Échappée de francis rissin - chapitre viii

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1 J’ai les idées encore un peu embrouillées, mais c’est surtout parce que je n’ai pas dormi de la nuit. Je suis restée là, assise sur le lit de cet hôtel miteux, à regarder l’enregistrement une bonne centaine de fois. Je pourrais encore m’allonger et fermer les yeux, mais c’est inutile, le sommeil ne vien- dra pas, ce sont encore les mêmes images qui défileront sous mes pau- pières. Et puis il vaut mieux que je reste éveillée. Je sais qu’ils vont venir, je sais qu’ils sont à ma recherche. Je pourrais appeler Sébastian, mais je crois que Sébastian est mort ; et si une voix me répond à l’autre bout du fil, allez savoir si ce ne sera pas celle de quelqu’un d’autre, même si elle ressemble parfaitement à la sienne. Où je me trouve ? Je serais bien incapable de vous le dire. Je pourrais me lever et aller regarder par la fenêtre, mais peut-être qu’ils sont sur le trottoir d’en face, peut-être qu’ils attendent que je me mette à découvert pour me faire taire d’une balle dans le front. Je suis bien là où je suis. Les murs de la pièce ne sont plus tout blancs, mais les rayons du soleil les inondent de lumière. Le film de la nuit dernière passe et repasse en continu dans ma tête, je n’ai même plus besoin de baisser les yeux pour le regarder sur l’écran de ma tablette. Je suis tellement fatiguée. Il faudra bien pourtant que je dorme, que je reprenne des forces. Mais pour le moment, le sang tape en- core trop fortement contre mes tempes, et les pensées font la toupie dans mon crâne. Ce qui m’est arrivé hier ? Vous n’allez pas me croire tout de suite. Pour ça, il faut que je revienne un peu en arrière. Échappée de Francis Rissin Chapitre VIII

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Échappée de Francis Rissin - Chapitre VIII

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J’ai les idées encore un peu embrouillées, mais c’est surtout parce queje n’ai pas dormi de la nuit. Je suis restée là, assise sur le lit de cet hôtelmiteux, à regarder l’enregistrement une bonne centaine de fois. Je pourraisencore m’allonger et fermer les yeux, mais c’est inutile, le sommeil ne vien-dra pas, ce sont encore les mêmes images qui défileront sous mes pau-pières. Et puis il vaut mieux que je reste éveillée. Je sais qu’ils vont venir,je sais qu’ils sont à ma recherche. Je pourrais appeler Sébastian, mais jecrois que Sébastian est mort ; et si une voix me répond à l’autre bout dufil, allez savoir si ce ne sera pas celle de quelqu’un d’autre, même si elleressemble parfaitement à la sienne.

Où je me trouve ? Je serais bien incapable de vous le dire. Je pourraisme lever et aller regarder par la fenêtre, mais peut-être qu’ils sont sur letrottoir d’en face, peut-être qu’ils attendent que je me mette à découvertpour me faire taire d’une balle dans le front. Je suis bien là où je suis. Lesmurs de la pièce ne sont plus tout blancs, mais les rayons du soleil lesinondent de lumière.

Le film de la nuit dernière passe et repasse en continu dans ma tête, jen’ai même plus besoin de baisser les yeux pour le regarder sur l’écran dema tablette. Je suis tellement fatiguée. Il faudra bien pourtant que jedorme, que je reprenne des forces. Mais pour le moment, le sang tape en-core trop fortement contre mes tempes, et les pensées font la toupie dansmon crâne. Ce qui m’est arrivé hier ? Vous n’allez pas me croire tout desuite. Pour ça, il faut que je revienne un peu en arrière.

Échappée de Francis Rissin

Chapitre VIII

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*

La première fois que j’ai vu Francis Rissin en chair et en os, c’était il ya deux ans, le jour des cérémonies du 14 juillet. Je l’ai vu de loin, il y avaitun monde fou sur les Champs-Élysées. Vous étiez là aussi j’imagine. Peut-être que nous nous sommes croisées sans le savoir, votre visage me ditquelque chose. Ou alors vous n’auriez pas une sœur ? Une sœur jumelle ?Je suis sûre de vous avoir déjà vue quelque part.

Il était debout sur un véhicule blindé de combat d’infanterie (VBCI),il faisait de grands signes à la foule, massée des deux côtés de l’avenue. Ilétait loin, je ne l’aurais jamais reconnu si quelqu’un ne l’avait pas montrédu doigt en disant : « Regardez, c’est Francis Rissin ! » Les enfants battaientdes mains, un sourire incrédule illuminant leur visage, pendant que leursparents agitaient ces petits fanions tricolores qu’on pouvait se procurerpour quelques poignées de centimes.

Il était entouré de soldats aux costumes serrés comme ceux des hautsgradés. Ils marchaient d’un pas sûr et confiant, leur fusil posé sur l’épaule,escortant le char de combat. Francis Rissin lançait ses mains ouvertes d’uncôté et de l’autre, comme pour dire vous aussi vous êtes là. Et puis il atourné son visage dans notre direction. J’ai même cru un instant que c’étaitmoi qu’il regardait. Je vous l’ai dit, il était vraiment loin. Mais je ne saispas. J’ai eu l’étrange impression que ce n’était pas tout à fait lui, que cen’était pas tout à fait Francis Rissin – que c’était quelqu’un d’autre.

Je suis rentrée chez moi dans un drôle d’état. J’avais le sentiment quequelque chose clochait – mais sans savoir si c’était là, dehors, ou si ça sepassait à l’intérieur de ma tête.

Mais aujourd’hui je sais. Je sais par exemple que quand quelqu’un dit« Francis Rissin », il ne faut pas prendre ce nom au pied de la lettre. Il nefaut pas le prendre pour ce que les logiciens appellent un « désignateur ri-gide », c’est-à-dire un nom propre qui désignerait le même individu danstous les monde possibles – vous me suivez ? Autrement dit, si vous dites« Francis Rissin », vous pouvez faire allusion à quelqu’un de particulier,mais également à quelqu’un d’autre, éloigné spatialement de celui-là. Je

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ne sais pas si je me fais bien comprendre.Il n’y a pas qu’un seul Francis Rissin. Il y en au moins deux, même si

je crois qu’il y en a beaucoup plus que ça, en vérité, qu’il y en a des di-zaines, des centaines – même si je crois que Francis Rissin est une fouleinnombrable. Je ne vous parle pas d’homonymes. Si vous cherchez lescoordonnées de Jean Martin ou de Marie Bernard dans l’annuaire, vousallez évidemment avoir l’embarras du choix, surtout si vous n’avez pasd’adresse pour vous aider à faire le tri. Mais quand je dis qu’il y a plusieursFrancis Rissin, je ne parle pas seulement de son nom. Je parle aussi de l’in-dividu que ce nom désigne.

Mais laissez-moi vous raconter ce qui m’est arrivé ces dernières se-maines.

*

Tout à commencé le jour du Grand Jubilé. C’était l’année dernière, enmai ou en juin je crois – ma mémoire me joue des tours. Francis Rissinvoulait fêter l’anniversaire de son accession au pouvoir sur le Champ-de-Mars, là même où Napoléon Ier avait procédé à la Distribution des aigles,quelques jours après son couronnement. Il voulait offrir un nouveau mes-sage d’amour et de paix à tous les Français, et pourquoi pas leur toucherle bras ou l’épaule, pour leur montrer qu’il vivait bien dans le mêmemonde qu’eux.

Encore fallait-il un édifice qui fût à la hauteur d’un tel événement. Àsa demande, les jardins furent entièrement rénovés. C’est Karine Macaire,une paysagiste virtuose, qui fut chargée du projet, et il faut bien recon-naître qu’elle a fait un travail remarquable, le lieu n’a plus rien à envieraux jardins du parc du château de Versailles. Mais vous savez que le chef-d’œuvre de ce chantier pharaonique a été la construction, au centre de lazone, d’une gigantesque Arena, dont la réalisation a été confiée cette foisà Nicolas Michelin. Celui-ci s’est inspiré des arènes de Nîmes et de celles,plus modernes, de Bayonne – mais également du célèbre Circus Maximus,qui pouvait déjà accueillir plus de trois cent mille spectateurs, si l’on encroit les catalogues romains.

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Vous vous souvenez de ces engins de chantier qui ont répandu leurbourdonnement assourdissant et leurs traînées de poussière dans les ruesde la capitale pendant les mois d’hiver ? Certains rabats-joie jugèrent quela note allait être un peu salée, et ils ne manquèrent pas de le faire remar-quer à la Cour des comptes. Mais après tout, il s’agissait du jubilé de Fran-cis Rissin, et rien n’eût été trop beau ou trop dispendieux pour une telleoccasion. C’est pourquoi Nicolas Michelin avait vu les choses en grand.

Le Centre Pompidou avait eu ses détracteurs. L’Arena de France a évi-demment eu les siens. On a beaucoup glosé sur son architecture néo-clas-sique très « années 80 », avec un petit côté Ricardo Bofill, qui cadraitquand même mal avec la finesse des dentelles métalliques de la Tour Eiffeld’un côté, et les bas-reliefs du château de l’École militaire de l’autre.

Mais quelle prouesse tout de même, et quel génie ! C’est comme si Ni-colas Michelin avait étiré les arènes de Nîmes sur plus de six ou sept centmètres de long – dessinant une oblongue parfaite. Les murs d’enceintes’élèvent aujourd’hui à la verticale à plus de cent trente mètres au-dessusdu sol, pour redescendre de l’autre côté sur vingt-sept niveaux de gradins.

Vous savez que l’Arena à proprement parler couvre quatre cent vingtmille mètres carrés au sol, soit la superficie de cinquante-huit terrains defootball ? Les Chinois peuvent aller se rhabiller avec leur stade du PremierMai, car elle a une jauge – accrochez-vous bien – de plus de cinq centmille spectateurs.

Le jour du Grand Jubilé, ils ont installé des écrans gigantesques dansces somptueux jardins à la française qui entouraient l’édifice, pour ceuxqui n’auraient pas la chance de pénétrer dans la sacro-sainte architecture,de même qu’un imposant dispositif de sonorisation, pour que la voix deFrancis Rissin se répercute dans tous les quartiers de la capitale.

*

J’ai suivi une bonne partie de la retransmission en direct live sur ma ta-blette. Je me souviens de cette forêt de drapeaux tricolores qui flottait fiè-rement au-dessus de la foule, et qui disparaissait à l’horizon. Ça me faisaitpenser à ce tableau magnifique, vous savez, La Rue Montorgueil de Claude

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Monet – mais aussi au 14 juillet à Paris de Van Gogh, que je trouve quandmême un peu plus triste que l’autre.

Je n’étais pas dans la capitale ce jour-là, hélas ! Vous imaginez ma dé-ception. Vous y étiez sans doute – tout le monde y était. C’était pourtantun dimanche, mais j’avais été retenue à Juan-les-Pins jusque tard dans lamatinée, pour des histoires de droits de succession. C’était trop tard pourremonter sur Paris et assister à la fête. J’ai donc regardé les premièresimages sur TF1HD, et puis j’ai rangé ma tablette, et j’ai marché jusqu’aucap d’Antibes, histoire de chasser ma déception en profitant de cette bellelumière qui se reflétait sur les eaux de la Méditerranée.

J’ai suivi un petit sentier perché à flanc de rochers, avec la mer bleued’un côté, et les hauts murs des villas de luxe de l’autre, avec leurs rempartsbardés de caméras de surveillance, de fils barbelés, de tessons de bouteille– ces palaces survolés en permanence par des drones minuscules qui res-semblaient presque à des libellules. Ce n’est pas pour rien j’imagine qu’onsurnomme ce lieu la « baie des Milliardaires ».

Je savais que quelques grandes fortunes russes étaient venues s’installerici, et même que Vladimir Poutine avait séjourné plusieurs fois au châteaude la Garoupe, chez son vieil ami Boris Berezovsky. Mais ça m’était bienégal ce jour-là. Je regardais la mer qui venait clapoter contre ces promon-toires rocheux découpés par les vagues. Le panorama était exceptionnel.À l’ouest je pouvais apercevoir les îles de Lérins, avec leur ceinture claireet leur toison de pins maritimes, et à l’est les premiers sommets du Mer-cantour.

Et puis j’ai aperçu un grand trimaran de course au loin, peut-être leMaxi Banque Populaire V ou le Groupama 3. J’étais en train de déchiffrerle nom qui se détachait sur ses flotteurs et sa grande voile colorée, lorsquej’ai surpris des bribes de conversation, de l’autre côté d’un petit portailnoir qui coupait le mur d’enceinte d’une magnifique propriété.

Vous savez comment fonctionne l’esprit humain. Saisie par un irrésis-tible élan de curiosité, je me suis approchée de la barrière sans faire debruit. De l’autre côté, dans un superbe jardin exotique, j’ai aperçu unhomme dont le visage m’était vaguement familier. Il était en train de parleravec une femme qui avait le visage refait d’un ancien top-model. Le rouleau

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de ma mémoire s’est dévidé de manière presque automatique. J’ai passéen revue le visage de mes proches et de mes connaissances plus lointaines,et puis celui des personnalités qui avaient fait la une des sites d’informationces dernières semaines.

Et puis d’un seul coup je l’ai reconnu. C’était lui, avec un polo Lacosteet des lunettes de soleil Christian Dior remontées sur le haut du crâne. Ilparlait d’une voix grave à cette jolie femme vêtue comme une secrétaired’État. Il avait le teint halé et des yeux bleus comme les eaux claires de laMéditerranée. Impossible de se tromper. Ça ne pouvait être personne d’au-tre que lui. Il était là, à quelques mètres de moi. C’était Francis Rissin.

Vous pouvez imaginer ma stupéfaction. Cet homme qui s’adressait aumême moment à tous les Français, cet homme qui parlait depuis les hau-teurs d’une tribune installée au milieu de l’Arena de France, à Paris, cethomme était là, en face de moi, dans le jardin d’une luxueuse demeuredu cap d’Antibes. J’aurais pu rester scotchée là pendant des heures, àcontempler cette scène qui ne pouvait pas avoir lieu. Mais un promeneurest arrivé à ma gauche, et j’ai rapidement retrouvé mes esprits. J’ai dégainéma tablette, j’ai mitraillé la scène, et j’ai filé sur le sentier rocheux.

Je ne crois pas qu’il m’ait vue. Il avait l’air préoccupé seulement par soninterlocutrice, avec laquelle il semblait évoquer un sujet douloureux, mêmes’il la regardait de ce regard que prennent parfois les hommes, ce regardqui vous persuade que vous êtes la seule, qu’il n’y a pas d’autre femme quevous à la surface de la terre.

Je me suis hâtée de rejoindre le centre d’Antibes. J’ai marché sans m’ar-rêter jusqu’à la vieille ville, pour être sûre de ne pas être suivie. Et puis jeme suis engouffrée sous un porche, et je me suis assise sur le sol.

Après avoir repris mon souffle, j’ai sorti ma tablette et j’ai regardé lesphotographies que j’avais prises, quelques dizaines de minutes plus tôt.C’était bien son visage. Comment l’oublier ! C’était bien lui, c’était bienFrancis Rissin – il n’y avait aucun doute possible. Je transpirais abondam-ment, mais d’une transpiration de fièvre. Mon t-shirt n’était plus qu’unegrande flaque froide plaquée contre mes omoplates. Je crois que je trem-blais.

Alors j’ai cliqué du bout de l’index sur la petite icône TF1HD, qui se

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trouvait en haut à gauche de l’écran. Il y avait beaucoup de lumière dehors,mais j’étais cachée dans la pénombre, l’image était parfaite.

Plan d’ensemble. Les pointes des drapeaux se croisent au zénith et la foule applaudit,

massée sur ces cascades de gradins qui montent presque jusqu’au ciel. Lesspectateurs se sont levés en signe d’ovation et une gigantesque clameurmonte au-dessus de l’Arena, comme un chant de triomphe. Il est presquequatorze heures. Au loin, derrière le pupitre transparent qui a été placé aucentre de la tribune, le dos bien droit dans son costume de gala impecca-ble, les yeux fixes, le menton légèrement baissé dans une posture de grati-tude et de déférence, se découpe la silhouette de Francis Rissin, qui n’apas bougé depuis tout à l’heure.

Cut. Gros plan. Le visage de Francis Rissin apparaît seul sur l’écran, les yeux brillants

d’émotion, les lèvres agitées d’un léger tremblement. Est-ce que le chefdes Français va pleurer ?

Cut. Plan américain.Francis Rissin lève la main droite, qu’il agite lentement en signe d’au-

revoir, puis il se baisse pour saluer la foule, à la manière des comédiens.Les applaudissement repartent de plus belle. C’est un triomphe. Il est là,au cœur de la métropole parisienne, au milieu de cette éblouissante archi-tecture – et cinq-cent-mille personnes peuvent en témoigner.

Et pourtant je l’ai vu, je l’ai vu de mes yeux, en train de converser aveccette femme, dans le parc luxuriant d’une propriété du Cap d’Antibes. Jel’ai vu, et il y a ces photos, gravée dans la mémoire morte de ma tablette,qui attestent que je n’ai pas rêvé.

Quand je l’ai revu la fois suivante, les événements se sont un peu pré-cipités, puisque je lui ai troué la cervelle avec mon revolver. Mais chaquechose en son temps, ne brûlons pas les étapes.

*

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Qu’est-ce que la folie ? Je crois que la folie a à voir avec l’impossibilitéde parler à quelqu’un d’autre, l’impossibilité de partager ce qu’on a vu, cequ’on a entendu, ce qu’on a compris. La folie a quelque chose à voir avecla solitude et le silence.

Ce que j’avais vu était trop invraisemblable, trop fou pour que je puissele confier comme ça au premier venu, au premier passant croisé au hasardsur la plage. J’aurais pu m’arrêter dans un bistrot, m’asseoir au comptoir,commander un petit jaune, et raconter ce qui venait de m’arriver à monvoisin de gauche ou à mon voisin de droite – ou même au barman, sij’étais la seule cliente. Parce que ça me brûlait la gorge, ça me brûlait labouche, ça me brûlait les lèvres. Il fallait que je crache la vérité à quelqu’un,ne serait-ce que pour m’assurer que ça avait vraiment eu lieu, que je n’avaispas rêvé. Et dans le même temps, je craignais qu’on me ligote comme unedémente et qu’on me jette dans une cellule de l’asile le plus proche, dèsqu’on aurait entendu ce que j’avais à raconter.

La folie, c’est la nécessité impérieuse de parler, et l’impossibilité de lefaire. Et je repensais à ces individus qui vous alpaguent parfois dans la rue,et vous déballent des récits invraisemblables, sans jamais vraiment prendrela peine de s’assurer que vous les écoutez ou non – ces individus dont ona toujours beaucoup de peine à se dépatouiller, et qu’on entend encoreparler aux murs, longtemps après qu’on a pris congé d’eux.

Un jour, quand je vivais encore à Rennes, l’un d’entre eux m’a suiviejusque devant ma porte. Il avait une barbe poivre et sel en éventail, et deschicots à la place des dents. Il parlait d’une voix bêlante et criarde, certainsbouts de phrases se perdaient loin dans les aigus. Il n’était pas méchant,en définitive. Il lui était arrivé une histoire pas commune, une histoireavec des pompiers volontaires, dans une caserne des environs – pardon-nez-moi si j’ai oublié les détails. J’ai fini par sortir mes clés, par me faufilerdans l’embrasure et par refermer derrière moi. J’ai posé mon manteau,mes affaires. Je suis allée me vider la vessie dans les toilettes. Et quand jesuis sortie de là, il n’avait pas bougé d’un pouce, il était toujours en trainde me parler à travers la porte.

Aujourd’hui, après ce qui m’est arrivé, je me demande ce qu’il avaitbien pu voir, ce pauvre homme, pour qu’il ait eu le besoin si pressant de

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me le raconter, comme si sa vie en dépendait. Et je dois dire que j’en étais presque arrivée à ce genre d’extrémités.

J’étais prête à sauter sur le premier venu et à tout lui raconter, à lui ouvrirma conscience comme à un psychanalyste, à lui dire que je l’avais vu, queje l’avais vu de mes yeux, à lui avouer que Francis Rissin n’était pas à Parisce jour-là, qu’il n’était pas sur le Champs-de-Mars, que c’était bidon, quec’était truqué – qu’il était ailleurs, dans le jardin d’une luxueuse propriétéde la Côte d’Azur.

*

Le lendemain, tout le monde parlait du grand événement de la veille.Ça avait été un moment rare, un moment d’exception. Malgré le demi-million de Français qui était venu se masser dans l’Arena, l’agence Spec-taculaires était parvenue à créer une ambiance intime et chaleureuse, grâceà une mise en scène de lumière et un somptueux habillage scénographique,et chacun était ressorti de là avec des étoiles plein les yeux, et la convictionque Francis Rissin avait parlé juste pour lui. D’ailleurs son discours avaitété excellent. Ça faisait longtemps qu’on n’avait pas entendu quelque chosecomme ça. Ça changeait des mensonges et des niaiseries que les derniersprésidents crachaient à la gueule des Français, dès qu’un micro traînaitdans les parages.

Après une bonne nuit de sommeil, mes angoisses s’étaient éclipsées. Jeme sentais d’attaque pour mener ma petite enquête. Je n’étais pas folle.J’avais vu Francis Rissin de mes yeux et j’en avais la preuve. Il devait yavoir à tout cela une raison simple et logique, et j’étais bien décidée à ladécouvrir.

J’ai commencé par lire la presse du jour, assise dans l’arrière-salle duMétro des Lilas, une grande brasserie où j’avais l’habitude de prendre undéca allongé, après la piscine. Le portrait de Rissin s’étalait en grand à laune des journaux et des sites d’information en ligne, et je le trouvais, com-ment dire... changé ! Il n’avait plus cette aura de sainteté qui irradiait deson visage hier midi, quand il s’exprimait devant les Français. Mais c’étaitlui quand même, c’était Francis Rissin, la légende des photographies l’at-

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testait – c’était celui qui nous avait rassuré la veille de sa voix douce etbienveillante, qui nous avait promis que la crise était passée, que l’avenirnous appartenait, que la France allait retrouver la vigueur de sa premièrejeunesse.

J’ai parcouru le dossier que Libération consacrait à l’événement. C’estvrai qu’il avait l’air fatigué, notre héros national. Et il y avait sans doutede quoi. Ça devait être un brin stressant de prendre la parole comme çadevant un demi-million de personnes – quarante millions en comptantles téléspectateurs. Il n’avait pas fait la moindre faute de diction, le moindrelapsus. Ses conseillers en communication avaient dû le booster à bloc,pour réaliser cette petite performance. Il avait dû se sentir infiniment sou-lagé, en quittant la scène ; mais je me suis dit qu’il lui faudrait quandmême plusieurs semaines pour s’en remettre. Franchement, il aurait mieuxfait d’envoyer quelqu’un à sa place !

Mon estomac se serra. C’était tellement évident que ça m’avait com-plètement échappé sur le moment. D’autant que c’était la seule explicationpossible – dès lors qu’on renonçait à l’hypothèse de la bilocation.

Francis Rissin avait un sosie, voilà tout ! Ce n’était pas plus compliquéque ça. Et même, c’était une vieille ruse de leader politique, du moins deceux qui avaient une petite inclination à la paranoïa. Les grands dirigeantsdu XXe siècle y avaient tous eu recours, à un moment ou un autre de leurrègne, que ce soit par commodité personnelle ou par crainte de se faireassassiner par un opposant politique.

On racontait ainsi que Joseph Staline avait enrôlé des jeunes paysansqui lui ressemblaient à s’y perdre, qu’il leur avait appris à parler commelui, à se déplacer comme lui, à rire comme lui, au point d’en faire de vé-ritables clones. Sadam Houssein avait également toute une panoplie dedoubles, qu’il envoyait aux quatre coins du monde pour s’entretenir avecles chefs d’État, pendant qu’il restait dans son palais présidentiel à jouer àla console. Dieter Buhmann, un médecin-légiste allemand épris de bio-métrie et d’expertise crâno-faciale, avait révélé la supercherie grâce à uneméthode infaillible qui lui avait permis de discriminer les différentes in-carnations du président de la République d’Irak.

Certains prétendaient que Vladimir Poutine avait quatre sosies, qu’on

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apercevait de temps en temps à la télévision, et que Barack Obama enavait un qu’il gardait en lieu sûr dans une base secrète, au cas où. En vérité,c’était un grand caprice de politicard, auquel du reste toutes les vedettesdu show-biz étaient tentées de céder une fois ou une autre au cours de leurcarrière ; c’était un stratagème vieux comme la Grèce, même si je devaisdécouvrir par la suite, grâce à une autre méthode imparable, que FrancisRissin l’avait poussée beaucoup plus loin que ses homologues étrangers.Mais j’y viendrai un peu plus tard.

*

Je suis remontée immédiatement chez moi, je me suis préparé une tassede thé noir et je me suis enfoncée dans mon gros fauteuil Roset, celui quej’avais trouvé sur le trottoir, en bas de mon immeuble, quelques annéesplus tôt.

J’essayais d’imaginer la scène. Un beau jour, en se promenant du côtéde Courcouronnes ou de Savigny-le-Temple, Francis Rissin était tombésur un type qui lui ressemblait comme une parfaite réplique. Ils s’étaientfait la remarque, ça les avaient beaucoup amusés, l’un et l’autre. Et puisune fois rentré à Paris, ça l’avait fait pas mal gamberger. Le lendemain, ilétait retourné sur les lieux de la rencontre, et il avait frappé chez le typeen question. Celui-ci avait été très étonné de le revoir si vite. Il lui avaitdit en riant qu’on ne se débarrassait pas comme ça de son reflet ! FrancisRissin avait souri, et il lui avait fait une proposition. L’autre avait très pro-bablement refusé, il avait une vie, une famille peut-être, des projets pourles années à venir – il ne pouvait pas tout plaquer comme ça. Mais envoyant les billets s’amonceler devant lui, ses yeux s’étaient mis à briller. Ilavait demandé à son interlocuteur s’il avait déjà des sosies ou s’il serait lepremier, et à ce moment-là Francis Rissin avait su que l’affaire étaitconclue.

Ensuite tout avait été très vite. Le type était passé sur la table du chi-rurgien. On lui avait retouché très légèrement le nez, les pommettes, lementon – pas besoin d’en faire trop, ils se ressemblaient presque commel’étoile du soir et l’étoile du matin. Et ma foi le tour était joué ! Francis

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Rissin disposait maintenant d’un parfait sosie, qui pourrait prendre la pa-role à sa place, en cas d’imprévu ou de petit coup de mou, juste avant demonter sur la scène.

Et justement, Francis Rissin avait promis qu’il s’exprimerait la veilledevant tous les Français, depuis la tribune de l’Arena de France, et il n’étaitpas question d’annuler ce grand moment de rassemblement national pourune petite baisse de tension ou de moral.

Tout s’expliquait. Pour une raison ou une autre, Rissin s’était trouvédans l’incapacité de monter sous les projecteurs, soit qu’il ne se sentît pasd’attaque ce jour-là, soit que des affaires plus pressantes eussent requis saprésence – et ils avaient fait monter son sosie, pour qu’il fasse le job à saplace. Francis Rissin était parti se refaire une petite santé au soleil, du côtédu cap d’Antibes justement, et pendant ce temps l’autre avait prononcé lemême discours, de la même voix douce et confiante, fixant les Français dumême regard doux et bienveillant. Et fallait-il blâmer quelqu’un pour ça ?

*

Dans la soirée, j’ai voulu aller me détendre un peu à la piscine des Tou-relles, qui se trouve juste derrière chez moi, avenue Gambetta. Il y avaitbeaucoup de monde. Ça paraissait difficile de se relaxer au milieu de cesnageurs qui transformaient le bassin en océan démonté. Alors je suis alléeme détendre dans les jacuzzis qu’ils avaient installé là quelques semaineplus tôt. Bizarrement, ça n’avait pas l’air d’intéresser les habitués – ilsétaient presque vides.

L’eau était chaude. Les bulles glissaient le long de mes vertèbres et fi-nissaient leur course en éclatant sous mon menton. Pour la première foisdepuis plusieurs jours je me sentais infiniment calme et sereine, infinimentforte aussi. J’avais l’impression de maîtriser parfaitement la situation. Etsi les questions continuaient d’affluer dans ma tête, j’avais l’impressionqu’il me suffisait de claquer des doigts pour les faire s’envoler comme despapillons.

Un jet puissant me massait le postérieur. Tous mes muscles étaient dé-tendus par la chaleur. Ça faisait renaître en moi des sensations lointaines,

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des sensations primitives, des sensations de fœtus baignant dans un sac deliquide amniotique.

Je savais pourtant que je n’étais pas tirée d’affaire, que les choses allaientsans doute se corser un peu. Car à bien y repenser, si de nombreux chefsd’État avaient pu recourir à un tel stratagème, et s’il n’y avait pas nécessai-rement matière à s’en offusquer a priori, ce genre de pratique cadraitquand même assez mal avec le style « Francis Rissin ». Depuis le départ,il s’était présenté aux Français sans fard et sans artifice – ce en quoi il sedistinguait de tous ses prédécesseurs, pour lesquels il y avait assez peu dedifférence entre l’exercice du pouvoir et le carnaval de Nice.

Francis Rissin était arrivé, et il avait dit à ses compatriotes qu’il se mon-trerait toujours à eux tel qu’il était, dans sa nudité et sa vulnérabilitéd’homme, parce qu’il était un homme après tout, un homme comme eux.Ça avait fait son petit effet, on n’avait pas entendu ça depuis les Essais deMontaigne et les Confessions de Jean-Jacques Rousseau. Jusqu’ici, dans lescouloirs de l’Élysée, c’était plutôt Arlequin, Napoléon et Compagniecréole ! Il n’y avait pas assez de jours dans l’année pour que les dirigeantsdu pays enfilent tous les costumes de bal qui s’entassaient dans les placardsde la République.

C’est pourquoi ça paraissait quand même étonnant que Rissin ait cédéaussi rapidement à cette ficelle éculée de dictateur parano. Il jouait trèsgros, sur un coup pareil. Car si les Français apprenaient finalement qu’ilavait lui aussi un sosie, ils seraient d’autant moins disposés à lui pardonnerqu’il leur avait d’abord promis vérité et transparence. Dans ces conditions,il fallait que le secret reste bien gardé, car sa révélation pouvait entraînerun petit séisme politique. Et si quelqu’un découvrait malgré tout la su-percherie, quelqu’un dans mon genre, si vous voyez ce que je veux dire,alors il faudrait l’empêcher de parler par tous les moyens.

*

Je n’avais pas vraiment le choix. Pour me protéger, il fallait que j’éta-blisse le bien-fondé de ma découverte de manière irréfutable, et que j’enavise rapidement la presse ou un avocat.

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Le lendemain, devant mon écran, j’ai téléchargé le logiciel Face2Face,qui s’inspirait des méthodes de reconnaissance faciale mises au point parDieter Buhmann, ce médecin-légiste dont je vous ai parlé tout à l’heure.J’ai ouvert plusieurs photos officielles de Francis Rissin, auxquelles j’aiajouté les portraits en gros plan qui illustraient les articles sur le meetingdu Champ-de-Mars, ainsi que les clichés que j’avais pris la vieille à Antibesavec ma tablette.

En quelques fractions de secondes, le logiciel effectua pour chaqueimage un relevé de quatre-vingt à quatre-vingt-dix points caractéristiques,basé sur la morphologie crânienne, avant de leur attribuer une clé biomé-trique. À l’issue de la recherche, le programme était formel : il n’y avait làqu’un seul et même individu !

La méthode qui avait permis à Dieter Buhmann de démasquer les dif-férents visages de Sadam Hussein, c’est-à-dire in fine l’existence de ses dif-férents sosies, m’amenait à conclure que j’avais bien affaire, pour ma part,à un seul et même homme. Comme s’il n’y avait jamais eu qu’un seul etunique Francis Rissin.

Je peux vous dire que ça a complètement refroidi mon enthousiasme.D’une photo à l’autre, il y avait pourtant des micro-différences, qu’ils’agisse de l’implantation des poils, de la courbure des cernes, de la couleurde la peau ; mais elles avaient été jugées non pertinentes par le programmeinformatique, qui se basait sur les propriétés du visage qui résistent à l’usurede temps, ou aux contrefaçons de la chirurgie esthétique. Car si celle-ciavait fait des progrès spectaculaires ces dernières années, elle était encoreincapable de métamorphoser la structure générale d’un crâne humain.

Dans ces conditions, mon hypothèse s’écroulait. Il n’y avait pas plu-sieurs Francis Rissin, ni même deux. Il n’y en avait qu’un seul. Il n’y avaitque Francis Rissin en personne.

J’ai cru que j’allais devenir folle. J’ai fait défiler sur mon écran les clichésque j’avais pris au Cap d’Antibes. Le logiciel avait ajouté plusieurs dizainesde petits carrés verts sur le visage de Rissin, à chaque point remarquablede sa morphologie. J’ai feuilleté ensuite les photos que j’avais découpéesdans Libération, ponctuées elles aussi de ces mêmes petits carrés. Je n’enrevenais pas. Alors comme ça c’était le même type qui avait pris la parole

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depuis la tribune de l’Arena de France, et qui palabrait au même momentavec une jolie quarantenaire dans le jardin d’une propriété de luxe, à plusde neuf cent kilomètres de là !

J’ai avalé un comprimé de Xanax et je suis sortie m’aérer l’esprit. Quandj’ai envie de marcher un peu, il me suffit de descendre l’avenue Gambettapour tomber sur le cimetière du Père-Lachaise. Je ne sais pas pourquoi,mais c’est comme si je renaissais, chaque fois que je me perds dans ce dé-dale de tombeaux en ruines et de mausolées. C’est un lieu rare, comme ily en a peu sur cette terre. Un lieu où l’on prend conscience du passage dutemps, et de la vanité de l’existence humaine. Vous avez vu ces arbresnoueux qui ont poussé à même les stèles funéraires, et qui les ont lente-ment comprimées avec leur poigne de géant ? Quand je sors de là, je mesens lavée de toutes les pensées qui m’oppressaient en entrant, comme sila présence des morts me faisait l’effet d’un grand verre de jouvence.

En vérité, je n’étais pas encore tout à fait perdue. Il me restait quelqueshypothèse à considérer, avant de sombrer définitivement dans la folie.

Par exemple, la retransmission télévisée du Grand Jubilé avait pu êtredifférée – suffisamment en tout cas pour permettre à Rissin de faire legrand saut de Paris à Nice en Airbus présidentiel.

Mais ça paraissait quand même difficile à mettre en œuvre. Commentvoulez-vous monter un tour pareil, quand l’Arena est au centre de la ca-pitale, et que plusieurs millions de personnes sont censés y assister physi-quement, entre les veinards qui auront une place assise sur les tribunes, ettous les autres qui se tasseront sur les pelouses, les yeux rivés sur les écransgéants.

Ou bien Francis Rissin avait-il utilisé un avatar holographique 3D ? Jesavais que des progrès incroyables avaient été faits en matière de projectionen relief, et d’animation de clones virtuels, mais rien qui permît encored’atteindre ce degré d’illusion. Ou bien avait-il un frère jumeau dont ilaurait scrupuleusement caché l’existence à tous les Français ?

Non, décidément rien ne collait. Et progressivement, je me suis rési-gnée à accepter l’hypothèse la plus plausible, et la moins coûteuse entermes d’implications logiques, à savoir celle de ma propre confusion. Cen’était sans doute pas Francis Rissin que j’avais vu l’autre jour au cap d’An-

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tibes. Et si les photos que j’avais prises me soufflaient le contraire, je mesuis finalement persuadée qu’il s’agissait d’un concours de circonstances –un individu qui ressemble de loin à une personnalité peut en effet, sousune certaine lumière, le visage tourné selon un certain angle, une certaineexpression dans le regard, être prise ponctuellement pour elle, au pointpeut-être de tromper un logiciel comme Face2Face. Et puis il faut bienadmettre qu’elles étaient complètement floues.

Ça ne vous est jamais arrivé peut-être, de reconnaître quelqu’un dansla rue, d’aller à sa rencontre avec l’assurance d’un VRP, de lui tendre unemain, ou même un coin de joue pour lui faire la bise, et de constater audernier moment que vous vous êtes trompé, qu’il s’agissait d’un parfaitinconnu ?

*

C’est à peu près à ce moment-là que Sébastian m’a parlé de ses dernièresrecherches. Il travaillait depuis 2008 pour GENIX Labs, dans un labora-toire de Mantes-la-Jolie. C’était une petite boîte d’une dizaine de salariésqui développait des technologies de reconnaissance génétique à distance,pour les besoins de la police scientifique et des agents de sécurité de l’arméede terre.

Jusque là, c’était quand même tout un pataquès, de prendre l’empreintegénétique d’un individu. Je ne sais pas si vous vous rendez compte. Lesflics vous sortaient de votre cellule de garde-à-vue, ils vous foutaient uncoton-tige sous la langue pour récolter un peu de salive, ou bien ils vousarrachaient un cheveu, un poil du nez, ils vous coupaient un ongle ou ilsvous grattaient la surface de l’épiderme, pour faire tomber quelques peauxmortes. C’est à peine s’ils ne vous foutaient pas un doigt dans le cul, pouravoir un moulage de votre rectum. Et puis ils envoyaient ça dans un labo-ratoire spécialisé, à l’autre bout de la France, et je ne vous parle pas dunombre d’éprouvettes dans lesquelles ces prélèvements devaient passer,avant qu’on obtienne enfin votre profil ADN.

Mais cocorico ! Des chercheurs du CNRS avaient fait une série de dé-couvertes importantes permettant de décoder l’empreinte génétique d’un

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individu sans qu’on ait plus besoin de lui demander de tirer la langue, oude lui secouer la tête pour faire tomber ses cheveux blancs.

Jusqu’ici, les appareils étaient encombrants ; mais GENIX Labs venaitjustement de mettre au point un bijou de miniaturisation. C’était unesorte de stylet laser, qui permettait d’obtenir le profil génétique d’un in-dividu en le pointant avec le rayon. Il y avait un petit écran sur le crayon.Quand on dirigeait le faisceau sur un être vivant, et a fortiori sur un êtrehumain, une série de treize nombres, correspondant chacun à un locusparticulier, s’y affichait instantanément. Et si deux séries coïncidaient, c’estsimplement que vous aviez affaire à la même personne – avec un risqued’erreur de un sur dix puissance dix-huit.

J’ai commencé à raconter à Sébastian l’histoire des sosies de SadamHussein. Il avait déjà entendu parler de Dieter Buhmann. Comme si derien n’était, j’ai enchaîné sur Francis Rissin. Et s’il avait des doubles, luiaussi ? Et s’il avait des sosies ? Est-ce qu’il n’avait pas l’air complètement àcôté de ses pompes, parfois, à la télévision ? Et on le retrouvait pourtantquelques heures plus tard, sur une autre chaîne, frais et pimpant commeun jeune marié.

J’avais dit tout ça sur le ton de la blague. Ça l’a beaucoup fait rire. Enrevanche, il a ouvert de grands yeux, quand je lui ai dit qu’on pourraittenter l’expérience, avec son stylet – juste pour voir. Il a cru que je blaguaisencore. Et puis sa mine s’est assombrie, quand il a compris que j’étais sé-rieuse.

Alors je lui ai tout raconté, en commençant par cette rencontre im-promptue du cap d’Antibes.

Sébastian m’a écoutée sans m’interrompre. Et puis quand j’ai eu ter-miné mon récit, il a souri – mais d’un sourire dans lequel il y avait déjà del’excitation. Il faut dire que, sans être un farouche opposant au pouvoir, ildétestait profondément Francis Rissin. Il n’avait pas forcément de raisonsà mettre sur la table, nous en avions déjà parlé à de nombreuses reprises.Simplement sa tête ne lui revenait pas – et qu’est-ce que vous voulez yfaire ?

*

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J’avais rencontré Sébastian il y a plusieurs années de ça, à l’occasiond’une soirée chez des amis communs. Je me souviens très bien, c’était dansle triangle de Choisy, j’en avais eu pour plus d’une heure de métro. Il pleu-vait à verse ce jour-là. On s’est retrouvés plusieurs fois d’affilée sur le bal-con, pendant la soirée, bravant les gouttes pour tirer quelques bouffées decigarette. Je ne sais plus de quoi nous avons parlé, perchés au-dessus duvide. J’imagine qu’on a sorti les banalités d’usage – celles qu’on confie àun jeune inconnu quand on se retrouve avec lui dans un espace confiné,les vêtements ruisselants de pluie. Il m’a un peu fait la cour. Je me suislaissée faire gentiment, en rigolant comme une godiche chaque fois qu’ilsortait une connerie pour me charrier.

On a fait le chemin du retour ensemble. Il me tenait par le bras. Il n’ha-bitait pas très loin de chez moi, du côté de Stalingrad. À Belleville, il m’ademandé s’il pouvait me raccompagner jusqu’à ma porte, mais je lui ai ditque j’étais fatiguée, que je préférais rentrer seule. Il a eu l’air un peu déçu.Il est sorti de la rame en me faisant un sourire triste.

On s’est revus plusieurs fois ensuite. On a failli avoir une aventure, àl’époque. Je crois qu’il avait le béguin pour moi. Il ne me laissait pas in-différente non plus, mais sans que je sache trop pourquoi, j’ai toujourséconduit ses avances. Ce n’était pas le moment, sans doute. Il faut direqu’avec moi, ce n’est jamais vraiment le moment pour ce genre de choses.

Bref, le laboratoire dans lequel Sébastian travaillait était hautement sé-curisé, mais il m’a affirmé en riant qu’il pourrait assez facilement disons« emprunter » un stylet, le garder avec lui quelques jours, le temps de pro-céder aux vérifications que je suggérais, et puis le remettre gentiment à saplace – ni vu ni connu !

Justement, depuis le Grand Jubilé du Champ-de-Mars, Francis Rissinmultipliait les déplacements. On l’avait vu la veille à Coustellet, un toutpetit village du Lubéron, et les journalistes avaient annoncé qu’il allait dis-tribuer des poignées de main dans la région les jours prochains, du côtéde Tourves et de Gréoux-les-Bains, avant de s’exprimer sur la sécurité etl’identité nationale à Roubaix, à l’occasion d’un grand meeting.

Sébastian avait quelques jours de congé à prendre. Il m’a dit qu’il allait

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suivre Rissin pendant sa tournée des marchés de Provence, et puis qu’ilmonterait sur Roubaix.

Ce serait un jeu d’enfant. On était en pleine affaire Bollène, à ce mo-ment-là. À chacune de ses interventions, une marée de photographes etde journalistes suivait le chef des Français, pour le harceler de questionset le pousser à sortir une petite phrase, qu’ils pourraient faire circuler enboucle sur les réseaux. Sébastian n’avait qu’à se mêler à la foule, sortir sonstylet, le pointer sur Francis Rissin, et appuyer sur le petit bouton qui setrouvait au bout du crayon au bon moment.

Comme je m’y attendais, Sébastian me proposa de l’accompagner, dansle genre « allez, ça pourrait être une chouette virée, il doit faire un tempsmagnifique par là-bas, et puis ça nous changera des puanteurs de la régionparisienne ».

J’ai éconduit sa proposition en prétextant des piles de dossiers en retardqui m’attendaient sur mon bureau. En vérité, j’étais trop retournée parcette histoire pour faire une bonne compagnonne de voyage. Et puis jecommençais doucement à craindre pour ma peau. Si mes hypothèsesétaient corroborées, autrement dit si Sébastian établissait formellementque Francis Rissin avait des sosies, alors nous devenions immédiatementdes ennemis d’État, et j’avais ma petite idée sur le genre de traitementqu’on réservait, aujourd’hui encore, à ce genre d’indésirables.

Francis Rissin ne m’avait pas vue ce jour-là, je suis formelle. Mais lemur de la propriété était équipé de batteries de caméras de surveillance,et leurs images étaient sûrement analysées en temps réel par des logicielsde détection des comportements déviants, puis enregistrées sur des disquesdurs protégés, et finalement visionnées par des agents de sécurité en chairet en os.

Or j’avais bel et bien levé ma tablette et pris plusieurs clichés de lascène. Et c’était suffisant sans doute pour convaincre le juge d’un tribunalmilitaire que je représentais une menace importante pour les affaires de laFrance, et qu’il était donc nécessaire de m’enfermer à vie dans une geôlesecrète, avec tous les prisonniers politiques du pays.

J’ai passé des jours affreux, et des nuits affreuses. J’avais demandé à Sé-bastian de m’appeler tous les soirs, pour me tenir au courant des avancées

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de l’opération ; mais il m’a laissé sans nouvelles pendant presque une se-maine. Je zappais d’une chaîne à l’autre sur ma télévision, à la recherchede la moindre image ou de la moindre vidéo qui m’eût permis de l’aper-cevoir, noyé dans la masse des sympathisants de Francis Rissin. J’apprisde cette façon que ce dernier s’était arrêté à Lorgues, à Barjols, à Saint-Paul-lès-Durance, avant d’atterrir à Pourrières.

*

Le juge Bollène avait dévoilé une série de malversation financières, liéesà la construction de l’Arena de France. En effet, une entreprise de BTPdont le dirigeant était proche du pouvoir avait été favorisée au momentde l’appel d’offres, et cela contrevenait au principe fondateur de la concur-rence libre et non faussée, auquel la France était toujours tenue, même sielle avait quitté l’OCDE. Sauf que ça faisait bien rire Francis Rissin, et ilne manqua pas de revenir sur ce point le soir de son allocution roubai-sienne.

La concurrence libre et non faussée ? Autant dire la pénétration anale !Ça n’existait que sur le papier, la concurrence libre et non faussée, ça n’exis-tait que dans les manuels de classe, pour faire croire à tous les sots quechacun a sa chance, sur le grand ring de l’économie globalisée. Sauf queles choses ne se passaient jamais comme ça. Et même c’était exactementle contraire. Ceux qui brandissaient ce principe le brandissaient toujoursà destination de leurs concurrents, pendant qu’ils profitaient de leur miseen examen pour se mettre en situation de monopole. En vérité, on com-mençait à les connaître, ces technocrates qui disaient des choses, pendantqu’ils faisaient exactement le contraire ! S’ils voulaient jouer aux gendarmeset aux voleurs, grand bien leur en fasse ; mais alors qu’ils restent entre eux,et qu’ils n’entraînent pas les Français dans leur grande course à l’échalote,où ceux qui respectent les règles sont toujours les premiers à se faire éjecter.La concurrence libre et non faussée ? Autant dire l’enculage à sec !

Francis Rissin, quant à lui, avait d’autres projets pour la France. Plutôtque de s’en remettre aux lois scélérates de l’économie, où c’était toujoursle plus gros qui dévorait tous les autres, ces lois qui avaient déjà coûté à la

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France le fleuron de son industrie nationale, dévoré par des vautours in-diens et chinois qui continuaient de s’engraisser aux frais du contribuable,il préférait à présent privilégier ses compatriotes ! Eh oui, ses compatriotes !Ce n’était pas plus compliqué que ça. Est-ce que les Français ne consti-tuaient pas une grande famille ? Et alors quel problème y avait-il à confierla construction de l’Arena à un frère ou à une sœur, voire même à un cou-sin issu de germain ? Y avait-il là quelque chose de déshonorant, quelquechose d’injuste ? Est-ce qu’on pouvait sérieusement continuer à gaver cesmultinationales sans foi ni loi, qui battaient des pavillons lointains, quanddes proches peinaient à remplir leur carnet de commandes ? N’était-ce pasplutôt ce petit juge zélé qui déshonorait la France, à vouloir la livrercomme ça au plus offrant, à vouloir la brader encore pour que les inves-tisseurs étrangers continuent de s’enrichir sur le dos des Français ? Laconcurrence libre et non faussée ? Autant dire le fist-fucking !

Francis Rissin tendit son index droit en direction des caméras de télé-vision, pour s’adresser directement au juge Bollène, qui le regardait sûre-ment derrière son écran, avachi sur le canapé de son salon. Qu’il continueun peu à faire le malin, et il serait bon pour la dégradation nationale ! Onl’enverrait se faire voir en Chine et au Bangladesh, où il pourrait sentirdans sa chair ce que c’était, en réalité, la concurrence libre et non faussée– il lui faudrait des mois avant de pouvoir s’asseoir sans hurler de douleur,quand les nouveaux seigneurs du grand capital le laisseraient enfin sortirde leur gang bang.

Alors Francis Rissin se retourna vers la foule, et il y eut un tonnerred’applaudissements, suivi d’une gigantesque ovation. Comme d’habitude,des drapeaux immenses flottaient au-dessus d’un océan de visages transis.Au milieu de la salle, un vigile attentif aurait pu apercevoir un hommed’une quarantaine d’année avancer laborieusement en direction de lascène. Les spectateurs tendaient leurs tablettes et leurs téléphones pourimmortaliser ce moment d’une photo souvenir. Personne ne fit attentionà lui lorsqu’il sortit de sa poche une espèce de crayon bic et qu’il le pointasur l’orateur ; personne ne vit le faisceau laser qui s’en échappa et qui dis-parut un millième de seconde plus tard.

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*

Sébastian m’a appelée tard dans la soirée, et nous avons pris rendez-vous pour le lendemain après-midi, dans un café de la rue Saint-André-des-Arts, pas très loin de chez sa mère, chez laquelle il devait d’abord allerdéjeuner. Ça avait marché nickel. Il avait suivi Francis Rissin à la tracecomme un paparazzi. À chacune de ses apparitions, il avait enregistré sonprofil génétique dans la mémoire du stylet. Et puis pour finir, il avait quittéla belle Provence de Frédéric Mistral, et il était remonté en train jusqu’àRoubaix. Ça n’avait pas été un moment agréable, de se faire un chemin àtravers la foule, mais il y était parvenu, au bout du compte, il était arrivéà quelques mètres de la tribune. Non, vraiment, ça ne pouvait pas s’êtrepassé mieux. Par contre...

J’ai tressailli. Il m’a mis sous les yeux une série de chiffres, qu’il avaitextraits de la mémoire du stylet laser et imprimés sur une feuille blanche.Les résultats étaient formels. C’était la même personne qui avait parlé dansle sud de la France et qui s’était exprimée ensuite dans le nord, dans lehall 5 du parc des expositions de Roubaix.

Il m’a regardée les yeux pleins de tristesse, et il m’a dit qu’il était désolé.Du reste, ça ne prouvait pas que j’avais tort. Rien n’obligeait Francis Ris-sin, à l’occasion d’une seule et même tournée, à laisser sa place à plusieurssosies. Un seul pouvait très bien faire l’affaire – la preuve ! À la limite, ilsauraient pu envoyer quelqu’un d’autre à Roubaix, mais peut-être que Ris-sin n’avait qu’une seule doublure à sa disposition, après tout, et malgré lafatigue accumulée pendant la semaine, il lui avait peut-être demandé d’as-surer encore le dernier meeting, avant de lui donner son week-end.

J’avais également demandé à Sébastian de prendre des photos de monsuspect, chaque fois qu’il présenterait son grand sourire de marchand desavon aux habitants de Taradeau ou de Saint-Antonin-du-Var. Je ne les aipas regardées tout de suite, trop déçue par ces résultats certifiés conformespar la société GENIX Labs. En partant, il m’a confié qu’ils travaillaientsur un truc de malade, un truc qui pourrait peut-être nous aider, qu’ilm’en parlerait une prochaine fois – pour le moment ça fonctionnait seu-lement sur le papier. Ils devaient bientôt lancer la phase de tests.

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De retour à la maison, j’ai ouvert la grande enveloppe en papier kraftque Sébastian m’avait laissée. J’ai regardé distraitement les différents cli-chés, sur lesquels apparaissait à chaque fois le visage redondant de FrancisRissin. Et rapidement un long frisson m’est remonté le long du dos. C’étaitune impression très forte, presque de l’ordre d’une évidence ; hormis quej’étais incapable de la mettre en mots.

Sur chaque cliché, Francis Rissin avait l’air d’être un homme différent.Mais pas le genre de différence qui tient à votre état de fatigue ou à votrehumeur du jour, vous voyez à quoi je fais allusion. Ce n’était pas seulementque Francis Rissin avait l’air différent d’une image à l’autre. C’était commes’il était à chaque fois quelqu’un d’autre, quelqu’un d’autre que lui-même– même si ça me paraissait impossible d’expliciter pourquoi. Ça se voyaità des détails infimes. À une petite rougeur à l’oreille, à sa figure plus mince,à la couleur de ses yeux, légèrement différente d’un cliché à l’autre, maisaussi à sa façon de se tenir, de lever les sourcils, de tendre le bras pour dé-signer un avion de chasse qui passait dans le ciel.

*

Vous connaissez le roman de Virginie Despentes, Méthanal Soul ? C’estl’histoire de Nancy Korotkoff, une jeune adolescente qui se réveille chaquematin avec un terrible sentiment d’étrangeté et de déracinement, commesi le monde autour d’elle n’était plus tout à fait le même que celui dans le-quel elle se trouvait la veille, juste avant de s’endormir – comme si elleétait elle-même quelqu’un d’autre. Elle finit toutefois par s’habituer à cenouvel environnement, à en reconstituer progressivement le sens, et puisça recommence le lendemain. Alors elle mène sa petite enquête, pour es-sayer de comprendre pourquoi ses parents et ses amis, mais également leslieux et les objets qui l’entourent, ont l’air si différents, d’un jour sur l’autre.

Je vous passe les détails. Bon, je vais spoiler un peu le dénouement, j’es-père que vous ne m’en voudrez pas. Bref, elle découvre finalement qu’elleest morte, quelques années plus tôt, mais que ses parents ont trouvé unmoyen de la garder artificiellement en vie. Chaque nuit, son père, qui tra-vaille à la morgue de la métropole voisine, transplante son cerveau dans le

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corps d’une autre personne de sexe féminin, morte dans la journée, et d’unâge aussi proche que possible du sien. En vérité, ce n’était pas le monde etles autres qui se transformaient, c’était elle-même, c’était sa propre per-ception sur les choses et sur ses états d’âme !

Je dois bien vous avouer que j’ai commencé à avoir des doutes sur mapropre santé mentale. Peut-être que c’était moi, en définitive, qui me dé-doublais. Peut-être que je projetais sur Francis Rissin mon propre troubledissociatif de l’identité. Peut-être que c’était moi, au bout du compte, quisouffrait d’une épidémie de personnalités multiples.

Il faut dire que j’avais passé un temps fou sur le net à visionner toutesles images de Francis Rissin que je pouvais trouver. Sur chacune d’elles,j’aurais juré qu’il avait un air différent – une certaine manière de se tenir,de poser son regard, qu’on ne retrouvait pas sur les autres. Et puis c’était lamode des soirées de sosies, vous vous souvenez ? Ça faisait un carton dansles bars et dans les cocktails de mariages. Et justement, sur certaines photoson voyait Francis Rissin boire le thé avec des avatars de Charles Trenet,d’Édith Piaf, de Serge Gainsbourg et de Johnny Hallyday, qui venait demourir d’un accident vasculaire cérébral, justement, cette semaine-là.

À la fin, je n’arrivais plus à faire la différence entre les copies et les ori-ginaux. Et quand je me regardais dans le miroir, comment dire... j’avaisl’impression d’être face à une parfaite inconnue. J’avais commencé aussi àm’intéresser aux phénomènes paranormaux et à toutes ces histoires de dou-bles, de jumeaux maléfiques, de doppelgänger. Autrement dit, je perdaisgentiment la boule.

Et puis j’ai repensé à Nancy Korotkoff, et à cette terrible vérité qu’elledécouvre à la fin du roman. Il était temps peut-être que je procède à unpetit virage à cent quatre-vingt degrés, à une petite révolution coperni-cienne, et que je parle à quelqu’un – quelqu’un qui pourrait vraiment m’ai-der.

*

Il y avait une psychiatre qui exerçait de l’autre côté de ma rue, au nu-méro 94 – une certaine Anne Vayr-Melin. Plusieurs amis de confiance me

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l’avaient recommandée. J’ai fini par l’appeler sur les conseils de Sébastian,pour lui demander si elle pouvait me recevoir dans les prochains jours.Elle avait une voix calme et veloutée au téléphone. Elle m’a dit qu’il n’yavait pas de problème, qu’elle pouvait me donner un rendez-vous pour lesurlendemain, en fin d’après-midi. Je ne sais pas pourquoi, mais je me suissentie immédiatement soulagée, comme si elle m’avait déjà déchargée d’unpoids immense. J’avais l’impression d’avoir fait le bon choix. J’en étaismême à me dire que c’était sans doute le bon moment pour commencerune analyse. Et puis une série de coïncidences troublantes est venue mesortir de cette belle rêverie.

Ce jour-là, de nouvelles photos de Francis Rissin avaient été publiéessur son site officiel, et en les regardant, la vérité m’a presque sauté au visage.On ne le reconnaissait presque plus, il avait une mine de malade en fin devie, de séropositif, de toxicomane, je ne sais pas ; en tout cas il faisait vrai-ment peine à voir. Ses joues étaient creusées, ces yeux azur qui avaient en-voûté la France s’enfonçaient profondément dans leurs orbites, denouvelles rides étaient apparues sur son front, sur ses joues. Il avait prisdix ou vingt ans d’un coup. Simplement, c’était un autre homme.

Du reste, et à mon grand soulagement, la métamorphose n’avait paséchappée aux journalistes, qui s’inquiétaient cette fois de l’état de santédu chef des Français. Quant à moi, je n’avais pas seulement l’impressionque Francis Rissin était affaibli ou diminué ; j’avais encore une fois l’im-pression que c’était quelqu’un d’autre, que ce n’était pas Francis Rissin.Et autant ça avait tenu à peu de choses, les semaines précédentes, autantça crevait littéralement les yeux, cette fois-ci – c’était gros comme le nezaquilin qu’il avait désormais au milieu du visage.

Mon rendez-vous chez la psychiatre était déjà un lointain souvenir. J’aiimmédiatement transféré ces nouvelles images sur le logiciel Face2Face etj’ai lancé une analyse, pour qu’il procède à une comparaison à partir dema base de données « Francis Rissin ».

Quelques secondes plus tard, une nouvelle fenêtre s’ouvrait sur monécran. Encore une fois, le programme était formel, tous les points remar-quables du visage coïncidaient. C’était Francis Rissin, le seul et l’unique,l’éternel Francis Rissin.

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Mais ça me paraissait complètement dément. Les concepteurs du logi-ciel devaient être dans le coup, je ne sais pas. Parce que je vous assure quec’était quelqu’un d’autre. Que ce n’était même plus ni un sosie ni un ju-meau. Vous avez vu le film Volte-face, avec Nicolas Cage et John Travolta ?C’était exactement ça. Francis Rissin avait littéralement changé de visage.

*

Mais ce n’était pas le plus fou, attendez. Vous n’allez pas le croire, maisen surfant sur les forums consacrés aux phénomènes paranormaux, je suistombée sur un autre témoignage de bilocation. Un type avec un pseudoridicule, quelque chose comme Behemoth300 si mes souvenirs sont bons,prétendait avoir aperçu Francis Rissin sur la Côte d’Azur, le soir de songrand meeting de Roubaix. Et accrochez-vous bien ! Il l’avait vu à proxi-mité de la baie de Golfe-Juan, à quelques kilomètres tout au plus du Capd’Antibes.

C’était une sorte de forum complotiste généraliste qui s’appelait Co-agula – j’ai appris par la suite qu’il était directement lié au Réseau Voltaireet à Thierry Meyssan. On y contestait la version officielle des attentats du9/11 aux États-Unis, ce qui n’avait rien de nouveau, mais on y affirmaitégalement que Coluche était encore en vie et que Ben Laden n’avait jamaisété assassiné par les Navy SEALs.

D’ailleurs, pour expliquer l’inexplicable, Behemoth300 était prêt àavancer les hypothèses les plus farfelues. Il prétendait que Francis Rissinétait un Ummite, ou du moins une sorte d’extra-terrestre humanoïde, quis’était échappé d’un univers jumeau ou d’un univers miroir pour venirsauver le peuple Français – les habitants de sa planète ayant entretenu au-trefois des relations commerciales privilégiées avec les Gaulois. Un habituédu site lui avait demandé s’il pensait que Francis Rissin faisait égalementpartie des Illuminati de Bavière, et à cette question, Behemoth300 étaitformel : non, les Ummites n’avaient rien à voir avec les Illuminati de Ba-vière. Un autre type lui avait demandé encore s’il avait aperçu un halo lu-mineux au-dessus de la tête de Rissin, mais Behemoth300 n’avait pasencore pris le temps de répondre à sa question.

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Tout cela versait évidemment dans le grand n’importe-quoi. Je pouvaisdifficilement faire confiance à ce ramassis de tordus, mais par acquit deconscience j’ai quand même envoyé un message à Behemoth300, pour luidemander de plus amples détails sur les circonstances de cette mystérieuseapparition. Parce qu’en même temps, ça paraissait impossible qu’il ait in-venté tout ça, ça paraissait impossible qu’il l’ait sorti tout droit de son ima-gination – puisque j’avais vécu exactement la même chose.

*

Le matin du 12 juillet, j’avais l’intention d’appeler Anne Vayr-Melin,pour annuler mon rendez-vous de la fin d’après-midi. Mais les choses sepassèrent autrement. À 10h12 en effet, au moment même où je saisissaismon iPhone pour composer le numéro de la psychiatre, l’Airbus prési-dentiel explosa. Il rebondit deux fois sur la piste avant de s’écraser à hau-teur du terminal 7 de l’aéroport d’Orly. Les réservoirs étaient pleins. Ladéflagration fut formidable. Sur les images, on voit d’abord quelquesflammes lécher le dessous de l’aile gauche, puis les deux réacteurs sauterd’un coup, suivis rapidement par le cockpit et le reste de l’appareil. Dequoi laisser quand même assez peu de chances aux malheureux qui se trou-vaient à bord.

Ce jour-là, Francis Rissin devait se rendre à Strasbourg pour rencontrerAlain Dubois, le PDG de la société Kreatis, à laquelle avait justement étéconfié le chantier de l’Arena de France. Ils devaient discuter de la stratégieà adopter face au juge Bollène, car le procès en appel approchait. Il faisaitun temps magnifique. Les conditions météorologiques étaient parfaites.L’Airbus A440-200 F-RARF était aux mains du capitaine Franck Quincier,qui avait servi dans l’armée de l’air pendant plus de vingt ans. Plus tard,les boîtes noires révélèrent qu’un oiseau de la taille d’un corbeau ou d’unemouette avait été aspiré par l’un des réacteurs, et que le départ d’incendien’avait pas été détecté par les systèmes électroniques.

Sur le moment, c’est évidemment la piste terroriste que les journalistesprivilégièrent, sans même attendre les premières conclusions des servicesde sécurité. Mais ça ne dura pas bien longtemps, du reste, et les médias se

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désintéressèrent rapidement de toutes leurs hypothèses. Parce que quelquechose d’insensé se produisit dans l’intervalle.

Ce jour-là, je vous l’ai dit, Francis Rissin devait se rendre à Strasbourgpour rencontrer Alain Dubois. Hormis que Francis Rissin n’était pas àbord de l’Airbus A440-200 qui venait de flamber sur le tarmac. Et unedizaines de minutes à peine après l’explosion du F-RARF, il s’était exprimésur toutes les chaînes de télévision. Bien lui en avait pris, il avait changéde programme à la dernière minute, et envoyé un conseiller spécial quidevait signer les contrats à sa place. Ceux qui avaient voulu intenter à savie, quels qu’ils soient, seraient punis avec la plus grande sévérité dont lajustice saurait faire preuve ; mais en cet instant solennel, il pensait à la fa-mille et aux enfants des victimes, qui étaient morts pour la France.

Et je le regardais parler, je le regardais expliquer aux Français qu’il n’étaitpas dans cet avion, qu’il n’était pas mort dans cette malheureuse explosion,que ses cendres ne s’étaient pas mêlées à celles des membres de l’équipage.Décidément, le hasard faisait bien les choses. Je le regardais sur mon écran,et le même sentiment m’envahit. Ce n’était pas Francis Rissin. Ou dumoins ce n’était pas celui de d’habitude, c’en était un autre, c’était encoreun sosie, une doublure ou que sais-je.

Si vous vous y connaissez un peu en Histoire moderne, vous savez sansdoute que les doublures ont surtout permis aux chefs d’État ou aux grandsdictateurs de se faire passer pour morts, aux yeux de leurs ennemis, alorsmême qu’ils couraient encore dans la nature. Les anciens dirigeants nazisont élevé cette stratégie au rang d’art, si bien que personne n’a jamais pugarantir que les cadavres d’Himmler ou de Hitler étaient les bons, et doncque les génocidaires étaient bel et bien morts. Sur le forum Coagula, cer-tains racontent d’ailleurs qu’ils les ont croisés sur le boulevard Saint-Michelle soir de la dernière Saint-Sylvestre.

Sauf que ça marche aussi dans l’autre sens. Autrement dit, si un chefd’État se fait assassiner par un opposant politique, ou s’il meurt dans l’ex-plosion de son avion présidentiel, et pourquoi pas sur le tarmac de l’aéro-port d’Orly, il peut faire comme s’il était encore vie, comme s’il avaitmiraculeusement échappé à la mort. Ainsi, quelques années après son exé-cution, le visage de Ben Laden était apparu sur la chaîne qatarienne Al Ja-

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zeera. L’ancien chef spirituel d’Al-Qaïda s’y étonnait que le monde entierait gobé la supercherie, que le monde entier ait cru qu’il était mort, alorsque les SEALs s’étaient contentés de tirer sur son sosie. Et allez savoir, dansune situation comme celle-là, qui est l’original et qui est le duplicata !

D’ailleurs les grands magiciens ou les rois de l’illusion à la Harry Hou-dini ou à la David Copperfield font ça très bien, dès lors qu’ils ont unfrère jumeau dont tout le monde ignore l’existence. Peut-être que FrancisRissin était bel et bien dans l’avion, quand il s’était enflammé comme unbidon d’essence. Peut-être que Francis Rissin était mort, à l’heure qu’ilétait. Simplement, on avait immédiatement convoqué son sosie, ou dumoins l’un de ses sosies, pour qu’il prenne sa place, et assure la continuitédu pouvoir – car il eût été risqué sans doute de reconnaître que le destinde la France, et donc le sort du peuple français, était à la merci d’un goé-land ou d’une corneille suicidaires, bien décidés à en finir avec la vie en sejetant dans le grand hachoir-moulinette d’un turboréacteur.

On avait sorti les boîtes noires de la fournaise, justement. Les expertsavaient analysées toutes les données et les images des caméras placées dansl’aéronef. Il ne s’agissait pas d’une attaque terroriste, il s’agissait d’un banalaccident. En vérité, le risque aviaire était vraiment le fléau de l’aéronau-tique. Mais à la faveur d’un bienheureux concours de circonstances, Fran-cis Rissin avait échappé à la mort. Il continuait d’ailleurs à se pavaner, età exhiber son visage indemne de survivant sur tous les écrans du pays. Etje savais bien, moi, que ce n’était pas lui ; je savais bien que c’étaitquelqu’un d’autre – je savais bien que Francis Rissin avait rôti avec lesmembres de l’équipage, dans la carcasse carbonisée de l’avion présidentiel.

*

Je n’ai pas été à mon rendez-vous chez la psychiatre. Ce ne me paraissaitplus utile, désormais. J’avais l’impression que la vérité était juste là, à por-tée de main. Je n’avais qu’à tendre le bras pour la cueillir comme un fruitau bout d’une branche. Je me voyais déjà faire la une des quotidiens na-tionaux et des flashs d’information. Et je me disais que ça ferait une joliepagaille, le jour où je dévoilerais aux Français que celui qui se faisait passer

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pour leur chef n’était qu’une doublure, un vulgaire avatar, et que l’originals’était grillé les fesses parce qu’une mouette un peu plus hardie que lamoyenne avait voulu visiter l’intérieur d’un réacteur General Electric CF6-80E1A4B.

J’ai rassemblé toutes les images de Francis Rissin que j’avais en ma pos-session, jusqu’aux derniers clichés publiés dans le Paris Match de la se-maine, sur lesquels on le reconnaissait à peine, tant il semblait avoir vieilli.Je les ai punaisées sur le mur de mon salon, après avoir décroché toutesles affiches et toutes les cartes postales qui s’étaient retrouvées là.

J’ai également affiché les portraits-robots que j’avais réalisés avec le lo-giciel Face2Face, ces sortes de schémas biométriques qui mettent en évi-dence la structure osseuse du sujet. Et le sentiment qui m’avait si souventfrappée me saisit une fois encore.

Sur certains sites internet, on peut trouver les photographies des diffé-rents sosies de Sadam Hussein, placées les unes à côté des autres. Et à lesvoir alignées comme ça, on a du mal à croire que quiconque ait pu tomberdans le panneau, tant la ressemblance est grossière. C’est seulement parcequ’ils se sont toujours présentés au public successivement, que ce mauvaistour a pu fonctionner.

D’un jour à l’autre, un président de la République peut avoir les traitstirés ou détendus, les joues rougies ou blafardes, la mine réjouie ou sou-cieuse, les yeux pétillants ou éteints, même s’il y a aussi quelque chose quireste, quelque chose qui transcende ces différentes mines. D’un jour à l’au-tre, un président de la République peut ressembler à pas mal de monde.Et c’est pour ça que ça a pu marcher aussi longtemps, ces histoires de sosies– et qu’on s’en sert encore aujourd’hui. Parce que chacun, d’un jour à l’au-tre, est un peu la doublure ou le sosie de lui-même.

Mais prenez toutes les photos de Francis Rissin qui sont sorties dans lapresse ces cinq dernières années, et affichez-les sur un grand mur blanc.Vous comprendrez rapidement qu’il manque quelque chose, que le fil quirelie le visage d’un jour au visage du lendemain est absent, que chaque vi-sage est une monade coupée de toutes les autres, et que s’il y a bienquelques propriétés communes, s’il y a bien, entre deux clichés, ce « thèmegénéral » qui nous saute aux yeux quand on regarde les visages des diffé-

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rents sosies de Sadam Houssein, celui-ci vacille dès qu’on les compare àun troisième, et il disparaît progressivement à mesure qu’on leur rapproched’autres clichés, encore et encore, comme si le visage de Francis Rissin, duvrai Francis Rissin, si cette expression a un sens, s’évanouissait lentementdans le vide.

Prenez un individu A. Cherchez son parfait sosie, et appelez-le B. Trou-vez-lui-en un deuxième, et appelez-le C. Enfilez vos lunettes, si vous avezdes problèmes de vue. L’expérience peut commencer. Si vous regardezconjointement les photos de A et de B, vous aurez sans doute l’impressiond’avoir deux gouttes d’eau devant les yeux. Même chose si vous observezles photos de A et de C. Mais mettez maintenant celles de B et de C l’uneà côté de l’autre. Vous serez étonné de constater que ces deux visages, pour-tant les parfaits sosies de notre individu A, se ressemblent à peu prèscomme le blanc et le noir.

J’approchais du but. D’autant que j’avais une deuxième corde à mondearc. Si je ne parvenais pas à démontrer la vérité à partir de cette collectionde visages hétérogènes, je pouvais le faire peut-être à partir de facteurs ex-trinsèques.

Je m’explique. Comme cet hurluberlu du forum Coagula, j’avais assistéà un soi-disant phénomène de « bilocation » – c’est le nom qu’on donneà ce phénomène en tout cas, quand une personne est aperçue ou prétendêtre présente simultanément en deux lieux distincts. Mais comme je necroyais pas à ce genre de merveille, il y avait peut-être matière ici à établirformellement que Francis Rissin possédait un double. En effet, pour queleur petite affaire fonctionne, il fallait bien de temps en temps qu’ils rac-crochent les wagons, autrement dit qu’ils organisent les transitions – cesmoments délicats où l’un des deux prenait la place de l’autre. Or s’ils fai-saient très certainement tout ça en professionnels, ils devaient forcémentlaisser passer parfois aussi quelques incohérences, quelques légères inexac-titudes, me permettant de démontrer la supercherie.

Je me suis donc mise à tenir un emploi du temps très précis des dépla-cements du premier des Français. Et ce que j’ai découvert a rapidementdépassé toutes mes espérances. Parce que ça ne collait pas, ça ne collaitpas du tout. Je me basais sur toute une série de distances et de vitesses

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moyennes, dont j’avais trouvé les valeurs sur internet ; tout en prenantsoin de toujours faire mes calculs dans la fourchette haute, pour être sûre.Aussi bien, rien n’y faisait, ce n’était pas possible, Francis Rissin ne pouvaitpas se déplacer aussi vite.

Par exemple, le 17 juillet, il était revenu d’un rendez-vous d’affaires àMarseille en avion. Il avait fait une courte intervention au pied de la TourCMA CGM entre 14h23 et 14h29. Deux heures et cinq minutes plustard, soit à 16h34 précises, il s’exprimait devant les caméras de TF1HD,depuis le hall d’embarquement de l’aéroport d’Orly, rendant un nouvelhommage à tous ceux qui avaient péri dans l’accident de la semaine pré-cédente.

J’ai refait mes calculs des centaines de fois, et à chaque fois je suis arrivéeau même résultat. Ce n’était pas possible. Ce n’était techniquement etphysiquement pas possible. Je sais qu’un chef d’État bénéficie de certainescommodités en matière de transports. En voiture officielle, il n’est pasobligé de s’arrêter à tous les feux tricolores ; à l’aéroport, il n’est pas obligéde passer les différents sas de sécurité. Il gagne donc toujours un certaintemps sur les autres véhicules, ou sur les autres voyageurs. Mais même enprenant le temps minimum nécessaire pour rallier l’aéroport Marignannedepuis la Tour CMA CGM, c’est-à-dire en supposant que tous les feuxaient été verts, et que la circulation ait été nulle ; en prenant le temps mi-nimum pour embarquer à bord de l’avion présidentiel ; en prenant letemps de vol minimum entre Marignanne et Orly, ça restait absolumentinfaisable – à moins que Francis Rissin soit un dieu, ou un démon.

C’était soit de la télétransportation, soit un tour de magie – un bontour avec un truc vieux comme le monde.

Un grand sourire a illuminé mon visage. J’avais enfin trouvé la preuveformelle que je cherchais.

*

Pendant ce temps, l’équipe de GENIX Labs travaillait dans le plusgrand secret sur un modèle encore plus perfectionné du stylet d’identifi-cation génique (SIG) que nous avions déjà utilisé avec Sébastian. Jusqu’à

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présent, en effet, il était nécessaire d’avoir la personne en face de soi, pourque le faisceau laser soit capable de « lire » son empreinte. Mais le nouveauprototype, baptisé SIG XP05, reposait sur le principe suivant : puisque lecorps d’un individu, et a fortiori son visage, était le produit direct de songénome, plus ou moins dénaturé par les circonstances extérieures, il devaitêtre possible en théorie de reconstituer son profil génétique à partir d’unesimple image de ce corps, ou de ce visage.

Ce nouveau concentré de technologie diffusait un faisceau laser élargigrâce auquel il était possible de scanner n’importe quel portrait, n’importequelle photographie sur laquelle apparaissait un visage, un corps, unemain, un doigt. L’empreinte génétique de l’individu photographié appa-raissait alors en quelques fractions de seconde sur le petit écran, sur lemême principe que la version précédente.

Un matin, Sébastian m’a appelée pour me proposer de voir le joyau,qui ne serait pas commercialisé avant plusieurs mois, voire plusieurs an-nées. Il fallait d’abord sensibiliser les populations, qui risquaient de se sen-tir agressées par un gadget de ce genre, profitant d’abord à la communautépolicière. Bref, il avait encore une fois réussi à en « emprunter » un exem-plaire. Il pouvait passer rue Haxo dans l’après-midi si je le souhaitais. Deuxpreuves valant mieux qu’une seule, je lui ai dit que c’était okay.

Dès que je l’ai vu dans l’encadrement de la porte, j’ai compris qu’iln’était pas dans son état normal. Ça ne lui ressemblait pas, il était toujoursd’une humeur égale d’habitude.

En entrant dans mon salon, il a été très impressionné par le mur dufond, à présent entièrement recouvert des mille et un visages de FrancisRissin. Sébastian n’a pas été aussi catégorique que moi, même s’il admettaitqu’il avait parfois une drôle de mine, qu’il faisait parfois un peu la gueule.Mais après tout, est-ce que nous n’étions pas tous à la même enseigne ?Notre visage ne se métamorphosait-il pas au gré de nos humeurs, de notreétat de fatigue, de nos coups de cafard – sans compter le temps, qui l’amo-chait de jour en jour ?

Patiemment, il a passé le faisceau du stylet sur chaque cliché, du plusflou au plus net, du plus ancien au plus récent, et progressivement j’ai dûme rendre à l’évidence. Les treize chiffres qui apparaissaient sur le petit

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écran à cristaux liquides étaient à chaque fois rigoureusement identiques.Autrement dit, Francis Rissin n’avait pas de sosie. C’était un loup solitaire,il travaillait seul.

Après avoir scanné le dernier cliché, Sébastian m’a regardée d’un air in-finiment désolé. Je crois qu’il était encore plus déçu que moi.

Il était chouette Sébastian, c’était quelqu’un de bien. Peut-être quej’avais eu tort de repousser ses avances, à l’époque, peut-être que quelquechose aurait pu se passer entre nous. Je ne dis pas une histoire d’amour.Qui croit encore aux histoires d’amour ? Mais quelque chose d’un peuplus fort que cette étrange relation d’amitié qui nous liait à présent.

Je n’avais pas dit mon dernier mot. Je lui ai parlé des incohérences quej’avais constatées dans l’emploi du temps de Rissin. Je lui ai montré mesrésultats directement sur ma tablette, en faisant défiler devant lui les di-zaines de feuilles de calcul que j’avais enregistrées, et je lui ai expliquépourquoi il ne pouvait pas être à Marseille à 14h29 et à Orly à 16h34. Çacrevait les yeux, ce type se payait la tête de la France, il sautait d’une villeà l’autre comme s’il était chaussé de bottes de sept lieues.

J’ai dû m’emporter un peu. Sébastian m’a regardée cette fois d’un airmi-amusé mi-affligé. Je ne crois pas que je l’ai convaincu. Il a dû me pren-dre pour une folle. D’autant qu’il n’avait vraiment pas l’air d’avoir lemoral, ce jour-là. Le pauvre. Je m’en veux aujourd’hui de m’être donnéecomme ça en spectacle quelques jours seulement avant sa disparition. Jem’en veux de l’avoir laissé partir avec cette dernière image de moi, nageanten plein délire.

Peut-être que j’aurais dû le retenir, peut-être que j’aurais dû le prendredans mes bras, l’embrasser – je ne sais pas, ce sont des choses qui se fontà ce qu’on dit. Peut-être que j’aurais dû lui dire que je l’aimais. Les chosesse seraient sans doute passées différemment.

Mais il m’a lancé un timide salut et l’instant d’après il avait disparuderrière la porte. Et moi je suis restée plantée là, au milieu de mon salon,épiée par ces milliers d’yeux bleus qui me dévisageaient de leur regardglacé.

*

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Si le SIG XP05 était fiable, ce dont je ne doutais pas une seule seconde,et si mes calculs étaient fondés, alors je devais en conclure que Francis Ris-sin ne faisait pas usage de simples sosies ou de banales doublures, maisqu’il faisait bel et bien appel à des clones.

Je m’étais intéressée de près à la question du clonage, quelques annéesplus tôt, pour le travail. Un type richissime était mort d’une rupture d’ané-vrisme, laissant un clone de deuxième génération derrière lui. Ses enfantsavaient tout naturellement réclamé la maison, l’héritage, enfin tout ce quileur revenait de droit, si on suivait les textes à la lettre. Mais le clone, quin’était pas le dernier des sots, avait prétendu que c’était absurde, qu’il étaitencore vivant à sa façon, et que ces petits cons n’allaient pas le chassercomme ça de chez lui, et le déposséder de tous ses biens. Les héritiersavaient insisté, puisqu’ils avaient le droit avec eux. Les huissiers étaient in-tervenus, et le clone s’était retrouvé à la rue.

Aujourd’hui, avec un peu de fric, non je dis des bêtises, avec pas malde fric quand même, vous pouvez faire à peu près tout et n’importe quoien matière de clonage.

Le premiers clones qui ont été proposés au grand public n’avaient pasbeaucoup plus de cervelle qu’un veau. Mais en quelques années, des pro-grès sidérants ont été faits dans ce domaine. Alors allez savoir si on necréera pas bientôt des clones aussi intelligents que leurs géniteurs, desclones plus intelligents encore, des copies qui dépasseront l’original deplusieurs dizaines de points de QI. Le clone de ce type fortuné était déjàbluffant. Il était capable de raisonner, de faire des déductions sensées.

Vous croyez vraiment que des types comme Staline ou Sadam Husseinse seraient privés, s’ils avaient eu les connaissances et les technologies dontnous disposons aujourd’hui ? Vous croyez vraiment qu’ils se seraient faitschier à aller débusquer un sosie au fin fond de la campagne russe ou ira-kienne ? Qu’ils se seraient faits chier à lui apprendre patiemment leur dé-marche, leurs mimiques, leurs tics, leurs intonations de voix ?

Pourquoi Francis Rissin aurait-il renoncé à la tentation ? Non, la seulequestion qui me chiffonnait, c’était de savoir pourquoi ils se ressemblaientsi peu, au bout du compte – pourquoi d’un visage à l’autre, Francis Rissin

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paraissait si étranger à lui-même. Dans l’imaginaire collectif en tout cas,on se représente le clone comme une réplique parfaite, ressemblant à l’ori-ginal comme une goutte de pluie ressemble à une autre goutte de pluie.Mais peut-être que les choses étaient plus compliquées dans le monde réel.Peut-être qu’un certain nombre de contingences, liées notamment à l’ap-pareillage technique, pouvaient avoir une légère incidence sur le résultatfinal.

Mais j’arrête de vous bassiner avec ça.

*

Je n’ai jamais vraiment cru à toutes ces histoires de fantômes et d’es-prits, mais pour ajouter encore une preuve à mon faisceau de présomp-tions, je suis allée voir une sorte de médium, une certaine Élizabeth Teissierou Texier, qui officiait dans un vieil immeuble posé le long du boulevardpériphérique, au niveau de la porte de Bagnolet.

Sébastian m’avait parlé de cette femme quelques années plus tôt. Il di-sait qu’elle avait conseillé des hommes importants, autrefois, qu’elle avaitfrayé avec les princes, mais il pouvait s’agir d’une simple rumeur. Du reste,les années de gloire de l’astrologie étaient bien loin maintenant. La rouede la fortune avait tourné, les logiciels de prédiction avaient remplacé lesaugures et les vestales, et aujourd’hui elle essayait de gagner de quoi vivreen persuadant encore quelques paumés qu’elle lisait dans les cartes etqu’elle parlait aux morts.

Je lui ai apporté tous mes clichés, que j’avais patiemment décrochés dumur de mon salon. Je les ai posés sur sa table, sans rien dire, à côté d’unesorte de boule de cristal qui avait l’air un peu en toc. Elle m’a regardéeavec ses yeux cernés de noir, et puis elle a regardé toutes les photos, l’airsoupçonneux. Je pensais qu’elle les aurait examinées longuement, pours’imprégner de l’aura de chaque visage, mais elle s’est contentée de les fairedéfiler rapidement devant elle, comme si elle battait un simple jeu decartes.

Je ne sais plus ce qu’elle m’a dit, pour finir. C’était un charabia auquelje n’ai rien compris. Je crois quand même qu’elle a prononcé cette phrase,

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qui a semé le trouble dans ma tête : « Le nom d’un lion mort vaut mieuxque celui d’un chien vivant. » Elle m’a demandé de l’argent, ça je m’ensouviens. J’ai ramassé mes photos, j’ai jeté quelques billets sur la table etje suis sortie de là en courant, soulagée de retrouver le monde extérieur.

Dans la soirée, je suis retournée à la piscine des Tourelles. Je n’ai pasessayé de me faire une place dans le grand bassin, je me suis immédiate-ment coulée dans le jacuzzi.

S’il s’agissait bel et bien de clones, alors la question se posait de savoiroù était l’original, où était le véritable Francis Rissin. Est-ce qu’il était restétout ce temps-là assis tranquillement dans son canapé, quelque part entreAntibes et Juan-les-Pins peut-être, pendant que ses sosies génétiquementconformes paradaient les uns après les autres devant les Français ? Etmême, y avait-il un véritable Francis Rissin ? Ou bien Francis Rissinn’était-il que la somme de ces différentes marionnettes, de ces différentspantins qui portaient son masque, et qui défilaient les uns derrière les au-tres comme des enfants costumés un jour de mardi-gras ? Auquel cas,c’était quelqu’un d’autre qui tirait les ficelles, quelque part. Quelqu’un quiavait inventé toute cette histoire, et qui regardait le pays se passionnerpour les tribulations de cet individu qui n’existait pas – ou du moins quiavait existé d’abord dans les replis de son imagination fantasque, et auquelil était mystérieusement parvenu pourtant à donner corps dans le mondeextérieur.

*

Bon, je me dépêche. L’heure tourne, vous commencez peut-être à vosimpatienter. Je suis rentrée chez moi, et en allumant mon ordinateur j’aidécouvert qu’un nouveau témoignage de bilocation était apparu sur leforum Coagula, que j’avais pris l’habitude de consulter une ou deux foispar semaine. Un internaute répondant au nom de Domsau2 prétendaitavoir vécu une expérience à peu près identique à celle de Béhémoth300.C’était le même scénario – à croire qu’il avait tout pompé sur lui. C’étaitle soir du grand meeting de Bourg-en-Bresse, qui avait eu lieu quelquesjours plus tôt. Il était en train de suivre le discours sur son iPhone, et il

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avait aperçu Francis Rissin qui passait dans la rue, comme s’il s’était ma-giquement dédoublé.

Les commentaires suivaient, tout aussi fantasques que ceux auxquelsle témoignage de Béhémoth300 avait donné lieu. Francis Rissin était-ilun saint ou simplement l’envoyé d’une autre planète ou d’un univers pa-rallèle ? Était-il une âme, une entité métaphysique possédant le don d’ubi-quité, un cercle dont le centre était partout et la circonférence nulle part ?Francis Rissin était-il l’autre nom de Dieu ?

Mais je n’avais pas la tête à m’intéresser à ces foutaises. J’étais presqueparalysée sur ma vieille chaise dactylo. Domsau2 avait aperçu Francis Ris-sin, ou du moins le sosie de Francis Rissin, ou quoi que fût cette chose,boulevard Édouard Baudouin, à Juan-les-Pins, soit à quelques kilomètresà peine du cap d’Antibes – là où je l’avais aperçu moi aussi.

Est-ce qu’il s’agissait d’une blague ? Est-ce qu’ils se foutaient de moi ?La voix douce et rassurante d’Anne Vayr-Melin, la psychiatre de l’autrecôté de la rue, est remontée à ma mémoire, et j’ai retrouvé un peu moncalme.

J’ai essayé plusieurs fois d’appeler Sébastian, mais à chaque fois je suistombée sur sa messagerie vocale. Je lui ai quand même envoyé un longtexto pour lui dire que j’avais de nouveaux éléments. Il m’a rappeléequelques heures plus tard. Et dès les premiers mots, j’ai su que ce n’étaitpas lui, que c’était quelqu’un d’autre qui se trouvait à l’autre bout du fil.Mon sang s’est figé.

On eût dit une voix artificielle, une voix numérique de répondeur in-telligent ou de cyborg, une voix glaciale, en tout cas, sans la moindre traced’humanité.

La chose m’a demandé si tout allait bien, si j’étais sûre de ce que j’avan-çais. C’était d’autant plus troublant qu’elle essayait de reproduire les dif-férentes intonations de voix de Sébastian – mais avec un résultat assezcatastrophique, je dois dire. Depuis le temps que des chercheurs bossaientle jour et la nuit sur les voix électroniques, ils n’étaient pas parvenus à fairemieux que ça ?

Je ne voulais surtout pas éveiller ses soupçons. J’ai répondu dans levague, en disant que je n’étais pas tout à fait sûre, après réflexion, que je

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devais faire encore quelques vérifications. La chose m’a demandé derechefce qui s’était passé, ce que j’avais découvert.

Et subitement j’ai pensé à Sébastian. Où était-il ? Qu’avaient-ils fait delui ? Était-il encore en vie ? Et je repensai à l’impression qui m’avait enva-hie, quand il était venu à la maison la dernière fois. Est-ce qu’il savait deschoses qu’il ne m’avait pas dites ?

Si ces gens-là étaient capables de remplacer Francis Rissin tous les jourspar un clone, ils pouvaient remplacer n’importe qui par un automate ouun robot. Je me suis mordue la langue, consciente d’en avoir déjà trop ditau réplicant qui était à l’autre bout du fil. J’ai raccroché immédiatement,le coupant au milieu d’une phrase. Mais l’écho de sa voix m’a encore pour-suivie pendant quelques dizaines de secondes, comme si elle était restéeprisonnière des circuits intégrés de mon iPhone.

J’étais en nage, je tremblais de tous mes membres. Est-ce que je deve-nais folle pour de bon ? Est-ce que je perdais les pédales ? Il fallait que jeme ressaisisse. J’ai avalé d’un trait un grand verre d’eau, accompagné detrois comprimés de Lobutal, et je me suis assise à mon bureau.

*

Par réflexe, j’ai ouvert ma boîte aux lettres électronique. J’ai constatéavec surprise que j’avais reçu un mail de Béhémoth300. C’était un messageassez bref, cousu de fautes d’orthographe. Il me disait brutalement qu’ilavait aperçu Francis Rissin une deuxième fois, depuis le sentier de Tire-Poil, dans les jardins du prestigieux Château de la Croë. Il me donnait lescoordonnées géographiques du lieu de l’apparition. Je les ai transféréesd’un clic sur GoogleMaps. J’ai zoomé sur l’image satellite. J’ai reconnu lesentier des douaniers que j’avais emprunté ce jour-là. Aucun doute n’étaitpossible. Béhémoth300 avait aperçu Francis Rissin exactement au mêmeendroit que moi.

Il fallait que j’en aie le cœur net. En trois caresses du bout de l’index,j’ai réservé un vol à destination de Nice pour le lendemain matin sur matablette. J’avais bien l’intention de retourner sur place, et d’aller voir deplus près ce qui se tramait dans cette gigantesque demeure, qui appartenait

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au milliardaire russe Roman Abramovitch.Le lendemain, justement, à la tombée du soir, Francis Rissin devait re-

trouver l’imposante tribune de l’Arena de France, et s’exprimer une nou-velle fois depuis les luxueux jardins du Champ-de-Mars. L’édifice avaitcoûté un poumon à la France, c’était autant s’en servir !

L’intervention devait débuter à vingt heures précises. Francis Rissin se-rait debout devant son pupitre, comme l’autre fois, toutes les caméras bra-quées sur lui. Autour de lui, je savais qu’il y aurait ces mêmes drapeauxtricolores immenses, dont le drapé ondulerait au gré du vent. Le son etlumière avait été confié encore une fois à l’agence Spectaculaires, et celle-ci avait promis quelque chose de rare, quelque chose qui resterait long-temps dans la mémoire des Français, un show spectaculaire justement, etqui leur réchaufferait le cœur, quand ils y repenseraient, plus tard, pendantles longues soirées d’hiver.

*

J’ai atterri à l’aéroport de Nice-Côte d’Azur un peu avant midi. Il faisaitune chaleur étouffante. De gros nuages s’amoncelaient au loin, sur les hau-teurs du Mercantour. Le bulletin météorologique annonçait de gros oragespour la fin de journée. Je m’étais donc équipée en conséquence. Je ne savaispas exactement ce que je cherchais, mais j’étais résolue à aller jusqu’aubout.

J’ai pris le TER jusqu’à Antibes. Là, j’ai erré un moment dans les ruellesde la vieille ville. Je me suis perdue dans le labyrinthe de la commune libredu Safranier, et puis j’ai retrouvé le musée Picasso. Je me sentais complè-tement hors du monde, comme si je flottais au-dessus des pavés. J’avaisprévu d’entrer sur le domaine du château de la Croë à vingt heures pé-tantes, au moment même où Francis Rissin commencerait à parler, dansl’espoir que les habitants soient devant leur écran de télévision – si la bâ-tisse était occupée.

Le premier coup de tonnerre a retenti aux alentours de dix-sept heuresquarante. J’ai marché jusqu’à la plage de la Garoupe, et je me suis réfugiéedans une sorte de bar-restaurant, quand j’ai senti les premières gouttes

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tomber du ciel. C’était un établissement ordinaire, sans aucune person-nalité. J’ai commandé un grand café. Au-dessus de ma tête, une afficheannonçait une soirée de sosies, qui devait avoir lieu ici même le samedisuivant. On y attendait les doubles de Georges Pompidou, de Dalida, deFernandel, de Brigitte Bardot, de Marguerite Yourcenar, et même un sosied’Édouard Michelin, qui était mort dans le naufrage d’un bateau de pêcheen 2006 au large de l’île de Sein.

Pendant l’orage, j’ai sorti ma tablette et j’ai regardé distraitement lesderniers préparatifs du grand meeting du soir sur TF1HD. On voyait lestechniciens s’affairer dans tous les sens comme des insectes qui vont etviennent sur un tronc d’arbre. Il y avait aussi du vent ce soir-là à Paris, etles drapeaux volaient au-dessus de la scène, claquant d’un côté puis del’autre, changeant brusquement d’amure. On racontait que le light showserait grandiose – que ce serait du jamais vu. Des batteries de lasers avaientété installées un peu partout autour de la scène ainsi que sur les tribunes.Ils devaient dessiner des structures géométriques en trois dimensions au-dessus de l’Arena, et pour finir c’est le visage de Francis Rissin en personnequi devait s’élever très haut dans les airs. Le discours serait suivi d’un gi-gantesque feu d’artifice d’un genre nouveau, sur lequel les techniciens deSpectaculaires avaient gardé le secret.

Aux alentours de dix-huit heures trente, je suis sortie de là pour merapprocher de l’enceinte du Château de la Croë. Il avait cessé de pleuvoirun peu plus tôt. L’orage était passé, mais on entendait encore le tonnerrerouler dans les hauteurs.

Le chemin des douaniers commençait quelques dizaines de mètres plusloin, à l’extrémité est de la plage. Pensant agir de nuit, je m’étais vêtue en-tièrement de noir ; mais pour ne pas trop attirer l’attention sur moi, avecmon look de militante anarchiste, j’avais quand même pensé à garder ungilet bleu marine, que je pourrais enlever au dernier moment.

Je me suis arrêtée au cap Gros, pour patienter encore un peu. Le sentieroffrait une vue imprenable sur la baie des Anges, avec les premiers contre-forts des Alpes qui se découpaient au loin, leurs cimes attaquées de toutesparts par les nuées d’orage. La mer était plus agitée que la dernière fois.Elle cognait lourdement contre les rochers, qui cassaient les vagues en pe-

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tits filaments d’écume. Mais je n’avais pas la tête à la contemplation. Jeme demandais bien ce que j’allais trouver là-bas. Est-ce que j’allais parvenirà pénétrer dans les jardins sans me faire voir ? Je me souvenais que l’en-ceinte du château était équipée d’innombrables caméras de surveillance,et que le lieu était survolé par des drones de sécurité. Est-ce que j’allaisparvenir à franchir les murs du château sans éveiller l’attention des gar-diens ? Et qu’est-ce que j’allais trouver à l’intérieur ? Est-ce que j’allaistomber nez-à-nez avec Francis Rissin ? Et le cas échéant, qu’est-ce que j’al-lais lui dire ? Qu’est-ce que j’allais lui faire ?

Il était trop tard pour se poser ce genre de questions. Et puis je savaisquand même à peu près pourquoi j’étais ici. J’avais apporté mon appareilphoto Canon EOS 2000 mini. Je portais également une caméra GoPro,accrochée à la sangle de ma lampe frontale, afin de filmer cette petite ex-pédition en temps réel. Et puis j’avais ce qu’il fallait dans ma ceinture, encas d’extrême nécessité.

*

À dix-neuf heures quarante-cinq j’ai repris mon chemin sous un cielferreux. Les éclairs zébraient l’horizon, là-bas, en direction de la Corse jecrois. J’espérais arriver à destination avant que les nuages se fendent et quele déluge s’abatte sur moi. J’ai atteint l’enceinte de la propriété un peuavant dix-neuf heures cinquante-cinq. Il n’y avait pas un chat sur le sentier.J’ai marché jusqu’à un petit renfoncement du mur que j’avais repéré surGoogleMaps, et sans attendre je l’ai gravi d’un bond, avant de sauter del’autre côté, dans les jardins du château. Sur mon écran, la niche en ques-tion semblait échapper au champ de vigilance des caméras ; mais commenten être sûre ?

J’étais cachée entre le mur d’enceinte et un gros arbuste couvert defleurs aux couleurs ternies par l’obscurité. Un léger bourdonnement s’estfait entendre à ma gauche. Je me suis recroquevillée autant que je pouvaissous les feuilles. Un petit engin motorisé, sans doute un drone de sécurité,est passé au-dessus de moi, avant de disparaître derrière un massif de coni-fères. Il fallait que je fasse extrêmement attention, l’endroit était une vraie

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forteresse. J’ai profité d’être à couvert pour allumer ma tablette. Francis Rissin avait commencé à parler il y a un peu moins de deux

minutes. Son visage apparaissait en gros plan sur mon écran haute résolu-tion. J’avais enfilé mes oreillettes. Le plus important, affirmait-il, c’était lasanté, et il se félicitait que le peuple français ait enfin retrouvé sa formeolympienne de l’après-guerre. Mais surtout, il était fier de voir qu’on avaitarrêté de vouloir dépasser ses limites en marchant sur la tête des autres, eten laissant le voisin le nez en sang sur la piste. Et est-ce que ça ne faisaitpas un bien fou, d’être juste là tous ensemble, au lieu de se chamailler sansarrêt pour savoir qui courait le plus vite, qui était le plus costaud – autantdire qui avait la plus grosse bite ? Dieu merci c’en était enfin fini de cettehorrible idéologie de la concurrence acharnée et de la compétition de cha-cun contre chacun, qu’un quarteron de conjurés démocratiques avaientessayé d’imprimer profondément dans l’ADN de toute une population.Les Français étaient-ils jamais aussi forts et aussi braves que quand ilsétaient réunis, que quand ils marchaient main dans la main, et qu’ils chan-taient la Marseillaise à l’unisson ? Justement, il invitait ses compatriotes àvenir dans les stades, le week-end prochain, pour y chanter tous en chœur,et y courir en se donnant les coudes.

Même il avait eu une idée pas possible – un truc complètement dé-ment. On allait organiser une fois par an des jeux, qui se tiendraient dansl’Arena de France, justement, des jeux au cours desquels les Français se-raient invités non pas à se défier, non pas à se battre entre eux, mais aucontraire à s’épauler les uns les autres, des jeux où il n’y aurait jamais d’au-tre vainqueur que la France. Et puis une idée plus folle encore ; mais chut !c’était encore un secret.

*

Le jour déclinait rapidement. Je me suis faufilée derrière un autre buis-son d’arbrisseaux. J’avais de la chance, le jardin était richement boisé. J’aientendu une branche craquer sur ma gauche. Je me suis immobilisée, tousmes sens en alerte. Il y avait sûrement des chiens, et peut-être même des

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molosses prêts à me couper la jambe d’un coup de gueule, pour garderune propriété pareille.

J’avais emporté avec moi des morceaux de viande, préalablement trem-pés dans un puissant somnifère, pensant que ça pouvait suffire à les neu-traliser, comme au cinéma. Je les ai sortis en tremblant. Mais plus rien, lesilence. J’ai attendu quelques minutes encore, mon cœur bondissant àchaque battement. Et puis j’ai repris ma progression.

Dans mes oreilles, à faible volume, la voix doucereuse de Francis Rissinme berçait presque malgré moi. Depuis le mur d’enceinte qui longeait lefront de mer, les jardins remontaient en douceur jusqu’à l’imposante de-meure. Il faisait presque noir à présent. Après avoir remonté la pente surplusieurs dizaines de mètres, et longé ce qui ressemblait à des roseraies,j’ai enfin aperçu la terrasse de la maison. S’il y avait des chiens de garde,ils n’avaient donné aucun signe de vie.

Deux autres drones de surveillance étaient passés au-dessus de moi,mais depuis cinq minutes ils semblaient avoir disparu pour de bon de l’es-pace aérien. Il faut dire que le vent s’était levé, et il soufflait son désespoirsur les jardins, chahutant les pins de ses lourdes bourrasques. Un flash il-lumina les lieux, suivi de près par un grondement de tonnerre. L’orageétait de retour.

*

Quand j’ai posé le pied sur la terrasse, Francis Rissin parlait d’écologie.C’était bien gentil de penser à la planète, disait-il, mais il ne fallait pas ou-blier les hommes qui vivaient dessus, eux aussi, et qui ne comprenaientpas toujours pourquoi on dépensait des fortunes pour préserver des bêtessauvages qui s’éteignaient doucement dans les coulisses, pendant qu’ilscrevaient de faim au milieu de la scène.

Je me suis approchée des marches blanches du château. Le lieu étaitabsolument désert. Je me suis dit que le propriétaire était sûrement dugenre à ne venir ici qu’une ou deux fois par an. Mais il devait bien y avoirquelqu’un pour monter la garde, un vigile, un agent de sécurité. Ou bientout était-il informatisé ? Peut-être que les caméras et les drones envoyaient

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simplement leurs images à une société de surveillance délocalisée quelquepart au Maghreb, une société étrangère dont les opérateurs avaient sim-plement la charge de prévenir les flics, s’ils détectaient la moindre anoma-lie.

Je me suis penchée à l’une des fenêtres, qui donnait sur un salon im-mense. Je fus très étonnée de voir qu’un écran plat XXL trônait au milieude la salle. Et oh surprise ! il diffusait, dans une pulsation bleutée, en mêmetemps que la tablette que j’avais à la ceinture, le grand discours de FrancisRissin.

Je me suis laissée hypnotiser doucement par les yeux de l’orateur. Ilsfixaient intensément les caméras, sans jamais se laisser aller à baisser lespaupières. J’ai entendu encore un craquement de branche derrière moi.Je me suis retournée.

Il était là, à quelques mètres seulement de la première marche. Il avan-çait vers moi, le visage fermé. Il était là, en chair et en os. Il n’avait riend’un clone, il n’avait rien d’un avatar qui serait venu au monde trois se-maines plus tôt, avec un paquet de souvenirs implanté dans sa mémoirevive. Il était là, devant moi. Ce n’était pas un androïde, ce n’était pas unautomate. C’était un être plein et entier, un être qui avait vécu toute unevie d’homme, avec ses moments de grâce et ses moments de terreur, unêtre qui avait vu des horreurs dont les ombres dansaient encore au fondde ses yeux brillants.

C’était lui, ce n’était personne d’autre que lui. C’était Francis Rissin. Par réflexe, le temps d’une fraction de seconde, j’ai à nouveau tourné

la tête vers l’écran plat. C’était bien le même visage, c’étaient bien le mêmenez, le même regard, le même sourire froid.

Est-ce qu’il a dit quelque chose ? Est-ce qu’il m’a posé une question ?Je ne m’en souviens plus, d’autant qu’il continuait de parler dans mesécouteurs. Ce dont je me souviens, c’est qu’il avait quelque chose à lamain, peut-être un flashball ou un Taser, peut-être une revolver, je ne saisplus. Mais je crois quand même qu’il a essayé de me tuer.

Ce qui s’est passé ensuite ? Les souvenirs se précipitent dans ma tête.Ce que je peux vous dire, c’est que j’ai sorti mon revolver. Il a levé sonbras, j’ai tiré, j’ai tiré tout de suite, il ne m’aurait pas raté, je le sais, si je

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lui avais laissé une chance. Je l’ai tué, enfin je crois que je l’ai tué, je croisque je l’ai laissé mort, un trou fumant entre les deux yeux.

Quant à savoir comment je suis arrivée dans cette chambre d’hôtel,alors là...

Je me souviens quand même que j’ai descendu les jardins en courantjusqu’au mur d’enceinte. Je l’ai gravi précipitamment, et puis j’ai marchéd’abord jusqu’à la plage de la Garoupe, et ensuite jusqu’au centre-villed’Antibes. Ça m’a bien pris une heure. Il pleuvait à verse, les dieux reje-taient leurs eaux usées sur la terre. J’ai pris un train peut-être, ou un avion,je ne sais plus. En tout cas le jour a fini par se lever. Et je me suis retrouvéetoute habillée dans cette chambre, avec un abominable mal de crâne.

Je n’ai pas rêvé, je vous assure. J’ai tout filmé avec ma GoPro. Je viensde regarder encore une fois les images. Évidemment elles sont de mauvaisequalité, mais elles m’ont permis de retracer très précisément le fil des évé-nements, au moins depuis cette courte pause que j’ai faite au cap Gros,un peu avant vingt heures, jusqu’à mon retour à la Garoupe sous le déluge.

Je l’ai tué d’une balle dans la tête. On le voit lever son arme et puis ily a ce trou noir qui apparaît sur son front, juste au-dessus de l’endroit oùles sourcils se rejoignent – comme s’il avait reçu une petite crotte de pi-geon. Son visage se fige, et puis son corps tombe au ralenti comme uneplume. Je me suis amusée à regarder la scène image par image un bon mil-lier de fois. Il y a ce trou noir qui apparaît, ses yeux qui s’ouvrent en grandet qui me fixent de leur éclat d’incompréhension, et puis sa langue quipointe, comme s’il voulait attraper quelque chose qui flottait dans l’air,une mouche ou je ne sais quoi. Et puis l’instant d’après il s’écroule, voilà,c’est tout. Je l’ai tué, ce n’est pas plus compliqué que ça.

*

Ça fait maintenant une longue journée que je suis cloîtrée dans cettepièce. Je n’ai encore vu personne, à croire que le personnel a déserté leslieux. Pourtant le sol est vraiment dégueulasse. Ça ne lui ferait pas de malde recevoir un bon coup de serpillière. Je vais leur apprendre commenton tient une maison, moi !

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Je ne sais pas pourquoi je vous ai raconté tout ça. Merci quand même,ça m’a permis de me sentir moins seule. Le temps ne passe pas bien viteici, même s’il y a ce film que je peux regarder chaque fois que j’en ai enviesur l’écran de ma tablette – ou juste en fermant les yeux.

Pour le moment rien n’a encore filtré dans les médias. J’ai passé la jour-née à zapper sur toutes les chaînes. Ils se contentent de parler du granddiscours qu’il a donné hier soir à Paris. Et puis de la fête qui a suivi. Ilsont dit que Francis Rissin s’exprimerait encore ce soir sur TF1HD, pourremercier les Français d’avoir été là hier.

De toute façon il n’y a pas cinquante scénarios possibles. Vous pouvez penser ce que vous voulez. Vous pouvez penser que cette

intervention sera remplacée à la dernière minute par un flash spécial quiannoncera aux téléspectateurs que Francis Rissin a été assassiné par unefolle ; vous pouvez penser aussi qu’il portera des bandages partout sur latête, pour cacher le petit trou fumant que je lui ai fait à la racine des che-veux, et qui lui a seulement frôlé la boîte crânienne – c’est vous qui voyez.

Mais moi je sais qu’il sera là, comme d’habitude, resplendissant, le frontimmaculé. Son visage aura peut-être un je-ne-sais-quoi qui le fera paraîtreun peu étranger à lui-même, mais ça durera seulement une fraction de se-conde. Et puis il parlera, il parlera comme il a l’habitude de parler, il en-dormira les Français avec sa voix mielleuse de bonimenteur, avec seséternelles flatteries de Francis Rissin.

Je sais qu’il sera là, et pourtant je peux déjà vous affirmer avec certitudeque ce ne sera pas lui, que ce ne sera pas tout à fait lui – ou en tout casque ce sera seulement l’un d’entre eux.

Car je sais qu’ils sont un régiment, qu’ils sont toute une armée. Car je sais que Francis Rissin est légion.

* **