eglise et art contemporain dans osservatore romano par philippe casanova

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numéro 16, jeudi 19 avril 2012 L’OSSERVATORE ROMANO page 13 L’Eglise et l’art contemporain Un dialogue à renouer et à encourager PHILIPPE CASANOVA P our les artistes, la cité des Papes fut longtemps une terre d’accueil, une matrice pour l’inspiration en même temps qu’une rampe de lancement. L’Eglise était pour eux à la fois un interlocuteur naturel et le plus extraordinaire des mécènes. Pendant la période ba- roque notamment, la symbiose était totale entre le génie des uns, (l’avant-garde d’alors), et la puissan- ce à la fois politique et spirituelle de l’Eglise; les chefs d’œuvres qui em- plissent les lieux de culte et par ex- tension les musées du monde entier témoignent de la réussite de cette collaboration. Dès le milieu du XVIII e siècle, ce rapport se fragilise; les œuvres susci- tées par le mécénat ecclésiastique perdent en vigueur, en spontanéité et en invention; la synergie qui pré- valait au cours des époques précé- dentes laisse la place à la méfiance, voire à l’indifférence. Par la suite, les avant-gardes artis- tiques se sont mises à l’enseigne de la Tabula Rasa et du rejet de l’Eglise comme institution; tandis qu’au sein de celle-ci, l’art est considéré sinon comme superflu, en tout cas certai- nement pas comme une priorité. Au cours des XIX e et XX e siècles, n’ont pas manqué les tentatives de renouer le dialogue entre la foi ca- tholique et les formes et expressions artistiques de notre temps. Au Vati- can, le musée d’art contemporain voulu par Paul VI, témoigne de cette prise de conscience, de la préoccu- pation de combler un vide, de re- trouver une relation de confiance. L’Eglise souhaite ce dialogue avec l’art contemporain, mais doit-elle ouvrir grands les battants de ses sanctuaires aux délires des protagonistes de la scène artistique internatio- nale? L’été dernier, une ex- position juxtaposait 60 réponses par autant de créateurs de toutes disciplines («Lo splendore della Veri- tà, la bellezza del- la Carità Omaggio degli artisti a Benedet- to XVI per il 60° di sacerdozio», catalo- gue de l’exposition publié par la Librairie éditrice vaticane). Elle prenait le parti de l’hé- térogénéité, faisant se côtoyer des œuvres tout à fait homologuées «art contem- porain» (Kounellis, Mario Cero- li) avec d’autres «fièrement antimo- dernes» (Tzarkova, Guccione, Isola) et, entre ces deux extrêmes, toute une gamme de propositions mitigées (Rainaldi, Rupnik, Brech, Galliani). Ce n’était pas une tâche aisée d’assembler une telle discontinuité de styles, de techniques, de credos esthétiques; pourtant l’installation dans l’atrium de la salle Paul VI réussissait avec sobriété à transfor- logiens de s’enrichir de leurs expé- riences et formations respectives. Ici, l’art informel, le conceptuel, se si- tuent dans un horizon théologique. A l’opposé, l’historien d’art Steen Heideman, qui organise des exposi- tions collectives à l’occasion des grands rendez-vous ecclésiaux — la dernière aux JMJ de Madrid, la pro- chaine au Congrès eucharistique de Dublin — souhaite des artis- tes figuratifs, sachant dessi- ner et qui épousent, sinon jaillit l’énergie d’élans et d’audaces nouvelles. La statue de saint Annibale di Francia, œuvre de Giuseppe Ducrot, installée l’année dernière dans une niche du flan gauche de la basilique Saint-Pierre (Piazza dei Protomarti- ri) me semble un exemple convain- cant d’une collaboration réussie en- tre la congrégation du saint, la Fa- brique de Saint-Pierre et un artiste qui a su créer une œuvre originale, forte et dans le même temps respec- tueuse de l’histoire et de la splen- deur architecturale qui l’accueille. L’intervention de Santiago Cala- trava sur l’église Saint John the Di- vine, à New York — malheureuse- ment restée à l’état de projet — est une autre manière d’enjamber les sempiternelles querelles des Anciens et des Modernes, en réussissant à être novateur sans esprit de rupture avec la tradition. Sur les traces de Borromini et Gaudi. Grâce au cardinal Ravasi et à ses interlocuteurs des Musées du Vati- can, de la Commission pour les biens culturels de l’Eglise, de la pré- fecture du palais apostolique et d’autres dicastères qui participent à cette entreprise autant pratique qu’intellectuelle, «l’art sacré contem- porain» pourrait connaître une im- pulsion nouvelle et l’Eglise aura une belle occasion de renouer avec sa vo- cation de découvreuse de talents et de mécène, le plus prolifique qui fût jamais. sein des institutions ecclésiales; ainsi a-t-on pu assister, par exemple, ces derniers mois au lancement d’un cy- cle de rencontres et de conférences à l’université grégorienne intitulé « Chiesarte » (dirigé par Yvonne zu Dohna, responsable du département art contemporain de l’université), qui propose aux artistes et aux théo- avec leur cœur, du moins de la poin- te de leur pinceau, les canons de la piété traditionnelle. Les prouesses des artistes du passé ne doivent pas être un héritage inca- pacitant, un astre aveuglant que l’on ne peut regarder en face, mais au contraire un formidable encourage- ment, une source inépuisable d’où Laura Cretara, «L’Amor che move il sole e l’altre stelle» (2011) Ci-dessous: Giuseppe Ducrot, «Tête de saint Jérôme» (2005) mer cette mosaïque en un chœur éloquent, une symphonie des arts. Le cardinal Ravasi, président du Conseil pontifical de la culture, as- sisté par Mgr Iacobone, responsable du département Art et Foi au sein du Conseil pontifical de la culture, entend écrire un autre chapitre de ce dialogue, en quête d’une nouvelle symbiose. Le point de départ fut la rencontre du Saint-Père avec les ar- tistes, sous les fresques de la chapel- le Sixtine, en novembre 2009. On est passé aux exercices pratiques avec cette exposition qui en annonce une série d’autres et, peut-être, pour la première fois, un Pavillon du Vati- can à la prochaine Biennale de Venise. Le catalogue, réalisé par la Librai- rie éditrice vaticane, relate la visite et l’appel aux artistes lancé par le Saint-Père lors de l’inauguration, insistant sur le sens du «triptyque Vérité-Charité-Beauté» qui a donné son titre et sa thématique à l’exposi- tio: «N’opposez jamais la créativité artistique à la Vérité et à la Charité, ne cherchez jamais la Beauté loin de la Vérité et de la Charité, mais avec la richesse de votre génie, votre élan créatif, soyez avec courage à la re- cherche de la Vérité et témoins de la Charité, faites resplendir la Vérité dans vos œuvres et faites en sorte que leur beauté suscite dans le re- gard et dans le cœur de celui qui les admire le désir et le besoin de ren- dre vraie l’existence, chaque existen- ce, en l’enrichissant de ce trésor qui ne passe jamais et fait de la vie un chef d’œuvre et de chaque homme un extraordinaire artiste». Cette série d’initiatives du cardi- nal Ravasi répond à une attente dif- fuse aussi bien chez les fidèles qu’au

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"Publié dans l' Osservatore Romano - Edition Française d'avril 2012" Philippe Casanova

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Page 1: Eglise et Art contemporain dans Osservatore Romano par Philippe Casanova

numéro 16, jeudi 19 avril 2012 L’OSSERVATORE ROMANO page 13

L’Eglise et l’art contemporain

Un dialogue à renoueret à encourager

PHILIPPE CA S A N O VA

Pour les artistes, la cité desPapes fut longtemps une terred’accueil, une matrice pour

l’inspiration en même temps qu’unerampe de lancement. L’Eglise étaitpour eux à la fois un interlocuteurnaturel et le plus extraordinaire desmécènes. Pendant la période ba-roque notamment, la symbiose étaittotale entre le génie des uns,(l’avant-garde d’alors), et la puissan-ce à la fois politique et spirituelle del’Eglise; les chefs d’œuvres qui em-plissent les lieux de culte et par ex-tension les musées du monde entiertémoignent de la réussite de cettecollab oration.

Dès le milieu du XVIIIe siècle, cerapport se fragilise; les œuvres susci-tées par le mécénat ecclésiastiqueperdent en vigueur, en spontanéitéet en invention; la synergie qui pré-valait au cours des époques précé-dentes laisse la place à la méfiance,voire à l’i n d i f f é re n c e .

Par la suite, les avant-gardes artis-tiques se sont mises à l’enseigne dela Tabula Rasa et du rejet de l’Eglisecomme institution; tandis qu’au seinde celle-ci, l’art est considéré sinoncomme superflu, en tout cas certai-nement pas comme une priorité.

Au cours des XIXe et XXe siècles,n’ont pas manqué les tentatives derenouer le dialogue entre la foi ca-tholique et les formes et expressionsartistiques de notre temps. Au Vati-can, le musée d’art contemporainvoulu par Paul VI, témoigne de cetteprise de conscience, de la préoccu-pation de combler un vide, de re-trouver une relation de confiance.

L’Eglise souhaite ce dialogue avecl’art contemporain, mais doit-elleouvrir grands les battants deses sanctuaires aux déliresdes protagonistes de lascène artistique internatio-nale?

L’été dernier, une ex-position juxtaposait 60réponses par autant decréateurs de toutesdisciplines («Losplendore della Veri-tà, la bellezza del-la Carità —Omaggio degliartisti a Benedet-to XVI per il 60° disacerdozio», catalo-gue de l’exp ositionpublié par la Librairieéditrice vaticane). Elleprenait le parti de l’hé-térogénéité, faisant secôtoyer des œuvres tout àfait homologuées «art contem-porain» (Kounellis, Mario Cero-li) avec d’autres «fièrement antimo-dernes» (Tzarkova, Guccione, Isola)et, entre ces deux extrêmes, touteune gamme de propositions mitigées(Rainaldi, Rupnik, Brech, Galliani).

Ce n’était pas une tâche aiséed’assembler une telle discontinuitéde styles, de techniques, de credosesthétiques; pourtant l’installationdans l’atrium de la salle Paul VIréussissait avec sobriété à transfor-

logiens de s’enrichir de leurs expé-riences et formations respectives. Ici,l’art informel, le conceptuel, se si-tuent dans un horizon théologique.

A l’opposé, l’historien d’art SteenHeideman, qui organise des exposi-tions collectives à l’occasion desgrands rendez-vous ecclésiaux — ladernière aux JMJ de Madrid, la pro-

chaine au Congrès eucharistiquede Dublin — souhaite des artis-

tes figuratifs, sachant dessi-ner et qui épousent, sinon

jaillit l’énergie d’élans et d’audacesnouvelles.

La statue de saint Annibale diFrancia, œuvre de Giuseppe Ducrot,installée l’année dernière dans uneniche du flan gauche de la basiliqueSaint-Pierre (Piazza dei Protomarti-ri) me semble un exemple convain-cant d’une collaboration réussie en-tre la congrégation du saint, la Fa-brique de Saint-Pierre et un artistequi a su créer une œuvre originale,forte et dans le même temps respec-tueuse de l’histoire et de la splen-deur architecturale qui l’accueille.

L’intervention de Santiago Cala-trava sur l’église Saint John the Di-vine, à New York — m a l h e u re u s e -ment restée à l’état de projet — estune autre manière d’enjamber lessempiternelles querelles des Ancienset des Modernes, en réussissant àêtre novateur sans esprit de ruptureavec la tradition. Sur les traces deBorromini et Gaudi.

Grâce au cardinal Ravasi et à sesinterlocuteurs des Musées du Vati-can, de la Commission pour lesbiens culturels de l’Eglise, de la pré-fecture du palais apostolique etd’autres dicastères qui participent àcette entreprise autant pratiquequ’intellectuelle, «l’art sacré contem-porain» pourrait connaître une im-pulsion nouvelle et l’Eglise aura unebelle occasion de renouer avec sa vo-cation de découvreuse de talents etde mécène, le plus prolifique qui fûtjamais.

sein des institutions ecclésiales; ainsia-t-on pu assister, par exemple, cesderniers mois au lancement d’un cy-cle de rencontres et de conférences àl’université grégorienne intitulé« Chiesarte » (dirigé par Yvonne zuDohna, responsable du départementart contemporain de l’université),qui propose aux artistes et aux théo-

avec leur cœur, du moins de la poin-te de leur pinceau, les canons de lapiété traditionnelle.

Les prouesses des artistes du passéne doivent pas être un héritage inca-pacitant, un astre aveuglant que l’onne peut regarder en face, mais aucontraire un formidable encourage-ment, une source inépuisable d’où

Laura Cretara, «L’Amor che move il sole e l’altre stelle» (2011)Ci-dessous: Giuseppe Ducrot, «Tête de saint Jérôme» (2005)

mer cette mosaïque en un chœuréloquent, une symphonie des arts.

Le cardinal Ravasi, président duConseil pontifical de la culture, as-sisté par Mgr Iacobone, responsabledu département Art et Foi au seindu Conseil pontifical de la culture,entend écrire un autre chapitre de cedialogue, en quête d’une nouvellesymbiose. Le point de départ fut larencontre du Saint-Père avec les ar-tistes, sous les fresques de la chapel-le Sixtine, en novembre 2009. Onest passé aux exercices pratiquesavec cette exposition qui en annonceune série d’autres et, peut-être, pourla première fois, un Pavillon du Vati-can à la prochaine Biennale deVe n i s e .

Le catalogue, réalisé par la Librai-rie éditrice vaticane, relate la visite etl’appel aux artistes lancé par leSaint-Père lors de l’inauguration,insistant sur le sens du «triptyqueVérité-Charité-Beauté» qui a donnéson titre et sa thématique à l’exp osi-tio: «N’opposez jamais la créativitéartistique à la Vérité et à la Charité,ne cherchez jamais la Beauté loin dela Vérité et de la Charité, mais avecla richesse de votre génie, votre élancréatif, soyez avec courage à la re-cherche de la Vérité et témoins de laCharité, faites resplendir la Véritédans vos œuvres et faites en sorteque leur beauté suscite dans le re-gard et dans le cœur de celui qui lesadmire le désir et le besoin de ren-dre vraie l’existence, chaque existen-ce, en l’enrichissant de ce trésor quine passe jamais et fait de la vie unchef d’œuvre et de chaque hommeun extraordinaire artiste».

Cette série d’initiatives du cardi-nal Ravasi répond à une attente dif-fuse aussi bien chez les fidèles qu’au