire qu’ils s’engagent dans que que Stebbins nomme un « loisir-
sérieux », qui diffère d’un simple loisir de détente car ils investissent beaucoup de temps
et d’argent dans l’apprentissage et la recherche de matériel, se fixent des objectifs précis
et tirent une certaine satisfaction de la construction de cette identité sociale liée à leur
pratique.55 Ainsi, même s’ils ne se fixent pas forcément un objectif de professionnalisation,
il s’engagent avec sérieux dans ce que Flichy appelle la « réalisation de soi ».56
L’équipement d’enregistrement audionumérique permet donc aux musiciens
amateurs de produire (et de distribuer) leur musique de façon autonome. Cependant, il
faut noter, pour ne pas s’enfermer dans un discours naïvement optimiste, qu’il est difficile
pour les amateurs souhaitant se professionnaliser d’être totalement indépendants des
acteurs économiques du monde de l’art de l’industrie musicale. Premièrement, sur le plan
technique, un groupe (ou un musicien) qui compose enregistre et mixe sa musique lui
même, devra souvent faire appel à un professionnel pour le mastering57, qui implique la
mise en oeuvre de connaissances particulières et de matériel haut de gamme très
onéreux. Sur le plan de la distribution et de la communication, même si l’ordinateur est
une « unité de production tout-en-un associant composition, diffusion et
consommation »58, et donc « un véritable méta-dispositif technologique »59. il reste difficile
de rivaliser avec la puissance des majors (ou de certains labels indépendants importants).
S’il existe de nombreux exemples d’artistes « révélés sur internet » qui alimentent certains
54 Ibid.
55 STEBBINS, Robert, Serious Leisure: A Perspective for our Time , Edison, NJ, 2007,Transaction Publishers.
56 FLICHY, Patrice, Le sacre de l’amateur. Sociologie des passions ordinaires à l’ère numérique, Seuil, 2010.
57 L’étape du mastering intervient après le mixage des différentes pistes audio d’un titre. Elle consiste a appliquer divers traitements sonores à la fois dans un but esthétique mais aussi pour augmenter le niveau sonore conformément au standards de l’industrie du disque. On grave ensuite un « master » qui servira de base pour la copie sur CD ou Vinyle (cette étape n’est pas nécessaire dans le cas d’une distribution essentiellement digitale.
58 PRIOR Nick, Musiques populaires en régime numérique, op. cit.
59 Idem.
imaginaires idéalistes de l’internet, l’offre de musique est très saturée, et il est donc difficile
de se faire connaitre sans investir beaucoup de temps et d’argent dans la communication
et les relations presse. A l’ère du matériel audionumérique devenu plus accessible de
nombreux artistes adoptent une stratégie consistant à enregistrer soi même la musique
pour proposer un produit quasi fini aux labels. De plus, dans certains rares cas, les labels,
témoins de la popularité d’un artiste amateur sur internet, pourrons choisir de le signer car
la prise de risque financière est moins importante. Dans ces cas là, l’artiste fait souvent
d’un positionnement marketing d’artiste « révélé par internet ». Mais dans d’autres cas,
l’artiste peut se professionnaliser sans collaborer au monde de l’art dominant dans la
musique populaire.
Plusieurs raisons peuvent expliquer qu’un artiste n’ait pas la possibilité de signer avec une maison de disque. Par exemple, un artiste de musique ayant un public restreint, musique dite de niche, peut ne pas être assez rentable pour une maison de disque. Ou encore, l’autoproduction peut être la «norme» dans le genre musical que pratique l’artiste. Ainsi dans notre enquête, parmi les musiciens qui ont choisi de s’autoproduire, 66% indiquent le fait que ce soit «la règle» dans leur univers musical a été un facteur assez important ou très important dans leur décision. Les genres musicaux les plus concernés sont les musiques urbaines (100%) et les musiques électroniques et la techno (79%).60
En effet, les évolutions esthétiques de la musique populaire depuis les années 80
remettent en question la distinction entre professionnels et amateurs formulée par Becker,
car certains genres musicaux sont nés d’une approche amateur.
2.2 Entre autodidactie et création de nouvelles esthétiques
Nous avons évoqué précédemment comment la synthèse analogique puis les
technologies numériques de synthèse et d'échantillonnage ont apporté de nouvelles
possibilités esthétiques dans le traitement du son.
La technologie au XXème siècle a en outre permis la maîtrise de paramètres sonores jusqu'alors secondaires et qui sont passés au premier plan : l'intensité, le timbre et la spatialité
60 BACACHE Maya, BOURREAU Marc, GENSOLLEN Michel, MOREAU François, Les Musiciens dans la révolution numérique, Inquiétude et enthousiasme, op. cit.
du son. Ces paramètres se sont vus renforcés aussi bien dans la musique populaire que dans la musique savante. Le partage des technologies a autorisé assez fréquemment des problématiques communes dans ces musiques.61
Les outils d’enregistrement ont été utilisés à des fins d’expérimentation esthétiques
et parfois détournées de leurs usages inscrits quasiment dès les débuts de
l’enregistrement sonore. Tout d’abord en jouant avec l’espace interne du lieu
d’enregistrement pour obtenir des colorations du son particulière avec la réverbération,
une technique poussée à son paroxysme par Phil Spector et son « Wall of Sound »62 qui
pose sa signature sur les disques des Beatles. L’enregistrement sur bande multipiste a
permis de superposer des couches sonores, de jouer avec la vitesse des bandes, ou de
créer un effet d’écho en chainant deux enregistreurs.63 La musique populaire des années
80 est marquée par l’utilisation de synthétiseurs et par un usage des effets du studio qui
s’écartent encore plus d’une simple volonté de rendre le son des instruments plus naturel,
en usant par exemple de la réverbération numérique de manière appuyée sur les
percussions. A cette époque, le matériel commençant à être plus accessible, les musiciens
amateurs vont se situer dans la continuité de cette dynamique d’expérimentation sonore64,
tout en ayant la possibilité de travailler seuls sur toute la chaine de création, de la
composition au mixage, une tendance qui s’amplifie avec la démocratisation de
l’ordinateur personnel dans les années 80, et son omniprésence dans les années 90.
On pourrait penser qu'il y a une coupure radicale entre les « digital natives » et les musiciens prénumériques. Or on voit que de nombreux musiciens de 50-60 ans ont intégré depuis longtemps ces outils. Cela dit, ils se servent généralement du home studio comme outil d'enregistrement. Ils branchent leurs guitares sur leur carte son... Avec les technologies home studio sont nés des courants comme le rap ou les musiques électroniques qui imposent une
61 KOSMICKI Guillaume, Musiques savantes, musiques populaires : une transmission ? Conférence donnée pour la Cité de la Musique dans le cadre des « Leçons magistrales » le 28 novembre 2006
62 Harvey Phillip Spector est connu pour avoir mis au point la technique du Wall of sound que l’on peut résumer par l’addition d’un signal enregistrant un groupe dont les différentes parties instrumentales sont doublés, triplées etc (plusieurs guitares, plusieurs pianos…) et de ce même signal enregistré dans une chambre de réverbération.
63 Le guitariste Les Paul est considéré comme le pionnier de cette technique qui consiste à enregistrer le signal d’un magnétophone sur un autre magnétophone et de le faire jouer simultanément, l’effet d’echo provenant d’un décalage temporel entre les deux signaux. Pour plus d’information voir DOYLE Peter, Echo and Reverb, fabricating space in popular music recording 1900-1960, Wesleyan University Press, USA, 2005
64 Nous utilisons ici ce terme comme une expérimentation sur des paramètres sonores autre que les rythmes et les hauteurs de notes, c’est à dire des paramètres différents de ceux qui caractérisent la composition musicale au sens traditionnel.
nouvelle façon d'envisager la musique : on travaille seul, et non plus en groupe, configuration traditionnelle du rock ou de la pop.65
En effet, si le home studio a permis d’une part d’enregistrer des instruments
acoustiques, il est rapidement devenu le lieu de l’expérimentation et du détournement des
outils, dans un contexte ou le musicien peut prendre son temps contrairement aux studios
professionnels payés à l’heure.
Les technologies numériques d’édition musicale ne sont pas « révolutionnaires » à proprement parler, mais elles sont uniques de par leur potentiel combinatoire, leur capacité à associer et détourner de leurs fonctions premières de vieux équipements analogiques, mais aussi à encourager l’apparition de nouveaux styles.66
Ainsi, si les musiciens acoustiques amateurs souhaitent donner à leurs
enregistrements un son le plus proche possible de celui de disques enregistrés en studio,
d’autres amateurs ont trouvé dans le home studio les moyens de mettre au point de
nouvelles esthétiques. Les différents courants de musique électronique (au sens populaire
du terme, et non savant) sont marqués par une utilisation particulière des machines, dont
certaines étaient considérés à l’époque comme obsolètes par les musiciens traditionnels.
On peut donc apparenter ces usages détournés au « braconnage » théorisé par De
Certeau.
Il existe un art d'utiliser les produits imposés, de les faire fonctionner sur un autre registre. Ce sont des opérations d'appropriation et de réemploi, des pratiques de détournement économique comme la « perruque ». Cet art de combiner est indissociable d'un art d'utiliser, il forme un mixte de rite et de bricolage. Une forme de braconnage.67
Ainsi, des genres apparus à la fin des années comme la Techno (à Detroit, USA) et
la House (à Chicago, sur les bases du Disco) repose sur l’utilisation des boites à rythme
Roland considérées comme obsolètes par les musiciens traditionnels de part leur
incapacité à reproduire fidèlement une batterie acoustique, et de synthétiseurs
65 LE GUERN, Philippe, «Ultramoderne Solitude», op. cit.
66 PRIOR Nick, Musiques populaires en régime numérique, op. cit.
67 DE CERTEAU, Michel, L’invention du quotidien. Arts de faire, Paris : ed. Gallimard, coll. Folio Essais 146, vol 1, 1990
analogiques plus anciens devenus accessibles car délaissés au profit de leur équivalents
numériques (les synthétiseurs numériques disponibles à l’époque comme le Yamaha DX7
sont aussi récurrents bien que plus onéreux).
Par exemple, le morceau Acid Tracks, composé par le groupe Phuture (composé de
DJ Pierre, Sleezy D et Herb Jr) en 1985 marque les débuts de l’Acid House. DJ Pierre
explique ainsi la genèse de ce morceau composé à l’aide d’une Roland TB 303.
Je voulais faire quelque chose qui sonnait comme ce que j’entendais au Music Box, ou ce que j’entendais joué par Fairley [Jackmaster Funk] à la radio. Mais quand nous avons créé « Acid Tracks » c’était un accident. Simplement de l’ignorance. On ne savait pas bien utiliser la [Boite a rythme Roland] 303. […] J’ai commencé à tourner les boutons et ils m’ont dit « oui, j’aime bien, continue ce que tu est en train de faire.68
Ce synthétiseur, équipé d’un séquenceur permettant de programmer une boucle
mélodique, a été crée pour imiter un son de guitare basse afin de permettre aux guitaristes
de s’entrainer avec un accompagnement. Son son étant peu fidèle, il rencontra un échec
commercial et sa production fût arrêtée. L’usage quand a fait DJ Pierre, en modulant les
paramètres de réglage de façon continue, n’était pas prévu par les concepteurs.
Aujourd’hui, cette machine, comme nombre de synthétiseurs analogiques dits vintage et
les boites à rythme Roland sont rares car produits à peu d’exemplaires, très recherchés, et
se vendent beaucoup plus cher que leur prix d'origine sur le marché de l’occasion.
D’autres genres comme le Hip-Hop sont basés par essence sur le sampling (ou
échantillonnage), puisque les morceaux instrumentaux sont basés sur le collage de
fragments sonores ou de boucles de batteries issues de disques existants. Le sampleur,
dont le plus connu est l’Akai MPC, permettant de séquencer les sons en pressant des
boutons carrés, est donc semiologiquement indissociable du mouvement Hip-Hop. Le
style Drum and Bass né au Royaume Uni dans les années 80 repose aussi sur
l'échantillonnage de boucles de batterie, mais le tempo est accéléré et les rythmes
déstructurés, pour obtenir un résultat qui est quasiment impossible de faire jouer à un
68 I wanted to make something that sounded like things I’d hear in the Music Box, or I heard Fairley play on the radio. But when we made « Acid Track », that was an accident. It was just ignorance, basically. Not knowing how to work the damn 303. […] I started turning the knobs up and tweaking it, and they were like « Yeah, I like it, keep doing what you’re doing ». (traduction personnelle). PIERRE JONES Nathaniel (DJ Pierre) in BREWSER, Bill, BROUGHTON, Frank, op.cité.
batteur. Certains producteurs de ce qui a été appelé l’Intelligent Dance Music par les
journalistes vont encore plus loin dans le détournement des sampleurs et de l’ordinateur,
en provocant volontairement des artefacts numérique et des bugs pour obtenir des sons
stridents appelés glitches.
Ce ne sont pas les principes caractéristiques de la techno69 (tels que le mixage et l’échantillonnage) qui sont radicalement nouveaux, puisqu’ils sont globalement disponibles depuis les années 50, et sont employés dans l’ensemble de la production musicale. Toute la musique contemporaine (classique, rock, et autres...) est mixée en studio avant d’être enregistrée et diffusée.[...]La nouveauté réside moins dans les procédés techniques utilisés que dans l’usage exclusif, systématique et généralisé; alors qu’auparavant cet aspect technique de la production était tout à fait secondaire, voire camouflé, selon une vieille conception romantique de la musique, il est à présent mis en avant et revendiqué comme tel.70
Le travail de production étant central dans ces genres musicaux marqués par la
recherche d’un son percutant et riche en basses fréquences adapté à la diffusion en
discothèques, le matériel d’enregistrement (effets de spacialisation, égalisation des
fréquences ...) occupe une place aussi importante que les synthétiseurs ou les sampleurs.
C’est aussi par la qualité de la production que les musiciens électroniques se démarquent,
et c’est pourquoi ils sont souvent à la recherche de nouveau matériel ou logiciels. Alors
que l’ordinateur s’est rapidement trouvé au centre du Home Studio, permettant de
synchroniser puis d’émuler les machines, le détournement des machines des années 80
et 90 à engendré de nombreux imaginaires et mythes qui circulent entre les musiciens, et
donc dans les communautés virtuelles de musiciens amateurs. C’est pourquoi ce matériel
est très recherché, d’ou les plaintes de nombreux musiciens concernant la « cote » de
certains instruments sur le marché de l’occasion. Notons que ces imaginaires n’existent
pas que chez les musiciens électroniques. Les synthétiseurs et boites à rythmes sont
utilisés dans d’autres genres musicaux, et la recherche du son analogique « chaud » et
authentique existe chez les musiciens pop, jazz ou rock, tant dans l’enregistrement lui
même que dans les instruments (orgues, guitares, amplis de guitare à lampes ...).
69 Ici Michel Chion désigne par le mot Techno l’ensemble des musiques électroniques populaires.
70 CHION, Michel, Musiques, Médias et technologies, Paris, Flammarion,1994, p.67.
Face à ces constats, des concepteurs de logiciels se sont spécialisés dans
l’imitation (visuelle et sonore) de ces machines recherchées et chargées d’imaginaires. En
1997, avec Rebirth, l’entreprise Suédoise Propellerhead propose pour la première fois des
reproductions virtuelles des machines Roland utilisées par les musiciens House et Techno.
En 2000, Propellerheads va encore plus loin dans la représentation graphique des
machines de studio avec le studio virtuel Reason qui permet de disposer et connecter
table de mixage, effets et synthétiseurs virtuels via des câbles eux aussi virtuels
manipulés à la souris. Cette volonté de modélisation du matériel analogique va être
rapidement adoptée par les développeurs d’instruments VST. Témoignant de la tendance
du retour au son analogique dans la musique « pop » (enregistrement sur
préamplificateurs à lampes et magnétophones à bandes) et dans la musique électronique
(les synthétiseurs analogiques et les boites à rythmes d’époque étant de plus en plus
recherchés sur le marché de l’occasion), la firme Allemande Native Instruments crée le
Pro 5 en 2000, une émulation du synthétiseur Prophet 5 de Dave Smith, et l’entreprise
Grenobloise Arturia présente en 2003 le MOOG Modular V, une modélisation virtuelle du
premier synthétiseur modulaire Moog dont les câbles sont aussi manipulables à la souris.
L’entreprise se spécialise sur le créneau des instruments « vintages » virtuels en
reproduisant par la suite d’autres synthétiseurs analogiques rares, avec la promesse d’en
reproduire les imperfections et la «chaleur» sonore qui attire les musiciens, notamment
grâce à une technologie développé dans ce but, la TAE ( True Analog Emulation ).
Le TAE par exemple, est une brique logicielle dont le rôle est d’introduire des paramètres qui à l’oreille font penser que l’on est en présence d’un instrument analogique. Les sons analogiques ne sont pas réguliers, ils varient dans le temps, et peuvent même sonner de manière différente entre deux instruments d’une même série. Il y a énormément de variations qui proviennent des composants eux-mêmes, comme des résistances identiques qui n’auront pourtant pas le même comportement. Notre brique TAE introduit une part de cette variabilité.71
Le marché des plug-in devient de plus en plus important et concurrentiel dans les
années 2000, des émulations d’orgue (Native Instruments B4), de piano acoustique et
71 PHAN, Richard Phan, Directeur Technique d’Arturia, interviewé par Cyril Colom, makingsound.fr, [disponible en ligne : http://makingsound.free.fr/index.php/interviews/en-visite-chez-arturia/ , publié le 20 mars 2010, consulté le 8 octobre 2013.
d’orchestres complets72 (à base d’échantillons sonores) se développent, ainsi que des
contrôleurs dédiés. Mais s’il devient plus facile d’imiter des instruments et de s’approcher
du son des machines émulées, musiciens électroniques et acoustiques doivent acquérir
de nombreux savoir annexes à la composition au sens premier (l’écriture harmonique et
mélodique) pour exercer la musique assistée par ordinateur de façon autonome. C’est
pourquoi les sites spécialisés et les plateformes participatives occupent une place
importante dans le régime numérique.
Les frontières de l’expertise technologique sont beaucoup plus perméables grâce à la diffusion du « savoir-faire » par l’intermédiaire de sites, officiels ou non, proposant des forums de discussion et des bases de données.73
De plus, à partir de l’étude de la transmission des technologies de création
musicale du cercle académique aux mains des professionnels puis des amateurs, nous
pouvons constater d’une part que leur appropriation par les musiciens amateurs est à
l’origine de nouvelles esthétiques, mais aussi qu’aux travers de cette appropriation les
outils numériques deviennent des signifiants qui renvoient à des mythes en s’inscrivant
dans certaines traditions musicales.
Pour comprendre comment le savoir et les imaginaires se forment et circulent, il
nous faut donc d’abord se pencher plus en détail sur les communautés virtuelles de
musiciens.
72 Pour Pauline Adenot, ce type de logiciel à considérablement impacté le monde de l’art de la «Musique à l’image». Les compositeurs ayant la possibilité de produire des maquettes très réalistes en amont du montage, les réalisateurs et producteurs tendent à vouloir contrôler le rendu sonore et n’apprécient pas les versions finales interprétées par un véritable orchestre à leur juste valeur (à moins qu’il soit décidé de ne pas y avoir recours par économie),
voir ADENOT Pauline, « De l'orchestre au logiciel » L'impact des technologies numériques sur l'activité des compositeurs de musique à l'image, Réseaux, 2012/2 n° 172, p. 146-172.
73 PRIOR Nick, Musiques populaires en régime numérique, op. cit.
3. Les communautés virtuelles de musiciens.
Avant d’étudier en détail les communautés de musiciens, revenons sur la définition
de communauté virtuelle. Howard Rheingold, qui a fait partie de l’une des premières
communautés virtuelles dans les années 80, le WELL, définit ainsi ce type de
communauté, avec l’enthousiasme quelque peu idéaliste qui a marqué les premiers écrits
consacrés aux interactions sociales en ligne.
Les communautés virtuelles sont des regroupements socioculturels qui émergent du réseau lorsque qu’un nombre suffisant d’individus participent à ces discussions publiques pendant assez de temps en y mettant suffisamment de cœur pour que des réseaux de relations humaines se tissent au sein du cyberespace.74
La caractéristique principale ce type de communauté est une non soumission à la
co-présence géographique qui est nécessaire dans l’interaction au sein d’une
communauté hors ligne.
« Dans cette conception de la communauté le lieu de résidence a seulement une importante marginale dans la construction de l’amitié et des groupes sociaux. Nous choisissons de passer plus de temps avec des personnes identifiées comme partageant nos centres d'intérêt plutôt qu’avec d’autres partageant un espace géographique commun.»75
Les relations interpersonnelles en ligne ont fait l’objet de nombreux
questionnements chez les chercheurs. Aujourd’hui il existe un quasi consensus à ce sujet
qui vise à considérer les communautés virtuelles comme des communautés à part entière.
« Rien ne permet a priori de considérer que parce qu‟elles reposent largement sur la médiation de la technique, les dynamiques sociales en ligne sont irréelles ou sans
74 RHEINGOLD Howard, Les communautés virtuelles, Paris, ed Addison Wesley France, 1995
75 « In this conception of community residence is only marginally important in the construction of friendship and social groups. We elect instead to spend more time with people whom we have identified as sharing common interests rather than merely the accident of common spaces. »EVANS Karen, « Rethinking Community in the Digital Age? », in ORTON-JOHNSON Kate, PRIOR Nick, Digital Sociology, Critical Perspectives
conséquences. (...) Etzioni et Etzioni (1999, p.242)76 notent que «l‟on ne devrait pas conclure que parce que les agrégats en ligne n‟ont pas tous les attributs des communautés hors ligne, les communautés virtuelles ne sont pas [...] “réelles”, autrement dit qu‟elles ne répondent pas aux critères nécessaires pour former des communautés à part entière. »77
3.1 Des communautés de pratiques très actives dans le partage d’informations et
d’expérience.
Nous avons choisi comme terrain d’observation le site Audiofanzine car il domine
clairement le domaine de la M.A.O. étant le premier site français à avoir traité le sujet en
proposant un contenu éditorial régulièrement mis à jour. En effet, il a été créé par Philippe
Raynaud, un musicien qui, s’apercevant d’un réel manque d’informations disponibles en
ligne et en français sur l’enregistrement et l’autoproduction, a décidé de créer son propre
site en 2000, un magazine en ligne proposant des dossiers pédagogiques et des tests. En
2002, Audiofanzine devient une base de données (gérée par l’équipe éditoriale mais
pouvant être complétée par les visiteurs) consacrée au matériel (instruments, logiciels ou
matériel d’enregistrement), accompagnée de services (petites annonces, comparateur de
prix,) et d’outils « communautaires » (forums, avis d'utilisateurs, et astuces). Notons que le
site est dans une situation de monopole en France, c’est pourquoi nous avons comparé
nos observations sur d’autres sites anglo-saxons dédiés à cette thématique, sachant que
l’offre est plus vaste et plus spécialisée dans ces pays.
Audiofanzine est donc un lieu d’échange pour les musiciens qui englobe un nombre
important de communautés spécifiques définies par leur activité artistique et leurs outils.
Le matériel y tient une place centrale car l’architecture du site est organisé autour de
fiches produits et de sections dédiés à des thématiques plus générales sur la pratique
musicale78. Les forums traitant du matériel sont les plus fréquentés, suivis des forums
« Technique du son » et « Les mains dans le cambouis » (un sujet dédié aux réparations
et modifications du matériel). Les forums dédiés au partage de compositions et à la
76 ETZIONI, Amitai et Oren, Face-to-Face and Computer-Mediated Communities, A Comparative Analysis, in The Information Society, vol. 15, no 4, 1999, p. 241-248.
77 PROULX, Serge et LATZKO-TOTH, Guillaume, La virtualité comme catégorie pour penser le social : l’usage de la notion de communauté virtuelle, in Sociologie et sociétés, vol. 32, n° 2, 2000, p. 99-122. [disponible en ligne http://www.erudit.org/revue/socsoc/2000/v32/n2/001598ar.pdf]
78 Voir annexe n°1
collaboration artistique sont beaucoup moins fréquentés. Les utilisateurs forment une
communauté de pratique, autour de la création musicale, et sont plus actifs dans le
partage d’informations que dans la collaboration artistique. Michel Gensollen définit ainsi
ce type de communauté partageant des pratiques communes :
Le lien d'appartenance qui se constitue parmi les membres d'un ensemble donné d'usagers d'un espace de clavardage, d'une liste ou d'un forum de discussion, ces participants partageant des goûts, des valeurs, des intérêts ou des objectifs communs, voire dans le meilleur des cas, un authentique projet collectif. »79
Les utilisateurs du site partagent une certaine identité collective, ils ont des
références culturelles communes, utilisent des sociolectes particuliers (expressions
familières, langage technique, abréviations) et partagent des contraintes communes ( un
positionnement face à la musique « mainstream », principalement la « variété » populaire,
et les contraintes de l’intermittence pour une partie d’entre eux). Le site est un terrain de
rencontre entre amateurs et professionnels (ingénieurs du son, musiciens, intermittents du
spectacle). Il ne s’y transmet pas seulement un savoir technique sur le fonctionnement des
machines, mais aussi des savoirs issus du monde professionnel (des techniques utilisées
dans les studios d’enregistrement par exemple), et des pratiques non issues de ce monde
de l’art, mais du détournement des outils propres a certains mouvements musicaux,
électroniques ou non (on y partage des vidéos, des interviews, ou des observations faites
en concert. Par exemple, un des sujets les plus fréquentés s’intitule « Je les ai vus et ils
jouent avec, matos utilisé par des groupes électro en live »80). La plupart des sujets se
développent donc sur le modèle du « Tableau Noir » (hormis certains sujets de discussion
plus « esthétiques » sur certains genres musicaux) :
Le modèle d'échange d'informations est de type "tableau noir" (blackboard), pour reprendre l'expression forgée en intelligence artificielle afin de caractériser un mode de coordination entre agents au travers d'un dépôt de données qui leur est commun. De la même façon, les participants d'une communauté en ligne partagent un ensemble de données et ils ne
79 GENSOLLEN Michel in ... Serge PROULX, Louise POISSANT et Michel SÉNÉCAL (dir.) (2006), Communautés virtuelles : penser et agir en réseau, Québec, Presses de l’Université Laval.
80 [disponible en ligne : http://fr.audiofanzine.com/on-stage-backstage/forums/t.136762,je-les-ai-vus-et-ils-jouent-avec-matos-utilise-par-des-groupes-electro-en-live.html Discussion débutée le 23 octobre 2005, consulté le 20 novembre 2013]
partagent que cela. Cet ensemble est structuré et les données sont régulièrement mises à jour. Il ne s’agit pas d’échanger des gouts, mais des savoir-faire et des représentations du produit.81
La question des « représentations du produit » à laquelle fait référence Michel
Gensollen est centrale dans l’étude des communautés virtuelles amateur car elle
s‘applique dès l’annonce de la sortie d’un produit. En effet, qu’ils le possèdent ou non, les
utilisateurs s’expriment sur leur perception des produits, ils y associent des styles
musicaux, des typologies d’utilisateurs associées à des jugements de valeur82, par
exemple un membre d’Audiofanzine réagit ainsi à l’annonce d’une nouvelle interface
destinée au DJing sur ordinateur (Traktor S4 de Native Instruments) :
pfff moi ça m'donne la gerbe ce genre de produit... n'importe qui peut s'improviser DJ... c'est tellement évident et facile avec ce genre de trucs... parmi vous qui sait réellement mixer ?83
Mais il existe aussi des discours concernant les marques : par exemple, la marque
Berhinger, qui produit du matériel d’entrée de gamme, a mauvaise réputation et est
souvent évoquée en exemple.
Ben je préfère que les débutants achètent du A&H que du behr [Beringer]i !Et puis bon, les prix augmentent, c'est pas bien grave, on en est pas encore au rapport q/p de pioneer !
Comme dans de nombreux forums, l’avatar, le profil et la signature permettent à
l’utilisateur de se mettre en scène. Sur ce site, le musicien se définit par son style ou par
son matériel, aidé par l’organisation du forum. Dans la signature, on peut souvent voir une
citation, des liens vers un site d'hébergement de musique, et surtout une liste de matériel
81 GENSOLLEN Michel in ... Serge PROULX, Louise POISSANT et Michel SÉNÉCAL (dir.) (2006), Communautés virtuelles : penser et agir en réseau, op. cit.
82 Message de l’utilisateur Husson sur Audiofanzine, [disponible en ligne : http://fr.audiofanzine.com/surface-de-controle-dj/native-instruments/traktor-series-traktor-kontrol-s4/forums/t.418784,commentaires-sur-la-news-native-instruments-traktor-kontrol-s4.html, publié le 18 novembre 2010, consulté le 11 novembre 2013]
83 Message de l’utilisateur Copeland65 sur Audiofanzine, [disponible en ligne : http://fr.audiofanzine.com/console-dj/allen-heath/xone-22/forums/t.429819,augmentation-du-prix.html, publié le 11 novembre 2010, consulté le 10 novembre 2013]
qui se retrouve aussi sur le profil, ainsi que l’avatar. Ces outils permettent aux utilisateurs
de contrôler la «face» qu’ils donnent à voir sur le site. On constate que le matériel y a une
place prépondérante et qu’il suscite plus le débat que d’autres thématiques.
3.2 Des attentes particulières en terme de matériel, entre quête du son professionnel et
recherche d’authenticité.
Pour comprendre les attentes des musiciens sur Audiofanzine, il nous faut d’abord
établir une typologie de profils. Pour cela nous avons consulté les forums destiné à
différents produits afin de relever les discussions et les postures récurrentes. L’objectif de
cette méthodologie de recherche et de comprendre quels imaginaires et mythes se
propagent.
Le profil le plus facilement identifiable est celui du débutant dont certains types de
questions sont récurrents. Il demande principalement aux autres utilisateurs des conseils
d’achat de matériel ou logiciels pour débuter, des informations concernant la configuration
de son ordinateur, de sa carte son ou de ses instruments. En effet, si l’ordinateur rend
financièrement accessible l’enregistrement sonore, il implique de nombreuses
connaissances techniques concernant la numérisation du signal audio, le langage midi et
la configuration du matériel. Constatant les lacunes des débutants (qui, par exemple,
confondent souvent le MIDI et l’audio), les utilisateurs plus expérimentés apportent parfois
des explications détaillées, mais on souvent tendance à conseiller au débutant de se
renseigner sur l’aspect purement technique de la MAO via les ressources pédagogique du
site.
De plus, les débutants s’engagent généralement dans la M.A.O avec une idée de style
musical dans lequel s’inscrire, et vont donc demander aux autres membres de les aiguiller
sur l’équipement à acquérir pour obtenir le même son que tel artiste. Ils se voient
généralement répondre qu’il n’y a pas de matériel type pour chaque son (de synthétiseur
par exemple) mais qu’il est préférable d’étudier les techniques du son à l’oeuvre. D’une
manière générale, s’il existe une réelle dynamique pédagogique entre les débutants et les
utilisateurs plus expérimentés, on constate une certaine sévérité envers les nouveaux
inscrits qui ne fourniraient pas des efforts suffisants pour apprendre les bases de la M.A.O
et lire les manuels d’utilisations de leurs équipements.
Les utilisateurs amateurs plus expérimentés sont aussi très actifs sur le site. Ils
émettent des avis, posent des questions sur le fonctionnement et la compatibilité du
matériel. Comme les débutants, ils s’interrogent régulièrement d’acquisition de nouveau
matériel. C’est pourquoi ils demandent des avis de comparaison entre plusieurs
équipements similaires, on donc remarque de nombreux titres de sujets de conversation
du type « produit X vs produit Y » :
Je suis en train d'étudier un changement de monitoring. J'ai des Truth 2031A (beuark..), et j'ai fait pas mal d'écoutes comparatives.Mon choix se portait au début entre les Genelec 8040 ou les BM6A, et il se trouve que les 8040 descendent plus bas, et montent plus haut dans le spectre, mais le medium est absolument brouillon. Du coup, elles "flattent" les mixs parce qu'il est plus difficile d'y détecter les erreurs.Donc mon choix se portait définitivement sur les BM6A, mais elles sont très chères. Je voulais donc savoir si les Genelec 1031A avaient un medium aussi propre que celui des BM6A. Au niveau taille ma pièce fait 30m² et je suis à 1.5m de mes enceintes. Je n'ai pas encore pu faire d'écoutes comparatives BM6A/1031A, donc ceux qui ont eu cette chance sont les bienvenus pour s'exprimer....84
Débutants ou confirmés, ces musiciens amateurs sont à la recherche d’une qualité
sonore proche des disques qu’ils écoutent, c’est pourquoi ils envisagent quasi
systématiquement d’acquérir plus de matériel. Bien qu’ils se présentent comme des
amateurs, ils semblent ne pas exclure de se professionnaliser, en se produisant en
concert ou en vendant leur musique.
Voila j'aimerais me lancer dans la production musicale et pouvoir faire mes propres sons et ma propre musique et pour cela il me faut du matos mais je sais pas quoi choisir et ce que je dois choisir, je m'en sors plus j'ai vraiment besoin d'aide j'aime bcp la musique électronique plus spécialement la techno et j'aimerais vraiment faire de la bonne techno avec mon style qui m'est propre et pouvoir créer tout de A à Z les sons etc..... jusqu'a avoir de la très
84 Discussion lancée par l’utilisateur « Jacky. » dans le forum consacré aux enceintes dynaudio, [disponible en ligne : http://fr.audiofanzine.com/enceinte-active/dynaudio-professional/bm-series-bm6a/forums/t.85932,bm6a-vs-genelec-1031.html publié le 17 décembre 2004, consulté le 14 octobre 2013
bonne musique qui me permettrais de me faire connaitre j'espère que vous pouvez m'aider pour trouver le bon matériel et ce qui faut choisir exactement je vous remercie d'avance.85
Le forum est aussi fréquenté par des professionnels (techniciens du son et
musiciens) à la recherche d’informations précises sur du matériel haut de gamme. Ces
derniers sont parfois sollicités par les amateurs pour faire part de leurs expériences, pour
raconter leur parcours86 professionnel et conseiller les membres souhaitant se
professionnaliser (Les discussions concernant le choix de formations universitaires ou
privées aux techniques du son sont nombreuses87)
Cette transmission de savoir en direction des amateurs se fait aussi autour d’un
discours très récurrent, qui consiste à expliquer que la qualité de la production musicale
dépend avant tout de la maitrise des techniques de mixage qui sont un ensemble de
compétences particulières, et non pas exclusivement du matériel. Ils tentent ainsi de
contrer certains discours et certains imaginaires qui circulent dans les forums, qui
émanent des deux attentes principales des musiciens en régime numérique, le son et
l’ergonomie.
En effet, bien que les instruments et effets virtuels soient massivement adoptés et
que la puissance des ordinateurs actuels permette d’atteindre une qualité sonore
considérable, le débat sur une prétendue supériorité du hardware ( le matériel sous forme
physique) face au software est extrêmement récurrent dans le forum, ce que nous
pouvons confirmer via l’analyse de contenu suivante88 : dans la dynamique d’imitation qui
caractérise les amateurs, ces derniers se plaignent souvent du son de leurs productions
numériques, caractérisé comme «froid», «clinique», «trop propre» et aux rythmes « trop
85 Discussion lancée par l’utilisateur « Chrishendrix » intitulée « Quel matériel choisir pour faire de la techno ou de la house », [disponible en ligne : http://fr.audiofanzine.com/homestudio/forums/t.92887,quel-materiel-choisir-pour-faire-de-la-techno-ou-de-la-house.html
86 Dans ce fil de discussion, un utilisateur amateur incite les professionnels à raconter leur parcours, disponible en ligne : http://fr.audiofanzine.com/forums-thematiques/forums/t.516240,ingenieurs-du-son-vos-parcours,post.7172016.html, publié le 10 décemmbre 2012, consulté le 12 novembre 2013]
87 De nombreux amateurs souhaitant devenir ingénieur du son sollicitent les utilisateurs professionels pour les orienter dans leur choix de formation, [disponible en ligne : http://fr.audiofanzine.com/ecoles-et-formation-professionnelle/forums/t.505291,besoin-d-aide-pour-travailler-dans-le-milieu.html, publié le 21 aout 2012, consulté le 12 novembre 2013]
88 Notons que ce débat est si présent que les utilisateurs y font régulièrement référence, anticipant parfois le moment ou le sujet risque d'être lancé et demandant aux autres membres de ne pas en parler.
précis », « robotiques », « trop parfaits » et donc trop « répétitifs ». Pour y remédier,
certains utilisateurs envisagent d’acheter du matériel physique, qu’ils chargent d’un
imaginaire du son «authentique». Ce matériel est constitué de différentes catégories: le
matériel analogique (effets, consoles de mixage et synthétiseurs et certaines boites à
rythmes dont les sons sont généré par synthèse comme les Roland Tr 909 et Tr 808), et
les sampleurs/séquenceurs. Le matériel analogique a en effet des propriétés particulières
que les développeurs tentent de recréer numériquement. Par exemple les pre-
amplificateurs analogiques se distinguent par un phénomène de distorsion qui réduit
certaines fréquences aiguës et donnent donc un son paraissant plus mat ou «chaud». Les
synthétiseurs analogique sont quand à eux réputés pour leur son «vivant» du à la
fluctuation de certains paramètres électroniques dans le temps. Les imaginaires évoqués
par les sampleurs et les boites à rythmes son plus difficilement explicables de part leur
nature numérique, mais il existe une série de discours récurrent vantant leurs
particularités. D’une part le «grain» de leur son (provenant d’une basse résolution
reproductible sur ordinateur) et leur dynamique (souvent désignée par des termes comme
« puissance » ou bien même « patate »). D’autre part, les séquenceurs des boites à
rythme Roland et des sampleurs de type Akai MPC font l’objet d’un mythe concernant leur
groove, c’est à dire une capacité à produire des rythmes moins robotiques que
l’ordinateur, de par certaines fluctuation dans la synchronisation de leur horloge et du
protocole MIDI. Cet aspect est beaucoup plus difficile à vérifier, d’autant plus que d’après
Roger Linn, l’inventeur de la MPC, la fonction swing permettant d’humaniser les rythmes
existe aussi sur ordinateur.89
Donc pour résumer ma pensée :
- y'a la chaleur telle qu'elle nous est vendue (voire qu'on se vend nous-même [acheter TR-909, acheter TR-909 sinon pas gros son), celle qui comporte bien souvent le mot "analogique" (ou analogue), en somme cette chaleur qui est indissociable de la contribution du musicien lui-même. (tiens j'adooore le son de mon nouveau rack magique... oh il était bypassé? Bah j'adore pas alors )- et la chaleur probablement plus normée, la bosse dans le bas du spectre dont parle Rroland, celle qui peut t'embellir une belle performance. Tu entends ça très bien dans tous les tutos de PureMix lorsque Fab utilise du Tube-Tech. C'est ce grave qui plaît à l'oreille.
Fin voilà quand j'entends quelqu'un se plaindre d'avoir un son trop froid ou numérique (digital), c'est occasionnellement un problème d'outil; mais très souvent un problème de composition, ou de travail du son (l'utilisation de l'outil). Ça peut justifier un changement d'instrument, trouver celui avec lequel l'alchimie opère, et là je vous rejoins complètement. Mais plus généralement il
89 Roger Linn, interviewé par Attack Magazine, http://www.attackmagazine.com/features/roger-linn-swing-groove-magic-mpc-timing/
me semble que c'est quand même le manque de rigueur qui est fautif, on veut du gros son rapidement sans savoir comment marche le matériel.90
Les instruments deviennent eux même des signes renvoyant aux mythes de
certains courants musicaux, d’une époque révolue, au sein d’un système sémiotique
alimenté par les communautés de musiciens et exploités par les marques. Ces machines
se chargent de significations, et deviennent un moyen d’affirmer son identité en tant que
musicien, de revendiquer une certaine authenticité. Le musicien Arnaud Rebotini évoque
ainsi sa passion pour les synthétiseurs et les imaginaires auxquels ils renvoient :
Je crois que c’est une passion pour les belles choses. Tu sais, on essaie toujours d’imiter le son des vieux synthés sur laptop et on y arrive pas vraiment. Et puis il y a une valeur sentimentale. Moi je suis un peu comme le mec qui joue que sur des guitares des 60’s/70’s parce qu’elles ont un vécu et qu’elles n’ont pas le même son. Alors quand tu déballes tes synthés avant le concert, et que tous les techniciens et les musiciens viennent voir, ça fait toujours plaisir. C’est mon côté geek.91
Bien que le DAW se soit rapidement imposé comme dispositif d’enregistrement
audio face au magnétophone analogique et numérique (DAT), avec souvent un clavier
maitre92 au centre du home studio permettant de composer en midi à partir d’un seul
dispositif, on constate en analysant les discours sur les forums et avis que les musiciens
sont à la recherche de nouvelles modalités ergonomiques de manipulation des logiciels.
L’ intuitivité de la manipulation à la souris est remise en cause, et si la virtualisation des
outils est considérée comme un atout, de nombreux utilisateurs sont à la recherche de
contrôleurs physiques adaptés à leurs logiciels qui dans l’idéal leur permettraient d’avoir
moins systématiquement recours à la visualisation sur un écran.
Le terme récurrent qui englobe les attentes en terme d’ergonomie des interfaces
90 Commentaire de l’utilisateur Cortoni sur Audiofanzine, le 02/02/2013, consulté le 9/10/2013, http://fr.audiofanzine.com/techniques-du-son/forums/t.523256,son-chaud.html?q=vst+psychologique
91 Arnaud Rebotini, interviewé par la nuit magazine, publié le 10/10/2011, consulté le 9/09/2013 http://lanuitmagazine.com/2011/10/10/arnaud-rebotini-une-moustache-et-des-synthes-interview/
92 Un clavier maitre se présente généralement sous la forme d’un clavier à touches de piano, qui n'émet que des informations midi afin de contrôler des logiciels ou des modules de son hardware
est le mot anglais workflow. Il désigne les différentes taches que le musicien accomplit lors
de la composition musicale sur ses logiciels ou sur ses machines. Un même dispositif
pouvant être abordé de façons différentes, l’utilisateur va développer ses propres
stratégies afin d’obtenir les résultats escomptés. En pré-configurant son environnement et
ses outils de travail, le musicien cherche à rendre son workflow plus fluide et
ergonomique. La rapidité d'exécution et l’intuitivité sont des préoccupations majeures pour
les musiciens qui se plaignent souvent de la perte de l’inspiration artistique que
provoqueraient les interfaces informatiques et sont donc à la recherche de contrôleurs qui
imiteraient les consoles de mixage ou autres matériels «hardware» (séquenceurs à pads
de percussions par exemple) ou permettant de piloter leur DAW (avec des boutons de
navigation «lecture», «stop», et «record» pour armer l’enregistrement) par exemple.
Ainsi, si l’outil numérique s’est imposé au centre des studios professionnels comme
amateur, les imaginaires qui y sont liés sont divers et contradictoires : d’une part
l’ordinateur est perçu comme un outil permettant de démocratiser la création musicale et
de centraliser différentes pratiques, d’autre part une certaine méfiance vis à vis de la
modélisation virtuelle des dispositifs.
Les développeurs doivent donc répondre à une double promesse de
« virtualisation » de l’équipement d’enregistrement, donnant illusion d’utiliser le véritable
matériel original (la perception du son étant influencée par l’aspect visuel), tout en
proposant de nouvelles possibilités rendant le travail de composition le plus fluide possible
pour se démarquer. L’enjeu pour eux n’est pas seulement de communiquer sur les
capacités techniques de leurs produits, mais de susciter chez les prospects des espoirs
de réalisation de soi, en faisant appel à des représentations de la figure du musicien en
cohérence avec les aspiration de leurs cibles. Après avoir définit les attentes particulières
des musiciens amateurs en régime numérique, nous étudierons donc les stratégies de
communication des concepteurs de logiciels et d’instruments afin comprendre comment ils
invoquent les imaginaires précédemment évoqués et en imposent de nouveaux.
Partie 2: Les stratégies de communication des développeurs d’instruments, entre éloge de la modernité et démonstration de l’authenticité.
Nous avons évoqué précédemment comment, de part la rareté des institutions
dispensant des formations, l’apprentissage et les conseils d’achat se font souvent par
recommandations interpersonnelles entre musiciens. Le «bouche à oreilles», déjà très
important parmi les musiciens « non numériques », est donc un vecteur important de
visibilité pour les marques, et devient encore plus important sur internet.93 C’est pourquoi
nous nous intéresserons à présent aux stratégies de communication des acteurs de ce
marché pour tirer parti des opportunités apportées par les interactions au sein des
communautés virtuelles de musiciens amateurs.
Faisant face à une expansion de la concurrence, les développeurs de plug-in VST
et de nouveaux DAW se sont rapidement intéressés aux opportunités de communication
apportées par internet. Ils se sont adaptés aux besoins et aux imaginaires des « home-
studistes » avant les constructeurs historiques de synthétiseurs matériels (Yamaha,
Roland, Akai, Korg) plus concentrés sur la scène et les claviers de type « workstation »
autonomes permettant de jouer avec un accompagnement et d’arranger plusieurs parties
93 Les échanges sur internet contribuent aussi à diffuser en masse les logiciels piratés. Pour faire face à ce problème, les développeurs ont opté pour une licence sous forme de clé USB, indispensable pour démarrer les logiciels. Cependant face aux plaines des utilisateurs agacés de voir un de leurs ports USB occupés, cette sécurité est abandonnée par de nombreuses firmes. On peut néanmoins se demander s’il ne s’agit pas d’une stratégie de tolérance volontaire pour atteindre de nouveaux clients, susceptible d’acheter ensuite des produits de la marque pour bénéficier des mises à jour et d’une stabilité accrue.
instrumentales sans ordinateur. Le discours des ces créateurs d’instruments virtuels se
déploie sur deux axes. Le premier est celui de l’innovation sonore et de la modernité pour
les synthétiseurs et effets modernes, adaptés aux musiques électroniques actuelles et au
sound design94. Le deuxième est celui de l’authenticité et de la fidélité de la modélisation
d’instruments pré-existants.
1. La quête de l’ergonomie et du Workflow
Le marché des instruments de musique s’adresse à une niche composée de
plusieurs niches, car comme l’explique le créateur et directeur général d’Audiofanzine « le
marché français de de tout les instruments de musique équivaut à celui du grille-pain ».95
C’est pourquoi, en terme de visibilité, les stratégies de communication se sont longtemps
limitées à de l’achat d’espace dans les magazines spécialisés, à des présentations lors
des conventions bi-annuelles comme le NAMM aux USA ou le Musikmesse en Allemagne
et au sponsoring d’artistes et d’évènements pour les entreprises plus importantes. Dans
le cas des logiciels, des stratégies d’alliances et de communication entre différentes
marques, ou sous marques d’un même groupe, consistent à fournir des programmes en
versions de démonstration lors de l’achat d’une interface audio-numérique96 ou de clavier
maitre MIDI. Qu’il s’agisse de logiciels, d’enceintes de monitoring ou de cartes son, les
discours des marques étaient focalisés sur les performances techniques du traitement du
son, d’ou la nécessité pour les amateurs de chercher des informations en ligne.
Désormais, les opportunités offertes par l’internet sont saisies par l’ensemble des acteurs
du marché de la M.A.O, dans un effort de veille visant à comprendre les attentes des
94 On utilise l’anglicisme « sound design » pour désigner la création de timbres et d’effets sonores.
95 RAYNAUD, Phillipe, « Pourquoi adopter une stratégie de niche », interviewé par Frédéric Canevet pour Conseilsmarketing.fr [disponible en ligne : http://www.dailymotion.com/video/xrn1nu_fr-audiofanzine-pourquoi-adopter-une-strategie-de-niche-leweb12_tech , publié le 20 juin 2012, consulté le 8 octobre 2013.]
96 Les interfaces audio-numériques sont couramment appelées «cartes son», en réalité elles comportent une carte son pour générer de l’audio (comme on en trouve dans tous les ordinateurs) et une ou plusieurs entrées et sorties audio pour enregistrer et diffuser des signaux sonores.
musiciens et à prendre en compte leurs remarques, et dans une optique de visibilité se
traduisant par la création de contenu et la publicité ciblée.97
Comme d’autres marchés basés sur la technologie, comme l’équipement
informatique ou le matériel Hi-Fi, le marché de la M.A.O est basé sur une stratégie
d’obsolescence. Les utilisateurs sont incités à régulièrement mettre à jour leur équipement
matériel et logiciel, dans l’espoir d’obtenir un son plus propre de celui des professionnels,
et d’améliorer leur Workflow.
Les musiciens sont souvent déçus par l'équipement qu'ils viennent d'acheter. Dans leur esprit, parce que c'est numérique, c'est forcément du matériel de très grande qualité, équivalent aux grands studios. Il y a tout un business derrière le home studio, qui a construit sa politique marketing sur cette ambiguïté.98
1.1 Facilitation et inscription d’usages
Pour répondre aux attentes des musiciens en terme d’ergonomie, une nouvelle
branche du marché de la M.A.O. se développe considérablement, celle des contrôleurs
MIDI, objets permettant de manipuler les logiciels. A travers l’exemple de ce retour au
«Hardware», nous nous intéresserons la communication des marques Ableton et Native
Instruments, qui s’articule autour de la promesse de la performance instrumentale et de la
facilitation de la création. Ce choix de corpus étant motivé par le fait que ces deux leaders
du marché tentent de répondre à des attentes très présentes chez les musiciens amateurs
en régime numérique.
Après s'être imposé comme le leader du marché des VST, Native Instruments s’est
rapidement diversifié en proposant des contrôleurs. Concernant le Deejay-ing, soit l’art
d’enchainer des disques pour animer une soirée, la marque s’est imposée parmi les
97 Par exemple, le site Audiofanzine vend de la publicité ciblée. Cependant, son créateur met en avant l’indépendance de son équipe éditoriale, en expliquant que le monopole du site dans le secteur permet à ses rédacteurs d'être objectif et critiques sans craindre un désistement des annonceurs.
RAYNAUD, Phillipe, « Pourquoi adopter une stratégie de niche », op.cit. [disponible en ligne : http://www.dailymotion.com/video/xrn1nu_fr-audiofanzine-pourquoi-adopter-une-strategie-de-niche-leweb12_tech ]
98 LE GUERN, Philippe, «Ultramoderne Solitude», op. cit.
leader du marché avec le logiciel Traktor et ses contrôleurs dédiés. Permettant de
synchroniser automatiquement le tempo des morceaux, ce logiciel est controversé dans
les communautés dédiées au Djing. Le débat se concentre autour de la facilitation du
mixage, entre des individus dénonçant la synchronisation comme de la «triche» qui
permettrait à n’importe qui de « faire le DJ » au détriment des véritables DJ qui
synchronisent eux même leurs disques CD ou vinyle (en modifiant leur vitesse de lecture),
et d’autres qui mettent en avant les autres possibilités (effets, boucles) apportées par le
logiciel. Concernant la production de rythmes, la marque propose avec Maschine un
contrôleur à pads inspiré des MPC d’Akai. Si d’autres constructeurs, dont Akai, se sont
aussi placés sur ce créneau, Native Instruments est le seul qui l’associe avec un logiciel
dédié, dans la promesse d’un workflow rapide et intuitif. En effet, Maschine se différentie
de ces concurrents car il n’y a aucun paramétrage à faire99 pour l’utiliser, et qu’il est fourni
avec nombre d’échantillons sonores et de préréglages de synthétiseurs inspirés par les
tendances musicales actuelles. Les préréglages, ou presets existent depuis 1983 avec le
Yamaha DX7, cependant Native Instruments les met particulièrement en avant dans ses
vidéos de présentation diffusées en ligne, comme par exemple celle du dernier modèle de
la gamme, « Maschine studio ». L’accent est mis sur la technologie embarquée et la
rapidité d'exécution. On ne voit que les mains du musicien. La vidéo, fidèle à l'esthétisme
futuriste de la marque, est focalisée sur le contrôleur. On navigue entre plusieurs
ambiances musicales sans interruption, les nouvelles fonctionnalités sont montrées en
action et les notes MIDI jouées sont représentées en trois dimensions.
99 Habituellement, un contrôleur doit être paramètré en amont par l’utilisateur, qui désigne lui même quel paramètre chaque potentiomètre doit piloter.
Dans d’autres vidéos, la marque fait appel à des musiciens reconnus pour vanter
les mérites de ses produits. Avec l’arrivée sur le marché d’un produit similaire par Akai (qui
ne s’était pas encore lancé dans la création d’une formule comportant un logiciel), Native
Instruments à diffusé une série de vidéos faisant apparaitre des producteurs hip-hop
célèbres afin de gagner en crédibilité face à la légende de la MPC. Notons à ce propos
qu’ Akai fait de même en proposant quasi essentiellement des interviews de musiciens
hip-hop. Cependant, plutôt que d’expliquer leur manière d’utiliser le dispositif, ces derniers
sont interviewés et font par de leur expérience avec les premières MPC. Il s’agit plus alors
de capitaliser sur l’histoire de la marque et sa légitimité que de faire une démonstration
technique. Maschine fait au contraire l’objet de nombreuses vidéos de performance «live»,
notamment avec Jeremy Ellis, un virtuose du finger drumming (l’art de jouer des
percussions et des mélodies avec les doigts sur un contrôleur à pads). La mise en scène,
en situation de concert de nuit, y est spectaculaire. Le montage est dynamique et le décor
est composés de cube lumineux (rappelant les «pads» de Maschine). La marque présente
clairement l’objet comme un instrument pouvant être destiné à la performance. Cette mise
en scène se veut plus énergique. Elle permet par identification de faire ressentir à
l’acheteur potentiel la satisfaction, l'adrénaline et la reconnaissance de ces pairs dont il
pourrait jouir en possédant l’objet.
! Notons que Jeremy Ellis porte des google Glass, ce qui accentue l’a notion de modernité.
La marque Ableton est quand à elle née de cette volonté de proposer un logiciel
permettant au musiciens électroniques de se produire sur scène. Son interface mêle des
éléments récurrents dans tout les DAW, et une interface représentation de boucles
pouvant être activées et enchainées de façon synchrone. Ce logiciel s’est aussi imposé
dans la composition en home studio, grâce à sa simplicité d’accès. De nombreux
constructeurs se sont penchés sur le pilotage des DAW, mais Ableton est allé plus loin en
proposant un contrôler adapté et automatique configuré, l’APC 40, en collaboration avec
Akai (qui est un constructeur reconnus dans le domaine. En décembre 2012, la sortie de
la version 9 du logiciel est accompagné par celle d’un nouveau contrôleur construit par
Akai : Push. La sortie de ce contrôleur qui permet une intégration plus poussée est
accompagnée d’une stratégie de communication qui met en évidence la facilité à
composer, rapidement, en touchant pas ou peu la souris. De plus, la nouvelle version du
logiciel permet de convertir n’importe quel son (extrait musical, mélodie sifflée ou
chantée...) en partition MIDI, et le contrôleur propose de piloter l’enregistrement et la
diffusion de boucles, d’enregistrer des rythmes et de jouer de mélodies avec une interface
particulière dont les touches s’éclairent selon la gamme choisie, ce qui permet de jouer
toujours juste. La encore, une vidéo présente les fonctions de Push en vantant la rapidité
d'exécution, la facilité et la modernité avec le slogan Make something new.
Les campagnes d’Ableton et de Native Instruments nous permettent donc de
comprendre comment les constructeurs répondent aux attentes des musiciens en régime
numérique en termes d’ergonomie, tout en suscitant de nouveaux imaginaires. En
promettant que leur produit dissipera les interférences imposées par l’ordinateur entre les
idées musicales de l’utilisateur et leur application, ces marques nourrissent le fantasme
d’une inspiration intérieure traduite par la machine, et l’espoir d’une reconnaissance
artistique. En effet, elles capitalisent sur les discours sur la musique assistée par
ordinateur et sur l’image du bedroom producer pour susciter chez leurs prospects l’espoir
d’une réalisation de soi qui s'opérerai par la reconnaissance des pairs dans un premier
temps puis une potentielle professionnalisation. Morgan Jouvenet explique ainsi comment
se forment ces espoirs auxquels les constructeurs font appel dans leur communication :
L’investissement dans cet univers de pratiques étant notamment facilité par la banalisation des équipements informatiques, et motivé par le fait que son haut degré d’incertitude autorise tous les espoirs. Son faible degré d’institutionnalisation (loin des évaluations scolaires), couplé à la réussite de quelques vedettes médiatisées, produisant une vision déformée de l’espace professionnel, donnant aux débutants l’impression que les sommets (de ventes, de popularité) qu’ils visent sont plus proches, plus accessibles que la réalité statistique ne l’indique».100
100 JOUVENET, Morgan, Rap, techno, électro... Le musicien entre travail artistique et critique sociale, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, coll. « Ethnologie de la France », Paris, 2006.
1.2 Engager les communautés virtuelles de musiciens
Nous avons évoqué précédemment comment les concepteurs inscrivent des
usages en fonction des attentes des utilisateurs débutants, et à la dynamique d’imitation
qui les caractérise. Devant convaincre leurs prospects que leur technologie est simple
d’accès tout permettant de produire un son de qualité professionnelle, ils misent sur
l’engagement des communautés virtuelles. Ainsi on constate que les réseaux sociaux
(principalement Facebook, Twitter, Youtube/Google Plus) sont principalement utilisés pour
diffuser des productions institutionnelles : images ou vidéos de « teasing », d’annonces de
nouveaux produits ou de mises à jour, et vidéos mettant en scène des artistes reconnus.
Des productions amateurs sont aussi relayées sur ces réseaux lorsqu’elles mettent en
valeur le produit de manière plus musicales que démonstratives des possibilités
techniques. Cependant bien que les réseaux sociaux soient investi par les marques, leurs
forums officiels sont mis en avant pour canaliser les conversations et proposer un service
après vente. Ainsi, sur le site d’Ableton le forum est accessible en bas de page en renvoi
sur un site dédié et organisé par nationalité. Le site de Native instruments quand à lui
propose trois liens dans son menu supérieur : produits, communauté et assistance (le
centre de page mettant en valeur les produits que l’on peut faire défiler afin que le design
du site s’y adapte). Il semblerait donc qu’en mettant ainsi en valeur leurs forums, et en
s’investissant dans le community management et le service après vente, ces marques
cherchent à canaliser les discussions, et tentent de se substituer à d’autres forums
spécialisées encore très fréquentés. En effet, il semblerait le forum reste le support le plus
utilisé par les communautés virtuelles de musiciens. Le créateur d’Audiofanzine explique
ceci par le fait que le forum représente une base de donnée alimentée depuis longtemps,
et qu’une partie des utilisateurs fréquente peu les réseaux sociaux. Le forum étant
privilégié pour des discussion plus techniques, alors que les réactions sur Facebook par
exemple sont plus courtes et majoritairement l’oeuvre d’un public plus jeune.101
L'hébergement des discussions associée aux relations presse avec les sites
spécialisés permet de pratiquer le teasing et de diffuser du contenu de marque
pédagogique: des interviews et des tutoriels sollicitant des artistes reconnus. Native
101 RAYNAUD, Phillipe, « Pourquoi adopter une stratégie de niche », interviewé par Frédéric Canevet pour Conseilsmarketing.fr [disponible en ligne : http://www.dailymotion.com/video/xrn1nu_fr-audiofanzine-pourquoi-adopter-une-strategie-de-niche-leweb12_tech , publié le 20 juin 2012, consulté le 8 octobre 2013.]
Instruments sponsorise dans ce but des artistes influents représentant différents genre
musicaux. Ceux-ci sont présentés soit dans leur studio, soit plus fréquemment dans un
contexte de prestation « live » en concert ou en club, afin que le spectateur associe les
produits de la marque aux notions de performance et de succès immédiat face à un public.
Ableton procède aussi à ce type de stratégie en privilégiant le cadre du studio, avec des
artistes détaillant plus profondément leur processus de création des artistes afin de
démontrer que logiciel peut être abordé de diverses manières et que sa qualité est
comparable à celle du matériel « hardware ». Nous pouvons donc penser que ces deux
approches visent à répondre aux attentes des musiciens amateurs, qui comme nous
l’avons expliqué auparavant, abordent souvent la création via une dynamique
d’apprentissage par imitation, Native Instruments ayant une approche faisant appel au
spectacle et aux sensations afin que le spectateur ressente l’envie d’être « à la place » de
l’artiste mis en valeur. Ableton, avec son approche dédiée à la conception répond plutôt à
l’envie de connaitre l’approche de la composition par les artistes sponsorisés.102 De plus,
ce choix de la part d’Ableton pourrait être motivés par une volonté de contrer certains
discours concernant le logiciel : en effet, certains utilisateurs se plaignent du son « froid »
du logiciel, et certains artistes reconnus le citent en exemple lorsqu’ils évoquent l’offre
exponentielle de musique de mauvaise qualité dont l’accessibilité de ce type de logiciel
serait la cause.
Je pense que l’évolution [de la qualité sonore] va dans la mauvaise direction car tout le monde fait des morceaux avec des logiciels comme Ableton qui a un moteur sonore moyen. Quand j’ai commencé à faire de la musique il y a 20 ans, il fallait au moins acheter une console de mixage, puis des synthétiseurs, une boite à rythme. [...] Il y avait une pureté dans la source de la musique. C’était analogique, direct. [...]
Le fait est qu’il y a les limites du logiciel, les limites du mixage digital qui se fait dans l’ordinateur, les limites des sources sonores des synthétiseurs - des synthétiseurs virtuels. Le moteur sonore lui même joue un grand rôle dans le son global de la production. Si vous avez une bonne platine et de bons hauts-parleurs, vous pouvez entendre que le morceau a été fait
102 Notons que nous parlons ici de tendances générales, Native Instruments proposant aussi des vidéos détaillant la composition, mais moins qu’Ableton.
sur Ableton. Logic par exemple est très neutre sur le plan sonore mais Ableton ... vous pouvez l’entendre en deux secondes.103
Le site de Native Instruments met surtout en avant les produits et leur modernité
conformément au slogan de la marque « The future of Sound », celui d’Ableton met en
avant son contenu et le contexte dans lequel le logiciel peut être utilisé.
103 « I think the development is going in the opposite direction because everyone is making tracks in programs like Ableton, which has an OK sound engine. When I started making music 20 years ago, you had to at least buy a mixer, then some synthesizers, a drum machine. [...] There was a pureness of the source of the music. It was analog, direct. [...] The thing is, you have the limitation of the program, the limitation of the digital mixing which is happening inside the computer, you have the limitation of the sound sources of the synthesizers—the virtual synthesizers. Even the sound engine is playing a very big role in the whole sound of the product. If you have a good turntable and good speakers, you can hear it is made in Ableton. Logic, for example, is very neutral in sound but Ableton...you can hear it in two seconds. » (Traduit par nous même)
VILLALOBOS, Ricardo, interviewé par BURNS Todd. L. pour Resident Advisor [disponible en ligne : http://www.residentadvisor.net/feature.aspx?1128, publié le 23 octobre 2009, consulté le 10 novembre 2013].
La page d'accueil se présente sous la forme d’un blog, présentant des tutoriels, des
interviews, de nouvelles banques de samples. L'accès aux pages dédiées à Push et au
logiciel Live se fait par le menu supérieur. En bas de page on peut lire la phrase suivante :
We make Live and Push. With these products, our community of users creates amazing things. We are based in Berlin and our company is run by its founders. Many of us are musicians, producers and DJs.104
Le site se veut donc un agrégateur de contenus créés par les utilisateurs, par les
sites Dubspot et Point Blank proposant des formations en ligne, et par les sociétés
vendant des banques d’échantillons sonores (dont Ableton). La création de ces banques
est mise en scène par le biais de photographies décrivant le processus d’enregistrement.
104 « Nous sommes les créateurs de Live et Push. Avec ces produits, notre communauté d’utilisateurs crée des choses incroyables. Nous sommes basés à Berlin et notre compagnie est dirigée par ses fondateurs. Beaucoup d’entre nous sont musiciens, producteurs et DJs. »
Cette volonté de se mettre en scène se retrouve dans la communication de certaines
marques du secteur de la M.A.O.
2. De la transparence au storytelling de marque : entre valorisation du progrès
technique et authenticité
La communication des concepteurs de logiciels et matériels de M.A.O. évolue d’une
manière comparable (dans une moindre mesure) à celle des marques de grande
consommation, de matériel high-tech ou de mode. Elle ne met plus seulement en avant
les qualités intrinsèques du produit et l’image du marque forgé par ses mêmes qualités au
cours du temps, mais adopte une stratégie de transparence dans l’évocation de la
conception des produits et de l’histoire de la marque. Dans cet optique, les marques
pratique le Storytelling, soit « art de raconter des histoires ». Christian Salmon explique
ainsi l’évolution globale du marketing :
En moins de quinze ans, le marketing est ainsi passé du produit au logo, puis du logo à la story; de l’image de marque (brand image) à l’histoire de marque (brand story)105
105 SALMON, Christian, Storytelling, La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, La Découverte, Paris, 2007
Pour attirer les prospects, de plus en plus critiques face aux promesses des
messages publicitaires, le storytelling utilise la narration et traite la marque ou les
membres d’une entreprise comme des personnages de roman.
Les consommateurs ne seraient plus attirés par un produit, ni même par une style ou un mode de vie, mais par un « univers narratif »
Pour comprendre comment le storytelling est utilisé dans le marché de la M.A.O et
comment il permet d’engager les musiciens amateurs, nous avons constitué un corpus à
partir des actions de communication (discours, communiqués de presse, vidéo) des
marques Ableton, Moog et Dave Smith Instruments. Notre objectif ici est d’identifier les
différents discours portés par le storytelling de ces marques qui font appel à des notions
de modernité et d’authenticité, pour considérer la place qu’elles prennent dans le débats
sur le workflow et la comparaison entre l’analogique et le digital qui animent la
communautés digitales de musiciens amateurs.
2.1 La mise en scène de la recherche et du développement au service des musiciens.
Pour annoncer la sortie du contrôleur Push et de Live 9, les fondateurs d’Ableton
ont organisé une conférence106 le 17 octobre 2012 à Berlin. La présentation débute avec
une interprétation au piano à queue de « Giant Steps » un standard de Jazz du
saxophoniste John Coltrane, connu pour sa richesse harmonique et son tempo élevé. Ce
choix, associé à celui du lieu de la présentation, le Jazz Institute de Berlin, permet à la
marque de se placer dans une tradition musicale, de gagner en légitimité en montrant que
Live n’est pas simplement un logiciel de musique électronique, mais plutôt un logiciel
adapté à toutes les musiques et à tout les musiciens. Le CEO d’Ableton, Gerhard Behles,
fait ensuite son apparition, remercie les invités de leur présence, annonce qu’ils vont être
surpris par certaines choses qui leur seront présentées et commence sa conférence en
parlant de l’ « Ableton Community » qui représente près de 1,7 Millions d’utilisateurs, soit
l’équivalent de la population de Manhattan dont une photo aérienne est projetée depuis le
début de la conférence. On constate donc encore une fois que la marque met en avant sa
106 Conférence de présentation d’Ableton Live et de Push au Jazz Institure à Berlin[disponible en ligne : http://www.youtube.com/watch?v=Y7dIkonCfFE, publié le 26 octobre 2012, consulté le 10 novembre 2013]
communauté, et met en scène son logiciel comme un dispositif qui permettrait aux artistes
d'interagir et de se rencontrer, en évoquant ses 90 « users groups », des rencontres
autonomes d'utilisateurs disséminées dans le monde entier. Il cite le fondateur du user
group de Djakarta qui le présente comme un moyen de partager le savoir et permettre un
« meilleur développement spirituel de la musique ». Gerhard Behles présente son logiciel
comme un élément déclencheur d’une multitude d’histoires, d’interactions, démocratisant
la création musicale, et accentue ainsi sa portée sociale.
Son discours et son storytelling est comparable à celui de nombreuses start-up
dans la manière de raconter la création du produit, de l’identification d’un besoin au
parcours (romancé) de l’entreprise. La mise en scène rappelle fortement les « keynotes »
de la marque Apple, ces conférences où la marque reviens sur la conception de son
produit, sa vision pour l’avenir et se raconte. (un utilisateur de youtube commence ainsi la
vidéo: « close the eyes and you hear steve speaking ;D »)107. Notons d’ailleurs que la
marque de Steve Jobs, un cas d’école en matière de storytelling personnel, est un
concurrent d’Ableton avec son DAW Logic. Dans la lignée de ce qui est mis en scène sur
le site de la marque, son créateur raconte comment Ableton est allé allé à la rencontre des
artistes dans leurs studio, et les remercie de les avoir aidés à améliorer leur produit pour
répondre aux besoin de musiciens (professionnels) très différents.
Dennis DeSantis, spécialiste produit de la marque fait ensuite la démonstration des
nouvelles fonctionnalités de Live 9108, en composant un morceau à partir de zéro. Il
débute avec une mélodie fredonnée qu’il convertit en notes midi avec le logiciel, puis un
enregistrement de « beatbox », soit un rythme produit avec la bouche, qu’il convertit en
rythme midi automatiquement associé a des sons électronique. La mise en avant de ces
fonctionnalités facilitant la création et la conversion rapide d’idées en résultats musicaux
suscite des applaudissement appuyés du public. Dennis Desantis insiste également sur la
nouvelle ergonomie du logiciel, qui permet plus de rapidité dans l'exécution et dont un
meilleur worklow, mot qui est répété de nombreuses fois dans son discours (par exemple,
il utilise l’expression : « Fairly fast workflow »).
107 Fermez les yeux et vous entendrez Steve [Jobs] parler.
108 Notons que cette conférence a été annoncée comme centrée sur le logiciel. Le contrôleur Push a été révélé à cette occasion, il s’agissait d’une surprise pour les spectateurs et du premier élément de la campagne de teasing qui a suivi.
Gerhard Behles reprend ensuite la parole se racontant dans son rapport à la
création musicale, avec une phrase volontairement surprenante étant donné son métier :
« Je dois vous faire une confession, je n’aime pas les ordinateurs ». Il évoque ainsi une
attente propres à de nombreux musiciens, la recherche d’une ergonomie plus proches des
instruments de musique, ne les obligeant pas à « rester fixés devant un instrument ».
Revenant sur l’histoire des interfaces instrumentales, il relate les réflexions des ingénieurs
d’Ableton pour répondre à cette promesse : allier les interfaces des sampleurs à pads et
des boites à rythme, l’interface du clavier de piano et celle des accordéons, dans un
même dispositif transportable. Il révèle ensuite le produit en le sortant d’un sac à dos posé
sur le coté de la scène, dont les fonctionnalités sont présentées par Dennis DeSantis qui
crée un morceau de A à Z sans toucher son ordinateur.
Cette mise en scène met donc en exergue la volonté d’utiliser le storytelling pour
raconter le processus de recherche et développement tourné vers l’avenir par des
musiciens pour les musiciens. Ableton invoque donc les imaginaires de l’informatique
musicale précédemment évoqués de la facilité et de la rapidité, avec un discours marqué
par un déterminisme technique qui présente la marque comme créatrice d’un nouveau
paradigme de l’accessibilité de la création en régime numérique. Il existe cependant
d’autres imaginaires circulant dans les communautés que nous avons précédemment
présentés, ceux de l’authenticité et de l’analogique.
2.2 Le paradoxe de l’analogique, ou le combat de l’authenticité
Le regain d'intérêt pour les synthétiseurs analogique a permis à de nouveaux
acteurs d’entrer sur ce marché. Parmi eux, deux acteurs majeurs dans l’histoire des
synthétiseurs qui ont fait leur retour en 2001: Bob Moog, l’inventeur du synthétiseur, qui à
racheté la marque « Moog », et Dave Smith, l’inventeur du MIDI, qui a fondé Dave Smith
Instruments. Les deux constructeurs communiquent sur l’authenticité, le savoir faire et
mettent en place un storytelling autour des créateurs, traités comme des personnages.
La marque Moog capitalise sur le parcours de son créateur décédé en 2005. Sa
biographie est mise en avant et racontée sur le site via plusieurs articles : l’invention du
synthétiseur, la création du Minimoog devenu un instrument culte dans la musique
populaire, l’avènement du numérique et le départ de Robert Moog qui quitte le groupe qui
porte son nom en 1977, et enfin son rachat de la marque et son retour sur le marché avec
de nouveaux produits (toujours orientés vers le haut de gamme). La présentation même
du site met en avant un certain prestige et une authenticité avec un fond noir et du texte
en blanc, et la mise en valeur de photos d’époque de Bob Moog, ou des photos plus
récentes volontairement vieillies comme celles de la Bob Moog Fondation et des archives
Moog confiées à l’université de Cornell109.
Le positionnement de la marque de Dave Smith est légèrement différent, car son
offre d’instruments oscille entre des gammes de synthétiseurs haut de gamme, et d’autres
financièrement plus accessibles, transportables et adaptés aux home studios à l’espace
réduit. La personnalité de Dave Smith est aussi mise en avant, faisant appel à son statut
de créateur du langage Midi et de nombreux instruments réputés comme le synthétiseur
Prophet 5. Cependant il est toujours présenté comme un chercheur/musicien tourné vers
l’avenir et les contraintes des musiciens actuels.
109 Voir Annexe numéro 3
Cette interview sur Audiofanzine est révélatrice du statut particulier de Dave Smith aux yeux des communautés de musiciens, avec un jeu de mot basé sur le synthétiseur Prophet 5 évoquant le langage MIDI massivement utilisé dans le régime numérique.110
Notons également que les deux marques se mettent en scène différemment dans
leurs vidéos hébergées en ligne. Dave Smith Instruments se donne à voir comme une
petite équipe d’ingénieurs qui fait elle même les démonstrations de ses instruments (dans
les locaux de la marques ou lors de conventions, comme on peut le voir sur la chaine
Youtube de la marque111). On voit régulièrement Dave Smith lui même expliquer ses choix
de conception. Il se donne à voir comme un créateur tourné vers l’avenir, à la tête d’une
petite entreprise. Notons également qu’il a collaboré avec le créateur de la MPC Roger
Linn sur la boite à rythme Tempest, et que le statut de particulier des deux créateurs et
mis en avant dans les médias spécialisés : « Avec les légendaires créateurs d’instruments
électroniques Dave Smith (Sequential/DSI) et Roger Linn (Linn Drum machines/Akai
MPC60/3000) derrière ce produit, il était destiné à faire sensation »112. Les vidéos de
Moog quand à elles bénéficient de moyens plus conséquents et font appel à des
musiciens reconnus provenant de genres musicaux variés. D’une part, des musiciens rock
ou pop célèbres comme Stevie Wonder et des groupes plus récents invités à se produire
dans les studios regorgeant de matériel de l’entreprise (une façon de montrer que les
claviers Moog sont aussi faits pour la scène). D’autre part la marque, afin de rajeunir son
image et d’alimenter les imaginaires des jeunes musiciens à la recherche de sons riches
110 Voir en annexe n°4, une couverture du magazine Keyboards Recording révélatrice du discours déterministe autour du langage MIDI
111 [disponible en ligne : http://www.youtube.com/user/DaveSmithInstruments/videos]
112 « With legendary electronic instrument designers Dave Smith (Sequential/DSI) and Roger Linn (Linn drum machines/Akai MPC60/3000) behind it, it was bound to cause a stir » dans l’article consacré à l’annonce de la sortie de Tempest sur le site MusicRadar [ disponible en ligne : http://www.musicradar.com/fr/reviews/tech/dave-smith-instruments-roger-linn-design-tempest-520863, publié le 3 janvier 2012 , consulté le 10 novembre 2013]
en basses fréquences, fait appel des musiciens électroniques appréciés par les jeunes
générations comme Flying Lotus113, ou Richard Devine pour la présentation du Slim
Phatty114, une version moins onéreuse du Little Phatty.
A travers l’étude de la communication des marques de logiciels et de synthétiseurs,
nous avons pu constater que deux tendances discursives existent, la première est centrée
sur la modernité et la facilité, la deuxième sur l’authenticité et la référence à des
mouvement musicaux précédents qui inspirent les musiciens. Dans le cas de la
communication de marques comme Moog qui bénéficient d’un certain prestige, il aisé de
se faire entendre. Les nouveaux arrivants sur le marché doivent quand à eux se
différencier en répondant aux attentes des communautés et en travaillant plus encore sur
l’image du musicien.
Après avoir étudié le travail sur l’image de certaines marques, nous allons étudier
plus en détail la réception et la circulation au sein des campagnes de communication.
113 [ disponible en ligne : http://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=8mbvDCDk3yU, publié le 21 janvier 2013, consulté le 8 novembre 2013]
114 [disponible en ligne : http://www.youtube.com/watch?v=9z0FQ9HmPKI, publié le 15 octobre 2010, consulté le 10 novembre 2013]
Partie 3: Circulation et réception de la communication des marques dans les communautés virtuelles
L’observation de la circulation des informations relatives aux produits dans les
communautés virtuelle nous amène à nous demander si ce phénomène est prévu par les
marques et si elles forgent leur stratégie dessus. C’est pourquoi nous serions tentés de
parler d’une communication « crowdsourcée », une expression qu’il nous faut définir et
remettre en question.
1. Une communication « crowdsourcée » ?
1.1 Des communautés de pratique basées sur un modèle d’échange de type « tableau
noir » : une opportunité à saisir pour le « teasing » des marques
Le terme crowsourcing, traduisible par « approvisionnement par la foule » est utilisé
pour désigner une tendance de services Web construits autour de modèles économiques
intégrant l'internaute comme un nouvel acteur différent du client final. Il a été utilisé pour la
première fois par Jeff Howe dans la revue américaine Wired pour désigner : « Le fait de
prendre un travail habituellement réalisé par un agent désigné (généralement un employé)
et de l'externaliser à un groupe important de personnes sous la forme d'un appel ouvert à
contribution. »115
Les banques d’images en ligne comme Fotolia ou iStock Photo fonctionnent sur ce
modèle, ces entreprises proposent aux photographes (principalement amateurs) de mettre
en vente leurs photographies, qui sont vendues à bas prix : les contributeurs perçoivent
quelques centimes pour chaque photographie achetée par un visiteur du site. La
communication des marques de matériel musical ne fonctionne pas de la sorte, car il n’est
pas question ici de rémunérer les internautes. Cependant, on constate que de part la
nature particulière de ce marché de niche qui nécessite une recherche d’informations
importante, les communautés virtuelles relayent les informations diffusées par les
marques, et créent du contenu artistique ou pédagogique. Cette communication
« augmentée » s’est développée sur les forums comme Audiofanzine ou par exemple
Gearslutz aux Etats-Unis avant l’apparition des plateformes d’hébergement vidéo comme
Youtube. Pour les marques disposant de moyens limités, les supports de communication
consistaient essentiellement en une fiche produit sur le site officiel et à des communiqués
de presse envoyés aux sites spécialisées116. Depuis, les discussions autour des nouveaux
produits s’organisent sur le modèle du « tableau noir » précédemment évoqué. Si les
campagnes vidéos actuelles se veulent plus pédagogiques et accessibles aux débutants,
la dynamique globale d’explication des termes techniques employés au sein des
communautés existe toujours. Elle vise à informer les débutants et à susciter le débat
entre les utilisateurs plus expérimentés. On interroge la corrélation entre des attentes
individuelles et des possibilités techniques offertes par le produit, on partage son
expérience personnelle et des démonstrations sonores (en audio ou vidéo) du matériel,
pas forcement sous la forme de compositions à visée artistique mais aussi sous la forme
de démonstrations techniques du son des instruments.
Les communautés de musiciens amateurs propageant l’information d’un site ou
forum à un autre, le teasing fonctionne particulièrement bien pour les engager, car les
115 « the act of taking a job traditionally performed by a designated agent (usually an employee) and outsourcing it to an undefined, generally large group of people in the form of an open call » traduit par nous même, in HOWE, Jeff, « The rise of Crowdsourcing » Wired, 2006.
116 L’observation d’ articles parus au début des années 2000 présentant de nouveaux produits nous permet de faire cette affirmation, comme par exemple la page dédiée au synthétiseur Clavia Nord Lead 3 en 2001 [disponible en ligne : http://fr.audiofanzine.com/synthe-modelisation/clavia/nord-lead-3/news/a.play,n.44.html, publié le 27 novembre 2000, consulté le 10 novembre 2013]
membres opèrent une veille permanente de l'actualité. Pour en donner un exemple
parlant , nous pouvons évoquer le sujet ouvert le 8 septembre 2010 par un membre du
site synthgear.com qui annonce que la marque Moog a déposé un nouveau nom de
produit 117 , l’information est relayée deux jours plus tard sur gearslutz par un membre
annonçant : « Alors Moog, vous devenez bons dans le lancement de rumeurs façon Apple,
ou alors vos fans sont juste incontrolablement dévoués ! »118
! Ci dessus un exemple d’opération de teasing par la marque Arturia, relié par un forum spécialisé.
Notons également que les communautés de musiciens représentent un atout
considérable pour la recherche d’insight. Nous pouvons citer comme exemple révélateur
celui d’Ableton, qui étudie les requêtes des membres de son forum. Ainsi, de nombreux
utilisateurs ayant fait part de leur envie de pouvoir utiliser un affichage sur deux écrans,
certains membres utilisateurs de Max for Live (un environnement de programmation
permettant de créer ses propres instruments pour les intégrer dans le DAW) on rendu
117 [ disponible en ligne : http://www.synthgear.com/2010/synthesizers/moog-slim-phatty/ ]
118 « So Moog, you're getting good at this MAC styled hype thing, or your followers are simply just uncontrollably dedicated ! » [disponible en ligne : http://www.gearslutz.com/board/electronic-music-instruments-electronic-music-production/528985-moog-rumors-slim-phatty.html]
possible cette fonction. La marque constatant cette attente chez ses consommateurs a
ensuite intégré cette fonction à la version 9.1 de Live.
Un autre exemple de recherche d’insights est révélé par Yves Usson sur Anafrog
(un forum dédié aux synthétiseurs analogique), un amateur connu pour son implication
dans la communauté Do It Yourself (il propose des plans permettant de fabriquer des
synthétiseurs modulaires, des clones de modèles connus et des élément originaux) qui a
été sollicité par la marque Arturia lors de la conception de son premier synthétiseur
analogique.
Ici la volonté était d'offrir une petite machine pas cher mais qui sonne bien. Si je me réfère à certains commentaires sur AF [Audiofanzine] concernant le MiniBrute, il y a des jeunes qui le trouvaient encore trop cher pour leur porte-monnaie et qui attendait que la cote de l'occasion baisse. Le microBrute devrait répondre à leur souhait.119
119 http://forum.anafrog.com/phpBB/viewtopic.php?f=26&t=12789&start=400
1.2 Une « viralité » à double tranchant
L’importante diffusion des informations concernant les nouveaux produits et les
mécanismes de recommandation au sein des communautés représentent donc une
véritable opportunité pour les marques. Cependant, la forte visibilité de ces prises de
parole (en terme de référencent par exemple) représente aussi un risque, et révèle la
position de force que peuvent acquérir ces communautés.
Nous avons évoqué précédemment le cas de la marque Berhinger et de sa
réputation sur les forums, mais il existe d’autres cas ou les réactions face à l’annonce
d’une nouvelle sortie révèlent la place que peuvent prendre ces prises de paroles et
l’importance qu’y accordent les marques.
Le 8 avril 2013, la marque Novation a présenté son synthétiseur Bass Station 2 lors
de la conférence Musikmesse en Allemagne. Face aux commentaires négatifs postés sur
Audiofanzine et Youtube, évoquants un son « criard » et de potentiels bug (il s’agissait
d’une version non définitive), les rédacteurs du site Sonicstate ont convié le 1er mai 2013
un des créateurs du synthétiseur pour un test vidéo avec un son de meilleure qualité.120
L’invité y fait la démonstration de l’instrument en suivant les directives l’interviewer connu
par les communautés de musiciens pour ses tests poussés, qui lui pose des questions
techniques. Le concepteur semble stressé. L’interviewer lui pose des questions sur de
possibles nouvelles fonctions implantées lors de mises à jour futures auquel il répond,
hésitant : « c’est possible, mais je ne crois pas que cela soit implanté [...] mais ça pourrait
l'être avec une mise a jour du firmware, oui cela pourrait se faire … ». L’interviewer,
répondant aux demandes d’informations des utilisateurs des forums précédemment cités,
semble ici incarner la méfiance et la position d’expert adoptées par les membre.
Si les musiciens amateurs prennent la parole pour discuter des caractéristiques
techniques des instruments, on constate qu’ils s’expriment également sur les stratégies
marketing et de communication des marques.
2. La réception des campagnes au sein des communautés en ligne
120 [ disponible en ligne http://www.youtube.com/watch?v=HbLqzq5S_vQ ]
2.1 Perception et analyses des stratégies de marques au sein des communautés
Nous avons évoqué en première partie le statut particulier de certains instruments
au sein des communautés (au travers par exemple du « mythe » des boites à rythme
Roland ). Les discours récurrents sur l’espoir d’éventuelles rééditions nous permet
d’illustrer le type de critique de la stratégie marketing des marques qui circule sur les
forums. Un utilisateur réagit ainsi au teasing d’un nouveau clavier numérique Roland :
Si il s'agit d'une réédition du Jupiter, Juno ou autres, ce sera un énième VA [modélisation virtuelle] avec un soft pour l'édition, rien de plus. Dans ce cas, je ne vois pas trop d'intérêt. Arturia a également le clône du Jupiter 8 dans son catalogue.Je vois mal Roland et les 2 autres leadership japonais recréer des synthés 100% analos dignes de leurs ancêtres, comme le font Moog & Compagnie. dans les prochains temps et c'est bien dommage !121
Certains membres se positionnent en effet en experts en marketing et commentent
ou cherchent à anticiper la stratégie des marques. Ce qui nous intéresse ici, c’est qu’alors
que Roland ignore ces attentes (nous ne sommes pas en mesure de dire si le marché visé
par des rééditions serait assez important), le discours récurrent du retour aux modèles
vintage à fini par être entendu par la marque Korg, qui a déployé prudemment sa
stratégie. En effet, cette marque japonaise a d’abord proposé des versions logicielles de
ses synthétiseurs d’époque sur ordinateur puis sur tablettes, deux mini-synthétiseurs
rudimentaires pour moins de 100 euros (Monotron et Monotribe), et une réédition de son
synthétiseur analogique Korg Ms20 (espérée depuis longtemps au sein des communautés
spécialisées). Mais surtout la série Volca, inspirée des boites à rythmes Roland d’époque,
vendues à un prix très accessible. Ce commentaire de l’utilisateur Rolandus (notons le jeu
de mot) illustre l’attachement que peut susciter une marque par ses choix marketing :
Justement pour moi Korg est un des seuls constructeurs à l'heure actuelle qui écoute ses clients à l'inverse de Roland.
Monotribe, volca, et maintenant ms20 mini, moi je dis Yesssss
Merci le marketing Korg !!!!!! Continuez comme ca !122
121 http://fr.audiofanzine.com/roland/forums/t.449299,commentaires-sur-la-news-roland-en-pleine-metamorphose,post.6327166.html
122 h t tp : / / f r.aud io fanz ine .com/synthe-ana log ique/korg /ms-20-min i / fo rums/ t .531066,commentaires-sur-le-test-retour-gagnant,p.7.html
Les stratégies de communication font elles aussi l’objet de critiques concernant la
mise en scène des produits, ses usages et sonorités stéréotypées correspondant aux
tendances musicales actuelles, et les figures du musicien invoquées.
Par exemple, les produits Native Instruments (ici le contrôleur Maschine) font
parfois l’objet de critiques concernant la mise en scène (volontaire spectaculaire) de la
facilité et l’offre de sonorités prêtes à l’emploi, :
Cette démonstration de Jeremy est encore pire que la première, ça ressemble a tout sauf de la musique..Ridicule
Je suis d'accord. J'aime bien Maschine et je reconnais qu'il a du skill [talent] en finger drumming [percussions avec les doigts], mais pour tout le reste (son et mise en scène) au secours...123
Mais ce sont surtout les figures du musicien invoquées pour susciter l’identification,
accompagnées de choix musicaux particuliers visant à toucher une certaine partie du
public, qui sont susceptibles de susciter les critique de certains amateurs.
9'18 de démo officielle : http://www.moogmusic.com/products/phattys/sub-phatty#sound-tab et pour une fois, on n'a pas à subir ces insupportables wobble bass dubstep qu'on entend systématiquement dans les démos officielles analos (c'était le cas même avec le MiniBrute ).124
Ici un membre du forum Anafrog fait références aux sonorités « dubstep » souvent
utilisées pour attirer un public jeune, qui voit dans le matériel analogique l’opportunité
d’obtenir un son plus grave et puissant pour ses productions électronique.
123 Commentaires concernant une vidéo de démonstration de Jeremy Ellis [disponible en ligne : http://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=DauCj-wH1Fg] sur une discussion du forum Audiofanzine [disponible en ligne : http://fr.audiofanzine.com/sequenceur-boucles/native-instruments/maschine-studio-black/forums/t.544316,commentaires-sur-la-news-native-instruments-preparerait-une-maschine-studio,p.24.html]
124 [disponible en l igne : http:/ / forum.anafrog.com/phpBB/viewtopic.php?f=26&t=10144&p=152684&hilit=dubstep#p152684 ]
Un autre membre du forum fait référence aux acteurs ou musiciens mis en scène
pour présenter les produits et faire appel à un imaginaire de la performance et de la
reconnaissance des pairs. La vidéo d’Arturia met en scène un jeune homme au look de
Rocker qui se rend en courant à son concert avec son synthétiseur dans son sac à dos. Il
se produit en suite avec son groupe, qui joue une musique que l’on pourrait qualifier
« d’electro-rock ». Cette vidéo semble avoir été pensée pour viser un public jeune,
appréciant ce style de musique, et en quête de reconnaissance sociale.
Je signe et je persiste en disant que Arturia joue sur des styles branchés actuels pour vendre ses produits comme tout le monde d'ailleurs.
En tout cas, en 30 ans, les protagonistes ont toujours les mêmes gueules de cons car entre le jeune branleur branchouille (clip Arturia) avec sa tronche de bobo parisien et sa coupe d'jeuns-en-pétard-au-saut-du-lit et le sosie parfait de Richard Clayderman (clip Polymoog [dans les années 80) , il est difficile de déterminer lequel paraît le plus ridicule !
Après, concernant la musique, tout est question de goût. Il est cependant assez logique qu' Arturia vise un public plutôt jeune (en gros, celui qui n'utilise que les vst) car les "vieux" sont supposés être déjà bien équipés en analos haut de gamme et donc moins enclin de s'intéresser à ce type de petit analo. 125
Notons que le forum Anafrog a été crée par des membres d’Audiofanzine afin de
discuter exclusivement d’instruments analogiques (les commentaires abordant les logiciels
ou les synthétiseurs numériques sont systématiquement modérés). La moyenne d'âge des
utilisateurs et plus élevée, et les références musicales dominantes dans les discussions
concernent plutôt la musique électronique des années 70 et 80 comme Kraftwerk ou
Tangerine Dream. Cependant, si un rejet de certaines tendances musicales actuelles
s’opère dans ce forum, les membres ont très bien acceuilli le synthétiseur Minibrute pour
ses caractéristiques, et parce qu’il a été conçu par Yves Usson qui est très présent sur
Anafrog.
3. Les figures du musicien numérique
Les exemples précédents nous ont permis de comprendre que les musiciens
amateurs ne réagissent pas seulement à des promesses techniques de facilité ou à des
imaginaires de « chaleur sonore », mais façonnent une « mise en scène de soi » au
125 [d ispon ib le en l igne : h t tp : / / fo rum.anaf rog.com/phpBB/v iewtop ic .php?f=26&t=6151&start=1220]
travers de leur discours et de leurs choix de matériel.
Nombre d’utilisateurs des forums partagent en photo leur espace de travail (il existe
des discussions spécialisées dans le partage de photos de studios126, ou dans le
« gearporn », soit le partage de photos de studio très équipés), et partagent des astuces
pour rendre le workflow plus fluide. Ils donnent a voir à la communauté un espace de
travail solitaire. D’une part les industriels exploitent les imaginaires circulants dans les
communautés, et le désir de réalisation de Soi qui se manifeste chez les utilisateurs qui
voient dans les outils le moyen de se manifester en tant qu’artiste. Mais d’autre part, les
musiciens choisissent dans ces imaginaires les signes qui leur permettent de construire
leur image et leur légitimité, au sein des communautés virtuelles et auprès de leurs pairs
(artistes ou non).
Dans un contexte ou les praticiens de la M.A.O sont de plus en plus nombreux, les
discours sur le matériel sont un moyen de se démarquer de l’artiste/producteur lambda, et
cette dynamique est justement exploitée par les marques. Si l’ordinateur s’est imposé
comme outil d’enregistrement, il suscite encore des imaginaires contradictoires. S’il a été
complètement adopté chez musiciens de tradition académique et expérimentale, il suscite
à la fois des espoirs et de la méfiance lorsqu’il est utilisé (autrement que comme simple
enregistreur) dans des genres comme la pop, le rock, le hip-hop et surtout la musique
électronique, genre dans lequel la perception de l’équipement informatique sur scène par
le public est particulière. Le musicien utilisant seulement un ordinateur se voit associé au
mythe de l’informatique intelligente et de l’automatisation (la méfiance envers le dispositif
« qui joue tout seul » (voir à ce sujet le débat lancé par le DJ Deadmaus qui a annoncé
lors d’une interview que tout les musiciens électroniques se produisant en live « Appuient
sur lecture »127). Les instruments analogiques ou numériques (mais physiques) permettent
semble t’il à certains musiciens de s’inscrire dans une tradition de la musique, et de
s’approprier une image plus romantique du musicien électronique du début des années
90, entouré de machines, bien qu’il ait été aussi suspecté de laisser les machines jouer
« toutes seules » avant que le genre se démocratise. (Cet exemple ne se limite pas à ce
genre musical, l’enregistrement analogique étant avancé comme argument artistique et
126 [disponible en ligne : http://fr.audiofanzine.com/homestudio/forums/t.14859,des-photos-de-vos-home-studios-et-les-discussions-qui-vont-avec.html?q=photos+studios]
127 [disponible en ligne : http://www.mixmag.net/words/news/deadmau5-admits-%22we-all-press-play%22]
marketing dans le rock par The Black Keys128 ou The Foo Fighters129 par exemple, ou par
Daft Punk130 lors de la sortie de leur dernier album consacré au Funk)
Avec le matériel, le musicien peut choisir qu’elle figure incarner et se différencier.
Par exemple, le Dj et producteur Theo Parrish met en avant son authenticité en mixant sur
vinyles et en produisant « en analogique » de façon très catégorique, en rejetant les
musiciens utilisant la technologie pour faciliter leur travail :
Je ne suis pas a l’aise lorsque la facilité remplace l’artistique.131
Je suis très sceptique vis à vis de ces sois disantes avancées technologiques. On dirait que le monde occidental y est accro. Il y a cette idée selon laquelle on devrait utiliser la technologie pour rendre les choses plus pratiques dans tout les aspects de nos vies. Mais j’ai remarqué que dans une situation artistique, ça ne fait que court circuiter certains processus critiques. Cela rend les créateurs un peu paresseux.
Le résultat c’est que vous avez des gens qui se proclament artistes mais qui n’ont pas appris les principales leçons de la construction avec des moyens traditionnels. Avec ces moyens vous avez affaire à de la pratique, et à des leçons durement apprises, alors tout ces raccourcis comme Fruity Loops, Acid, Serato, Final Scratch [ des logiciels de production et de DJing] et même MySpace, toutes ces choses me rendent sceptiques quand à la façon dont les gens les utilisent.132
128 http://www.youtube.com/watch?v=qIDnxCB_5fA
129 http://www.hitfix.com/immaculate-noise/dave-grohl-talks-digital-vs-analog-for-next-foo-fighters-album-watch
130 http://www.lesinrocks.com/2013/05/25/musique/daft-punk-linterview-fleuve-23-11398023/
131 « I’m not confortable with convenience replacing artistry », in Slices Magazine,[disponible en ligne : http://www.youtube.com/watch?v=-5USZQ97l9s , diffusé le 4 mai 2012, consulté le 10 novembre 2013].
132 « Basically, I'm very skeptical about all these so-called technological advances. It seems like the Western world has an addiction to them. There's this idea that we should use technology to make things more convenient in every aspect of our lives. But I've found in artistic situations, it doesn't do much but shortcut certain critical processes. It makes creators kind of lazy.
As a result, you get people who call themselves artists that really haven't learned some of the major lessons of construction in those traditional forms. And with traditional forms you're dealing with hands-on, hard-learned lessons, so those kinds of shortcuts like Fruity Loops, Acid, Serato, Final Scratch and even MySpace too—all of these different things, they make me kind of skeptical of the folks that use them. »
Theo Parrish, [interview disponible en ligne : http://www.residentadvisor.net/feature.aspx?896, publiée le 29 avril 2008, consulté le 10 novembre 2013]
Conclusion
Alors que les spécialistes du markéting digital parlent de « social shopping »,
l’ancien modèle du forum, à la base de l’apparition des communautés virtuelles, est
toujours le plus pertinent dans un marché de niche technique et engageant, car il permet
de formuler des avis qualitatifs, et des discours plus poussés.
Au travers de nos questionnements précédents, nous avons pu déduire qu’il existe
plusieurs manière d’engager les communautés d’artistes amateurs. Dans le cas de la
M.A.O, nous avons pu constater que les constructeurs exploitent les imaginaires des
musiciens en régime numérique, et leur volonté d’imiter leurs modèles artistiques (via le
sponsoring). D’autre part, nous avons constaté que la canalisation des discussions, via la
publication de contenu pédagogique et à la recherche d’ insight, est efficace pour engager
les communautés d’artistes amateurs. Enfin, nous avons pu observer qu’une partie du
discours des marques est basé sur la facilité, mais qu’il puise aussi dans des imaginaires
de l’authenticité issus de l’histoire de l’art en question (ici la musique, mais par extension,
ces observation pourraient s’appliquer à d’autres domaines artistiques).
Mais en facilitant la création, les constructeurs imposent des affordances, qui
inscrivent donc certains usages dans les outils de compositions. En proposant des
samples et presets conformes aux tendances du moment, ils répondent aux désirs
d’imitation des débutants au risque d’une uniformisation sonore.
La culture du home studio s'est construite sur le bricolage, le hasard, cet espèce de distorsion, d'usage à côté de la plaque... Et ce principe de détournement des fonctions premières d'un outil peut être d'une très grande richesse créative. Mais lorsque tu emploies des sons de banques de données qui sonnent toutes pareilles et que tu utilises ton matériel sans en connaître 10 % des fonctionnalités, il y a forcément un risque de standardisation. Lorsqu'on s'intéresse aux outils utilisés par les home studistes, on s'aperçoit qu'en fonction des familles esthétiques, il y a des standards : 9 fois sur 10 les musiciens achètent le même matériel. 133
Il existe donc un paradoxe entre l’imaginaire du détournement des instruments qui
serait à l’origine de certains courants musicaux (musique électronique, rock, pop,
reggae...) et l’inscription d’usages stéréotypés par les facteurs d’instruments (hardware et
software) dans un objectif de facilitation au service d’une illusion du « tous artistes ». Le
but de cette étude n’est évidemment pas de porter un jugement sur ce constat, cependant
il faut prendre en compte la perception de ce phénomène de facilitation par les musiciens
amateurs comme professionnels. En effet, une communication qui ne se focaliserais que
sur la facilitation et l’inscription d’usages, représente un risque pour les marques.
D’une part, les utilisateurs mécontents d’un workflow trop directif peuvent se tourner
vers le « Do It Yourself », qui englobe des communautés très actives dans le clonage ou la
création d’instruments analogique, et dans la programmation de logiciels (ce profil reste
néanmoins marginal car il nécessite des connaissances poussées).
D’autre part, si le sponsoring d’artistes reconnus est efficace pour donner une
légitimité au produit et provoquer un processus d’imitation, il n’est pas toujours suffisant.
Les outils étants sémiotiquement chargés par certaines catégories utilisateurs qui les
utilisent pour façonner leur propre figure du musicien, le rejet de la facilitation devient une
posture en elle même. Et l’exposition en ligne de son matériel devient une mise en scène
de soi, une recherche de légitimité.
Outre l’influence des discours précédemment évoqués, il existe un autre
phénomène à double tranchant pour les marques : le maintient de l’utilisateur dans une
dynamique d’obsolescence et de recherche de l’amélioration du Workflow. Dans une
interview pour le site Dubspot, le producteur Flying Lotus explique ce problème ainsi :
133 LE GUERN, Philippe, «Ultramoderne Solitude», op. cit.
Plus je me plonge dans l’aspect technique, moins je fais de musique.134 En effet, en
maintenant l’utilisateur dans la recherche d’infos, de mises à jour et d'amélioration du
workflow, celui-ci risque de se lasser de cette pratique s’il passe plus de temps a cumuler
les outils et à s’imaginer composer via une reconstitution mentale du worflow qu’a faire de
la musique.
D’une manière plus générale, en élargissant notre questionnement aux attentes des
utilisateurs de technologies créatives (tout domaines artistiques confondus), cette étude
nous aura permis de comprendre que les utilisateurs sont réceptifs au discours valorisant
la facilité de création et une fluidité dans les actions qui permette « d’oublier » les
contraintes du dispositif numérique, mais retirent une plus grande satisfaction lorsqu’ils
sont eux mêmes les créateurs de leur propre workflow. En effet, si la communication
autour de la facilité permet d’attirer les débutants, une inscription trop contraignante
d’affordances dans le dispositif risque de susciter le rejet des utilisateurs plus
expérimentés, qui voient dans les outils une opportunité de façonner leur image au sein
des communautés virtuelles, et auprès de leurs pairs (musiciens ou non).
Pour terminer, nous pouvons émettre une recommandation applicable à toute
promotion d’un produit ou service quel qu’il soit en direction de communautés virtuelles,
qui peut paraitre évidente mais qui est centrale : il s’agit de l’importante de donner à voir
aux utilisateurs que leurs attentes sont étudiées, et que le produit leur permettra de
renforcer la mise en scène de leur individualité auprès de leurs semblables.
134 «The more i go with the technical stuff, the less music i make» Flying Lotus, interviewé par Dubspot, [disponible en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=p6aZK93Tnsc#t=247, publié le 25 avril 2013, consulté le 6 novembre 2013]
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Annexes
Annexe n°1 : une page produit sur Audiofanzine, et son forum attitré.
Annexe n°2 : la conférence d’Ableton au Jazz Institute à Berlin
Annexe n° 3 : le site officiel de Moog [http://www.moogmusic.com/]
Annexe n°4 : le magazine Keyboards Recording dédié à l’anniversaire du langage MIDI
Résumé
Les attentes des musiciens amateurs en régime numérique sont particulières car
elles concernent la création, ce qui implique des représentations de soi dans la
consommation tout à fait différentes de celles qui s’opèrent avec les produits de grandes
consommation.
L’objet de ce mémoire est d’observer les communautés virtuelles de musiciens
amateurs pour comprendre leurs imaginaires et leurs discours, notamment ceux de la
facilitation de la composition par l’ordinateur, pour comprendre comment ceux-ci sont
exploités par les fabricants d’instruments et de logiciels de Musique assistée par
ordinateur.
En étudiant la réception des campagnes de communication des fabricants, qui font
appel à la fois à un discours de la modernité au service de la facilité, et à un discours de
l’authenticité des sonorités analogiques, nous tenterons d'identifier les particularités de ce
marché de niche.
En élargissant cette réflexion, nous nous demanderons comment les concepteurs
d’outils de création numérique communiquent en direction des communautés virtuelles
d’amateurs dans un marché de niche lié à la création artistique?