ek sonate pour violon et piano - harmonia mundi · 2012-12-18 · 1 hma 1951793 e e e x e .t a s a...

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1 HMA 1951793 Ce programme propose trois œuvres majeures de la musique de chambre du XX e siècle, profondément ancrées dans le monde musical de l’Europe Centrale. Celles de Janác ˇek et Szymanowski sont exactement contemporaines. Composées respectivement au début et à la fin du siècle dernier, Mythes de Szymanowski et la Partita de Lutosławski constituent deux jalons de la musique polonaise. Leoš Janác ˇek (1854-1928) Sonate pour violon et piano Witold Lutosławski (1913-1994) Subito - Partita Karol Szymanowski (1882-1937) Mythes Les œuvres réunies pour ce récital ont un air de famille : non seulement elles sont toutes trois ancrées dans le monde musical de l’Europe Centrale – entre Moravie et Pologne –, mais plus précisément, deux d’entre elles sont strictement contemporaines l’une de l’autre (la Sonate de Janác ˇek et Mythes de Szymanowski – composés au début de la Première Guerre mondiale), et Mythes comme la Partita de Lutosławski sont deux jalons symétriques de la musique polonaise moderne de part et d’autre du vingtième siècle (1915 et 1985). Néanmoins, s’il fallait rapprocher deux des trois œuvres selon des critères exclusivement sonores, on apparierait sans doute Partita et la Sonate de Janác ˇek pour leur rugosité sans concession, leur écriture peu soucieuse d’exploiter à fond les possibilités d’illusionnisme offertes par les techniques instrumentales de leur époque, enfin peut-être, leur aspiration à une certaine forme de classicisme. Ce sont trois œuvres de maturité. Janác ˇek écrit sa troisième 1 sonate à l’orée de la décennie prolixe (de la fin de la guerre à sa mort) qui verra naître ses œuvres les plus idiomatiques et, souvent, les plus jouées – ce sera également l’époque de sa reconnaissance internationale, aussi tardive que définitive. Szymanowski a une quarantaine d’années lorsqu’il écrit Masques, Métopes et Mythes, la trilogie méditerranéenne qui symbolise cette période des années 1910 où le compositeur, affranchi des modèles allemands, trouve son style personnel, à égale distance des grandes tendances de la musique moderne de son temps (en particulier : Stravinsky, dont il a la révélation en 1913, Debussy, Ravel et Schoenberg). Enfin, Lutosławski a 70 ans passés lorsqu’il écrit pour Pinchas Zukerman et Marc Neikrug sa Partita (1984 ; version violon et orchestre, 1988), l’une des œuvres les plus importantes de sa dernière période avec la 3 e  symphonie (1983), le Concerto pour piano (1987) et la 4 e symphonie (1992). Chaque fois, les problèmes formels de l’écriture d’une sonate pour violon et piano sont posés (et résolus) différemment. Janáček compose la Sonate en la bémol mineur, en 1914-15, à partir d’un germe : cette Ballada (Ballade), composée peu auparavant (1913), qui deviendra le deuxième mouvement de la version définitive (1922) de la Sonate. Avant la ballade – morceau potentiellement autonome à la structure et à l’écriture plus complexes qu’il n’y paraît – est placé un premier mouvement très direct, composé de blocs bien caractérisés par des textures (trémolos, trilles, etc.) et des oppositions thématiques (mélodie initiale vs petite cellule cadentielle – initialement présentée dans un temps beaucoup plus lent, et qui sera essentielle dans la section centrale avant de servir de conclusion au mouvement). Tandis que l’allègre troisième mouvement varie une mélodie pentatonique et l’orne par des sortes d’interjections (voir les fusées initiales au violon) qui ne troublent pas l’assise rythmique de l’ensemble, l’Adagio final fait de l’interjection un élément déstabilisant, qui interrompt la phrase sans s’y intégrer, à l’image des séquences juxtaposées, aux tempi très variés, qui composent ce mouvement. Szymanowski, pour sa part, se joue d’une structure tripartite assez conventionnelle en faisant de chaque mouvement un poème symphonique miniature. Avec l’aide du violoniste Pawel Kochánski (et étant lui-même pianiste), Szymanowski conjoint les virtuosités propres aux deux instruments, dont les registres sont explorés sur toute leur étendue, afin de concevoir un univers sonore particulièrement riche et imprévisible, qui se plie à une dynamique narrative suggérée par les titres de mouvements. Par rapport aux éléments donnés par La Fontaine d’Aréthuse, le mouvement central, Narcisse, est marqué par un bithématisme et 1 Les deux précédentes, écrites en 1880 respectivement à Leipzig et à Vienne, sont malheureusement perdues.

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Page 1: ek Sonate pour violon et piano - Harmonia Mundi · 2012-12-18 · 1 HMA 1951793 e e e x e .t a s a e ek Sonate pour violon et piano (1854-1928) Witold utosławski (1913-1994) artita

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HMA 1951793

Ce programme propose trois œuvres majeures de la musique

de chambre du xxe siècle, profondément ancrées dans le

monde musical de l’Europe Centrale.

Celles de Janácek et Szymanowski sont exactement

contemporaines. Composées respectivement au début et à la

fin du siècle dernier, Mythes de Szymanowski et la Partita de

Lutosławski constituent deux jalons de la musique polonaise.

Leoš Janácek (1854-1928)

Sonate pour violon et piano

Witold Lutosławski (1913-1994)

Subito - PartitaKarol Szymanowski (1882-1937)

Mythes

Les œuvres réunies pour ce récital ont un air de famille : non seulement elles sont toutes trois ancrées dans le monde musical de l’Europe Centrale – entre Moravie et Pologne –, mais plus précisément, deux d’entre elles sont strictement contemporaines l’une de l’autre (la Sonate de Janácek et Mythes de Szymanowski – composés au début de la Première Guerre mondiale), et Mythes comme la Partita de Lutosławski sont deux jalons symétriques de la musique polonaise moderne de part et d’autre du vingtième siècle (1915 et 1985). Néanmoins, s’il fallait rapprocher deux des trois œuvres selon des critères exclusivement sonores, on apparierait sans doute Partita et la Sonate de Janácek pour leur rugosité sans concession, leur écriture peu soucieuse d’exploiter à fond les possibilités d’illusionnisme offertes par les techniques instrumentales de leur époque, enfin peut-être, leur aspiration à une certaine forme de classicisme.Ce sont trois œuvres de maturité. Janácek écrit sa troisième1 sonate à l’orée de la décennie prolixe (de la fin de la guerre à sa mort) qui verra naître ses œuvres les plus idiomatiques et, souvent, les plus jouées – ce sera également l’époque de sa reconnaissance internationale, aussi tardive que définitive. Szymanowski a une quarantaine d’années lorsqu’il écrit Masques, Métopes et Mythes, la trilogie méditerranéenne qui symbolise cette période des années 1910 où le compositeur, affranchi des modèles allemands, trouve son style personnel, à égale distance des grandes tendances de la musique moderne de son temps (en particulier : Stravinsky, dont il a la révélation en 1913, Debussy, Ravel et Schoenberg). Enfin, Lutosławski a 70 ans passés lorsqu’il écrit pour Pinchas Zukerman et Marc Neikrug sa Partita (1984 ; version violon et orchestre, 1988), l’une des œuvres les plus importantes de sa dernière période avec la 3e symphonie (1983), le Concerto pour piano (1987) et la 4e symphonie (1992).Chaque fois, les problèmes formels de l’écriture d’une sonate pour violon et piano sont posés (et résolus) différemment. Janáček compose la Sonate en la bémol mineur, en 1914-15, à partir d’un germe : cette Ballada (Ballade), composée peu auparavant (1913), qui deviendra le deuxième mouvement de la version définitive (1922) de la Sonate. Avant la ballade – morceau potentiellement autonome à la structure et à l’écriture plus complexes qu’il n’y paraît – est placé un premier mouvement très direct, composé de blocs bien caractérisés par des textures (trémolos, trilles, etc.) et des oppositions thématiques (mélodie initiale vs petite cellule cadentielle – initialement présentée dans un temps beaucoup plus lent, et qui sera essentielle dans la section centrale avant de servir de conclusion au mouvement). Tandis que l’allègre troisième mouvement varie une mélodie pentatonique et l’orne par des sortes d’interjections (voir les fusées initiales au violon) qui ne troublent pas l’assise rythmique de l’ensemble, l’Adagio final fait de l’interjection un élément déstabilisant, qui interrompt la phrase sans s’y intégrer, à l’image des séquences juxtaposées, aux tempi très variés, qui composent ce mouvement.Szymanowski, pour sa part, se joue d’une structure tripartite assez conventionnelle en faisant de chaque mouvement un poème symphonique miniature. Avec l’aide du violoniste Pawel Kochánski (et étant lui-même pianiste), Szymanowski conjoint les virtuosités propres aux deux instruments, dont les registres sont explorés sur toute leur étendue, afin de concevoir un univers sonore particulièrement riche et imprévisible, qui se plie à une dynamique narrative suggérée par les titres de mouvements. Par rapport aux éléments donnés par La Fontaine d’Aréthuse, le mouvement central, Narcisse, est marqué par un bithématisme et

1 Les deux précédentes, écrites en 1880 respectivement à Leipzig et à Vienne, sont malheureusement perdues.

Page 2: ek Sonate pour violon et piano - Harmonia Mundi · 2012-12-18 · 1 HMA 1951793 e e e x e .t a s a e ek Sonate pour violon et piano (1854-1928) Witold utosławski (1913-1994) artita

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un lyrisme plus nets (comme le titre l’implique…) ; le finale oppose la danse des Dryades et le personnage de Pan, satyre perturbateur dont la flûte affole et disperse ces dernières.Enfin, pour Lutosławski, le modèle de référence n’est plus tant la sonate classique que la forme binaire qu’il a lui-même appliquée à toutes ses œuvres des années 1960 et 70 : une longue introduction, puis un mouvement principal – éventuellement plus court mais toujours musicalement plus dense. C’est ici la référence à une époque musicale plus lointaine qui lui permet de se renouveler dans le cadre de la musique de chambre. Comme l’a souligné le compositeur, par rapport au schéma bipartite et à son auto-dépassement progressif dans les années 1980, “il y a de considérables innovations [dans la Partita]. Entre autres, une allusion aux formes musicales baroques. (…) Rythmiquement, le début du premier mouvement ressemble aux largos dans les concertos baroques”2. Quant au cinquième, ce serait une sorte de gigue. Lutosławski note aussi le contraste entre “le rythme et l’articulation pseudo-baroques dans les mouvements vifs” et les “mouvements intermédiaires, pathétiques”.Les caractéristiques formelles et stylistiques à chaque fois spécifiques que l’on vient d’énoncer ne sont pas seulement liées au fait que ces différentes œuvres se situent à un point avancé dans la trajectoire créatrice de chacun des compositeurs. D’une manière générale en effet, toutes trois représentent un point d’équilibre dans la recherche de l’idiosyncrasie – de ce qui permet d’identifier immédiatement un style et une identité. Et cette recherche ne peut se comprendre que dans un contexte historique plus large. Si l’on remonte dans le temps par rapport aux œuvres ici enregistrées, la première moitié du dix-neuvième siècle est le moment où devient irréversible le basculement du monde classique (style qui sert de plate-forme commune aux différents compositeurs) au monde romantique (où chacun doit marquer son territoire expressif en altérant le langage musical à sa disposition). L’un des phénomènes les plus significatifs de ce basculement est l’apparition d’“écoles nationales”, équivalent musical du nationalisme politique : les compositeurs infléchissent le langage musical en se basant sur l’intonation de la langue vernaculaire, sur les chants populaires, hymnes, etc. (Janácek, né en plein dix-neuvième siècle, appartient pleinement à ce monde des luttes nationalistes). Or cette volonté de faire correspondre un monde sonore et un territoire géographique afin d’identifier musicalement l’État-nation que l’on magnifie se retrouvera sur le plan individuel (et non plus national) au vingtième siècle : c’est en ce sens que l’on dit souvent que chaque compositeur moderne a inventé son propre langage musical – l’expression de la subjectivité voire de l’originalité passant par une singularisation des fondements de la composition musicale. On pourrait en dire autant des trois compositeurs réunis ici, tous trois éminemment idiosyncrasiques, mais qui se trouvent en outre – Lutosławski mis à part, ici – à la charnière entre les générations nationalistes et l’ère des trajectoires individuelles.

NICOLAS DONIN

2 Irina Nikolska, Conversations with Witold Lutosławski, Melos, Stockholm, 1994, p.100.