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1 à la coquille St Jacques

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Plus gastronomique qu'initiatique suivons ces trois amis sur le chemin de Compostelle.

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De

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PREAMBULE

Tant de belles choses, tellement de récits ont été publiés sur le Chemin de Compostelle que je me garderai bien d’apporter une mé-

diocre contribution complémentaire sur ce thème devenu mythique.

Les pages qui suivent ne se veulent qu’un hymne dédié à l’amitié, une ode chantant le plus noble et le plus désintéressé des sentiments humains.

Au-delà de toute notion d’aventure extraordi-naire, loin du moindre exploit, distant de toute forme de pèlerinage exclusivement religieux ; mais à la fois tellement imprégné de toutes ces expres-sions, le voyage dont j’ai fait le récit n’est rien d’autre que la volonté commune à quatre amis de partager un grand moment de plaisir et d’aller au terme d’une idée un peu folle.

Je dédie ce livre à tous les copains qui au-raient pu effectuer ce périple avec nous, à tous ceux qui nous ont encouragés, à ceux qui nous ont enviés, à ceux qui nous ont traités de fous furieux, en un mot à tous ceux avec qui partager un mo-ment de bonheur restera pour toujours une de nos véritables raisons de vivre.

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L’amitié c’est la fidèlité, et si l’on me de-mandait ce qu’est la fidèlité, je répondrais c’est l’amitié.

Julio Iglésias (chanteur et philosophe espa-gnol du XXe siècle)

L’amour, l’amitié, c’est surtout rire avec l’autre.

Arletty (comédienne du XXe siècle)

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LA RECETTE MYSTERIEUSE

Nos années de jeunesse étaient semblables à une partition musicale. Nous avions été bercés par la même musique, mais

placés chacun sur une ligne différente de cette portée.

Comme la plupart des enfants nés au len-demain de la Seconde Guerre mondiale, nous avions eu la chance de découvrir les films où les dialogues de Michel Audiard étaient entre-coupés de grandes bouffées de cigarettes, les retransmissions télévisées du tour de France en noir et blanc, les matchs de football sur de bien mauvais terrains ou enfin toute l’insouciance des sixties.

Ces lignes de partition parfaitement paral-lèles devaient enfin se croiser lorsque dans le début des années soixante-dix nous réalisions le vœu le plus cher de nos parents : entrer dans la vie professionnelle par le biais du secteur tertiaire et rêve ultime, dans le monde de la banque.

Ce destin fruit du plus pur hasard nous a per-

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mis de lier des amitiés toujours intactes trois ou quatre décennies plus tard. Certes les aléas de la vie nous ont conduit sur des parcours diffé-rents faits tour à tour de voies royales, de mo-destes départementales et même d’impasses ; mais l’essentiel de nos relations n’était pas là, il se situait dans une volonté commune de vivre ensemble de grands moments de plaisir et de franche camaraderie sans oublier une très forte dose de rigolade.

La vie m’a offert le privilège de garder un petit nombre d’amis fidèles tout au long de ces années, mais il en est trois avec lesquels je de-vais réaliser un rêve un peu fou à l’âge où l’on doit théoriquement se consacrer aux loisirs de ses petits enfants ou aux parties de cartes dans le club du troisième âge de son quartier.

De notre jeunesse nous avions tous conservé un goût prononcé pour le sport même si nos pa-tronymes respectifs n’avaient jamais fait la une du journal l’Equipe.

A l’époque où nos vieux os le permettaient encore nous avions inévitablement pratiqué le football, souvent notre seul loisir d’alors, puis avec des fortunes diverses nous avions tenté de dominer quelques maudits filets de tennis avant de nous consacrer au vélo, seule discipline que nous autorisait l’académie de médecine à l’ap-proche de la soixantaine.

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Parmi les deux amis rencontrés derrière les guichets bancaires, Bernard était le seul doté naturellement d’une adresse et d’un physique qui l’avait conduit a flirté avec le monde du football professionnel avant que de méchants soucis de ligaments du genou l’obligent à consa-crer plus de temps aux taux bancaires qu’à l’ambiance virile des vestiaires sportifs.

Denis comme moi-même avait souvent com-pensé par une grande volonté des qualités natu-relles moins performantes, lui aussi avait prati-qué le football puis il s’était adonné au cyclisme avant de s’octroyer de longues années de trêve dans sa riche vie sportive.

Nos relations étaient faites de nombreux contacts professionnels, mais aussi et surtout d’une multitude d’occasions de se retrouver au travers de spectacles et manifestations mêlant le sport, la tauromachie, la musique, les joutes ou encore de très agréables journées consacrées au jeu de pétanque.

Mes deux comparses accordant une place tout à fait prépondérante aux plaisirs du bar ou de la table, nos rencontres étaient immanquable-ment ponctuées de quelques excès alimentaires qui nous avaient fait oublier depuis longtemps nos allures d’éphèbes au profit de silhouettes de sénateurs. Ce qui est admirable dès que l’on fait référence à l’antiquité c’est que l’ensemble

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des mots utilisés par ces anciens reste empreint d’une certaine noblesse pour qualifier des états qui dans d’autres langues ne seraient que dé-crépitude.

Pour résumer cette situation, je dirai qu’en matière de sport nous étions entrés dans les ordres contemplatifs consacrant plus de temps et d’énergie à suivre les retransmissions télé-visées qu’à user nos paires de baskets sur les courts et terrains de toute nature.

Pris par le tourbillon de la vie entre travail, famille, vacances et quelques-unes des réjouis-sances précitées, le temps s’écoulait avec une inexorable sensation d’accélération au fur et à mesure que se profilait mon soixantième anni-versaire.

C’est à cette époque que sans doute guidé par la providence, les hasards de mon activité pro-fessionnelle m’amenèrent au cœur de la petite ville héraultaise du nom de Lodève. Je traitais ainsi tant bien que mal quelques dossiers de fi-nancement et au cours d’une conversation j’en faisais part à l’ami Denis.

Immédiatement je vis ses yeux s’illuminer, car le seul mot de Lodève évoquait pour lui de superbes moments vécus avec son copain Jean-Pierre qui habitait cette ville.

La décision ne se fit pas attendre longtemps, une de nos prochaines journées de réunion de-

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vrait nous conduire à Lodève afin de rencon-trer Jean-Pierre.

Par un matin ensoleillé, Denis devait récupé-rer Bernard à son domicile nîmois avant une courte halte à Calvisson puis nous conduire jusque chez Jean-Pierre.

Celui-ci habitait sur les hauteurs de la ville d’où une terrasse magnifique lui permettait d’avoir une vue admirable sur le lac du Salagou qui brille dans le lointain.

Fidèle à l’adage selon lequel les amis des amis deviennent spontanément des amis, il nous accueillit très chaleureusement et après nous avoir fait les honneurs de sa maison il nous invi-ta à participer à un rituel qui par la suite allait devenir totalement immuable.

Ce remarquable cérémonial débute par la dégustation de vins blancs ou rosés provenant du terroir voisin d’Aniane, après quoi chacun des convives doit faire abandon de toute co-quetterie en s’équipant d’une large serviette nouée autour du cou et couvrant l’ensemble du buste. Après quelques entrées variables selon la saison vient le moment magique où Jean-Pierre annonce que le plat principal est chaud à point.

Alors se déroule un service plein de délica-tesse, il s’agit de saisir les écrevisses plongées dans une grande marmite et de les disposer à raison de trois par assiette, ni deux ni quatre,

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mais bien trois, afin de pouvoir les consommer toujours très chaudes, quitte à se resservir plu-sieurs fois avec toujours les mêmes gestes pleins de gourmandise et de tendresse pour ces mer-veilleux crustacés.

Auparavant j’avais eu l’occasion de manger plusieurs fois des écrevisses, mais nous étions là en présence de l’écrevisse de luxe, du quatre étoiles de l’écrevisse.

Toute l’exceptionnelle saveur de ce plat royal résidait dans une sauce d’accompagnement de couleur brune, voire noire. La composition de cette mystérieuse sauce était un secret absolu gardé jalousement par le cuisinier qui l’avait lui-même acquise de son prédécesseur en même temps que le fonds de commerce de pisciculture caché au bout d’un chemin sombre sous le pas de l’Escalette.

L’anecdote relative à l’heureux propriétaire de ce restaurant est presque aussi savoureuse que sa sauce mystérieuse.

Cadre bancaire au plus profond de la Bour-gogne et au service du Crédit Lyonnais, il avait par un beau matin décidé d’abandonner les taux fixes et variables ainsi que les écrans in-formatiques pour acheter cette affaire de pisci-culture assurant l’élevage de truites grâce aux eaux glacées qui s’écoulent du plateau aveyron-nais, ainsi que le restaurant attenant très rus-

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tique et dans lequel il régalait ses clients de pré-parations de truites et d’écrevisses.

Installé au fond de cette petite vallée dans des conditions très bucoliques, mais quelque peu précaires notre homme vivait dans une caravane dans l’attente du développement de son affaire qui devait lui permettre de faire construire une maison à proximité de son exploitation.

Grâce à son opiniâtreté et à un travail de qua-lité il parvint à ce but quelque temps plus tard et j’eus le grand, mais très compliqué, avantage de traiter son dossier de crédit immobilier.

Son mérite est d’autant plus louable qu’à la même époque quelques méchants inspecteurs de la DASS investis des normes éditées par les bureaucrates de Bruxelles, avaient exigé et obte-nu la fermeture du restaurant qui faisait pour-tant le bonheur de tant de vrais gastronomes connaisseurs des richesses de nos terroirs. Qu’à cela ne tienne si le divin crustacé ne peut plus être consommé sur place il sera livré sur com-mande à ces mêmes amateurs avisés qui pour-ront tout à loisir le déguster entre amis sur la terrasse ou sous la tonnelle de leur choix.

Cette reconversion professionnelle était pour Bernard, Denis et moi-même un véritable exemple, car nous trois avions également ser-vi pendant de longues années les clients de ce même Crédit Lyonnais.

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Désormais Bernard avait fait valoir ses justes droits à la retraite, Denis exerçait le même mé-tier pour le compte d’une caisse d’épargne ibé-rique ; quant à moi, j’avais depuis près de vingt ans choisi le statut de courtier indépendant afin d’échapper aux affres d’une hiérarchie obsédée par la mobilité géographique.

La banque en général et le Crédit Lyonnais en particulier mènent à tout… à condition d’en sortir.

Parmi les quatre copains, un seul avait échappé à la carrière bancaire bien qu’au re-gard de ses dires il eut très largement contribué à la prospérité de ces établissements au travers des montagnes d’agios qu’il avait versées dans leurs caisses.

En effet Jean-Pierre avait passé toute sa vie en qualité d’entrepreneur en maçonnerie avant lui aussi de prendre sa retraite.

Jean-Pierre est un personnage, un vrai per-sonnage au sens le plus noble.

Au terme d’une vie bien remplie, il s’est dé-couvert à soixante ans révolus une passion pour la moto. Alors a-t-il acquis une « Harley » re-marquable machine qui est à la moto ce que « Rolls Royce » est à l’automobile. Après s’être familiarisé avec le maniement de cet engin sur les routes de la région, il a adhéré à un club de bikers ; puis rêve suprême il est parti aux Etats-

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Unis pour parcourir la route 66 avant de convo-ler en justes noces à Las Végas dans un décor digne des plus grandes idoles du rock n roll.

Très grand épicurien devant l’éternel, aucun des plaisirs de la vie ne le laisse indifférent et il possède un véritable don pour faire le récit des aventures les plus saugrenues. Il est capable de narrer avec la même passion ses randonnées en moto, ses repas chez quelques grands chefs ou encore ses séjours de vacances au Club Med.

Un seul sujet me semble pouvoir le conduire à perdre sa bonhomie, c’est l’évocation de son an-cienne activité professionnelle, dans ce contexte tous les sigles administratifs et anonymes fruits de la juxtaposition de ridicules initiales tels que URSSAF ou TVA le rendent fou et prennent dans sa bouche des allures de terrifiantes insti-tutions destinées à broyer le besogneux être hu-main, ajouter KGB n’apporterait rien de plus dans l’échelle des grandes peurs engendrées par ces horribles appellations.

Notons également qu’il reste à ce jour le plus grand interprète vivant du regretté Gilbert Bécaud notamment dans sa version enflammée des « marchés de Provence ».

Mais en plus de ces multiples activités il garde une forme physique tout à fait exceptionnelle grâce à la pratique assidue de la petite reine sur le parcours tourmenté qui serpente autour du

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lac du Salagou. Ainsi réunis par les hasards heureux de la

vie nous prîmes l’habitude de nous retrouver régulièrement en fonction d’évènements plus ou moins festifs. Lorsqu’il n’existait pas de pré-texte particulier, nous en trouvions toujours un afin de satisfaire au rituel sacré de la dégusta-tion des écrevisses.

Les repas alternaient tantôt à Lodève, tan-tôt à Nîmes ou même encore à Calvisson. Au-cune contrainte n’était insurmontable et selon les lieux de nos réunions les crustacés étaient conviés à voyager avant de se présenter dans nos assiettes.

D’immenses parties de rigolade rendaient nos festins aussi délicieux par l’état d’esprit qui régnait que par les purs plaisirs de la table.

De loin en loin nous suivions toujours la car-rière commerciale de notre fournisseur officiel selon les nouvelles apportées par Jean-Pierre.

C’est ainsi que nous avons eu l’occasion d’ap-précier de superbes filets de truite et quelques autres variantes des produits de son élevage.

Mais une question nous obsédait. Elle revenait dans la discussion lors de cha-

cune de nos rencontres.Elle occasionnait de savantes enquêtes.Elle occupait nos pensées dès que nous aper-

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cevions le moindre ustensile de cuisine. Cette question était toujours la même « quel

est le secret de la composition de la sauce mys-térieuse ? »

Les hypothèses les plus farfelues étaient avancées par chacun d’entre nous, la plupart des ingrédients culinaires étaient cités. Nous interprétions presque un remake de la scène mythique du film « les tontons flingueurs » au cours de laquelle tous les comédiens cherchent à reconstituer le redoutable breuvage qui finit par avoir raison de leur grande lucidité.

Des actions violentes ou illicites étaient même envisagées. Le rapt du cuisinier, sa séquestra-tion ou pourquoi pas la torture ; rien n’était exclu pour s’emparer du précieux secret qui pourrait nous permettre d’éternels festins et même un enrichissement certain par revente du brevet aux propriétaires des plus célèbres tables de l’hexagone.

Bien heureusement à quelque temps de là un évènement totalement inattendu allait nous éloigner de nos fâcheux dessins.

C’était l’automne de l’année 2006, un au-tomne comme il n’en existe que dans la vallée qui relie Gignac à Lodève, comme ici il n’y a pas d’Indiens on ne lui a pas donné de nom.

Le soleil était froid, mais il resplendissait dans un ciel bleu sans le moindre nuage. Comme à

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l’habitude nous étions partis de Nîmes en mi-lieu de matinée et Denis nous conduisait en di-rection de la résidence de Jean-Pierre.

L’ambiance dans la voiture était plus que joyeuse à l’idée de se retrouver autour de quelques agréables boissons et du plat sacré que notre hôte du jour avait commandé depuis une semaine déjà.

Arrivés sur les hauteurs de la ville le paysage était d’une envoûtante beauté. Loin devant nous se déployaient les collines qui entourent le lac du Salagou, les couleurs automnales les avaient transformées en un immense patchwork où les jaunes, les bruns, les roux de toutes nuances semblaient s’être dissous en leur centre pour laisser briller les eaux du lac pareilles à un im-mense miroir. Seules les suaves couleurs des bouteilles disposées sur la terrasse pouvaient détourner nos regards du spectacle qui s’offrait à nos yeux émerveillés.

Jean-Pierre proposa de prendre un rapide apéritif à l’extérieur avant de manger dans le salle de séjour, car la température était vrai-ment fraîche et nous rappelait qu’à peu de dis-tance au dessus de nous les premiers contreforts de l’Aveyron devaient déjà faire face aux pré-misses de l’hiver qui s’installait sur le plateau du Larzac.

La disposition de la grande pièce nous per-

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mettait de conserver une vue superbe sur le paysage extérieur grâce aux grandes baies dis-posées tout autour du salon de notre ami.

Les bouteilles de boissons revigorantes vire-voltaient joyeusement sur la table accompa-gnant avec la grâce d’une ballerine classique les entrées composées de charcuteries descendues tout droit de la Montagne Noire voisine, puis le cérémonial des écrevisses ravit tous les convives avec leur immuable cheminement trois par trois entre la grande marmite et nos assiettes respec-tives.

L’après-midi s’avançait ainsi dans une totale insouciance que seuls quelques éclats de rire venaient entrecouper entre fromages, desserts et bouffées de cigares.

Mais si le fruit des vignobles héraultais étanche les soifs les plus féroces, il génère chez la plupart des quinquagénaires la nécessité de se diriger de temps au autre vers la pièce dissi-mulée au fond d’un couloir et que l’on nomme : toilettes.

C’est ainsi que j’abandonnais un instant mes amis pour m’avancer vers cette petite pièce. Là ma surprise fut grande de découvrir dans ce lieu exigu une véritable bibliothèque entière-ment consacrée au chemin de Compostelle.

De retour à table je fis part à mes trois amis de ma découverte, et Jean-Pierre nous expliqua

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alors qu’il nourrissait une très grande attirance pour cet itinéraire à la fois mythique et mys-tique.

Il nous conta maintes anecdotes liées à ses très nombreuses lectures sur ce sujet, nous rappela que le chemin qui prend son origine à Arles, après avoir fait étape à St Gilles du Gard et St Guilhem le Désert, passe par Lodève avant de s’élever en direction des hauts plateaux de l’Hérault puis de rejoindre Toulouse.

Il ajouta que parcourir ce chemin constituait l’un de ses souhaits les plus chers, souhait inas-souvi jusqu’à ce jour.

De nombreuses remarques furent formu-lées par les trois autres participants. Tour à tour la foi, le pèlerinage religieux, la visite de remarquables régions, la découverte d’innom-brables spécialités gastronomiques émaillèrent la conversation.

Ensuite je me permis de signaler que les séquelles d’un vilain souvenir de polio inter-disaient à ma jambe droite d’envisager un tel périple à pied.

Loin de ternir la joyeuse ambiance qui ré-gnait dans la pièce, cette remarque amena la discussion sur un terrain beaucoup plus concret et même très technique.

Au terme d’environ une heure d’échanges constructifs, un minutieux modèle d’organisa-

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tion commençait à se faire jour avec précision.Le pèlerinage se ferait en bicyclette avec trois

vaillants pèlerins qui devront pédaler durement pour le salut de nos pauvres âmes de pêcheurs et un quatrième pèlerin qui assurera l’inten-dance pour le salut de leur santé physique mise à mal par le profil du parcours envisagé.

Denis, Jean-Pierre et moi-même formerons ce petit peloton de cyclistes pendant que Ber-nard pilotera notre maison sur roulettes assu-rant ainsi le gîte et le couvert quotidiens.

Une rapide répartition des tâches dévolues à chacun s’en suivit.

Denis devra s’occuper de rechercher les meil-leures conditions de location d’un camping-car, Bernard aura la charge de prévoir le ravitaille-ment et l’hébergement de toute la petite troupe. Pour ma part, j’aurai à étudier les diverses étapes et à établir un planning précis de l’en-semble de notre itinéraire.

Jean-Pierre lui, étant le plus assidu dans la pratique religieuse, devra prier avec une grande ferveur pour assurer la réussite de notre entre-prise.

Cette inoubliable réunion de travail s’ache-vait dans un étrange climat fait à la fois d’exci-tation, de rêve fou, de crainte vis-à-vis du projet envisagé et de grande responsabilité face à la mission confiée à chacun d’entre nous.

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Pour la première fois, nous n’avions pas abordé la difficile question du secret qui accom-pagne la préparation de la mystérieuse sauce qui magnifie notre crustacé préféré.

Notre nouveau projet occupait à tel point nos esprits qu’il nous avait définitivement éloignés de toutes les manœuvres coupables envisagées à l’encontre de ce brave cuisinier qui nous avait offert tant d’irremplaçables instants de gastro-nomie.

Et puis sans la magie exercée par ses divines écrevisses, sans doute n’aurions-nous jamais envisagé d’effectuer ce drôle de pèlerinage.

A compter de ce jour, les préparatifs de notre expédition prirent une place immense dans la vie de chacun d’entre nous. Outre les quelques réunions de travail qui égayèrent les courts mois suivants, nos contacts devinrent de plus en plus fréquents.

Je me replongeais dans l’étude de la vie de martyr de l’apôtre Jacques et je rédigeais rapi-dement un plan de route que j’adressais à cha-cun de mes trois copains.

La lecture de ce document pourtant concoc-té avec beaucoup de précision et d’amour les amena à me traiter de fou tant le découpage des étapes proposé leur parut insurmontable ; sauf pour Bernard qui ne voyait aucune difficulté à accomplir au volant du camping-car ce chemi-

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nement qui depuis Lodève devait en huit jours nous conduire jusqu’à St Jean Pied de Port, dernière halte française sur le chemin sacré avant de franchir la frontière espagnole.

A force de persuasion le planning envisagé reçut l’assentiment de tous malgré de sévères critiques.

Les formalités administratives liées à la loca-tion de notre maison itinérante étant accomplies par Denis, la date de notre départ fut définitive-ment fixée pour le samedi 14 avril 2007.

Dès lors chacun n’eut d’autre but que de se préparer au mieux pour cet évènement. Les pèlerins cyclistes s’entraînaient dur chacun de leur côté et Bernard préparait des menus qui devaient répondre à deux exigences fondamen-tales : faire cohabiter la démarche mystique du pèlerin et la diététique du sportif de haut ni-veau.

A quelques jours du grand départ, une der-nière réunion de travail se tint à Lodève, elle s’accompagnait d’une épreuve cycliste de plus de cinquante kilomètres tout autour du Salagou avant de pouvoir profiter du traditionnel repas de midi.

Cette ultime journée de mise au point nous permit de constater que nous étions parfai-tement rodés pour les repas, mais nettement moins en ce qui concerne nos performances sur

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le vélo.De toute manière les dés étaient jetés et la

moindre dérobade n’était envisageable pour personne.

Nous étions tout à la fois au pied du mur, au pied du col et au pied de la Montagne Noire. Seule notre foi de pèlerin pourrait nous venir en aide.

Alors « ULTREIA » comme disent les péré-grinos.

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Pour réaliser une chose extraordinaire, commencez par la rèver. Ensuite, réveil-lez-vous calmement et allez d’un trait jusqu’au bout de votre rève sans jamais vous laisser décourager.

Walt Disney (cinéaste et génie du XXe siècle)

Faites que le rève dévore votre vie afin que la vie ne dévore pas votre rève.

Antoine de St Exupéry ( écrivain du XXe siècle)

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POUR VIVRE CE REVE UN PEU FOU

Cette année-là, l’hiver nous avait épargné de ses rigueurs les plus vives, aussi dès les premiers jours de février, les aman-

diers avaient égayé le décor encore désolé de nos campagnes en y semant une multitude de tâches d’un blanc aussi lumineux que le ciel bleu et froid qui semblait rêver à l’arrivée pro-chaine du printemps.

Le paysage changeait de jour en jour et pa-raissait pressé de voir se dessiner la renaissance de la nature qu’apporte la nouvelle saison.

Ce printemps précoce, lié à la douceur re-trouvée, faisait naître chez les quatre copains un sentiment d’impatiente au fur et à mesure que nous approchions du mois d’avril et plus précisément du samedi 14, date retenue pour le départ.

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Chacun se préparait de son mieux tout en dissimulant une certaine angoisse par rapport au nombre de kilomètres à parcourir et au pro-fil du périple qui nous attendait.

Au cours des toutes dernières semaines, le ciel jusqu’alors si clément se fâcha brusquement laissant tomber toutes les larmes d’un Bon Dieu pas vraiment charitable, mais sans doute très attristé de voir l’allure que revêtaient les pèle-rins en ce début d’année 2007.

Les ultimes journées furent proches du dé-luge. Impossible de parcourir la moindre dis-tance sur nos vélos, la pluie et le vent consti-tuaient notre quotidien.

C’est dans ce contexte que nous arrivâmes à ce samedi matin synonyme de grand départ.

Bernard et Denis avaient pris possession du camping-car le vendredi soir et ils avaient ins-tallé méticuleusement tout le nécessaire à notre intendance pour la semaine.

Au petit matin du 14 avril il ne nous reste plus qu’à prendre congé de nos compagnes et épouses et de suspendre nos vélos à l’arrière de notre véhicule afin de rejoindre Jean-Pierre qui nous attend à Lodève.

Au terme d’un trajet sans histoire, Bernard fait gravir à notre maison ambulante la rude pente qui mène à la demeure de notre ami. Celui-ci nous attend de pied ferme déjà équi-

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pé en parfait cycliste avec une grande coquille St Jacques suspendue autour du cou, il guette notre arrivée depuis de longues minutes.

Après une brève halte, c’est autour de onze heures qu’a lieu le départ dans une am-biance joyeuse digne d’une colonie de vacances pour séniors.

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Lodève est une petite ville charmante, mais horsmis la possibilité de redescendre vers Montpellier, ce qui aurait consisté à revenir sur nos pas, toutes les autres directions conduisent à emprunter des routes très fortement pentues et immédiatement fatales à nos vieilles jambes.

Sous un ciel gris, nous traversons de superbes paysages, puis de très verdoyantes vallées au creux desquelles un violent vent de face rend notre progression extrêmement pénible.

La pluie de la veille a cessé, mais elle a trans-formé les ruisseaux en véritables torrents, l’eau coule partout dans les fossés, le long des talus et sur les rochers qui contre la route forment de vraies cascades.

Nous faisons une courte halte à St Gervais sur Mare qui en ce jour porte parfaitement son nom puis l’étape de la mi-journée nous conduit tout en haut du col de la Croix de Monis.

Un panneau indicateur nous signale que nous sommes à 809 mètres d’altitude et le fond de l’air franchement frais nous le rappelle dès que nous descendons de nos vélos.

Bernard a préparé un repas basé sur une dié-tétique qui ne se démentira jamais tout au long de notre périple. Le calcul mathématique entre les calories perdues sur nos bécanes et celles reprises à table ne laisse aucun doute sur le ré-gime qui accompagnera notre semaine d’effort.

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Après une salade de lentilles et d’oignons doux, une daube magnifique, mais tellement excessive, puis quelques grains de raisin adou-cissant le fromage; il ne reste plus qu’à consa-crer quelques heures à une sieste réparatrice avant d’effectuer l’étape de l’après-midi.

Cet emploi du temps va rapidement s’impo-ser à tous, car il s’avère indispensable si l’on veut surmonter les douleurs de la route et les excès de la table.

En milieu d’après-midi nous repartons vail-lamment en direction de Murat sur Vèbre. Si les premiers lacets constituent une bien agréable descente, très rapidement nous sommes face à une côte d’enfer.

De très nombreux écriteaux nous signalent le village annoncé, mais nous n’y parvenons jamais.

Je comprends maintenant pourquoi les habi-tants de l’Hérault appellent pudiquement cette région les « Hauts Cantons », nous sommes ici bien loin des plages et de la platitude du litto-ral. La variété des paysages fait la renommée de ce département, mais en ce samedi après midi nous n’apprécions que très modérément ce charme de la région.

La température reste très fraîche, nous croi-sons quantité d’animaux qui nous regardent passer avec un étonnement non dissimulé, en

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dépit de la douleur qui commence à tenailler nos jambes, on s’émerveille devant les talus couverts de violettes, de primevères jaunes et d’immenses haies de houx.

Enfin toujours perdus au milieu de faux plats cruels pour nos vieux os, nous apercevons dans le lointain les lacs de La Salvetat ce qui redonne un peu de courage à Denis et moi-même, car Jean-Pierre est parti devant depuis longtemps déjà.

Ce regain de moral nous pousse à franchir à vive allure une rampe sur un barrage situé avant la descente vers notre ville étape.

Nous ne saurons jamais si cette brusque accé-lération de notre cadence est à l’origine de la pre-mière avarie de notre voyage, mais à quelques centaines de mètres de là Denis constate que son pneu avant est victime d’une crevaison.

Après de vaines tentatives pour poursuivre notre route nous sommes contraints de mettre pied à terre. Au terme de quelques minutes, je décide de partir seul afin d’essayer de joindre Bernard avec notre voiture-balai.

La petite ville de La Salvetat est distante d’une dizaine de kilomètres qui me paraissent vraiment interminables.

Enfin je parviens au centre de la cité réputée pour les vertus de son eau minérale, et alors un miracle se produit, Jean-Pierre arrivé depuis

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quelques minutes est en train de revenir face à moi au moment où Bernard stationne à deux pas de là le véhicule dans lequel se trouve Denis qu’il a récupéré en bord de route après sa mal-heureuse panne.

Le ciel est toujours aussi maussade, mais cet heureux signe de la providence nous amène à penser que nous commençons à devenir de vrais pèlerins.

Une rapide réparation du matériel de Denis, puis nous trouvons un établissement très ac-cueillant pour étancher notre soif après quoi nous pouvons disposer notre petite maison sur les hauteurs de la ville tout près du rempart et des étroites ruelles qui mènent à l’église.

La fin de journée se passe dans la bonne hu-meur. Même s’ils ont connu de vrais moments de souffrance les cyclistes se sont un peu ras-surés sur leur forme physique, Bernard s’est rapidement familiarisé avec le maniement du camping-car ce qui lui laisse le temps de s’occu-per des questions d’intendance et assure à toute la petite troupe un niveau de restauration qui décimerait assurément le peloton de la Grande Boucle si les coureurs étaient soumis au même régime alimentaire.

Rapidement la brume enveloppe toute la cité, les bicyclettes sont hissées sur le porte-vélo à l’arrière de notre véhicule et la soirée se passe

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dans le calme autour d’une partie de belote.Je n’ai jusqu’à présent que très peu abordé

l’aspect religieux de notre démarche. En réalité chacun d’entre nous est attiré

par le symbolisme qui caractérise ce chemine-ment vers St Jacques de Compostelle, chacun respecte le fait religieux pour la recherche spi-rituelle dont il est porteur, chacun a reçu une éducation religieuse dans sa jeunesse, mais une grande différence sépare notre petit groupe en deux entités.

Bernard et Jean-Pierre ont reçu le baptême selon le rite de l’Église catholique romaine alors que Denis et moi-même avons été élevés dans la Religion Prétendue Réformée selon la termino-logie employée au XVIIe siècle, et bien avant que quelques politiciens ne forment le RPR, en un mot nous sommes protestants.

Loin de constituer un problème ce clivage religieux s’avéra être une véritable bénédiction au moment de former les deux équipes qui au terme d’éprouvantes journées sur les routes, devront chaque soir s’affronter au travers de très disputées parties de belote.

Les cartes étant définies comme le seul exécu-toire de nos divergences religieuses ; il fut déci-dé que tout au long de notre itinéraire une prio-rité serait donnée à la visite d’un maximum de lieux de culte ou de culture ayant un lien avec

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le chemin sacré vers Compostelle. Jean-Pierre qui est le pratiquant le plus assidu devant nous guider dans cette démarche spirituelle.

Je me permets de signaler que nous verrons ultérieurement qu’il ne s’acquitta pas toujours de cette tâche de façon satisfaisante prenant même le risque de déchaîner la colère céleste sur nos pauvres têtes de pèlerins.

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Au terme d’une première journée faite de très nombreuses découvertes parmi les mille petites choses qui devaient être notre quotidien pendant toute une semaine, les habitudes s’ins-tallèrent rapidement.

Ainsi fut-il décidé que chaque matin avant de prendre la route nous irions déjeuner dans un café local avant de visiter le site ou l’église de l’endroit où nous séjournions.

Ces petits déjeuners sont rapidement deve-nus de véritables gourmandises, non pas par la teneur des plateaux servis, mais par les ren-contres souvent très pittoresques que nous y faisons.

Le bar de La Salvetat qui nous avait permis d’éviter une bien grave crise de déshydratation lors de notre arrivée dans cette bourgade est le premier dans lequel nous prenons notre colla-tion matinale au milieu d’un parterre d’habi-tués de l’établissement qui nous instruisent de leurs connaissances en matière de météo locale, d’itinéraires conseillés et de je ne sais quel sujet encore avant de manifester un grand désaccord avec Jean-Pierre sur le thème de la récolte des tomates sur ces hauts plateaux héraultais.

C’est avec beaucoup de regret que nous quit-tons ce joyeux établissement pour replonger dans la grisaille et le brouillard qui semble se

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glisser dans les très jolies ruelles anciennes qui nous guident jusqu’à l’église.

Les quelques moments occupés à visiter ce centre-ville permettent à un pâle rayon de soleil de percer le ciel bas lors de notre départ en di-rection de la route des lacs.

Nous retrouvons immédiatement le même décor que la veille, la route qui domine une véritable procession de lacs offre un panorama absolument somptueux, elle serpente au milieu de forêts de mélèzes ou de fayards couverts de mousse et de lierre, au sol c’est toujours aus-si beau; des primevères jaunes, de frêles ané-mones blanches et des boutons d’or dessinent des tapis multicolores. Un faible soleil nous accompagne pour admirer ce paysage, mais il ne nous fait pas oublier que nous sommes en train de faire connaissance avec La Montagne Noire autrement que par ses spécialités gastro-nomiques.

La signalisation routière nous indique que nous roulons en direction du village d’Angles avec une multitude de montées et de courtes descentes puis se profile une très méchante côte qui a raison de nos jambes; au sommet nous nous regroupons avant de descendre enfin sur ce village où nous attend Bernard pour la trêve de midi.

Bernard fait preuve d’une grande dextérité

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dans la conduite du camping-car, mais au fin fond de la « Montagne Noire » toutes les ques-tions de ravitaillement prennent très vite des proportions compliquées.

Aussi ne devons nous la remise à niveau de nos réserves d’eau qu’à un brave homme lui-même adepte du caravaning, celui-ci prome-nait son chien lorsque Bernard lui proposa de le convoyer lui et son animal jusqu’à un endroit permettant de remplir le réservoir. On ne re-fuse rien à des pèlerins !!!

Pendant notre pause le brouillard s’est réins-tallé de plus belle, lorsque nous repartons, après un nouveau repas capable de pousser au suicide une diététicienne trop consciencieuse, le décor est véritablement londonien nous ne voyons que les troncs sombres des mélèzes qui se détachent dans cet univers de brume.

Après avoir passé Castres, nous avançons en direction du village de Viviers les Montagnes qui porte très bien son nom, les côtes sont vrai-ment très cruelles pour nous. En fin de journée nous suivons la route de Revel avant de nous fixer pour la nuit à proximité de l’abbaye d’En Calcat.

Ce lieu est absolument magnifique, un im-mense ensemble fait de bâtiments qui s’enche-vêtrent autour de l’église. D’innombrables ar-cades de pierres grises et brunes encadrent les

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porches, un dédale de tours, de clochers domine l’ensemble où vivent des moines au nombre de soixante-dix environ.

Face à un aussi beau spectacle, on est en droit de regretter que le clergé du Vatican ne revienne pas sur le vœu de chasteté, car je pense qu’une telle mesure aurait tôt fait de stopper la crise des vocations tant il doit être plaisant de vivre dans un site pareil.

Sans doute guidé par le vœu de pauvreté Ber-nard est allé cueillir une salade de pissenlits qui nous régale pour le repas du soir.

Après quoi nous reprenons notre lutte fratri-cide autour du tapis de cartes, les protestants s’imposant face aux papistes à quelques pas de ce lieu de prière…Quelle merveille !!!

Ce soir avant de m’endormir, je m’en remets aux vertus du Voltarène pour que la nuit sou-lage mon genou droit qui est au bord de la ten-dinite. Je pense réellement que si le chirurgien, qui s’est ingénié à remettre à peu près d’aplomb ma maudite cheville droite me voyait, il me pro-poserait une amputation immédiate de toute la jambe afin que je ne l’ennuie plus jamais. Je me console en constatant que mes deux copains cyclistes connaissent également quelques dou-leurs qui tiraillent leurs vieux os.

Les conditions de vie et surtout de couchage dans notre petit habitacle sont certes assez ru-

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dimentaires, mais le sommeil gagne rapidement les pèlerins au terme de bien difficiles journées au cours desquelles seules les immenses rigo-lades qui accompagnent nos retrouvailles midi et soir maintiennent le moral de la petite troupe.

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Le réveil du lundi suivant fut très, très mati-nal. En effet vers 5 heures, ou 5 h 30 le moine a la cloche qui le démange alors il l’agite ferme-ment et en fait profiter tout le voisinage ; l’ab-baye d’En Calcat respecte très rigoureusement ce rituel.

Aussi nous retrouvons nous debout tôt ce ma-tin là et sous un ciel pluvieux agrémenté d’un opaque brouillard. Ceci nous amène à neutra-liser une dizaine de kilomètres jusqu’au village de Dourgue pour y prendre notre petit déjeu-ner.

Un bistroquet encore plus typique que d’or-dinaire nous y accueille et nous fait profiter d’un très grand moment de folklore dans lequel le rugby cohabite gaiement avec les spécialités gastronomiques locales. Les rencontres sont vraiment superbes dans tous les petits villages qui jalonnent ce chemin.

Ensuite nous repartons sur de petites routes qui se perdent au milieu de champs de colza pour traverser Bastide d’Anjou et Montferrand avant de descendre vers le canal du Midi.

Pour notre halte de la mi-journée, le lieu de rendez-vous est fixé au Seuil de Naurouze. Nous visitons ce site, point culminant du canal, do-miné par un immense obélisque et tout entier dédié au génial Paul Riquet, constructeur de ce magnifique ouvrage.

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Une fois encore l’endroit est très joli avec des cours d’eau qui quadrillent le paysage le long duquel s’alignent des quantités de platanes plongeant leurs branches jusque dans les eaux vertes du canal.

Après le repas et la sieste salvatrice, nous roulons tout au long du Canal du Midi. Ber-nard ayant dû prendre un itinéraire routier nous avons pour seule compagnie de nom-breux canards qui s’envolent à notre passage et quelques vaillants employés de la DDE qui confortablement assis vérifient la fiabilité des bancs disposés sur les aires de repos bordant le cours d’eau...

Un petit vent de face assez usant pour nos mol-lets ne parvient toujours pas à dégager le ciel. Comme le soleil, nous voyageons de l’Orient vers l’Occident, mais il ne semble pas pouvoir nous rattraper… sans doute roulons-nous trop vite.

En fin d’après-midi nous rejoignons Bernard à l’emplacement de la dernière écluse précé-dant Toulouse. Renonçant devant l’intensité de la circulation tout autour de l’agglomération toulousaine nous effectuons cette traversée en direction du Gers à bord de notre grande voi-ture.

Après avoir franchi la limite de ce départe-ment, nous décidons de passer la nuit dans la

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très élégante ville de L’Isle-Jourdain.Nous retrouvons immédiatement la quiétude

légendaire de cette si belle région.Un établissement du centre-ville nous per-

met de nous désaltérer correctement et même de monnayer un grand verre d’armagnac grâce auquel Bernard pourra en guise de dessert nous flamber un délicieux pastis gascon, gâteau traditionnel dont la recette reste pour moi aussi mystérieuse que la sauce qui accompagne les écrevisses de notre cuisinier Lodèvois.

Nous disposons notre véhicule à proximité du lac, l’endroit est superbe, mais le ciel très mena-çant, si menaçant qu’en début de nuit un orage très violent éclate créant un assourdissant tin-tamarre sur le toit de notre petite maison. Nous apprendrons le lendemain matin que cette co-lère du ciel incarnait sans doute quelques repré-sailles du Tout Puissant à l’encontre de ce catho de Jean-Pierre qui le matin même avait mis un cierge à l’église d’En Calcat sans le payer faute de monnaie…Blasphème suprême et fatal pour notre sommeil ce soir-là.

Au terme de ces trois journées chacun d’entre nous a pris ses habitudes et ses repères tant dans la gestion de nos randonnées cyclistes, que dans la vie de notre groupe et bien sûr dans la passion qui anime nos parties de cartes entre-coupées d’énormes éclats de rire.

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Nous sommes dans le Gers et désormais suf-fisamment éloignés de chez nous pour ne plus pouvoir envisager de faire demi-tour.

Le soleil est enfin de retour durablement et la douceur de vivre de cette région nous enchante au point de nous faire oublier les dures heures passées sur les routes et chemins qui chaque jour nous rapprochent un peu plus de notre but.

La fatigue commence à se faire sentir, sans oublier le réveil plus que matinal dont nous ont gratifiés les moines d’En Calcat. Aussi en ce mardi matin personne ne se lève vraiment tôt.

Seul Jean-Pierre nous précède revêtu de son

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très saillant peignoir rose portant fièrement une broderie rappelant qu’il est le président des « nez roses », association de motards dont le nez est souvent coloré par le vent frais de la vitesse. Vraiment une très belle image !!!

Un petit déjeuner digne des précédents nous permet d’apprécier tout l’humour et la bonho-mie des Gascons. C’est encore un grand mo-ment de rencontre sur ce chemin, après quoi nous prenons la direction de Gimont, haut lieu de la gastronomie locale qui abrite les enseignes des « Ducs de Gascogne » et de la « Comtesse du Barry ».

Ces seules appellations auraient dû suffire à stimuler notre énergie en vue de l’arrivée à l’étape de midi où Bernard nous attend, mais c’était sans compter avec le relief gersois.

Ici le terme vallonné prend tout son sens, d’interminables enchaînements de montées et de descentes se succèdent à perte de vue.

Le paysage est absolument merveilleux, mais sur nos bécanes nous souffrons vraiment en alternant la chaleur moite et assommante de l’effort en côte les yeux fixés sur le revêtement rugueux et presque blanc de la chaussée avec l’ivresse de trop brèves descentes où l’air frais nous gifle le visage nous permettant de récupé-rer un peu.

C’est dans ce décor, perdus au milieu de nulle

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part, sans le moindre repaire de village que nous sommes amenés à demander notre route à un pêcheur à la ligne. Celui-ci nous renseigne de façon très approximative et nous faisons sept kilomètres de trop ; mais comme toujours quand la providence s’en mêle ce détour en vaut la peine.

En effet une nouvelle méchante côte nous hisse jusqu’à Marestaing, tout petit hameau qui par le passé abrita une citadelle templière et un moulin à aubes en contrebas sur la rivière où nous avons rencontré notre pêcheur.

A peine avons-nous posé le pied à terre au mi-lieu de ce minuscule village qu’un homme âgé et très courtois nous interpelle en nous proposant de visiter la majestueuse église qui trône sur la petite place et dont il est le gardien de la clef. Nous découvrons alors un très bel édifice empli de nombreuses statues et peintures. Une grande toile restaurée depuis peu de temps fait la fierté de note hôte qui nous invite dès notre retour à aller consulter le site internet qui consigne l’his-toire de ce lieu.

Cette petite pause terminée nous remercions chaleureusement notre guide pour sa gentillesse et nous repartons pour une bonne heure de lutte contre les bosses qui nous séparent encore de Gimont et de son légendaire foie gras.

Après avoir dégusté un remarquable navarin

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d’agneau délicieux pour nos papilles, mais fatal pour nos performances cyclistes, nous débutons le chemin vers Auch sous un soleil radieux.

Entre vertes prairies et champs de colza nous sommes dans le Gers profond parsemé d’un nombre invraisemblable de lieux dits aux mai-sons décorées de lilas, ceci nous donne l’occasion de nous perdre une nouvelle fois et de parcou-rir une dizaine de kilomètres non prévus dans notre plan de route quotidien. Pour ma part je connais, dans cet après-midi ensoleillé, un ma-gistral coup de fatigue qui amène mon cher vélo à séjourner une vingtaine de minutes dans le fossé avant que quelques viennoiseries recons-tituantes me donnent la force de rejoindre mes deux amis à quelques lieux du terme de notre étape que nous atteignons en empruntant une chaussée très fréquentée, mais nous sommes tous fatigués et pressés d’en finir. La vue de la cathédrale sur les hauteurs de la vieille ville prend de véritables allures d’apparition lorsque nous parvenons enfin sur les berges du Gers.

Nous repérons rapidement la grandiose sta-tue du légendaire d’Artagnan qui doit nous servir de lieu de rendez-vous, mais un portable non connecté nous conduit à quelques minutes d’errance sur les quais de la rivière avant de re-joindre Bernard. Jean-Pierre avait sans doute dû une nouvelle fois contrarier le ciel... mais

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il ne peut rien arriver de fâcheux à des pèle-rins aussi bientôt notre camping-car grimpe t-il à l’assaut des rues pentues de l’ancienne cité avant de se garer sur l’esplanade qui fait face à l’immense cathédrale.

Une jolie promenade nous permet de décou-vrir l’évêché, les nombreuses maisons à colom-bages et la très belle église.

Mais la journée est loin d’être achevée, car Bernard s’est surpassé, il s’est aventuré dans des campagnes retirées et à force de persévé-rance il a fini par dénicher un des derniers foies gras frais encore disponibles dans une ferme traditionnelle de la région. Ne reculant devant aucun effort pour nous ramener ce met pré-cieux il a même aidé la fermière en participant activement à l’autopsie de la volaille sacrée que par ici l’on appelle : canard.

Alors ce soir-là, tout le monde oublie ses dou-leurs face à un merveilleux foie poêlé accompa-gné de pâtes fraîches et arrosé d’un divin Fron-ton dont un cubitainer a dû cheminer jusqu’à notre demeure roulante. La partie de cartes a raison du peu d’énergie qu’il nous reste, les protestants gardant un avantage certain en dé-pit de la victoire des catholiques en cette soirée.

Pour la première fois depuis quatre jours nous avons le réel sentiment de nous trouver sur ce chemin de Compostelle tant désiré. En effet

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seuls quelques coups de fil échangés avec nos familles nous maintiennent en contact avec le monde dit civilisé. Nous voyageons avec la seule préoccupation de notre parcours et de plus l’arrivée dans cette région nous plonge dans un cadre tellement éloigné de nos habituels soucis que nous nous imprégnons vraiment de tout le sens dont est porteur ce cheminement pour tous ceux qui s’y aventurent quelle que puisse être leur motivation.

Dans l’ensemble des zones traversées jusqu’alors nous avons aperçu des plaques ou bien des stèles rappelant le tracé du chemin, mais désormais ces symboles se multiplient à tel point que chacun d’entre nous fait l’acquisition de cartes postales ou de plans illustrant le Gers Jacquaire. Il est vrai qu’ici se rapprochent le chemin venu d’Arles que nous avons emprunté et celui qui descend du Puy en Velay.

Le nombre de pèlerins que nous croisons à partir de là devient nettement plus important même si ces deux itinéraires ne font que se suivre de façon parallèle jusqu’au pied des Pyrénées.

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En quittant Auch nous descendons droit vers le Sud et la chaîne pyrénéenne, les villages se nomment l’Isle Noé ou encore Montesquiou le reste n’est que hameaux perdus entre côtes et descentes, ces zones de vallons sans fin sont vraiment éprouvantes.

Pour ma part la nuit a été salutaire, je me suis remis de ma défaillance de la veille et mon genou droit semble s’être fait à cette nouvelle vie. Toutefois, dans une sévère montée, une nombreuse colonie d’oies blanches et grises est la bienvenue, car elle me permet de souffler un peu en marchant le long de cet élevage afin d’immortaliser sur la pellicule cette image, qui à elle seule illustre parfaitement l’esprit de cette formidable région.

A la mi-journée, nous faisons halte au bord d’un superbe lac bordé par une chapelle, d’an-ciens thermes et une « source miraculeuse ». A l’horizon de notre joli lieu de repos qui ré-pond au nom de St Fris, le village de Bassouens dresse fièrement sur les hauteurs d’une colline les murs d’une collégiale, d’une grande église et d’anciennes tours fortifiées.

Après l’inévitable sieste nous repartons en direction de Marciac, Denis qui n’a pas été bien le matin a la sagesse de se reposer, aussi, c’est uniquement en compagnie de Jean-Pierre que nous franchissons la terrible montée qui se ter-

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mine au sommet du village par un passage sous d’ancestrales halles en bois entièrement cernées par de coquettes maisons à colombages.

Durant l’après-midi nous ne rencontrons que quelques tracteurs qui sillonnent d’immenses champs où des parcelles vertes, jaunes ou brunes se déploient à perte de vue.

Toujours le même parcours accidenté, les champs de colza semblent briller sous le soleil, souvent des geais aux ailes d’un bleu presque irréel s’envolent à notre passage, un grand nombre de mares ou d’étangs occupent le fond de chaque courte vallée, l’eau paraissant pri-sonnière entre les innombrables bosses si diffi-ciles à gravir.

Enfin à l’issue d’une longue descente qui nous réconcilie avec nos vélos nous arrivons à Marciac.

Le village s’enroule autour d’une place cein-turée d’arcades que dominent deux vertigineux clochers.

Bernard et Denis nous rejoignent rapide-ment après s’être offert un petit détour destiné à trouver un bouilleur de cru, lequel leur a cédé un armagnac capable à lui seul de pousser le péché de gourmandise à un stade tel que tout notre pèlerinage resterait insuffisant pour assu-rer le rachat de cette faute.

Cette soirée s’achève dans un élégant cam-

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ping tenu par un couple d’anglais, charmants et discrets comme le veut l’idée que nous nous faisons des sujets de sa très gracieuse majesté britannique.

Nous renouons avec les plaisirs un peu oubliés du confort autour de véritables douches qui permettent à chacun de tenter d’estomper les stigmates de la souffrance vécue sur nos chères bécanes. Jean-Pierre nous fait pleinement pro-fiter de son élégant peignoir rose.

Comme pour mettre un point d’orgue à ce bien-être retrouvé, Bernard nous prépare de sublimes tournedos Rossini afin, dit-il, de ne rien gaspiller du foie gras si durement obtenu la veille.

La partie de belote permet aux papistes de combler encore un peu leur retard, ensuite le sommeil gagne rapidement tout le monde.

Une nouvelle fois je me plais à rêver au fes-tin que nous venons de partager et j’imagine les champions de la Française des jeux, de Bou-ygues Télécom ou de toute autre équipe s’illus-trant sur le Tour de France s’adonnant à un tel régime, les survivants qui parviendraient jusqu’aux Champs-Elysées se compteraient à mon avis uniquement sur les doigts des deux mains.

Sans doute n’avons-nous ni les mêmes objec-tifs, ni les mêmes valeurs.

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Au petit matin, les aises de la soirée précé-dente nous permettent de quitter ce terrain de camping dans une forme éblouissante.

Nous en profitons pour visiter les deux grandes églises qui surplombent tout le bourg. Ensuite nous prenons un agréable petit déjeu-ner sous les arcades de la place centrale. Par-

tout sur les devantures des magasins des af-fiches annoncent les programmes des concerts du prestigieux Festival de jazz qui chaque été fait la renommée internationale de Marciac.

En prenant la route toujours plus vers le Sud

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nous ne tardons pas à quitter le Gers pour en-trer dans le département des Hautes-Pyrénées. La seule vue de ce panneau indicateur génère des angoisses sans équivoque chez tous les cy-clistes.

C’est au prix de gros efforts que nous pro-gressons en traversant de ravissants villages comme Maubourguet avec ses maisons curieu-sement entourées de plantations exotiques tels que des bananiers, des palmiers ou des magno-lias couverts de fleurs.

Nous empruntons des routes très rustiques dont le revêtement bien peu roulant convient mieux au pas des vaches que nous croisons qu’aux roues de nos pauvres vélos.

Le soleil qui ne nous quitte plus chauffe très fortement.

Après la pause qui marque notre demi-étape, nous repartons en direction de Morlaas avec de grandes difficultés, car notre cuisinier nous avait préparé de délicieuses escalopes de veau vraisemblablement achetées au mètre carré vu la portion servie à chacun d’entre nous.

L’après-midi parait d’autant plus longue qu’une nouvelle fois nous nous égarons dans la nature et devons accomplir pas mal de kilo-mètres supplémentaires avant de reprendre une route à grande circulation qui mène à Pau.

Comme nous l’avions fait autour de Tou-

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louse, nous traversons la cité du bon roi Henri en camping-car, afin d’éviter la zone urbaine encombrée par la tenue d’un imposant meeting regroupant les partisans du leader politique lo-cal François Bayrou.

C’est par ce moyen que nous parvenons sur les hauteurs de Lescar.

Ancien évêché et ville fortifiée faisant face aux Pyrénées enneigées le cadre du centre an-cien est une nouvelle fois une authentique mer-veille.

Nous stationnons pour la nuit sur ce promon-toire dans un calme absolu entre l’immense église et un terre-plein occupé par des fouilles archéologiques qui ont permis de mettre à jour plusieurs grands sarcophages de pierre.

Une visite de l’église nous permet de ramener des petits cierges censés protéger notre route pour la journée du lendemain qui s’annonce particulièrement ardue dans ce décor de hautes montagnes.

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Un petit déjeuner pour une fois assez quel-conque et dépourvu de rencontres typiques précède le départ vers Oloron Ste Marie.

Nous sommes vraiment dans les Pyrénées, la matinée est vite agrémentée de quatre redou-tables côtes au milieu d’un paysage sublime fait de longues vallées que dominent les montagnes blanches de neige.

Nous traversons la forêt de Monein et je ne peux m’empêcher d’avoir une pensée pour un généreux ami trop tôt disparu et originaire de ce lieu.

Plusieurs réclames nous rappellent que nous sommes sur le terroir de Jurançon, ce qui incite Bernard à effectuer un nouveau crochet par de profonds chemins ruraux afin d’acquérir quelques bouteilles de ce remarquable breu-vage.

En fin de matinée nous sommes au-delà d’Oloron Ste Marie, la fatigue s’estompe un peu et j’ai le grand plaisir de retrouver dans les montées des sensations oubliées depuis bien longtemps ; souvenir d’une époque où bien plus jeune je parcourais les routes des Cévennes en compagnie d’un ami fidèle adepte lui aussi de la petite reine.

C’est vraiment un sentiment agréable, mais il faut s’accrocher fermement face au profil du relief local. Un peu plus performant en côte que

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mes deux amis cyclistes, je rattrape régulière-ment dans les montées le retard pris sur des zones plus roulantes dans lesquelles ils m’ont distancé. Un grincement lancinant de mon dé-railleur constitue surtout pour Jean-Pierre un signal précurseur de mon arrivée à sa hauteur dans ces cols pyrénéens.

Il restera longtemps comme hanté par ce pe-tit bruit mécanique caractéristique de nos labo-rieuses ascensions.

Après un nouveau repas capable de faire pâ-lir une diététicienne, même pas trop conscien-cieuse, nous nous dirigeons vers Mauléon.

Comme prévu par notre itinéraire nous fai-sons une entorse à l’orthodoxie du chemin en quittant celui d’Arles et en rejoignant celui venu du Puy en Velay ; ainsi nous abandonnons la direction du col du Somport pour aller en di-rection du col de Roncevaux avant de gagner le territoire espagnol.

Dans ce décor de moyenne montagne, nous découvrons de superbes maisons avec leurs toi-tures mansardées et très pentues qui laissent imaginer des hivers rigoureux et fortement nei-geux.

Tout change dans notre environnement, la végétation, la couleur des roches ainsi que les ruisseaux devenus des gaves avec leurs eaux d’un vert sombre qui prennent des allures de

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torrents en se couvrant d’une écume blanche.Une longue vallée peuplée de très nom-

breux troupeaux de vaches et de moutons nous conduit jusqu’à l’Hôpital St Blaise, petit village célèbre sur le trajet de Compostelle dans lequel nous visitons une église tout à fait admirable et à l’architecture surprenante en forme de croix grecque qui est classée au patrimoine mondial de l’UNESCO.

Pour achever cette journée, c’est totalement éreintés que nous parvenons à Mauléon dominé par son majestueux château fort, ancienne rési-dence des Vicomtes du « Païs de Soule ».

Mais comme à l’approche de chacun de nos points de rendez-vous mes deux compagnons de route semblent subitement dopés par la proxi-mité de la ligne d’arrivée, alors tels de grands sprinters belges ou bataves qui ont laissé leurs noms inscrits en lettre d’or dans l’histoire du cyclisme, ils adoptent subitement une allure effrénée et je dois me résoudre à les voir me distancer dans le soleil couchant de ces fins d’après-midi.

Comme à l’accoutumée, un établissement très hospitalier nous accueille à bras ouverts. Cha-cun y reprend quelques forces autour de bien rafraîchissantes boissons; lorsque Denis nous surprend en sortant de son maillot de cycliste un énorme cigare susceptible de rendre jaloux

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n’importe quel grand démocrate barbu issu de la révolution cubaine.

Il nous explique alors avec un ton très convaincant qu’il s’accorde ce plaisir refoulé depuis une semaine, car son parcours sur le vélo s’arrête ici.

En effet des amis sûrs et résidants dans la région l’ont informé que des difficultés tout à fait redoutables nous séparent de St Jean Pied de Port, terme de notre voyage. Le patron du bar confirmant ces alarmants propos relatifs au relief qui nous attend, il maintient irrémé-diablement cette décision.

Nous n’avons guère le temps de réfléchir da-vantage à ce que sera la journée du lendemain, car l’orage qui gronde au dessus de nos têtes nous laisse tout juste le loisir de réparer une antenne malencontreusement tombée de notre véhicule au contact de quelque branche basse mal intentionnée; sans doute le prix à payer pour mériter le suave Jurançon…

La pluie s’abat avec violence créant dans tout l‘habitacle un terrible vacarme.

L’installation dans un camping tout proche se fait sous un vrai déluge ; néanmoins nous ap-précions le confort retrouvé.

La soirée se passe dans une ambiance un peu bizarre. Les révélations des copains de Denis occupent tous les esprits.

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Nous savons que nous sommes vraiment au beau milieu des Pyrénées, mais aucun d’entre nous n’a suffisamment connaissance de la ré-gion pour imaginer ce que sera notre ultime trajet.

Toutefois ces préoccupations ne parviennent pas à altérer l’appétit de qui que ce soit au mo-ment où Bernard nous présente de gourmandes et copieuses côtes de veau en guise de repas lé-ger prévu pour le soir uniquement…

La dernière partie de belote conclue à la do-mination définitive des protestants, après quoi nous tentons de dormir sous un temps humide et frais alors qu’en contrebas du terrain de camping le gave transformé en torrent fait un bruit infernal.

Pour le programme du lendemain, nous nous en remettons à la météo et à ce que sera le mo-ral de chacun à l’aurore.

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Au petit matin, un soleil étincelant a rempla-cé les lourds nuages de la veille.

Un sentiment étrange nous habite d’une part nous ressentons une grande satisfaction à l’idée de toucher au but que nous nous étions fixés, mais dans le même temps nous percevons une sorte de frustration à l’idée de revenir à notre vie habituelle et de ne pas achever le parcours jusqu’au tombeau de l’apôtre là-bas tout au bout de la Galice.

Nous retrouvons le café que nous avions fré-quenté le soir précédent; le patron nous sert un petit déjeuner somptueux, mais il nous renou-velle les mêmes conseils quant aux difficultés qui nous attendent sur la route.

Nous déambulons un moment au milieu des étals d’un pittoresque marché de producteurs qui occupe toute la place adossée à l’inévitable fronton de pelote basque comme en possède avec fierté chacun des villages à l’entour.

En dépit de tous les avis fort décourageants, Jean-Pierre et moi-même décidons de tenter de boucler notre périple jusqu’à son terme.

Bernard nous dépose au pied d’un panneau de signalisation qui mentionne deux appella-tions pour notre ville d’arrivée l’une classique-ment écrite en français et la seconde dans la chantante langue basque : Donibane Garazi.

Dès les premiers kilomètres, une côte très sé-

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vère permet d’être rapidement fixés sur notre condition physique du moment; ensuite nous discutons tout en roulant pour nous rassurer un peu en attendant les terribles épreuves annon-cées.

En réalité nous ne rencontrerons rien d’ex-ceptionnel jusqu’à l’arrivée à St Jean Pied de Port. Nous apprendrons par la suite que les difficultés majeures se situent sur la route qui monte depuis St Jean de Luz en passant par Espelette.

Bernard et Denis ne tardent pas à nous re-joindre, ce dernier ne cache pas sa déception de ne pas avoir parcouru ce dernier tronçon sur le vélo compte tenu de la réalité du parcours.

Le centre-ville est encombré par des quanti-tés de voitures et de très nombreux pèlerins.

Nous rencontrons une multitude de gens de tous âges et de toutes conditions, lourdement chargés, les traits marqués par les efforts ac-complis pour arriver jusqu’à cette petite ville qui marque le dernier passage en France avant d’emprunter le « Camino Frances » qui les conduira jusqu’à St Jacques de Compostelle.

Nous sommes réellement admiratifs et res-pectueux devant tant de volonté et de souffrance endurée pour une simple victoire sur soi même.

Pour ma part, je suis vraiment heureux d’être arrivé au bout de notre rêve. Sans le sa-

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voir, j’étais venu dans cette petite ville quelques mois auparavant avec mon épouse et notre fille. Aujourd’hui loin de tout record ou du moindre exploit je visite à nouveau avec un grand plaisir cette charmante bourgade.

Voici tout juste cinquante ans que la polio dévorait irrémédiablement une bonne partie de ma jambe droite, alors avoir réussi à la traîner jusqu’ici constitue un vrai moment de bonheur au goût de revanche.

Nous visitons la petite cité, nous nous attar-dons un peu au caveau vantant les vertus du vin local : Irouleguy. Ensuite, nous nous faisons remettre quatre superbes coquilles St Jacques symboles de notre cheminement.

Puis sur recommandation d’un copain de Denis nous descendons jusqu’à Espelette où re-vêtus de nos tenues civiles nous partageons un savoureux repas fait de spécialités locales telles que les oreilles de porc frites ou l’Axoa….

Il était écrit quelque part que le même régime « austère » devrait nous suivre jusqu’au terme définitif de notre périple.

En fin de journée nous faisons un petit dé-tour par l’Espagne avant de rejoindre St Jean de Luz ; le ravitaillement en tabac, alcools et produits locaux oblige.

Nous avons alors l’occasion de constater que sur ce versant l’accès est véritablement beau-

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coup plus dur avec des passages aux pourcen-tages de dénivelé tout à fait impressionnants.

Le petit port basque de St Jean de Luz nous permet de visiter la dernière église de notre semaine de pèlerinage. C’est une nouvelle fois une bâtisse remarquable qui a connu son jour de gloire par une belle journée de XVIIe siècle où le monarque de France convola en justes noces avec l’infante d’Espagne avant de deve-nir le roi Soleil.

Nous nous attardons un peu dans les jolies ruelles qui mènent à la mer puis nous dégus-tons quelques tapas avant de prendre le chemin du retour, afin de nous avancer un peu pour la journée du lendemain qui doit nous ramener dans nos foyers respectifs.

En guise de petite avancée…, c’est vers quatre heures du matin que nous atteignons Lodève réveillant l’épouse de Jean-Pierre en lui faisant craindre que quelques cambrioleurs ne soient en train de s’introduire dans sa propriété.

Calvisson est rejoint dans des conditions identiques vers cinq heures trente de ce même dimanche matin 22 avril.

Quant à Denis et Bernard toujours galants et grands seigneurs, ils passent par les halles de Nîmes avant de regagner leurs domiciles nantis de croissants à l’attention de leurs épouses.

Cette aventure avait débuté par une sorte

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de pari fou, elle se termine par une dernière folie faite de neuf heures de route en pleine nuit, d’une seule traite et avec un unique phare vaillant sur notre véhicule d’emprunt.

Une bonne étoile doit vraiment protéger les pèlerins.

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Cette semaine n’a été vécue ni comme tou-ristes, ni comme sportifs, ni encore comme de véritables pèlerins errant d’auberge en refuge; mais je pense qu’elle mérite ces trois qualifica-tifs à la fois.

Si comme je l’ai déjà écrit, tous les quatre nous respectons profondément le phénomène reli-gieux, il n’en reste pas moins qu’aucun d’entre nous ne peut être qualifié de grand mystique.

Néanmoins je pense très sincèrement que l’on ne revient pas indifférent à tout ce que l’on peut vivre au travers d’un pareil pèlerinage si profondément chargé d’histoire, de passion et de spiritualité.

Dans les temps qui ont suivi notre retour, les souvenirs de ces journées occupaient une grande place dans nos pensées; de nombreux lieux ou visages restaient fortement présents dans nos esprits.

Nous nous sommes revus pour échanger des photos et quelques lignes écrites sur le chemin retraçant les joies ou les émotions vécues jour après jour.

Mais ce qui ressortait par-dessus tout de nos conversations était essentiellement une formi-dable volonté de poursuivre le chemin, d’at-teindre Santiago, de revoir la variété de tous ces paysages, de déguster d’autres spécialités gastronomiques, de découvrir des lieux inso-

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lites, de nous extasier devant d’autres vitraux, de parcourir d’autres cloîtres anciens, de croi-ser d’autres regards de pèlerins, de rencontrer d’autres personnages plus typiques et trucu-lents les uns que les autres… en un mot :

Retourner sur le chemin de Compostelle.

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Seigneur, s’il y a un seigneur; sauvez mon âme, si j’ai une âme.

Ernest Renan (écrivain et philosophe du XIXème siècle)

Toute âme humaine est une fragile lu-mière en marche vers quelque abri divin qu’elle imagine,cherche et ne voit pas.

André Maurois ( académicien français du XXe siècle)

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POUR LE SALUT DE NOS AMES

Depuis trois ans déjà la vie avait repris son cours normal.

Chacun d’entre nous évoluait entre ses obligations professionnelles, familiales et autres tout en conservant dans un petit coin se-cret de son cœur ou de son esprit une immense nostalgie lorsqu’il se remémorait cette semaine de voyage.

Des images tout à la fois lointaines et en même temps si proches venaient fréquemment illumi-ner notre quotidien.

Régulièrement des articles de presse ou des reportages télévisés traitant du chemin vers Compostelle nous ramenaient à notre rêve ina-chevé.

Nos rencontres avaient repris leur cadence habituelle ponctuée de diverses animations et distractions selon les fantaisies du calendrier. Elles s’accompagnaient toujours de somptueux

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repas où s’invitaient immanquablement les crustacés aussi sacrés à nos yeux que pouvaient l’être le chat ou l’ibis pour les pharaons de l’an-cienne Egypte.

Nous échafaudions des projets, mais ceux-ci restaient flous et mal définis. Les occupations de l’un ou l’autre d’entre nous ne permettaient jamais d’arrêter une période précise pour re-prendre notre parcours.

Nous étions partagés entre des sentiments bi-zarres et parfois contradictoires.

D’une part, nous avions au plus profond de nous-mêmes cette terrible envie de repartir et par ailleurs nous trouvions quantité de pré-textes pour toujours remettre à plus tard cette décision.

De façon plus ou moins consciente le chemine-ment en terre étrangère, l’inconnu des régions à traverser, la barrière de la langue… Tout cela nous effrayait un peu.

Il fallait un déclic pour nous amener à fixer définitivement la date de notre prochain voyage.

C’est une nouvelle fois au cours d’un repas que jaillit la lumière, sous la forme d’une sé-rieuse prise de conscience.

Soit nous devrons errer quelques jours pour accomplir la fin du chemin jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle, soit nos pauvres âmes

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seront condamnées à une errance éternelle pour ne pas avoir achevé ce pèlerinage.

Cette bien sombre éventualité ne laissait plus la moindre place à une quelconque hésitation.

Nous étions à la fin de l’hiver de l’année 2010 et toutes les résolutions furent rapidement prises afin de prévoir notre départ pour la der-nière décade du mois d’avril.

Les tâches furent réparties de la même ma-nière que trois ans plus tôt. Mais en plus Ber-nard fut nanti d’un lexique des éditions Berlitz lui permettant de réviser ses lointaines connais-sances de la langue de Cervantès afin de pou-voir satisfaire à nos problèmes d’intendance avec le même bonheur qu’il l’avait fait sur le territoire national.

Pour ma part je me lançais dans une étude minutieuse du trajet à accomplir tout au long des 800 kilomètres qui séparent St Jean Pied de Port de Santiago. Au-delà de la seule ana-lyse des distances, j’étudiais l’histoire ainsi que les sites remarquables semés tout au long du « Camino Frances ».

Le planning soumis à mes deux amis cyclistes m’attira les mêmes remarques désobligeantes que celles qui avaient été émises avant notre premier périple ; mais il fut finalement décidé de se conformer à ce plan de route à compter du 28 avril de l’an de grâce 2010.

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L’entraînement intensif, l’étude de l’Espa-gnol et l’angoissante contemplation du tracé de nos futures étapes occupèrent très largement les courtes semaines nous séparant du grand jour.

Nous étions une nouvelle fois au pied du mur et cette fois le mur répondait au doux, mais re-doutable nom : de col de Roncevaux !!!

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Les années se sont écoulées, les jambes ont vieilli, mais l’enthousiasme reste intact ; surtout depuis notre dernière réunion préparatoire qui s’est tenue chez Jean-Pierre le 19 avril.

Le réveil des anciens souvenirs a fortement stimulé la motivation de chacun.

Tôt le matin, nous récupérons un camping-car flambant neuf à Cardet.

Un ami fidèle qui se prénomme également Denis est venu nous encourager et il nous offre une bouteille de Jurançon. Ce nectar, symbole de nos toutes dernières étapes en 2007 fera le bonheur d’une partie de cartes.

De brèves haltes à Nîmes, Calvisson puis Lo-dève nous conduisent à prendre un véritable départ en tout début d’après-midi.

Le voyage vers Toulouse et Pau s’annonce long, mais il se déroule sans encombre et sous un chaud soleil. Pendant que Bernard est concentré sur notre route, chacun feuillette les quelques brochures, documentations et cartes consignant une multitude de détails sur l’itiné-raire qui nous attend là bas au-delà de la fron-tière.

A l’approche de Pau, l’ambiance joyeuse qui règne dans le véhicule s’estompe quelque peu. En effet sur notre gauche les Pyrénées s’étalent barrant tout l’horizon d’un immense manteau neigeux que le soleil rend sublime et d’un blanc

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totalement éblouissant.Tout juste le temps d’admirer un chapelet de

minuscules champignons qu’un avion égrène dans l’azur du ciel et nous oublions très vite les paras à l’entraînement à la vue des premiers panneaux routiers indiquant la direction de St Jean Pied de Port.

En quelques minutes nous atteignons cette petite ville qui a marqué le point final de notre premier périple.

Le décor est toujours aussi charmant sous la lumière rougeoyante de cette fin de journée.

Comme nous l’avions envisagé en cours de

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route, nous montons reconnaître le profil de ce col qui se présente encore plus méchamment pour notre moral que pour nos pauvres mollets qui vont débuter cette seconde partie du pèleri-nage par une vraie épreuve de souffrance.

Pendant que Bernard enchaîne les lacets au volant du camping-car, Denis et Jean-Pierre me tiennent informé des distances parcourues afin de rédiger succinctement un planning faisant figurer les passages les plus durs et les maigres zones de faux plats censés assurer un peu de ré-cupération aux malheureux cyclistes.

C’est dans ces conditions qu’au terme de 22 kilomètres de très sévère montée nous parve-nons au sommet au moment où la pénombre noie déjà toute la vallée.

Nous dominons un paysage superbe et tota-lement désert où les tons de gris et de vert se mêlent à l’infini.

Je prends le temps de gravir une petite butte qui domine la chapelle moderne et pentue dont l’immense croix marque le passage précis au col d’Ibaneta. Tout en haut une grande stèle de pierre posée en 1967 rappelle le sacrifice du comte Roland mille deux cents ans plus tôt.

En contre bas notre véhicule parait ridicu-lement petit au milieu de cette immensité que la nuit tombante enveloppe désormais entière-ment.

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Pour ce premier jour de notre deuxième ex-pédition, un évènement surprenant est à noter.

Comme tout bon pèlerin qui se respecte, nos aventures s’étaient déroulées depuis le premier jour dans un climat de parfaite chasteté et tota-lement dépourvu de la moindre auto-stoppeuse.

Toutefois dans ce crépuscule montagneux, Jean-Pierre eut une sorte d’apparition. Sortant d’on ne sait où dans cet univers sauvage et mi-néral, une femme vint à sa rencontre alors que nous étions occupés à compléter nos souvenirs de quelques photos de ce site majestueux.

C’était une femme entre deux âges, vêtue d’un jean qui semblait flotter autour de fines pattes préfigurant les cigognes que nous allions rencontrer beaucoup plus tard.

Elle portait en guise de chaussures de mon-tagne une triste paire de ballerines… En un mot elle paraissait vraiment perdue et ne sa-chant pas de quel côté son chemin était censé la diriger.

Après quelques brèves minutes de conversa-tion, nous décidons de la conduire jusqu’à St Jean Pied de Port où un camping doit nous ac-cueillir pour passer la nuit.

Nous prenons congé non sans mal de notre visiteuse qui paumée pour paumée nous aurait volontiers accompagnés jusqu’en Galice tant son emploi du temps semblait davantage peu-

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plé d’aléas que de certitudes sur sa véritable destination.

L’heure est tardive lorsque installés nous sa-vourons le repas concocté par Bernard. Le ton est donné lorsqu’un délicieux navarin d’agneau succède à une entrée qui met franchement à l’honneur le jambon local. Nous allons pour-suivre notre précédent régime…..même si le navarin est présenté comme tout à fait excep-tionnel et simplement destiné à marquer notre passage en terre de Navarre dès le lendemain.

En ce qui concerne le jour suivant, nous avi-serons au lever du soleil et en fonction de la forme mentale et physique de chacun, car la reconnaissance effectuée précédemment a for-tement marqué les esprits.

Pour l’instant seul le repos peut nous faire oublier les longs kilomètres avalés en ce mer-credi après midi tout en rêvant avec beaucoup d’appréhension à ceux qui nous attendent par la suite.

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Notre nouvelle organisation prévoyait pour ce second parcours un ébergement systéma-tique dans un camping pour chaque nuit avec un petit déjeuner pris sur place.

Aussi vers neuf heures quittons-nous l’em-placement qui nous avait accueillis la veille et qui se situe à environ deux kilomètres de la bourgade. Ceci avant de réellement attaquer la montée tant redoutée, sauf par Bernard qui tient des propos très stimulants avant de nous quitter pour aller faire les courses non sans pré-ciser qu’il nous rejoindrait vers onze heures…en guise de voiture-balai si cela s’avérait néces-saire.

Les premières pentes sont franchies sans problème, les côtes sévères sont entrecoupées de faux plats où nous pouvons souffler un peu. Nous parvenons ainsi jusqu’au village de Val Carlos et nous faisons une petite halte qui nous permet d’admirer de très modernes statues re-présentant des pèlerins. Ces sculptures de gra-nit sombre s’inscrivent pleinement dans cette forme d’expression incomparable dont les ar-tistes espagnols semblent avoir le secret, elles ne sont ni belles ni vilaines, mais il est impossible de les ignorer en bordure de notre route…

Immédiatement après la sortie du hameau les courbes et les lacets deviennent franchement

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ardus. Nous avançons très difficilement à en juger par la désespérante lenteur avec laquelle défilent les bornes kilométriques plantées en bordure des fossés ornés de taches de couleur jaune, blanche ou bleue selon que nous croi-sons des genêts, des marguerites ou encore de fragiles ancolies. Un chaud soleil accompagne notre progression.

Sur notre trajet nous ne rencontrons aucun piéton, ils empruntent un itinéraire voisin enfoui dans les sous-bois, mais nous côtoyons plusieurs cyclistes. Un Belge perché sur une randonneuse progresse avec une étonnante lenteur, mais une constance à toute épreuve qui n’est comparable qu’à sa façon de mouliner en entraînant de tous petits développements, nous roulons côte à côte un moment puis nous le distançons avant de croiser une femme dont la nationalité restera un mystère, mais pour laquelle nous éprouvons un profond respect et une grande admiration.

A quelques encablures du sommet, nous sommes face à un véritable mur lorsque j’at-tends Jean-Pierre afin que nous terminions en-semble ce chemin de croix.

C’est ainsi que nous achevons cette ascension avec pour couronner le tout un affreux vent de face qui nous surprend à quelques centaines de mètres de la chapelle moderne repérée la veille comme étant un authentique poteau d’arrivée

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au col d’Ibaneta qui culmine à 1066 mètres d’altitude.

Nous rejoignons Bernard qui nous a dépassés à une courte distance de notre but après avoir récupéré Denis.

Vraiment très heureux d’en avoir terminé avec cette barrière montagneuse qui nous sé-parait de l’Espagne, nous immortalisons notre passage par la pose d’une croix portant l’ins-cription de nos quatre prénoms et que nous plantons au milieu d’un grand nombre d’autres symboles laissés par les innombrables pèlerins qui nous ont devancés en ce lieu mythique.

Une sieste réparatrice succède au repas. A demi endormi je me souviens avoir admiré dans ma jeunesse le grimpeur espagnol Bahamontès,

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aujourd’hui c’est une véritable vénération que je voue au grand Frédérico…

Vers 15 heures nous parcourons le petit tron-çon qui nous sépare de Roncevaux.

Nous visitons l’immense collégiale, l’église dans laquelle scintillent de superbes vitraux puis l’énorme rocher orné de bas reliefs retra-çant l’épopée des fidèles preux chevaliers qui périrent ici le 15 août 778.

Quelques siècles plus tard, un poète immor-talisa ce fait d’armes par la Chanson de Ro-land tué par les Vascons après que les Francs aient pillé Pampelune. Dans ce cadre on croit entendre éternellement sonner le cor du neveu du roi.

Mais surtout en ce lieu tout rappelle le dé-but de la Reconquista depuis le vitrail vantant le courage de Sanche le Fort, les lointaines ori-gines du Camino Frances jusqu’à la mort de Roland accompagnant l’armée franque du mo-narque chrétien regagnant son royaume.

A la terrasse d’un bar-restaurant, nous aper-cevons les cyclistes rencontrés dans les côtes gravies le matin.

Un large panneau indicateur portant l’ins-cription suivante nous ramène brusquement aux réalités :

Santiago de Compostella 790 km

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S’effectue alors le vrai départ en direction de Pampelune. Nous pensions en avoir termi-né avec les difficultés, mais il n’en est rien, le piémont espagnol est beaucoup plus accidenté que le versant français, après quelques portions vallonnées nous passons deux nouveaux cols à 922 et 801 mètres d’altitude.

C’est complètement usés que nous parvenons enfin au village de Larrasoana où est fixé notre rendez-vous avec Bernard.

Les deux étapes de la journée ont été éprou-vantes et nous regagnons le camping-car avec un immense plaisir.

Le programme de la soirée prévoit de s’arrê-ter dans le centre de la capitale de la Navarre afin de visiter le quartier qui borde les arènes.

Tous quatre sommes de fervents aficionados et nous nous faisons un devoir d’aller saluer le buste d’Emingway qui garde l’entrée de la plaza où chaque été les fêtes de la San Fermin déchaînent les passions de tous les amoureux du « dieu toro ». C’est ici que « Don Ernesto », comme l’appelait avec affection et respect tout le peuple taurin, a vécu d’inoubliables instants qui lui ont permis de nous laisser certains de ses romans aussi monumentaux que les arènes voisines elles-mêmes.

Devant quelques fâcheux embarras de sta-tionnement je décide de garder seul notre mai-

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son ambulante pendant que mes trois amis iront rendre visite au grand écrivain. Hélas! un orage d’une rare violence éclate et les conduit à rega-gner le véhicule précipitamment.

Face aux éléments déchaînés, nous quittons l’agglomération grâce à l’adresse dont fait preuve Bernard pour prendre la direction de Puente la Reina.

A peine sommes-nous parvenus au bureau d’accueil d’un terrain de camping baptisé « El Moulino » que l’orage qui a dû nous suivre re-prend avec une ardeur terrible ; pendant deux heures environ nous sommes littéralement as-sourdis du bruit d’un tintamarre par lequel la pluie et la grêle rivalisent de zèle pour clore

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cette journée d’enfer entre les méchants cols pyrénéens et les très fortes intempéries.

Après avoir apprécié une remarquable salade méditerranéenne, tout le monde conclut cette première journée sur le Camino par un rapide sommeil sans même envisager la traditionnelle partie de cartes tant les pèlerins sont fourbus.

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Puente la Reina est une petite ville située à une vingtaine de kilomètres au sud de Pam-pelune, fondée dès le Xième siècle elle ne vit que pour et par les milliers de pèlerins qui la traversent ou bien y séjournent brièvement. Comme à l’origine, la cité a conservé son aspect de « village rue » débouchant sur le pont roman qui enjambe le Rio Arga, évitant comme par le passé les dangers et désagréments de difficiles passages à gué aux très nombreux « marcheurs de Dieu » qui empruntent cet itinéraire qui prend le nom de « Camino Frances » à partir de ce lieu hautement réputé sur le chemin de Santiago.

En effet les quatre routes menant de Tours, Vézelay, Le Puy en Velay ou encore Arles se re-joignent ici pour ne plus former qu’une seule voie ainsi désignée jusqu’au bout de la Galice. Nous l’empruntons sous un soleil retrouvé, l’orage de la veille étant parti se faire entendre ailleurs.

A compter de ce moment, notre parcours sera jalonné avec une précision sans pareille.

Les bornes de pierre sculptées, les plaques de métal ou de céramique de couleur jaune et bleue et les statues en forme de coquilles se succèderont tout au long des moindres routes, chemins ou sentiers conduisant les pèlerins à la terre promise.

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Notre itinéraire de ce dernier jour du mois d’avril nous amène à traverser la Navarre pro-fonde avec des champs de céréales et de cultures maraîchères à perte de vue bordés dans le loin-tain par les Pyrénées dont nous nous éloignons peu à peu. Le terrain reste très tourmenté entre de verdoyantes vallées que séparent des bosses fatales à nos vieilles jambes.

Dans ce magnifique décor, nous croisons des troupeaux de vaches et surtout de superbes che-vaux de couleur fauve avec la crinière claire, on se croirait revenu dans le Gers tant par la beauté du paysage que par les difficultés qui s’enchaînent sur notre route.

Les villages sont perchés sur de petites col-lines, ils ont tous une forte empreinte romaine comme l’indiquent les panneaux touristiques.

Sur les sentiers qui longent la route, nous voyons quantité de marcheurs qui avancent pé-niblement et souvent chargés comme des mules.

Une petite pause à Estella, patrie du plus grand torero à cheval : Pablo Hermoso de Men-doza, permet à Denis d’acheter un casque pour remplacer celui resté malencontreusement sur le bord d’un talus la veille.

Ensuite nous terminons la matinée en pour-suivant jusqu’à Azqueta où Bernard nous re-joint pour nous faire profiter de ses dernières trouvailles en matière de diététique sportive as-

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sociées à un excellent « rioja ». La découverte et le grand respect des spécialités locales doivent s’appliquer à la table comme aux nourritures spirituelles que nous prodiguent nos visites des merveilleux édifices religieux implantés tout au long du chemin.

La seconde partie de la journée nous conduit jusqu’à Viana à quelques pas de Logrono. Le délicat passage de deux nouveaux cols nous fait craindre que les contreforts pyrénéens n’en finissent jamais ou bien ne se terminent qu’à l’approche de Gibraltar tant le relief monta-gneux reste omniprésent tout autour de nous….

Après avoir évité la zone urbaine qui ceinture Logrono, la soirée se passe à Navarette où la première partie de belote se solde par la victoire des catholiques selon l’immuable rituel mis au point lors de notre première expédition.

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Au terme d’une nouvelle nuit pluvieuse, le jour se lève sous une très épaisse grisaille et un temps fortement rafraîchit.

Impossible de prendre immédiatement les vé-los dans ces conditions ; mais comme à l’accou-tumée la providence fait bien les choses en nous suggérant de nous avancer jusqu’à Najera afin de visiter ce site tout en formulant le vœu que le ciel devienne plus clément pendant notre halte.

De Navarette à Najera, le chemin serpente au milieu de l’océan des célèbres vignes donnant un vin de grande qualité.

A notre arrivée dans la ville le ciel reste gris et bas, Bernard stationne le camping-car à proxi-mité du centre ancien et alors… miracle nous rencontrons le seul retraité français à s’être re-tiré dans ce coin d’Espagne.

Cet homme se montre extrêmement aimable et il se propose de nous guider dans la capitale historique de la Rioja qui dès le Xème siècle fut le centre politique le plus important de la Re-conquista.

Une imposante fête médiévale occupe toutes les places et ruelles anciennes, la plupart des habitants sont costumés en tenues du Moyen Age. Notre guide nous fait visiter la cathédrale, le cloître, la crypte emplie de gisants et le pitto-resque marché qui anime le centre de la bour-gade. C’est absolument superbe et très émou-

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vant. Notre hôte nous gratifie de nombreuses explications puis il nous accompagne dans une gentille bodega où nous honorons de notre mieux les préparations régionales qui nous sont proposées en accompagnement d’un délicieux « vino blanco ».

Comme l’étrange et fine personne, rencontrée sur les hauteurs d’Ibaneta notre homme semble décidé à nous suivre jusqu’à St Jacques…

Finalement nous quittons les cliques, les cos-tumes et les défilés pour trouver un coin de campagne qui sera notre point de départ pour l’après-midi, non sans avoir préalablement ter-miné le succulent bœuf bourguignon mitonné par Bernard.

La météo est toujours aussi maussade lorsque nous partons avec Denis en direction de Villa-franca de Oca.

Jean-Pierre souffrant d’un genou a préféré se reposer pour ne pas mettre en péril sa parti-cipation aux étapes suivantes.

Les conditions d’abord difficiles deviennent très, très dures en milieu de parcours, c’est transis de froid que nous passons un nouveau col perdu dans les montagnes d’Oca à 1.150 mètres d’altitude. De fines gouttes de pluie ne nous quittent pas jusqu’au camping-car qui nous attend dans un village proche de Burgos.

Nous nous installons dans un terrain de cam-

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ping situé en périphérie immédiate de la grande ville ; avec pas mal de regrets pour les kilomètres neutralisés aujourd’hui, mais le bien mauvais temps ne permettait guère de faire mieux sur nos bécanes.

Heureusement la très belle visite de Najera, l’émotion ressentie dans l’immense église où trône la statue de St Jacques et l’animation du centre ancien resteront d’ineffaçables souve-nirs dans l’esprit de tous.

La journée s’achève dans le froid par une nouvelle victoire des catholiques dans nos duels fratricides autour du tapis de cartes ; aussi nous consolons-nous en achevant la bouteille de Jurançon offerte lors de notre départ par l’ami Denis.

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C’est tôt en ce dimanche matin que nous quittons notre lieu de repos pour aller visiter la première ville de Castille que nous atteignons et qui est toute entière dédiée à son fils le plus illustre : Rodrigo Diaz de Vivar dit Le Cid.

Nous entrons de plain-pied dans l’Espagne des « Rois très catholiques ».

Toute la cité est tournée vers son glorieux passé et le rôle prépondérant qu’elle a joué du-rant environ cinq siècles de luttes incessantes contre les musulmans.

Dès le début de notre promenade nous aper-cevons la statue monumentale qui représente Le Cid monté sur son destrier et pointant sa lourde épée vers l’avant. Nous admirons ensuite plu-sieurs églises et de très élégants jardins avant d’atteindre la place sur laquelle est édifiée l’im-mense cathédrale.

Nous contemplons longuement tant l’exté-rieur que l’intérieur de cet édifice tellement porteur d’histoire et d’une forte charge émo-tionnelle.

Les multiples chapelles qui encadrent la nef principale sont plus belles les unes que les autres. Chacun d’entre nous chemine lentement dans cet univers de silence et de recueillement.

Devant tant de splendeur, il est de bon ton de rester silencieux, toutefois je me permets une remarque désobligeante à l’encontre du clergé

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romain. En effet cette instance est plutôt connue pour son conservatisme ; alors comment a-t-elle pu permettre que l’on retire tous les cierges de ces extraordinaires basiliques pour les rempla-cer par d’affreuses machines à sous plus dignes d’un bistrot de quartier que de ces admirables lieux de prière.

Pour l’huguenot, l’hérétique que je suis ; la contemplation d’aussi grandioses œuvres hu-maines demeure un réel plaisir et un grand sujet de méditation, même si elles se situent bien loin du dépouillement qui règne dans nos modestes temples.

Mais le symbolisme dont est porteur la flamme d’un cierge, la vie éternelle ou pas qui s’en dégage mérite pour moi nettement mieux que ces ridicules appareils mécaniques qui tels de vulgaires jukebox clignotent plus ou moins vaillamment selon le nombre de pièces déposées par de pieux passants.

La chrétienté est faite de symboles, l’oublier à ce point me parait une bien dommageable dé-marche et ceci d’autant que nous ferons cette affligeante constatation jusqu’au cœur de la cathédrale de Santiago elle-même après être passés par toutes les églises qui ornent les villes traversées par le Chemin sacré.

Nous quittons la ville au moment où débute une parade militaire avec de fringants gardes à

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cheval qui rejoignent sur la plaza major tout ce que la cité compte de notables revêtus de leurs plus beaux atours.

Le village de Tardajos situé un peu à l’écart de l’agglomération urbaine nous offre un havre de paix pour le déjeuner après quoi nous repre-nons la route totalement vers l’Ouest comme l’indiquent nos cartes routières.

Le désert de Castille commence ici avec d’in-terminables plaines couvertes de champs de cé-réales ondulant sous le vent descendu tout droit des montagnes enneigées qui forment l’horizon sur notre droite.

Nous progressons sans grande difficulté sur ce plateau appelé la Meseta, mais nous navi-guons en permanence autour de sept à huit cents mètres d’altitude aussi la température devient vite très fraîche sous les faibles ondées que laissent tomber de menaçants nuages gris.

Nous ne traversons que de tous petits ha-meaux sans voir âme qui vive. Enfin un maigre rayon de soleil salue notre arrivée à Carion de la Condes.

Bernard qui a eu le temps de repérer un cam-ping tout proche nous conduit rapidement en direction de très salutaires douches destinées avant tout à nous apporter un peu de chaleur.

C’est une nouvelle fois une succession ininter-rompue d’averses qui accompagne notre repas

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du soir ; après quoi les protestants s’imposent enfin à la belote grâce à l’exceptionnel jeu dont est doté Denis.

Cette première étape en Castille nous a per-mis de percevoir la passion et la foi qui animent tant de marcheurs. Un simple regard échangé ou un bref geste de la main nous font rencon-trer des sourires parfois figés par la douleur de l’effort accompli. Par la suite, retrouver ces mêmes personnes en prière ou en simple visite dans ces majestueuses basiliques fait naître en nous un véritable sentiment de respect envers tous ces inconnus dont nous nous sentons à la fois distants et pourtant si proches.

Nous ne partageons pas les auberges avec eux, nous ne connaissons pas leur vraie motiva-tion, mais nous avons le sentiment, que comme nous, ils ne réalisent pas après pas un morceau de leur rêve.

Un exemple nous est donné lors de cette soi-rée passée à Carion de los Condes. Peu après notre arrivée dans les conditions difficiles que j’ai mentionnées, nous voyons un cycliste équi-pé d’une randonneuse et traînant une petite remorque. L’homme qui possède un physique plus proche d’un coureur de marathon éthio-pien que d’une basketteuse de l’ancienne RDA s’affaire à déployer une tente ridiculement pe-tite puis il a tout juste le temps de déposer les

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deux sacoches de son vélo à l’abri dans le bloc des sanitaires avant que la pluie ne s’abatte sur son modeste gîte. Au terme d’une nuit fran-chement glaciale et humide, il repartit très tôt le lendemain matin avec le même flegme et la même volonté. Je crois qu’il était de nationalité néerlandaise et je n’ai jamais connu le véritable sens donné à sa démarche ; mais simplement au niveau d’une victoire sur soi même…Chapeau bas, Monsieur !!!

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En ce lundi matin du 3 mai, tout le monde se réveille totalement frigorifié, le soleil est re-venu, mais le thermomètre ne dépasse pas les deux ou trois degrés. Nous avions envisagé un voyage sous le chaud soleil de la péninsule ibé-rique, mais le calendrier semble fortement bal-butier au niveau des saisons.

Quelques nouvelles de nos familles nous in-forment que la situation est identique dans le sud de la France avec un Printemps qui prend des allures de Toussaint.

Un pèlerin peut lutter contre lui-même, mais pas contre la météo, alors il faut coûte que coûte reprendre la route en direction de Sahagun.

Nous pensions avoir fait connaissance avec le désert castillan la veille, mais ce n’était qu’un maigre aperçu par rapport au Pàramo qui s’étalait à présent devant nous.

La RN 120 est d’un rectiligne parfait, à peine vallonnée elle trace une sorte de sillon au mi-lieu d’immensités sans le moindre village. Nous sommes en pleine zone désertique et dépeuplée, aucun être vivant ni humain ni animal, même plus les troupeaux croisés en Navarre. Nous n’apercevons que des oiseaux, des cigognes ni-chées au sommet des squelettiques poteaux por-tant les lignes électriques, des dizaines de mé-sanges, chardonnerets, moineaux, d’énormes

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corneilles lugubres dans ce décor avec leurs robes noires et enfin d’immenses rapaces qui semblent guetter notre moindre défaillance...

Un vent glacial ralentit notre progression, mais surtout il mord notre visage et engourdit nos mains figées sur le guidon. Le froid est ter-rible malgré la présence du soleil, toutefois nous nous consolons en doublant les nombreux mar-cheurs qui avancent péniblement sur le chemin de terre parallèle à notre route.

La vue des murs de briques rouges qui carac-térisent la quasi-totalité des bâtiments de Saha-gun constitue un grand soulagement pour les trois cyclistes.

Bernard qui a fait les courses nous rejoint et il nous conduit dans un joli endroit boisé à l’ex-térieur de la ville, de là nous apercevons dans le lointain « Les monts de Léon » couverts de neige alors que le vent continue de tracer de gigantesques vagues froides dans les champs de blé.

Pendant notre repas les bourrasques ne cessent de hurler dans les arbres. Bernard conscient de nos craintes et de nos difficultés, prodigue de judicieux conseils de nature à moti-ver la troupe puis avec une grande solennité il remet à chacun une barre chocolatée riche en protéines. En ce début d’après-midi, nous tu-toyons le dopage !!!

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Les conditions sont dantesques nous roulons au milieu de nulle part sur un très mauvais revêtement avec de pauvres villages en grande partie abandonnés ; leurs maisons partielle-ment détruites nous font réaliser ce qu’a dû être l’exode rural dans toute cette région.

Le plus terrible reste le vent qui tantôt de face tantôt sur notre droite, dévale de la Cordillera Cantabrica blanche de neige et balaye littérale-ment toute la largeur de la chaussée.

Pour ma part, je connais là le plus pénible moment sur le vélo et je ne dois mon salut qu’à un providentiel banc de bois rouge posé au so-leil contre le mur de l’église du village de Burgo sur lequel je passe quinze minutes afin de re-prendre un peu le souffle qui me permettra de rejoindre le camping-car dont la présence est prévue aux portes de Léon.

Je me remémore les brochures qui mettent en garde les pèlerins contre les risques liés à l’acca-blante chaleur qui règne souvent sur cette pro-vince, si j’avais les coordonnées des auteurs de ces textes je pense que je leur adresserai volon-tiers de chaleureuses félicitations après l’hor-rible journée que nous venons de vivre…

Chacun tente de se réchauffer pendant que Bernard cherche en vain un camping autour de la ville.

Après une heure d’errance, nous nous fixons

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devant un foyer communal au lieu dit Valdef-resno.

Les gérants font preuve à notre égard d’une grande amabilité et ils nous permettent de sta-tionner pour la nuit sur le parking attenant à leur établissement.

Une fois encore cette contrariété se trans-forme en un délicieux moment. Nous parti-cipons à un joyeux apéritif avec les habitués des lieux et nous constatons avec bonheur que l’usage de la langue ibère a un véritable effet de jouvence sur Bernard qui se remet à l’esprit ses jeunes années d’études et progresse considéra-blement dans ce qui reste pour nous un difficile dialecte.

Son rôle d’interprète nous permet de vivre avec quelques typiques figures locales une de ces rencontres inoubliables comme en réserve le Camino, après quoi nous dînons dans la salle attenante au bar.

Après réflexion je pense que si Bernard se comprenait si bien avec les tenants de ce res-taurant c’est qu’il existait entre eux d’autres points communs que le seul dialogue verbal, je les soupçonne fortement d’avoir les mêmes ré-férences en matière de cuisine et de diététique.

C’est ainsi que nous voyons arriver sur la table d’énormes tranches de jambon Serrano accompagnées de pain à la tomate, puis une sa-

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lade variée précédant les escalopes de veau avec frites après quoi une boisson, dans laquelle j’ai cru reconnaître de la fleur d’oranger, arrose délicatement de petits gâteaux secs, le tout sans oublier un très tannique vino tinto.

Il faut faire bien des sacrifices pour com-battre les rigueurs du climat castillan…

Un étonnant bulletin météo diffusé durant près de trente minutes par la chaîne de télévi-sion locale ne nous donne que de bien vilaines perspectives pour les prochains jours.

Alors au diable la coquetterie, cette nuit s’an-nonce polaire ; nous dormons habillés en survê-tement dans nos duvets pendant que Bernard s’approprie le ravissant peignoir rose de Jean-Pierre en guise de couverture supplémentaire.

Le moral reste solide, mais le programme des futures étapes occupe tous les esprits. Les monts de Léon, la Cordillera Cantabrica et les mau-vais signes de la météo sont autant d’impres-sionnantes images qui vont hanter nos songes nocturnes.

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Au petit matin tout le monde se réveille cour-baturé par les efforts de la journée précédente et le froid qui a régné toute la nuit.

Nous prenons un très agréable petit déjeuner au foyer découvert miraculeusement la veille avant de quitter ces charmants restaurateurs pour aller visiter l’ancienne capitale de l’Es-pagne.

Nous arpentons de nombreuses ruelles au-tour de la plaza-major pour parvenir à la ca-thédrale encore plus impressionnante que celle de Burgos. Nous consacrons de longs moments à admirer cet authentique vaisseau de pierre qu’illuminent pas moins de mille huit cents mètres carrés de vitraux.

On est absolument éblouis par la lumière qui éclaire les boiseries, les dorures du cœur et les vertigineuses voûtes qui se croisent au dessus de nos têtes.

Le pourtour du corps central de l’église compte tant de chapelles que je suis incapable d’en citer le nombre précis, chacune est dédiée à un saint particulier, mais hélas avec toujours la même tristesse en ce qui concerne les cierges…

Nous nous dirigeons ensuite par un nouveau dédale de rues vers la collégiale San Isidoro présentée dans notre documentation comme la chapelle Sixtine de l’art roman.

A l’approche du bâtiment, nous sommes sur-

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pris par une massive présence policière, la jus-tification de ce déploiement de forces nous est rapidement indiquée.

En effet une importante cérémonie se déroule à l’intérieur du panthéon royal, il s’agit de la commémoration de la remise symbolique des clefs de la ville de Léon au roi d’Espagne sié-geant désormais à Madrid. L’accès de ce site prestigieux nous est interdit, car exception-nellement réservé aux représentants des corps constitués locaux qu’honorent de leur présence le roi Juan Carlos et la reine Sophie.

La survivance de ces traditions séculaires nous interpelle sur le rôle fondamental joué par la Castille tout entière dans l’unification de l’Espagne lors de la victoire sur les Maures. Je pense que pour de nombreux Ibères vivant en cette fin du XVe siècle, la prise de Grenade, qui sonnait le glas de l’occupation musulmane sur l’ensemble de la péninsule, a constitué un phénomène nettement plus important que le premier pas posé par Christophe Colomb sur de lointains rivages situés au-delà de l’immense océan. Toutefois il est amusant de constater que par les caprices de l’histoire ces deux évène-ments se déroulaient en même temps.

Jean-Pierre profite du contre temps qui ré-sulte de notre déception devant l’impossibilité d’effectuer la visite de l’église dédiée à San Isi-

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doro pour pénétrer dans quelques boutiques d’où il ressort vêtue d’une élégante et surtout chaude veste portant sur la poitrine les insignes de la ville.

Nous reprenons alors notre direction droit vers l’Ouest et finissons par trouver refuge dans un nouveau camping situé à Villandangos del Paramo.

Malgré le soleil qui brille généreusement, le temps reste très venteux et toujours aussi gla-cial.

Nous réglons quelques problèmes d’inten-dance puis nous prenons un peu de repos en attendant d’affronter la montagne qui nous a été présentée comme plus que redoutable par les renseignements pris au bar du foyer com-munal.

La journée s’achève en jouant aux cartes, mais comme les parties se multiplient en soi-rée et maintenant en après midi ; je ne sais plus quelle équipe mène au score même si je pense que les catholiques conservent un avantage cer-tain.

Pour le repas du soir outre la salade variée, nous avons droit à une vraie grillade préparée par Denis qui a découvert un grand barbecue dans ce terrain de camping quasiment désert.

Avec l’aide de Jean-Pierre, ils réussissent à mener à bien leur entreprise en dépit des vio-

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lentes bourrasques et du manque de bois. Je pense qu’ils ont récupéré tous les piquets de bois présents dans ce périmètre.

A la vue des très imposantes montagnes qui nous font face et compte tenu des prévisions diffusées par la météo nous nous préparons à vivre une nouvelle nuit particulièrement diffi-cile au niveau de la température ambiante dans notre modeste habitacle.

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Nous constatons avec une grande satisfaction que le vent a largement dégagé le ciel avant de s’endormir dans la nuit.

Dans un champ voisin, un tracteur laboure la terre suivi par une multitude de cigognes.

Notre départ s’effectue dans l’axe parfait des montagnes blanches recouvertes de neige. Nous roulons une fois encore au milieu d’immenses champs avec la seule compagnie d’une foule de cigognes tantôt perchées sur leurs nids tantôt à la recherche du moindre vers suicidaire qui sort la tête du sol détrempé par la pluie.

Nous traversons la jolie ville d’Astorga en longeant les remparts romains, le palais épis-copal et la gracieuse église de couleur claire ; puis nous cheminons sur un plateau semblable au Causse ou au Larzac.

Dans le petit hameau de Santa Catalina de Somoza, je fais une halte auprès d’un vieil homme qui confectionne de très rustiques cannes, Jean-Pierre m’avance généreusement trois euros pour acquérir ce précieux souvenir avec lequel j’effectue les quelques kilomètres qui nous séparent de la pause de midi.

A la sortie d’El Ganso, connu pour son portail bleu recouvert de coquilles et de bourdons, Ber-nard a placé le véhicule sur un promontoire qui nous offre une vue superbe sur les montagnes désormais toutes proches.

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L’altitude de ce plateau se situe autour de mille mètres et pendant que nous reprenons des forces autour d’un savoureux plat de sau-cisses aux lentilles nous voyons passer un flot ininterrompu de « pérégrinos ». Des jeunes, des femmes, des hommes de tous âges avancent vers St Jacques avec une ardeur sans faille.

La matinée nous a permis de parcourir une importante distance, mais nous redoutons le programme qui nous attend en seconde partie de journée.

Nos craintes ne tardent pas à se justifier, à peine avons-nous quitté Rabanal del Camino qu’un sévère mur se dresse devant nous. C’est au prix d’une très rude ascension que le ha-meau de Foncebadon nous accueille ; un nouvel effort nous conduit ensuite à la Cruz del Ferro. Ce haut lieu du Camino Frances constitue un des points culminants du parcours en dominant plus de quinze cents mètres d’altitude.

Ces terribles côtes ont été parcourues tantôt seul, tantôt avec l’un des copains ou encore avec quelques cyclistes de rencontre. Ainsi ce couple de jeunes espagnols avec lesquels nous parve-nons tout en haut du col avant que Jean-Pierre n’immortalise ces mémorables instants au fond de son appareil numérique.

Au pied de la Cruz del Ferro nous déposons un moment nos bicyclettes avant de gravir

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l’amoncellement de pierres autour de la célèbre croix porteuse de tant de souvenirs. C’est au travers de drapeaux, fanions, foulards et autres chaussures abandonnés par les « jacquets » que nous contemplons les cimes les plus élevées des sauvages Monts de Léon.

La route qui suit est comme posée sur un long plateau surplombant d’impressionnantes val-lées parsemées de champs d’éoliennes. Le gran-diose et austère décor est constitué de landes au milieu desquelles se dressent les silhouettes fan-tomatiques de maisons et autres lieux à l’aban-don, il offre encore quelques réjouissances à nos vieilles jambes avant de descendre enfin sur El Acebo.

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Ce pittoresque et très étroit village se carac-térise par ses maisons de pierres desquelles dé-bordent de larges balcons en bois, il se trouve à proximité de Ponferrada qui marque le point final de cette difficile après midi.

Nous traversons cette cité moderne et indus-trielle avec de nombreux immeubles récents en total décalage avec l’imposant château templier qui domine l’ensemble.

Comme le mentionnent de nombreux écri-teaux, nous sommes à présent dans la région du Bierzo célèbre pour ses vins et cultures frui-tières. Nous nous fixons pour la nuit à Villamar-tin de la Abadia.

La journée a été méchante pour tout le monde, les valeureux cyclistes, mais également Bernard qui s’est acquitté avec maestria de la délicate conduite sur ces tortueuses routes de montagne.

Le repas du soir nous réconcilie avec la vie lorsque d’épaisses côtes de veau à la saveur enrichie de morilles se présentent dans nos as-siettes.

La traditionnelle partie de cartes n’est même pas envisagée tant chacun termine ce mercredi vraiment épuisé.

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Bernard nous quitte de bonne heure pour assurer le ravitaillement et nous débutons la journée par un parcours en montée faible, mais continue au sein de verdoyantes vallées qui rap-pellent étrangement nos vallées cévenoles.

De grands genets jaunes et blancs décorent le versant des collines alors que le haut des crêtes est totalement rose car couvert d’immenses bruyères en fleurs.

Nous sommes contraints d’emprunter une voie à grande circulation sur laquelle de nom-breux camions roulent à vive allure. Les piétons ne sont guère mieux lotis sur le chemin creux qui longe le bitume. Leur nombre est nettement croissant au fur et à mesure que nous nous rap-prochons du sanctuaire.

Bientôt le chemin zigzague à flanc de colline ce qui a le mérite de nous débarrasser des poids lourds qui rejoignent une portion autoroutière suspendue par de hideux viaducs tout au dessus de nos têtes.

Mais cela signifie également que nous sommes au pied de la montée vers O Cebreiro.

Tout à la fois très attendu et tout autant re-douté, ce magnifique tronçon du chemin n’est pas sans nous rappeler la dure ascension de Roncevaux

La longue côte comporte une bonne dizaine de kilomètres avant d’atteindre les mille trois

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cents mètres d’altitude où se niche ce mythique village composé d’ancestrales bâtisses aux toi-tures faites de chaume ou de larges pierres plates entièrement recouvertes de mousse.

L’épreuve est une nouvelle fois laborieuse, je distance légèrement mes deux amis et je roule un moment avec un groupe de cyclistes qui affichent leurs diverses nationalités par la pré-sence de petits drapeaux de leur pays respec-tif arrimés à l’arrière de leurs vélos. Un joyeux charabia permet d’échanger quelques mots de réconfort avec plusieurs Italiens, des Espagnols et même un Brésilien.

Quelque part au bord de la route, dans une courbe je croise Bernard en train de cuisiner en prévision du repas de midi, ensuite je poursuis en direction du sommet en luttant contre une longue enfilade de lacets avant d’apercevoir enfin la superbe statue de bronze implantée à l’entrée du village et représentant un grand pèlerin qui semble marcher pour l’éternité au travers de ce col.

Tout au bout du hameau je m’abrite derrière un muret de pierres, car le vent est à nouveau très froid sur ces hautes terres. Bernard qui a repris Denis et Jean-Pierre à quelques courbes du terme de cette dernière très grande difficulté du Camino, ne tarde pas à arriver. Il positionne notre véhicule sur un terre-plein qui offre une

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vue panoramique sur la profonde vallée et la route théâtre de nos récentes souffrances.

A partir de ce village perdu, nous sommes en Galice. Les symboles jacquaires se multiplient et rivalisent de beauté, de grandes bornes de granit incrustées de céramiques, des faïences teintées de jaune et bleu ou de grandes stèles verticales balisent le Camino avec une fré-quence interdisant au plus distrait des pérégri-nos de se perdre.

En début d’après-midi nous décidons de neu-traliser une courte distance en direction de Sar-riat, puis nous reprenons nos chères bicyclettes jusqu’à Portomarin. Cette partie ne comporte pas de grosse difficulté, elle nous gratifie même de pas mal de descente, toutefois j’ai le grand regret de ne pas avoir effectué quatre kilomètres de grimpée supplémentaire entre O Cebreiro et le col de San Roque où une autre immense statue de pèlerin semble assurer le décompte des jacquets qui péniblement déambulent à ses pieds.

Très jolie petite ville située sur les rives d’un lac, Portomarin possède un camping baptisé Santa Marina.

Magnifiquement situé en pente douce, domi-nant les eaux sombres ce terrain est le terri-toire de nombreux chevaux qui vagabondent à leur guise entre les arbres et les rares empla-

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cements occupés par des caravanes. Pas du tout farouches et visiblement habitués à la pré-sence de visiteurs de passage ils prennent acti-vement part à notre petit apéro improvisé en s’octroyant une très conséquente portion parmi les arachides et biscuits prévus pour accompa-gner quelques breuvages alcoolisés issus de la réserve gérée par Denis et Bernard.

Allongés dans l’herbe nous profitons du cha-leureux soleil enfin retrouvé, lorsque Bernard offre à chacun un typique chapeau de pèlerin orné de l’insigne jaune en forme de coquille stylisée. Autour de nos verres, nous formulons d’agréables vœux pour la dernière journée qui doit nous mener jusqu’au terme de notre voyage.

La partie de belote se termine une fois en-core par la victoire des catholiques remarqua-blement servis par le Tout Puissant dans l’attri-bution des cartes.

Vers vingt-trois heures, les quatre pèlerins s’endorment la tête pleine de rêves pour l’ul-time étape du lendemain.

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La Galice se caractérise par d’étonnantes ressemblances avec la Bretagne.

Ces deux régions disposées comme les der-nières sentinelles à l’extrémité ouest de l’Eu-rope ont instauré le granit en véritable symbole de leur architecture et de leur habitat.

La très coquette bourgade de Portomarin n’échappe pas à ces caractéristiques. Une rue centrale bordée d’imposantes arcades de gra-nit gris mène à la place centrale dallée de gra-nit gris sur laquelle trône une église romane de granit gris…. Toute cette harmonie de couleurs serait parfaite si le ciel n’avait décidé d’adopter lui aussi cette uniformité de tons.

Aussi, quoi de plus normal, que d’être tous réveillés dès cinq heures du matin par le bruit de la pluie qui s’abat sur le toit de notre maison à roulettes avec une vigueur qui ne laisse aucun doute sur ce que sera la météo de ce vendredi, tellement éloignée du crépuscule ensoleillé de la veille.

Pour chacun d’entre nous, la déception est grande, les projets échafaudés lors de la soirée précédente semblent être irrémédiablement à l’eau si je peux m’exprimer ainsi.

Au petit jour un dense brouillard nous per-met à peine de voir les cordes qui tombent du ciel.

Dans l’espoir d’une accalmie, nous décidons

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d’aller prendre le petit déjeuner dans le char-mant café gris situé en bordure de la place grise.

Le très accueillant patron de cet établisse-ment nous sert avec beaucoup de gentillesse, mais il ne manifeste aucun optimisme quant à l’évolution de la couleur du ciel.

Une brève visite du centre ancien nous fait regretter de ne pas découvrir ce paysage sous un jour meilleur, car nous trouvons l’ensemble très beau en dépit du fait que nos vêtements commencent à être sérieusement détrempés.

A contrecœur nous optons pour un départ avec le camping-car tout en conservant la mince espérance de pouvoir prochainement reprendre notre trajet de cyclistes.

Je me remémore d’anciennes définitions du climat océanique et j’en déduis sans délai que nous sommes en pleins travaux pratiques : brume, crachin, pluie fine, mais persistante, le tout dans une atmosphère baignant dans une humidité totale….

Dans ce décor celtique, nous avançons sur une chaussée entièrement couverte d’eau et bordée d’interminables forêts d’eucalyptus entrecou-pées de très verdoyantes vallées.

A bord de la voiture l’ambiance est réellement morose plus nous approchons de Santiago, plus les regrets deviennent profonds de ne pas ter-miner notre parcours sur nos chères bicyclettes.

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En dépit des conditions exécrables, nous continuons de doubler de nombreux pèlerins enveloppés dans des ponchos multicolores, les pieds dans la boue ils avancent à grand-peine vers leur but maintenant si proche, mais si dif-ficilement accessible sous ce déluge.

Le revêtement de la route est transformé en une véritable patinoire pour les minces pneus de nos vélos, aussi parvenons nous au Monte del Gozo toujours dans les mêmes conditions de frustration.

Les faubourgs de St Jacques de Compostelle se présentent à nous vers treize heures et nous avons tout jute le temps de nous installer dans un camping situé sur les hauteurs de la ville avant qu’une nouvelle averse n’arrose la cam-pagne déjà gorgée d’eau.

En dépit de la fin de nos efforts cyclistes, pour éviter toute trop brusque rupture avec nos habi-tudes alimentaires nous dégustons de sublimes tripes à la mode corse qu’accompagnent des pommes vapeur. Rassurés sur notre équilibre diététique, nous projetons d’aller visiter la ville en utilisant le service des transports en com-mun urbains dont une ligne passe tout à côté du terrain de camping.

Chacun dissimule mal sa déception lorsque le bus nous dépose à quelques pas du centre ancien.

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L’artère principale qui mène à la cathédrale est bordée des deux côtés d’une longue allée d’arcades sous lesquelles fleurissent quantité de boutiques alternant le meilleur et le pire comme cela est souvent le cas lorsque les marchands se rapprochent un peu trop du temple.

Au moins cette galerie nous protège-t-elle des ondées qui continuent d’alterner avec de maigres trêves ensoleillées.

L’aide de Bernard, pour qui la langue de Cervantès n’a plus de secret, nous est précieuse au moment de procéder à quelques achats, puis soudainement nous débouchons sur une place que dominent les deux flèches jumelles de la basilique au dessus des toits de tuiles rouges.

Le centre de cet espace est agrémenté d’une fontaine soutenue par quatre chevaux placés dos à dos. Immédiatement en face se dresse un majestueux fronton.

Nous admirons les mille sculptures, statues et chapiteaux qui ornent les diverses façades de l’édifice au milieu d’une cohue très dense dans laquelle se croisent nombre de nationalités.

L’année 2010 présente la particularité d’être décrétée Année sainte, car le jour du 25 juillet, date à laquelle l’on honore l’apôtre Jacques, tombe un dimanche.

Pareille coïncidence ne s’est pas produite depuis 2004 aussi le nombre de pèlerins qui au

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cours de ces douze mois cheminent vers la sainte tombe est il encore plus élevé qu’à l’ordinaire.

Des drapeaux et des oriflammes sont déployés tout autour de l’immense église pour marquer cet évènement.

Nous nous attardons ensuite longuement à l’intérieur du bâtiment dans lequel la foule est vraiment impressionnante.

Comme à l’accoutumée de nombreuses cha-pelles annexes sont disposées de part et d’autre du choeur de l’église tout entier occupé par une statue de St Jacques assis revêtu de l’habit de pèlerin, que de pieux jacquets vont embrasser au terme de longues minutes de patience en uti-lisant un escalier aménagé à l’arrière du maître autel.

Ce gigantesque ensemble baroque est dominé par le fameux « Boutafumeiro », énorme encen-soir d’argent suspendu à de solides cordes et dont l’usage nécessite l’intervention de huit « tiraboleiros », moines tout de rouge vêtus qui avec une grande habilité l’élèvent puis le pro-jettent à travers tout le transept à une grande hauteur au dessus des fidèles amassés.

Nous sortons de l’église par la plaza del Obra-doiro et ses monumentaux escaliers en laissant Jean-Pierre derrière nous, car il souhaite assis-ter à la messe du soir.

Nous serpentons un moment dans les ruelles

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bondées puis le bus nous reconduit jusqu’à notre lieu d’hébergement.

Jean-Pierre qui est le plus pratiquant d’entre nous n’est pas toujours le plus vaillant, aussi arrive t-il quasiment à la même heure que nous, car il a préféré rentrer en taxi après avoir assisté à un service religieux qu’il nous décrit comme étant une véritable merveille.

La ferveur de ces milliers de gens venus de tous horizons, la majesté des lieux, le jeu des grandes orgues et le rite de l’encensoir géant nous sont dépeints avec un enthousiasme dé-bordant ; à tel point que j’en viens à regretter de ne pas avoir accompagné notre ami à cette cérémonie.

Quelques semaines plus tard, mes remords furent encore plus grands lorsque dans la mati-née du 25 juillet je suivis avec beaucoup d’at-tention la messe retransmise par la télévision galicienne le jour de la Saint Jacques. Un mo-ment de grande émotion !!

La soirée se passe dans un climat aussi bizarre que lors de notre première partie de pèlerinage. Nous sommes heureux d’avoir accompli ce tra-jet, nous sommes contents à l’idée de retrouver nos familles, mais en même temps nous sommes conscients que nous terminons un bien joli rêve avec toujours plus d’envie de le perpétuer.

Le bruit lancinant de la pluie accompagne

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notre dernière partie de belote qui scelle défi-nitivement la victoire des catholiques, mais comment aurait-il pu en être autrement compte tenu de la quantité de saints que nous avons sa-lués tout au long du chemin.

Un lourd silence s’impose rapidement comme si chacun voulait éviter de ressasser sa rancœur à l’encontre d’un ciel si peu clément pour nous priver de la joie d’arriver jusqu’à St Jacques sur nos vélos.

Face aux impondérables de la météo, nous décidons de prendre dès le lendemain le chemin du retour en renonçant au court périple envi-sagé initialement jusqu’au cap Finisterre.

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L’évocation du seul mot de retour suffit à créer une ambiance fort éloignée de l’euphorie qui avait accompagné notre voyage aller.

Depuis St Jacques de Compostelle, la distance qui nous sépare de nos domiciles, est vraiment très importante.

L’itinéraire retenu longe la côte nord de l’Es-pagne jusqu’au Pays basque français qui doit abriter une halte intermédiaire sur ce trajet.

Nous quittons rapidement la Galice, puis les Asturies où nous croisons de nombreuses usines au milieu desquelles fleurissent d’étranges mai-sons aux couleurs les plus variées : jaune, bleu, vert, rose ou même rouge vif.

Le temps est toujours aussi vilain et les immenses forêts d’eucalyptus qui entourent routes et autoroutes se couvrent de bien tristes nuances de gris.

En milieu de journée, Bernard emprunte une route sinueuse qui nous permet d’atteindre le petit village de Cudillero. Le restaurant Marino qui surplombe la mer nous offre une vue para-disiaque en dépit des caprices du ciel.

La délicieuse parilla de poissons qui nous est servie ne trouve d’équivalence que dans le pa-norama qui s’étale sous les baies vitrées de la grande salle où nous déjeunons.

Ensuite nous reprenons la route pour fran-

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chir les interminables contournements de Bil-bao et Saint Sébastien avant d’atteindre enfin Hendaye tard dans la soirée.

Heureusement quelques plaisantes conversa-tions égayent ce long parcours.

Denis et Jean-Pierre interpellent Bernard sur les véritables qualités énergétiques des barres chocolatées distribuées avec parcimonie lors de notre arrêt à Sahagun. Au terme de vives prises de position, ils considèrent que ces fameuses friandises sont à classer dans la catégorie des gourmandises pour écoliers sages au même titre que les Mars et autres Bounty…Pour ma part j’évite lâchement de porter tout jugement de valeur d’autant que le précieux dopant se trouve encore dans la sacoche de survie de mon vélo !!!

Je me risque à évoquer la légendaire présence de loups dans les bois qui entourent O Cebreiro. Cette anecdote, relevée dans l’un des guides étu-diés avant notre départ, m’a déjà valu bien des sarcasmes de la part de mes trois amis. Je reste malgré tout convaincu que Denis et Jean-Pierre ont traversé cette région emplis de crainte pour leurs superbes mollets de cyclistes qui auraient constitué un banquet de choix pour ces préda-teurs affamés…Une fois n’est pas coutume, ma misérable patte présentait un sérieux avantage, car il aurait fallu rencontré un loup fortement

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handicapé de la vue pour que mon tibia soit choisi en guise de festin….

Quelques remarques plus sérieuses nous conduisent à philosopher sur les motivations profondes de tous ces gens qui viennent se sur-passer sur ce chemin de Compostelle ; c’est une fois encore le plus grand respect qui conclut nos propos.

Compte tenu de l’heure tardive de notre ar-rivée à Hendaye, il ne nous reste plus qu’à « camper » sur le parking d’un trinquet connu de Denis et qui a bien voulu nous recevoir en cette fin de journée.

Le dimanche qui suit se déroule sans histoire, hors mis un détour en Bigorre pour nous per-mettre d’assurer le ravitaillement en pain et en ...glaçons.

La nuit qui nous accueille à Lodève, puis à Calvisson et Nîmes est porteuse d’un repos mé-rité tant le trajet de retour a été fastidieux.

Il ne nous reste plus qu’à dormir en rêvant à ces douze jours passés sur le magique « Camino frances».

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Quand on aime la vie on aime le passé parce que c’est le présent tel qu’il a sur-vécu dans la mémoire humaine.

Marguerite Yourcenar (académicienne française du XXe siècle)

Parce qu’un homme sans mémoire est un homme sans vie, un peuple sans mé-moire est un peuple sans avenir.

Ferdinand Foch (maréchal de France du XXe siècle)

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POUR qUE VIVE NOTRE MéMOIRE

Quelques mois après notre retour, à l’heure où j’écris ces lignes, j’ignore si nous serons parvenus à sauver nos

pauvres âmes. Mais comme aucun d’entre nous ne s’appa-

rente à « un perdreau de l’année » selon l’ex-pression populaire, et que nous sommes tous plus proches du jugement dernier que des fonds baptismaux… nous ne devrions, hélas, pas tar-der à être fixés !!!

Une fois rangés canne et chapeau, une fois quelques photographies échangées, une fois pliées les cartes routières que nous reste t-il de ce cheminement ?

Je crois pouvoir répondre au nom de mes trois amis ; tout simplement une merveilleuse expérience qui ne manque pas de nous interpel-ler souvent dans notre vie de tous les jours.

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La visite d’autant de lieux de recueillement, la découverte d’autant de sites porteurs de la mémoire des hommes, l’œuvre laissée par au-tant d’artistes inconnus… tout cela nous a pro-fondément marqués.

En effet nous sommes partis sans vraiment savoir ce qui nous attendait et ce que nous cherchions dans la traversée de cet itinéraire mythique. Les évènements petits et grands se sont imposés à nous au fur et à mesure que nous avancions.

Tour à tour nous avons connu la fatigue, la souffrance, l’émotion, l’admiration et la rigo-lade.

Chacun d’entre nous était seul face à lui-même, il puisait au plus profond de son éner-gie pour ne pas se décevoir et ne pas décevoir l’ensemble de la petite troupe.

Dans les moments les plus difficiles, l’exemple de tous ces valeureux marcheurs éveillait en nous une sorte de sentiment de culpabilité en considérant le confort dont nous profitions grâce à la présence de Bernard et du camping car.

Pour tous ces détails je prie le ciel en formu-lant le vœu que les années de vieillesse qui nous attendent, que ces méchantes années qualifiées de naufrage par le général de Gaulle dans ses récits, continuent à s’en prendre à mes vieux

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os mais qu’elles épargnent ma mémoire en me préservant des horribles méfaits de la maladie d’Elzheimer afin que je puisse me souvenir très longtemps :• De ces centaines de kilomètres parcourus

en se demandant de quelle difficulté de-main sera fait,

• De la montagne noire enveloppée de brouillard,

• Des cloches de l’abbaye bénédictine d’En Calcat,

• Du calme paisible du Canal du Midi,• Du camping de Marciac où même la

douche avait des accents de jazz,• Du décor majestueux des Pyrénées ennei-

gées,• De l’interminable ascension du col de

Roncevaux,• Des épouvantables orages et du froid ren-

contrés en Navarre et en Castille,• Des monumentales cathédrales ornées

d’irréels vitraux en terre d’Espagne,• Des sauvages Monts de Léon hantés par

des loups et de farouches sangliers,• Des homériques parties de belote,• Des formidables menus concoctés par

Bernard,

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• Des moments de souffrance sur nos chères bécanes, dissipés dès l’arrivée à notre étape, par d’immenses rigolades,

• De ces milliers d’anonymes qui perpé-tuent le miracle de l’apôtre Jacques.

Pour tout cela je ne regretterai jamais rien.

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LE MIRACLE DE L’APôTRE JACqUES.

Dans les premiers temps de notre ère de nombreuses traditions purement orales furent transposées sous forme de textes

écrits.La légende de

Saint Jacques n’échappe pas à ce phénomène.

Cet apôtre de Jésus remporta de bien minces succès dans sa tentative d’évan-gélisation de la péninsule ibé-rique.

En l’an 44, à son retour en terre sainte, il obtint par contre

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de nombreuses conversions qui eurent le don de fortement déplaire au roi de Judée, Hérode Agrippa 1er.

Sur ordres de celui-ci, il connut le martyre et fut décapité.

Le souverain interdit toute sépulture pour son corps supplicié.

La nuit venue ses disciples placèrent la dé-pouille de leur maître dans une barque de marbre.

L’embarcation devait s’échouer sept jours plus tard dans la lointaine Galice.

L’histoire n’aurait sans doute retenu que peu de choses de cette tragédie, si un ermite guidé par une étoile mystérieuse n’avait découvert le tombeau sacré quelques huit siècles plus tard.

Le mythe était né. Le roi des Asturies s’empara de l’évènement

à un moment où la guerre contre les Maures embrasait tout le pays.

Dans ce contexte passionnel et tourmenté, le pèlerinage connu immédiatement un grand succès.

Par la suite les aléas de l’histoire lui réser-vèrent des fortunes diverses jusqu’à la fin du XIXème siècle ; avant que le Chemin renaisse de ses cendres dans la seconde moitié du XXème siècle.

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C’est ici que réside, pour moi, le véritable miracle près de vingt siècles après la mort du saint homme.

En effet la légendaire parabole d’origine s’inscrivait dans les balbutiements d’un chris-tianisme naissant et soucieux de s’implanter sur l’ensemble des terres conquises par l’em-pire romain.

La découverte du tombeau de l’apôtre était elle liée à la Reconquista.

Mais aujourd’hui qu’est ce qui peut bien ex-pliquer la présence de ces milliers de pèlerins sur le chemin sacré ?

Il est probable que l’interrogation indivi-duelle de chacun d’entre eux, nous apporterait autant de réponses différentes, tant leurs moti-vations sont elles mêmes nombreuses et variées.

Les esprits chagrins, qui de nos jours se mul-tiplient avec une implacable constance, feront certainement état d’un effet de mode, du retour de quelque aveuglement religieux voir même d’une forme de snobisme.

En ce début de troisième millénaire, il est de bon ton de se déclarer athée ou agnostique.

Je trouve pour ma part extrêmement récon-fortant de voir marcher tous ces anonymes qu’ils soient animés par la recherche d’une vérité divine ou tout simplement par une ren-

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contre avec eux-mêmes.Tout au long du parcours ils s’identifient à

quelques unes des plus belles vertus humaines telles que le courage, l’humilité, la solidarité, le dépassement de soi et surtout le respect.

Si l’homme est le seul être vivant pourvu de conscience et de spiritualité, le Chemin de Compostelle illustre parfaitement, à mes yeux, cet état de fait.

Les réponses à notre questionnement sur notre origine et notre devenir, ne sont pas de ce monde. Mais si cette recherche personnelle permet à chaque pèlerin d’écrire une minime parcelle de sa propre vérité, alors le miracle du pèlerinage s’accomplit.

Peu importe si la démarche individuelle s’ac-compagne de rites sacrés, si elle est une simple victoire physique sur soi ou encore l’accomplis-sement d’un rêve entre amis.

L’essentiel est qu’elle existe et qu’elle se per-pétue.

Tous ceux qui partent en direction de Santi-ago le font dans l’anonymat le plus total, dans un parfait désintéressement mais ils sont unis par le même respect d’une tradition séculaire.

La morale judéo-chrétienne a fusionné avec la philosophie des anciens grecs pour ériger deux des plus solides piliers de nos sociétés dé-

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mocratiques.Au fil du temps bien des erreurs ou des abus

ont été commis.Ces modèles sociaux sont certes imparfaits

mais ils constituent jusqu’à présent ce que l’homme à construit de moins pire comme cadre de vie en société.

Respecter cette mémoire, continuer de la faire vivre au nom de tous ceux qui nous ont précédés sur le Chemin de Saint Jacques Compostelle, et tout simplement sur le chemin de la vie, consti-tue un devoir pour chaque génération.

Au moment de rédiger ces dernières lignes je garde une énorme envie de repartir, de refaire ce parcours seul, sans l’assistance des copains ; non par la moindre défiance à leur égard, mais pour vivre ce que l’on peut ressentir au plus profond de soi, ce que l’on est mais que l’on n’écrit pas.

Je laisse Albert CAMUS conclure ces quelques pages.

Lors de la réception du prix Nobel de littéra-ture en 1957 le grand écrivain déclarait :

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« Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut être plus grande, elle consiste à empêcher que le monde se défasse »

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R E M E R C I E M E N T S

J’adresse mes plus sincères remercie-ments aux quatre personnes qui m’ont permis de vivre cette modeste mais si belle aventure.

En premier lieu mon épouse, ensuite les trois amis qui ont partagé avec moi ce su-perbe voyage.

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S O M M A I R E_______________

Préambule

Page 1 La recette mystérieuse

Page 21 Pour vivre ce rêve un peu fou

Page 65 Pour le salut de nos âmes

Page 123 Pour que vive notre mémoire

Page 127 Le miracle de l’apôtre Jacques

Page 133 Remerciements

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