éclats de mémoire(s)

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Du même auteur

L’action du Comité international de la Croix-Rouge en Indochine

(1946-1954), Corbaz, Montreux, 1982.

La diplomatie du CICR et le conflit en Croatie (1991-1992), CICR, Genève, 1995.

Dans l’ombre de Tito. Entretiens avec le général Vladimir Velebit,

Slatkine, Genève, 2000.

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éclats de mémoire (s)

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© 2010, Editions de l’Aire © 2010, CICR

(© CICR pour toutes les illustrations, photographies et cartes).

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Jean-François Berger

éclats de mémoire(s)sou v en irs d’em ployés du cicr en ex-yougoslav ie (1991-2001)

Préface de Sonia Zoran

C I C R - L’A I R E

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Vr a i c auc h e m a r

pr éface par Sonia Zoran

Entre le 25 et le 27 juin 1991, je bascule dans un autre monde.

Dès les déclarations d’indépendance slovène et croate, quand les Slovènes changent le costume des douaniers et prennent le contrôle de leurs frontières, je reste tard dans les bureaux à lire les dépêches des agences internationales. Seule, avec des décharges d’adrénaline et la certitude de vivre un début… Et ces mots qui s’imposent, se répètent : « voilà, ça commence ». Comme un film qui démarre fort, trop fort. Et qui n’intéresse pas grand monde en Suisse dans les premières nuits d’été. Si les tensions nationalistes dans la Fédération yougos-lave étaient perceptibles depuis des mois, voire des années,

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j’avais préféré ne pas y penser, tant cela me semblait ab-surde et inévitablement lié à des déchirements et conflits violents. Alors que nous préparons le lancement du Nou-veau Quotidien, je dis mon pessimisme à Jacques Pilet, ré-dacteur en chef passionné par la construction européenne au sens large, même au sud-est. Il me demande de suivre le dossier. Je suis journaliste stagiaire. Et je ne sais plus aujourd’hui comment j’aurais traversé ces années de guerre si je n’avais pas été confrontée d’aussi près, de tous les côtés, à ces origines meurtrières. En juillet de ce même été 1991, les vacances à Split sont annulées, le jour du départ. Les incidents se multiplient au-delà des Krajinas, ce ne sont plus des incidents, mon oncle me demande de renoncer. Je sais que je vais y aller, mais pas pour bronzer. À la fin de l’été, envoyée spéciale à Zagreb, je ne suis plus dans un film : le cauchemar a com-mencé. Sirènes pour annoncer les Mig, courses à l’abri, tirs épisodiques dans les rues. Les barrages improvisés sur les routes, les jeunes avec des fusils, un ami cher qui me mon-tre son revolver… pour me rassurer. Et très vite : la Slavo-nie embrasée. Des colonnes de chars que je regarde partir, alors que le début d’automne est particulièrement doux sur les terrasses de Belgrade. La suite vous la connaissez. Ce n’est plus la guerre scénarisée ni celle des récits diploma-tiques avec parachutes et déclarations d’intention, votes pour ou contre l’indépendance et drapeau blanc. La suite, c’est un cauchemar vrai. Qui va s’étendre et faire des victi-mes partout, même si l’origine et la motivation des tueurs peuvent parfois différer.

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Un cauchemar qu’il s’agit de suivre. En continuant à penser, à raconter. En refusant de laisser entrer la haine, la peur ou la rage en soi. Pour ne pas devenir comme les monstres que je vois surgir autour de moi. Tous ceux qui oublient qu’un humain n’est pas une ethnie, qu’une nation n’est pas un dieu avide de sang. En lisant ces « éclats de mémoire », je réalise à quel point chacun s’est senti glisser dans le cauchemar et a tenté de résister en se concentrant sur quelques règles de comporte-ment ou de déclaration (comme les mots sont froids quand tout brûle !), en s’isolant aussi, souvent, en choisissant avec soin ses interlocuteurs dans les moments de détente. Et en admirant l’engagement de ces « locaux », sachant com-bien leur expérience mérite le respect, je redécouvre, toutes proportions gardées, une communauté de destin. Que l’on soit d’ici ou de là-bas. Les « locaux » ont souvent vécu le CICR comme un abri, dans lequel les devoirs de réserve, la rigueur, la mission internationale et humanitaire tiennent aussi lieu de garde-fou personnel. Pour dire, écrire, en essayant de maintenir le cap, je me suis accrochée aux amis journalistes, écrivains, politiciens d’opposition, j’ai écouté les anonymes qui ten-taient de témoigner et faisaient souvent preuve d’une ex-traordinaire sobriété, d’humanité justement. J’ai travaillé pour ne pas laisser trop de place à l’émotion. J’ai parfois évité de voir ma famille « en passant » parce que, fragiles et gavés de propagande, de Skopje à Zagreb, ils craignent mes articles sans pouvoir les lire, mes contacts avec l’oppo-sition. Et leurs soupçons me blessent.

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Quand je doute, que j’ai trop mal à la tête après plu-sieurs interviews passionnément contradictoires, je vais confirmer quelques informations mais aussi respirer un peu mieux grâce à quelques mots plus ou moins officiels avec des délégués du CICR, ou du HCR. Et le soir, je retourne chez celles et ceux que j’ai rencontrés pour leur dimen-sion intellectuelle, leur rôle de sentinelle dans ces capitales qui deviennent prison à peine capitale ou bordel mafieux. Mais, hommage collatéral de la guerre, nous mangeons et parlons comme des amis. Quelle que soit l’origine, le constat est le même : du délire nationaliste à la folie meur-trière très organisée… le pire est à venir. Le pire est venu. Mais cela ne veut rien dire, le pire. Surtout vu de loin. Je n’ai pas perdu un fils ou un père à la guerre, comme Ljiljana Zabrdac, je n’étais pas à Sre-brenica comme Nedzad Osmic, je n’ai pas failli mourir pour un tracteur comme Idriz Gashi, je n’ai pas été violée comme… Ça ne veut rien dire, le pire, chacun est vrillé différem-ment quand il passe en enfer. Je n’ai senti l’horreur qu’à distance relative et pour des reportages, pourtant elle m’a traversée. J’avais beau écrire, tout ne s’exprimait pas et les mots n’apaisaient rien. Ni sur place, ni en moi. J’avais mal à ces autres moi, là-bas. J’avais mal de mon impuissance en revenant ici, où j’étais mal aussi, me sen-tant différente, de plus en plus intolérante à l’indifférence ou aux questions sur un éventuel « tempérament slave et violent ». J’avais mal d’avoir mal et de ne pas oser le penser. Je ne pouvais pas accepter de souffrir, tant c’était ridicule :

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j’étais privilégiée, protégée du pire, au calme presque tou-jours, et le journalisme de guerre m’offrait un beau début de carrière, comme le disaient certains collègues. Les déchirements de là-bas, m’isolaient ici. Me confron-taient à l’indicible et au doute professionnel, voire philo-sophique : j’avais cru, naïve débutante, que l’information pouvait susciter des réactions. J’espérais, comme une en-fant, qu’en racontant l’horreur je contribuerais à l’arrêter. J’ai compris trop tard ou trop vite que ce n’était pas vrai : la guerre s’arrête quand les guerriers sont fatigués et que la communauté internationale y voit un réel intérêt, au point de l’imposer. Mais ça, ce n’est pas la paix. J’ai compris peu à peu comment les violences extérieures et les conflits intérieurs pouvaient se répondre, se nourrir les uns des autres. Fondamentale distance avec celles et ceux de là-bas, j’ai eu le choix de ne plus y aller, quand je n’ai plus compris le sens de mon activité, ni d’ailleurs de ma vie. Mais d’un éclat de mémoire à l’autre, je retrouve ce que chacun, au fil des ans, a bloqué dans son corps ou son âme. Une part de douleur, de rage, de peur. Sans y parvenir tout à fait. Les fêlures se rejoignent parfois ici ou là pour ébranler le tout. « Avant la guerre, je voyais le monde ainsi : tout le monde est sympa, sauf dix pour cent, dit Miroslava Popovic. Après la guerre, je considère que la proportion est l’inverse. En fait, c’est très dur d’accepter qu’il y a tous ces monstres cachés.» Je ne sais si elle a raison dans ses proportions, mais je sais comme elle que plus rien n’est comme avant. Ni pour elle, ni pour moi, ni pour la plupart de ceux qui ont

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traversé un peu du cauchemar. Aujourd’hui, quel que soit le lieu, le moment, je sais que le pire est possible. Toujours, partout et non pas « plus jamais », comme on l’avait appris à l’école. Je sais que l’humain est toujours capable du pire, par-tout. Mais pas tout le monde, pas tout le temps, pas éter-nellement. Il est important de préserver en soi, sur le ter-rain, par des actes ou des mots, un espoir d’humanité. Un jour le calme revient… et ce n’est pas forcément la fin du cauchemar. « Quand je pense à tout cela maintenant, les trois ans de guerre représentent un jour par rapport aux quinze années désespérantes qui ont suivi, dit Jelena Sti-jacic, ancienne du CICR à Pale, aujourd’hui à Belgrade. Même si aujourd’hui je sais d’où je viens, je ne sais tou-jours pas très bien qui je suis et je n’ai aucune idée de ce à quoi j’appartiens… ». Aujourd’hui, ce n’est pas la fin, c’est une pause pendant laquelle on essaie de vivre comme si. En sachant que. Cet été, sur un îlot de pierre au large de la Dalmatie, pour la première fois en près de vingt ans, je me sens en paix avec la mer, personne depuis une semaine au moins ne m’a demandé d’où je viens vraiment avec mon nom bi-zarre : les ânes, les chats et les pêcheurs ont autre chose à faire. Alors qu’une tempête particulièrement violente est annoncée, nous partageons un repas, parlons de la future récolte d’olives, le ciel du nord à l’ouest est comme un ri-deau noir. Le tonnerre. Et un silence. Un des pêcheurs dit : « Ante a beaucoup de choses à raconter, une drôle de vie, pêcheur ce n’est pas vraiment son métier. Il a vu la guerre

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de près ». Tout le monde se tait. Le cauchemar est là, on le laisse passer. Surtout ne pas bouger. Ne pas parler. Reve-nir aux olives. J’ai senti la même tempête approcher en lisant les éclats de mémoire. Ils sont là, immédiatement là, en moi, ces vi-sages, ces mots, ces questions : pourquoi et comment per-sonne n’est intervenu à Srebrenica ? Pourquoi il n’y avait-il même plus de délégué expatrié pour témoigner ? Comment et pourquoi a-t-il fallu en passer par là, à Sarajevo comme à Mostar ou dans la vallée de la Drenica ? Pourquoi ces silences alors que les chiens rôdent toujours ? Le cauchemar n’est pas loin et il faut parfois y retourner, seul ou à plusieurs, comme avec ces textes, pour compren-dre, pour ne pas oublier, pour savourer le calme sans se mentir. Il le faut. Je ne sais pas au juste pourquoi, mais il faut toucher parfois cette blessure-là comme les autres. Comme cette amie bosniaque de Lausanne qui, dix-sept ans après, se sent prête à poser des questions sur la mort de son frère. Comme ces employés locaux qui ont accepté de parler avec Jean-François Berger. Comme lui, l’expatrié qui finalement porte aussi en lui une blessure des Balkans et ne cesse d’y retourner. Pour y retrouver peut-être aussi ce qu’on oublie un peu de raconter : la force des regards, les repas qui deviennent fête, les voix qui sonnent, les îles belles comme des perles, les chants qui traversent la nuit et les mots qui roulent en cherchant le chemin du rire, cet-te peau qui semble plus fine dès qu’on passe la frontière, même devenue plurielle.

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Retrouver ces émotions qui prouvent qu’on est vivant. Au milieu des morts, des monstres et des survivants. Avec, aussi, celles et ceux, de plus en plus nombreux, qui sont nés après et que je regarde rêver leur vie. Et soupirer quand les vieux laissent passer une référence à la guerre, comme nous l’avons fait. Avant que.

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in troduct ion

« Pendant que nous sommes parmi les hommes, pratiquons l’humanité… »

(Sénèque)

Les Balkans disposent d’une ressource précieuse, l’His-toire, qu’ils produisent à très haute dose. Infatigablement. Certains relèvent à juste titre qu’une telle profusion est dan-gereuse, souvent mortelle. Mais cette ressource est aussi d’une prodigieuse vitalité qui ne finit jamais de surprendre. Les événements qui ont déchiré la Yougoslavie de 1991 à 2001 ont brisé le rêve d’une nation multiethnique. En dix ans de guerre et de larmes, les pertes sont incommen-surables. Près de cent cinquante mille morts. Des disparus par milliers. Des populations déplacées et tant de familles meurtries. Des frontières bouleversées. Une économie rui-née. Des maisons abandonnées, des cimetières épars et des repères introuvables. Un bilan terrifiant qu’Emir Kusturica commente d’un trait lapidaire dans son film Underground : « La Yougoslavie souffrait d’une fracture de l’âme.»

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Face aux contraintes de la guerre, l’homme de la rue ne fait pas le poids. Ce qui ne l’empêche pas de lutter, voire parfois de soulever des montagnes. Les voix qui sont au cœur de ce livre sont celles d’hommes et de femmes d’ex-Yougoslavie qui ont travaillé au Comité international de la Croix-Rouge (CICR) pendant la noire décennie des conflits yougoslaves. Dans le jargon, on les appelle les employés locaux, nationaux ou encore les employés de délégation. Sans eux, l’action humanitaire serait impossible. Au total, ils sont près de deux mille à s’être lancés dans l’aventure. Recrutés localement, ils exercent des tâches multiples et jouent un rôle-clé dans l’action humanitaire, un rôle sou-vent occulté par celui de leurs chefs directs, les expatriés, ces étranges secouristes venus d’ailleurs, de cet Occident si différent du terrain balkanique. Interrogée sur la différence qu’il y a entre un expatrié et un employé du pays, l’une d’entre elles m’a répondu : « La différence, c’est que nous, nous n’avons pas de visa de sortie ! » Leur connaissance et leur mémoire du terrain mouvant de la guerre sont sans prix. Ils en sont les ouvreurs, les décodeurs, les passerelles, les sherpas, les paratonnerres et encore bien davantage. Qu’ils travaillent en première ligne ou à l’arrière, ils sont inévitablement rejoints par la guerre civile dans leur vie personnelle et familiale, parfois de ma-nière dramatique. Ils sont de fait engagés sur deux fronts concomitants, le front privé étant en principe évacué de la sphère professionnelle. Autrement dit, chacun doit se dé-brouiller à sa manière pour jongler et tenir le coup sur ces

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deux fronts éprouvants. Parfois, comme par magie, la grâ-ce imprévue et secrète que les Espagnols appellent duende surgit au milieu des décombres. Parfois, c’est l’autodéri-sion, cet étrange cocktail de désespoir et d’énergie vitale, qui vient à point pour sauver la mise. Reste une question toute simple : comment peut-on mesurer la profondeur du déchirement yougoslave ? « La guerre est impossible à transmettre, ni par la plume, ni par le son, ni par la caméra. La guerre n’est une réalité que pour ceux qui baignent dans ses entrailles sanglantes, hideuses et sales » observe le grand reporter Richard Ka-puscinski. En m’entretenant avec une centaine d’employés ex-yougoslaves, j’ai pu constater à quel point cette réalité était différente pour chacun d’entre eux, compte tenu de la spécificité du vécu individuel. En même temps, un point commun à tous m’a frappé : la force de l’engagement. C’est ainsi. Et sans doute n’est-ce pas un hasard si le mot « pri-vilégié » est souvent revenu dans nos discussions, histoire de dire que le fait d’avoir un job en temps de guerre, si dif-ficile fût-il, est une chance qu’il faut savoir mériter. Car au bout du compte, c’est un vrai privilège que de contribuer à soulager les plus mal en point… Comment ces employés ont-ils vécu la guerre ? Qu’ont-ils fait de particulier ? À quels dilemmes ont-ils eu à faire face ? À quelles pressions ont-ils été soumis ? Qu’ont-ils découvert d’essentiel ? Succès, peurs, doutes, joies et frus-trations font partie intégrante de leurs expériences, qui se rapportent aux temps forts de la désintégration de la Yougoslavie et qui nous mènent de Belgrade à Zagreb, de

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Vukovar à Osijek, de Pale à Sarajevo, de Mostar à Srebre-nica, de Knin à Banja Luka, d’Herzeg Novi à Trebinje, de Tuzla à Zenica, de Pristina à Skopje, pour n’en citer qu’une partie. Sans oublier ces villages de la campagne profonde qui, l’espace d’une guerre, sont devenus des points stratégi-ques en raison de leur proximité des lignes de front. On constate au fil des récits que l’expérience se forge d’abord sur le tas et que la résistance – physique et psy-chique – n’est pas un vain mot. Vivre avec les bombarde-ments, circuler dans des zones minées, subir calmement les intimidations de soldats au passage des checkpoints ou encore être traité d’espion au service d’agents étrangers font partie du menu quotidien. Sans oublier les convoca-tions des autorités militaires, souvent lourdes de menaces. Du même coup, on prend conscience à quel point cette génération d’employés – en majorité des femmes entre 20 et 30 ans – a payé de sa personne. Souvent au prix fort si l’on songe aux blessures multiples, aux maladies et aux catastrophes intimes. Et aux neuf disparus lors de la chute de Srebrenica. Et le nationalisme dans tout cela ? À part quelques dé-rapages verbaux ici ou là, il semble bien que le profession-nalisme et l’identification aux principes de la Croix-Rouge – l’impartialité en particulier – aient permis de surmon-ter les tensions internes. Souvent mixtes sur le plan « eth-nique », les équipes d’employés locaux ont réussi à faire passer un courant unificateur indispensable à la bonne marche des activités humanitaires, dans lequel l’humour n’était pas le moindre des ingrédients. Peut-être est-ce tout

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simplement parce qu’ils avaient « la Croix-Rouge dans le sang », pour reprendre l’expression d’une expatriée ? Sans forcer le trait, on pourrait dire que ce réseau a pratiqué un modèle de fonctionnement voisin de la société yougoslave multiethnique. Nul doute que pour certains employés, cet-te famille professionnelle s’est substituée à d’autres cercles détruits par la fièvre nationaliste. Un bémol, toutefois, qui touche au devoir de neutralité. Déjà difficile à appliquer en temps normal, l’attitude de neutralité s’apparente à un tour de force très éprouvant, voire dangereux, pour les ci-toyens d’un pays décomposé par la guerre civile. En effet, face aux multiples pressions, la pratique de la neutralité exige une distanciation par rapport à sa propre famille et à son entourage qui peut générer des tensions, des rancunes et surtout la désagréable suspicion de ne pas être loyal à son camp. Ces éclats de mémoire militent contre l’oubli et la pas-sivité. Ils nous plongent dans l’histoire récente et viennent nous rappeler que le malheur peut être une école du dépas-sement de soi. En cela, ils nous offrent une leçon de cou-rage sans laquelle l’action humanitaire serait impossible.

Jean-François Bergerjanvier 2010

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le cicr en ex-yougoslav ie de 1991 à 2001

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I

BELGR ADE , D’U N MONDE A L’AU TRE

le v isa de sort ie

Dans la cafétéria genevoise du siège du CICR, par un beau matin gris de novembre, je demande à Ljiljana quelle différence il y a entre un expatrié et un employé local. Sans hésiter, elle me répond : « Vous les expatriés, quand vous êtes sur le terrain, vous avez le visa de sortie… Nous pas ! » Voilà qui est parlant. Comme son parcours… Lorsqu’elle est arrivée à Belgrade, « le Paris des Bal-kans » selon la formule de Joseph Roth, en ce froid et brumeux mardi de novem-bre 1991, Ljiljana Zabrdac avait en tout et pour tout deux valises et l’équivalent de 400 euros en poche. Elle avait laissé derrière elle sa maison de Lipik – une petite

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bourgade proche de Pakrac, en Slavonie occidentale, déchirée par le conflit serbo-croate –, ses amis et surtout son père, tué quelques semaines auparavant dans des circonstances trou-bles. Pour Ljiljana, sa « deuxième vie » commence. Elle a 23 ans et n’a pas pu terminer sa licence de mathématiques en raison de la guerre. Elle s’installe chez sa tante, qui occupe un appartement rue du 29 Novembre, dans le quartier de Starigrad, et qui sait par chance que le CICR, récemment établi dans la capitale, recherche du personnel autochtone. Aussitôt elle se présente à un entretien d’embauche, en com-pagnie de sa sœur cadette, Snjezana, diplômée en génétique moléculaire. Les deux font la paire et de surcroît l’affaire. Du jour au lendemain, Ljiljana devient femme de ménage. Ce n’est certes pas le Pérou, mais au moins elle a un job qui va lui permettre de découvrir un nouveau monde, celui des expatriés d’Occident, en majorité des Suisses venus tenter d’humaniser un conflit chaque jour plus violent et dont les ressorts leur échappent pour l’essentiel. Ljiljana est surqua-lifiée. Comme le sont toutes ses collègues elles aussi bardées de diplômes universitaires qui alimentent la « filière » des femmes de ménage en provenance de Slavonie occidentale. Durant trois ans, Ljiljana trime chez les expatriés, en s’occupant de tâches ménagères à mille lieues de ses ambi-tions professionnelles. Jour après jour, elle fait la vaisselle, passe l’aspirateur, lave les sols, époussette les meubles, net-toie les vitres et les rideaux, dégèle les frigos et dégraisse les fours. Ce faisant, elle sait au fond d’elle-même à quel point il est précieux de gagner sa vie dignement – elle, la

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réfugiée serbe de Croatie qui a pu, à son arrivée à Belgra-de, joindre les deux bouts grâce aux paquets de nourriture de la Croix-Rouge yougoslave. Son salaire, 120 Deutsche Marks au début puis près du triple à la fin, permet de faire vivre les frères et les cousins sans emploi. Ignorant pour la plupart la langue serbo-croate, les expatriés ont tendance à vivre confinés entre eux. Ce-pendant, le fossé entre les expatriés et les gens du coin n’est pas très marqué – à l’exception du salaire, qui peut varier de 1 à 10. Même si certains expatriés campent sur des idées préconçues, les relations sont plutôt détendues. Cela tient beaucoup au fait que dans les Balkans, le pa-ternalisme n’est que marginal dans la culture du travail, ce qu’apprécie particulièrement Ljiljana : « Si tu fais des conneries, on te le dit ! ». Un jour, une déléguée suisse qui a acheté un chat à Belgrade lui demande si son félin risque d’être traumatisé par un déménagement imminent dans un autre quartier. « Sans me moquer d’une telle inquiétude, je me suis simplement dit que si je pouvais moi-même avoir des soucis pareils, ce serait vraiment le comble du luxe ! » Parmi les expatriés auxquels elle a af-faire, elle observe deux catégories. « Il y a ceux – la ma-jorité – qui mettaient la vaisselle dans l’évier et leur linge sale dans la corbeille au lieu de tout laisser traîner et qui m’indiquaient en agissant ainsi qu’ils me respectaient en tant qu’être humain. Et puis il y a les autres – bien moins nombreux – mais tellement désordonnés, chez qui je n’aimais pas travailler même s’il y avait moins à faire chez eux ».

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Poussée par la volonté d’aller de l’avant en espérant que demain sera meilleur, Ljiljana se fortifie intérieurement et se forge au fil des ménages un respect d’elle-même qui l’incite à viser plus haut. Au printemps 1995, elle devient caissière à l’administration tout en continuant à faire les ménages à mi-temps. Puis elle lâche les ménages : l’ex-ma-thématicienne se révèle fort à l’aise dans le monde des chif-fres, et contribue à faire bien fonctionner une délégation dont la charge de travail et le volume financier ne cessent d’augmenter en raison de la montée des tensions en Bos-nie-Herzégovine et en Croatie. Dès lors, elle va gravir les échelons rapidement. Promue comptable, puis responsable du département des finances, Ljiljana donne la mesure de son talent dans un secteur très pointu où elle est appelée à quantifier et à évaluer la valeur du travail fourni par ses collègues locaux. Sur ce terrain, son expérience de femme de ménage et de réfugiée connaissant le véritable coût de la vie est un atout de poids qui lui permet du même coup d’être respectée par le personnel subalterne. « Les collè-gues dont j’ai la charge savent que j’ai été de l’autre côté… avant » remarque-t-elle lucidement. L’engagement et les compétences de Ljiljana étant recon-nus par ses employeurs, ceux-ci la sollicitent pour une mis-sion à l’étranger. Dans un contexte professionnel extrême-ment compétitif, une telle offre a valeur de consécration, ce dont Ljiljana est pleinement consciente. Pour elle qui est plus curieuse qu’ambitieuse, la proposition est alléchante et lui permettrait de voir comment les choses se passent dans cet autre monde qu’est la planète des expatriés. En

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même temps, qu’il est difficile dans une famille déracinée et soudée par un sort tragique de rompre le lien et s’em-barquer pour une destination inconnue. Sa mère gronde et fait grise mine. Mais l’appel du large est le plus fort. Ce sera d’abord Bagdad en l’an 2000, puis Lagos, puis Delhi. Avant de se rapprocher un peu de la terre natale en se posant pour un temps à Genève en 2004, siège historique de la « Maison Dunant ». Une proximité qui lui permet de retrouver sa famille à intervalles plus réguliers. En 2008, après dix-sept longues années d’incertitude, le sort de son père a enfin pu être élucidé grâce aux efforts des autorités croates et serbes ainsi que du CICR. Ljiljana a en effet obtenu la confirmation officielle que son père avait été tué par balle à la tête dans le village de Kukunje-vac. L’enterrement a eu lieu à Belgrade. Pour Ljiljana et sa famille, l’heure est à l’apaisement.

Ljiljana Zabrdac a été enga-gée par le CICR à Belgrade en 1991. Durant dix-sept ans, elle a exercé des fonc-tions variées dans divers pays. En 2008, elle a quitté le CICR et s’est installée en Inde avec son compagnon.

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en tr e pa i x et gu er r e

Avant de rejoindre le CICR au début de la guerre, Kseni-ja Vojnovic était guide de tourisme pendant une quinzaine d’années. Son ancien pays n’a pas de secrets pour elle. Elle y a appris la mobilité, le sens des contacts et de l’adapta-tion, des qualités fort utiles pour son travail humanitaire sur le terrain. Pendant quelque temps, elle a même prati-qué ces deux métiers simultanément ! Habitante de Belgrade – cette ville à l’écart de la guerre, du moins jusqu’en 1999 – Ksenija est chaque fois sidérée par le contraste entre la capitale et les zones de guerre de Slavonie orientale ou de Bosnie-Herzégovine où elle se rend ponctuellement. En une heure ou deux de voiture, le paysage de la guerre et de ses ruines saisissantes s’installe. Offert comme un concentré de vie et de mort, le passage paix-guerre touche tout un chacun en profondeur et nous dit sans ambages, en quelques images, le tragique de l’his-toire humaine. En un coup d’œil, les frontières entre le bien et le mal, entre la routine et le chaos, se fragilisent. Pour ceux qui ont le droit de chevaucher ces deux mondes, il y a un risque : celui de se prendre au jeu grisant de l’ubiquité, prélude à une autre illusion, l’invulnérabilité. Entre 1991 et 1992, Ksenija participe à des visites de prisonniers de guerre croates détenus en Serbie. À Sremska Mitrovica, la guerre prend soudain le visage grimaçant de ces prisonniers blessés. Leur douleur ne s’oublie pas. Même

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si parfois la remise d’un message Croix-Rouge permet d’atténuer pour quelques instants l’im-mense détresse des cap-tifs. « Quand, de retour de la prison, je rentrais chez moi à Belgrade, je me sentais sale. Je me lavais, en particulier les oreilles… et il fallait aussi que je lave mes habits.» Quelques mois plus tard, suite à l’accord signé en juillet 1992 par les premiers ministres croate et serbe – Franjo Greguric et Milan Panic – à Budapest sous les auspices du CICR, la plupart des détenus du conflit en Croatie sont libérés. Ksenija est sur le coup. Prison, liberté. Croatie, Belgrade. Chaud, froid. Le va-et-vient entre guerre et paix se prolonge. Qu’il est doux de se ressourcer dans l’appartement du quartier de Zvezdara. De temps à autre, une partie de bridge pour se changer les idées. écouter de la musique, plutôt que de retomber dans le conflit en regardant la télévision. « J’avais le sentiment que je devais m’échapper du CICR, ne pas devenir accro ! » Mais la musique elle aussi se fait rattraper par la guerre. « Un soir à Belgrade, nous étions dans un restaurant avec un orchestre qui n’était plus d’accord de jouer de la musique macédonienne et musulmane… La déchirure était bien là,

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tout à coup.» Et pourtant, la vie normale continue dans la capitale yougoslave. Les transports publics fonctionnent, le téléphone aussi, tandis qu’à quelques heures de là, en Bos-nie-Herzégovine... « Mes parents sont serbes, j’ai des grands-parents bosniaques, je suis et je me sens yougoslave et plutôt européenne. Comme bon nombre de gens, je pensais que la guerre en Bosnie-Herzégovine était une impossibilité… et que la Yougoslavie ne se désintégrerait jamais ! » La première visite de Ksenija dans la « zone de sécurité » de Gorazde, en mai 1993, l’imprègne durablement. Go-razde, comme Sarajevo, Srebrenica, Tuzla, Zepa et Bihac viennent en effet d’être déclarées « zones de sécurité » (safe areas) en vertu de la résolution 824 du Conseil de Sécurité de l’ONU. écho lointain de la proposition de « zones pro-tégées » lancée par le CICR à l’automne 1992, l’idée de ces zones peut paraître séduisante de prime abord. Cependant, l’épreuve de la réalité ne tardera pas à révéler le caractère illusoire d’un concept qui a fait l’impasse sur le consente-ment des belligérants ainsi que sur leur démilitarisation effective. Reliée à Sarajevo et à la Fédération de Bosnie-Herzégovine par un étroit couloir, l’enclave de Gorazde abrite alors une population essentiellement musulmane de plus de 60’000 personnes, dont environ un tiers sont des déplacés provenant surtout de Foca et de Visegrad. S’éta-lant le long de la Drina et entourée de vertes collines, cette petite bourgade industrielle a fait l’objet d’affrontements armés dès le mois de mai 1992, contraignant des milliers de Serbes à quitter la région. Depuis lors, Gorazde est en état de siège. Le système d’alimentation en eau a été coupé.

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Strictement rationnée, la nourriture provient de l’aide hu-manitaire – l’ONU procède à des largages par les airs – et d’un marché noir devenu plus florissant depuis l’arrivée d’un détachement de soldats ukrainiens dans les enclaves de Gorazde et de Zepa. Par une journée clémente de mai 1993, un convoi du CICR comprenant cinq camions et une voiture se met en route depuis Belgrade. Ksenija est de la partie. Transportant de la nourriture, des réservoirs d’eau et des messages Croix-Rouge, le convoi passe par Zvornik, puis Vlasenica et Soko-lac, avant d’atteindre le checkpoint serbe de Podromanja. Intrigués par les messages Croix-Rouge, les hommes de garde demandent des explications à Ksenija. Un soldat ouvre un carton de messages avec un long couteau et se met à en lire quelques-uns, avant de leur faire signe de passer. Après avoir franchi un canyon, le convoi s’engage dans le no man’s land qui précède les lignes bosniaques. Impalpable, le dan-ger est omniprésent. Il faut surtout rester sur la piste, car le terrain est truffé de mines antipersonnel. Une barricade en terre battue de plus de deux mètres de hauteur est repoussée à coups de bulldozer par les forces bosniaques. Le convoi entre dans Gorazde. Là, tout change, les repères belgradois se volatilisent. Pas d’eau, pas d’électricité. Des milliers de gens, en majorité des paysans des villages alentour, sont re-groupés dans ce bourg saturé où le tabac a remplacé l’argent comme monnaie d’échange. « Un véritable siège, comme au Moyen-Âge » constate Ksenija, éberluée. Dans cette minus-cule enclave où tout dépend de l’extérieur et où « seuls les cimetières sont nouveaux1», l’équipe CICR de Gorazde fait 1 Velibor Colic, Les Bosniaques, Le serpent à Plumes, Paris, 1994.

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plus que bon accueil aux collègues de Belgrade. L’équipe lo-cale est formée en majorité de jeunes femmes très motivées. Parmi elles, Aida Lakovic, une Bosniaque musulmane char-gée de l’accueil des convois et des communications, et sa copine Bojana Blagojevic, une Bosniaque serbe qui écrit des poèmes2 à ses heures, ce qui l’aide à survivre dans cette en-clave aux mille dangers, désespérément coupée du monde. Ksenija, factrice Croix-Rouge chargée de nouvelles familia-les tant attendues, fait à chaque rencontre le plein de cha-leur humaine. Passage rapide à l’hôpital, puis au dispensaire géré par Médecins Sans Frontières (MSF) et le CICR. « Il y avait un enfant amputé d’un bras et d’une jambe qui serrait un nounours sur son cœur.» En deux ou trois jours, l’équipe de Belgrade pare au plus pressé pour consolider le disposi-tif local dans le domaine médical et sanitaire, sans oublier le rétablissement des liens familiaux. « À part leur bonne volonté, les gens n’avaient rien. On se sentait bien lorsque l’on arrivait à avoir avec eux une conversation sur autre cho-se que l’horreur de la guerre. Parler de bouquins, de lieux qu’on aime malgré le bruit de l’artillerie, c’est important… Cela montre que la communication reste possible.» Et déjà, il est temps de repartir et de reprendre la route. « Après des journées comme celles-ci, c’est difficile de quit-ter ces gens et de retourner dans son territoire, à l’abri de la violence et de l’arbitraire.» Chemin faisant, Ksenija se rappelle avoir passé par Gorazde en tant que guide – c’était dans une autre vie – pour accompagner une équipe

2 Les poèmes de Bojana Blagojevic ont été publiés dans divers magazines et anthologies. Le Paradis des Oiseaux perdus, un recueil de poèmes de guerre a été publié en serbo-croate en 1995.

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de la TV turque venue filmer à Foca des monuments de la période ottomane. « Même si on ne peut pas se préparer à affronter la guerre, le tourisme est une bonne école de formation pour l’humanitaire, car il est impossible d’être guide sans avoir le sens du contact.» De retour à Belgrade, Ksenija veille à ne rien dire qui puisse inquiéter ses parents. Afin de les ménager, elle leur dira tout au plus qu’elle a passé la nuit à Bijeljina, mais jamais à Gorazde ou à Srebrenica. Cette façade sera main-tenue trois ans durant. « Au moment de Dayton3, nous re-gardions la télévision et quand ils ont montré les poches, je leur ai dit : J’y suis allée ! » Je demande à Ksenija quelles traces ont laissé sur elle ces passages éclair en Bosnie-Herzégovine. « C’est là qu’on m’a initiée aux alcools forts, vu que c’était quasiment la seule chose que les gens avaient à offrir ! » dit-elle malicieuse-ment avant de reprendre d’un ton plus grave. « J’ai appris sur moi-même. J’ai réussi à faire mon travail tout en vivant la fin de la Yougoslavie.» Elle réfléchit, puis ajoute de sa voix enjouée : « Mais j’ai un regret. J’aurais pu en faire plus moi-même et j’aurais dû pousser certains expatriés trop distants à aider davantage les gens.»

Ksenija Vojnovic est employée du CICR à Belgrade depuis dix-huit ans. Entre 1991 et 1996, elle a travaillé pour l’Agen-ce de recherches et dans le domaine de la protection des déte-nus. Depuis lors, elle exerce les fonctions de chancelière.

3 Les accords de paix de Dayton ont été signés à Paris le 14 décembre 1995.

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le cr i

« J’ai toujours eu une attirance pour le fait de travailler avec des étran-gers… Je ne sais pas pourquoi. Peut-être pour les échanges d’idées ! » lâche Jovica Krtinic, un quinquagénaire grison-nant à la nonchalance

souriante. Son côté « zen » a quelque chose de fondamentale-ment rassurant, qui incite au farniente. Et surtout à ne pas se prendre au sérieux. Sa rencontre avec le CICR remonte à l’automne 1991, à Belgrade. Pour ce diplômé en économie qui a travaillé dans le domaine de la coopération scientifique et culturelle au sein du gouvernement yougoslave « au bon vieux temps des non-alignés », l’aubaine est à saisir. C’est même un nouveau monde à découvrir que celui de l’humanitaire oc-cidental, dont on entend davantage parler depuis la chute du Mur de Berlin. « J’appartiens à une génération qui a été éduquée dans l’assimilation des Occidentaux à des capita-listes » dit-il avec un brin d’ironie. D’emblée, sa première rencontre d’un expatrié du CICR ne colle pas avec le cliché qu’il trimbale. « C’était une infirmière suisse, une vraie de vraie, prête à tous les sacrifices, une sorte de mère pour nous tous au bureau et aussi pour les détenus ! » Le ton est donné. Dès lors, Jovica s’engage à fond sous la bannière

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Croix-Rouge, étant partant pour toutes les missions qu’on lui propose. En tant que field officer médical, il baigne dans les urgences. Sans répit. Il part tôt, roule beaucoup dans des zones peu sûres, rentre tard. Parce que Jovica exige le maximum de lui-même, son travail empiète inexo-rablement sur sa vie de famille. Les absences s’enchaînent, le métier est à haut risque… « On a souvent été dans la lunette du sniper, à la merci de ce con qui n’aime pas les plaques étrangères ou qui a mille autres raisons de tirer sur la Croix-Rouge ! » Lorsque sa femme et ses deux fils en bas âge ont le plus besoin de sa présence, Jovica fait le pompier à Vukovar. Sa femme s’inquiète pour lui, pour les enfants. Un peu plus tard, elle tombe malade. Diagnostic : cancer du sein. Jovica ne dira pas que c’est à cause de sa situation, mais le doute passe comme une ombre fugitive... Les risques du métier se paient parfois cash à la maison. D’autant plus que Jovica n’est pas du tout insensible à ces montées d’adrénaline qui sont au CICR ce que le café est au matin. Avec lucidité, il dit apprécier cette montée subite d’énergie qui rend la vie plus intense et fait oublier la mo-notonie dans son pays. « Et en plus ça paie bien ! » lâche-t-il en éclatant de rire. « Un jour de printemps en 1994, on a évacué de Srebre-nica un garçon de 8 ou 9 ans, Ahmed, qui avait été horri-blement brûlé – à près de 80 % au visage et sur le dos. Le pronostic était très incertain. On l’a transporté à l’hôpital militaire de Belgrade. Il avait besoin de peau artificielle, qu’on a commandée à Genève. Pendant son traitement, j’allais le voir très régulièrement à l’hôpital. J’ai apprécié

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que le CICR mette le paquet pour lui… tant d’attention pour un simple cas individuel. Quelques années plus tard, j’ai reçu une carte postale d’Ahmed, qui était installé à Londres. Il me disait qu’il était avec son père là-bas et qu’il jouait au football avec lui ! » Durant les années de guerre en Bosnie-Herzégovine, les demandes d’évacuation médicale étaient quotidiennes et les critères de sélection se sont resserrés au fil du temps. « Un jour, on nous demande d’évacuer un blessé serbe de Sarajevo. On va à Pale pour le prendre en charge. Le pau-vre homme n’était que la moitié de lui-même, il était coupé au-dessous du bas-ventre, plus de jambes… On l’installe tant bien que mal dans la Land Cruiser et on l’amène à Belgrade, chez lui. J’ai dû le porter sur mon dos dans son immeuble. Et là, en arrivant chez lui, je réalise que la fa-mille ne savait pas qu’il était devenu un homme tronc… Au début, ses enfants n’étaient pas dans le salon où on l’a déposé. Le garçon est arrivé, il n’a pas prononcé un mot… puis lorsque sa sœur est entrée, elle a poussé un cri terri-ble. Ce cri, je l’entends encore dans mes cauchemars… Je suis aussi un père de famille.» Très efficace sur les terrains les plus périlleux, Jovica a su, dans l’urgence, prendre le temps de parler avec les gens de son pays en pleine séparation. « Jusqu’au début de la guerre, je ne savais pas que j’étais un Serbe… On a été éle-vés comme des Yougoslaves. Encore aujourd’hui, un ancien prisonnier croate – un gars de Vukovar arrêté en tant que soldat que nous visitions à Sremska Mitrovica – m’appelle à chaque Nouvel An.» Partager ici ou là quelques instants

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de fraternité, il n’y a rien de tel pour galvaniser l’énergie, semblent dire les yeux de Jovica en parlant de cette époque extrême. « Avec les détenus, le courant passait plus facile-ment entre nous, gens du pays, qu’avec les expatriés… sim-plement parce que nous éprouvions une sorte de fraternité et d’expérience partagée.» Mais les meilleures choses ont une fin. Après quatorze ans de service dans presque tous les secteurs d’activité, Jo-vica a dû quitter le CICR. Il était au bout du rouleau. Il pressentait qu’il faudrait un jour mettre un terme à tout cela. « J’étais très exposé… » lâche-t-il sobrement. Moments difficiles. Moments de flottement où guette la déprime. Mais Iovica est de la race des optimistes. Il considère que ces années de terrain intense lui ont ouvert l’esprit. Lors-que je lui demande ce qu’il retient de plus important de ces années, il n’a aucune hésitation : « J’ai été utile à quelques personnes, ça fait du bien de ressentir cela. Autrement, je ne sais pas comment j’aurais tourné… peut-être serais-je devenu un radical ? »

Jovica Krtinic a travaillé comme field officer du CICR basé à Belgrade de 1991 à 2005, dans le secteur médical et dans les domaines des secours, de la détention et de l’in-formation, avant d’être nommé responsable d’un bureau conjoint (CICR, Fédération internationale et Croix-Rou-ge yougoslave) d’assistance aux réfugiés et aux personnes déplacées. Il a depuis exercé divers emplois à Belgrade. Il est marié et père de deux garçons.

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LA CROATIE SENS DESSUS DESSOUS

les fa n tômes de vu kovar

L’implosion de la Yougoslavie s’est accélérée depuis la dissolution de la Ligue communiste en 1990. Dans son sillage, la propagande des nationalistes serbes et croates a aisément proliféré sur fond d’appels alarmistes à l’autodé-fense des deux communautés. Sur ce terreau si propice à la surenchère, divers grou-pes armés – des policiers, des militaires et des paramilitai-res de toutes sortes –commencent à en découdre au cours du printemps 1991. Les tensions font rapidement voler en éclats la coexistence séculaire des deux communautés enchevêtrées sur une grande partie du territoire croate, en Slavonie, dans les régions de Banija, de Kordun, de la Lika, ainsi qu’en Dalmatie et en Krajina sur les anciens confins militaires de l’empire austro-hongrois, où de nom-breux Serbes se sont installés dès le XVIIe siècle afin de faire pièce aux incursions ottomanes.

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Le conflit en Croatie provoque des souffrances indi-cibles parmi la population des villes comme des campa-gnes. Le contrôle des communautés serbes et croates est au cœur des opérations militaires qui visent de part et d’autre à forcer les minorités adverses à se déplacer et à céder du terrain. Vouloir protéger ces gens confine sou-vent à l’impossible, tant les conditions de sécurité sont précaires. Dans l’affrontement serbo-croate qui ravage la Croa-tie à partir de juin 1991, la Slavonie représente un enjeu territorial majeur, dont Osijek est l’épicentre. Sur la route menant à Osijek en provenance de Belgrade, distante d’un peu plus de 150 kilomètres, se trouve Vukovar –littérale-ment « la ville du loup » – une ville aujourd’hui tristement célèbre sur les bords du Danube. Le 18 novembre 1991, la ville de Vukovar tombe après des combats acharnés et un siège de trois mois et demi. Peu-plée de 45 000 habitants avant la bataille, dont environ la moitié de Croates et un tiers de Serbes, la ville n’est plus que l’ombre d’elle-même lorsque les colonnes de milliers de civils hagards sortis des caves émergent au milieu des décombres.

Des milliers de morts, de disparus, d’invalides et d’habitants déplacés, le bilan humain donne le vertige. Sur la base d’un ac-cord de neutralisation formellement approuvé

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le 19 novembre par les autorités croates et le représentant de la JNA4 à Zagreb réunis sous les auspices du CICR et de la Communauté économique européenne, l’hôpital de Vukovar est censé être placé sous la protection immédiate du CICR le jour même dès 20 heures. Malheureusement, la notification de cet accord aux parties impliquées ne s’effectue pas comme convenu et ne peut donc être mis en œuvre dans les délais prescrits. Funeste retard aux conséquences irréversibles… Le lendemain matin, 20 novembre, le délégué du CICR dépêché sur place, Nicolas Borsinger, se voit refuser l’accès à l’hôpital par l’officier en charge de la JNA, qui invoque des raisons de sécurité. Durant trois heures, Borsinger fait le pied de grue devant le pont franchissant la rivière Vuka, un blindé de la JNA barrant la route menant à l’hôpital situé à 300 mètres de là. Et soudain, plusieurs bus transportant des blessés dé-bouchent de l’hôpital de Vukovar sous les yeux du délégué en train de parlementer avec l’officier de la JNA. Le représentant du CICR tente aussitôt de rattraper les bus qui zigzaguent parmi les décombres, mais sans succès. Ce n’est que cinq ans plus tard que l’on apprendra ce qui s’est réellement passé. À savoir que la plupart des 254 personnes évacuées par la force, parmi lesquelles de nombreux blessés et malades ainsi que du personnel médical, ont été tuées de sang-froid par des forces serbes dans la nuit du 20 au 21 novembre 1991. Longtemps pressenti, cet horrible forfait n’a pu être officiellement établi qu’après exhumation des corps découverts en septembre 1996 dans un charnier à Ovcara, à six kilomètres au sud-ouest de Vukovar. Indiscutablement, ces disparus de l’hôpital de Vukovar incarnent l’échec du 4 Jugoslavenska Narodna Armija, qui signifie « Armée populaire yougoslave .

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droit et hantent l’esprit de tous ceux qui ont vainement tenté de trouver une solution humanitaire à la question complexe de la protection de l’hôpital. Avec la chute de Vukovar, la ville d’Osijek, située à 36 ki-lomètres à l’ouest, est plus vulnérable que jamais. Depuis le début des hostilités, la population d’Osijek n’a cessé de bais-ser. Après la capitulation de Vukovar, on estime qu’il reste en-viron 40 000 habitants sur un total de 150 000. Une bonne partie des femmes et des enfants ont été évacués vers la côte dalmate, à Zagreb ainsi qu’en Hongrie voisine et en Allema-gne. Considérés comme mobilisables, les hommes de 16 à 60 ans n’ont pas le droit de quitter la ville. En raison des bom-bardements fréquents, de nombreux résidents vivent dans les sous-sols ou les abris collectifs administrés par la municipa-lité et la Croix-Rouge d’Osijek. Dans la ligne de mire des canons serbes appuyés par la JNA, les quartiers industriels du sud-est sont les plus exposés. Le centre-ville n’est pas pour autant épargné, ainsi qu’en attestent les impacts de balles et d’obus de mortier sur l’Hôtel de Ville et la cathédrale. C’est au centre-ville que le CICR a installé ses bureaux le 24 septembre 1991, dans l’arcade précédemment occupée par la JAT (Jugoslovenski Aerotransport), la compagnie aé-rienne yougoslave, qui, à l’image du pays, est alors en pleine déliquescence. « On avait bien les clés, mais on n’arrivait pas à ouvrir les locaux. Dario, un collègue suisse, a alors dit : Soit c’est les mauvaises clés, soit c’est la mauvaise porte, soit c’est les mauvaises personnes ! » se souvient Gordana Miljkovic, recrutée quelques jours auparavant par Nicolas Borsinger dans un restaurant d’Osijek. Rondement mené,

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l’entretien d’embauche a porté sur ses connaissances en an-glais et surtout sur sa résistance psychologique. « Il voulait sans doute s’assurer que je n’étais pas suicidaire ! » Vu l’insécurité ambiante, les bureaux sont rapidement consolidés. Les vitres sont remplacées par des bâches en plastique et une épaisse façade en briques est dressée le long de l’arcade, dont l’entrée est protégée par des sacs de sable. En renforçant sa présence, le CICR vise à augmenter le rayon d’action en Slavonie orientale et à compléter le travail mené par les équipes opérant à partir de Belgrade dans les zones sous contrôle serbe. Ceci est d’autant plus nécessaire qu’après l’échec de Vukovar, il faut coûte que coûte réussir à protéger l’hôpital d’Osijek, situé tout près de la ligne de front et régulièrement touché par l’artillerie serbe.

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Avec ses collègues, dont Ljiljana Varga engagée en oc-tobre, Gordana participe à de nombreuses opérations sur le terrain. Elle développe des liens fort utiles avec les bran-ches locales de la Croix-Rouge, qui s’efforcent de fournir une assistance vitale aux victimes quotidiennes du net-toyage ethnique qui bat son plein durant un hiver particu-lièrement rude, forçant les uns à quitter leurs foyers et les autres à rester isolés. De Bjelovar à Osijek, en passant par Donji Miholjac, Pakrac et Nasice, les urgences n’en finissent pas. D’autant plus qu’à partir de novembre, les forces croates mènent une contre-attaque décisive en Slavonie occidentale et re-gagnent du terrain dans la zone rurale à majorité serbe des monts Papuk et Psunj. À fin décembre, une petite équipe dont fait partie Gorda-na va évaluer les besoins dans des villages que les Serbes ont été forcés d’abandonner. Maisons vides, maisons pillées et incendiées, quelques vieilles femmes errant ça et là, le pay-sage n’est que tristesse et désolation. La plus grande partie des Serbes ont suivi de gré ou de force les forces territoriales dans leur retraite vers la Bosnie-Herzégovine, tandis que les autres se sont réfugiés dans les centres urbains avoisinants, tels Daruvar, Podraska Slatina ou Slavonska Pozega. « Je ne suis pas près d’oublier le Nouvel An que nous avons passé dans une maison de vieillesse de Slavonska Pozega ! » Trop souvent laissés pour compte, les pensionnaires des maisons de retraite et des institutions pour handicapés sont les parmi les victimes les plus vulnérables de la paralysie du système médicosocial yougoslave plombé par la guerre.

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Aider tous ces déplacés constitue une tâche colossale, qui ne décourage heureusement pas les sections de la Croix-Rouge des municipalités de Slavonie – lesquelles travaillent en étroite liaison avec les services sociaux et déploient une folle énergie afin de distribuer des milliers de colis fami-liaux et des tonnes d’assistance matérielle sur un immense territoire sinistré et toujours plus dangereux. Engagée au CICR en janvier 1992 après un premier entre-tien à l’hôpital d’Osijek, Kornelija Mlinarevic vient renforcer l’équipe d’Osijek aux côtés de Ljiljana et Gordana. Après une brève mise au courant, elle remplit le rôle de traductrice lors des visites aux détenus. Pour Kornelija, pouvoir agir dans ce climat pesant d’incertitude est un bienfait. Sa famille a décidé de rester à Osijek, malgré des tirs d’obus sporadiques sur leur immeuble résidentiel. Habitant au septième étage avec ses pa-rents, Kornelija évite en cas d’alerte de se rendre dans l’abri, rendu toxique par les irréductibles fumeurs. Dans ses nouvelles fonctions, Kornelija prend vite conscience de la valeur du service fourni aux prisonniers. Notamment lors des visites effectuées à Osijek aux an-ciens militaires de la JNA, ainsi qu’aux Serbes de la région. « Même si on ne peut jamais leur garantir quoi que ce soit tant qu’ils sont prisonniers, c’est archi-important d’enregis-trer leur identité. Et surtout, de faire preuve d’empathie à leur égard.» Une empathie qui n’est certainement pas le sen-timent dominant lors des laborieuses tractations et sordides marchandages qui se trament à propos des échanges de pri-sonniers de la région « où les détenus sont traités comme du bétail à la foire ! ».

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Dès le 4 janvier 1992, le grand hôpital d’Osijek, qui com-prend une dizaine de bâtiments, est déclaré zone protégée, suite à un accord conclu à Pecs, en Hongrie, quelques jours auparavant. Chaque jour, cet hôpital de 1 600 lits traite environ 50 blessés civils et militaires, parfois bien davan-tage. En majorité, les blessures sont dues aux éclats d’obus et aux mines qui pullulent. Certains pavillons ayant été endommagés par les bom-bes, les étages supérieurs ont dû être fermés. Les salles de chirurgie et de soins intensifs ont été réaménagées dans les vastes sous-sols. Chargé d’assurer la supervision de l’accord de neutralisation de l’hôpital, le CICR assure une présence permanente dans le périmètre protégé, qui couvre une su-perficie de sept terrains de football et qui a été marqué par de grands drapeaux de la Croix-Rouge. Ce travail de surveillance nécessite une présence permanente à l’hôpital, notamment de nuit. « Au début, durant les dix premiers jours après l’accord, les bombardements ont continué comme si de rien n’était… On s’est souvent réfugiés dans les abris, et puis petit à petit, les tirs ont diminué… sans jamais s’arrêter complètement » se souvient Stefan Blaze-tic, un traducteur croate et suisse qui a passé de nombreu-ses nuits dans l’hôpital, où il arrivait le soir complètement épuisé après de longues journées passées à enregistrer des prisonniers en Slavonie. Afin de contrôler l’application de l’accord, une équipe du CICR procède presque chaque jour à une inspection, dont Gordana est membre par rotation. « On arpentait le périmètre neutralisé, puis on montait sur les toits des bâtiments pour vérifier s’il y avait de nouveaux

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impacts. Faisant directement face à la Baranja, le service gynécologique était le plus exposé… » L’accord reste en vi-gueur six mois, soit jus-qu’à l’arrivée des trou-pes de la FORPRONU en juin. Durant cette période, l’hôpital est touché à plus d’une di-zaine de reprises, cha-que violation constatée étant ensuite notifiée par le CICR aux parties signataires. Parfois ingrate, cette tâche de sur-veillance contribue néanmoins à rassurer le personnel et les patients de l’hôpital, surtout après la tragédie de l’hôpi-tal de la ville voisine de Vukovar. En quête d’un lieu de travail plus spacieux, le CICR em-ménage au printemps à la rue Strossmayer, au rez-de-chaus-sée d’une robuste bâtisse ocre dans le plus pur style slavon du XVIIIe siècle. Chaque jour, les bureaux accueillent des dizaines de visiteurs à la recherche de nouvelles familiales ou d’un peu de réconfort. Symptôme de l’aggravation de la situation, les cas de disparition sont de plus en plus fré-quents. Sur place, les employés d’Osijek font face non seu-lement à l’angoisse des visiteurs mais aussi à de nombreux coups de gueule désespérés : « Je vais poser une bombe dans vos bureaux si vous ne retrouvez pas mon mari ! » menace une femme dont l’époux n’est jamais ressorti de Vukovar. « Un samedi matin où j’étais de permanence, ra-conte Ljiljana, un type déboule dans le bureau un fusil à

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la main et me pose une drôle de question : Est-ce que je vous tue immédiatement ou juste là maintenant ? Je lui ai offert un petit remontant, après quoi j’ai compris qu’il voulait qu’on fasse venir ses parents coincés en Slavonie, là tout de suite, sans plus attendre… »

Chaque fois, Gordana et ses collègues laissent passer l’orage, sachant que ces assauts sont des cris de détresse qui ne s’adressent pas directement à eux. « Parfois, on se sentait un peu comme des punching balls ! » observe Gordana en clignant derrière ses lunettes à fine monture d’acier.

Pétulante et boute-en-train, Ljiljana a l’instinct du terrain. Passer les checkpoints est même devenu l’une de ses spécia-lités. « Au checkpoint, un homme en armes veut à tout prix montrer à la femme qui s’est arrêtée qu’il est le roi du mon-de ! Il faut donc ne jamais lui montrer qu’on a peur, et faire preuve de respect à son égard. S’il y a un problème, je lui dis par exemple : Si vous n’avez pas l’autorité sur cette question, mon patron peut reprendre la chose avec le vôtre.» Souvent, le partage des rôles entre le patron expatrié et l’employé local repose sur un schéma préétabli comme des pas de tango. « Il faut danser. Si on ne veut pas danser, mieux vaut rester à la maison ! » renchérit Ljiljana. « Nous visitions régulièrement une prison près d’Osijek où il fallait faire honneur à la slivovic du chef. Par conséquent, le délé-

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gué était préposé à boire après l’entretien final, et moi pas une goutte vu que je conduisais au retour de la prison. » Sage précaution, surtout lorsqu’on est chargée de tradui-re les discussions, une tâche qui requiert une attention ex-trême. « Lorsque vous traduisez les propos de deux interlo-cuteurs, vous parlez le double de chacun. Et puis surtout il y a ces lunchs où vous n’avez jamais le temps de manger, alors que les interlocuteurs, eux, profitent des pauses du-rant lesquelles vous traduisez. En gros, le traducteur n’a ja-mais le temps de manger ! » Traduire, c’est aussi rece-voir à jet continu les flux d’émotions des uns et des autres. Sans broncher. Et les restituer mécaniquement, littérale-ment, en se gardant bien de tout commentaire personnel. « C’est beaucoup plus difficile de rester à l’écart et d’être neutre avec les siens, surtout lorsqu’on n’arrête pas de vous demander de quel côté vous êtes… » résume Ljiljana, qui comme ses collègues a souvent rêvé d’être étrangère au conflit. Ou mieux encore, de retour à l’ère où Croates et Serbes cohabitaient paisiblement en Slavonie. Les fantômes de Vukovar reviennent parfois hanter les pensées de Kornelija, qui évite de regarder des images de cette sale guerre en Croatie qui a tué tant d’espérance. « Dès que le mois de novembre revient, je pense à Vukovar et je pleure. »

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Gordana Vlahovic a travaillé de septembre 1991 à novem-bre 1998 comme field officer polyvalente basée au bureau du CICR à Osijek, où elle réside et travaille aujourd’hui dans le domaine de l’éducation.

Kornelja Mlinarevic a été engagée en janvier 1992 au bu-reau d’Osijek, où elle a officié comme traductrice, field of-ficer et administratrice jusqu’en juillet 1997.

Stefan Blazetic, double national suisse et croate, a été en-gagé comme traducteur en août 1991 et a participé à de nombreuses missions en Croatie pendant le conflit.

Ljiljana Varga a travaillé comme traductrice et assistante sur le terrain, rattachée au bureau du CICR à Osijek d’oc-tobre 1991 à décembre 1997, puis en tant que coordina-trice de projets de communication basée à Zagreb jusqu’en octobre 2001. Elle a depuis lors exercé diverses responsa-bilités dans le secteur social.

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les trois gu i tar es

Ciel couvert à Knin en ce 2 octobre 2008. Le temps semble s’être arrêté dans l’ancienne capitale de la Républi-que serbe de Krajina, reprise par l’armée croate le 5 août 1995 lors de l’« Opération Storm ». Jadis principal employeur de la région avec les chemins de fer, l’usine de vis ZWIK est à l’abandon. Hormis quel-ques vieux irréductibles, les Serbes ne sont plus là. Rues presque désertes, façades d’immeubles déglinguées aux fenêtres closes, nids de poule, herbes folles et gravats à profusion, Knin n’en finit pas de se marginaliser. Dans son vide sépulcral, la gare évoque une de ces pièces de Beckett où tout n’est qu’hypothèse et attente infinie. Un bref pas-sage à la forteresse dominant la cité serbe vaincue ponctue l’impression de décadence que Zeljko Lezaja ressent depuis notre arrivée ce matin, près de quinze ans après son départ précipité. « Le gardien a voulu me faire payer l’entrée, moi qui suis né ici ! Il m’a parlé sur un ton insultant… » À la décharge de Zeljko, il faut dire que Knin est une ville qui lui a rarement réussi… Né à Knin le 15 mai 1965, Zeljko a grandi à Gospic, une ville de garnison établie à l’époque des confins militaires au XVIIe siècle, et d’où de nombreux Serbes ont défendu l’empire des Habsbourg, bénéficiant du statut fort convoité de citoyens libres. Située au cœur

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de la plaine de la Lika sur un plateau séparé de la côte adriatique par les flancs abrupts des monts Velebit, Gospic est un lieu aussi riche sur le plan géostratégique que dé-muni économiquement… De parents serbes déclarés yougoslaves – son père, po-licier, est originaire du village côtier de Karin et sa mère vient des environs de Knin –, Zeljko a été éduqué en tant que « Yougoslave », une dénomination plutôt prisée par les Serbes de Croatie durant les années Tito. Sa mère a souvent rappelé à Zeljko et à sa sœur : « On est des Serbes, mais on est tous Yougoslaves. Il n’y a pas de différence entre nous… On est tous de bonnes personnes ! » Certes ! Mais en 1990, la fragmentation du pays est en marche et se nourrit avec voracité de tout ce qui peut passer pour des différences en s’ingéniant à les exagérer. Différences de style, de langue, de goût, de culture, tout y passe... An-née de tous les dangers en Yougoslavie, 1990 est un mil-lésime de rupture qui féconde les extrémismes et annonce le triomphe électoral des partis nationalistes en Serbie et en Croatie, où diverses milices commencent à recruter et à s’armer. À Gospic, où environ 70 % de Croates cohabitent avec 30 % de Serbes, le chauvinisme progresse à la vitesse d’un cheval au galop et les rapports sociaux entre les deux com-munautés ne font que se dégrader. Dans cette ville de moins de dix mille habitants apparaissent du jour au lendemain des signes de division qui ne trompent pas. « Les gens ne se saluaient plus. Dans certains cafés, le garçon ne répondait plus aux appels et nous tournait os-

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tensiblement le dos… C’était comme un mot d’ordre sous-jacent à l’encontre des Serbes, quelque chose qui aurait pu s’intituler : Faites-les se sentir inconfortables », soupire Zejlko. « En été, les Serbes n’ont plus eu accès aux pom-pes à essence. Et le 17 août 1990, jour anniversaire du roi Pierre, les Serbes se sont révoltés contre le gouvernement croate dans le pays… » Après des études d’histoire de l’art à Zadar, Zeljko est engagé en avril 1990 comme archéologue au Musée d’art et d’ethnographie de Gospic. À côté de cela, il enseigne aussi la musique et l’art au collège Nikola Tesla. La musi-que, c’est la grande passion de Zeljko, mélomane averti et guitariste à ses heures. À la fin février 1991, les Serbes de Krajina proclament leur séparation d’avec la Croatie avant de se prononcer deux mois plus tard pour le maintien dans la Yougoslavie. Quelques jours après le 26 juin, jour de la proclamation d’indépendance par la Croatie, Zeljko part en vacances dans la maison familiale de Karin, un lieu de villégiature fort apprécié des Serbes des environs et situé au bord de la minuscule mer intérieure de Karin. Des vacances en forme de trêve, histoire d’éliminer toute la tension accumulée au cours des derniers mois et de se ressourcer à la plage ven-tilée par l’air marin. « Karin était presque vide, la chaleur délicieuse… Vers la mi-juillet, des combats ont éclaté entre Karin et Krusevo. Lorsque des tirs de mortier ont atteint la plage, je me suis décidé à partir pour Knin. » Ces vacances entamées sur la côte adriatique, Zeljko n’a jamais pu les terminer…

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De Knin qu’il a rejoint sans trop de peine, Zeljko rend visite en août à sa sœur qui est psychologue à Banja Luka. Dans ce re-fuge temporaire, une ques-tion lancinante le harcèle : où diable aller, alors que le conflit n’en finit pas de se propager en Croatie ?

Zeljko téléphone à son père resté à Gospic afin qu’il lui conseille un itinéraire praticable pour revenir chez lui. « Tu n’y penses pas, c’est beaucoup trop dangereux ici ! D’ailleurs avec ta mère, on va essayer de partir ». Zeljko se félicite encore aujourd’hui de cette décision salutaire. « C’était moins une ! Mes parents ont réussi à quitter Gos-pic un jour avant que tout ne soit bloqué. S’ils étaient res-tés, ils seraient sans doute morts ! » En effet, le sang a coulé à Gospic entre le 16 et le 18 octobre, ces journées où la chasse aux Serbes a tourné au massacre pour une centaine d’entre eux, dont la plupart des amis de Zeljko et de sa famille. Pour Zeljko, un long exode commence. D’abord Belgra-de, brièvement. Puis, très vite, il se rend dans les environs de Knin, à Pribudic, chez la grand-mère maternelle où ses parents se sont réfugiés, n’emportant que le strict néces-saire. Jusqu’en novembre, Zeljko s’occupe de mille et une choses, prépare le bois de chauffage pour l’hiver et assure la distillation des fruits.

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Mais la guerre a besoin d’hommes jeunes et costauds. En décembre 1991, il est mobilisé dans l’armée de la « Région autonome serbe de Krajina ». Sur la ligne de front où il est stationné avec son bataillon d’infanterie, le soldat Zeljko Lezaja n’est que peu sollicité par les combats, qui tendent à se calmer avec le déploiement de la FORPRONU, à partir du printemps, dans les zones de protection en Croatie. « Je ne connaissais pratiquement personne, mais je me suis vite rapproché de mes camarades venant pour la plupart des villages, des types ouverts et généreux qui n’étaient pas là de leur plein gré et qui pensaient surtout à leurs foyers. » Peu à peu, le conflit baisse d’intensité et laisse place à une accalmie bienvenue d’environ six mois. En juillet, Zeljko est libéré de ses tâches militaires et s’empresse de regagner Karin où convergent les foules, parce que c’est le seul accès à la mer de toute la Krajina. C’est l’époque où Zeljko fait la connaissance de Natasha, qui deviendra plus tard sa femme. À la fin de cet été prometteur, Natasha retourne à Belgrade et à ses études d’ingénieur. La ferveur estivale retombée, Zeljko pêche avec son père et lit tout ce qu’il trouve : les mémoires d’Henry Kissinger, Harold Robbins et surtout de rares livres d’art dont il se délecte. À la fin décembre, il retrouve Natasha à Belgrade dans son petit appartement de 23 mètres carrés qu’elle partage avec sa mère et son frère, tout près de la gare de Topcider. Mais le répit est de courte durée. Fin janvier 1993, le conflit repart de plus belle en Dalmatie du nord. Au cours d’une offensive, l’armée croate tente de repousser au loin les positions serbes qui menacent Zadar. De retour

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à Karin, Zeljko est enrôlé comme garde de nuit sur la côte. Un travail de routine émaillé de quelques échanges d’artillerie sporadiques. Au printemps de l’année 1993, Zeljko établit son premier contact avec le CICR, qui est à la recherche de personnel pour le bureau de Knin. « C’est ma mère qui m’a poussé à me présenter après avoir entendu une annonce du CICR à la radio ». Installée dans le bâtiment vacant des employés des chemins de fer, l’équipe du CICR se compose d’une vingtaine de personnes, dont une quinzaine d’employés recrutés sur place. Zjelko passe sans encombre le recrute-ment, qui comprend divers tests de traductions de l’anglais vers le serbe et vice-versa. Il débute le 20 mars dans la salle de radio, où il est très vite formé à l’envoi de messages et aux télécommunications par système pactor et par satelli-te. Auparavant, il a pris la précaution de consulter le com-mandant de la brigade de l’armée serbe qui lui a promis de le décharger de toute obligation militaire pour autant qu’il soit engagé par le CICR. Mais la bénédiction du com-mandant ne tient pas longtemps. Les choses se gâtent en juillet lorsque Zjelko est intercepté par la police militaire dans une rue de Knin. Il s’en tire de justesse en prétendant que son unité est basée à Karin. Le salut est dans la fuite, en l’occurrence à Karin – une fois de plus – où il se cache quelques jours, histoire de se faire oublier. Heureusement pour Zeljko, sa clandestinité va bientôt cesser grâce au « papier magique », ce document écrit par un ami commandant lui certifiant par écrit qu’il est in-corporé dans l’unité qu’il dirige ! C’est l’heure du soulage-

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ment. Et aussi l’heure de nouvelles tâches dans les rangs du CICR, cette fois-ci dans le service des secours et de l’assis-tance médicale. Dans ces fonctions, Zeljko et ses collègues parcourent de long en large le vaste territoire contrôlé par les forces serbes de la Krajina. Jusqu’à devenir « experts en micro-géographie en contact avec tant de gens ». Les mar-chandises du CICR à Knin sont stockées dans les anciens entrepôts de l’entreprise Technometal. C’est de là que par-tent ses camions chargés d’assortiments chirurgicaux, de médicaments et d’unités de transfusion pour les hôpitaux et pharmacies de la région. Car la guerre a eu notamment pour effet de couper le sud de la Krajina de ses liens traditionnels avec la côte adriatique. Cet isolement se traduit par une pénurie chro-nique de biens essentiels, à commencer par les produits médicaux. Sans oublier qu’une grande partie des infras-tructures médicales régionales – comme par exemple celles de la ville de Drnis à 24 kilomètres au sud de Knin – ont été endommagées par le conflit. En fin de compte, c’est vers Knin que convergent les demandes d’aide qui ne ces-sent de croître... « Les tranquillisants, sirops et antibiotiques de la Croix-Rouge norvégienne étaient particulièrement bienvenus » relève Zeljko, qui va souvent livrer lui-même ce matériel aux cliniques et aux pharmacies identifiées par le CICR. L’isolement, c’est aussi l’effet des sanctions économiques qui pèsent sur la République fédérative de Yougoslavie (Ser-bie et Monténégro) et qui par voie de conséquence affectent la Krajina, où sévit une hyperinflation galopante, source

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d’un marché noir permanent. À Knin, où les coupons de rationnement sont de mise, le litre d’essence se monte à sept Deutsche marks en 1993. Des Deutsche marks qui ont li-bre cours aux côtés des dinars serbes de Krajina et des di-nars yougoslaves constamment réévalués. La kuna croate demeure prohibée en raison des mauvais souvenirs liés à la Deuxième Guerre mondiale qu’elle évoque chez les Serbes. Parmi les laissés pour compte que sont les minorités, les personnes âgées croates restées dans les villages de Kra-jina sont les plus exposées. En dépit de la destruction de leurs maisons et du pillage de leurs biens, ces gens survivent – dans des conditions misérables. Redoutant les contacts avec les Serbes et souffrant souvent de maladies chroniques, de rhumatismes et d’ulcères, ils ne prennent que rarement le risque d’aller à l’hôpital de Knin, d’où le corps médical croate a été exclu depuis longtemps. Parfois, ils parviennent à consulter un médecin militaire délocalisé en rase campa-gne ou, dans le meilleur des cas, ils se font aider par des voisins serbes ou par le CICR qui leur achemine des colis de vivres, des articles de ménage, des médicaments ainsi que de précieuses nouvelles de la famille. Il faut aussi dire que mise à part la Croix-Rouge, les organisations humanitaires ne se bousculent pas dans la région, à l’exception notoire du HCR et de Médecins Sans Frontières. Les longs trajets en voiture fournissent l’occasion de se familiariser avec les collègues, à commencer par les ex-patriés. « Vu qu’il n’y avait pratiquement pas d’électricité en ville, on écoutait beaucoup de musique en voiture… Chris Rea, Patricia Kaas, des chanteurs du coin, c’est fou

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comme la musique aide à mieux connaître les goûts des gens » remarque Zjelko, qui est particulièrement sensible à l’esprit d’équipe et à ses rites de communication. « Au début, j’avais du mal à comprendre la confidentialité du CICR, par exemple à propos des libérations de détenus, mais ça s’est vite clarifié, car quand je ne comprends pas, je demande des explications ». S’expliquer, voilà une qua-lité qu’il sait apprécier à sa juste valeur. « Il y a des gens qui ne sont pas doués en communication ! Pour ceux-là, c’est dur d’éviter la crise... En fait il faut savoir ne pas être d’accord… et toujours rester actif, ne pas se prendre la tête dans les mains et penser à ce qui m’arrive…» Rester actif. Comme ce jour où dix civils ayant réussi à s’échapper de Bihac ont échoué devant l’entrepôt des se-cours. « C’était une famille de Serbes et de Croates. L’un d’eux était le neveu d’une grande cantatrice d’opéra… Pour s’enfuir, ils avaient dû traverser un champ de mines avec leurs enfants cachés sous les manteaux… Je leur ai offert le gîte au premier étage de l’entrepôt, tout en étant forcé de les enfermer. Je leur ai dit : Je vous boucle pour votre bien ! En fait, je me sentais comme un kapo de camp de concentration… Ils sont restés deux nuits clandestine-ment. Pendant ce temps, on s’est occupés avec l’adminis-tration de leur autorisation de départ et ils ont pu quit-ter Knin par bus… »À Knin, Zeljko vit chez la sœur de sa mère, dans un appartement

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au rez-de-chaussée de la rue Vladike Nikodima Milasa, à deux pas de la petite villa où le CICR a transféré ses bureaux en octobre 1994. Plusieurs fois par an, sa petite amie les rejoint pour quelques jours. « Un jour Natasha nous a apporté un salami de Hongrie, c’était vraiment la fête ! ». Alors que la guerre fait rage dans la Bosnie voisine, la situation militaire demeure plutôt figée dans la Krajina, où quelques signes d’apaisement sont même apparus entre Zagreb et Knin à la fin de l’année, sans que rien ne soit toutefois politiquement réglé. Mais l’accalmie est de cour-te durée. « Au début de l’année, les forces armées croates ont occupé des positions stratégiques sur les Alpes Dina-riques dominant Knin ». Au printemps, la situation s’enve-nime graduellement. D’abord en Slavonie occidentale où l’« Opération Flash » permet aux Croates de regagner des territoires perdus, avec le feu vert des négociateurs inter-nationaux. Puis au début juin dans la Krajina. Peu à peu, la pression des troupes croates s’intensifie dans l’ouest de la Bosnie, sur la ligne de front de Grahovo, dans le secteur à l’est de Knin ; au nord, c’est la zone bosniaque de Bihac qui est menacée. En juillet, des dizaines soldats de l’armée serbe de Krajina blessés à Grahovo sont traités à l’hôpital de Knin, tandis que des civils convergent sur Knin pour tenter de se mettre à l’abri. Un abri précaire puisque de nombreux habitants de la ville ont déjà plié bagage. Le 27 juillet, Radio Knin annonce la mobilisation gé-nérale, alors que le couvre-feu est en vigueur de 22 heu-res à 5 heures du matin. Les équipes du CICR sont sur le

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qui-vive et s’efforcent de faire la part des choses afin de détecter des éléments d’information fiables dans le magma de rumeurs qui ne cesse d’enfler. Responsable du bureau de Knin depuis un mois seulement, Carmen Burger est une déléguée expérimentée qui s’est frottée à pas mal de points chauds en Afrique. Grâce à ses excellents contacts avec les représentants de la Force de protection des Nations Unies (FORPRONU), Carmen est tenue au courant de l’évolu-tion militaire réelle sur le terrain, notamment sur le front de Strmica, à 12 kilomètres à l’est de Knin, où l’infante-rie et des tanks croates sont parvenus à pénétrer. Près de mille personnes fuyant les combats autour de Strmica sont assistées par le CICR, qui leur fournit de la nourriture et des articles d’hygiène. Mais la denrée la plus convoitée – la sécurité – est en rupture de stock… Comme tous ses collègues locaux à Knin, Zeljko est inquiet, notamment pour Natasha et sa tante. Cette anxiété s’est en-core renforcée lorsqu’une collègue lui a raconté que le chêne solitaire en bordure du chemin menant au village d’origine de la mère de Zeljko avait été abattu par le vent. Un mauvais présage que Zeljko ne peut s’empêcher d’associer à la destinée du peuple serbe de Krajina… Dans la nuit du 3 août, Zeljko n’arrive pas à fermer l’œil. Les rumeurs d’attaque de la ville, le sort de ses parents dans leur maison de Karin, le vieux chêne effondré, tout se bouscule dans sa tête. « C’est vers minuit que les bombardements ont com-mencé. À l’artillerie lourde. À l’aube, des obus sont tombés tout près de l’appartement, des vitres ont éclaté, on est res-tés dans le corridor en attendant que ça passe… Puis vers

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midi il y a eu une pause, je me suis rendu dans l’abri de nos bureaux où se trouvaient une partie de mes collègues. » Pendant ce temps, Carmen Burger a pu mettre sur pied un dispositif d’évacuation de tout le personnel local, car elle a vite compris qu’il n’y avait pas d’alternative pour eux et leurs familles en tant que Serbes ou non-Croates. La seule voie possible est l’exode, un exode qui en quelques jours va mettre sur les routes plus de deux cent mille Serbes. « C’était beaucoup trop dangereux de rester » souligne Carmen – qui sait de quoi elle parle, elle qui a eu l’occasion d’assister au nettoyage ethnique qui a suivi la prise de la ville. Mais pour l’heure, il faut agir vite et bien. Zeljko retour-ne en trombe à l’appartement. « Nous avons fait notre valise en quatrième vitesse, une pour ma tante, une pour Natasha. J’étais soulagé de savoir qu’elles pourraient être bientôt en sécurité… Devant le bureau, la Toyota Land Cruiser bana-lisée du CICR était prête à partir. Comme tout le monde, ou presque vu que les expatriés restaient... Et là, ils m’ont persuadé de partir moi aussi. Je me suis retrouvé assis sur un jerrycan au fond de la voiture... Il y avait les collègues, Miroslav Stankovic, Jasmina Jokic, Maja Bjegovic et ses pa-rents, propriétaires de la maison, Tanja la secrétaire, une femme enceinte avec deux enfants, et puis ma tante et Na-tasha… on était quatorze ! » Dans son message radio amtor à la délégation de Zagreb, Carmen Burger précise que « le personnel local a quitté Knin pour un lieu plus sûr à envi-ron 8 heures du soir […] dans une Land Cruiser (LC 326) avec le plein d’essence, […] Ils ont fait preuve d’un compor-tement remarquable jusqu’à la dernière minute et ont assisté

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les expatriés autant qu’ils ont pu mais, en conscience, ils ont dû quitter la ville avec leur famille pour trouver de la sécurité 5». D’autres employés sont sortis par leurs propres moyens, comme l’une des interprètes, partie sur son trac-teur avec quelques photos de famille.

La retraite de Knin passe par diverses étapes géographi-ques et psychologiques. Sur la route littéralement noire de monde et de véhicules en tous genres, chacun est amené à faire le deuil ou du moins un premier inventaire de ce qu’il laisse sur place, à l’instar de Zeljko. « Pour moi, c’était dif-ficile de concevoir qu’en moins d’une journée l’ordre établi s’était effondré… » 5 Message du CICR Zagreb du 18/8/1995, n° 1919.

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Pour Zeljko et ses collègues, la priorité de l’heure consiste à avancer sur cette route bondée afin de rallier le territoire bosniaque. Après avoir roulé au pas toute la nuit et par-couru une centaine de kilomètres, ils atteignent Bosanski Petrovac au matin. « C’était un peu l’esprit de Solferino qui soufflait… J’étais dans le convoi dans la Land Cruiser du CICR parmi des centaines de bus et de camions, et les gens du coin venaient nous offrir du pain, de la confi-ture… » Un peu plus tard, les voyageurs en provenance de Knin opèrent la jonction avec leurs collègues du CICR – il y a là Barbara, Alexandra et Stevo – qui les prennent en charge. Cette halte leur permet de se reposer un peu et surtout de donner des nouvelles à leurs proches grâce au téléphone. Avant de reprendre une longue route… À peu près au même moment, à une centaine de kilo-mètres de là, à Vojnic, dans le secteur nord de la Krajina, une équipe d’employés serbes du CICR vient d’évacuer les lieux en raison de l’offensive croate et roule en direction de Belgrade. Restée sur place avec l’une de ses collègues, Spomenka Djuric maintient la présence du CICR et s’ef-force de réconforter la vingtaine de villageois venus s’abri-ter dans les bureaux.

2 octobre 2008. Nuit étoilée à Karin. Zeljko vient de me présenter ses parents qui, après des années de lutte avec l’administration croate, ont enfin pu récupérer leur petite maison longtemps illégalement occupée. Désormais ils passent l’hiver à Belgrade et la belle saison à Karin, où ils reprennent graduellement pied.

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Jovo, le père de Zeljko, est désormais connu ici sous le prénom de « Jure » à la consonance croate. Il dit avec un regard malicieux qu’il préfère se faire appeler « Jure » plutôt que de se faire battre. Un de leurs amis, Jovo, se joint à nous. On savoure une loza, on parle de pêche, de la famille. Le présent est délicieux. Pour peu, on écouterait volontiers Zeljko nous jouer la sérénade. « J’ai eu trois gui-tares » dit-il de sa voix sereine. « La première, c’était avant la guerre, on me l’a volée dans la voiture de mon oncle sur la route de Zadar… La deuxième, on me l’a volée dans no-tre appartement à Gospic alors que j’avais pris le soin de la cacher sous le lit… Et la troisième, je l’ai laissée à Knin vu qu’on était quatorze dans la voiture ! »

Zeljko Lezaja a été engagé par le CICR en mars 1993 à Knin. Il a été opérateur radio, administrateur de secours, chargé de projet de sensibilisation aux mines en Serbie, au Liban et en Palestine. Depuis 2004, il s’occupe de la promo-tion du droit international humanitaire au CICR à Belgrade. Il est marié et père de deux enfants, et vit à Belgrade.

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le cicr en Bosn ie - Her zégov i n e

Les pointillés correspondent à la répartition territoriale des deux entités établie par les Accords de Dayton.

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III

LA BOSNIE-HERZéGOV INE DéCOMPOSéE

su rv i v r e à sar ajevo, sa ns ex patr iés

De mère slovène et de père croate, Natasha Greguric est une boute-en-train née, qui aurait fait un malheur sur scène si elle s’était lancée dans le cabaret. Avec ses yeux verts pé-tillant de malice et sa petite taille, elle incarne à merveille la femme-enfant, ludique et imprévisible, toujours prête à faire monter la température ambiante. Son sens du jeu est un atout précieux, surtout en temps de guerre. « Pour les Serbes, j’étais Natasha… pour les Croates, j’étais Gregu-ric… Pour les Bosniaques, juste une enfant de Sarajevo ! » Natasha est engagée par le CICR en novembre 1991 comme assistante d’administration. Le jour précédent, Tanja Todorovic – appelée elle aussi à jouer un rôle-clé aux côtés de Natasha quelques mois plus tard – a été embau-chée comme field officer de Heidy Huber, une Suissesse résolue qui dirige le bureau de Sarajevo, rattaché hiérar-chiquement à la délégation de Belgrade. À cette époque, la

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modeste structure de Sarajevo permet de soutenir l’action liée au conflit en Croatie, notamment en acheminant des secours en Dalmatie et en Slavonie voisine. Mais au printemps 1992, contre toute attente, les événe-ments se précipitent. Attisées par les factions nationalistes de tous bords et relayées par les media, la peur et la stigma-tisation « ethnique » gagnent du terrain et commencent à exacerber les relations entre voisins, collègues ou étudiants qui jusqu’alors célébraient, travaillaient et étudiaient en-semble. Un référendum pour l’indépendance de la Bosnie-Herzégovine parrainé par la Communauté européenne prend des allures de plébiscite pour la population croate et musulmane, tandis que les Serbes refusent de prendre part au scrutin. Rapidement, des barricades et des checkpoints émergent et donnent lieu à des affrontements armés, les nationalistes serbes prenant l’offensive avec le soutien de l’armée fédérale elle-même en pleine désagrégation. Du même coup, le cahier des charges du CICR change radicalement. En dépit d’une forte incrédulité face au conflit bosniaque naissant – certains autochtones estiment le conflit impossible, car ce serait l’Apocalypse ! – la guerre s’installe. Chaque jour de ce funeste printemps 1992, les besoins hu-manitaires s’accroissent : prisonniers à visiter, personnes dé-placées à assister, blessés et malades à secourir… Depuis janvier 1992, Natasha et ses collègues ont quitté l’hôtel Bristol, situé Fra Filipa Lastrica, pour s’installer dans un lieu plus spacieux, un jardin d’enfants niché à mi-pente dans le quartier central de Bjelave. Désavantage de taille, le bâtiment est fragile et ne dispose pas d’abri sérieux, hormis

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une minuscule cave dans une maison voisine. À partir de mars et au fil des semaines qui suivent, la Bosnie-Herzégo-vine se transforme en camp militaire. Vivre à Sarajevo de-vient dangereux. Et surtout imprévisible. En raison des tirs plus fréquents, Heidy Huber dort souvent dans la baignoire de son appartement devenu très exposé aux tirs. « Saraje-vo a un avant-goût de Beyrouth » observe Thierry Meyrat, alors chef de la délégation de Belgrade. Début mai, le siège de Sarajevo commence et pour la population civile, c’est le début d’un très long calvaire. La nouvelle armée de la République serbe de Bosnie-Herzégovine se constitue en intégrant des unités de la JNA restées sur place, avec à sa tête le général Ratko Mladic. Les communications se grippent, les bombardements s’in-tensifient, l’étau se resserre sur la ville et l’UNPROFOR est piégée dans la cuvette.

Afin de renforcer son action à Sarajevo, le CICR décide d’envoyer une mission d’appui à partir de Belgrade, emmenée par le Genevois Frédéric Mau-rice, un délégué chevronné. Parti de Belgrade le 17 mai, le convoi de secours médicaux et matériels progresse lentement dès son entrée en Bosnie et s’ar-rête à Pale, capitale provisoire de la République serbe auto-proclamée. Après discussion

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avec les autorités qui donnent leur feu vert, le convoi reprend la route le lendemain matin vers 11 heures. Suivant la recom-mandation des officiels, il s’engage sur la vieille route de Pale, un itinéraire inusité depuis le début de la guerre. Le temps est couvert, mais il ne pleut pas. Moins d’une demi-heure plus tard, le convoi passe sans encombre le dernier checkpoint ser-be de Hresa, aux abords duquel se sont postées Heidy Huber et son assistante Tanja Todorovic. Dès qu’ils sont en vue, Heidy et Tanja redémarrent et en-tament la descente vers Sarajevo, passant aisément le pre-mier checkpoint bosniaque. Environ un kilomètre plus loin, leur voiture atteint le point d’entrée de la porte fortifiée de Vratnik – un tunnel d’une trentaine de mètres qui débou-che sur les ruelles étroites de la vieille ville – lorsqu’elles en-tendent un bruit terrible. Se retournant vers l’arrière, Tanja aperçoit à l’entrée du tunnel un nuage de fumée d’où émerge vaguement la voiture de tête du convoi venu de Belgrade mené par Frédéric Maurice. Elle se rue en direction du vé-hicule en feu, mais elle est aussitôt interceptée par un soldat bosniaque qui la tire sans ménagement à l’intérieur d’une maison. Un geste qui lui sauve la vie, car des obus conti-nuent à exploser autour du convoi immobilisé. Ivan Lalic, le field officer qui tient le volant, s’écroule la tête la première sur le levier de vitesses. À côté de lui, Fré-déric Maurice parvient à ouvrir la portière droite, puis à s’appuyer contre le capot avant de s’accroupir, la tête à la hauteur du pneu. Tous deux sont grièvement blessés et im-médiatement pris en charge par un combattant bosniaque qui les installe dans un van et fonce vers l’hôpital Kosevo.

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Le troisième occupant de la voiture, Roland Sidler, plus lé-gèrement touché, est pris en charge par des combattants bosniaques qui le déposent dans une petite salle d’opération improvisée dans une cave. Quant aux autres membres du convoi, ils restent à l’abri en attendant que l’orage passe. Gisant à même le plancher du van et perdant abondamment leur sang, Frédéric Maurice et Ivan Lalic entendent la voix de leur samaritain bosniaque qui les conduit à l’hôpital en dépit des tirs d’artillerie épars. « Il chantait Lasciate mi cantare à tue-tête pour nous donner du courage et nous aider à tenir ! » se rappelle Ivan, qui, tout com-me Frédéric à ses côtés, est resté conscient durant cette course folle. « Chantez avec moi ! di-sait-il. Moi je ne pouvais pas ouvrir la bouche, ma mâchoire était fracassée, mais je voyais Frédéric à côté de moi en train de chanter doucement. Je me suis dit : il vivra… » Demeurée au bureau en ville avec des collègues très excités par la venue du groupe de Belgrade et en l’honneur duquel une fête a été organisée pour le soir même, Natasha apprend l’horrible nouvelle par la radio VHF : « Le convoi est touché... il y a des blessés… ». Blazenca, l’opératrice radio, s’isole dans un coin pour pleurer. Natasha est partagée entre tristesse et colère, car dès qu’elle a su que le convoi allait emprunter la vieille route de Pale, elle a crié « casse-cou » et a tenté d’en dissuader ses collègues. En vain.

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Selon le diagnostic initial de l’hôpital Kosevo, Ivan Lalic semble être le plus grièvement blessé : visage horriblement tuméfié, mâchoire gauche fracturée et genou broyé. Frédéric Maurice, salement blessé à l’avant-bras, à la main gauche et au thorax, est en état de choc mais conscient. À premiè-re vue, il inquiète moins les médecins que son compagnon Ivan. En réalité, son état est beaucoup plus grave qu’il n’y paraît. Des éclats d’obus ont provoqué des lésions au niveau de l’artère cubitale et de la veine fémorale, qui entraînent une diminution de la masse sanguine. Malgré les transfu-sions et les efforts incessants du professeur Borisa Starovic et de son équipe, Frédéric décède durant la nuit. La mort de Frédéric Maurice arrache à sa famille – ses parents, son frère, sa femme et deux jeunes enfants – un formidable tempérament, qui s’est illustré avec talent au service de la Croix-Rouge, notamment quelques mois aupa-ravant en Slovénie lors du bref conflit dit « la guerre des douanes ». En tant qu’assassinat ciblé, sa mort marque aussi le dé-but d’une ère plus dure et plus violente pour la Croix-Rou-ge, dont l’emblème non seulement ne protège plus, mais attire le feu, un feu dont l’origine exacte reste à ce jour inconnue. Pour les habitants de la capitale bosniaque pris au piège, la mort de Frédéric Maurice signifie le retrait du CICR, au moment où ils en ont le plus besoin. Perçu par certains comme une forme de démission humanitaire ou encore de non-assistance à personnes en danger, le retrait consécutif à l’assassinat d’un « Troisième combattant » à Sarajevo casse

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l’élan de la plus ancienne organisation humanitaire laïque du monde et prive du même coup des milliers de personnes d’une assistance vitale. Le matin du 20 mai 1992, une étrange scène se dérou-le sur le seuil de l’hôpital Kosevo. Le convoi arrivé trois jours auparavant s’apprête à quitter la capitale bosniaque, emmenant à son bord la dépouille de Frédéric Maurice dans le cercueil métallique fourni par l’hôpital, ainsi qu’un blessé grave, Ivan Lalic, qu’on a enveloppé tant bien que mal dans des couvertures. En tout, c’est une dizaine de membres du personnel CICR, des expatriés en majorité, qui rebroussent chemin. Une heure auparavant, ils ont des-cendu le drapeau Croix-Rouge et fermé la délégation. Ce départ, décidé en haut lieu à Genève, vise la mise à l’abri du personnel et le rapatriement du blessé et du corps de Frédéric Maurice. Persuadée que l’absence sera de courte durée, Heidy Huber a laissé ses affaires sur place, en re-commandant au personnel restant de « garder la maison ». Les employés locaux ont dû faire rapidement leur choix : soit partir sur Belgrade le jour même, soit rester sur place. Parmi la demi-douzaine d’employés, trois ont décidé de profiter du sauf-conduit et d’embarquer dans le convoi qui s’ébranle tristement. Sur le trottoir au pied du bâtiment blanc et mas-sif de l’hôpital, deux jeu-nes femmes le regardent s’éloigner : Natasha et Tanja. Envers et contre

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tout, elles ont décidé de rester à Sarajevo, tout comme leur collègue Blazenka. « Nous voilà méchamment riches ! » lâ-che Natasha en soupesant les six cartouches de cigarettes laissées par leurs collègues en partance. À quoi s’ajoutent 400 Deutsche Marks, de la nourriture en vrac et surtout, joyau suprême, un téléphone satellite dont Natasha a pris soin de se faire inculquer le maniement par Juan Merino, spécialiste des télécommunications, juste avant le départ. Quant au matériel médical – du plasma, des pansements et des instruments de chirurgie récupérés après l’attaque du convoi – il a été remis à l’hôpital Kosevo. Sans expatriés à Sarajevo, le CICR n’est plus en état de fonctionner dans la capitale assiégée. Reviendra-t-il bien-tôt ? Et combien de temps va durer cette guerre ? Poser de telles questions, c’est déjà y répondre. Tanja, bien décidée à rester avec sa mère, est convaincue que la guerre n’est qu’une affaire de quelques semaines. Natasha en est moins sûre. Quoi qu’il en soit, ce qui se passe dans la demi-heure suivant le départ des expatriés est un moment-clé durant lequel se forge une décision capitale qui a valeur de pacte pour l’avenir. D’un commun accord et sans la moindre obligation, Natasha et Tanja prennent l’engagement de continuer à travailler pour le CICR. Tous les jours, sans exception. Intuitivement, elles ont déjà pressenti qu’elles pourraient devenir folles à force de désœuvrement et d’an-goisse. « Je ne veux pas que mon cerveau reste à jamais dans la cave » se dit Natasha, qui écoute volontiers ses groupes préférés sur son walkman, comme Stereo MCs

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et les rockers australiens de Midnight Oil qui cartonnent avec Beds are burning et dont les salves frénétiques valent bien celles du canon. Portant la musique comme un mas-que sonore, Natasha s’interdit de prendre les raccourcis ou de marcher derrière des containers, sachant bien qu’il n’y a pas moyen de se cacher dans cette ville brûlante. Toutefois pour certains, se cacher est une forme de sur-vie. C’est notamment le cas de Zoran Piljac, le troisième larron du groupe d’employés locaux lui aussi bien décidé à rester dans la capitale bosniaque. Serbe de Sarajevo, Zo-ran redoute en effet l’enrôlement immédiat dans l’un ou l’autre camp au cas où il s’aventurerait dans les rues de la ville. Il choisit donc l’effacement et va désormais camper dans le petit bureau que la direction de l’hôpital Kosevo a mis à la disposition du CICR. Très vite, le trio va se remettre au travail et s’efforcer de se rendre utile sur place, dans « cette ville que Dieu avait oubliée pour un temps » selon la formule de Tanja. Leurs moyens sont dérisoires. Ils n’ont pas de véhicu-les, pas de casques, pas de gilets pare-balles, pas de stock d’assistance d’urgence. Par contre, ils ont de l’énergie et des idées. Et en prime, une boîte pleine de messages Croix-Rouge vierges. Ils n’ignorent pas en effet que la plupart des habitants sont privés de nouvelles familiales. C’est une souffrance lancinante, que chaque membre du trio connaît personnellement. Savoir où se trouve un être cher ou pou-voir rassurer des proches que l’on est en vie constitue un bien de première nécessité. Sans communications télépho-niques ni service postal, la circulation de l’information est

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quasi nulle, ce qui profite évidemment à la propagation des rumeurs et à la désinformation. Dans pareil contexte, seule une preuve écrite – trois lignes suffisent – peut remé-dier à l’incertitude. Tanja, Natasha et Zoran mettent petit à petit sur pied un réseau de récolte et de distribution de messages fami-liaux interurbains. Avec pour partenaire la branche locale de la Croix-Rouge, qui va tenter de faire parvenir le cour-rier à ses destinataires via des mini-centres de distribution répartis dans différents quartiers de la ville. La radio bos-niaque en fait immédiatement état sur ses ondes, de même que le journal Oslobodenje, qui continue à paraître en dé-pit du déluge de feu. « Nous avons joué au facteur ! résume Natasha. On a bien essayé de tenir des statistiques, mais on n’a jamais su combien de messages ont atteint leurs des-tinataires. Ce que je sais, c’est qu’au moins 7 % d’entre eux ont reçu des réponses en retour… » Toutefois, la demande prioritaire concerne l’envoi des messages à l’extérieur de Sarajevo. Dans le bureau de l’hô-pital Kosevo, les piles de messages commencent à s’entasser en ce début d’été, chaud dans tous les sens du terme. D’autre part, le CICR en ex-Yougoslavie croule sous les demandes de nouvelles qu’il ne peut traiter à Sarajevo, en dépit de la pré-sence de son antenne locale, qui est techniquement « gelée ». Le « gel » se traduit concrètement par une non-incitation au travail : par conséquent, pas question d’envoyer des messa-ges Croix-Rouge afin de ne pas faire courir davantage de risques à l’équipe locale, dont on a vaguement connaissance des activités, mais qu’il ne faut sous aucun prétexte stimuler

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tant que la décision de la réouverture de la délégation avec expatriés n’a pas été prise. Il faut donc freiner des quatre fers leurs velléités d’agir et de se déplacer, en particulier sur la route de l’aéroport de sinistre réputation. Cette attitude ne laisse pas de bons souvenirs à notre trio, qui se sent alors incompris et négligé par les collègues de l’extérieur. « Au début, grâce au téléphone satellite, j’avais une conversation quotidienne avec Thierry Meyrat basé à Belgrade… Il ne pouvait pas faire grand-chose pour nous, mais on se parlait, c’était fabuleux ! » Fabuleux, mais trop bref. En juillet, l’antenne « gelée » de Sarajevo passe sous la juridiction de Zagreb, une énorme délégation et centrale lo-gistique qui assure la coordination générale des opérations en ex-Yougoslavie. Dans la capitale croate, tout le monde est débordé. Du coup, le dialogue avec Sarajevo y perd beaucoup. « Nous n’avions plus d’interlocuteur attitré. Pour nous, le message en provenance de Zagreb était clair :

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On n’en a rien à foutre de vous ! Nous n’existions tout sim-plement plus » fulmine encore Natasha. Les deux brèves missions menées par des expatriés en provenance de Zagreb les 13 et 16 juillet confirment que les conditions ne permet-tent pas un retour des délégués. La douche froide est cependant vite surmontée et le trio se remet au travail. Un travail de plus en plus risqué en raison de l’intensité des bombardements et du diabolique essor des snipers. « J’étais vernie d’habiter pas trop loin de l’hôpital Kose-vo, se souvient Tanja. Les bons jours, je n’étais pas trop ex-posée en marchant. Par contre, durant les mauvais jours, il fallait attendre que ça passe et dans les très mauvais jours, je m’installais dans l’abri de mon immeuble où je donnais des cours d’anglais aux gosses… » S’il est important de rester occupé, l’essentiel est de res-ter en vie. « Dans cette guerre, être en vie signifie aller bien » renchérit Sefko Hodzic dans les colonnes d’Oslo-bodenje. En dépit du chaos ambiant, le canal de messages Croix-Rouge fonctionne à peu près bien et distille ici et là un peu d’espoir, au compte-gouttes. Quand Natasha se rend à un point de distribution en ville, son parcours s’apparente à la roulette russe. « Je ne savais pas que deux kilomètres pouvaient être si longs ! » Lorsque la réserve de messages vierges arrive à son ter-me, Zoran, homme d’intérieur, fait des photocopies grâce aux feuilles de papier données par Médecins Sans Frontiè-res, dont l’équipe est installée juste à côté du trio à l’hôpital Kosevo. La solidarité entre les deux agences humanitaires

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est totale. De cette entraide mutuelle résultent des progrès certes modestes, mais ô combien bénéfiques pour le moral des troupes. L’étape suivante prend la forme d’un défi pour une équi-pe bien décidée à aller de l’avant et à contrer le « gel » avec les moyens du bord. L’objectif ? Faire sortir des messages Croix-Rouge de Sarajevo. Pour ce faire, Natasha et Tanja rassemblent quelques centaines de messages qu’elles « cen-surent » préalablement. Il s’agit de s’assurer que leur conte-nu se limite strictement à des nouvelles d’ordre familial. Munies de leur précieux colis, elles se rendent au QG de la FORPRONU avec leurs voisins de paliers de MSF qui disposent fort heureusement d’un véhicule. Grâce à leurs contacts personnels, elles sont reçues par un responsable galonné. « Là, j’ai dû bluffer, indique Natasha. Je lui ai ex-pliqué que nous installions le nouveau bureau du CICR et que nous avions un courrier important à faire parvenir à notre siège de Genève via notre délégation à Zagreb. Sans en demander davantage, mon interlocuteur a pris le colis qui est aussitôt parti pour Zagreb. » L’opération sera répétée quatre ou cinq fois via le canal de la FORPRONU, qui depuis le mois de juillet contrôle l’aéroport de Sarajevo, lien vital avec l’extérieur. Outre son impact humanitaire, cette prouesse du trio de Sarajevo affiche un message clair à l’intention des collè-gues de Zagreb : « Nous existons ! » Le 20 août, Thierry Germond, délégué général du CICR pour l’Europe, effectue une visite éclair à Sarajevo. L’objec-tif principal est de s’entretenir des questions de prisonniers

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avec la FORPRONU. Il se déplace en véhicule blindé et porte le casque et le gilet pare-balles mis à disposition par l’ONU. Germond profite de cette réunion pour rencontrer brièvement Natasha et Tanja et leur remettre les salaires accumulés depuis trois mois. En repartant, il les remer-cie de « maintenir le drapeau ». Cette visite laisse un goût amer à Natasha, qui depuis lors surnommera Germond « Robocop », une claire allusion au fait que le personnel local n’a toujours pas de vêtements de protection. Le recours aux gilets pare-balles n’est en effet pas une mince affaire pour le CICR, qui est en train de prendre douloureusement conscience du fait que l’emblème de la Croix-Rouge n’est plus une garantie de protection, ainsi qu’en atteste la mort de Frédéric Maurice. De fait, la vio-lence du conflit yougoslave a pulvérisé une partie du rêve de Dunant et provoque au sein de l’institution genevoise un débat de conscience qui pose un véritable dilemme. Adopter le blindage, n’est-ce pas renier l’idéal Croix-Rouge et sur-tout, n’est-ce pas mettre davantage en danger le personnel qui risque de s’exposer encore plus au feu, à la faveur de son nouvel équipement ? Comme souvent, la logique du terrain – qui recommande l’usage de vêtements de protection et de véhicules blindés – va s’imposer de manière pragmatique : le personnel du CICR pourra tester et utiliser ce matériel de cas en cas, à commencer par Sarajevo le moment venu. En septembre, le trio déménage pour s’installer dans une annexe de l’hôpital Kosevo. Pour sa part, MSF consolide son implantation grâce à sa liaison logistique avec Split, qui permet à ses expatriés de revenir ponctuellement dès

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octobre. L’efficacité d’un tel système ne peut que renforcer le sentiment d’incompréhension qui anime le trio envers la politique du « gel ». À plusieurs reprises, Natasha essaie de convaincre le bureau de Zagreb de leur envoyer des casques et des gilets pare-balles par le canal MSF ou UNPROFOR, mais en vain. Excédée par cette fin de non-recevoir, elle ap-pelle Zagreb pour une explication franche et directe. « Est-ce que le délégué général est venu en train ou en taxi ? » Et lors-que son interlocutrice lui fait remarquer que les vêtements de protection coûtent cher et qu’il n’est pas recommandé de les faire transiter par un canal non CICR – en l’occurrence celui de MSF via Split – Natasha explose et lâche avant de raccrocher : « C’est certainement meilleur marché pour vous d’acheter une nouvelle équipe locale plutôt que de nouveaux gilets pare-balles ! »

Désormais, le lien est réellement coupé, mais pas pour longtemps, car Natasha ne désarme pas… Grâce à un coup de main de MSF, elle parvient à se brancher sur la fréquence radio des collègues de Zagreb. « J’ai fait un appel de per-sonnel local à personnel local :

– CICR Zagreb de CICR Sarajevo ? À l’autre bout j’entends une voix que je reconnais : – Veuillez répéter…Je répète… puis sa voix : – Oh ! Quoi ? Natasha ? Puis dans ma langue j’entends :

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– Mon Dieu ! … Hé les gars ! » C’est ainsi que la ligne de communication se rétablit, mais au niveau de « la plèbe » comme aime à le souligner Natasha. Pourtant, côté expatriés, l’appel de Sarajevo n’est pas un vain mot. En effet, depuis plusieurs mois, un petit groupe de collaborateurs planche sur les modalités d’un retour des ex-patriés et de la relance des activités à Sarajevo. Philippe Laz-zarini en est le responsable et c’est lui qui se prépare à tenter la réouverture. Avec l’aval des instances dirigeantes à Genève, il débarque d’un avion de l’ONU à Sarajevo le 15 novembre, accompagné de Denis Sintes, un administrateur. Il fait un froid de canard. À la hausse ces derniers temps, les bombardements lourds ponctuent les journées et les nuits. C’est le premier hiver de siège. Régulièrement touché par les obus, le réseau d’électricité ne fonctionne pratique-ment plus. Peu avant l’arrivée de Lazzarini, une femme a été tuée devant l’entrée du bureau. L’accueil est à l’image du temps, plutôt glacial. « Il y avait beaucoup de défiance et de l’amertume à notre égard, vu que leur sentiment dominant était celui de l’abandon » se souvient Lazzarini. « Il fallait à tout prix leur montrer qu’on était sérieux et qu’on allait de l’avant ». Mais derrière la mauvaise humeur affichée par Natasha et Tanja se dessine un réel soulagement. Les nouveaux arrivants sont logés chez la mère de Tan-ja. Chacun a droit à un litre et demi d’eau par jour, soit le standard local pour les invités. « C’était un mois hyper-froid... Il n’y avait pas de chauffage dans notre apparte-ment. Mais j’étais heureuse de voir Philippe, dont j’admi-rais le courage d’être venu. »

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Durant les semaines qui suivent, le trio local et le tandem étranger identifient un nouveau bureau dans le quartier de Ci-glane, facile d’accès et relativement bien protégé. Ils prennent contact avec les autorités bosniaques, dont ils vont s’efforcer de regagner la confiance. Côté logistique et sécurité, la FOR-PRONU les prend en charge afin de faciliter la remise en selle. Ce séjour ouvre la voie à un retour complet du CICR quelques semaines plus tard, assorti d’un stock de vêtements de protec-tion et d’un système de communication renforcé. Ainsi donc, six mois après l’attaque du convoi, une équipe d’une vingtaine de personnes est à nouveau opérationnel-le à Sarajevo. Il était temps. Selon Natasha, il n’y a dès lors « plus de personnel expatrié ni local, on est simplement tous dans la même merde et on apprend un maximum les uns des autres ! ».

Natasha Greguric vit à Sarajevo. Elle a quitté le CICR en 1994 et a travaillé depuis avec diverses institutions internationales. Tanja Todorovic est infirmière dans la banlieue londonienne. Zoran Spilac a émigré au Canada. Après une longue convalescence, Ivan La-lic est revenu à sa pas-sion pour le théâtre. Il est dramaturge et directeur du festival Exit à Novi Sad. Marié et père de fa-mille, il vit à Belgrade et à Novi Sad.

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cou p de fou dr e su r les on des

« La guerre faisait rage lorsqu’ils ont entendu leurs voix pour la première fois. C’était en avril 1993. Ce ne fut pas un simple contact radio, ce fut l’énergie pure, celle du plus fort sentiment humain connu… » écrit Ella dans un récit à la troisième personne évoquant sa rencontre magnétique avec Deme, de son vrai nom Adem Cahtarevic. Dès cet instant précis, la vie de cette native de Tuzla âgée de 23 ans et de ce jeune fou d’informatique basé à Sarajevo va prendre une tournure inédite et intense. Aussi merveilleuse qu’incertaine. Celle qui depuis quelques mois seulement officie comme opératrice radio sent monter en elle une grande fébrilité chaque fois qu’elle entend la voix de Sarajevo, une voix reconnaissable entre toutes sur le vaste réseau des ondes du CICR en ex-Yougoslavie : la voix de Deme… Une voix qui lui dit tant de choses à mots couverts,

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sans pouvoir se lâcher dans cet espace professionnel sonore, minuté et codifié, entièrement voué à la bonne marche des opérations humanitaires. À vrai dire, la radio en temps de guerre est bien souvent l’ultime lien avec l’extérieur et, de fait, le seul à même d’entretenir encore une parcelle d’espoir lorsque tous les ponts sont coupés. Comme ce 19 février 1993, lorsqu’un obus d’artillerie a fait voler en éclats les vitres du bureau du CICR à Tuzla, projetant plusieurs collaborateurs au sol dans un amas de terre et de verre brisé et blessant l’une d’entre eux, Sanja Stevic. Dans le local radio dé-vasté par le souffle de l’explosion, Ella s’en est sortie avec plus de peur que de mal. Et miracle, la radio est restée intacte ! Quant au téléphone, il fonctionne parfois encore spo-radiquement, très au jour le jour, ce qui permet de se par-ler plus intimement, hors de l’écoute des collègues. « Il lui lisait Le Seigneur des Anneaux toute la nuit durant. Ils écoutaient des chansons de Peter Gabriel en faisant comme si c’était la paix et qu’ils iraient voir un film puis manger un morceau ensemble… » Grâce au courrier interne, ils s’envoient leurs photos, lesquelles attisent encore davantage leur envie de se voir pour de vrai. À Sarajevo, Deme ne chôme pas à la tête de la radio et des télécommunications, dont le local sert également d’abri par gros temps. Dans ce cœur opérationnel mieux protégé qu’à Tuzla, l’ambiance est garantie avec de la mu-sique en permanence, de la fumée aussi et une chaleur

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communicative enfin retrouvée depuis le retour des expa-triés 6. Un jour, Béatrice Mégevand, la responsable de la délégation, reçoit la visite de Deme, qui lui dit : « J’ai une histoire incroyable. Tu vas pas y croire… je suis tombé amoureux d’une fille à Tuzla, je l’ai jamais vue mais j’ai sa photo… on s’est connus sur les ondes… » Confrontée journellement à des dilemmes en cascade et aux effets dévastateurs d’une violence armée qui ne tarit pas, Béatrice connaît Sarajevo, elle qui habite à proximité de la ligne de front. Et qui, lorsqu’elle emprunte Sniper Alley en voiture blindée pour se rendre au bureau, peut voir « les gens courir comme des lapins de tous les côtés, comme dans un film muet, vu qu’il n’y a pas de son dans une voiture blindée… ». Et face à elle, il y a Deme avec son histoire d’amour, Deme le maniaque des ondes et de l’informatique qui cir-cule à vélo avec son gilet pare-balles et son casque blanc à Croix-Rouge pour rejoindre son domicile tout proche, à Dolac Malta. Deme et tous les autres dont elle a la char-ge. Les techniciens, les chauffeurs, les secrétaires, Vanda Mandic l’assistante hors pair, ainsi que certains employés en deuil ou à deux doigts de péter les plombs. Dans cette capitale mondiale de la roulette russe où le fatalisme fait si bon ménage avec l’esprit d’initiative, Deme-Roméo s’est mis en tête de faire venir sa Juliette d’Ella ! Béatrice a vite fait le tour du problème : non seulement c’est dangereux de venir à Sarajevo, mais il est interdit d’y faire entrer des non-résidents. Des semaines durant, Deme insiste. Pour celui qui a été au début de la guerre 6 Voir Survivre à Sarajevo, sans expatriés, pp 65 - 81.

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l’assistant perspicace du Dr Abdullah Nakash 7, il n’est pas question de renoncer à son plan. Insondable, Béatrice reste toutefois à l’écoute. De son côté, à Tuzla, Ella se montre très active pour tenter de rejoindre Deme. En été 1994, elle s’arrange pour faire partie d’un convoi du CICR à destination de Sara-jevo. Manque de chance, lorsqu’elle pénètre dans le local radio de Sarajevo, elle apprend que Deme vient de partir pour Zagreb, il y a une heure à peine ! Qu’importe, ce n’est qu’une question de temps… Poussée par l’amour, Ella est bien décidée à remuer ciel et terre pour retrouver son homme invisible et finit par s’ouvrir de sa passion à Ariane Tombet, la responsable du CICR à Tuzla, une belle blonde aux yeux clairs respirant l’enthousiasme. La révélation a lieu lors d’un dîner en tête-à-tête. Sans la moindre hésita-tion, Ariane lui signifie : « Je vais t’aider ! » Ariane téléphone alors à son amie et cheffe Béatrice à Sarajevo, avec qui elle s’est liée lors d’une mission au Nica-ragua. Les deux cheffes discutent à fond de la question. De prime abord, Béatrice n’est pas très chaude à l’idée de jouer les entremetteuses. Afin de lever ses réticences, Ariane joue sur la corde sensible : « Les gens d’ici ont tout perdu à cause de la guerre, mais il y a une chose qu’on ne peut pas leur enlever, c’est la spontanéité ! Ils vivent chaque instant sans calculer. Ils sont extrêmes dans tout ! » La pression sur Béatrice monte au fil de la discussion. « Je sais que c’est une histoire de fous ! me répétait Ariane. Avec Deme qui me bassinait sans arrêt, ils m’ont lavé le cerveau

7 Chirurgien principal de l’armée bosniaque pour lequel Deme recueillait une partie des données liées à la traumatologie à l’hôpital Kosevo.

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pendant des jours ! Je ne m’opposais pas à leur projet, mais le gros problème était qu’on n’avait pas le droit de faire rentrer des non-résidents à Sarajevo ! » Finalement, Béatrice décide de ne rien décider. Elle lâche simplement à Deme : « C’est ton affaire privée. Je ne suis au courant de rien ». Non sans avoir ajouté : « Vous avez beaucoup de courage ! » Les dés sont jetés. Reste encore un obstacle à franchir : obtenir le consentement du père d’Ella et le convaincre de la laisser venir rejoindre son futur époux à Sarajevo à feu et à sang. En janvier 1995, Deme prend le combiné et com-pose le numéro… « Il a trouvé les mots magiques – Mon-sieur, c’est très simple. On ne s’est jamais vus et nos âmes sont amoureuses… nous sommes faits l’un pour l’autre. Nous serons heureux et nous survivrons… » En temps normal, on couvre les 120 kilomètres séparant Tuzla de Sarajevo en moins de deux heures de voiture, un peu plus en train. En ce 2 février 1995, c’est plus long car l’itinéraire est plus compliqué. La feuille de route prévoit un mouvement en trois temps. Premier mouvement : de Tuzla à Split. Accompagnée de Christian Bingesser, un collègue suisse ami de Deme, Ella se rend en véhicule blindé à Zenica, ville étape. Le len-demain matin, le véhicule du CICR traverse les épaisses forêts de Bosnie et franchit les montagnes en direction de la côte dalmate. Harnachée dans son gilet pare-balles et attentive au déroulé de l’austère paysage figé par l’hiver, Ella sait qu’une fois passées les Alpes Dinariques, le rêve mille fois imaginé pourra enfin prendre le visage du pré-sent incarné par Deme.

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De son côté, Deme doit s’extraire de Sarajevo. Et traverser le no man’s land autour de l’aéroport à bord d’un blindé de l’ONU. Une fois le dernier checkpoint serbe passé, il court sur la piste en direction du Hercules du HCR, sur le point de s’envoler sur Split et de lui ouvrir du même coup cet ho-rizon rêvé si riche d’attente. À l’aéroport de Split, une Land Cruiser l’attend pour l’ame-ner à la délégation du CICR. La voiture blindée où se trouve Ella est signalée aux abords de la cité dalmate… « Ils parve-naient à s’écouter l’un l’autre par la radio HF… La communi-cation était truffée de 73 et de 88 88 88 (des baisers en langage radio). La Croatie était comme une autre planète… C’était la paix et rien ne pouvait plus les arrêter à cet instant. Ils se sont rencontrés devant la délégation du CICR… ce lieu de rencontre est leur petit monument. Ils se sont simple-ment tenu la main en se regardant l’un l’autre, en essayant de discerner leur futur, leur vie, leur union… » Au bout de dix minutes, ils doivent s’arracher de Split et reprendre la route de l’aéroport. Direction Zagreb pour le deuxième mouvement… « C’était comme dans les rêves. Dans la voiture ils se tenaient la main, redoutant que ce ne fût pas vrai… Ils étaient dans cette Land Cruiser sans y être… ils étaient dans leur monde… À Zagreb ils passèrent sept jours chez un frère. Histoire de confirmer qu’ils étaient les deux moitiés d’une même pomme. Chacun terminait les phrases de l’autre… Ils étaient si heureux d’être ensemble.» De Zagreb, Deme téléphone à Béatrice à Sarajevo : – On est super-heureux ! dit-il. – Je te rappelle que je n’ai rien fait…

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La semaine si vite écoulée débouche sur le troisième mouvement : Sarajevo. Seuls passagers, Ella et Deme em-barquent sur un vol du CICR transportant du matériel médical. L’équipage sud-africain est bien luné, le vol est agréable, la musique planante. « Ils atterrirent à Saraje-vo… la moitié de la ville était en feu. Elle pleurait parce qu’elle aimait cette ville au-delà de toute limite. Quand il vit ses larmes il dit : Ne pleure pas… pleurer sur nous après avoir finalement réussi à nous rencontrer et à être ensemble est interdit. Seules de bonnes choses peuvent ar-river désormais… Et c’était vrai… » À leur arrivée en ville, Deme n’a qu’une seule urgence : présenter sa belle à tous ceux qu’il connaît, en particulier l’équipe du CICR. Béatrice est dans son bureau, le petit chauffage à kérosène tourne, l’hiver est extrêmement froid. « Quand la porte s’ouvre apparaissent Deme et sa pin up en cuir noir… hyper-pin up moulante, pas du tout le genre de fille à laquelle je m’attendais ! J’ai pensé : elle va rester deux jours à Sarajevo… » Par chance, Ella décroche dans la foulée un poste d’opé-rateur radio qui vient de se libérer. Trois mois plus tard, alors que la guerre est repartie de plus belle, Ella et Deme se marient. La cérémonie a lieu le 6 mai dans le bâtiment de la municipalité de Stari Grad, l’ancien quartier austro-hongrois de Sarajevo qui s’étend autour du bazar de Bascarsija, dans une ambiance plutôt insolite. Ni les parents d’Ella, bloqués à Tuzla, ni les parents de Deme expa-triés en Libye, ne peuvent être de la fête. Mobilisée en première ligne, la « famille Croix-Rouge » entoure les jeunes mariés et

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veille à la bonne marche des festivités. « Ariane Tombet était demoiselle d’honneur… Christian Bingesser té-moin du marié… les deux Suisses, les deux gauchers, c’était étran-ge. Afin d’immortaliser ce moment, une équipe d’Associated Press, mo-bilisée par Nina Win-quist de la Croix-Rou-ge finlandaise, filmait les mariés dans une voiture blindée du CICR avec des boîtes de conserve accrochées et le signe Pas d’armes à bord à côté d’un autre signe : Just married… tandis que l’autre partie de la ville était bombardée à l’arme lourde. » Lors de la modeste réception organisée à la délégation, les époux reçoivent des cadeaux de leurs collègues, dont ces quarante fleurs d’une valeur inestimable dans la cité meurtrie. Et puis, il y a ce petit bijou confectionné pour la circonstance par l’équipe locale : deux microphones de station HF reliés par un seul fil…

Ella et Deme Cahterevic ont continué à travailler dans le ser-vice des télécommunications du CICR à Sarajevo jusqu’en 2000. Ils ont ensuite vécu en Australie avec leurs deux filles, Selma et Mia, durant quatre ans avant de revenir à Sarajevo en 2008.

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mostar, r i v e gaucHe, r i v e droi t e

Cité-phare d’Herzégovine, Mostar est une vieille habi-tuée des luttes et des occupations étrangères menées par des seigneurs de la guerre du cru ou venus de plus loin, à l’instar des Wisigoths, des Ottomans et de l’armée austro-hongroise. La ville doit sa notoriété à son antique pont turc, joyau de l’art ottoman de 1556 « bâti comme un collier en argent sur la Neretva 8», détruit le 9 novembre 1993 par les forces croates, puis reconstruit à l’identique en 2004.

Au pied des montagnes de Velez, de Cabulja et de Hum, la municipalité de Mostar comptait selon le recensement de 1991 environ 125’000 habitants, dont un tiers de Mu-sulmans, un tiers de Croates et moins d’un petit quart de Serbes. Imprégnée de style austro-oriental et jalonnée de

8 Nedim Gürsel, écrivain turc, auteur de nombreux essais et romans dont Re-tour dans les Balkans, Quorum, 1997.

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cafés aux terrasses ombragées, la vieille ville ne manque pas de charme et fleure bon l’art de vivre méridional. Durant les quatre ans de guerre, le sort funeste de Mos-tar et de sa région martyre a été grandement occulté par le siège de Sarajevo ainsi que par le regard conformiste et bien souvent unilatéral des media internationaux. Pourtant, la violence qui s’est donné libre cours sur ce territoire accueillant a atteint un degré inouï, rythmé par les changements d’alliance entre les trois parties impli-quées. Mais au fait, peut-on lier cette intensité belliqueuse à des facteurs endogènes ? Rien n’est moins sûr, à priori. Comme beaucoup de ses amis, Lana, une enfant de Mostar née sur la rive droite, n’a pas vu venir le conflit.« Lorsque j’étais en huitième année, on nous a demandé nos nationalités. C’est la première fois que j’ai entendu dire que j’étais Croate. C’était même cocasse, car celui qui était interrogé avant moi a dit Musulman si bien que lorsque mon tour est venu, j’ai dit « Musulman » sans savoir ce que cela voulait dire ! Je savais qu’il y avait des catholiques dans ma famille, mais ça s’arrêtait là…» Les premiers signes avant-coureurs sont apparus lorsque Lana étudiait l’économie et le tourisme à Sarajevo, au milieu des années 80. À l’université, on l’a en effet dissuadée de s’ins-crire en tant que « yougoslave » en lui conseillant de se situer clairement, selon son origine. Pour cette pionnière de Tito qui ne s’est jamais sentie différente des autres, c’est un choc, suivi d’autres signes de la même veine. « On se partageait un logement à trois. Il y avait une Musulmane, une Serbe de Vojvodine et moi. La copine de Vojvodine a amené le sujet en

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disant que c’était dommage qu’on ne soit pas toutes les trois catholiques... On a trouvé ça plutôt drôle… » Le propos est encore drôle, voire bon enfant, mais plus pour longtemps. Croyante sans être très pratiquante, Lana compte dans sa famille un évêque de Mostar, un oncle de sa mère qui a hérité du surnom de « l’évêque rouge » durant la Deuxième Guerre mondiale parce qu’il prêchait la fraternité entre les religions. Cette fraternité – jadis étendard de la Yougoslavie titiste – qui se délite de jour en jour sous les coups de bou-toir des nationalismes en pleine ascension. Lorsque Lana revient d’un séjour de trois mois à l’étranger en 1990, elle découvre sur les murs de la rive droite l’effigie d’un certain Franjo Tujman 9 ... Lana exerce alors la profession de guide à Medjugorje, un haut lieu de pèlerinage catholique à 25 kilomètres au sud-ouest de Mostar, où elle pilote des groupes de visiteurs américains pour la plupart. Administré par les Franciscains, Medjugorje doit sa célébrité à des apparitions de la Vierge Marie à des jeunes gens du coin en 1981. Lors d’une visite guidée, Lana entend le prêtre dire à son auditoire que « lorsque Jésus est sorti de sa tombe, il a d’abord appelé les Croates, puis les Juifs et puis les autres… ». Pour Lana, la cote d’alerte est atteinte. « Le nationalisme avait pris le dessus partout… c’était étouffant ! » soupire-t-elle. En été 1991, sur la côte adriatique toute proche, elle est témoin d’une offensive aérienne de la JNA sur la base mili-taire de Ploce en Croatie. Les avions de combat proviennent

9 Franjo Tujman (1922-1999), cofondateur du parti nationaliste croate HDZ (Hrvatska demokratska zajednica) et premier président de la Croatie indépendante de 1991 à sa mort.

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de l’aéroport de Mostar, où débarquent encore quelques pè-lerins en route pour Medjugorje. S’enchaînant au prologue slovène, le premier acte d’une guerre qui ne dit pas encore son nom a bel et bien commencé. Les touristes ne viennent plus à Mostar, remplacés par de nouveaux venus, les réser-vistes monténégrins de la JNA. L’année suivante, en mai 1992, de violents combats écla-tent à Mostar entre la JNA et les Serbes d’une part et les Croates alliés aux Musulmans d’autre part. Lorsque les Serbes prennent le contrôle de la rive gauche de la Ne-retva, Lana est envoyée par ses parents près de Ploce pour se mettre à l’abri. C’est là, à la radio, qu’elle entend parler pour la première fois du CICR, qui vient de se retirer de Bosnie-Herzégovine suite à l’assassinat de Frédéric Mau-rice à Sarajevo 10. Elle se souvient avoir eu peur, se disant : « Le monde entier nous abandonne ! »10 Voir Survivre à Sarajevo, sans expatriés, pp 65 - 81.

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Un mois plus tard, Lana est de retour à Mostar. Repous-sés sur les hauteurs, les Serbes quittent la ville en juin. Le calme revient, les dégâts sont très importants, Mostar est comme une plaie à vif. Deux nouvelles entités militaires fondées à Mostar – le HVO 11 croate et le 4e Corps d’armée – occupent désormais le terrain. Durant ce premier conflit extrêmement venimeux et bref, le CICR s’est installé sur la rive droite dans un hos-pice pour vieillards, le « Dom Pensionaria » – devenu plus tard l’hôtel Ero – où de nombreux réfugiés se sont massés. Deux délégués Suisses, Michel Moser et François Bellon, assistés par Dragana, une traductrice venue de Belgrade, travaillent dans des conditions très exposées, à la limite de l’action kamikaze. Transport de blessés sous le feu, sé-questration de l’équipe par des soldats croates, échanges de cadavres sur des espaces minés ponctuent ces très riches heures « où les ongles poussent plus vite » … Ces actions ponctuelles font bientôt place à une appro-che à plus long terme dans laquelle le personnel local est appelé à jouer un rôle croissant. Dès le mois d’août, le re-crutement est lancé. « On a reçu trois cents offres pour dix places et on n’a engagé pratiquement que des femmes… » commente Michel Moser avec un sourire malicieux. Par-mi elles, il y a Lana. « Michel m’a interviewée, c’était en septembre. Il m’a dit : Avec votre CV, l’anglais et votre habitude du travail sur le terrain, tout va bien. J’ai dû promettre à mes parents de ne jamais aller sur le terrain ! De toute façon, ils se disaient qu’en étant au CICR, j’étais protégée… »11 Hrvatsko Vijece Obranu, qui signifie « Conseil de Défense croate ».

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Le terrain à défricher est vaste. Il faut d’abord ouvrir une antenne à Jablanica, une bourgade à 50 kilo-mètres au nord de Mostar, sur la route de Sarajevo. Lana fait partie de la petite équipe d’ouvreurs qui com-prend également Marc de Perrot, un jeune Vaudois de Nyon qu’elle épousera plus tard. À l’entrée de Jablanica survit une partie du grand pont métallique dynamité par les Partisans de Tito lors de la bataille de la Neretva contre la Wehrmacht. En cet automne 1992, Jablanica est encore « une petite You-goslavie à majorité musulmane où il fait bon vivre ». Les autorités et la Croix-Rouge locales accueillent le CICR à bras ouverts. Mais le gros du travail s’opère à l’extérieur de Jablani-ca, car le défi numéro un consiste à visiter les prisonniers détenus par l’Armija bosniaque. Notamment tout près de Konjic où des centaines de Serbes sont entassés dans un hangar à Celebici, sur l’ancienne base de la JNA. Il y a aussi Tarcin, un camp de sinistre réputation si-tué sur la commune de Hadzici, à une quarantaine de kilomètres de Sarajevo. La première visite de Tarcin en novembre 1992 est vécue comme un choc : en majorité des civils, les prisonniers serbes sont confinés dans des

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hangars à fourrage en béton. Il y fait un froid de canard, l’urine gèle, tout est affreusement insalubre. Lorsque des détenus serbes la hèlent en lui demandant : « Es-tu des nô-tres ? », Lana, dont le prénom ne permet pas d’identifier ses origines à priori, acquiesce en répliquant simplement : « Je suis de la région ». Du coup, le courant passe mieux et les prisonniers lui manifestent sa confiance. Souci primordial de tout prisonnier, l’échange de nou-velles avec les familles mobilise les équipes de visiteurs. Un jour, Lana constate que les détenus sont particulièrement excités. « Bernard Kouchner avait passé à Tarcin en disant aux détenus : Le CICR va vous libérer. On n’avait évidem-ment aucun poids pour faire cela ! » Dans ces Balkans où la vérité est plus rare que le diamant, la longue liste des promesses non tenues vient encore de s’allonger…

Mais les vrais problèmes sont d’un autre ordre. Malgré la déroute des Serbes à Mostar, qui se sont retirés de-puis sur les hauteurs de Nevesinje, rien ne va plus entre les deux alliés de la guerre éclair de 1992. Un nouveau conflit opposant le HVO et l’Armija éclate au début de l’année 1993, chassant de chez eux de nombreux civils croates et bosniaques. Cette « guerre dans la guerre » est attisée par le projet de découpage administratif de la Bosnie émanant des deux médiateurs de la communauté internationale, Cyrus Vance et David Owen, qui incite les dirigeants d’Herzégovine à conquérir des territoires qu’ils entendent faire entériner dans le cadre du plan de paix.

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Une première offensive très brutale est lancée par le HVO en avril dans la région de Vitez, à laquelle répon-dront quelques semaines plus tard les forces musulmanes à partir de leur bastion de Travnik, la ville d’Ivo An-dric. À Mostar, le conflit éclate le 9 mai, coupant de facto la ville en deux. Située à l’est sur la rive gauche de la Neretva, la vieille ville musulmane est aux mains des forces bosniaques, tandis que l’essentiel de la rive droite recoupant à l’ouest la cité moderne est tenu par les for-ces du HVO. En réalité, la ligne de front se situe sur la rive droite de Mostar, car une partie de cette rive – les quartiers de Donja Mahala et de Zernica longeant la Neretva – demeure sous le contrôle de l’Armija. Comme pour corser les choses, la rive gauche est vir-tuellement isolée du reste des territoires aux mains des forces armées bosniaques. Prise en tenaille à l’ouest par le HVO et à l’est par les troupes serbes de Bosnie, cette enclave dépend entièrement de la production locale et de l’aide humanitaire. Par ailleurs, certaines brigades de l’ar-mée croate du HVO sont formées pour moitié de Musul-mans et se répartissent dans des casernes des deux côtés la Neretva. Ce cocktail explosif ne laisse aucun espace à la conciliation. La première rafle survient en plein été. Tous les hom-mes entre 18 et 65 ans sont arrêtés, de Mostar à Capljina en passant par Stolac et Ljubuski. La plupart d’entre eux aboutissent dans des camps tels que l’Héliodrome de Ro-doc, au sud de Mostar, ou encore à Gabela et à Dretelj,

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proches de Capljina. Bon nombre de ces détenus seront forcés de creuser des tranchées sur la ligne de front ou utilisés comme bouclier humain lors d’opérations mili-taires. Avec le soutien de la police militaire et d’éléments incon-trôlés, le HVO mène d’une main de fer une politique de « purification ethnique » en procédant à tour de bras à des expulsions massives de civils musulmans vers la rive gau-che de Mostar ou en direction de Jablanica. Le but avoué consiste à faire de l’Herzégovine un territoire « pur », en réplique au triste modèle serbe pratiqué plus au nord, en Bosanska Krajina. Dans le même temps, des civils croates sont harcelés et déplacés en Bosnie centrale, tandis que des membres du HVO sont capturés par l’Armija. Le conflit est extrême, ses conséquences aussi. Villages dévastés, paysans errants, corps à l’abandon, mosquées et églises en ruine, le paysage a un air de déjà vu. Engagée en mai par le CICR à Mostar, Armina, une Musulmane de 25 ans qui habite avec ses parents sur la rive droite de Mostar, n’est pas près d’oublier la nuit du 23 août 1993 lorsque des soldats du HVO ont soudain débar-qué dans l’appartement familial. « J’étais avec ma mère. Ils nous ont ordonné d’aller sur la rive située à l’est. Ils hur-laient et menaçaient de nous tuer.» Face à cette irruption brutale, Armina et sa mère obtempèrent. Elles suivent le mouvement en direction de la rive gauche. « Nous étions soudain comme tous les autres expulsés. Durant la mar-che, nous avons dû enjamber des cadavres… » Une fois de

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l’autre côté de la rivière, elles sont hébergées chez des amis dans le vieux Mostar. Leur répit est vite interrompu, car l’immeu-ble offre une cible facile aux obus de la rive droite. Il faut alors se replier dans une cave, avec une tren-taine d’autres personnes. Dès lors, l’existence d’Armina prend une nouvelle tour-nure, éprouvante et dangereuse, faite de « dix fois moins de nourriture et dix fois plus de responsabilités ». Sur le front familial, la situation est alarmante. Touché par des tirs de sniper sur la rive gauche quelques jours avant l’expulsion nocturne, le père d’Armina est parvenu à rejoindre sa femme et sa fille dans la cave. Souffrant de plusieurs plaies infectées et d’une pneumonie, il a qua-siment perdu la vue. Avec ses quatre années d’études de médecine interrompues par la guerre, Armina s’efforce de le soigner et de se procurer les médicaments indispensables à sa survie, et se charge aussi du ravitaillement en nourri-ture. Sur le front professionnel, le travail est tout simplement colossal. Pour son premier emploi, Armina est d’emblée en première ligne, sous une pression permanente. C’est elle qui gère le petit bureau que le patron du CICR en Herzé-govine, Claudio Baranzzini, lui a demandé d’installer sur la rive gauche de Mostar. Dans cet espace exigu situé rue

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du Maréchal Tito, l’équipe locale se débrouille tant bien que mal pour répondre aux urgences. Avec ses collègues – il y notamment Menso Razic, qui doit dormir sur place parce qu’il est de la rive droite, et Jasminka Demirovic – Armina s’engage à fond. Des gens en détresse viennent solliciter de l’aide matérielle, des nouvelles d’un parent ra-flé ou simplement un peu de réconfort. « Il n’y a pas eu un jour où j’ai été malade ! C’était de la survie pure. Le dan-ger était permanent, surtout aux carrefours très exposés aux tirs des snipers.» Munie d’une radio émettrice, Armina parvient à com-muniquer irrégulièrement avec ses collègues travaillant de l’autre côté de la rivière. « Quand on a pu enfin se parler par la radio, c’était très émouvant ! » relève Lana à propos de son amie et collègue Armina.

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Sur la rive droite de Mostar, c’est aussi le chaos. La si-tuation s’est tellement dégradée depuis juillet que toutes les organisations humanitaires ont quitté la ville pour s’éta-blir à Medjugorje, épargné par la violence. C’est dans ce lieu de pèlerinage que le CICR installe son siège principal, à la pension Marian. Depuis l’été en effet, l’accès régulier à Mostar ouest demeure quasiment impossible. Dès sep-tembre, le CICR envoie des équipes en mission ponctuelle, soumises à des autorisations données au compte-gout-tes. À chaque fois, c’est une véritable expédition… « Une femme très malade avait atterri à notre bureau de Medju-gorje. C’était une Musulmane de Mostar, souffrant d’une infection des reins. Colette, une déléguée, avait essayé de la faire admettre à l’hôpital de Mostar ouest, mais rien à faire, au checkpoint ils avaient refusé le passage. Alors Co-lette me dit : Lana, tu connais tout le monde, il faut qu’on essaie encore, sinon elle va mourir… On se met en route et arrivés au checkpoint, des gamins du HVO nous disent : Qu’elle crève ! Et bien sûr, la dame malade entendait tout cela. J’ai commencé par leur dire : Vous pouvez pas dire ça… et si c’était votre mère ! ? Puis je leur ai dit qu’on fai-sait la même chose pour les Croates en Bosnie, mais ils ne voulaient rien entendre. Ils voyaient cette femme en train de mourir… et cette propagande qui était tellement forte, on n’arrivait pas à la briser ! Finalement on a pu passer et entrer à Mostar. Arrivés à un autre checkpoint, près de l’hôpital, on nous a dit : Si on la tue pas ici, ils la tueront à l’hôpital ! On a vraiment dû insister. En guise de sésame, j’ai donc donné mon nom de famille, un nom croate. C’est

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ce qui a sans doute fait la différence, car lors de la tenta-tive précédente qui avait échoué, la déléguée Colette était accompagnée d’une traductrice issue d’un mariage mixte. On a aussi insisté sur le fait que le CICR n’était pas la FORPRONU et on a finalement pu passer, avec quelques cigarettes en prime ! À l’hôpital de Mostar, ils l’ont prise tout de suite en charge et elle a été sauvée in extremis ! » Face à la mosaïque généalogique et culturelle de l’Herzé-govine, l’obsession de la « pureté ethnique » montre bien vite ses limites. « Une femme croate mariée à un Musulman venait souvent nous voir au service de recherches » relève Edena Begic, employée du CICR à Mostar. « Son fils qui portait un nom musulman était prisonnier à Dretelj alors que son beau-fils croate était détenu par les Bosniaques sur la rive gauche. Elle recevait des messages Croix-Rouge de chacun d’entre eux. Lorsqu’elle n’a plus reçu de message de son fils, elle est devenue très inquiète et venait chez nous aux nouvelles. En fait, on a appris peu après qu’il était mort.» Comme beaucoup de gens de Mostar, Edena garde à ja-mais en mémoire ce funeste 9 novembre 1993. « C’était un mardi dans l’après-midi, j’étais dans le bureau à Mostar-ouest. Soudain on a entendu des klaxons, des sirènes, des clameurs… comme celles de supporters de foot célébrant une victoire. Le vieux pont venait de tomber. Et moi, je n’osais pas pleurer ou réagir… » Dans cette région au relief tourmenté, les visites des camps de prisonniers s’apparentent souvent à une course d’obstacles, pimentée de malentendus, de faux-semblants, de blocages et d’interminables palabres avec les autorités

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détentrices. Pour un rien souvent indéchiffrable, l’accès aux camps militaires HVO de Rodoc et de Gabela ainsi qu’aux prisons en zone contrôlée par l’Armija peut être instantanément remis en question. Face à ces aléas, il faut simplement être tenace et patient. Lana est de la partie le jour où est enfin obtenue, après de longues démarches, l’autorisation de visiter les prison-niers croates et serbes détenus par les Bosniaques à la pri-son de Konjic. Lana a rejoint l’équipe venue de Sarajevo comprenant Philippe Lazzarini 12, Philippa Parker et Van-da Mandic, une field officer à crinière blonde. La visite se passe plutôt bien, de nouveaux détenus sont enregistrés. Au complet, l’équipe repart sur Sarajevo à bord d’une lourde Land Rover blindée via le mont Igman. Après avoir passé

12 Voir Survivre à Sarajevo, sans expatriés, pp 65 - 81.

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le dernier point de contrôle bosniaque, le véhicule amorce la descente en direction de Hrasnica. À portée de canon des artilleurs serbes d’Ilidza, le coin n’est pas franchement recommandé pour un pique-nique. Des épaves de camions carbonisés et un cheval mort jonchent la pente. Soudain, un bruit de tonnerre. L’impact de l’obus fait vaciller le sol, d’où s’échappent des paquets de fumée. « Je me suis dit : C’est fini, on est morts. Et puis la voix de Vanda, très à son affaire, disant à Philippe : Ne t’arrête pas, Philippe, continue, continue ». En effet, la vie continue pour Lana et ses compagnons de route, avec lesquels elle ira plus tard dans la soirée boire des verres en ville. Dans cette guerre fratricide où tous les repères n’en fi-nissant pas de s’effondrer, chaque jour est une victoire sur soi. Continuer à travailler, à se battre, à se dépasser, en-vers et contre tout, voilà le cap à tenir. Jusqu’au jour où ça commence à être trop lourd. Trop lourd de convoitises et de pressions insistantes. Lana réalise alors que ce n’est pas seulement elle qui est en danger, mais sa famille égale-ment. « Il fallait que j’arrête. J’étais brûlée… D’ailleurs, le conflit nous a tous un peu détruits, les locaux ! » En effet, le monde est petit à Mostar. On se côtoie sou-vent depuis les bancs de l’école. Chacun des employés lo-caux connaît des prisonniers, des gardiens de camps et des soldats en armes avec lesquels il faut traiter. Dès lors, l’exercice de la neutralité exige de leur part une distancia-tion qui peut être vécue comme un manque de loyauté de part et d’autre.

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Pour Armina, le combat journalier continue aussi des mois durant dans les rues de Mostar-est et le soir à la cave où l’attendent sa mère et son père malade, qui survivront à la guerre. Ce travail en forme de combat qui lui donne parfois le sentiment grisant d’être utile, elle le considère comme un privilège, sans s’attarder sur ce qui lui a permis de tenir le coup. Inconscience ou optimisme ? Qu’importe. Elle constate simplement que « durant tout ce temps, on a beaucoup ri et l’esprit d’équipe était vraiment très fort ! ». Un constat qui fait écho à celui de Claudio Barranzini, un grand délégué aux yeux rieurs, qui de sa voix chantan-te à l’accent italien assène sans sommation : « À Mostar, il n’y avait pas de personnel local ou de personnel expatrié. À Mostar, il n’y avait qu’une équipe ! »

Lana de Perrot a travaillé pour le CICR à Mostar ouest et à Jablanica de septembre 1992 à octobre 1993. Mariée à un ancien délégué du CICR et mère d’un enfant, elle enseigne la natation en Suisse.

Armina Cengic a travaillé avec le CICR à Mostar-est de mai 1993 à décembre 1994. Mariée et mère d’une enfant, elle travaille à l’ambassade de Suède à Sarajevo.

Edena Begic a travaillé pour le CICR de juin 1993 à mai 1996 à Mostar, avant de rejoindre la délégation de Sarajevo.

Vanda Mandic a travaillé pour le CICR à Sarajevo de 1993 à 2002 en tant que field officer, interprète et assistante exécu-tive. Elle est actuellement l’une des responsables du déminage humanitaire au sein de l’administration bosniaque.

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pr em ier Bou lot à pale

Jelena Stijacic avait 22 ans et était en dernière année d’études d’architecture à Sarajevo lorsque la guerre a écla-té en Bosnie-Herzégovine au printemps 1992. Ses parents l’ont très vite poussée à quitter la capitale afin de se mettre à l’abri. D’abord chez une tante à Belgrade. Puis chez des cousins à Athènes. « On pensait, mon père le premier, que la guerre ne durerait que quelques semaines à peine… » La suite leur a donné tort. Quelques mois plus tard, ce père adoré, un avocat à l’esprit libre et un brin rock-and-roll, est mort d’une crise cardiaque dans Sarajevo assiégée. « C’était le jour de Noël. Il avait 56 ans. En raison des combats, je n’ai pas pu assister à ses obsèques.» Veuve et désormais séparée de sa fille en exil, Olga, la mère de Jelena, s’est retrouvée toute seule à Sarajevo. Seule dans la grande maison familiale du quartier de Nedzarici tout proche de l’aéroport, à une centaine de mètres seule-ment de la ligne de front. Seule dans ce lieu où une autre guerre l’avait déjà surprise lorsqu’elle était enfant, entre 1941 et 1945 : à cette époque, les Allemands avaient choisi d’occuper cette maison spacieuse disposant d’une ligne té-léphonique. Pour Jelena commence dès lors une vie d’errance, fai-te d’allers-retours entre Athènes, Belgrade et Sarajevo en guerre, où elle se rend la plupart du temps en auto-stop, y compris une fois en ambulance. Ces visites à sa mère dans la capitale bombardée sont chaque fois périlleuses, la maison étant régulièrement sous le feu compte tenu de

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sa localisation. Mais qu’importe, les retrouvailles passent avant tout. Lors d’un de ses déplacements en été 1994, Je-lena décide de s’arrêter en chemin à Pale, la capitale de la « République serbe » de Bosnie, pour y rejoindre des amis. « Nous étions dans un café et là, ils m’ont dit que juste à côté, il y avait une organisation internationale qui cher-chait des gens. » Dès lors, tout s’enchaîne très vite. Le premier entretien avec la responsable suisse, Petra Mettler. Le formulaire à remplir en anglais. « Repassez d’ici une semaine » lui dit Petra. Le lendemain matin, Jelena parvient à rejoindre sa mère à Sarajevo où jour après jour se poursuit un interminable siège. « Une dame qui marchait tout près de moi a été tuée par un sniper… » lui glisse laconiquement sa mère. Le soir même, quelqu’un frappe à la porte du domicile familial d’Ilidza, avec un message de Petra pour Jelena : « Venez demain au bureau de Pale, c’est urgent ! » À 25 ans, Jelena vient de décrocher son premier emploi comme opératrice radio. Avec à la clé un salaire inespéré de 630 Deutsche Marks par mois, une fortune comparée à la pension de sa mère. Jelena plane. Le lendemain, elle arrive au bureau de Pale avec dix minutes d’avance. « Je ne connaissais rien de la Croix-Rouge. Je savais juste qu’ils étaient suisses et fous de la précision…» Inutile d’ajouter qu’elle ignore tout de la radio. Grâce à un briefing intensif, Jelena apprend vite les rudiments du métier. Les ca-naux d’émission VHF et HF. Et surtout le code : Alpha, Bra-vo, Charlie, Delta, Echo… ! Sans oublier le réseau étoffé des délégations et des sous-délégations. Il y a aussi cette notion

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étrange de « confidentialité » et son parfum de mystère. Dans cet espace protégé qu’elle compare volontiers à une navette spatiale, Jelena se sent à l’aise. Rassurée. Elle savoure l’am-biance conviviale de son nouvel univers où et d’où convergent une foule d’informations précieuses en un temps record : « La radio, c’est vraiment le cœur de la délégation du CICR ! » dit-elle sans la moindre hésitation. Lors d’un de ses premiers contacts radio avec Sarajevo, elle reconnaît la voix à l’autre bout. – Passe en canal 4… Deme, c’est bien toi ? Ici Jelena… – Hé, mais qu’est-ce que tu fais là, de l’autre côté de la colline ? ! Et quand as-tu commencé ce boulot ? – Hier ! Adem Cahtarevic, alias « Deme » 13, vient de ressurgir d’un passé plus joyeux, celui de l’adolescence et de la bande de copains de l’école secondaire technique de Marijin Dvor à Sarajevo…

Le nouvel emploi de Je-lena suscite bien évidemment autour d’elle des sollicitations diverses, souvent intéressées, comme celle de ce collègue qu’elle connaît à peine, Alek-sander, qui surgit dans le local radio alors qu’elle est toute seule.– J’ai un grand service à te demander, Jelena… Tu sais manier le téléphone satellite ?

13 Voir Coup de foudre sur les ondes, pp. 82 - 89.

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– Oui, mais c’est strictement réservé à l’usage profession-nel. Seuls le chef de délégation et l’opérateur radio ont le droit de l’ouvrir… Abattu, Aleksander se met à pleurni-cher en marmonnant : – Ma tante est en train de mourir à Sarajevo. J’aimerais tant recueillir ses dernières volontés… afin de les trans-mettre à ma mère qui est séparée d’elle par la guerre… Jelena refuse catégoriquement. Aleksander revient à la charge. – Si je parle une minute à ma tante, ma tante et ma mère seront à jamais soulagées. – C’est non ! Aleksander insiste encore. – Ma tante est vraiment sur le point de mourir ! Finalement, de guerre lasse, Jelena craque. – C’est d’accord mais il faut attendre que le chef de délé-gation ne soit plus au bureau. Le lendemain, dès que la voie est libre, Jelena avertit Aleksander. Ce qu’elle s’interdit de faire pour elle-même, elle est prête à le faire pour ce jeune homme défait et pa-thétique. Elle compose le numéro, puis va même faire le guet à la porte. Ça sonne à l’autre bout… à Sarajevo, à la fois si près et si loin. Et soudain, la voix forte d’Aleksan-der, qui dit : « Belma, Belma, je t’aime quoi qu’il arrive ! » Jelena comprend aussitôt qu’elle s’est fait duper par Alek-sander qui n’avait qu’une seule chose en tête : rassurer sa petite amie musulmane. Furibonde, Jelena se met à hurler. « Putain de merde ! Je devais le faire ! » lui rétorque Alek-sander, désolé et soulagé.

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Pour Jelena, qui vit dans le chalet d’amis des parents de son petit ami situé à une quinzaine de minutes de marche du bureau, la vie quotidienne à Pale a quelque chose de pe-sant et d’étouffant. À l’instar du turbo folk, la propagande est partout. Si bien qu’il est inutile de perdre son temps avec les media. Car entre Sarajevo et Pale, on entend tout et son contraire. La meilleure discipline, c’est d’observer l’étendue des mensonges, de les traquer sans relâche aussi bien dans le dit que dans le non-dit. « Le seul endroit où l’on peut savoir ce qui se passe réellement en Bosnie, c’est au CICR, dans le local radio. Grâce aux rapports hebdomadaires, on suit les événements, les massacres, les tragédies… » En fait, en dehors du travail, il n’y a pas grand chose à faire d’intéressant. « Pour nous, le CICR était le seul endroit où l’on pouvait encore mener une vie normale, à l’écart du système fermé de Pale. À la maison, on n’avait pas l’élec-tricité, pas le téléphone, alors qu’au CICR, presque tout fonctionnait.» Mais ce qui pèse le plus lourd, c’est incon-testablement le syndrome de Pale, qui colle à la peau de tous les acteurs de l’ancien village olympique ! « Quand vous travaillez à Pale, vous êtes éthiquement connoté comme le méchant… Vous ne sortez pas le soir pour vous amuser, alors que si vous êtes à Sarajevo, vous pouvez vous amuser, vous détendre, ça fait partie de l’esprit de Sarajevo ! À Pale, il n’y a pas de bombardements, ni de danger de mort. Mais ce qui manque, c’est l’air… c’est l’esprit ! Au lieu de se sentir en sécurité, on se sent perdu… » Lorsque l’on est à Pale et qu’une partie de sa famille vit à Sarajevo, l’une des difficultés majeures consiste à ne pas

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envisager le pire et à faire la part des choses entre le bien et le mal, entre le vrai et le faux, entre le possible et l’impossi-ble. Et parvenir à digérer toutes les histoires et les rumeurs produites par un seul jour de guerre, tout en restant loyal à ses valeurs. Et bien sûr, garder la tête froide lorsque l’on se déplace dans la région. « Ce n’était pas vraiment dangereux en termes militaires, mais simplement éprouvant de devoir s’expliquer des heures aux checkpoints où l’on vous deman-de encore et toujours pourquoi vous aidez les Musulmans de Gorazde sans rien faire pour les Serbes ! » Bien que vécues différemment selon les tempéraments et en fonction des perceptions culturelles, ces pressions n’épar-gnent pas non plus les expatriés. En effet, certains d’entre eux ont été profondément affectés par cette vie au quotidien dans l’œil du cyclone bosniaque, en particulier deux d’entre eux qui ont ultérieurement mis fin à leurs jours. « Inès 14 était une vraie femme, à l’allure très féminine à mille lieues du modèle délégué terrain unisexe et semi-militaire qui était alors en vogue au CICR, surtout chez les femmes… Quand elle est arrivée à Pale, on a tous remarqué son style soigné, son goût pour les chaussures et surtout son amour de la vie, toujours positive… Elle qui était née en Suisse et qui avait le bon passeport, et nous qui étions dans cette merde… et c’est elle qui s’est suicidée ! ? C’était le choc absolu… » Les différences culturelles entre employés nationaux et internationaux constituent un sujet stimulant que Jelena a eu tout le loisir d’observer durant les cinq années passées à Pale. Sur le plan de l’apparence physique, ce sont surtout les délégués marchant nu-pieds au bureau et les femmes aux 14 Prénom fictif.

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cheveux très courts qui ont frappé son attention. Cepen-dant, le pire travers – assez répandu de surcroît – est celui qui consiste à se référer à des expériences vécues sur d’autres terrains, tels que l’Afrique. « Ça nous a toujours horripi-lés d’entendre de la part des expatriés ce genre de propos : Quand j’étais en Afrique, on faisait comme ça… Et quand enfin ils réalisaient qu’ils n’étaient pas en Afrique, c’était en général au moment du départ ! » Des départs d’expatriés rituellement célébrés par des soirées pleines d’ambiance, mais aussi prétextes à moult changements fastidieux dans l’organisation du travail, des responsabilités et des procé-dures. Perspicace, Jelena relève que « si l’on veut réaliser quelque chose et être accepté, il faut savoir laisser de côté ses propres frontières – helvétiques ou autres – et s’adapter aux codes locaux, à l’endroit où l’on est, en l’occurrence les Balkans… ».

Durant l’été meurtrier de 1995, l’atmosphère n’en finit pas de s’alourdir. « C’était désespérant, les spéculations et la désinformation ont pris une ampleur sans précédent. Tous les scénarios possibles circulaient, si bien que même les petites vieilles du marché se sont muées en experts militaires ! » Quel que soit le scénario qui se prépare, Jelena redoute qu’il

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ne lui convienne pas pour l’essentiel. « N’ayant pas pris parti dans cette guerre, je savais que je serais de toute façon perdante, surtout si la guerre devait continuer… » En fait, le véritable souci de Jelena, c’est sa mère, Olga. Toujours seule dans sa maison à Sarajevo, si proche de la ligne de front, désormais à portée de canon de la Force de réaction rapide (FRR) stationnée sur le mont Igman et chargée de désenclaver la capitale, tandis que les menaces de frappes de l’OTAN se font plus précises.

Dépendant en grande partie de Pale, le sort des en-claves musulmanes est au cœur de l’aggravation de la situation sur le terrain. Lors de l’offensive bosno-serbe sur Srebrenica en juillet 1995, le personnel du CICR à Pale tente de sensibiliser les responsables politiques aux préoccupations humanitaires les plus urgentes, en s’effor-çant notamment d’obtenir des autorisations de passage pour les expatriés qui n’ont plus accès à Srebrenica de-puis plusieurs mois. Sur place, l’équipe locale, qui joue le rôle de bureau de poste grâce à l’échange de messages Croix-Rouge, est débordée et épuisée. Le 11 juillet, à 13 heures 18, Jelena, seule dans le local radio, reçoit le der-nier message amtor transmis par Nedzad Osmic, respon-sable de l’équipe de Srebrenica : Les Serbes sont à l’entrée de la ville. La population est dans les rues, paniquée. Pas de tirs pour l’instant. Beaucoup de blessés à l’hôpital. La partie sud de la ville est vide. Toute la population est autour de la Poste, de l’hôpital, de l’école, dans les rues. Parler de sécurité, de

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conditions de vie, de nourriture serait… S’il y a quelque chose que vous (CICR) pouvez faire pour protéger la population, s’il vous plaît…

Salutations. Nedzad

Jelena amène aussitôt le message à Inès, qui se met à le lire. « Elle était sous tension, mais elle a gardé son calme. Elle m’a souri et m’a demandé de fermer la porte. Il n’y a eu ni panique, ni remue-ménage, ni coup de téléphone. C’était ainsi ! Rien qu’un calme de mort.» Avec le recul, le regard de Jelena sur ces années de guer-re et d’après-guerre est sans complaisance. « Nous en avi-ons assez et nous étions prêts à accepter n’importe quoi pour sortir du désespoir dans lequel nous vivions depuis trop longtemps. Et quand je pense à tout cela maintenant, les trois ans de guerre représentent un jour par rapport aux quinze années désespérantes qui ont suivi. Même si aujourd’hui je sais d’où je viens, je ne sais toujours pas très bien qui je suis et je n’ai aucune idée de ce à quoi j’appar-tiens… »

Jelena Stijacic a travaillé au CICR à Pale de juillet 1994 à 2001. Elle est depuis rattachée au CICR à Belgrade, actuelle-ment responsable du service de la protection.

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sr eBr en ica, l’en fer et a pr ès

Nedzad… Depuis des mois, ce nom me trottait dans la tête. Je l’avais croisé une première fois en dépouillant des documents aux archives du CICR à Genève en hiver 2006 : la lecture du dernier message de Srebrenica signé Nedzad m’avait donné la chair de poule 15. Peu après, Agnès Page, une collègue qui l’avait rencontré à Tuzla après la chute de Srebrenica, m’avait décrit Nedzad comme un « jeune hom-me noiraud et très pressé » alors que Walter Fuellemann, un autre collègue fin connaisseur des Balkans, avait ajouté que « dans la cage de Srebrenica, Nedzad marchait comme sur des ressorts ». Une chose est sûre, je voulais à tout prix le rencontrer. J’ai donc envoyé dans cette intention une demande de recherche à mes collègues à Sarajevo et à Belgrade, mais sans succès. Au début de l’été 2007, je me suis rendu en ex-Yougoslavie afin de documenter un certain nombre de chapitres de ce livre. À chaque étape, Nedzad était très présent dans mes pensées. À Belgrade, Jelena Stijacic m’a parlé de Nedzad, qui lui a laissé un souvenir marquant sans qu’elle l’ait jamais rencontré 16. Profitant de tous mes contacts sur place, j’ai essayé de creuser plusieurs pistes qui, en dépit de quelques frémissements trop rapidement dissipés, n’ont rien donné. Nedzad restait désespérément introuvable. Et puis il y a eu cette journée du 11 juillet. En compa-gnie de mes collègues Henry Fournier, chef de délégation 15 Voir Premier boulot à Pale, pp 113 - 114.

16 Ibid, pp 113 - 114.

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à Sarajevo, Zerina Zukic et Dragoslav Blazevic 17 alias « Ciro », responsable du bureau de Tuzla, je me suis rendu au mémorial de Potocari pour le douzième anniversaire de la chute de Srebrenica. Journée de deuil et de mémoire rassemblant toute la souffrance des survivants, une souf-france vertigineuse.

Il pleuvait des cordes et des milliers de gens conver-geaient vers le lieu de la cérémonie où, ce jour-là, 465 corps récemment exhumés des charniers et reposant dans des cercueils recouverts d’un linceul vert pâle purent enfin être enterrés dignement. À la sortie du mémorial envahi par une foule très dense, une voix un peu chevrotante nous a interpellés : – Êtes-vous par hasard du CICR ? – Oui, absolument ! a répondu Ciro à celui qui venait de repérer à sa boutonnière l’insigne du CICR. 17 Voir Strangers in the Night, pp 148 - 159.

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– Mon nom est Ned-zad… J’ai travaillé pour le CICR. Comme dans un rêve, Nedzad Osmic ve-nait d’apparaître. Le lendemain, dans un petit appartement de la vieille ville de Sa-rajevo surplombant le bazar de Kovaci, Ned-zad me rejoint en dé-but de soirée pour se replonger quinze ans en arrière afin d’évoquer les passages les plus significatifs de son incroyable expérience aux portes de la mort. Nedzad s’exprime dans un anglais relativement fluide, précis et détaillé. Son débit rapide, allié à un timbre de voix chaud légèrement rauque, laisse deviner un tempérament dynamique et résolu.

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« Au début de la guerre, en 1992, j’étais au village, à Magasici, dans la famille de mon oncle, parce que mes parents et mon frère étaient installés en Allemagne. C’est au village que j’ai appris à me servir d’un fusil de chasse pour protéger nos lignes, à me déplacer et à identifier une mine. J’avais 18 ans, le meilleur âge pour cela ! Dans

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notre village, il y avait beaucoup de réfugiés provenant des villages voisins, notamment de Glogova d’où ma mère est originaire... C’est l’année suivante, en octobre 1993, que j’ai com-mencé à travailler pour le CICR à Srebrenica. Je suis de-venu traducteur, j’accompagnais les délégués du matin au soir. Il y avait aussi un autre traducteur, Damir Ibrahimo-vic… Il a survécu en passant par la forêt… En un mois, j’ai appris les mots les plus utiles comme recherches, re-groupements familiaux. Ruth Huber, une Suissesse, était la responsable du bureau, puis est arrivé un autre Suisse, Kaspar Meuli. J’ai tout appris d’eux.

Nous formions une très bonne équipe locale d’une dizai-ne de personnes s’occupant des messages Croix-Rouge, qui chaque semaine arrivaient et repartaient par milliers dans de grands sacs… En fait, nous avons remplacé la poste qui

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ne fonctionnait plus ! On devait lire tous ces messages, les vérifier, les censurer. À Srebrenica même, nous étions cinq ou six, et d’autres étaient facteurs dans les villages comme à Suceska. Madame Hatidja Hren, professeur de bosnia-que, était la responsable du service des messages et moi je faisais le lien avec nos postiers. J’assistais aussi les délégués lors des regroupements fa-miliaux et des séances de coordination avec les autorités, la FORPRONU, la police civile de l’ONU et notre armée au besoin. Avec le temps, notre travail s’est organisé, on connaissait exactement le nombre de messages Croix-Rouge distribués, combien de personnes n’avaient pu être localisées, etc. Comme je ne conduisais pas, je marchais beaucoup, ce qui m’a été très utile par la suite. Quand je devais me rendre dans des villages éloignés, comme Su-ceska ou Slopovici, je me débrouillais avec une patrouille de la FORPRONU. Administrativement, je dépendais du CICR basé à Belgrade et à Bijeljina. Nous étions payés en nature. Chaque mois, nous recevions notre colis dans lequel il y avait de la nourriture, un kilo de café, du sham-poing, du dentifrice, des brosses à dents… Plus tard, on a passé au salaire en Deutsche Mark. Mon salaire a été fixé par contrat à 330 Deutsche Mark, mais je n’ai pas pu le toucher sur place en raison des événements.» D’un rapide coup d’œil, Nedzad jauge l’espace dans le-quel nous nous trouvons avant d’enchaîner. « Srebrenica débordait de monde, il y avait une famille dans chaque recoin. Dans une pièce comme celle-ci (ndr : environ 30 m2), au moins trois ou quatre familles se seraient

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installées. Avec tous les dangers de la guerre, les gens se rap-prochent les uns des autres, se comprennent mieux et s’en-traident davantage. Si j’avais eu une pomme, je ne l’aurais pas mangée tout seul, je l’aurais partagée. Je me souviens de cette collègue de Belgrade qui un jour m’a offert une ba-nane… Une banane à Srebrenica ! C’était une traductrice, plus petite que moi… et un peu plus en chair aussi. Jolie et charmante. Elle m’a dit que son nom était Milosevic 18 mais qu’elle n’avait rien à voir avec Slobodan Milosevic ! Comme elle venait tous les deux mois environ, je lui ai demandé d’acheter à mes frais une montre et une paire de pantalons, des objets introuvables à Srebrenica. Travaillant pour le CICR et aussi plus tard pour MSF, j’avais des privilèges, comme d’acheter des marchandises aux bataillons de la FORPRONU. Aux amis qui me de-mandaient de leur acheter de la bière, je répondais : Non, je suis musulman, mais si vous voulez je peux trouver du Cola ! qu’on partageait entre nous. Le tabac aussi était très recherché.» La valeur du tabac est telle que les cigarettes jouent le rôle de monnaie locale, incitant le CICR à les inclure dans le salaire en nature remis à ses employés. Tout aussi pré-cieux en ces temps de disette, le papier à rouler est souvent remplacé par un substrat inattendu : le message Croix-Rouge, disponible en grande quantité… Présent de manière permanente depuis mai 1993 dans l’enclave de Srebrenica, où plus de 50’000 personnes en majorité réfugiées vivent entassées dans une promiscuité et

18 Biljana Milosevic, field officer du CICR à Belgrade, devenue depuis Biljana Scherer.

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une pénurie dramatiques, le CICR mène, en complément de sa tâche principale de postier, des projets d’approvision-nement en eau potable et fournit des couvertures, des vê-tements et des chaussures aux plus démunis, sans oublier les irremplaçables poêles à bois. Installé dans un bâtiment de l’hôpital, l’organisation genevoise partage des bureaux avec MSF et le HCR, ce qui favorise autant la complémen-tarité opérationnelle et logistique que l’équilibre psycho-logique des rares expatriés. En été 1994, compte tenu de la diminution de ses activités d’assistance, le CICR décide de retirer son délégué permanent. Toutefois, le service de messages Croix-Rouge est maintenu par l’équipe locale d’une vingtaine de personnes, sous la supervision d’expa-triés basés à Bijeljina qui se rendent quelques jours par mois à Srebrenica. « Environ un an avant la chute de Srebrenica, l’expatrié sur place m’a dit qu’en raison de la baisse du volume de travail, ce n’était plus nécessaire d’avoir un délégué suisse

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présent tout le temps. Il m’a donc demandé d’être le repré-sentant du CICR à Srebrenica. J’ai reçu ma carte officielle et j’ai été formé à l’envoi de messages par le téléphone sa-tellite appartenant à MSF… » Diable ! Retirer les expatriés de Srebrenica sonne après coup comme une tragique erreur d’appréciation. Même si elle est explicable par des considérations fondées à court terme, une telle décision n’en est pas moins funeste par le simple fait qu’elle amoindrit encore d’un cran la protection des civils en-clavés, à commencer par celle du personnel du CICR. Certes au début, ce nouveau dispositif fonctionne plutôt bien. Avec son bureau central en ville et ses trois officines de Potocari, Suceska et Slapovici, la « poste Croix-Rouge » remplit largement son rôle, grâce à l’équipe locale qui, à l’épreuve du temps, a su renforcer son autonomie de tra-vail et son savoir-faire. Pour faciliter la distribution des messages reçus – plus de dix mille par semaine ! – les em-ployés affichent au centre-ville des listes comprenant les noms de tous les destinataires de courrier… Malheureuse-ment, à partir du printemps 1995, la tension monte encore d’un cran. Sur ordre du commandement bosno-serbe, la stratégie d’étranglement des enclaves bosniaques bat son plein. Les autorisations d’entrée d’expatriés et de convois humanitaires dans l’enclave se font de plus en plus rares. Sans ravitaillement, la ville dépérit. Raymond Desarzens, délégué de Bijeljina, observe au cours de ses brefs passages dans l’enclave que « les gens marchent comme des forçats, amaigris et apeurés. Tout le monde déprime, sauf Nedzad, d’un optimisme indestructible ! »

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Responsable du CICR à Bijeljina, Jean-Luc Metzker se souviendra longtemps de sa dernière tentative d’entrée à Srebrenica, le 8 juillet 1995, après avoir reçu le feu vert pour passer plus de 40’000 messages Croix-Rouge : à « Yellow Bridge», checkpoint serbe d’entrée à quatre kilo-mètres de Srebrenica, il se retrouve sous le feu bosniaque et doit rebrousser chemin – « les mains au plancher » selon ses dires – en abandonnant les messages sur place, où c’est effectivement le début de la fin…

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« Quelques jours avant la chute, on ne pouvait prati-quement plus se déplacer à cause des obus. Srebrenica est au fond d’une longue vallée étroite sur un axe nord-sud. C’est donc une chance que notre bureau se soit trouvé au nord, car les Serbes sont entrés dans la ville par le sud. Vu que mon domicile était au sud, j’ai passé les derniè-res nuits au bureau où j’ai au moins pu dormir ! Puis, ça devait être deux jours avant la chute, on est passés dans l’abri de MSF avec notre équipement, notamment le téléphone satellite. Les roquettes tombaient sans arrêt. J’étais le seul du CICR avec une dizaine de gens de MSF et un du HCR. Tout autour c’était le chaos. Il y avait des milliers de gens qui attendaient que les organisations humanitaires les aident… Mais à ce moment-là, on ne pouvait même pas s’aider soi-même !

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Le 11 juillet, à 11 heures du matin, je suis parti en ville. Il y avait tellement de monde dans les rues… Les femmes et les enfants étaient poussés à aller à Potocari. Nous les hommes, on ne savait pas que faire et on n’avait aucun pouvoir de les arrêter. Peut-être qu’avec l’aide de nos for-ces armées, on aurait dû essayer de les empêcher d’y aller et nous battre ? Personne ne savait ce qui était en train de se passer. Personne… Personne des organisations interna-tionales non plus… Alors je me suis dit : Tout ça c’est ter-miné! Et j’ai ramassé mes affaires dans une housse d’ordi-nateur portable, j’avais un peu de nourriture, et je suis allé au quartier général de l’ONU installé dans la Poste, mais ils n’étaient plus là… Je me suis dit : C’est la folie totale ! Et j’ai décidé que je n’irais pas à Potocari. Et puis soudain, à 200 mètres en contrebas de la Poste sont tombés deux ou trois obus qui ont tué plusieurs femmes. C’est à ce mo-ment-là que j’ai quitté la ville… » Après avoir écrit un dernier message par amtor au CICR se terminant par une supplique pour protéger la popula-tion 19. « Je savais que personne ne pouvait me protéger, parce que – et c’est peut-être quelque chose de nouveau pour vous – en ayant terminé ma formation d’imam, j’étais de-venu une cible prioritaire pour eux. » Nedzad avait raison. Je ne savais pas qu’il était imam.

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19 Voir Premier boulot à Pale, pp 113 - 114.

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« Ceux qui nous attaquaient étaient nos voisins, des gens du village ou rencontrés sur les bancs de l’école. Ils me connaissaient. Heureusement, sur la route j’ai retrou-vé mon oncle et on est partis ensemble… Dieu seul sait le nombre des gens et quelles choses se sont passées durant – comment dit-on déjà ? – le voyage de la mort ! » Nedzad parle d’abord de six jours de « voyage », qui débutent ce terrible 11 juillet et se terminent le 18 lors-qu’il parvient à repasser dans la zone tenue par les forces bosniaques près de Tuzla, à 70 kilomètres de Srebrenica. Puis il rectifie le total, qui se monte à sept jours. Sept jours au-delà des chiffres et des mots… « On était constamment sous la pression, la pression des tirs d’artillerie dans la forêt, du manque de nourri-ture, des blessés, des gaz qui rendent fous. Et nous ne connaissions pas le chemin… La première embuscade a eu lieu juste après le coucher du soleil, en direction de Bratunac. Nous étions dans le milieu de la colonne, il y avait beaucoup de gens de diverses municipalités qui ne se connaissaient pas, pour la plupart. Les tirs ont provoqué un chaos indescriptible. La peur des Serbes infiltrés s’est répandue dans les groupes dispersés. Heureusement, en tant qu’employé du CICR et imam, j’étais assez connu et les gens me faisaient confiance. J’ai réussi à retrouver mon oncle et je lui ai dit : Tirons-nous d’ici, il y a des gens qui ont perdu la raison à cause du poison ! La folie ! On a eu la chance de repérer à la nuit tombante des empreintes au sol qu’on a suivies

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pour nous remettre sur le bon chemin. Ayant survécu tous les deux, on a alors décidé de rejoindre la tête de la colonne, emmenée par l’armée bosniaque. L’eau n’était pas le problème majeur. Au début de la marche circulaient des rumeurs d’eau empoisonnée. Celle que j’ai bue ne l’était pas. Le gros problème, c’était la nourriture, parce que le peu que nous avions emporté n’a pas duré longtemps. À part la boîte de sucre, provenant d’un parachutage de l’ONU. Mon oncle, un autre type et moi avons mangé 300 grammes de sucre en trois jours et trois nuits.» Nedzad porte à ses lèvres sa main droite en guise de cuillère. « Trois jours, trois nuits, trois types ! La paume bien serrée et hop, on mange le sucre lentement et après on boit un petit peu d’eau et c’est meilleur que… ! ? Vous savez comment je me sentais après ça ? Comme si j’avais de l’électricité en moi ! Incroyable… » Sa résistance aux chocs, Nedzad la doit autant à sa foi religieuse qu’a son hygiène de vie, faite de sommeil et de sport. Notamment le football qu’il a pratiqué régulière-ment sur le terrain de Srebrenica avec des copains, juste après la prière de l’aube. Car pour affronter un parcours aussi dangereux, tout a son importance. « J’étais en bon-ne condition pour courir. C’était ainsi. » Pointant du doigt la carte de la région, il indique les lieux-clés de son parcours. Potocari. Susnjari. Une riviè-re. Une longue traite jusqu’à Nova Kasaba, où a eu lieu la première embuscade, puis Udrc (1043 mètres), la plus

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haute montagne de la région, à un tiers de la distance du parcours menant à Tuzla. Puis trois jours de marche pour rallier Kamenica, puis Snagovo, Krizevici… « De Snagovo, on a marché sur Krizevici et là, quelque part dont j’ignore le nom, j’ai été blessé. À 300 mètres devant nous, il y avait trois tanks que nous n’avions pas vus. Notre commandant parlait par radio à Naser Oric 20 lorsque les Serbes nous ont localisés et se sont mis à tirer. J’ai été touché au bras gauche par des éclats d’obus. Deux éclats sont venus se loger dans le Coran que je portais sur moi, dans la poche gauche de ma chemise… À deux mètres de moi, l’un de nos commandants a été grièvement blessé, il est mort deux heures plus tard. Mon oncle était indemne. À ce moment-là, on était envi-ron une centaine formant la tête de la colonne, c’était le 17 juillet. Plus tard, on s’est regroupés avec des renforts – cer-tains équipés de RPG 21 – pour mener une contre-atta-que. Notre tâche a été facilitée par une très forte pluie et un vent violent, ce qui a poussé les Serbes à prendre du champ. Comme j’étais blessé, je ne pouvais plus utiliser

20 Naser Oric, commandant en chef des forces armées bosniaques dans l’en-clave de Srebrenica de 1992 à 1995.

21 Rocket Propelled Grenade ou lance-roquettes.

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mon fusil. J’ai alors pris un pistolet et je me suis fau-filé avec d’autres de mes compagnons entre les tanks. On s’est mis à tirer. On n’avait pas le choix, on ne pouvait pas reculer, après cinq jours d’attaques incessantes. Nous devions passer au travers de l’obstacle, c’est ainsi ! » Le 18 juillet, forts de l’appui d’une unité en provenance de Tuzla, Nedzad et son oncle sont parvenus à franchir les lignes ennemies équipées de la redoutable artillerie « Praga » et à passer en territoire contrôlé par les forces bosniaques, au lieu dit de Medjedja, à une vingtaine de kilomètres de Tuzla. La longue colonne de survivants s’étire alors sur plusieurs kilomètres. Grâce au kit médical de MSF qu’il a eu la sagesse de glisser dans un rucksack avant de fuir Srebrenica, Ned-zad n’a pas trop souffert de sa blessure au bras, qu’il a calmée par des injections de Pentazocin, un dérivé de la morphine. « En arrivant à Tuzla, j’ai été hospitalisé cinq jours à l’hôpital de Kalessia, Gornje Rainci. Le nerf était coupé, la sensibilité de ma main avait disparu. On m’a désin-fecté, suturé et pansé. Puis mon oncle est venu et m’a dit qu’on partait en Allemagne, que tout était arrangé avec mon père là-bas et qu’on s’occuperait aussi de ma main. Avant cela, je suis allé au bureau du CICR à Tuzla. Je voulais récupérer mon argent, c’est-à-dire le salaire que le CICR n’avait pas pu me verser durant les derniers mois à Srebrenica, faute d’accès. J’ai reçu 500 Deutsche Marks directement et j’ai laissé le reste à l’intention de ma tante.

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Tout de suite après, je suis parti en Allemagne, à Rec-klinghausen près de Dortmund, où je suis resté une an-née. On m’a bien soigné, mais deux de mes doigts sont restés un peu bloqués. Heureusement que mon oncle était avec moi, car j’avais quelqu’un qui me comprenait sans avoir besoin de parler. L’une de nos plus grandes difficultés tenait au décalage avec le reste de ma famille. Par exemple, dans l’apparte-ment où nous habitions, j’oubliais tout le temps d’éteindre la lumière aux toilettes et mon père me disait : Tu dois éteindre la lumière, on paye pour ça ! Et mon père est quelqu’un de strict. Moi, de mon côté, j’avais vécu durant trois ans et demi sans électricité et j’étais capable d’enfiler correctement mes chaussettes au milieu de la nuit ! À part ces quelques malentendus avec mon père, tout le monde était aux petits oignons pour mon oncle et moi.» Âgé de neuf ans de plus que Nezdad, cet oncle protec-teur qui avait traversé l’enfer avec son neveu s’est tué lors d’une chute sur un chantier en Autriche, quatre ans après la fin du cauchemar. En écoutant Nedzad, je me demande comment il a fait pour « revenir » de Srebrenica. D’ailleurs, est-ce vraiment possible d’en « revenir » ? « Disons que les six ou sept années qui ont suivi Srebre-nica, il n’y a pas eu un jour où je n’ai pas pleuré et pensé à Srebrenica. Vous ne pouvez juste pas croire à quel point les hommes peuvent être… salauds. Je ne sais pas comment dire. Bon, disons simplement qu’on peut tuer un homme au combat, mais pas tuer un homme qui se rend. C’est pas normal de massacrer tous ces gens affamés, anxieux de

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retrouver leurs familles. C’est dur... Tant d’amis… Sur les quarante-quatre imams présents à Srebrenica, seuls qua-torze sont arrivés vivants à Tuzla. Un de mes cousins du village, blessé durant la guerre, est arrivé à Tuzla seul, ses deux enfants sont morts en route. Il n’y en a eu que très peu qui ont eu leur Nafaka 22 de Dieu.»

Nedzad Osmic a travaillé au bureau du CICR à Srebrenica d’octobre 1993 au 11 juillet 1995, et occasionnellement pour MSF durant cette période. Marié et père de deux filles et d’un garçon, il est imam à Sarajevo.

Sur les vingt-deux employés nationaux du CICR de Srebre-nica, neuf sont portés disparus depuis la chute de l’enclave.

22 Mot arabe qui signifie « destinée, prospérité conférée par le Tout-Puissant ».

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m i nor i t é s e n da ng e r à Ba n ja lu k a

Banja Luka est aujourd’hui le siège du gouvernement de la République serbe en Bosnie-Herzégovine. Durant la guerre, certains l’ont surnommée « la face cachée de la lune » en raison de son accès strictement limité à toute per-sonne de l’extérieur. Forte d’environ 200’000 habitants, cette ville où jadis une majorité de Serbes cohabitait avec une communauté importante de Musulmans, de Yougos-laves et de Croates, est devenue entre 1992 et 1995 le cen-tre de gravité d’un « nettoyage ethnique » à grande échelle, entraînant toute la région dans une spirale de haine et condamnant au malheur la Bosnie-Herzégovine, cet éche-veau séculaire multiethnique constitué de si nombreuses familles mixtes. Prijedor, Kozarac, Omarska, Keraterm, Ternjo Polje et Manjaca sont autant de lieux de sinistre mémoire, théâ-tres de sang d’une longue et immense souffrance faite de rafles, d’humiliations, d’expulsions, de tortures, et de li-quidations. Présent tout au long de la guerre à Banja Luka, le CICR a eu fort à faire pour développer son action de protection et de secours sur ce terrain mouvant, jalonné de provocations, de frustration et de déconvenues en tous genres. Expatrié de la première heure, le délégué suisse Beat Schweizer a recruté lui-même bon nombre d’employés lo-caux en été 1992. En parcourant avec Beat la liste du personnel local quinze ans plus tard, je prends conscience de l’énorme pression qui s’est exercée sur eux, en particu-

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lier les hommes, tous soumis à la mobilisation générale par les autorités serbes dès juin 1992 – synonyme, pour les non-Serbes, de travail forcé sur la ligne de front. « Ke-nan... Il avait peur d’être arrêté. Adnan… arrêté ? En tout cas poursuivi. Branko, émigré au fin fond du Canada ! Dijana, c’était mon assistante pour les affaires de protec-tion, un jour elle m’a appelé de Zagreb et m’a dit : Je ne reviens pas ! » Beat scrute encore la liste. Que d’histoires derrière chacun des noms qui défilent sous ses yeux de vigie. « On a lutté pied à pied pour maintenir la multieth-nicité de nos équipes sur le terrain. Bien sûr, beaucoup sont partis… » Selon leur nationalité, certains d’entre eux, menacés et suspectés d’aider des non-Serbes, se sont débrouillés tant bien que mal pour passer de l’autre côté, parfois clandes-tinement du jour au lendemain, en quête d’une terre plus accueillante, tandis que d’autres sont restés sur place. De père serbe et de mère slovène, Boris Kelecevic a été recruté par Beat Schweizer au moment même où la guerre l’a contraint à interrompre ses études d’ingénieur en élec-tricité. « J’ai été engagé le même jour que ma collègue Dara, le 10 août. J’avais 23 ans et je ne savais rien de la Croix-Rouge, à part les collectes… » En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, Boris est plongé dans le bain. Un bain d’eau saumâtre sur lequel flotte le drapeau de la Croix-Rouge internationale, point de mire de tant de regards apeurés. « Tellement de gens ont souffert parce qu’ils n’avaient pas le bon nom. Derrière la violence, on trouve la revanche, les règlements de vieux

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comptes, certains liés à la Deuxième Guerre mondiale, une période très difficile pour les fa-milles serbes ». Boris ne s’étend pas sur l’histoire de son oncle, sans doute mort à Jasenovac, dont on n’a jamais retrouvé le corps. Ni sur le fait que sa mère a perdu son emploi en 1993 parce qu’elle était non-Serbe. Eté 1992. Alors que le « nettoyage ethnique » bat son plein le long de l’axe Banja Luka-Prijedor, les exécutions sommaires, les intimidations et la peur diffuses contrai-gnent de nombreux villageois non serbes à abandonner leurs foyers. Musulmans pour la plupart, les hommes sont détenus tandis que les femmes et les enfants sont déportés vers la Bosnie centrale dans des conditions dan-tesques, en direction de Travnik et de Zenica. Si certains s’en sortent mieux que d’autres, ils le doivent bien souvent à leurs bonnes relations personnelles avec des Serbes… Dans cette dramatique et inégale partie de cache-ca-che qui se joue de nuit comme de jour, le CICR travaille d’arrache-pied, s’efforçant de renforcer son implantation locale et son impact. Mais face à l’obsession nationaliste des extrémistes serbes, la marge de manœuvre demeure extrêmement limitée.

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Mariée à un non-Serbe et diplômée en littérature comparée, Dara Ristanovic Benic décrit le climat am-biant sans la moindre am-biguïté : « C’était un cauche-mar. Il n’y avait pas la guerre à proprement parler à Banja Luka, mais n’importe qui pouvait venir chez vous et vous faire du mal parce que vous étiez différent…»

Pour sa part, Boris prend lui aussi conscience de la na-ture et de l’ampleur du phénomène. « Au début, on ne se rend pas compte de ce qu’est la guerre. Et puis au fur et à mesure de nos déplacements, on voit ce que c’est. Et sur la route du retour, on digère toute cette merde nauséa-bonde. On en discute avec le délégué expatrié, car à qui d’autre pourrait-on en parler ? Surtout pas à mes parents, qui avaient déjà assez de soucis comme cela. Avec mon frère dans l’armée, ils croyaient que moi au moins, j’étais à l’abri… ! Tu parles ! » Le marasme qui affecte au quotidien la région de la Bosanska Krajina complique sérieusement le recrutement du personnel local. Parmi eux, de nombreux éléments is-sus de mariages mixtes qui vivent dans l’incertitude et qui doivent faire face à des dilemmes cornéliens, comme par exemple cette field officer de père musulman et de mère serbe qui entend assumer sa double identité.

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Du fait que très peu d’organisations humanitaires sont ancrées à Banja Luka, le CICR doit être le plus solide possible. Pour être acceptées par l’ensemble de la popu-lation, il est de la plus haute importance que ses équipes comprennent des personnes des différentes nationalités de la Bosnie-Herzégovine. Le maintien de cette cohésion interne est par la même occasion une source de confian-ce indispensable pour faire face aux lourds défis qui se bousculent en salle d’attente. Le premier d’entre eux s’intitule Manjaca. Situé à 30 kilomètres au sud de Banja Luka, Manjaca est un vaste plateau bordé de reliefs montagneux qui sert depuis les années soixante de terrain d’exercice militaire pour la JNA. C’est là, dans les six étables de cette base militaire que les autorités de la République serbe ont éta-bli un camp de détention qui rappelle diablement les sta-lags de la Deuxième Guerre mondiale. Administré d’une main de fer par l’armée, le camp compte plus de 2’000 détenus le 14 juillet lors de la première visite du CICR, des hommes uniquement, et pour la plupart raflés dans la région. Beaucoup d’entre eux ont transité par d’autres camps, tels qu’Omarska, Keraterm et Ternjo Polje. Gisant à même le sol sans les moindres effets person-nels et concentrés dans une promiscuité accablante, les détenus sont dans un triste état : corps amaigris, visages émaciés et regards perdus témoignent d’une grave sous-alimentation. En règle générale lorsque des prisonniers sont malnu-tris, le CICR incite les autorités détentrices à améliorer

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leur régime alimentaire. Mais à Manjaca en ce début du mois d’août, les carences sont tellement graves qu’il opte pour une approche exceptionnelle. Il faut agir vite et mas-sivement, d’autant plus que le nombre de prisonniers ne cesse d’augmenter. Au siège genevois comme sur le terrain, les responsables sont sur les dents, bien décidés à mettre le paquet. À Banja Luka, Beat Schweizer n’attend plus que la confirmation officielle du plan de sauvetage. « J’ai reçu un appel de Genève du délégué général, Thierry Germond, me donnant instruction de fournir de la nourriture aux prisonniers de Manjaca afin d’éviter le pire… » Tambour battant, les équipes du CICR mettent sur pied un programme d’alimentation destiné à requinquer cette population affamée et malingre. Enregistrés indivi-duellement et suivis quotidiennement par les visiteurs du CICR, ils reprennent enfin du poids et des couleurs. « Le fait de pouvoir parler à nouveau à des gens était très im-portant pour nous » explique Muharem Murselovic, pro-fesseur d’économie rescapé d’Omarska et arrivé le 6 août à Manjaca. « J’ai été désigné chef adjoint de la cuisine, où avec certains de mes anciens étudiants, nous préparions les repas à base de haricots secs, de riz et de lait.» Supervisé par Ariane Curdy, une nutritionniste expéri-mentée, le programme d’alimentation s’appuie en grande partie sur le lait en poudre, l’huile, le sucre et les légumes livrés plusieurs fois par semaine par des camions du CICR venus de Zagreb. En tant que membre de l’équipe de nutri-tion, Dara se rend chaque jour dans les cuisines, qui fonc-tionnent de 9 heures à 16 heures. « Au moins pendant que

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nous étions sur place, les détenus retrouvaient une forme de dignité en se rendant utiles ». Grâce à ce régime riche en protéines et en calories, les progrès sont rapides et permettent aux plus mal en point de reprendre un poids décent, leur évolution étant suivie lors de la pesée journalière. Au même moment, Boris est brièvement arrêté alors qu’il transporte des victuailles préparées par des parents de prisonniers : « La police militaire m’a interrogé et m’a posé deux questions. La première : Depuis quand est-ce que tu aides les Musulmans ? Puis la deuxième : Que fais-tu de ta mère-patrie serbe ? ! » Sous la pression internationale, Manjaca devient plus accessible aux visiteurs, à commencer par les media. Le bus bleu de Merhamet 23 livre régulièrement de la nourri-ture et des secours, tandis qu’une soixantaine de détenus – principalement des cas médicaux – sont évacués par avion au Royaume-Uni en septembre. À ce moment-là, plus de

23 Association musulmane de bienfaisance établie dans plusieurs républiques d’ex-Yougoslavie.

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3’000 personnes sont incarcérées dans le camp de Manjaca. « Lorsqu’Ariane Curdy a quitté Manjaca pour une autre mission, elle a reçu une ovation debout et j’entends encore ces six mille mains frapper ! » se souvient Dara. Quelques mois plus tard, des rumeurs de transfert du camp se mettent à circuler en pagaille. Alors que les premiers froids de novembre rendent le camp plus inhospitalier que jamais, un premier groupe de 755 personnes est évacué le 14 novem-bre sous les auspices du CICR. Pour les 3’000 prisonniers restants, l’attente lancinante se poursuit. Après plusieurs se-maines d’incertitude aggravée par le transfert de plus de 500 détenus vers un lieu inconnu, le grand jour du départ arrive. Il doit s’échelonner en trois tranches, du 14 au 18 décembre. Afin de signaler aux détenus le jour du premier départ tenu secret, Dara a convenu qu’elle porterait un couvre-chef rouge le Jour J. Comme elle n’a pas réussi à en trouver un, elle s’est coiffée d’un bonnet de laine rose, ce qui rend le décodage hasardeux ! Derrière une table de travail installée en plein air, Boris et ses collègues procèdent aux dernières vérifications. « On nous a appelés par nos noms. Mais où allions-nous ? » s’est demandé Muharem Murselovic. « On est entrés dans les bus, j’ai regardé les autres prisonniers qui nous regardaient partir et qui pleuraient. Dans le bus, cha-cun a reçu un sac de plastique contenant un lunch. En passant devant la mosquée Arnaudija 24 de Banja Luka, j’ai vu des gens massés à l’extérieur qui pleuraient ». Accompagnant le convoi dans une Land Cruiser du CICR, Boris garde lui aussi une impression indélébile de la

24 La mosquée Arnaudija, qui datait de 1594, a été détruite à l’explosif le 7 mai 1993.

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sortie des détenus : « Il neigeotait. Sur la route de transit de Banja Luka, en direction de Gradiska, des enfants serbes – sans doute encouragés par des adultes – ont lancé des pier-res sur les bus, puis quelques centaines de mètres plus loin, dans un virage près de la mosquée Arnaudija qui existait encore à ce moment-là, j’ai vu d’autres enfants qui lançaient des brassées de feuilles et de fleurs au passage des bus… » Dans les bus, l’incrédulité est palpable. « Je suis resté de-bout tout au long du trajet, car je n’arrivais pas à croire que j’avais le droit de m’asseoir ! J’étais tout à la fois heureux, triste, excité. On a roulé jusqu’à Gradiska, puis on est arri-vés le soir à Karlovac dans un camp de l’ONU. » Muharem est ensuite parti pour Munich, tandis que la plupart de ses compagnons de captivité ont été accueillis dans divers pays d’Europe. Sur place en Bosanska Krajina, l’épuration ethnique se poursuit. Sous l’impulsion de la présidence de guerre basée à Banja Luka, les populations musulmanes et croates sont soumises à un régime d’apartheid administrativement dési-gné sous l’appellation de « Statut spécifique pour les non-Serbes ». De l’été à la fin de l’automne, pas moins de 40’000 personnes relevant

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de cette catégorie sont chassées de la région, dans laquelle la tension est d’autant plus vive qu’en Bosnie centrale, la pression des Bosniaques sur les Serbes s’est accentuée et les pousse à re-joindre les territoires sous contrôle serbe où ils espèrent trouver des lieux d’accueil. Les représentants du CICR à Banja Luka passent la bar-re des deux cents à l’hiver, parmi lesquels une vingtaine d’expatriés, des Suisses en majorité. En première ligne face aux pressions, les employés locaux sont régulièrement pris à partie et subissent moult intimidations. Chacun fait face comme il peut. En puisant parfois dans des recoins secrets l’énergie nécessaire pour assurer. Et pour rassurer d’autres êtres plus en détresse que soi. « J’étais avec Dara à l’hôpital de Banja Luka pour mener un entretien thérapeutique très délicat avec un garçon de 14 ans qui avait été repêché in extremis dans une rivière près de la ligne de front » raconte Pierrette Chenevard, déléguée alors chargée de projets médicaux en Bosanska Krajina. « Dara traduisait les mots de ce garçon terrible-ment traumatisé, des mots que je réutilisais dans le cours de cet entretien de recherche de vérité. Au-delà des mots, ce qui compte par dessus tout, c’est l’empathie avec le pa-tient. Le ton de la voix de Dara, sa manière de parler et de s’adresser à ce garçon étaient donc essentiels. Dara était calme et confiante, une vraie professionnelle. Elle et moi ne faisions alors plus qu’un, plus qu’une seule voix. » Dans cette contrée étrange où l’incertitude et l’effroi rè-gnent en maître, garder son calme relève tout bonnement du prodige. Pour la déléguée Brigitte Troyon postée à Ban-

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ja Luka en hiver 1993, l’approche en matière de protec-tion est relativement simple : « Il n’y avait qu’une solution possible pour protéger la population civile : sortir les gens de la région et enregistrer les prisonniers ». En effet, hors de cette ligne, l’espace est quasi inexistant. À peine suffi-sant pour y ouvrir parfois une petite fenêtre d’espoir pour quelques individus. « On allait tous les jours aux postes de police, certains nous écoutaient, d’autres pas du tout » commente sobrement Dara. « On gardait un profil bas. Parfois on marchait dans la rue et des gens nous appro-chaient s’ils se sentaient suffisamment en confiance pour nous parler de leurs problèmes. Car à part nous, personne ne pouvait aller se plaindre à la police. À la fin, des gens qui s’étaient fait déposséder de leur maison venaient au bureau, ils restaient pour dormir quelques jours, quelques semaines, c’était comme une base temporaire… » Travailler sur ce terrain lorsqu’on en fait soi-même partie ne relève jamais de la routine. « On est évidemment très at-tendus. Chaque jour, on est partie prenante dans la vie des gens, des autorités, des sections locales de la Croix-Rouge. Et on zigzague sans arrêt dans l’émotionnel » fait remarquer Boris. Chargé de couvrir le secteur aussi intéressant qu’ex-plosif de Doboj, constitué d’une moitié de Serbes – dont de nombreux réfugiés – et d’une moitié de Musulmans, Boris fait de son mieux pour accomplir sa mission aux côtés de quelques expatriés, dont la très en verve Barbara Amstad, une Suisse alémanique atypique. « À Doboj, nous assistions les hôpitaux de campagne et les prisonniers. On était très proche de la ligne de front, ça bombardait tous les jours,

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notre hôtel n’avait plus de vitres depuis longtemps et le CICR avait la meilleure information, on était sans concur-rence sur ce point-là ! Evidemment, les liens avec les délé-gués expatriés se renforcent lorsqu’on passe douze heures par jour avec eux, c’est-à-dire bien plus qu’avec sa propre famille… » Une famille qu’il ne faut surtout pas inquiéter – C’est pas dangereux, maman, je te promets ! – et qui ne doit jamais savoir ce qui se passe réellement sur le terrain où Boris opère avec doigté, calme et discrétion. « Ce soldat saoul au checkpoint avec une grenade dans la main me dit : Tu m’ouvres ou ça pète !… J’ai bien sûr dû le laisser monter dans la voiture et je l’ai amené à un autre checkpoint où il a été pris en charge par ses camarades.» Pour Dara, sans nouvelles de ses parents bloqués à Sa-rajevo, la menace s’est faite plus proche lorsque son mari a été capturé par l’armée bosno-serbe en 1994 et qu’il a dû creuser des tranchées près des lignes de front, un travail horriblement dangereux. Heureusement pour lui, il a fina-lement été capturé par l’armée croate, puis emprisonné à Livno en Herzégovine et visité par le CICR. Même si de temps à autre, une démarche ici ou là vi-sant à protéger et à rassurer une famille menacée atteint momentanément son but, le CICR n’est pas dupe de sa capacité réelle à renverser la vapeur in situ. La plupart du temps, les gens sous pression préfèrent s’en aller. Comme dans la petite commune de Vrbanja, dans les faubourgs de Banja Luka, où des incidents tels que mises à pied, tirs contre les façades des maisons, vols et expro-priations sont monnaie courante. Ouvertement organisées

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par la « Commission pour le logement des réfugiés » de la commune, les expulsions sont à la hausse en raison de la dégradation de la situation économique devenue plus qu’exécrable au cours de l’année 1994. L’arrivée soudaine de 250 familles serbes réfugiées de Bosnie centrale accen-tue encore la pression des autorités locales, elles-mêmes noyautées par des représentants des réfugiés serbes. Dans ce contexte toujours plus tendu, les demandes de départ via le HCR et le CICR – assimilées localement à des agen-ces de voyage fiables et gratuites – ne font qu’augmenter. Pour ce dernier, les transferts ne sont pas automatiques et doivent répondre aux critères sacro-saints du regroupe-ment familial, souvent inapplicables ou simplement ina-daptés. Par ailleurs, certaines voix émanant des commu-nautés non serbes reprochent aux agences de contribuer au « nettoyage ethnique ». Pris entre deux feux, le personnel du CICR est souvent contraint de naviguer à vue et de s’ar-ranger pour éviter le pire, à savoir le maintien sur place. Il existe certes d’autres canaux de sortie, toujours coûteux, souvent périlleux, dont certains plus rares sont basés sur l’échange de maisons entre propriétaires de Bosnie centrale et de Bosanska Krajina. Avec l’ « Opération Storm » lancée par les forces armées croates en août 1995 25, près de deux cent mille Serbes de Croatie sont forcés de prendre la route de l’exode, via la Bosnie-Herzégovine. Une grande partie d’entre eux tran-sitent par Banja Luka, tandis que d’autres s’y installent, de gré ou de force. Sur l’impulsion de ces réfugiés sou-vent armés, un nouveau cycle d’expulsions est en marche. 25 Voir Les trois guitares, pp 49 - 63.

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Chassées de leurs habitations, des familles croates et mu-sulmanes campent dans des centres collectifs temporaires, avant d’être transférées dans d’autres régions. Sur la brèche dès la première vague d’arrivées, Dara et ses collègues ne chôment pas durant ces journées : « Une population énorme a débarqué. D’abord les plus riches, dans de belles voitures remorquant des bateaux, et plus tard sont arrivés les plus pauvres, avec des véhicules plus lents, avec des tracteurs. Les routes ont été bloquées. Et puis en septembre, il y a eu, après la deuxième vague, les Serbes de Sarajevo qui fuyaient la ville, les représailles ont commencé, et c’est reparti de plus belle contre les non-Serbes… » Grâce aux équipes ultra-mobiles du CICR, les réfugiés peuvent être assistés en cours de route ainsi que sur leurs lieux de séjour.

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Marica Seatovic est une Serbe qui a dû fuir son poste de responsable de l’antenne du CICR à Okucani, en Sla-vonie occidentale, suite à l’ « Opération Flash » menée par les forces croates au début mai 1995. Avant de quitter dans l’urgence sa ville natale, Marica a pris soin de remettre le stock de médicaments au centre de santé d’Okucani. Ce jour-là, elle est devenue réfugiée à son tour, tout comme ses parents. Avec sa collègue Alexandra Djukic, elle a re-joint difficilement Banja Luka, où de nouvelles tâches n’ont pas tardé à l’accaparer. Tout en subissant elle-même une lourde épreuve, elle n’a pas hésité à se porter au secours d’autres personnes déracinées, sans avoir pris le moindre jour de congé. « En août 1995, des Serbes de Krajina tout juste arrivés ont expulsé des Musulmans et des Croates afin d’occuper leurs maisons. J’ai documenté ces cas et établi des rapports sur les problèmes des minorités menacées par les Serbes à Banja Luka. C’est sûr qu’elles ont souffert. Mais qui sont les coupables ? » À cette question, le regard de Marica se fait soudain plus grave, plus intense. « J’éprouve de la sympathie pour mon peuple. J’ai essayé de faire mon boulot et d’aider toutes les vic-times. Je n’aime pas ce que les Serbes ont fait à

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Banja Luka et je ne cherche pas à les justifier, mais je savais aussi qu’ils venaient de se faire expulser. En fait, nous som-mes les plus grands perdants ! » Sans établir de classement des pertes, Boris fait remar-quer que « face à un fils disparu, la douleur d’une mère est la même partout ». Et du côté des secouristes, y a-t-il des gagnants et des perdants ou ne serait-ce qu’un bilan à tirer ? Boris a sa petite idée sur un sujet qu’il affectionne et qu’il choisit d’examiner sous l’angle de la relation entre expatrié et employé local. Un véritable couple avec son his-toire, ses dits et ses non-dits. « Au début, je n’étais qu’une machine à traduire. C’est la première époque où je suis l’ombre de l’expatrié. » Après deux ou trois ans, la confiance s’établit, le per-sonnel local jouit d’un crédit supplémentaire aux yeux des expatriés, sans toutefois être inclus dans le processus de décision. Puis les choses évoluent encore en 1994-1995, c’est l’époque où Pierre Krähenbühl est responsable de la mission du CICR à Banja Luka. Pierre est le premier à in-troduire le terme « collègues locaux ». Cependant, l’expatrié reste un patron, celui ou celle qui a le dernier mot. Parfois, c’est l’expérience qui parle et l’on se tait. Parfois, c’est par pur entêtement, ou par précipi-tation, à moins que ce ne soit tout simplement une crise d’ego, une de plus ! Rien de plus frustrant en effet qu’un « collègue expatrié » qui n’écoute pas les conseils avisés du « collègue local » lui recommandant de ne pas précipiter les choses. « Certains délégués trop pressés n’en ont fait qu’à leur tête, par exemple en entreprenant des démarches

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auprès d’autorités militaires de la région de Prijedor le jour même où ils venaient de perdre plusieurs hommes en opé-rations… C’était bien sûr contre-productif ! » Ces expatriés qui sont d’autant plus pressés de laisser des traces qu’ils ne restent que quelques mois, à peine le temps de sentir ce qui se passe dans les parages. Comme nombre de ses collègues de l’ex-Yougoslavie, Boris se définit ainsi : « Je suis le lien avec les nouveaux arrivants.» Un lien qui pour Dara prend une saveur inoubliable le jour où Brigitte Troyon, expatriée en Bosnie-Herzégovine, fait un simple geste. « Ma famille était à Sarajevo, j’étais très inquiète pour mon père. Brigitte a fait amener mon père dans la salle radio et j’ai enfin pu lui parler, pour la première fois depuis deux ans…»

Boris Kelecevic a été engagé en août 1992 à Banja Luka et a travaillé dans les principaux domaines d’activité du CICR, opérant aujourd’hui aussi bien à Banja Luka qu’à Sarajevo. Il est marié et père d’un enfant.

Dara Ristanovic Benic travaille pour le CICR depuis août 1992. Après avoir mené des tâches dans le domaine de la protection à Banja Luka, elle a coordonné des pro-jets de communication à Sarajevo. Depuis 2008, elle est formatrice à la délégation du CICR en Jordanie.

Marica Seatovic a travaillé pour le CICR à partir d’août 1993 à Okucani en Croatie, puis de 1995 à 2009 à Banja Luka.

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str a ngers i n t He n igH t

« C’est au moment de la mort de Tito que je suis de-venu conscient du monde adulte qui m’attendait. J’avais 15 ans ». Quinze ans, c’est l’âge de Dragoslav Blazevic sur-nommé « Ciro 26» lorsqu’il est entré à l’école militaire d’in-fanterie de l’armée yougoslave (JNA) en septembre 1980, à Zagreb. Pour ce fils unique de parents croates installés dans la région industrielle de Sisak, ce choix précoce se traduit sans transition par un apprentissage de la responsabilité et de la discipline. À l’école militaire d’infanterie « General Ivan Gosnjak », la discipline est fondée sur l’exigence d’un comportement irréprochable qui s’inspire de l’héritage – certes un brin mythifié – de la guerre de libération natio-nale menée par les Partisans durant la Deuxième Guerre mondiale. Pour Ciro qui se spécialise dans les systèmes de ra-dar, appartenir à la JNA, c’est d’abord faire preuve d’une constante loyauté à l’institution : « Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, on représente la JNA. Même quand on est en civil, notre allure et notre conduite ne doivent pas varier ! » Appartenir à cette armée encore choyée par le régime fi-nissant de Tito, c’est du même coup bénéficier d’un statut social reconnu qui offre des avantages matériels substan-tiels tels que les soins médicaux, le logement et les vacan-ces. Après quatre ans de formation, Ciro, âgé de 19 ans,

26 « Ciro » (ndr : se prononce Tchiro) est le surnom du célèbre entraîneur de football Miroslav Blazevic, de nationalité croate et suisse. Voir aussi Srebrenica, l’en-fer et après, pp. 115 - 117.

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est affecté comme commandant du département de l’ate-lier militaire intégré au 17e Régiment stationné à Tuzla, troisième ville de Bosnie-Herzégovine. Responsable de la maintenance de l’équipement militaire, il dispose d’une quarantaine d’hommes pour mener à bien sa tâche. Son goût pour la mécanique lourde le propulse bientôt à la tête de la section pour les transports spéciaux. Avec l’irruption de la guerre en Croatie en 1991, le sens de la loyauté en prend un coup. Au sein de la JNA, la tension monte vite entre éléments serbes et non serbes. Comme bon nombre de ses camarades, Ciro doit alors af-fronter un dilemme crucial : être loyal à l’armée ou être loyal aux siens ? « Mes supérieurs voulaient m’envoyer à Vukovar, où j’aurais dû me battre contre les Croates… J’ai refusé de continuer.» Trois mois après avoir quitté le parti communiste, il démissionne de l’armée. Dès cet instant, la situation de Ciro change du tout au tout. Le militaire yougoslave promis à une belle carrière fait soudain place au Croate désœuvré et sans avenir. Ma-rié à une Serbe et père de deux enfants en bas âge, Ciro finit par s’engager le 17 mai 1992 en tant que volontaire dans une unité de la Défense territoriale de Tuzla. À la fin de l’année, il rejoint le 2e Corps de l’armée bosniaque nais-sante à Tuzla, où il est nommé commandant adjoint de la section d’artillerie affectée à la défense de la ville, passant vingt-deux longs mois sur la ligne de front. Sans la moindre perspective de promotion et démotivé par l’amateurisme de ses nouveaux chefs, il réalise bien vite qu’il est piégé dans une guerre qui n’est pas la sienne.

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D’autant plus que sur le plan matériel, c’est tout simple-ment la dèche. Pour survivre en cette période de vaches maigres qui affecte la grande majorité de la population, il faut être pragmatique et inventif et faire sans cesse appel au système D. « La guerre nous a appris à mieux utiliser notre potentiel de création. Pour se chauffer l’hiver, rien de tel que de vieilles chaussures, qui brûlent très long-temps... de même que des livres volumineux, comme par exemple les comptes rendus des congrès de la Ligue com-muniste yougoslave ! Quant à ma voiture criblée d’éclats d’obus, je l’ai convertie en poulailler… » Tout cela n’empêche pas l’horizon de s’assombrir de jour en jour, avec en prime deux enfants en bas âge à nourrir. Mais alors, que faire ? « Il nous fallait partir en Croatie. J’ai contacté les gens du CICR qui m’ont expliqué que nous ne correspondions pas aux critères en vigueur pour les regroupements familiaux, réservés aux personnes âgées et aux mineurs.» En rade dans sa garnison de Tuzla, Ciro erre comme une âme en peine, d’autant plus que son cou-ple prend l’eau. En janvier 1994, Ciro se rend à nouveau au bureau du CICR à Tuzla. « Ils cherchaient un chauffeur de camion. Un Austra-lien prénommé Alistair m’a demandé si je connaissais les camions. Je lui ai décrit mon expérience en mécanique du-rant mes années à la JNA et il m’a alors demandé : – Quand êtes-vous prêt à démarrer ? – Maintenant ! »

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Ce que Ciro ne lui a pas dit, c’est qu’il était encore dans l’armée bosniaque ! Qu’importe… Quelques jours plus tard, une fois le test de conduite passé, Ciro a pris la route avec le CICR, « au vo-lant d’un IVECO 130 rempli de colis alimentaires que nous sommes allés livrer dans la commune de Banovici ». C’est peu après que Ciro a perdu son unique trésor, une Guzzi V-II de 350 cm3 réquisitionnée par la police mi-litaire de Tuzla pour des raisons soi-disant opérationnel-les ! Toutefois et afin de ne pas mettre en péril son nouveau gagne-pain, il a jugé plus indiqué de passer sa moto par profits et pertes sans ébruiter l’affaire. Sise sur un très riche gisement de sel gemme qui lui a donné son nom –Tuz signifie sel en turc – Tuzla incarne encore la survivance de l’esprit yougoslave depuis le dé-but de la guerre. Sur cet îlot industriel où les partis natio-nalistes ne tiennent pas le haut du pavé, la municipalité s’efforce de préserver le respect des différences culturelles de tous ses habitants, sous l’impulsion bénéfique du maire musulman Selim Beslagic. Faute de pouvoir sauvegarder la paix, les autorités ont fort à faire pour maintenir ce cap de tolérance qui tend à s’éroder au fil du conflit et en raison de l’afflux continu des réfugiés, pour la plupart des

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Musulmans chassés des territoires serbes. Dans ce dernier bastion multiethnique où une partie des Serbes – plus d’un quart de la population lors du recensement de 1991 – sont restés malgré les pressions, le civisme et l’ouverture d’es-prit constituent un trésor inestimable et ô combien fra-gile, à l’image de l’énorme centrale thermique ceinturant le flanc sud de la ville et qui peut d’une seconde à l’autre être anéantie par les bombes. Installée dans une ancienne galerie d’art dont les sal-les d’exposition ont été subdivisées en plusieurs bureaux, l’équipe du CICR compte alors une demi-douzaine d’expa-triés et une centaine d’employés locaux. Sa priorité consiste à assister une foule de gens démunis et déracinés, tous en quête de sécurité, de soutien matériel et de nouvelles ras-surantes sur leurs familles. Dans les quatorze communes formant le canton de Tuzla, pas moins de 70’000 person-nes vulnérables sont ravitaillées en produits de première nécessité. Il faut aussi maintenir un lien étroit avec les mi-norités, notamment des civils serbes isolés dans diverses communes alentour. En hiver, les sorties sur le terrain sont souvent périlleu-ses en raison du verglas. Ciro et son collègue Tsitso, un moustachu costaud, excellent à conduire les lourdes Land Rovers blindées que les Britanniques ont mises au point pour la lutte anti-terroriste en Irlande du Nord. Inadaptés au relief tortueux, ces véhicules sont terriblement diffici-les à manier sur les hauts chemins glacés des montagnes environnantes où le freinage doit s’effectuer uniquement par changement de vitesses, tout en douceur. Le moindre

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dérapage peut s’avérer fatal. « Je me suis toujours sentie en sécurité lorsque Ciro tenait le volant » observe Ariane Tombet, responsable du bureau du CICR de Tuzla, qui n’hésite pas à ajouter que ces deux chauffeurs « nous ont sauvé la vie tellement ils conduisaient bien ! » Pour Antonella Notari, une Suissesse pleine d’énergie qui a dirigé le bureau en 1994, « l’équipe locale était très expérimentée, composée de nombreuses femmes de ter-rain, et a su faire preuve d’une impressionnante ardeur au travail.» Selon elle, ces capacités ont quelque chose à voir avec les valeurs de l’éducation et du travail chères au so-cialisme yougoslave. Ce n’est certainement pas Ciro qui la contredira… En tous les cas, le personnel expatrié et le personnel local semblent faire bon ménage à Tuzla puisqu’en juillet 1994 est célébré le mariage du logisticien britannique Pel-leren Hodges avec Mirsada, l’assistante bosniaque du chef de bureau. « On a organisé une grande fête au Vrtic, un restaurant à côté du parc du zoo. À cause de la guerre, il n’y avait pas de table dehors, mais par contre, il y avait tout ce qu’il fallait à l’intérieur… et bien sûr un orchestre ! » se souvient Ciro, qui s’était attablé avec sa femme dans un coin de la salle à manger offrant un point de vue parfait sur la table des jeunes mariés dressée sous un portrait de Tito. Cette fête en plein conflit est comme un rêve dans lequel l’insouciance de l’instant présent, portée au plus haut par la musique et l’alcool, parvient à détrôner le régime pesant de tous les interdits décrétés par la guerre. Pour chacun

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des invités élégamment vêtus, cette noce résonne comme un hymne à la joie retrouvée. Mais le rêve est de courte durée. Vers 22 heures, Antonella Notari est appelée sur le canal radio par ses collègues de Bijeljina, qui l’infor-ment d’une expulsion massive de Bosniaques résidant en République serbe voisine. L’information est confirmée par la FORPRONU. La guerre reprend ses droits et aussitôt, c’est le branle-bas de combat humanitaire. « Après un briefing d’Antonella, on est partis avec les chauffeurs et le délégué Rémo Tamburlin à bord de six Land Cruisers et un camion chargés de civières, de dra-peaux et de gilets pare-balles pour le village de Tojsici, le point d’accueil des expulsés. On était encore en costume cravate ! Selon nos informations, plusieurs centaines de ci-vils expulsés étaient en marche à travers la forêt. À Tojsici, la FORPRONU nous a indiqué les routes pra-ticables et de là, nous avons parcouru cinq kilomètres afin de rejoindre les positions de l’armée bosniaque sur la li-gne de front à Stara Jojina Kafana, à quelques kilomètres du pic montagneux Ban Brdo. Le premier groupe de civils était déjà arrivé. On a commencé à charger un premier groupe d’une quinzaine de personnes qu’on a transférées à Tojsici. Comme les expulsés arrivaient par vagues, nous avons encouragé les plus valides à continuer à marcher en restant sur la route à cause des mines. Avec le camion, on récupérait les bagages abandonnés en route. C’est alors qu’on nous a informés qu’un groupe d’ex-pulsés et un énorme tas d’effets personnels étaient en rade du côté serbe de la ligne de front, au point de contrôle de

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Ban Brdo. Il fallait envoyer illico quelqu’un là-bas, mais ce n’était pas simple, car il fallait d’abord que l’ordre de lever les barricades et les mines du côté bosniaque des lignes soit donné par le QG de l’armée. En pleine nuit, ce genre de manipulation peut être exploité par l’adversaire à son avantage ! » Face à un tel risque, le dispositif radio du CICR est une arme cruciale. De part et d’autre des lignes, les délégués basés à Tuzla et à Bijeljina parviennent à se mettre en re-lation avec les deux commandants, qui se mettent rapide-ment d’accord pour octroyer l’accès aux civils coincés à Ban Brdo et qui autorisent une Land Cruiser et un camion à passer. Et qui est le mieux placé pour effectuer une pa-reille mission au volant de la Land Cruiser ? « J’ai fait plusieurs allers-retours entre les deux check-points pour transporter des enfants handicapés, des adul-tes épuisés et des très vieilles personnes. Certains étaient calés dans des brouettes de chantier… »

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À 2 heures du matin, Ciro et ses collègues ont terminé leur travail. Ils ont recueilli ces gens échoués dans la nuit et ils les ont, par petits groupes, canalisés vers le point d’accueil. Près d’un millier d’entre eux ont ainsi pu être ramenés à bon port. Le lendemain matin à 10 heures, rebelote : un groupe d’expulsés de Bijeljina est annoncé au même endroit que la veille. Cette information s’accompagne d’une requête par-ticulière, qui consiste à récupérer le corps d’un homme qui aurait sauté sur une mine durant la nuit précédente. En principe, c’est une équipe sanitaire de l’ONU basée à Toj-sici qui doit effectuer cette mission, mais comme leur field officer refuse d’y aller, le CICR est sollicité pour donner un coup de main. Ciro se déclare prêt à y aller à ses ris-ques et périls en tant que volontaire avec l’accord tacite de tous… À bord du transport de troupes blindé du bataillon hollandais dans lequel a pris place le commandant batave de la base de Simin Han, Ciro reprend la route qu’il a dé-couverte la veille. « Les Hollandais avaient peur, cela se sentait. Pour les apaiser, je leur ai raconté mon expérience encore toute fraîche de la nuit. Dès que nous avons quitté la zone contrôlée par l’armée bosniaque, le chauffeur a ralenti l’allure, il était vraiment terrifié. Je lui ai expliqué qu’il y avait au moins deux kilomètres de no man’s land et qu’après un virage à droite il apercevrait le checkpoint serbe. Dans un blindé, seul le conducteur peut voir à l’extérieur. À la sortie du virage, il a stoppé le blindé dès qu’il a repéré le checkpoint, nous disant qu’on était ciblés par un bazooka. Il a commencé à

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paniquer. Le commandant hollandais a tenté de regarder ce qui se passait et j’ai alors demandé au conducteur d’ouvrir la rampe hydraulique arrière afin de me laisser sortir. J’ai sauté du véhicule, j’étais à moins de 50 mètres du checkpoint. J’ai vu le corps que nous étions venus chercher reposant à un mètre de la route en pleine zone minée. J’ai levé mon bras pour saluer le soldat serbe qui nous tenait en joue du bout de son anti-tank et je lui ai dit qu’on venait récupérer le corps. Il m’a salué et m’a dit qu’on était attendus. À cet instant, le commandant serbe est sorti de l’abri et m’a invité à me rapprocher. On s’est serré la main, puis il m’a demandé avec qui j’étais. Je lui ai expliqué que j’étais avec l’équipe sanitaire du bataillon hollandais et lui ai demandé si l’équipe pouvait sortir du véhicule. Il a donné son accord. Je lui ai alors proposé de rencontrer le commandant hollandais. Il a accepté. Je suis donc retourné dans le blindé où la tension était à son comble, étant donné que les soldats hollandais qui n’avaient rien pu voir ni entendre de mon entrevue redoutaient une prise d’otages ! Lorsque j’ai suggéré que les deux responsables se saluent et échangent quelques mots – de manière strictement professionnelle – le commandant onusien a accepté l’offre avec soulagement. En quelques minutes, nous avons récupéré la dépouille mortelle et salué le détachement serbe. Un peu plus tard, le commandant du bataillon hollandais m’a interrogé sur ma formation et m’a proposé un boulot. Heureusement que je n’ai pas accepté, car le bataillon hollandais a été transféré ultérieurement à Srebrenica et Potocari… et nous savons tous ce qui s’est passé là en juillet 1995 ».

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En effet, Ciro est particulièrement bien placé pour savoir ce qui s’est passé, lui, qui l’été suivant, est allé chercher les rescapés de Srebrenica 27 dans le no man’s land avec ses col-lègues de Tuzla, de Zenica et d’ailleurs. « Le 13 juillet, à 3 ou 4 heures du matin, nous avons été réveillés par des gens qui affluaient vers nous. Nous avons commencé à les aider et n’avons pas arrêté pendant cinq jours. Les survivants arrivaient par vagues, jour et nuit. Ils étaient si nombreux que nous ne pouvions pas tous les transporter et ne faisions donc monter que les plus faibles dans nos voitures.»

10 juillet 2007. Nous marchons dans le parc du Zoo aux abords du restaurant Vrtic, où a eu lieu la fête du mariage de ses collègues en pleine guerre. Depuis l’époque où il était chauffeur, Ciro a pris des responsabilités : il a dirigé le service des secours et coordonné des projets de la Croix-Rouge italienne avant d’être nommé chef de l’an-tenne du CICR à Tuzla. Lorsque je lui demande en quoi sa formation militaire au sein de la JNA lui a servi dans son parcours professionnel, il regarde en direction du bois, esquisse un sourire fugitif et lâche, laconique : « J’ai été entraîné à agir pour le bien commun... » Puis d’un pas leste, il m’entraîne vers un grand massif fleuri, un mémorial apparemment 28. « C’est en souvenir du 25 mai 1995… L’obus a frappé le square Kapija au centre de Tuzla vers 20 heures. Il y a eu 71 morts et 200 blessés. Des jeunes gens pour la plupart, d’une moyenne d’âge de 22 ans. Ce jour-là, c’était 27 Voir Srebrenica, l’enfer et après, pp. 115 - 130.

28 Mémorial Slana Banja.

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l’anniversaire de Tito, qui était aussi le Jour de la Jeunesse en ex-Yougoslavie…»

Dragoslav Blazevic, père de deux enfants, a travaillé au CICR à Tuzla de février 1994 jusqu’à la fermeture du bureau le 30 octobre 2008. Il est actuelle-ment employé par l’International Commission on Missing Persons (ICMP) en tant que « dépositaire de preuves » à Tuzla.

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deux femmes pour une action

Deuxième ville du Monténégro, Niksic est hors de por-tée de la belle côte adriatique et s’insère discrètement dans l’arrière-pays bordé de montagnes, non loin du monastère d’Ostrog, qui doit son nom à Saint Vasili Ostroski, pro-tecteur de la santé. Les habitants de Niksic ont la réputa-tion d’avoir le caractère bien trempé et d’être des « durs à cuire ». Comme le trop fameux Radovan Karadzic, dont une partie de la famille est implantée dans ce bourg tout proche de l’Herzégovine. Pour Vera Radovic qui y a grandi, Niksic n’a plus de secrets. Avec son mari Gerry – un Néo-Zélandais qu’elle a rencontré lors d’une mission pour le CICR au Libéria en 2004 – Vera habite une petite maison de deux étages située à côté de celle de ses parents, aujourd’hui décédés, et reprise depuis par son frère Dragan. Sur l’étroite terrasse où les branches d’un magnifique cerisier viennent donner un peu d’ombre, Vera aime fumer une cigarette, puis une autre… L’humanitaire, ça fait bientôt vingt ans qu’elle en fait – vingt ans entrecoupés de brefs retours au camp de base de Niksic, histoire de se recharger les batteries. Tout a débuté en septembre 1991 par un coup de fil de Miki, la sœur aînée de Vera installée au Monténégro. « Vera, j’ai entendu à la radio une annonce du Comité in-ternational de la Croix-Rouge… Ils cherchent des gens à Herceg Novi ! – Qu’est-ce qui se passe à Herceg Novi ? – Mais Vera, c’est la guerre ! »

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À cette époque, Vera est sans travail fixe. Depuis quel-ques années, elle s’occupe de son père malade et partage son temps entre divers emplois occasionnels dans sa spé-cialité – le tourisme – notamment l’été à Budva, l’une des stations balnéaires les plus prisées du Monténégro. Mais alors que le mur de Berlin vient de tomber, l’Europe de l’Est est soudain en pleine ébullition et le tourisme en chu-te libre. De temps à autre, Vera donne un coup de main à des enfants en difficulté scolaire de Niksic, mais à l’appro-che de la trentaine, son horizon professionnel est proche du vide. L’appel de sa sœur est donc bienvenu et Vera met aussitôt le cap sur Herceg Novi. Sur la route en périphérie, Vera discerne les premières traces de guerre, des maisons éven-trées. En son for intérieur, elle espère qu’elle n’aura pas le job, mais c’est raté ! Engagée en novembre 1991 tandis que la guerre fait rage en Croatie voisine – en particulier dans la région de Dubrovnik – Vera apprend sur le tas les rudiments de son travail : comptabiliser et traduire les messages Croix-Rouge des prisonniers de Morinj, puis les acheminer à leurs familles ; distribuer des semences aux paysans des villages isolés dans l’arrière-pays de Dubrovnik ; ravitailler des hôpi-taux psychiatriques à l’abandon ; assurer la liaison avec les autorités et organiser la logistique avec Belgrade, dont dé-pend l’antenne d’Herceg Novi… Aux côtés de Heide-Marie Hartmann, sa « patronne » suisse, Vera découvre l’étendue de ses tâches, sans pour autant en mesurer ni l’ampleur ni les limites. Un jour qu’elle s’entretient avec des prisonniers de la JNA qui viennent d’être libérés de la sinistre prison

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militaire de Lora à Split, en Croatie, l’un d’entre eux, encore terrorisé par ce qu’il a vécu en captivité, lui dit : « Je te dirai ce qui m’est arrivé à une seule condition : que mon témoi-gnage permette d’aider ceux qui sont encore dedans… » Les journées passent vite. Surtout en ce printemps 1992 où le feu couve, prélude d’une guerre encore inimagina-ble en Bosnie-Herzégovine. Dès lors, le rayon d’action de la petite équipe du CICR à Herceg Novi va s’étendre jus-qu’à Mostar, Caplina, Foca. Une route longue et semée d’embûches, où il est monnaie courante de se faire traiter d’espion aux checkpoints par des compatriotes en armes. Vera pense alors que toute cette folie va s’arrêter et que dans quelques semaines, elle rentrera chez elle à Niksic. « Chaque soir je me disais que je n’avais aucune envie de revenir travailler le lendemain ». Mais la guerre s’étend et la Bosnie-Herzégovine plonge en enfer.

Afin de se rapprocher des zones sinistrées, le CICR installe en avril 1992 un bureau au sud-est de la Bosnie-Herzégovine, à Trebinje. Comme Mostar et Visegrad, Tre-binje est l’une des trois anciennes villes de Bosnie à s’enorgueillir d’un pont datant de la période ottomane 29. Avant la guerre, les Serbes constituent environ 70 % de la population, les Musulmans

29 Le pont Arslanagic a été construit au XVI e siècle dans le village d’Arslanagic, à cinq kilomètres au nord de la ville, par Mehmed Pacha Sokolovic, avant d’être trans-féré pierre par pierre à Trebinje à la fin des années soixante.

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autour de 20 % et les Croates 5 %. Après le retrait de la JNA en mai 1992, les forces serbes du Herzegovina Korpus (HK), dont le commandement est à Trebinje, sont engagées sur pas moins de trois fronts. Elles mènent des opérations militaires contre l’armée régulière croate (HV) dans la plai-ne de Popovo Polje, en retrait de Dubrovnik ; contre l’armée croate de Bosnie (HVO) sur la ligne de front de Stolac et enfin contre l’armée bosniaque dans la région de Foca et Kalinovic. Dans un contexte militaire et politique aussi exacerbé, la composition ethnique de la ville change inexorable-ment. Les Musulmans, qui ont vécu en bonne harmonie avec les Serbes pendant plusieurs siècles, seront chassés en masse à partir du 27 janvier 1993, date de la destruc-tion de la principale mosquée de Trebinje. Arborant sur leur uniforme l’aigle blanc ou la tête de mort avec les os croisés, les milices extrémistes du parti radical serbe exercent une pression féroce sur la population musul-mane. Intimidations et exactions en tous genres contrai-gnent à l’exil ceux qui ne sont pas éliminés sur place. Dans le même temps, des milliers de Serbes expulsés de la côte croate (région de Dubrovnik) et de l’Herzégovine de l’ouest (Mostar, Caplina) convergent sur Trebinje afin d’y trouver un refuge provisoire. En marge de la violence à l’encontre des communautés musulmanes, des tensions nouvelles éclatent entre les résidents et les nouveaux ar-rivants serbes. Plus de 7’000 cas sociaux pour une popu-lation de 30’000 habitants sont répertoriés par la Croix-Rouge locale.

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Dans un tel chaudron, l’ « espace humanitaire » est pour le moins restreint, d’autant qu’à la nuit tombée, les soldats de retour du combat ont tendance à boire sans modération et à déambuler dans les rues. Ambiance ga-rantie… Première field officer du CICR à Trebinje, Vera est en prise directe avec les mille et un risques et surprises de la guerre. Et se retrouve au cœur des attentes de ceux qui sont menacés et voient en elle le dernier recours.

Coup sur coup, trois événements vont déstabiliser l’ac-tion de l’institution genevoise. D’abord le 18 mai, Frédéric Maurice, délégué du CICR est assassiné lors de son arrivée à la tête d’un convoi de secours à Sarajevo 30. Tous les expa-triés de Bosnie-Herzégovine sont rappelés en consultation, tandis que le personnel local est chargé d’assurer le service minimum dans l’intervalle d’un mois. Puis le 18 août se déroule un échange de plus de 600 prisonniers serbes et croates à Bileca, sous la supervision des observateurs euro-péens (ECMM). Sur instruction du siège, l’équipe du CICR de Trebinje est priée de se tenir à l’écart de cet échange jugé non conforme aux engagements négociés. L’échange, qui a lieu sans le CICR, tourne court du fait qu’un bus de 22 prisonniers serbes manque à l’appel. Aux yeux du com-mandement serbe, le responsable est tout désigné – en l’oc-currence le CICR – les absents ayant toujours tort. Dans les heures qui suivent, la responsable de Trebinje, Heide-Marie Hartmann, accusée d’être pro-croate, est expulsée manu militari de Bosnie-Herzégovine et trouvera un peu de réconfort de l’autre côté de la frontière, chez les parents 30 Voir Survivre à Sarajevo, sans expatriés, pp 65 - 81.

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de Vera à Niksic. Enfin le 23 octobre, un délégué et un employé local sont agressés physiquement par le chef de la police de Bileca. Conséquence : durant les trois mois qui suivent, aucun expatrié n’est assigné au bureau de Trebinje. Pour Vera et ses collègues, ce retrait signifie davantage de responsabilités à assumer, dans un climat passablement dégradé. Outre Vera, l’équipe se compose de Gordana Cuzulan, chargée des recherches de familles, la chancelière Jelena, Slobo l’administrateur, Jovo, chauffeur et gérant de l’entrepôt, Ljubica, la femme de ménage, ainsi qu’Amra Arslanagic, une Musulmane et ex-enseignante d’anglais sur le point de quitter la région devenue trop dangereuse pour elle et sa famille. Couvrant neuf municipalités de l’Herzégovine orientale, l’action se poursuit avec son lot quotidien de succès et de frustrations. Les secours d’hiver, principalement des cou-vertures, des habits, des poêles à bois, des bougies, des al-lumettes et des colis familiaux de nourriture – de la farine et des conserves – permettent à des milliers d’habitants de tenir le coup. Il faut essayer de n’oublier personne. Se rendre dans les campagnes proches de la ligne de front autour de Trebinje et de Ljubinje, où cohabitent encore des villageois serbes et croates. Et visiter les villages du côté de Nevesinje et aux alentours du lac Boracko… Et aussi, avant de ren-trer, penser à ravitailler ces grands oubliés de la guerre que sont les hôpitaux psychiatriques, les maisons de vieillesse et les orphelinats. En ces temps de sanctions onusiennes, cet-te assistance vaut son pesant d’or et serait impossible sans quelques solides partenaires locaux tels que Brano Dalsun

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– responsable de la Croix-Rouge de Trebinje – et le colonel Novak Milosevic, numéro deux de l’armée serbe en Herzé-govine. Mais le plus difficile demeure la protection. Dans le chas-sé-croisé ethnique virulent qui sévit dans la région, « parler de protection de la population civile est un abus de langage, seul le coup par coup peut avoir quelques effets épars sur un plan individuel » rappelle opportunément le délégué Louis Moeri, basé dans la région durant ces années noires. En collaboration avec le HCR, le CICR organise des re-groupements familiaux dans l’ex-Yougoslavie, mais les cri-tères sont aussi stricts que les procédures sont longues. Par-fois accusées d’alimenter le « nettoyage ethnique », ces deux organisations s’efforcent avant tout de mettre à l’abri des gens menacés et de garantir l’unité familiale. « Le dilemme sur la participation au nettoyage ethnique se posait unique-ment au niveau des quartiers généraux à Genève ! » tranche Vera avec un brin d’agacement. Sur place en effet, il s’agit avant tout de vérifier chaque situation individuelle – souvent avec le concours actif des Croix-Rouge locales – avant de soumettre le cas aux autorités. Et compte tenu des pressions subies par les familles musulmanes dans la vaste région de Trebinje, Vera et Gordana sont constamment sur la brèche. Elles se rendent régulièrement auprès des gens en danger et tentent par leur simple présence de les rassurer, en attendant que la maudite procédure avance … Telle est l’une des facet-tes de ce métier qui ne s’apprend pas dans les écoles. Un jour d’octobre 1992, Vera est sollicitée par la famille Babovic, propriétaire de la maison où Vera loue une cham-

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bre du premier étage, avec vue sur le pont d’Arslanagic qui enjambe la Trebisnjica. Les Babovic, un couple et leurs deux enfants, habitent au rez-de-chaussée. Depuis quel-ques jours, ils reçoivent des menaces par téléphone en plei-ne nuit. Très inquiets, ils supplient Vera de rester pour le week-end. Vera, qui se réjouissait de retrouver sa famille à Niksic, accepte. Vers 1 heure du matin, le téléphone sonne. Vera répond : – Allo ! Qui est à l’appareil ? – C’est les Chetniks de Gatko… On va t’égorger ! – D’accord, j’ai compris le message, mais vous me sortez de mes rêves ! – Nous sommes sérieux ! – J’ai bien compris, mais est-ce que je peux vous deman-der une faveur… ? – … ? ? ? – C’est une heure bien tardive… Est-ce que vous pour-riez appeler à une autre heure, s’il vous plaît ? – … Putain… On va t’égorger ! Et ils lui raccrochent au nez. Incrédule, Mme Babovic réalise soudain ce qui vient de se passer. Et part d’un immense éclat de rire. Hilare, elle s’approche de Vera et lui prend les mains : – Vera, ça fait des mois qu’on n’avait pas ri comme ça ! Le lendemain, Vera informe la police des menaces télé-phoniques. Une démarche de pure forme, restée lettre morte comme toutes les autres. Peu de temps après, juste avant de quitter Trebinje pour de bon avec ses parents, Alen – le fils Babovic, âgé de 17 ans – a donné à Vera son bien le plus

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précieux : son album 33 tours de Dire Straits, Brother in Arms. Vera l’écoute toujours. Et la famille Babovic vit de-puis au Danemark.

Devant la maison où habitaient Vera et les Babovic, je discute avec Gordana Radovanovic, l’ancienne collègue de Vera. Gordana vit à Tre-binje avec son mari et son fils Ra-dos. Elle parle un excellent français, qu’elle écrit tout aussi bien, comme en témoignent ses notes de dossiers à l’attention de ses collègues expa-

triées de Belgrade. Je lui lis un extrait daté du 7 juin 1993 :

Chère Isabelle, Ce matin, M. Y. est venu dans notre bureau pour me dire que lui et sa femme sont définitivement expulsés de leur maison. Je connais cet homme parce qu’il est père de mon ami de l’école. Ce matin il a eu l’air très mauvais. Il n’est pas en pani-que, mais sa femme ne supporte pas bien ces derniers événe-ments. Est-ce qu’un transfert sera possible en avenir proche ?Meilleures salutations

Gordana

Elle sourit. Avec un brin de mélancolie. « Je me souviens. Ils ont finalement été transférés à Zagreb… » Cas clos, se-lon la terminologie de l’Agence de recherches. En rouvrant tout à l’heure avec Vera les pages du livre de leur jeunesse bousculée par la guerre, des larmes coulaient

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sur le visage diaphane de Gordana. Nous étions attablés au bord de la rivière tout en savourant des truites, et j’ai observé sans rien dire ce moment de complicité retrouvée par ces deux femmes dans la quarantaine. Gordana est grande, blonde et mince. On sent chez elle beaucoup de déter-mination, imprégnée d’une subtile douceur que souli-gnent ses yeux clairs et at-tentifs. Originaire d’Orasje et native de Trebinje, Gor-dana a toujours aimé des-siner et faire du sport, sur-tout le basket-ball qu’elle a pratiqué au sein de l’équipe locale, « Leotar », puis dans l’équipe de Bosnie-Herzégovine des moins de 16 ans. Elle a étudié le français et l’italien à Sarajevo, puis elle est devenue guide pour touristes à l’agence Atlas de Dubro-vnik, avant de se lancer en 1992 dans l’informatique à Sa-rajevo, qu’elle a réussi à quitter au tout début du conflit. Peu après, en avril 1992, elle a été recrutée par le CICR, à l’âge de 27 ans. L’entretien d’embauche avec le délégué Christopher Genz s’est fort bien passé. Faisant plus am-ple connaissance avec ses collègues de travail, elle a du coup réalisé qu’elle était la seule Serbe du groupe. Une singularité qui sera bientôt rectifiée sous la pression des événements.

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Dans l’atmosphère tendue de Trebinje et de ses envi-rons, Gordana s’engage à fond dans son travail. Dans cette petite ville à l’écart des grands axes où des hommes en armes de retour du combat ont l’habitude de boire plutôt sec, la maîtrise de soi est une parade salutaire face aux inévitables provocations. « C’était un peu chaud des fois, mais sans problèmes, car Gordana était bien intro-duite et tout autant respectée » relève Goran Pavlovic, un chauffeur de la flotte de Belgrade souvent venu approvi-sionner ses collègues. Connaissant les gens et les lieux comme personne, Gor-dana est à l’aise dans toutes les situations et son naturel sociable se révèle précieux, notamment aux checkpoints et dans les prisons. « J’étais avec Amra au bureau lorsque deux hommes sont entrés, on les appelait des Seseljevci 31. L’un d’entre eux avait une très mauvaise réputation et nous étions toutes les deux terrifiées. Amra s’est effacée et je suis restée seule avec ces deux types qui voulaient utiliser notre photocopieuse – on était parmi les rares à disposer d’un tel luxe ! – pour copier des cartes de membres du parti. Je ne sais pas comment j’ai fait, mais j’ai réussi à les persuader que ce n’était pas possible de faire ce genre de copies dans les bureaux du CICR… » Le sort des prisonniers est évidemment au cœur des priorités de l’équipe de Trebinje. Et la priorité absolue s’appelle la prison de Foca. Foca… un lieu dont l’évoca-tion suffit à glacer le sang de bien des Musulmans. Situé à 200 kilomètres de Trebinje, soit à quatre heures de voiture

31 Sympathisants serbes de Vojislav Seselj, fondateur du parti radical serbe (SRS).

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compte tenu de la route et des contrôles, Foca est un bourg d’environ 20’000 habitants dont plus des trois quarts sont Serbes. économiquement sinistré et proche de la ligne de front, Foca est de ce fait un gros pourvoyeur d’extrémistes paramilitaires, et donc un lieu où les étrangers ne s’aven-turent guère. Depuis le début des hostilités, le CICR cherche à visiter la prison de Foca. Après une première visite avortée au printemps 1992, de multiples démarches à tous les niveaux de la hiérarchie bosno-serbe ont été tentées, mais en vain. Dans toute la région, les allégations et les rumeurs d’em-prisonnement à Foca foisonnent au gré des disparitions qui ne cessent de croître. L’inquiétude ambiante est d’autre part attisée par la pratique de la détention « préventive » des hommes en âge de se battre – soit la tranche d’âge de 18 à 60 ans – sans la moindre notification aux familles. Le 23 juin 1993, le CICR est enfin autorisé à visiter la prison et enregistre ce jour-là 73 détenus. D’autres visi-tes suivront au compte-gouttes. Notamment en septembre 1994. Gordana s’en souvient d’autant mieux qu’elle avait ses règles : « C’est curieux comme nous les femmes, nous avons nos règles à chaque visite de prison ! » Dans l’en-ceinte de la prison, les détenus dévisagent les membres de l’équipe visiteuse, qui représentent leur seul lien avec le monde extérieur. Peut-être viennent-ils leur annoncer leur libération prochaine ? Hélas non. Aucune bonne nouvelle à annoncer. Gordana se met à traduire les paroles de la délé-guée helvétique. « Nous leur avons dit honnêtement ce que nous savions, à savoir qu’il n’y avait pas de négociation en

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cours. Les prisonniers étaient désespérés et nous ont dit : Si on reste un hiver de plus, on va mourir… Mieux vaut se suicider… il n’y a plus d’espoir… Leurs regards étaient si tristes… Soudain, en pleine traduction, je me suis mise à pleurer, c’était plus fort que moi. Et alors là, aussitôt, ils se sont tous mis à pleurer. Tous ces hommes ! Ils avaient dû ressentir dans mes pleurs une sorte de compassion. Et d’un seul coup, j’ai arrêté de pleurer. Et je leur ai fait un discours : Le fait que vous pleurez montre que vous êtes encore des humains ! Ils se sont arrêtés de pleurer… » Un mois plus tard, les prisonniers de Foca ont été trans-férés en vue d’être libérés dans le cadre de l’accord global négocié à Dayton. Gordana s’est alors rendue à la prison militaire de Rogatica, près de Pale, pour procéder aux der-niers entretiens avec chaque détenu. « À la fin de la visite, le commandant nous a proposé d’enregistrer trois détenus âgés de 16 ans que nous n’avions jamais vus. On ne se l’est pas fait dire deux fois ! Et du coup je leur ai fait remplir des messages Croix-Rouge pour leurs parents. Un officier de la police militaire qui passait par là m’a interpellée : – Pourquoi tu aides ces salauds ?– Je fais mon travail… comme vous faites le vôtre. À cet instant, le commandant qui nous avait présenté les jeunes détenus est intervenu pour engueuler son subordon-né de la police militaire. J’étais soufflée… Puis il m’a dit aussi sec : « Gordana, sois toujours comme ça… humaine et normale ! » Cette recommandation, Gordana ne l’a pas oubliée et s’efforce de l’appliquer dans toutes les situations, en par-

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ticulier dans l’enseignement, une activité qu’elle aime par-dessus tout. « En 2000, près de Tuzla, j’ai été très fière d’animer une séance de diffusion du droit humanitaire aux troupes américaines, une première dans la région. Deux semaines plus tard, je faisais la même chose avec des militaires russes ! C’était inoubliable.» Impliquée aujourd’hui dans des projets de développement agricole, Gordana met son talent au service des paysans qu’elle a côtoyés durant la guerre et qui cultivent la vigne dans la plaine de Popovo Polje, un territoire chevauchant les deux entités de la Bosnie-Herzégovine. « Les habitations sont en République serbe alors que l’essentiel des cultures est dans la Fédération… Je devrais écrire un livre à ce pro-pos, qui s’intitulerait La vie entre deux entités ». Très attachée à sa ville, Gordana adore son ambiance et sa lumière méditerranéenne. « Pendant le conflit, mais aussi après, il y a toujours eu suffisamment de bonnes per-sonnes capables de contrôler la situation. En fait, j’aime le caractère des gens du Sud… Ils ont du tempérament et peu-vent être parfois trop émotionnels, mais sans malveillance. Ils sont simplement comme les gens d’Herzégovine, qu’ils soient serbes, croates ou bosniaques ! » Rétrospectivement, Gordana est bien consciente des li-mites de l’action humanitaire. « Tout le monde n’a pas pu être aidé. Mais je me sens heureuse pour ceux qui ont pu être sauvés ou tout au moins être aidés, que ce soient des prisonniers ou des gens isolés. Pour beaucoup de gens, no-tre simple présence était rassurante. Je me suis sentie bien en aidant, même lorsque nous ne réussissions pas. Auprès

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des durs et des mauvais garçons, je me sentais forte en sa-chant qu’on était du bon côté, parvenant ainsi à maîtriser la peur.» La peur, Gordana a su l’observer de près. « Nous avons pris des leçons de vie pendant cette guerre. La peur est un facteur majeur du comportement. Si on parvient à la maîtriser, on se comporte bien. Si on n’y parvient pas, on se comporte mal… » La peur, c’est aussi celle de ses parents qui s’inquiètent du sort de Gordana et de son frère cadet, Goran, alors étu-diant à Sarajevo, en ce funeste début de printemps 1992. « Mon père a eu des problèmes cardiaques certainement liés à l’incertitude.» Seule solution : l’intervention chirur-gicale à Belgrade. Avec l’autorisation de sa supérieure, Nathalie Ribordy, Gordana accompagne son père à Bel-grade. « Il y avait de nombreux soldats blessés à l’hôpital de l’Académie militaire de Belgrade et en raison du man-que de sang, l’opération a été annulée deux fois. Lorsque le personnel du CICR à Belgrade a eu connaissance de ce problème, une partie d’entre eux – des expatriés et des lo-caux – ont donné leur sang pour mon père. L’opération a bien marché, mais malheureusement mon père est mort le 2 décembre 1992.» C’est à peu près à la même période que Vera Radovic a perdu son père. À cette époque, Vera faisait tout pour ne pas inquiéter ses parents et leur cachait le fait qu’elle vi-vait en Bosnie-Herzégovine, à Trebinje, leur faisant croire qu’elle était toujours à Herzeg Novi, au Monténégro. Aux funérailles de son père à la fin septembre 1992 au Monté-négro, il y avait deux voitures du CICR : l’une avec des pla-

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ques monténégrines et l’autre avec les plaques bosniaques de Trebinje. En voyant sa fille descendre du véhicule im-matriculé à Trebinje, sa mère lui a simplement demandé : – Où dors-tu ? – À Trebinje, a répondu Vera.

Vera Radovic a travaillé comme field officer du CICR de 1991 à 1999. Elle est mariée et dirige actuellement un projet de reconstruction de la Croix-Rouge canadienne à Nias, en Indonésie. Gordana Radovanovic a travaillé comme field officer du CICR de 1992 à 2001. Mariée et mère d’un enfant, elle vit à Trebinje et travaille dans le domaine du développement agricole dans la région.

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I V

LA GUERRE EN SERBIE ET AU KOSOVO

le kosovo en Bata ille

Les tensions qui couvent au Kosovo depuis l’annulation de son autonomie par les autorités de Belgrade en 1989 prennent une tournure beaucoup plus violente à partir de 1998. Dès lors, l’affrontement entre les forces serbes – ar-mée et police – et la jeune Armée de libération du Kosovo (UCK) qui contrôle plusieurs zones de la province devient permanent. Arrestations, enlèvements, villages détruits, populations albanaises et serbes déplacées de force : la guerre est en marche. Sur le front diplomatique, la communauté internatio-nale se mobilise surtout dans le cadre du Conseil de sécu-rité des Nations unies et de l’OSCE, dépêchant diverses missions d’observation et de vérification sur le terrain. Après l’échec du sommet de Rambouillet, l’OTAN dé-clenche le 24 mars 1999 – sans l’aval de l’ONU – une campagne de bombardements sur la République fédérale

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de Yougoslavie. Au Kosovo, les forces serbes pratiquent une politique de terre brûlée qui se solde par des milliers de morts et un exode massif – près d’un million de per-sonnes – vers les pays voisins. Des milliers de Serbes du Kosovo et d’autres minorités incluant des Roms plient ba-gage. L’offensive aérienne de l’OTAN va durer 78 jours et paralyser progressivement le pays tout entier. La capitale, Belgrade, et d’autres villes importantes sont touchées. De nombreux civils restent sur le carreau. Du printemps 1998 au 29 mars 1999, jour de l’évacua-tion du CICR de Pristina, le CICR est pratiquement la seule organisation humanitaire internationale qui fonc-tionne – MSF et le HCR mis à part – tandis que les prin-cipaux partenaires locaux sont la Croix-Rouge yougos-lave, profondément divisée entre ses branches albanaise et serbe, et Caritas et surtout « Mère Teresa », une orga-nisation fort bien implantée sur le terrain. Au Kosovo, les tensions ethniques du printemps font place dès l’été à un conflit armé longtemps différé et que tout le monde redoutait. Les trois expatriés du CICR et les cinq employés locaux ne suffisent plus. La responsa-ble du bureau, Béatrice Weber, une jeune Suissesse ayant travaillé en Colombie, au Rwanda et en Bosnie-Herzégo-vine en est bien consciente. Peu après son arrivée en avril 1998, elle va se consacrer au renforcement du dispositif. Au fil des semaines, davantage d’expatriés arrivent tandis que le recrutement local bat son plein. Dès lors, les équi-pes mobiles prennent leur envol. Chaque équipe est for-mée d’un expatrié et de deux employés locaux. Certaines

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de ces équipes sont mixtes et regroupent des employés albanais et serbes. Dans la communication interne, le code pour ce qui est albanais est Alpha, et Sierra pour ce qui est serbe. Dans un contexte où il est recommandé d’être clairement rattaché à l’une ou l’autre des parties au conflit, ces équipes mixtes Alpha-Sierra constituent une quasi-provocation. Opérant dans quatre régions du Kosovo en faveur des civils pris au piège, les équipes mobiles font mille et une choses par jour : visites et évacuations médicales, distri-bution de secours, recherches et regroupements familiaux et tant d’autres choses. Elles opèrent dans des zones diffi-ciles d’accès, bien au-delà des derniers checkpoints.

Vjollca Cavolli, une Albanaise de Pristina qui a tra-vaillé auparavant avec MSF, est assi-gnée à la région de Drenica, une zone peuplée à 99 % d’Albanais où de nombreuses forces

serbes sont déployées. « Ma description de poste était archi-simple : conduire, traduire, assister. On travaillait non-stop. Mon portable était toujours ouvert et des villa-geois m’appelaient n’importe quand ».

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Sa collègue Mirjana Mi-sovic, une Serbe de 21 ans d’Uzice venue à Pristina pour étudier l’anglais, dé-couvre très vite que son nouveau travail est unique. Mirjana se spécialise en ef-fet dans les tâches de pro-tection, un domaine dont elle a eu vent par son oncle, un médecin militaire de la

JNA qui a été capturé quelques années auparavant à Gospic par les forces croates avant d’être enregistré par le CICR… De fait, elle constate très vite le décalage qu’il y a entre ce que diffusent les media et la réalité du conflit, bien loin d’une simple opération de police contre quelques centaines de « terroristes ». Les faits parlent d’eux-mêmes : « Les pre-miers jours, on est allés remettre des messages Croix-Rouge à des villageois. Dans l’une des maisons, nous sommes tom-bés sur deux Albanais qui venaient d’être tués… ». Bien que se sentant trop jeune pour ce type de boulot très exposé, Mirjana persévère et enchaîne les missions quotidiennes sur des routes semées d’embûches. « Quand on est jeune, on se sent invulnérable… C’est comme dans un film ! » Sauf que dans un film, on ne tire pas avec de vraies balles. Heureusement, face au danger et au découragement, il existe un antidote : se rendre utile aux autres. Le découra-gement, Vjollca l’a connu lors d’une visite de prison à Mi-trovica où elle s’est sentie impuissante à aider réellement

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les détenus albanais ayant subi des mauvais traitements qui se confiaient à l’équipe dont elle faisait partie. « L’un des prisonniers était un médecin de Suha Reka. Soudain il s’est levé et il m’a serrée dans ses bras et s’est mis à pleurer… Un mois plus tard, il est passé au bureau à Pristina pour m’apporter une boîte de chocolats. Comme je n’étais pas là, il l’a déposée chez ma collègue en lui di-sant : La chose la plus importante qui m’est arrivée durant les deux mois de ma captivité, ça a été de voir qu’il y avait encore des gens capables d’aider sur cette terre. Ce jour-là, vous m’avez redonné de l’espoir ! » Parfois, c’est un simple regard. Le regard de ces parents qui découvrent un message Croix-Rouge de leur fils empri-sonné et dont l’écriture constitue une preuve d’existence. Ce regard d’espoir et de gratitude, combien il est précieux lorsque tout se dégrade, à commencer par la sécurité. Car on a beau arborer une Croix-Rouge en guise de sésame, toutes les portes ne s’ouvrent pas automatiquement en ces temps de guerre où la méfiance et la suspicion poussent comme la mauvaise herbe. Pour le personnel albanais et serbe, le passage des checkpoints est une épreuve souvent pénible. « En tant que Serbes, nous avons souvent été soupçonnés d’espionner. Le manque de confiance à notre égard se sent très vite dans l’attitude d’un militaire ou d’un représentant de la sécurité… » observe Mirjana. Quant à sa collègue Je-lena Marjanovic, une Serbe de Prokuplje qui a été engagée en même temps que Mirjana, elle se souvient de ce jour où un soldat de l’UCK l’a mise en joue en la traitant d’« agres-

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seur serbe »… Dans la région de Srbica, Vjollca a elle aussi bien connu ce type d’accueil suspicieux. « Ils nous disent par exemple : Vous amenez des flingues aux terroristes… Vous les nourrissez… Lorsqu’ils parlent, c’est plus facile à gérer. Mais le pire, c’est lorsqu’ils ne disent rien. Il faut toujours leur dire bonjour. S’ils répondent, c’est gagné, si-non… » Une fois de retour à la maison, il faut veiller à ne pas in-quiéter sa famille. Et savoir donner le change : « Je ne disais rien à mon mari, se rappelle Vjollca. Le matin, en embras-sant mes trois filles avant de partir, je me disais : Espérons que je vous reverrai ! Ça me donnait de la force.» Sur le terrain, la méfiance n’est pas l’apanage des mili-taires. La Croix-Rouge locale est divisée en deux entités : la Croix-Rouge de Kosova (albanaise) et la Croix-Rouge

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de Kosovo et Metohija (serbe) connue aussi sous l’appel-lation « Kosmet ». Très politisés, ces deux organes vivent à couteaux tirés depuis des années. Soucieux de s’appuyer sur des partenaires locaux, le CICR est habitué à coopérer avec eux dans la mesure du possible. Or la Croix-Rouge serbe était dans l’incapacité d’accéder aux régions essen-tiellement peuplées d’Albanais. C’est ce qui a décidé le CICR à faire cavalier seul et à distribuer les secours sans le concours de la branche serbe. Sa crédibilité en a pâti du côté serbe. Sur la route de Pristina à Pec (Peja), Mir-jana s’est souvent entendu dire lors du passage aux check-points : « Vous n’aidez que les Albanais ! » Ces vexations n’entament pas pour autant la motivation du personnel local. Bien au contraire. « Nos employés albanais et serbes nous ont toujours poussés à en faire plus, à aller plus loin, parfois contre nos instructions… » remarque Béatrice We-ber, qui dirige aujourd’hui une agence de développement à Zurich. À partir de l’été 1998, les opérations militaires mon-tent en puissance. Alors que l’UCK tient en main la par-tie centrale du Kosovo, la présence d’unités paramilitaires serbes – notamment les trop célèbres « Tigres » d’Arkan et divers gangs de tous poils – se confirme du côté adverse. La tension n’en est que plus palpable. Fatalement, le nom-bre de blessés grimpe. Cette période coïncide avec un ren-forcement de l’action médicale du CICR. Dans les zones contrôlées par l’UCK, le CICR a incorporé dans ses équi-pes des médecins albanais, ceci en accord avec les autorités serbes. Ce dispositif de proximité permet de soigner ou

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de transférer des malades et des blessés en fonction de la gravité des cas. Chaque jour, des drames sont évités, des vies sont sauvées. Suite à des informations alarmantes concernant le pe-tit village de Gornje Obrinje (Obri e Eperme) situé à une trentaine de kilomètres à l’ouest de Pristina, Vjollca et ses collègues se rendent sur place le 29 septembre. Atta-qué la veille par les forces serbes, le village est en ruines, la plus grande partie des habitations ayant été détruites. Vingt-deux personnes de la famille d’un combattant de l’UCK, Ymer Deliaj, ont été exécutées. Dans une des ra-res maisons encore intactes où vit un vieux couple, Vjoll-ca découvre trois enfants blessés. Dont un garçon de 5 ans, fils d’Ymer Deliaj, touché au front par des éclats et qui est en état de choc après avoir assisté à la mort de sa mère. Il y a aussi une fillette de 2 ans et sa petite sœur de moins d’une année, blessées respectivement à la joue et à la jambe. Aux dires des habitants, les enfants ont déjà reçu les premiers secours d’un policier serbe. Grâce à son expérience paramédicale acquise chez MSF, Vjollca com-plète les soins et nettoie à fond les plaies afin de prévenir les risques d’infection. Le mieux serait de transférer ces enfants à l’hôpital de Pristina, mais en l’absence du père, occupé à préparer les funérailles de sa famille, c’est im-possible. Le temps passe et l’équipe doit impérativement retourner au bureau. À Pristina, Vjollca informe l’équipe médicale du cas, en insistant sur l’état préoccupant du garçon de 5 ans blessé au front, aphone et peut-être tou-ché au cerveau.

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Le lendemain, une équipe médicale se rend sur place à bord de deux voitures pour apprendre que les trois enfants ont été transférés dans un autre village. En essayant de s’y rendre, les deux véhicules se retrouvent sur une route mi-née, comme en témoigne un gros trou créé par l’explosion d’une mine quelque temps auparavant. Le convoi fait mar-che arrière, en prenant bien soin de ne pas dévier des traces empruntées à l’aller. Soudain, l’une des deux Land Cruisers est propulsée dans les airs par le souffle d’une explosion, avant de retomber lourdement sur le toit. Pas de doute pos-sible : c’est une mine antichar. L’un des médecins albanais est éjecté contre un arbre et meurt peu après. Une infirmière néo-zélandaise, Maggy Bryson, est blessée au dos ainsi qu’un autre mé-decin albanais, lui aussi éjecté. Deux heures plus tard, c’est par un hélicop-tère de la police serbe que le défunt et les blessés se-ront évacués sur un hôpi-tal de Pristina. Cette terrible journée donne un sérieux coup de frein aux ardeurs des secouristes. Désormais, la priorité va consister à resserrer les règles de sécurité et à réorganiser le fonctionnement des équipes médicales qui, vu l’énorme pression des urgences auxquelles elles ont dû faire face au cours des derniers mois, sont à la limite de l’épuisement. Mais le plus dur reste encore à venir.

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La menace de frappes aériennes proférée par la présidence américaine de Clinton se précise après le massacre de Racak le 15 janvier. Avec l’échec des négociations de Rambouillet, le compte à rebours est lancé. Au Kosovo, les trois premières semaines de mars sont d’une tension extrême. L’OSCE et ses équipes de la Mis-sion de vérification au Kosovo (KVM) ont quitté la pro-vince une semaine avant les frappes, de même que les agences de l’ONU. La plupart des journalistes dégagent à leur tour. Alors que la population albanaise appelle de ses vœux une intervention armée extérieure, l’inquiétude demeure diffuse et les rumeurs les plus folles circulent à vau-l’eau. On redoute surtout la vengeance serbe contre tout ce qui rappelle l’OTAN. Le CICR a de plus en plus de peine à se déplacer, y compris à partir de ses bureaux de Pec (Peja) et de Mitrovica. Un peu partout les intimi-dations se multiplient à son encontre, de même que les confiscations de véhicules, de secours et de matériel tech-nique. En prévision d’une escalade, des secours médicaux ont été prépositionnés dans les communes les plus expo-sées. Le 23 mars, par un vote de 58 voix pour et 41 voix contre, le Sénat américain autorise les bombardements américains de la Yougoslavie dans le cadre d’une opéra-tion de l’OTAN. Le lendemain, les frappes commencent pour une durée de 78 jours. De facto, le CICR est dans l’incapacité d’agir sérieuse-ment, car depuis le début des frappes, il est presque im-possible d’accéder aux bureaux. Le personnel albanais a réduit comme peau de chagrin : d’une centaine, ils ne sont

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plus qu’une douzaine encore en service ; les autres ont été mis en congé par sécurité ou sont déjà partis de la pro-vince. Mis à part un petit noyau de permanence, les délé-gués et le personnel serbe sont confinés dans les résidences de Pristina, ce qui n’empêche pas deux d’entre eux d’être brièvement arrêtés par la police serbe le 27 mars. Des fu-sillades éclatent ici ou là, non loin des résidences. La nour-riture commence à manquer. Même les interlocuteurs se font rares… À l’extérieur de Pristina, la situation est tout aussi dangereuse, notamment à Pec (Peja) et à Mitrovica dont les bureaux – fermés depuis le 23 mars – sont livrés à eux-mêmes. D’heure en heure, l’inconnu gagne du terrain… Le 28 mars, le CICR se résout à établir son propre compte à re-bours. Et engage un premier repli tactique en direction de l’hôtel Grant, un hôtel rectiligne sans charme des années soixante que les journalistes étrangers connaissent presque aussi bien que les indicateurs de police. Escortés par un détachement de la police, les dix-neuf expatriés et les trois employées serbes – Mirjana Misovic, Jelena Marjanovic et Gordana Damianovic alias « Goca » – rejoignent l’hôtel Grant à 16 heures 30. En chemin, des paramilitaires ser-bes s’interposent et arrêtent le convoi formé de neuf Land Cruisers et deux Corolla. Goca sort pour parlementer et est aussitôt frappée au visage par l’un des hommes en ar-mes qui lui brise ses lunettes. Ivan Savicevic, un officier de la Sécurité serbe parvient à rétablir le calme. Le convoi re-part et rejoint l’hôtel sans plus d’encombre. Toute l’équipe grimpe au septième étage pour s’y installer. La nuit est

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bruyante : à 2 heures du matin, une bombe fait voler en éclats le quartier général de la police serbe situé à 150 mè-tres de l’hôtel. Le lendemain matin, le colonel Vucurevic, officier de liaison du CICR depuis plus d’une année, débarque dans la salle du petit-déjeuner. Blessé aux pieds et aux mains, il était dans le bâtiment de la police qui a été bombardé durant la nuit. Urs, un médecin du CICR, désinfecte ses blessures, qui sont superficielles. Le colonel Vucurevic n’y va pas par quatre chemins. « L’armée et la police quittent la ville… C’est désormais les paramilitaires qui sont en charge ». En clair, cela veut dire qu’il n’y a plus d’autorités en mesure d’assurer la sécurité de qui que ce soit… Béatrice Weber organise aussitôt une réunion de crise pour faire part à ses collègues des dernières informations dont tous sont déjà au courant. Après un bref tour de ta-ble, la décision s’impose à l’unanimité : « On n’a plus rien à faire ici… » Expatriés et employés serbes sont bien décidés à sortir de ce guêpier, car les jeux sont faits… Les quel-ques rares employés albanais qui sont encore joignables à ce moment-là sont informés par téléphone du départ pré-cipité du CICR. Un départ vécu comme un abandon par certains, comme Vjollca qui regrette que rien n’ait été fait pour faciliter l’évacuation du personnel albanais. Sans plus attendre, Béatrice contacte Genève par téléphone satellite. Ses collègues du siège lui rappellent qu’une telle décision nécessite l’autorisation du Comité… Une autorisation du Comité ! Ça peut prendre plusieurs jours au bas mot… Sans plus tarder, il faut partir. Mais

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comment s’extraire ? Et comment franchir ces checkpoints qui sécrètent des poisons mortels ? « Le colonel Vucurevic nous a offert de nous joindre à son groupe en partance, afin de nous ouvrir le chemin » se souvient Jelena Marjanovic. Direction : Belgrade, via Vucitrn et Mitrovica. La proposition de Vucurevic est saisie au vol. En moins d’une heure, vingt-deux représentants du CICR dont les trois employées serbes ainsi que trois membres de MSF et deux journalistes finlandais sont répartis dans sept voitures escortées par le colonel Vucurevic, qui mène cet étrange convoi à bord d’une BMW bleue. Le convoi réussit à sortir de Pristina. Roulant à tombeau ouvert, il remonte vers le nord. Vucitrn. Mitrovica. Leposa-vic. Et enfin Raska, en Serbie, où l’escorte emmenée par Vu-curevic se détache définitivement. À Kraljevo – où de lon-gues queues se sont formées devant les stations-service –, les choses se gâtent. Le convoi est bloqué par des hommes de la Sécurité serbe. Des gens se rassemblent autour des voitures à plaques genevoises. L’ambiance est tendue et les commen-taires désobligeants fusent. Les regards peu amènes des ha-bitants en disent long sur la rancune envers les étrangers qui ont commencé à bombarder la Serbie. Comme pour attiser le feu, un ingénieur expatrié canadien tente de prendre une photo depuis la voiture. Mirjana s’efforce de l’en dissuader et l’exhorte à ne pas fixer les gens et à remonter la vitre. L’at-tente se poursuit. Tout lien réel ou supposé avec des pays de l’OTAN est passé au crible par les agents de la Sécurité. « Si ces gens étaient agressifs, c’est parce qu’ils étaient touchés en plein cœur par les frappes » observe Mirjana. Alertée,

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la responsable de la Croix-Rouge yougoslave de Kraljevo contacte Belgrade. Au bout d’une heure de palabres et de téléphones, le feu vert parvient enfin et le convoi peut se re-mettre en route. Peu après minuit, l’équipe au complet est de retour dans la capitale de l’ancienne Yougoslavie, à nouveau bombardée, cinquante-huit ans après les raids destructeurs de l’armée allemande en 1941.

Mirjana Misovic a été engagée en 1998 par le CICR à Pristina comme field officer terrain et elle a travaillé en-suite dans le domaine de la protection à Belgrade jusqu’en 2008. Elle est mariée et mère d’un enfant.

Jelena Marjanovic a été engagée par le CICR en 1998 à Pristina comme field officer terrain, avant d’être transférée à Belgrade puis à Nis où elle a exercé diverses fonctions jusqu’en 2007. Mariée et mère d’un enfant, elle enseigne à Prokuplje, dans le sud de la Serbie.

Vjollca Cavolli, mariée et mère de trois enfants, a travaillé au CICR comme field officer protection d’août 1998 au 27 mars 1999 dans la région de Drenica. Réfugiée en Ma-cédoine durant les frappes de l’OTAN, elle est directrice d’une compagnie de télécommunications à Pristina.

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cH ac u n p ou r s oi

Depuis les fenêtres du qua-trième étage de l’appartement de son cousin où il s’est s’ins-tallé depuis quelque temps, l’opérateur radio Jeton Islami, alias « Toni », voit passer des voitures du CICR volées par des paramilitaires serbes, qui se sont servis dans le parking de la délégation désaffectée située au coin de la rue. Ces voitures viennent s’ajouter aux divers autres véhicules déjà saisis manu militari. Deux jours à peine après le départ des expatriés de Pristina, le chaos est complet. « C’est en voyant les voitures volées que j’ai compris que quelque chose n’avait pas marché. Si vous n’êtes pas acceptés, vous ne pou-vez pas travailler. Alors je me suis dit : si le CICR n’est plus là, qu’est-ce qui va nous arriver ? » Cette question que s’est posée Toni, chacun des employés albanais se l’est posée. Et pour chacun d’entre eux, la réponse a été différente.

Après une semaine d’incertitude passée dans l’appartement de son cousin, Toni, comme tous les gens de la rue, doit obtempérer aux ordres

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d’évacuation de la police, qui opère immeuble par immeuble dans le quartier de Draodan. Direction : la vieille gare de Pristina, distante d’environ un kilomètre. En ce début glacial du mois d’avril, les rues sont étrangement animées. « C’était noir de monde, comme un fleuve humain… J’étais avec mon frère, mes cousins et ma mère. Il y avait aussi mon collègue Kas-

triot, avec sa mère lui aussi. Comme nous n’avions pas de nourriture, nos mères se sont soudain éclipsées pour aller en chercher. Nous pensions qu’elles nous rejoindraient ra-pidement, mais elles ne sont pas revenues. Le lendemain, nous sommes partis sans elles, la mort dans l’âme. Nous étions horriblement inquiets, c’était un vrai cauchemar. Dans la vieille gare de Pristina, les gens étaient partout, à l’affût du moindre recoin à bord des wagons. Finale-ment, j’ai réussi à me caser dans un wagon transportant du ciment. Et quand je suis descendu du train, j’étais tout blanc, comme un fantôme ! Après avoir marché quelques centaines de mètres sur les rails à cause des mines, nous sommes arrivés à Blace… » Blace, en Macédoine, est une zone située à quelques kilomètres de la frontière du Kosovo. Submergée par des milliers de Kosovars fuyant les bombardements et les pa-ramilitaires serbes sous une pluie battante, la prairie de Blace s’est vite transformée en un piège visqueux où, des

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jours durant, les réfugiés se sont embourbés. Sans nourri-ture ni eau potable. Dans ce goulet d’étranglement stricte-ment contrôlé par les autorités macédoniennes, Toni finit par retrouver sa mère et celle de Kastriot. « Un grand moment de bonheur » se souvient Toni, qui, grâce à sa carte de légitimation du CICR et à l’appui de la Croix-Rouge macédonienne, parvient à s’extraire du bourbier avec les siens. Ils se rendent à Skopje où ils bi-vouaquent une nuit dans une école primaire de la banlieue de Cair, avant de trouver un refuge plus stable à Grncari, dans le sud du pays, au bord du lac Prespansko et non loin de la Grèce. À la fin de son séjour forcé, Toni travaille comme homme de liaison d’une équipe de journalistes ja-ponais, avant de rentrer à Pristina le 10 juin. Il repasse par Blace, en voiture cette fois. Sur cette route qu’il a emprun-tée plus de deux mois auparavant, il croise un détachement de Gurkhas, avant-garde de la force multinationale venue prendre le contrôle du Kosovo. Pour Jeta Spahija, comptable albanaise du bureau de Pec (Peja), le cours des choses s’est accéléré le 28 mars 1999, un dimanche. Ce jour-là, à 11 heures du matin, elle est forcée de quitter sa maison, comme la plupart des Albanais de la ville. Avec son père, sa mère, son frère et d’autres parents, ils sont autorisés à partir en voiture en direction de Rozaje, au Monténégro, où par chance des parents possèdent une maison. Le voyage de deux heures en voiture se déroule sans problème malgré la pluie neigeuse, via le col de Kula, à 1’700 mètres d’altitude. La petite ville montagneuse de Rozaje offre un répit bienvenu qui va permettre à Jeta de

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souffler un peu, après une semaine de tous les dangers. Notamment un certain mardi 23 mars, lorsque des hom-mes de la police serbe sont venus au bureau prendre les noms de tous les employés… Puis le départ, le lendemain, du dernier expatrié pour Pristina. C’est à ce moment-là que Jeta a eu l’excellente idée – approuvée par ses supérieurs à Pristina – de verser à ses collègues du bureau une avance de salaire de 500 Deutsche Marks chacun, avant de glisser soigneusement les reçus dans le coffre. Histoire de ne pas faire de cadeaux inutiles à d’éventuels pillards… À Rozaje, le travail ne manque pas au cours de ce prin-temps mouvementé. Située à 12 kilomètres de la frontière, cette petite ville de 12’000 habitants accueille en effet des dizaines de milliers de personnes déplacées de la région de Pec (Peja). Petit à petit, une vaste action de secours est mise sur pied par de nombreuses organisations humanitai-res locales et internationales. À prédominance rurale, les exilés sont provisoirement installés dans des usines, des mosquées ou sous tente.

Aussitôt installée à Rozaje, Jeta informe la délégation de Podgorica de sa position et lui don-ne des nouvelles d’autres collègues réfugiés au Monténégro. Quelques jours après, elle est em-bauchée par une agence française, Action contre

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la Faim (ACF), afin de gérer le programme de soupes po-pulaires en faveur de ses compatriotes kosovars les plus démunis. Pendant ce temps, Pec (Peja), est devenue une ville fan-tôme. Une ville vidée de sa population albanaise – plus de 100’000 personnes – quartier par quartier, au cours de la dernière semaine de mars, terriblement froide. Une ville désormais sans loi, hormis la loi du plus fort. Idriz Gashi, un ancien professeur d’anglais à l’école se-condaire qui travaille pour le CICR depuis décembre 1998, a eu le triste privilège de faire plus ample connaissance avec cette cité dantesque livrée à tous les démons. Derrière ses lunettes, son regard chaleureux est comme voilé par une fine nappe de tristesse. « Durant cette période, tous les Al-banais du Kosovo ont dû faire face à la mort. Ils l’ont vue de très près. La différence, c’est que certains l’ont affrontée une minute – par exemple au moment de passer un point de contrôle à la frontière – tandis que pour d’autres, cela a duré un jour ou une semaine. Mais il y a eu pire… ceux qui ont vécu au plus près de la mort durant ces 78 jours, ne sachant jamais ce qui allait suivre. Malheureusement, j’ai été l’un d’entre eux ». Idriz, qui a tout juste la quarantaine au début des frappes, vit avec sa femme et ses trois enfants dans une maison située à deux pas du bureau. Comme ses collègues, il a touché les 500 Deutsche Marks d’avance de salaire des mains de Jeta, peu avant la mise en veilleuse des activités. Dès les premiers raids de l’OTAN, il a pu consta-ter que la plupart des Serbes se montraient plus agressifs. Le 24 mars, deux policiers sont venus le chercher à son

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domicile, direction le bureau du CICR où ils l’ont accusé d’être un « indicateur de l’OTAN ». Sous la menace d’un couteau, ils ont pris tout ce qu’ils ont pu, à commencer par les véhicules. Ce n’était qu’un début. Le 27 mars, Idriz a bien tenté de sortir de la ville qui commençait à se vider de ses éléments albanais. « Les rumeurs de départ se répandaient comme un in-cendie. Au centre-ville, des bus étaient en partance pour le Monténégro. Avec un voisin, on a mis sur pied un petit groupe pour tenter une sortie. Peu après, on a vu un autre groupe encadré par la police serbe qui les sommait de ren-trer chez eux ! Quelques jours plus tard, j’ai réalisé qu’il n’y avait plus d’issue… C’était trop tard et trop dangereux.» Idriz parle lentement. Il articule chaque mot avec une précision horlogère, d’une voix à la fois vibrante et grave d’où s’échappent par à-coups de très brèves tonalités rieu-ses. « Je me souviens de ce jour lorsqu’ils sont venus… Je n’osais pas fermer la porte de ma maison, de peur de don-ner l’impression de vouloir me cacher… Trois hommes sont entrés. Je les ai accueillis et leur ai demandé : – Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? – Connard ! a hurlé l’un d’eux. – Pourquoi n’es-tu pas parti avec tes frères ? J’ai dit : C’est ma maison. Ils m’ont alors fait sortir de ma maison. Je ne sais pas comment Fisnik, mon fils, âgé de 10 ans, a fait pour venir lui aussi… Il s’était caché derrière moi !… L’un des hom-mes était en civil et les deux autres portaient des habits de

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camouflage. L’un avait une kalachnikov à la main, l’autre un pistolet… J’ai remarqué sur l’uniforme de l’un d’eux l’emblème où était écrit Police militaire. De mon jardin, ils m’ont amené dans celui de la maison d’à côté. Je suis resté tout près d’eux, car l’un des hommes était bourré – je voyais sa face rougeaude, ses yeux rougis – et il jurait sans cesse… Ils me disaient : Avance, enfoiré ! Au fond du jardin, il y avait un tracteur… Je sais que je me suis arrêté à quelques mètres du tracteur et de nouveau il m’a injurié : Enfoiré, t’aurais dû partir avec tes frères ! Et puis j’ai entendu le bruit de la rafale… Le type tenait sa kalachnikov à bout de bras et tirait dans ma direction… Je ne sais pas dans quelle direction les balles sont parties… Je ne sais pas… Je me souviens simplement que Fisnik m’a lâché la main et s’est mis de l’autre côté… J’ai regardé mon fils et lui ai demandé : Ça va ?… Tu es OK ? Fisnik me regardait sans rien dire. Et puis soudain, ce-lui qui avait le pistolet a pris la kalachnikov des mains de l’autre en lui criant : – Imbécile ! Tu es ivre ! Je pense qu’il était d’un grade supérieur à son compa-gnon. – Imbécile ! Puis le troisième homme – un Serbe du coin – m’a de-mandé en albanais : – Ça va ? T’es pas blessé ? J’ai répondu : Non c’est bon, je ne suis pas blessé. Et juste après ça, j’ai été forcé de pousser le tracteur car ils voulaient le voler… Ils ont mis le contact… Il faisait

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chaud, l’air était moite. Impossible de mettre le tracteur en marche. Puis ils m’ont demandé de leur apporter de l’eau. J’ai dit : Vous pouvez même avoir un café ! Donc on est repartis dans mon jardin, ma femme a pré-paré du café. Puis le type qui m’avait tiré dessus m’a dit : – Tu vois, j’ai dû faire tout ce trajet depuis Leskovac 32 pour protéger notre patrie ! Je l’ai regardé et je me suis dit à moi-même : Leskovac… mon œil ! Ça se voyait qu’il n’était pas venu de si loin… C’était un Serbe d’un village voisin, venu pour voler et piller, comme plein d’autres ! » Dans ces moments de violence extrême où une minute devient un siècle, comment faire pour ne pas perdre pied ? «On se sent si petit, si impuissant… En une seconde, tout peut basculer : la famille, la maison... Dès lors qu’il n’y a plus de règles, plus rien de sacré, vous devez compter sur Dieu. Prier. Lui demander de vous préserver. De vous aider à agir de manière responsable. De ne pas faire de faux pas qui pourrait mettre votre famille et vos voisins en danger. Se concentrer sur le présent, être transparent avec les intrus, ne surtout pas envisager une mauvaise tournu-re … et rester calme. On peut l’appeler Dieu ou ce qu’on veut… mais dans ces moments-là, vous êtes très proche de Dieu, parce qu’il n’y a personne d’autre pour vous aider.» Et la peur ? Idriz prend son temps avant de lâcher sur un ton presque enjoué : « La peur de la mort est un médi-cament très efficace. Personne ne tombe malade dans ces moments ». Animé d’un sourire légèrement triste, il ajoute : « C’est incroyable de voir jusqu’où la force de l’homme peut 32 Ville de Serbie située à 200 kilomètres de Pec (Peja).

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aller dans des conditions extrêmes. Par exemple un vieillard qui porte tout seul un frigidaire… » Lorsqu’il évoque son expérience aux frontières de la mort, Idriz s’expri-me avec la sobriété propre à ceux qui ont vécu en in-timité avec le malheur.

« À la fin mars, j’ai reçu ces 500 Deutsche Marks en tant qu’avance de salaire… C’est difficile à expliquer… C’était au moment où j’ai réalisé que nous n’étions plus que cinq familles dans le quartier et qu’il n’y avait plus moyen de sortir de la ville… Un soir, alors que j’étais en train de parler avec des voisins, j’ai puisé dans ma réserve de 500 Deuts-che Marks et j’en ai donné 200 à l’un et 100 à un autre. Ils étaient plus pauvres que moi et je leur ai dit : Prenez cet argent… On ne sait pas ce qui va arriver… Dieu seul le sait ! Et deux mois plus tard, en mai, des types masqués sont entrés dans leur maison, une grenade à la main, en les menaçant de tout faire sauter. Alors mon voisin a sorti ses 200 Deutsche Marks en leur disant : C’est tout ce que j’ai! Ils ont pris les billets et ont déguerpi aussi sec ». Ironie du sort, « l’argent » est le terme qu’avait indiqué Idriz le jour où il a dû remplir son formulaire d’inscription au CICR, sous la rubrique : Pourquoi voulez-vous travailler au CICR ? « J’ai écrit pour l’argent car c’était vrai… Tous

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ceux qui ont écrit autre chose sont des menteurs ! C’est d’abord l’argent… Mais en fait, ce n’est pas l’argent, car on réalise vite que c’est bien plus que cela. C’est pourquoi lorsqu’on m’a par la suite proposé des boulots bien mieux payés, j’ai refusé ». Derrière ses lunettes, le regard d’Idriz se met à pétiller. « En fait, l’explication est simple : le CICR m’a fait subir un lavage de cerveau ! » Peu après la fin des frappes, le 10 juin, les troupes de la KFOR prennent leurs quartiers au Kosovo, tandis que les forces yougoslaves sont contraintes de se retirer. Dans la foulée, la plupart des réfugiés reviennent au pays et nombre d’entre eux trouvent leurs habitations saccagées. « La situa-tion s’est inversée... Des Albanais ont commencé à piller, à tuer…» remarque Idriz, qui est devenu par la force des choses un expert dans l’observation de la violence. C’est à peu près au même moment que le CICR peut enfin rouvrir ses bureaux 33. La tâche qui l’attend est immense. Petit à petit, les employés albanais de retour relancent les activités avec l’aide de nouveaux collègues expatriés et lo-caux. Le soulagement est grand lorsqu’Idriz réapparaît, cer-tains l’ayant cru mort. « N’est-ce pas une preuve d’efficacité lorsque les disparus réapparaissent et viennent s’annoncer eux-mêmes au CICR ? » Idriz sait hélas de quoi il parle. Son père, un ancien chef comptable de la municipalité d’Istok a longtemps été porté disparu. Il a été tué par des éléments armés serbes le 27 mars 1999 à deux pas de sa maison de Dardanja dans les faubourgs de Pec (Peja), et son corps a été

33 À deux reprises, en avril et en mai 1999, le CICR a opéré des missions ponctuelles avec la Croix-Rouge yougoslave, lesquelles ont confirmé l’impossibilité d’opérer sur le terrain en raison de l’insécurité.

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secrètement enterré dans une fosse commune en Serbie. Ce n’est qu’en 2005 que son sort a enfin pu être éclairci grâce à un test ADN. L’enterrement au cimetière de Pec (Peja) a permis à Idriz et à sa famille de faire enfin le deuil, ce pré-lude indispensable à l’apaisement qu’il résume à sa manière, sobrement : « Finies les questions ! » Restent les souvenirs. Comme celui de son père, jeune soldat de l’armée serbe et interné durant la Deuxième Guer-re mondiale dans un camp de prisonniers où il recevait de temps à autre des colis de la Croix-Rouge contenant des cigarettes et du chocolat. Lorsque beaucoup plus tard il a vu Idriz portant le badge du CICR, il lui a dit avec force : « La Croix-Rouge… de Genève ! » Dans son nouvel élan consécutif au laborieux rétablisse-ment de la paix au Kosovo en été 1999, le CICR fait appel à de nouveaux employés recrutés localement qui viennent ren-forcer les anciens qui, en majorité, ont décidé de rempiler. À Mitrovica, profondément divisée entre la partie nord peuplée majoritairement de Serbes et la partie sud où les Albanais prédominent largement, les tensions persistantes entre les deux rives de l’Ibar donnent à cette ville impor-tante des allures de Mostar industrielle. Originaire de Mitrovica nord, dont il a été expulsé par des hommes cagoulés le 24 mars 1999, Avni Alidemaj fait partie de la nouvelle équipe recrutée après la fin des frap-pes. Il a vécu un interminable exode intérieur avec son fils de 4 mois, sa femme et sa mère durant ce mois d’avril glacial et pluvieux. Il a survécu à la terrifiante prison de Smrekonica, près de Pristina, et a réchappé à la déportation

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sur l’Albanie en juin. C’est en Albanie précisément qu’il a fait la connaissance de son futur employeur… « J’étais hospitalisé sous tente dans une clinique de Médecins sans Frontières, tout près du camp de la Croix-Rouge italienne. Nadia, du CICR, m’a contacté. Elle parlait bien l’albanais et m’a proposé d’écrire des messages Croix-Rouge à ma famille dont je n’avais aucune nouvelle. Deux jours plus tard, le CICR est venu dans le camp avec un téléphone sa-tellite. J’ai pu parler à mon frère en Autriche. C’est par lui que j’ai appris que mon fils, ma femme et ma mère étaient réfugiés à Ulcinj, au Monténégro.» De retour à Mitrovica en juillet, Avni s’est présenté au bureau du CICR, qui re-crutait du personnel. « Nous étions 300 candidats pour quatre postes.» Avni est resté fidèle au poste pendant dix ans, durant lesquels son expérience personnelle de l’exode et de la prison s’est révélée précieuse dans ses tâches de protection.

Jeton Islami est opérateur radio et télécommunications du CICR à Pristina depuis avril 1999. Il est marié et père de deux enfants.

Jeta Spahija a travaillé dès février 1999 au bureau du CICR de Pec (Peja) comme administratrice avant d’exer-cer les mêmes fonctions à Pristina à partir de 2001.

Idriz Gashi, marié et père de trois enfants, a été engagé au bureau de Pec (Peja) en décembre 1998. Depuis 2003, il est responsable de la communication du CICR à Pristina.

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Avni Alidemaj, marié et père d’un enfant, s’est occupé des dossiers de protection du CICR à Mitrovica dès juillet 1999 avant d’être nommé responsable de l’unité terrain à Pristina. Depuis avril 2009, il est directeur adjoint d’une ONG à Mitrovica.

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l’otan attaque Belgrade

En dépit des signaux d’alarme – tous au rouge à la mi-mars 1999 – et de la volonté affichée de l’OTAN d’atta-quer la Serbie et sa capitale Belgrade, l’opinion publique serbe continue à faire preuve d’une crâne incrédulité face à la menace des frappes imminentes. Pourquoi donc envi-sager le pire alors que depuis le début des conflits en juin 1991, l’espace serbo-monténégrin n’a jamais été le théâtre d’affrontements militaires ?

Aux deux étages supérieurs du bâtiment blanc qui abrite l’équipe du CICR au numéro 144 du Boulevard Juzni dans le quartier central de Vozdavac, on se prépare au pire dans le plus grand calme.

Après avoir évacué préventivement tous ses collabora-teurs ayant la nationalité d’un pays membre de l’OTAN, le CICR dispose sur place d’un effectif de sept expatriés et d’une soixantaine d’employés serbes. Les diplomates et hommes d’affaires occidentaux ayant abandonné la capita-le, les expatriés du CICR forment avec quelques journalistes le dernier noyau dur d’internationaux actifs dans la capita-le. En patron chevronné, Dominique Dufour, qui a vécu les raids sur Bagdad lors de la Guerre du Golfe en 1991, tient quelques jours avant l’offensive aérienne un bref discours qui frappe les esprits. En particulier Gordana Milenkovic, chargée des relations avec la presse. « Nous allons conti-nuer à travailler, nous a-t-il dit en substance. Il n’y a rien à

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craindre, surtout si vous restez à l’écart des fenêtres ! ». En insistant de manière rassurante sur le fait que les bombar-dements à venir seront ciblés sur des objectifs militaires, Dufour fait distribuer à chaque collaborateur un jerrycan pour stocker de l’eau et des tablettes de purification. Dans l’après-midi du 24 mars, les chaînes de télévision rapportent que des F-16 ont décollé d’Aviano, la base de l’US Air Force située en Vénétie. L’opération Allied Force menée par treize nations de l’OTAN contre la République fédérative de Yougoslavie vient tout juste de démarrer. Engagée dans les programmes CICR de la diffusion et de la coopération avec la Croix-Rouge yougoslave, Jelica Bogdanovic a jugé plus indiqué d’annuler ses vacances, prévues à partir du 26 mars. « Je devais partir au Canada chez ma sœur que je n’avais pas revue depuis six ans. Je me suis dit : À quoi bon partir ? Et pourquoi laisser ma famille dans l’inquiétude ? Sans parler des besoins hu-manitaires occasionnés par le conflit ! » Au lieu de célébrer les retrou-vailles dans la quiétude des grands espaces du Nord américain, Jelica est restée sur place, à la stupéfaction du person-nel de l’agence de voya-ges : « Mais vous êtes dingues, vous avez les visas ! »

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Visa ou pas, Jelica, son mari et leur fils Nicolas quit-tent très vite leur appartement bien trop vulnérable – au cinquième étage d’un immeuble ne disposant pas d’un abri – pour s’installer chez la mère de Jelica qui habite rue Visokog Stevana, tout près du zoo de Kalemegdan. Avec, en prime, un abri collectif que les locataires ont aménagé avec leurs sacs de couchage et oreillers dans les caves pres-tement vidées. « Au début des frappes, tout le monde était effrayé, presque personne ne sortait dans les rues. On était une soixantaine dans l’abri. Là, les gens ont appris à se connaître. On commentait les nouvelles autour d’un petit café. J’étais une source appréciée car j’allais régulièrement sur le terrain.» La puissance des explosions, surtout de nuit, est impres-sionnante. À Kalemegdan, du moins au début, les habi-tants ont tendance à croire que les obus tombent tout près de chez eux. Les sirènes retentissent, prélude au repli dans les caves. Silence, attente, puis retour au calme, jusqu’à la prochaine alerte. Chez les plus âgés, les mauvais souvenirs de Belgrade bombardée remontent en surface, notamment l’attaque brutale des avions du Reich le 6 avril 1941 ainsi que les pilonnages des Alliés entre 1943 et 1944. Cependant, les craintes des quinze premiers jours font bientôt place à un regain de fatalisme propice à l’apaise-ment et au pragmatisme. Dans la foulée, les Belgradois s’organisent et cherchent à parer les coups. Afin de dis-suader les attaquants, certains citadins se rassemblent sur les ponts la nuit. « Peu à peu, les frappes ont fait partie de la vie quotidienne. C’est même devenu une sorte de spec-

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tacle… on scrutait les points d’impact, les départs de la DCA 34. Presque tous les soirs, on entendait les bombar-dements très puissants sur la banlieue de Batajnica 35… » Constatant que les frappes se limitent essentiellement à des objectifs relativement précis hors des zones d’habitation de la capitale, la famille Bogdanovic décide de remonter à l’appartement. D’autant plus que dans la cave, le sentiment de claustrophobie et d’impuissance leur tombe sur le mo-ral. « J’ai dit à ma mère : On subira notre destin et si il faut mourir, autant mourir dignement ! » Née en 1930, Slo-bodanka, la mère de Jelica, respire l’énergie. Sa condition physique tient grandement à la pratique assidue de dan-ses folkloriques yougoslaves durant sa jeunesse. « Je suis une optimiste et j’ai toujours évité les gens qui ne savent pas jouir de la vie ! » dit-elle aujourd’hui en me montrant la chambre de son petit-fils Nicolas, qui, faute d’école en raison des frappes, passait le plus clair de son temps à jouer avec ses copains. Qui jouaient à quoi ? À la guerre, bien en-tendu ! Chaque matin dès 8 heures, un bus de ramassage du CICR vient chercher les employés en divers points de la ville, avant de les ramener chez eux vers 17 heures. Les 34 Défense contre avions.

35 Agglomération proche du Danube à 25 kilomètres au nord-est de Belgrade.

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bureaux sont en pleine ébullition, les appels de détresse prolifèrent de jour en jour, il faut fixer des priorités et répondre aux plus importantes sollicitations qui provien-nent de toute la Serbie, de Nis, de Kraljevo ou de Novi Sad, dont les ponts viennent d’être détruits. Un volumi-neux programme d’action conjointe est mis sur pied avec la Croix-Rouge yougoslave, partenaire incontournable et efficace, à l’image de son inépuisable secrétaire général le Dr Rade Dubajic, un battant doté d’un sens opérationnel hors du commun. Soupes populaires, couvertures, bâches et nourriture pour les nombreux déplacés, soutien aux hôpitaux pour les soins aux blessés, réparation de pom-pes, recherches de familles, le menu est copieux. Pour Jelica, fille de diplomate élevée en partie à l’étran-ger dont six ans à Paris – elle parle un français impeccable – l’irruption de la guerre dans son propre pays agit comme un révélateur et lui montre soudain son vrai visage, dont elle n’avait pas encore pris la mesure depuis son engagement au CICR en 1992. « Avec les frappes, nos activités ont chan-gé. Nous qui menions jusqu’alors des opérations de sou-tien à destination de la Croatie et de la Bosnie, nous avons commencé à mener nos opérations ici même. » Un jour, à Valjevo, Jelica est sur place durant un bombardement de l’OTAN. « Les frappes ont duré environ vingt minutes. J’ai compris ce que cela voulait dire d’être exposée… » Son baptême du feu, Gordana Milenkovic, l’a vécu bien avant les frappes. Engagée à Belgrade le 19 mai 1992, soit le lendemain de l’assassinat de Frédéric Maurice à Sarajevo 36, elle a arpenté à de multiples reprises les lieux funestes du 36 Voir Survivre à Sarajevo, sans expatriés, pp 65 - 81.

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vaste sinistre yougoslave, des ruines habitées de Vukovar aux camps de civils hagards en Croatie et en Bosnie orientale. Compilatrice de dépê-ches, cornac de journa-listes de tous poils ou productrice de messages publics, cette chargée de presse rompue à toutes les contradictions de l’hu-manitaire en temps de guerre aime à observer la diversité de l’être humain grâce aux angles très inattendus que son mé-tier lui procure. « Se voir assigner un rôle durant un conflit change complètement sa propre psychologie », confie cette diplômée en littérature an-glaise. Un rôle qui se complique lorsqu’on est la mère d’une jeune fille prénommée Sanda, âgée de 14 ans en ce chaud printemps de 1999. « Les écoles étaient fermées. Sanda est restée avec moi les quatre ou cinq premiers jours des frappes dans notre appartement de la rue Togliatti à Novi Beograd. Puis je l’ai envoyée à Budapest pour rejoindre son père, mon ex-mari. Elle m’en a voulu de ne pas la laisser rester, mais c’était mieux ainsi… même si Belgrade était un lieu très sûr, sans snipers ni paramilitaires ! »

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Dès lors, Gordana peut se consacrer avec plus de sérénité à son travail, qui exige d’elle une disponibilité sans faille. Envoyée à Novi Sad à la mi-avril, elle découvre l’ampleur des dégâts : plusieurs municipalités sont coupées du monde suite aux bombardements de trois ponts de la ville. « Le CICR et la branche de Vojvodine de la Croix-Rouge you-goslave ont réussi à mettre sur pied un système alternatif d’approvisionnement en eau, installant des réservoirs ali-mentés par camions-citernes ». Gordana organise aussi les contacts avec la presse à l’occasion de la visite du président du CICR, Cornelio Sommaruga, venu s’entretenir avec le président serbe Slobodan Milosevic le 26 avril à Belgrade. « Sommaruga étant très ouvert, on a eu de bonnes discus-sions avec lui, souvent individuelles.» Une semaine plus tard, Gordana s’embarque pour une mission exploratoire de quatre jours au Kosovo, dévasté par les raids aériens. Dans la campagne déserte, les impacts des bombes sont impressionnants. À Mitrovica, une employée du CICR, réfugiée serbe de Croatie, lui résume la situation de manière lapidaire : « C’était comme l’Opération Storm 37 en Croatie, les civils ont été forcés à partir… » À Pristina, la petite équipe de Belgrade installée à l’hôtel Grant se fait la plus discrète possible 38 et parvient à contacter quelques ra-res employés albanais, dont un chauffeur, encore sur place. « Ils se cachaient en espérant rester invisibles. La relation avec eux était extraordinaire, car grosso modo on tirait tous à la même corde, mais en même temps, pour nous qui venions de l’autre côté, de Belgrade, nous nous devions de 37 Voir Les trois guitares, pp 49 - 63.

38 Voir Le Kosovo en bataille, pp 177 - 190.

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faire preuve de retenue et de respect, compte tenu du fait que nous faisions le même travail mais dans des circonstan-ces différentes… » Cet intermède au Kosovo démontre que les conditions pour une reprise d’activités ne sont pas encore réunies, l’équation de la sécurité comportant encore trop d’incon-nues. Pendant ce temps et après quarante jours de frappes, l’OTAN, manifestement peu préparée à mener un conflit de longue durée, poursuit ses opérations qui s’étoffent grâce au renforcement de sa flotte aérienne bientôt proche du mil-lier d’appareils. Au sol, même si les bilans divergent selon les camps, de nombreux civils paient le prix fort. À l’instar de ces employés du service de nuit de la Radio-Télévision serbe (RTS) bombardée le 23 avril. Bilan : seize morts et une vingtaine de blessés. « C’était environ 2 heures du matin, j’étais en train de visionner des images – Tchernomyrdine 39 était à l’écran – pour la sélection des nouvelles lorsque la bombe a explosé. Une fine pluie de poussière s’est déversée sur moi… » Heureusement pour lui, Dragan Trebojevic s’en est sorti indemne, juste quelques mois avant d’être engagé par le CICR. En Serbie proprement dite, la Croix-Rouge, qui est sur le pied de guerre depuis longtemps, parvient à se déployer de manière conjointe et décentralisée. « Sans la Croix-Rouge yougoslave, on n’aurait rien pu faire, comme par exem-ple ouvrir des soupes populaires pour les chômeurs et les retraités à revenus modestes » relève Jelica, qui a person-nellement contribué à rapprocher les partenaires. En effet,

39 Viktor Tchernomyrdine, Premier ministre de la Fédération de Russie à cette époque.

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dans ce pays exsangue et déjà profondément affecté par le régime des sanctions et le très lourd fardeau des réfugiés de Croatie et de Bosnie, l’engagement majeur de la Croix-Rouge yougoslave et de ses volontaires a permis de faire face, du moins partiellement, aux énormes besoins. Avec le soutien apprécié du réseau international des Croix-Rouge d’Allemagne, du Canada et de Norvège pour n’en citer que quelques-unes. Mais au fait, y a-t-il, dans ces moments aussi graves, une recette pour se surpasser ? « Il y a en nous une force inté-rieure qui nous porte et nous pousse à ne pas nous arrêter, vu l’ampleur des besoins et la faiblesse de nos moyens » affirme Jelica sur le ton de la conviction. Néanmoins et en dépit de ses élans, la solidarité est aus-si une école du doute, porte ouverte au découragement. Jelica est bien placée pour le savoir… « C’était à Surdulica, au fin fond du sud de la Serbie, début juin. Quelques jours avant la fin des frappes. Nous sommes arrivés dans le bâti-ment de l’hôpital de réhabilitation des maladies pulmonai-res qui avait été bombardé quelques jours avant. Le centre collectif abritant des réfugiés avait également été touché. Les secouristes dégageaient encore des cadavres. En levant la tête, j’ai vu des bouts de vêtements accrochés dans les arbres. Et là, tout ce que j’avais gardé en moi, je l’ai lâché en craquant… J’étais découragée… »

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Jelica Bogdanovic a été enga-gée par le CICR à Belgrade en octobre 1992. Depuis 1999, elle est responsable des pro-grammes de coopération. Elle est mariée et mère d’un en-fant.

Gordana Milenkovic a commencé à travailler au CICR en mai 1992 en tant qu’attachée de presse et est aujourd’hui res-ponsable des programmes de communication. Elle est mère d’un enfant. (photo p. 209)

Dragan Trebojevic tra-vaille au CICR à Belgrade en tant que traducteur et analyste depuis septem-bre 1999. Il est marié et père de deux enfants.

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L A M AC é D O I N E DA N S L A TO U R M E N T E

de s a i l e s e t de s c H a î n e s

« Avec nos parapentes, nous avions coutume de voler au-dessus de Tetovo et d’atterrir dans de petits villages albanais où l’on nous accueillait à bras ouverts en nous offrant du thé et de la pastèque. La première fois que j’ai perçu de la tension, c’était en 1996 dans un de ces villages à cent pour cent alba-nais. Là, j’ai remarqué que des enfants avec qui nous venions de parler en macédonien – comme à l’habitude – se sont fait gifler par leur grand frère… » observe Suzana Dimiskovski. C’est là, en s’élançant depuis les flancs de la Sarplani-na, cette chaîne des Balkans qui borde le nord-ouest de la Macédoine, la pointe sud du Kosovo et le nord aride de l’Albanie, que Suzana a appris à connaître le moindre de ces villages isolés, avec ses copains de toutes nationalités et origines, dont Bakija Shakirovski, un Macédonien mu-sulman, responsable du Club de parapente « Ljuboten 40»

40 En forme de pyramide, le Ljuboten est l’un des sommets de la chaîne de la Sarplanina, qui culmine à 2’499 mètres d’altitude au nord de Tetovo.

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à Tetovo. « Nous étions une quinzaine de mem-bres avant le conflit, la plupart d’entre nous se connaissaient depuis l’enfance » précise cet amoureux de la liberté, en se réjouissant du fait qu’au bout du compte, le conflit n’ait pas entamé l’amitié des membres du club.

Durant cette période bénie d’exploration céles-te à proximité des aigles, Suzana ne pouvait pas se douter qu’elle serait ap-pelée, quelques années plus tard, à revenir dans cette région de Tetovo, devenue l’épicentre de la tension ethnique, en tant

que membre d’une équipe du CICR assistant des villageois pris au piège du bref conflit de 2001. Avant le conflit, il y a certes eu des secousses et de mé-chants trous d’air, avec en arrière-fond le tonnerre loin-tain du Kosovo. Lequel se rapproche soudain avec l’arri-vée massive de réfugiés du côté de Blace 41 en avril 1999. Durant cette crise majeure, l’équipe du CICR à Skopje se renforce en personnel et met sur pied une importante base logistique dotée de nombreux camions. 41 Voir Chacun pour soi, pp. 191 - 203.

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« Les premières bombes de l’OTAN en Serbie sont tom-bées au moment où je passais mon examen oral de phi-losophie sur l’esthétique à l’université Cyrille et Méthode de Skopje ! » observe Vesna Zdravkovic, engagée quelques jours plus tard comme femme de ménage à la délégation du CICR. « La situation économique était terrible, c’était la période de l’économie grise pendant laquelle les compa-gnies privées ne versaient plus les salaires.» Peu après ses premiers pas dans les locaux de la petite maison de la rue Kairska, Vesna a été promue à la chan-cellerie, en charge de l’accueil. « Notre bureau ressemblait à une sorte de station de bus, avec des gens débarquant à tout moment de Genève ou du Kosovo… Parmi eux il y avait des collègues en fuite de Pristina 42, qui nous ont donné un coup de main pour l’Agence de recherches. Pour chacun de ces arrivants, il fallait trouver un toit, un trans-port, des renseignements, que sais-je encore ? Branka, ma collègue, et moi, on n’a pas arrêté de ramer ! » Rien de tel qu’une crise où tout est soi-disant urgent pour jauger la re-lation entre le personnel local et expatrié. « Heureusement, nous avions un chef fin psychologue, plein d’une bonne énergie et très bien informé, François Stamm, sachant trai-ter avec n’importe qui ». Il y a aussi ces expatriés pénibles qui se la jouent, persuadés qu’ils sont d’être au-dessus du lot et de mériter un traitement VIP, version humanitaire de Madonna. Comme cette infirmière arrogante mise à disposition par la Croix-Rouge australienne à qui Vesna offre une chambre dans l’appartement de transit et « qui se met à hurler parce qu’il n’y a pas d’air conditionné, avant 42 Voir Chacun pour soi, pp. 191 - 203.

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de réclamer une chambre à l’Holiday Inn, alors qu’on n’a pas de budget pour ça ! » Comme dit Vesna de sa voix en-fumée aux accents chantants : « Dans chaque histoire, il y a toujours deux aspects, le drôle et le triste… » Pour Darko Jordanov, engagé au même moment que Vesna comme coor-dinateur des program-mes pour la jeunesse, les frappes de l’OTAN constituent « le baptême du feu » pour l’équipe lo-cale de Skopje. « Au lieu de sensibiliser la jeunesse, j’ai commencé à recher-cher des parents de réfugiés du Kosovo », explique cet ensei-gnant en littérature et fou de théâtre qui donnera libre cours à ses compétences pédagogiques au moment où le rideau sera tombé sur le champ de bataille. Grâce au retour rapide d’une grande partie des réfugiés au Kosovo dans le courant de l’été 1999, le calme revient peu à peu et le volume des activités humanitaires entrepri-ses à partir de Skopje passe à la baisse. Il n’y a toutefois à ce moment-là aucune raison de faire preuve d’optimisme quant à l’avenir d’un pays que la communauté internatio-nale a consenti à admettre dans ses rangs sous le nom peu prometteur d’« ex-République yougoslave de Macédoine ». En effet, même si ce pays a réussi, en partie grâce à l’ha-

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bileté politique de son président Kiro Gligorov 43, à rester à l’écart des conflits d’ex-Yougoslavie, il n’en demeure pas moins le ventre mou de la question albanaise et contient à ce titre un potentiel de violence que seuls les partisans de l’angélisme peuvent ignorer. Le conflit éclate en mars 2001. Après coup, il est bien sûr facile de prétendre que le conflit était programmé, surtout en se référant à ce qui se passait au Kosovo et à l’activisme de l’UCK en Macédoine, le tout sur fond de revendications croissantes de la minorité albanaise du côté de Tetovo. Cela dit, au moment des faits, les Macédoniens, toutes nationalités confondues, ont une autre lecture de la situation. Rappelant que « les habitants de la Macédoine sont cer-tainement les plus pacifiques de l’ex-Yougoslavie », Vesna Zdravkovic confie, comme la plupart de ses collègues, qu’elle ne croyait pas que la guerre pouvait éclater. Valdet Saiti, engagé lui aussi en 1999, a été tout aussi surpris. « Tout d’un coup, tout le monde était fou. Une guerre pour les droits de l’homme… En avril c’est parti à fond, on avait peur que ça tourne à la guerre totale… » Même son de cloche de Fitim Hoxha, un informaticien albanais de Struga venu étudier à Skopje et recruté par le CICR au printemps 1999. Afin d’éviter tout incident noc-turne, Fitim a passé un ingénieux contrat d’intérêt mutuel avec sa logeuse macédonienne à Skopje : si des Macédo-niens frappent durant la nuit à la porte de l’appartement,

43 Kiro Gligorov, président de la République de 1991 à 1999, reconnue le 8 avril 1993 comme état membre de l’ONU sous l’appellation d’« ex-République you-goslave de Macédoine ».

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c’est la logeuse qui ouvre et si ce sont des Albanais, c’est à Fittim d’ouvrir. Dans cette période pleine d’inconnues, cette alliance balkanique qui permet de dialoguer avec l’intrus, quelle que soit sa langue, tient lieu d’assurance-vie, ni plus ni moins. Les événements se précipitent en mars, mois du dieu de la guerre, dans la municipalité de Tetovo, région à large majorité albanophone. Les premiers échanges de tirs ont lieu le mercredi 14 mars à Tetovo, la ville qui abrite l’université libre albanaise fondée illégalement en 1994. De leurs positions en ville, les forces de la police et de l’armée macédoniennes attaquent au mortier les combattants de l’UCK retranchés sur les pentes de la Sarplanina, aux abords des villages dispersés

le long de la monta-gne dans lesquels vi-vent environ dix mille personnes. Autour de Tetovo, les forces gou-vernementales érigent de nombreux check-points. Même scéna-rio dans la région de Kumanovo, au nord-ouest de la capitale.

Ouverte en 1999 lors des événements au Kosovo, l’an-tenne du CICR à Tetovo est immédiatement réactivée. De facto, le CICR est quasiment le seul acteur humani-taire agissant sur place, en compagnie des sections de la

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Croix-Rouge macédonienne qui assistent les nombreux déplacés. Afin de porter secours aux civils coincés dans les zones de combat, les équipes du CICR sont compo-sées d’expatriés et d’employés locaux albanais et macé-doniens. « Au début, on était les seuls à passer les lignes et à pénétrer en zone de conflit » observe Valdet Saiti, qui a eu chaud plus d’une fois en essayant d’atteindre les villages en amont de Kumanovo et de Tetovo. « En tant que local, tu fais partie d’un grou-pe ethnique, donc tu es d’abord lu comme ami ou comme ennemi. La ten-sion est souvent très vive, surtout aux checkpoints. Comme au point de pas-sage très sensible, pas loin de Kumanovo entre Slopcane et Vaksince où l’on est constamment dans le viseur d’une mitrailleuse des forces macédoniennes. Dans la même journée, des soldats te traitent de terroriste et des rebelles vont chercher à véri-fier ton pedigree familial et tes antécédents… » À la fin mars, les équipes du CICR parviennent à ache-miner de la nourriture – du pain et de la farine – et de l’eau dans les villages isolés par les combats, notamment à Si-pkovica, à Brodec et à Veshalla où de nombreux déplacés d’autres villages se sont réfugiés. Comme l’électricité est coupée, des bougies sont également fournies.

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Au fil des combats, une nouvelle priorité se dégage : les évacuations de blessés et de malades ainsi que le transfert en lieu sûr de personnes âgées et d’enfants séparés de leurs parents. Pour chaque transfert, il faut négocier un cessez-le-feu avec les parties au conflit, en s’appuyant sur le réseau étof-fé et de haut niveau dont dispose le chef de délégation à Skopje. En espérant que les instructions données par la capitale soient correctement répercutées et appliquées au niveau des unités régionales basées à Tetovo ainsi que dans la municipalité de Kumanovo. « Ces déplacements étaient souvent limite, commente Valdet. Dans un village à portée des tanks, à Vaksince, au nord de Kumanovo, nous avons sorti une petite fille albanaise de chez son oncle pour la ramener chez ses pa-rents hors de la zone de combat. L’endroit était vraiment dangereux, l’oncle était bleu de peur pour elle, et la petite fille avait tellement pleuré qu’elle était secouée de tremble-ments. J’ai joué avec elle pendant un quart d’heure en lui parlant albanais. Je lui ai donné un stylo et lui ai demandé si elle voulait bien être mon assistante pour enregistrer les gens. Elle m’a donné la main, on est montés dans la Land Cruiser, je me suis assis à coté du chauffeur et je l’ai mise sur mes genoux. – Ne pleure pas, on va réussir ! J’ai mis mon bras sur le rebord de la fenêtre. L’oncle m’a embrassé la main, c’était comme une décharge d’électricité et on est partis. À Kumanovo, ses parents étaient là, sa mère l’a serrée dans ses bras et je ne l’ai plus revue… »

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Recruté comme chauffeur en juin 2001, Shefki Kurti a effectué de nombreux transferts à la faveur de cessez-le-feu où chaque membre de l’équipe doit marcher sur des œufs et faire preuve d’un sang-froid à toute épreuve. « Les gens étaient ravis de nous voir arriver dans les villages, nous disant qu’au moins durant notre visite, ils n’allaient pas se faire bombarder… » Ainsi, jour après jour, les équipes du CICR grignotent du temps de guerre grâce à l’obten-tion de mini-cessez-le-feu, préludes indispen-sables au franchissement des lignes de front. Cette présence des deux côtés permet de rassurer de nombreux parents inquiets du sort de leurs proches et de visiter des prisonniers peu de temps après leur capture. « Un jour, en mai, nous avons récupéré un garçon de 12 ans retenu par les forces macédoniennes, et enregistré en zone rebelle un prisonnier des forces spé-ciales capturé par l’UCK… » rapporte Valdet Saiti, en évo-quant avec jubilation le retour en voiture juste avant la fin du cessez-le-feu en compagnie de son collègue Sébastien Gricourt au volant, chantant un air d’Edith Piaf.

À n’en pas douter, ces prestations accomplies dans l’ur-gence tiennent essentiellement à un esprit d’équipe dont chaque membre est individuellement responsable.

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« Ce n’était pas facile ! À cause du conflit, l’appartenance communautaire de chacun prenait soudain de l’importance » constate Suzana Dimiskovski, ajoutant que « la neutralité du CICR ne coule pas de source et exige un certain temps d’as-similation ». Apprendre à chaud et éviter les pièges, la guerre est elle aussi exigeante. « Pour que ça marche, il faut faire attention à ne pas mélanger ce qui est de l’ordre des conflits personnels et de l’ordre du conflit armé ! » souligne Vinko Moslavac, à qui fait écho l’accueillante Vesna Zrdravkovic : « Ma collègue albanaise Linda et moi nous sommes mises d’accord de ne jamais mentionner les sujets suivants : les vic-times, les événements et la guerre en dehors d’un cadre stric-tement professionnel ». Pour sa part, Valdet Saiti considère que « la plus grande victoire, c’est d’avoir maintenu une équi-pe représentant toutes les composantes de la Macédoine ». Fort heureusement, le calme revient peu à peu après quatre mois de confrontation armée. Au mois d’août, les parties au conflit signent les accords d’Ohrid sous l’égide de l’OTAN et de l’Union européenne, qui garantissent l’unité territoriale du pays et fixent des droits plus étendus pour la composante albanaise. C’est le moment qui échoit à Darko Jordanov pour enfin mettre à profit ses compétences de pédagogue dans la période d’après-conflit. En effet, si le bruit des armes a cessé, la ca-pacité de destruction de celles qui n’ont pas explosé demeure intacte. Dans les campagnes où la vie reprend rapidement ses droits, un grand nombre de mines, obus et grenades n’ayant pas explosé dorment sournoisement et exposent les habitants à de graves dangers – surtout les jeunes, plus curieux de natu-

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re. Afin de les sensibiliser à ce problème inédit, Darko a écrit une pièce intitulée : Être courageux, qu’est-ce que ça veut dire ? Le héros n’est autre que « Sharko », un chien berger des montagnes de Sarplanina. Avec son col-lègue local Herbi Elmazi et la déléguée Claudia d’Esposito, Darko se fait marionnettiste ambulant et sillonne les régions de Tetovo et de Kumanovo où deux cents présentations sont effectuées. « Ce chien est important pour les deux communautés. Il est symboliquement fort et dénué de connotation ethnique. Son nom vient de shar qui signifie multicolore en macédonien, planina voulant dire la montagne. Très aimé des enfants, ce chien incarne le courage, la fidélité et le lien entre les générations… ». Grand terrain vague des Balkans, patrie de Mère Te-resa, du cinéaste Milco Mancevski et de la prodigieuse chanteuse tsigane Esma Redzepova, la Macédoine sait féconder d’étranges émotions chez ceux qui la peuplent et la fréquentent. Comme me l’a dit Fitim Hoxha de sa voix douce lors-que je l’ai rencontré à Skopje en été 2008, sept ans après la guerre : « Lorsque les tensions ethniques s’accentuent, le défi consiste à mettre de côté ses émotions ». En disant cela, Fitim sait de quoi il parle. Il parle d’une expérience personnelle qu’il a couchée sur le papier et qu’il ma remise afin, comme il dit, « d’enlever cette pierre de mon cœur ».

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J’avais 8 ou 9 ans lorsque ma mère et moi sommes al-lés pour la première fois dans la grande et terrible prison d’État d’Idrizovo. Je me souviens que nous attendions dans une pièce poussiéreuse et enfumée qu’un garde nous invite d’un hurlement à la visite. Un autre garde a fouillé méticu-leusement nos habits et nos sacs avant d’entrer dans la salle des visites familiales où mon père nous attendait. En 1981 ou 1982, durant la période du communisme, comme tant d’autres intellectuels de mon groupe ethnique minoritaire considérés comme un danger potentiel pour le pays, mon père a été licencié de son poste d’enseignant et condamné à deux ans de prison sur la base de charges inexistantes. […] La prison d’Idrizovo n’était pas étrangère à mon père puis-que son père à lui y avait passé quelques mois en 1968, de même que mon grand-père maternel l’année d’après… Quelque vingt ans plus tard, en 2001, je suis revenu dans cette même prison d’Idrizovo. Je n’ai pas eu besoin d’attendre à l’entrée. Le gardien m’a montré le chemin en souriant. Cette fois, le directeur attendait le délégué du CICR et moi, l’inter-prète, pour une visite du CICR. […] En visitant les lieux, je me demandais tout le temps dans quel lit mon père avait dormi et comment il avait été traité. […] Un peu plus tard, on a commencé les entre-tiens avec les détenus. Le garde nous a fait prendre un chemin qui m’était fami-lier. Nous avons abouti dans une pièce que je n’oublierai jamais de ma vie. Devinez laquelle ! La même salle de visi-tes familiales dans laquelle j’étais déjà venu. […] En atten-dant l’arrivée d’un détenu, je regardais la même table que

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celle où je m’étais assis avec mes parents. C’était comme il y a vingt-six ans… Les visites du CICR à Idrizovo et à d’autres prisons ont continué ré-gulièrement. […] mais je n’ai jamais confié à aucun délégué que j’avais visité mon père dans cette même prison. J’ai servi la cause comme si rien n’était arrivé. […] Maintenant, après neuf ans de travail pour le CICR, principalement comme field officer dans le domaine de la protection, j’ai enlevé cette pierre de mon cœur. L’énorme expérience que j’ai acquise durant cette période – y inclus six mois au Pakistan et deux mois en Croatie – me sera très utile pour mon avenir. Étant donné l’importante ré-duction de postes du CICR dans mon pays, je compte mes dernières semaines de service à l’humanité.

Après le CICR, je ne sais pas si et quand je retournerai à la prison d’Idrizovo…

Fitim Hoxha

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Suzana Dimiskovski a travaillé à partir de 2001 comme field officer à Skopje. Depuis plusieurs années, elle est dé-léguée du CICR, rattachée à l’unité de la sécurité écono-mique.

Valdet Saiti a été engagé en 1999 comme field officer à Skopje. Expatrié depuis 2003, il est administrateur de données, actuellement basé au CICR à Genève.

Vesna Zdravkovic a été chancelière à Skopje de 1999 jus-qu’à la fermeture de la délégation en 2008.

Darko Jordanov, coordinateur des programmes de jeu-nesse à Skopje de 1999 à 2008, est aujourd’hui délégué communication basé à Genève.

Shefki Kurti a été chauffeur du CICR basé à Skopje de 2001 jusqu’à la fermeture de la délégation en 2008.

Vinko Moslavac est délégué pour les forces armées depuis 1996.

Fitim Hoxha a travaillé comme interprète et field officer à Skopje et à l’étranger de 1999 jusqu’à la fermeture de la délégation en 2008.

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V I

L O C A L O U E X PAT R I é ?

tr a du i r e dava n tag e qu e l a l a ng u e

Il dit simplement que le CICR lui a sauvé la vie. Sauvé la vie ? N’est-ce pas un peu exagéré ? Ces yeux bienveillants qui vous regardent avec une cu-riosité non feinte et ce sourire rayonnant ne laissent aucu-ne place au doute. Mario est un homme qui respire la pas-sion. La passion de la vie. « Travailler au CICR m’a permis de changer de direc-tion. Avant cela, j’avais un super-travail, j’étais aiguilleur du ciel chez Skyguide à l’aéroport de Kloten. J’étais très bien payé, je vivais comme un roi, je voyageais en avion à l’œil ! Le sable blanc, les plus belles filles… Et puis un beau jour, j’ai commencé à ressentir une sorte de malaise. Je n’étais plus vraiment content. Je ne ressen-tais plus le plaisir. Je me demandais : À quoi rime tout cela ? Tu mènes une vie d’égoïste.

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En été 1992, j’étais sur une plage à Miami avec une copine et soudain, je tombe sur un article de l’International Herald Tribune décrivant le camp d’Omarska 44. J’ai fermé le jour-nal, regardé l’océan et je me suis dit : Je dois partir d’ici ! À mon retour de Floride, en lisant la Weltwoche 45, je repère une annonce du CICR qui recherche des personnes parlant le serbo-croate pour sa mission en Yougoslavie… Quelques jours plus tard, Daniel Cavoli, du service du per-sonnel à Genève m’a demandé : « Monsieur Barfuss, quand pouvez-vous partir ? » De mère croate, de père autrichien et citoyen suisse, Ma-rio Barfuss démarre au quart de tour. On l’expédie sur le champ en Croatie, à Zagreb. Affecté dès septembre au bu-reau de Split, il visite le terrible camp de Lora où sont dé-tenus des prisonniers de guerre et des civils serbes. À peine arrivé, il est déjà indispensable : ce compatriote d’Henry Dunant parlant la langue d’Ivo Andric est une synthèse providentielle, à la fois expatrié et local, un statut privilé-gié dont il va user allégrement en fonction des situations, de Zenica à Kladanj en passant par Tuzla. Du jour au lendemain, Mario devient le joker du CICR. En Herzégovine, une région très chaude à tous égards, no-tamment pendant la guerre entre Croates et Musulmans, il est de tous les coups fumants, s’impliquant à fond de Mostar à Jablanica. Avec son pote chauffeur – un autre Mario, Mario Jelavic, de Split – ils forment un tandem

44 Camp de prisonniers dans la région de Banja Luka dirigé par l’armée des Serbes de Bosnie-Herzégovine dans lequel de nombreux détenus ont été torturés et exécutés. Voir Minorités en danger à Banja Luka, pp 131 - 148.

45 Hebdomadaire de Zurich.

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solidaire qui se remarque de loin. « Deux beaux mecs ! » selon Lana 46 qui a souvent travaillé à leurs côtés.

Habitué à travailler sous pression chez Skyguide, Mario décode vite et bien tout ce qui se passe. À la radio, à la télévision, dans la rue, dans les cafés… Dans ces Balkans où l’on s’exprime en général sans filtre, il faut savoir ce qui se dit et sur quel ton c’est dit, histoire de rester à la page et d’anticiper les moindres dérapages. Lorsqu’un malentendu s’installe, il ne se prive pas d’intervenir auprès des expa-triés, sous forme d’explication rapide des mentalités et des us et coutumes. Dans le feu de l’action, Mario considère que « l’intelli-gence émotionnelle » est un atout très important dont il faut savoir jouer au moment voulu. 46 Voir Mostar, rive gauche, rive droite, pp. 90 - 105.

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« Nous procédions à un regroupement familial de vieillards musulmans entre Mostar et Jablanica. Il faisait 35°. Nous les avons emmenés à bord d’une Land Cruiser à Jablanica. Au checkpoint croate, il y avait une file d’attente, un convoi de l’ONU était bloqué à l’avant. On a dépassé toute la file et arrivé devant le soldat du HVO, on lui a dit : – Pour l’amour de l’humanité, laissez-nous passer ! Le type nous a regardés avant de nous répondre : – J’en ai rien à foutre des Balijas 47! Très excité, il enchaîne sur sa situation personnelle. – Mes parents sont bloqués du côté de Konjic, j’ai pas de nouvelles d’eux… Je lui dis alors : – Il faut que tu contactes le bureau du CICR à Mostar et que tu fasses une demande de nouvelles. L’autre est toujours hors de ses boîtes, pistolet au poing. C’est alors que l’autre Mario, le chauffeur de Split lui dit : – Tu peux sortir ton pistolet ! Tu nous tues ! Tu tues les vieillards et tu n’auras rien fait pour tes parents ! Le type recule un peu, visiblement ébranlé par la sortie de Mario, puis il revient vers nous et dit très fâché, en nous faisant signe de passer : – Vous allez être responsable de la confiance que je vous fais… » Sur le théâtre imprévisible de la guerre, la lecture rapide est un talent précieux. Tout comme l’instinct. Il arrive en effet – plus souvent que l’on ne veut bien le dire – qu’un ex-patrié ne soit pas à la hauteur de l’enjeu et qu’il s’empêtre dans une approche trop rationnelle et professorale qui peut 47 Terme péjoratif pour désigner les Musulmans.

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se révéler contre-productive. À plus forte raison lorsqu’il s’agit d’un « bleu ». « Je pense à cette pauvre déléguée en première mission à Mostar qui devait mener la négociation avec des membres du HVO lors d’un échange de prison-niers à l’Héliodrome… 48 Avec des types de ce genre, très machos, il faut être à son affaire, y aller souvent à l’ins-tinct ! Notre déléguée était tellement à côté de la plaque que le staff commençait à être en danger… J’ai dû prendre les commandes afin d’éviter qu’on y passe tous… » Aiguilleur, arpenteur, lecteur, auditeur, déco-deur, Mario est tout cela à la fois. Et surtout, il fait le pont entre ses collè-gues expatriés et locaux. De même qu’entre les chefs de guerre et les hu-manitaires. Quintilingue – il maîtrise parfaitement l’allemand, le serbo-croa-te, le français, l’anglais et l’italien – Mario traduit à toute heure, sans se faire prier. Il se familiarise avec le jargon du CICR et l’argot militaire, passant les plats avec maestria, s’efforçant de ne pas céder à ses émotions à fleur de peau. Lorsqu’il accompagne un cadre venu de Genève et An-dreas Kuhn, le coordinateur pour l’ex-Yougoslavie, afin de s’entretenir avec Fikret Abdic – un homme-clé dans le contexte volatile de la poche de Bihac – c’est Mario qui traduit. La rencontre a lieu dans un château restauré à 48 Voir Mostar, rive gauche, rive droite, pp. 90 - 105.

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Velika Kladusa. Si Mario garde un bon souvenir d’Abdic, c’est à cause d’un geste rare et plutôt élégant de sa part. « Tout d’un coup, en pleine discussion, Abdic dit à ses interlocuteurs : Je propose que l’on fasse une pause avant la prochaine question afin que ce monsieur extraordinaire – geste de Fikret Abdic dans ma direction – puisse souffler un instant. Du coup, grâce à ce geste d’empathie, je n’étais plus une machine à traduire… » Il y a aussi les déceptions. Notamment du côté de Velika Kla-dusa en 1995 lorsque, malgré les efforts du CICR en faveur des prisonniers, les problèmes persistent et semblent impossibles à résoudre. L’impuissance débouche sur la résignation. Mario est effondré. Plusieurs détenus viennent vers lui, lui donnent une bourrade dans le dos et lui offrent une cigarette. – Laisse pas tomber, Mario… tu verras, on va s’en sortir ! Plus tard, après la guerre, Mario découvre un poème d’Erich Fried qui fait écho à ce qu’il a ressenti au plus pro-fond de lui-même à Kladusa.

Nécrologie des hurleurs 49 Qu’as-tu fait ?

Je les ai laissés hurler Qu’ont fait les autres ?

Ils les ont fait taire Qu’ont-ils hurlé ?

Ils ont crié « Au secours ! » Pour secourir qui ?

Je pense parfois moi

49 Traduction de l’allemand, par Suzanne Berger, du poème Nachruf auf die Schreier in Erich Fried, Anfechtungen. Gedichte, Wagenbach-Verlag, Berlin, 1967.

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De retour en Suisse, Mario se sent parfois très seul, sans ces prisonniers et tous les laissés pour compte de la guerre. Mais dans son for intérieur, il demeure en lien avec ces Balkans qui le pompent autant qu’ils le nourrissent.

« C’était en 1995, en plein centre de Zurich. Je marchais tranquillement dans la rue lorsqu’un type – veste en cuir noir, lunettes de soleil – m’interpelle. – Tu te souviens de moi ? – … Je devrais ? – Moi, je te connais ! Il enlève ses lunettes de soleil. – Gabela, près de Capljina, ça te dit quelque chose ? – évidemment ! – J’étais l’un des 400 squelettes ! Il sort un papier de sa poche. – Au début, quand on vous a vus arriver, on se disait entre nous : « C’est quoi la Croix-Rouge ? Un distributeur de cho-colat ? » Puis quand vous êtes partis du camp, vous la Croix-Rouge, on a compris qu’entre la vie et la mort, il y avait juste cette carte… Cette carte, c’était la carte d’enregistrement de prisonnier établie par le CICR durant les visites de prisons. Je me suis alors souvenu de celui qui me parlait lorsqu’il était prisonnier à Gabela. C’était lui – ou l’un de ses compagnons – qui m’avait remis un papier avec le numéro de téléphone de sa fille, que nous avons avertie pour l’informer où était son père.»

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Mario Barfuss a travaillé comme traducteur et assistant opé-rationnel polyvalent pour le CICR en Croatie et en Bosnie-Herzégovine de 1992 à 1995. Travaillant ponctuellement pour diverses organisations internationales, il partage son temps entre la Suisse, les Balkans et La Haye, où il réside.

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SOU VENIRS D’EXPATRIéS

l’Hom me prov iden t iel

J’avais une méchante rage de dents avec un abcès. À l’époque, c’était difficile de se rendre à Zagreb pour des soins un peu plus sophistiqués qu’à Belgrade, qui était sous le régime des sanctions. Un employé local occupé à la dif-fusion du droit humanitaire m’a dit : – J’étais dentiste avant la guerre. Si tu veux je m’occupe de toi. La douleur était telle que j’ai dit oui. Un peu plus tard, je me suis retrouvé sur une chaise en plastique dans un petit studio de la capitale. Le dentiste a invité un de ses collègues pour l’assister. Il a sorti ses outils de travail d’un carton… Puis il m’a fait une piqûre. – T’en fais pas, l’anesthésique est encore valable ! Il s’est mis à nettoyer l’abcès. Tout en douceur, avec des gestes méticuleux. Après quoi il m’a lancé : – Il y a deux dents de sagesse mal placées. Tu veux que je te les enlève ?

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J’ai acquiescé. Lorsque le travail a enfin été terminé, je me suis senti sacrément mieux. Un peu groggy quand même. – Combien je te dois ? – Rien du tout. Grâce à toi, j’ai pu constater que je n’avais pas perdu la main ! L’assistant a confirmé ce point. Puisque le dentiste ne voulait pas être payé, je lui ai fait un cadeau quelques jours plus tard.

Viem Pham administrateur à Belgrade entre 1992 et 1993

savoir-fa ir e

Un jour, alors que nous ramenions en voiture de vieilles personnes du côté croate, nous sommes restés bloqués à un checkpoint tenu par des paramilitaires serbes. Pendant une heure, nous nous sommes fait invectiver par le comman-dant qui était très remonté contre nous. Une de nos em-ployées de Belgrade traduisait systématiquement ses propos très grossiers. Elle est restée zen pendant toute la durée de ces éructations, sans jamais s’énerver, prenant tout sur elle avec une placidité très professionnelle. Bien sûr, elle était hyper-stressée à l’intérieur… À force de maîtrise, elle a su calmer le jeu et si on a pu finalement passer avec nos petits vieux, c’est grâce à elle…

Louis Moeri délégué dans la région de Vukovar en hiver 1992

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l’Heu r e du cHoi x

Le recrutement du personnel sur place réserve toujours des surprises. Un jour, à Mostar, un homme tout en noir, membre du HVO, se présente au bureau pour nous propo-ser sa candidature. Je lui demande : – Vous ne pensez pas qu’il puisse y avoir un conflit d’in-térêt entre l’armée et la Croix-Rouge ? – Non, aucun, me répond-il sans la moindre hésitation.

Arrive ensuite une jeune fille en larmes, cherchant elle aussi du boulot. – Je ne peux plus vivre dans la cave. – Que savez-vous faire ? – Nettoyer les toilettes et les bureaux. – Vous êtes engagée !

En fait, pour recruter des gens localement, notamment les field officers, j’ai toujours recherché des personnes dé-brouillardes, connaissant parfaitement les lieux et sachant vraiment communiquer. Ceci étant dit, il y a une qualité primordiale dont je fais une condition absolue : je dois pouvoir leur accorder ma confiance…

Michel Moser délégué à Mostar en 1992 et 1993

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ser r er les den ts

J’ai passé huit années extraordinaires dans les Balkans. Les regroupements de famille durant lesquels des équipes du CICR parviennent à retrouver et à réunir des parents égarés et séparés suite aux conflits comptent sans aucun doute au nombre de mes souvenirs les plus marquants. Sur ce registre, nos employés ex-yougoslaves font l’es-sentiel de ce travail, devenant tour à tour les enfants ou les parents, les frères ou les cousins des « égarés ». Grâce à leur passé partagé et à la langue souvent commune, ils savent effacer les barrières ethniques pour se concentrer sur l’essentiel et reconstituer des familles éclatées par le conflit. J’ai participé à de nombreux regroupements de fa-mille en qualité d’expatrié, trop heureux d’être systémati-quement relégué au rôle de simple chauffeur ou de porteur de bagages. Je me souviens d’une petite vieille, minuscule, toute ridée avec des yeux rieurs, originaire de Tuzla ou de Zenica qui s’était réfugiée au Monténégro. Nous avons organisé son retour dès les semaines qui ont suivi Dayton, soit vers la fin de l’automne 1995. Hélas, la Land Cruiser devant faire la première partie du trajet depuis l’hôtel où elle était ré-fugiée dans les montagnes du Monténégro jusqu’à Podgo-rica a dérapé sur une plaque de glace et a fait un tonneau. Résultat : deux côtes cassées pour la vieille dame qui, en serrant les dents, nous jure que tout va très bien. Arrivée à Podgorica en fin de soirée, elle est examinée par Djuro, le père de notre chancelière Suzanna Kojan et médecin, qui

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déclare qu’elle devrait bien entendu être hospitalisée. Fata-liste, il ajoute : « À son âge et dans sa situation, autant s’en remettre à Dieu et continuer tout de suite sur Sarajevo... » Départ donc après une courte nuit et arrivée le soir sui-vant dans la capitale bosniaque, après une journée entière à naviguer sur les petites routes enneigées du Monténégro et de Bosnie. Repas frugal et nuit passée à même le sol dans les locaux de la délégation. Le lendemain matin à 4 heures, surprise… La petite vieille est habillée, a déjà fait ses bagages et donne des coups de pied à tout le monde en disant : « C’est l’heure, mes enfants m’ont attendue trois ans, ça suffit ! » Elle est bien arrivée.

François Stamm délégué, a exercé diverses fonctions

dans les Balkans de 1994 à 2002

de l’i m porta nce d’avoir de Belles ja mBes

Depuis plusieurs semaines, les autorités militaires loca-les de Visoko au nord de Sarajevo, pour nous punir d’un manque de coordination interne, nous interdisaient l’accès à leur lieu de détention. Comme chaque matin, nous les avions appelés, sans trop y croire, afin de savoir si leur mesure de rétorsion était enfin levée. À notre grande sur-prise, l’officier de liaison nous a alors informés que le com-mandant, non sans une certaine réticence, avait autorisé la reprise des visites. Toutefois, ce jour-là, les hommes de

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la police militaire montrèrent un zèle sans précédent pour nous faire faire une visite complète. Ils insistèrent pour que nous visitions l’ensemble du bâtiment dans lequel ne se trouvait pourtant qu’un seul et unique détenu, un soldat serbe capturé par les forces bosniaques. Après la visite de la cave et du rez-de-chaussée, ils s’étaient montrés impa-tients que nous visitions aussi les deux étages.

Alors que nous montions les escaliers, je me suis aperçu que ce qui semblait être l’ensemble des effectifs présents s’était attroupé, dans un silence quasi religieux, au bas de l’escalier pour nous regarder procéder. C’est alors que j’ai réalisé que la jupe longue de ma collègue Neda, traductri-ce et véritable fashion victim, était fendue bien au-dessus du genou et que chacun de ses mouvements dans l’escalier, dans un froissement d’étoffe, révélait ses jambes qu’elle avait fort jolies… Quelques années plus tard, au siège, on m’a demandé de prendre part à un groupe de travail chargé de rédiger un argumentaire visant à convaincre nos interlocuteurs de nous donner l’accès aux victimes. Je n’ai jamais pu me résoudre à en donner la clé à mes collègues.

François Sénéchaud délégué à Zenica en 1994

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PAROLES PRISES AU VOL

Nous étions sur la route de Sid, en Slavonie orientale, lorsque j’ai observé à haute voix : – Tiens, on dirait qu’on a un pneu plat ! – Mais non ma chérie, c’est un missile ! »

Ivana Kostic CICR Belgrade

Je suis le filtre de l’expatrié…

Il y a une chose que j’ai donnée au CICR et qu’il m’a donnée en retour : une nationalité sans frontières… les checkpoints étant des frontières.

Olgica Rijavec CICR Belgrade

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On surnomme ma mère « UNPROFOR » parce que chaque fois que je veux punir mon fils, elle essaie de le protéger. Pour moi qui ai tra-vaillé dans une compa-gnie d’état dans les an-nées 80, le CICR est la meilleure organisation communiste que je connaisse, étant donné que pendant la guerre, cha-que emploi était garanti, donc on n’était pas sous pres-sion…

Dzevad Borcak alias « Tsole » CICR Sarajevo

Quand des étrangers me demandent d’où je suis, je dis « New York ». C’est plus facile que de dire « Je suis serbe » et comme ça je n’ai pas besoin de discuter de Srebrenica.

Vera Dragovic CICR Belgrade

Je n’aime pas les expressions telles qu’expatriés, em-ployés locaux. C’est une différenciation, alors que ce qui compte, c’est que nous travaillons pour le même idéal.

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– Papa, est-ce qu’on part en pique-nique ? C’est la question que m’a posée ma fille, âgée de 6 ans, sur la route menant du Kosovo à l’Albanie, lors des frap-pes de l’OTAN en 1999.

Gazmend Kelmendi CICR Pristina

Lorsqu’on a appris que Frédéric Maurice venait d’être tué à Sarajevo, mon père nous a dit : – Si vous voulez quitter la ville, c’est maintenant, parce que si on tue quelqu’un du CICR, cette guerre sera terri-ble… Alors j’ai demandé à mon père : – C’est quoi le CICR ?

Maja Andric CICR Sarajevo

Ne dites pas à une mère dont le fils a été tué : « Je vous comprends… » parce que vous ne pouvez pas compren-dre.

Avant la guerre, je voyais le monde ainsi : tout le monde est sympa, sauf dix pour cent. Après la guerre, je considère que la proportion est l’inverse. En fait, c’est très dur d’ac-cepter qu’il y a tous ces monstres cachés.

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J’ai participé à tel-lement de debriefings de prisonniers que je connais au moins une centaine de formes de torture.

Lorsque je m’occupais de la censure des messa-ges Croix-Rouge des pri-sonniers, je suis tombé

un jour sur ces lignes : « Ta femme est fantastique, tous les mecs du village le disent ! »

Sur un autre message, il était question de parachutage de nourriture : « Une palette est tombée sur ma maison. J’ai maintenant 700 kilos de nourriture, mais plus de maison.

Miroslava Popovic, alias « Mirej » CICR Belgrade

Dans le hall de l’Holiday Inn à Sarajevo, un délégué ex-patrié qui débarque de Genève me demande entre deux tirs d’obus : « Est-ce qu’il y a un court de tennis, ici ? »

Lana de PerrotCICR Mostar

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C’est possible que la cigarette ait un jour ma peau, mais c’est pas en-core le moment ! Le 16 mai 1992 à Sarajevo, nous étions dans le ga-rage d’un de mes voisins de Hrasno Brdo pour nous protéger des obus et moi, j’étais tout près de la porte sur une chaise de jardin. Au fond, derrière moi, il y avait des tran-sats. Comme j’avais envie de fumer une cigarette, je me suis déplacé vers le transat, là où était le cendrier. Celui qui était sur le transat a pris ma place sur la chaise. Un obus est tombé tout près de l’entrée du garage. Ceux qui étaient devant sont morts, moi j’ai pris un éclat dans le pied.

Zlatko Beganovic alias « Mecak » CICR Sarajevo

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REMERCIEMENTS

Ce livre doit énormément à celles et ceux qui m’ont ra-conté leur histoire, ainsi qu’à tous ceux qui ont soutenu ce projet et m’ont encouragé à aller de l’avant en dépit de pesanteurs institutionnelles derrière lesquelles se cachent d’indécrottables experts en freinage. Dans un désordre qui n’a rien de savant, je tiens à remer-cier tous les délégués et expatriés du CICR – anciens ou en fonction – qui m’ont aidé à défricher le terrain et dont les noms sont cités au fil des chapitres. Ma reconnaissance s’adresse également aux personnes suivantes, que j’ai eu le plaisir de croiser en ex-Yougoslavie, en Suisse et ailleurs :

Joan Alfred, Syméon Antoulas, Sanela Arnautovic, Zorica Avramovic, Sanela Bajrambasic, Snezana Bastovanovic, Carlos Batallas, Vanja Baumberger, « Bobo », Michèle Brauen, Christiane Brendle, Jean-Pierre et Nada Chamorel Luce Chardon, Marina Cox, Yves Daccord, Svanimir Dokic, Dr Rade Dubajic, Hubert Dubois, Raphaël Gailland, Patrick Gasser, Thierry Gassmann, Pierre Gauthier, Thierry Germond, Angelo Gnaedinger, Veronica Grabschied, Pierre

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Hazan, Barbara Hintermann, Dr Milovan Jankovic, Pascal Jequier, Dragica Kljajic, Dragana Kojic, Marko Kokic, Sanela Kozina, Charlotte Lang, Vincent Lusser, Adil Medic, Vidanka Misic, Brigitte Meng-Comninos, Jean Milligan, « Mishko », Dr Georges Muheim, Jean Nordmann, Christine Oberli, Agnès Page, Philippa Parker, Jean-François Pitteloud, Tanja Rakonic, Liv Ronglan, Roland Sidler, Simon Schorno, Beat Schweizer, Vesna Smiljanic, Maria Elena Texeira, Caroline Tissot-Barranzini, Hélène Vincent, Olgica Rijavec, Lidija Zecic et Florence Zurcher.

Je veux aussi dire ma gratitude à ma femme Suzanne pour son écoute et ses conseils si précieux ; au cornac François Stamm pour son respect de la mémoire opéra-tionnelle ; à Paul-Henri Arni pour son indéfectible soutien à Belgrade ; à Beat Schneider pour son assistance à Pristi-na ; à Henry Fournier et à son cher fils Matthieu ainsi qu’à Dzevad Borcak, dit « Tsole », pour leur appui constant et leur accueil si chaleureux à Sarajevo. Mille mercis à Françoise Patry, archiviste hors pair au CICR, pour son inlassable perspicacité, à Fania Khan Mo-hammad, recherchiste d’images de la médiathèque ainsi qu’à Annie De Puy-Déjardin dont le regard avisé a impi-toyablement scanné chaque ligne de ce livre.

À Ottavia Borea Maurice j’adresse mon admiration et ma reconnaissance pour l’intérêt qu’elle a porté à ce projet et pour son exemplaire esprit d’ouverture.

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Au cours de mes recherches passionnantes, j’ai rencon-tré près de deux cents personnes qui ont pris le temps de me parler de leurs expériences. Ce fut un privilège. En di-sant cela, j’espère que toutes les personnes que je n’ai pas eu la chance de rencontrer ne m’en voudront pas d’avoir laissé dans l’ombre leur propre vécu. Je suis en effet plei-nement conscient que ces Éclats de mémoire(s) résultent d’un choix subjectif de ma part, bien incapable de donner la mesure complète de la prodigieuse diversité et de l’enver-gure du personnel ex-yougoslave. Par conséquent je sou-haite que tous ceux qui ont, à un titre ou à un autre, porté les couleurs du CICR et de la Croix-Rouge sur ce territoire mouvant qui s’appelait la Yougoslavie soient ici remerciés pour leur engagement.

Jean-François Berger

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aBr év i at ions

ACF Action contre la Faim

AMTOR Amateur Teleprinting Over Radio (Système de transmission radio)

ECMM Mission d’observation de la Communauté européenne

FORPRONU Force de Protection des Nations Unies

FRR Force de réaction rapide

HCR Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés

HF Haute fréquence (gamme d’ondes radio)

HK Herzegovina Korpus

HV Hrvatska Vojsca (Armée croate)

HVO Hrvatsko Vijece Obranu (Conseil de Défense croate)

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JNA Jugoslavenska Narodna Armija (Armée populaire yougoslave)

KVM Kosovo Verification Mission, Mission de vérification au Kosovo

MINUK Mission d’administration intérimaire des Nations Unies au Kosovo

MSF Médecins Sans Frontières

OSCE Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe

OTAN Organisation du Traité de l’Atlantique Nord

PACTOR Protocole de transmission de messages radio

RPG Rocket Propelled Grenade (lance-roquettes)

UCK Ushtria Çlirimtare e Kosovës (Armée de libération du Kosovo)

VHF Very high frequency (Bande radio à très hautes fréquences)

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cHronologie le s c on f l i t s e n e x-youg o sl av i e 1991-2001

1980 Mort de Tito (4 mai)

1991 Les Serbes de Krajina proclament leur séparation d’avec la Croatie (28 janvier)

1991 Proclamation d’indépendance de la Slovénie et de la Croatie (25-26 juin)

1991 Guerre de Slovénie (27 juin-6 juillet)

1991 Affrontements serbo-croates en divers points de Croatie

1991 Chute de Vukovar (17 novembre)

1992 L’Allemagne reconnaît la Slovénie et la Croatie (15 janvier)

1992 La FORPRONU se déploie dans les zones de protection en Croatie (7 avril)

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1992 Début du conflit en Bosnie-Herzégovine (dès avril)

1992 Proclamation de la République fédérative de Yougoslavie (RFY) réunissant la Serbie et le Monténégro

1992 Attaque d’un convoi du CICR à Sarajevo : Frédéric Maurice, chef de délégation, est tué (18 mai)

1993 Reprise des hostilités entre les forces croates et la République serbe de Krajina (janvier)

1993 Création par le Conseil de Sécurité de l’ONU du Tribunal pénal international (22 février)

1993 Création par l’ONU de six zones de sécurité en Bosnie-Herzégovine : Sarajevo, Tuzla, Zepa, Bihac, Gorazde et Srebrenica (6 mai)

1993 Offensive des forces paramilitaires croates contre les Musulmans bosniaques de la région de Mostar (début mai)

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cHronologie - suite

1993 Les Croates d’Herzégovine proclament une République indépendante d’Herceg-Bosna (24 août)

1993 Le vieux pont ottoman de Mostar est détruit par les forces croates d’Herzégovine (9 novembre)

1994 Création de la Fédération croato-musulmane de Bosnie-Herzégovine (2 mars)

1995 La Croatie et la Bosnie concluent une alliance militaire contre les Serbes (mars)

1995 Offensive éclair (Opération Flash) de l’armée croate en Slavonie occidentale (1er - 2 mai)

1995 L’OTAN bombarde les positions serbes autour de Pale, en Bosnie. En représailles, les Serbes prennent en otages des soldats et des observateurs de l’ONU (25 mai)

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1995 Les Serbes de Bosnie envahissent la zone de sécurité de Srebrenica qui tombe le 11 juillet. Près de 8’000 Musulmans périssent.

1995 Offensive importante (Opération Storm) de l’armée croate en Krajina (4 août)

1995 Bombardements massifs sur les Serbes de Bosnie par l’OTAN et entrée en action de la Force de réaction rapide (30 août)

1995 Cessez-le-feu généralisé (10 octobre)

1995 Négociations et signature des accords de paix de Dayton (novembre-décembre)

1997 Apparition de l’UCK, l’Armée de libération du Kosovo

1998 Les affrontements UCK - forces serbes se multiplient dans la province

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cHronologie - suite

1999 Du 24 mars au 10 juin 1999 : frappes de l’OTAN contre la Serbie et les troupes serbes au Kosovo. Des centaines de milliers d’Albanais fuient la province en direction de l’Albanie, de la Macédoine et du Monténégro

1999 Déploiement de la MINUK Plus de 200’000 Serbes et d’autres non-Albanais fuient les représailles des séparatistes albanais

2001 Affrontements entre forces macédoniennes et rebelles de l’UCK dans le nord de la Macédoine (dès avril)

2001 Déploiement de l’OTAN en Macédoine Les belligérants signent un accord de paix à Ohrid sous les auspices de l’OTAN et de l’Union européenne (août)

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