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Monsieur Jean-Baptiste Duroselle Paix et guerre entre les nations : la théorie des relations internationales selon Raymond Aron In: Revue française de science politique, 12e année, n°4, 1962. pp. 963-979. Citer ce document / Cite this document : Duroselle Jean-Baptiste. Paix et guerre entre les nations : la théorie des relations internationales selon Raymond Aron. In: Revue française de science politique, 12e année, n°4, 1962. pp. 963-979. doi : 10.3406/rfsp.1962.403400 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfsp_0035-2950_1962_num_12_4_403400

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Monsieur Jean-BaptisteDuroselle

Paix et guerre entre les nations : la théorie des relationsinternationales selon Raymond AronIn: Revue française de science politique, 12e année, n°4, 1962. pp. 963-979.

Citer ce document / Cite this document :

Duroselle Jean-Baptiste. Paix et guerre entre les nations : la théorie des relations internationales selon Raymond Aron. In:Revue française de science politique, 12e année, n°4, 1962. pp. 963-979.

doi : 10.3406/rfsp.1962.403400

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfsp_0035-2950_1962_num_12_4_403400

Paix et Guerre entre les Nations

LA THEORIE DES RELATIONS INTERNATIONALES SELON RAYMOND ARON *

JEAN-BAPTISTE DUROSELLE

Paix et guerre entre les nations. Nul mieux qu'Aron ne pouvait écrire ce livre. Ou, plus probablement, nul autre ne pouvait l'écrire. Il fallait une combinaison d'esprit théorique et de connaissance des réalités politiques actuelles, combinaison que l'on trouve chez un professeur de sociologie, qui, simultanément, écrit des éditoriaux au Figaro. Il fallait aussi un don de synthèse — les matériaux étant fournis par des disciplines universitairement diverses — et un esprit dialectique aigu, car une théorie valable ne peut reposer que sur des constructions solides. Il fallait enfin une vaste érudition. Et, de fait, l'auteur a vraiment absorbé l'essentiel de ce que les historiens, les juristes, les économistes, les sociologues, les moralistes, les philosophes politiques, voire les mathématiciens, ont dit d'important sur le sujet. Lorsqu'Alfred Grosser, dans cette même revue, critiquait un certain nombre de manuels américains en s'inspirant d'une définition pessimiste de Manning 1, il s'en prenait aux procédés de juxtaposition des disciplines que les auteurs avaient pratiqués. Ici, rien de tel. La synthèse est achevée.

Le plan général de l'ouvrage nous indiquera schématiquement les grandes lignes de cette synthèse. Il est divisé en quatre parties respectivement intitulées :

Théorie (concepts et systèmes) Sociologie (déterminants et régularités) Histoire (le système planétaire à l'âge thermonucléaire) Praxéologie (les antinomies de l'action diplomatico-stratégique)

Quoiqu'une brève analyse ne puisse rendre compte de toute la richesse de la construction, il n'est pas inutile de décrire sommairement le contenu de ces quatre parties avant d'entreprendre une discussion.

* Aron (Raymond) — Paix et guerre entre les nations. — Paris, Calmann- Lévy, 1962. 23 cm, 797 p. Index.

1. Grosser (Alfred), «L'étude des relations internationales, spécialité américaine?», Revue française de science politique 6 (3), juil.-sept. 1956, pp. 634-651.

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L'ensemble est une théorie des relations internationales en ce sens que, partant d'une recherche des concepts utiles, ceux qu'il faut isoler et mettre en lumière dans l'étude des relations entre unités politiques, l'auteur procède ensuite à la recherche des explications, puis donne l'exemple concret de l'histoire postérieure à 1945, et enfin se demande si l'on peut découvrir des règles d'action rationnelles. Mais Aron a voulu réserver plus spécifiquement l'appellation de théorie à l'élaboration des concepts majeurs, puis à l'analyse des systèmes internationaux, historiques — pour le passé — ou possibles. Le concept le plus essentiel lui paraît être l'unité de la politique étrangère, à travers les deux formes qu'elle prend alternativement, selon qu'il y a guerre ou paix, la stratégie et la diplomatie. Toute unité politique est un « centre autonome de décision ». La pluralité de ces centres, qui se réservent en dernier recours le droit à la violence, alors. qu'ils le refusent aux individus à l'intérieur de leurs sphères, implique une sorte de jeu où tous les acteurs, agissant sans qu'il existe d'arbitre suprême, cherchent mutuellement à s'imposer leurs volontés.

La guerre, comme l'a dit Clausewitz — dont Aron s'inspire largement — est l'ultime recours. Mais la fin est d'imposer sa volonté et non de vaincre pour vaincre. La puissance est l'aptitude à imposer sa volonté. La force est l'ensemble de moyens matériels immédiatement disponibles dans l'éventualité du recours à la violence. Le potentiel ou les ressources sont l'aptitude à élargir la force si l'on dispose de temps et si l'adversaire ne peut vous en empêcher. Le Japon était plus fort que les Etats-Unis en décembre 1941. Le potentiel plus élevé des Etats-Unis leur a permis de créer une force supérieure à celle du Japon.

Ces notions de base une fois posées, il faut analyser les divers types d'objectifs que se proposent les unités politiques. J'y reviendrai plus loin, car une telle analyse se prête nécessairement à la discussion.

De cette étude des unités politiques prises isolément, on passe à celle de leurs groupements. « J'appelle système international l'ensemble constitué par des unités politiques qui entretiennent les unes avec les autres des relations régulières et qui sont susceptibles d'être impliquées dans une guerre générale ». Autrement dit, le système est « un ensemble dont la cohérence est celle d'une compétition» (p. 103). C'est là l'originalité profonde du système international par rapport au système politique interne. On peut passer ensuite à une classification des systèmes, les uns homogènes, ceux où les Etats « obéissent à la même conception de la politique », les autres hétérogènes, ceux où les Etats « se réclament de valeurs contradictoires» (p. 108). Puis Aron procède à l'analyse des systèmes : pluripolaires (pluralité des centres de puissance), les-

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Imposition de la volonté comme fin de la violence
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quels aboutissent à une nécessité d'équilibre, comme dans le monde d'avant 1914 ; ou bipolaires, comme à l'époque de la guerre du Péloponèse entre Athènes et Sparte, ou dans le « duopole thermo- nucléaire » actuel entre Etats-Unis et U.R.S.S.

De là enfin, Aron en vient à l'analyse des types de paix et des types de guerre, qui est à coup sûr l'un des aspects les plus originaux de son ouvrage.

Cette théorie abstraite, consistant en une conceptualisation, appelle naturellement une seconde partie : la recherche des déterminants. La théorie a révélé quels éléments doivent être analysés ; la sociologie va manipuler ces éléments. La tâche du sociologue « s'interpose entre celle du théoricien et celle de l'historien » (p. 1 84 ) . L'historien interprète un ensemble singulier, unique. Le sociologue recherche des propositions « d'une certaine généralité ». Or les déterminants possibles sont de deux catégories. Les uns sont physiques ou matériels : l'espace, la population, les ressources ; les autres sont d'essence sociale : la nation et son régime ; la « civilisation », phénomène de devenir, dont il faut à la fois percevoir les caractères relativement stables (régularités) et les transformations ; et enfin l'humanité, c'est-à-dire la régularité liée à l'essence de la nature humaine. Le grand problème relatif à cette dernière notion est de savoir si l'homme est naturellement belliqueux, s'il y a une agressivité biologique, ou si la guerre est le produit de l'état social. « La difficulté de la paix tient plus à l'humanité qu'à l'animalité de l'homme» (p. 364).

La troisième perspective du livre est celle de l'histoire. En effet, l'étude des concepts et celle des déterminants n'est pas satisfaisante si l'on ne peut l'appliquer aux cas concrets. Aron a décidé de choisir l'un de ces cas concrets, celui qui nous touche le plus puisqu'il est notre cas à nous. S'agissant d'un ensemble unique et isolé, on sort davantage de la perspective théorique que dans les deux parties précédentes. En un sens, on peut regretter que l'auteur, plutôt que de choisir un cas, n'ait pas voulu comparer les cas. Une comparaison des processus concrets, impliquant l'étude de ce qui demeure et de ce qui disparaît dans les relations entre enjeux et risques, entre buts et moyens, dans les attitudes face à la paix et face à la guerre à différentes époques, eût donné à cette partie un caractère plus général, ou du moins eût regroupé, élargi diverses vues que l'on trouve ça et là dispersées dans l'ouvrage (par exemple sur les civilisations). La conceptualisation et l'étude des déterminants se présentent en effet, par nécessité, comme des coupes statiques, et, personnellement, j'aurais préféré une étude, également systématique, de la dynamique, qui eût sans doute fait davantage

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apparaître les hommes d'Etat à travers les « unités politiques » abstraites dont ils sont les acteurs concrets.

En un autre sens, cette troisième partie est une admirable interprétation de l'histoire récente. Le monde est fini et idéologiquement hétérogène. A cette structure se superpose, du fait du progrès technique, l'apparition de l'arme de dissuasion totale. Cette arme se trouve appartenir à deux Etats idéologiquement contraires. Il en résulte d'une part une prodigieuse extension de la stratégie de dissuasion, au détriment de l'usage de la force ; la création de deux blocs autour des deux pôles ; l'effort de ceux qui voudraient être non engagés ; les efforts rivaux des deux blocs pour absorber ce « tiers monde » ; et enfin les contacts mondiaux dans divers cadres, et notamment celui des Nations Unies, sans compter les conflits intra-blocs. La partie historique est une magnifique synthèse de tout cela, et sans doute le passage du livre le plus propre à faire réfléchir le public cultivé, les non-spécialistes, lesquels pourraient buter devant les analyses abstraites.

Enfin, la quatrième partie est purement normative. Peut-on trouver, dans une situation qui n'est plus celle où évoluait Machiavel, des principes susceptibles de guider les hommes d'Etat ? Il faut croire que nous sommes dans une période trop agitée et trop complexe, ou bien encore qu'Aron est trop lucide, trop habile à saisir les deux alternatives d'un dilemme, car il se refuse en général à proclamer un principe sans montrer également les chances de succès du principe contradictoire. On peut, dans de nombreux cas, dit-il, «espérer ». On ne peut être sûr. La principale conclusion rigoureuse concerne la validité du pacifisme absolu. Loin de le considérer comme « la seule forme de sagesse », Aron pense que la paix doit d'abord se fonder sur des garanties réalistes : « A l'ombre de l'apocalypse thermonucléaire, comme hier à l'ombre des divisions blindées ou avant-hier à l'ombre des légions ou des phalanges, hommes d'Etat et simples citoyens doivent agir selon la prudence, sans illusion ni espoir de sécurité absolue» (p. 565).

Parvenu à ce point, je tiens à m'excuser de la sécheresse de cette analyse descriptive. Si elle évoque à peu près le squelette de l'ouvrage, elle n'en découvre nullement l'extraordinaire richesse. Je voudrais donc que l'on voie dans ce qui précède bien plus une invitation à lire, un fil directeur pour cette lecture, qu'un « compte rendu ».

Mais, me plaçant d'un point de vue plus général, je voudrais attirer l'attention sur quelques autres raisons que nous avons de nous féliciter qu'un tel livre ait vu le jour.

D'abord, il me paraît incontestable que Guerre et paix entre les nations marque une étape nouvelle dans l'étude des relations

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internationales. Aucun ouvrage de cette ampleur ne leur avait été consacré, tant aux Etats-Unis où il y en a de fort suggestifs, qu'en France ou ailleurs. Je ne pense pas qu'on puisse aborder désormais cette matière sans avoir au préalable étudié les schémas que nous propose Aron. Il existait déjà en France, sous l'impulsion de Pierre Renouvin, une « école » d'historiens des relations internationales. Nous avons aussi des spécialistes de réputation mondiale pour le droit international. Si, comme je le crois, une « école française » d'étude des relations internationales, prises dans leur ensemble, est en train de se constituer, cette école peut se réclamer très largement de Raymond Aron. Tous les travaux qui ont été accomplis par les divers centres existants, de façon directe ou diffuse, ont subi son influence, pendant les années où il préparait l'ouvrage. Celui-ci étant publié, nous disposons de solides fondements.

Les fondements me paraissent d'autant plus solides qu'Aron, théoricien, est théoricien à partir de l'histoire. Or, malgré les efforts parfois fructueux de certains auteurs américains, et en particulier de Thomas Schelling, je ne pense pas qu'on puisse être théoricien à partir des mathématiques, c'est-à-dire que l'on puisse trouver les règles de l'action en matière internationale à partir de la théorie des jeux. Dans sa conclusion, Aron insiste très fortement sur ce point (pp. 752-764). La théorie des jeux est « suggestive ». Elle peut révéler des types d'attitudes (par exemple ce que Thomas Schelling appelle le «marchandage tacite»). Mais ici, l'imprécision de l'enjeu, la part d'éléments psychologiques non quantifiables (comme Schelling le reconnaît) font que les formules trouvées ne doivent pas être considérées comme des recettes. Elles sont trop dangereuses ; elles révèlent « le mélange de rigueur et de confusion, de profondeur et de naïveté caractéristique de certains esprits scientifiques aux prises avec les problèmes extérieurs à leur discipline, surtout aux prises avec les problèmes politiques » (p. 752). Si certaines décisions purement stratégiques «offrent l'équivalent d'un jeu à solution mathématique stratégique » (p. 758), il n'en est pas de même pour les décisions diplomatico-stratégiques.

Au lieu de partir de la théorie des jeux, Aron part des faits, ou plutôt des ensembles de faits, et cherche à en découvrir l'intelligibilité. C'est cette méthode que l'on peut appeler « la théorie à partir de l'histoire ». On permettra à un historien de considérer qu'elle est la plus fructueuse, et qu'en tous cas une spéculation sur le réel qui négligerait le réel donnerait prise à la critique.

Après cette description de l'œuvre d'Aron, on peut entreprendre une discussion. Celle-ci pourrait consister en une série de remarques à propos de tel ou tel point particulier. Il me paraît pré-

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férable d'aborder le point central : peut-il exister une théorie générale des relations internationales ? Nous allons voir qu'Aron le nie. Peut-être faut-il se montrer un peu moins pessimiste. La discussion doit porter, me semble-t-il, sur le fait de savoir si Aron a totalement raison de parler de 1' « indétermination de la conduite diplo- matico-stratégique ».

Face à l'homo œconomicus qui se propose un objectif abstrait unique, la « maximation des ressources », — quels que soient les choix qu'individuellement on peut faire entre les moyens d'y parvenir ou même entre les conceptions que l'on se forme des ressources optima, — Aron estime que Yhomo diplomaticus se propose des objectifs multiples, et que les choix entre ces objectifs ne sont pas « déductibles du rapport de forces » (p. 100).

L'analyse empirique, historique, nous révèle en effet qu'il est impossible de réduire les conceptions que se font les hommes d'Etat de 1' « intérêt national », à un seul type d'explication. Aron rejette — et nous le suivons avec enthousiasme dans cette direction — les interprétations « rationalisantes », par exemple celle oui érige en concept fondamental celui de puissance (power, Macht) (cf. p. 100 et p. 583, critique de la théorie de Hans Morgenthau à ce sujet), ou celle qui veut tout expliquer, et notamment les guerres, par la concurrence des intérêts économiques (p. 256). Autrement dit, s'il n'y a pas un seul principe d'explication, c'est qu'il y en a plusieurs, et s'il y en a plusieurs c'est que, quels que soient leurs liens mutuels, chacun a, par rapport aux autres, quelque chose d'irréductible.

Poursuivons maintenant ce raisonnement en examinant quels sont ces principes, en tant qu'objectifs que se proposent les hommes d'Etat (on pourrait encore dire enjeux, ou conceptions de l'intérêt national). Aron distingue principalement trois niveaux d'abstraction croissante. Le premier est historique. Je me propose de reconquérir l'Alsace et la Lorraine, ou d'anéantir la Serbie, ou d'empêcher la nationalisation du canal de Suez. C'est l'étude historique qui me révèle ces buts, si je prends bien toutes les précautions de l'historien, car il y a des buts avoués et des buts cachés, ou même l'hésitation sur les buts, et il faut essayer de débrouiller tout cela. Ces buts ne cessent de changer et la tâche n'en est que plus difficile.

Arnold Wolfers a souligné ces difficultés dans un admirable chapitre « The goals of foreign policy » de son récent ouvrage : Discord and collaboration -. Ainsi, Wolfers montre à quel point il est délicat, parfois, de discerner ce qui est objectif et ce qui est moyen. Il distingue ce qu'il appelle « buts de possession » — corres-

2. Wolfers (Arnold), Discord and collaboration. Essays on international politics, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1962, pp. 67-80.

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pondant à une acquisition hors des frontières — et « buts de milieu » — consistant à améliorer les conditions existantes à l'intérieur des frontières. II. distingue aussi les « buts nationaux directs », qui intéressent la nation dans son ensemble (par exemple la sécurité, l'indépendance), et les «buts nationaux indirects», qui avantagent certains groupes (par exemple le jeu de tel tarif douanier). C'est au fond la distinction que faisait "Wilson entre ce qu'il appelait national interest et special interest. Enfin, Wolfers pose ce qui nous paraît être le centre d'une théorie des objectifs lorsqu'il montre qu'on ne peut parler d'objectif chaque fois que des hommes d'Etat, ou l'opinion publique expriment des espoirs ou des idéaux, mais seulement lorsque des buts sont fixés en liaison avec des risques. Ces espoirs « ne deviendront des objectifs que si l'on aboutit à la décision qu'un effort national impliquant des sacrifices ou le risque de sacrifices doit être entrepris pour les atteindre » 3. C'est la théorie de la stratégie en fonction du risque et de l'enjeu telle que j'avais essayé de l'esquisser dans cette revue4. Je ne voudrais pas développer ici une théorie générale des objectifs, mais me borner à discuter les remarques d'Aron.

Si l'on fait une classification fondée sur la nature des objets que les Etats cherchent à obtenir, on a ce qu'Aron appelle les « objectifs concrets » : l'espace, les hommes, les âmes (p. 84). A un niveau plus élevé encore, on obtient une autre classification ternaire, fondée sur la nature des avantages que les Etats recherchent, c'est ce qu'il appelle les « objectifs abstraits » : la sécurité, la puissance, la gloire (p. 84).

Notons d'abord qu'il est réellement très important de posséder une classification complète de ces objectifs ; important sur le plan de la théorie, puisqu'il faudra chercher à travers cette diversité les fils directeurs de nos explications ; important sur le plan pratique, car l'homme d'Etat et les diplomates ont un constant besoin de savoir à la fois ce qu'ils veulent faire — ce qui n'est pas toujours le cas ; souvent ils se gardent bien de le dire, ou encore ce qu'ils disent n'est pas plausible.

Commençons par examiner la série dite concrète. « Une collectivité occupe un certain sol : elle peut logiquement juger trop étroite la surface de la terre à sa disposition. Dans la rivalité des peuples, la possession de l'espace est l'enjeu originel. En deuxième lieu, les souverains ont souvent jugé de leur grandeur d'après le nombre

3. Ibid., p. 71. 4. Duroselle (J.-B.), «La stratégie des conflits internationaux», Revue

française de science politique 10 (2), juin 1960, pp. 287-308.

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de leurs sujets : ce qu'ils convoitaient en dehors de leurs frontières, ce n'était pas le sol, mais les hommes. Enfin, le prophète armé est parfois moins soucieux de conquérir que de convertir : indifférent aux richesses du sol et du sous-sol, il ne calcule pas le nombre des travailleurs ou des soldats, il veut répandre la vraie foi, il veut que l'organisation conforme au sens de la vie et de l'histoire gagne peu à peu l'humanité entière » (p. 84 ) .

Examinant ces réalités concrètes, et le faisant en historien, je ne peux m'empêcher d'en ajouter une autre à la liste d'Aron, qui est l'or (lequel a pris, après l'ère du mercantilisme, les formes infiniment plus souples et plus variées de portefeuilles d'actions, de bénéfices commerciaux, d'exportations invisibles, de rentes et de profits de toutes sortes). Et, ajoutant l'or à la liste, j'ai tendance à en retrancher l'espace, du moins l'espace pur. Car il existe un espace-hommes et un espace-or (ou mieux un espace-ressources, un espace utile). Mais l'espace pur, inhabitable et improductif, ne me paraît jamais avoir été un objectif historique. Ou bien, s'il est actuellement improductif, on le convoite parce qu'on espère qu'il contient des ressources cachées (Sahara). Mais la tendance dominante a toujours été de mépriser les « arpents de neige ».

Attachons-nous d'abord à l'or comme objectif concret irréductible aux autres. Toute la politique des mercantilistes, admirablement décrite au chapitre IX, a consisté à vouloir accumuler de l'or. Je sais bien que, dans l'esprit de Colbert, il s'agissait bien plus de « l'or pour la puissance » que de « l'or pour l'or », donc de l'or- moyen plus que de l'or-but. Cela signifie-t-il que l'objectif de « l'or pour l'or » n'ait jamais été historiquement poursuivi ? Les exemples abondent du contraire. Cela est clair au niveau des individus. L'avare, le voluptueux, et toutes les catégories intermédiaires, recherchent l'or pour l'or ou, ce qui finalement s'y ramène, pour les jouissances qu'il procure.

Du niveau de l'individu, passons à celui de l'homme d'Etat. Innombrables ont été ceux dont le but n'était ni la puissance (ils étaient « satisfaits » ) , ni la gloire, mais l'enrichissement de leurs concitoyens, ou, plus souvent, d'une catégorie d'entre eux. On pourrait dire que c'est là l'apanage des petits Etats, comme la Suisse, qui, ne pouvant poursuivre la gloire des conquêtes, cherchent les satisfactions de l'aisance. La France, devenue petite puissance, ou du moins moyenne, la préoccupation de l'enrichissement s'y manifeste avec éclat, et de même en Allemagne occidentale. La « politique du choix » de M. Mendès-France était en réalité celle de la priorité à accorder à l'expansion économique, en se débarrassant du « fardeau que nous impose la continuation de la guerre d'Indochine » (déclaration d'investiture du 3 juin 1953). Le « Cartié- risme » part d'une conception analogue. Mais les grands Etats

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eux-mêmes peuvent se fixer comme buts principaux 1' « abondance », la « welfare society », et le principe du communisme, « A chacun selon ses besoins ».

On pourrait faire un parallèle entre Laffitte et Guizot. Laf- fitte voulait secourir la Pologne (les âmes, l'idée), recouvrer les « frontières naturelles » (l'espace humain). Guizot est célèbre par sa politique de satisfaction territoriale qui faisait dire aux exaltés de l'opposition « La France s'ennuie », et par la formule « Enrichissez-vous ! » qui s'adressait évidemment à la « classe moyenne », c'est-à-dire à la haute bourgeoisie. Elle impliquait, dans son esprit, que l'action de l'Etat et sa politique extérieure notamment — il était ministre des Affaires étrangères ■ — - avaient pour but de faciliter cet enrichissement. Je ne veux certes pas dire que l'or était le seul objectif de la politique de Guizot. Mais il était sans nul doute un objectif prépondérant, et irréductible par rapport à d'autres : pas de conquêtes en Europe, peu de conquêtes outre-mer, et surtout pas de croisade pour les Polonais.

Enfin, au tempérament de certains hommes d'Etat, on pourrait superposer la notion plus confuse de « nations mercantiles », opposées aux « nations glorieuses ». On connaît le passage célèbre de Montesquieu : « Quoique tous les Etats aient en général un même objet, qui est de se maintenir, chaque Etat en a pourtant un qui lui est particulier. L'agrandissement était l'objet de Rome ; la guerre, celui de Lacédémone ; la religion, celui des lois judaïques ; le commerce, celui de Marseille» (Esprit des lois, livre XT, ch. 5), et le non moins célèbre passage concernant l'Angleterre : « Si cette nation envoyait au loin des colonies, elle le ferait plus pour étendre son commerce que sa domination. Comme on aime à établir ailleurs ce qu'on trouve établi chez soi, elle donnerait aux peuples de ses colonies la forme de son gouvernement propre ; et ce gouvernement portant avec lui la prospérité, on verrait se former de grands peuples dans les forêts mêmes qu'elle enverrait habiter » (Esprit des lois, livre XIX, ch. 27). Sans doute y a-t-il bien des stéréotypes nationaux dans ces peintures de l'Angleterre (ou de Venise), « nations mercantiles », reprises indéfiniment dans la littérature française. Bien sûr, l'option en faveur de l'or n'empêche-t-elle ni les conquêtes ni la colonisation, bien au contraire. Mais celle-ci n'est pratiquée que parce qu'elle est profitable, et les théoriciens de la décolonisation en Angleterre, au milieu du xixe comme au milieu du xxe, sont partis d'abord de considérations sur les bilans déficitaires.

A la « série concrète » d'Aron, je préférerais celle-ci : espace peuplé, or. âmes, que l'on pourrait spécifier ainsi. Le territoire est valable sur le plan stratégique (espace de manoeuvre, ou bien bases et positions-clefs) ou comme zone de peuplement. Les populations

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sont celles qu'on annexe pour accroître sa puissance ou sa gloire. L'or peut s'obtenir par l'annexion de territoires à ressources naturelles abondantes, ou de populations industrieuses et donc imposables, mais aussi par de tout autres moyens : investissements à l'étranger, développement du commerce, etc. Enfin, la conquête des âmes est la caractéristique des peuples religieux, des croisés, ou des idéologues révolutionnaires.

Si de la série concrète, nous passons à la série abstraite, l'observation précédente s'applique, car à cette réalité concrète qu'est l'or correspond la notion abstraite de richesse. A ce propos, je voudrais d'abord attirer l'attention des lecteurs sur l'admirable démonstration que fait l'auteur du caractère complexe de l'impérialisme, de l'impossibilité qu'il y a à ramener l'impérialisme aux seules considérations économiques, a fortiori à l'action du capitalisme monopolistique. Jacques Freymond avait déjà critiqué de façon remarquable les théories de Lénine 5. Aron insiste peut-être un peu plus sur Rosa Luxembourg. Mais retenons de lui cette formule (p. 278) : « Dans la mesure où il était d'origine et de signification économique, l'impérialisme de la [in du XIXe siècle n'était pas le dernier stade du capitalisme, mais le dernier stade de l'impérialisme mercantile, lui-même dernier stade de l'impérialisme millénaire » (p. 270). C'est dire qu'Aron : — rejette l'explication technique de Hobson, Rosa Luxembourg,

Hilferding et Lénine ; — ne nie absolument pas qu'il y ait des racines économiques pro

fondes à certaines manifestations de l'impérialisme ; — mais reconnaît l'impulsion profonde exercée sur les hommes et

sur les Etats par la volonté de domination pour elle-même.

La mode inspirée par un marxisme édulcoré étant, chez nombre d'historiens français contemporains, de voir partout, à tout phénomène, une explication économique exclusive, il est agréable de sentir passer le souffle d'un robuste bon sens. Pierre Renouvin avait déjà multiplié les exemples de cas où le politique l'a emporté sur l'économique dans l'échelle des motivations. Aron est entièrement d'accord sur ce point. « L'ambition de grandeur et de gloire qui animait les gouvernants a pesé davantage sur le cours des événements que l'influence, plus ou moins camouflée, des sociétés anonymes ... Si l'on considère le cas de l'Empire français d'Afrique sans postuler d'avance d'interprétation, les faits ne suggèrent pas que le gouvernement français soit intervenu en Tunisie pour sauve-

5. Dans son. livre Lénine et l'impérialisme, Lausanne, Librairie Payot, 1951, 134 p.

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garder les intérêts de compagnies secondaires ; tout au contraire, il a invoqué ces intérêts pour justifier une intervention dans laquelle des hommes d'Etat voyaient un moyen de prévenir l'installation italienne, de garantir la sécurité des confins algériens et de donner une preuve du redressement français » (p. 269). Quiconque a lu, dans les documents diplomatiques français, la correspondance du marquis de Noailles, ambassadeur de France à Rome en 1880, ne peut que souscrire à une telle évaluation.

Mais, de ce que les motivations de puissance jouent un rôle autonome, il n'en faut pas déduire qu'il n'y a pas de motivations de richesse, également autonomes. Au Rockefeller qui crée une fortune pour exercer une influence, disons plus trivialement au commerçant enrichi qui a de quoi se payer une candidature à la deputation, avec, qui sait ? l'espoir de devenir ministre, s'oppose celui qui crée une fortune pour jouir des possibilités qu'elle offre, ou, par l'aberration de l'avarice, simplement pour la posséder, ce qui est d'ailleurs une autre forme de la jouissance. Au fils de famille qui devient officier par amour du commandement, du beau et noble métier des armes, s'oppose son frère qui préfère gagner des sommes rondelettes dans l'usine paternelle. Il y a celui que l'on voit « drapant sa gueuserie avec son arrogance » et M. Perrichon, voiturier enrichi, qui écrit au préfet de Police pour éviter de se battre en duel.

Ne peut-on transposer au niveau des Etats, et distinguer — avec tout le relativisme que cela comporte à travers l'écoulement du temps — des Etats de proie et des Etats marchands ? Assurément oui. La richesse me paraît devoir figurer dans la liste des objectifs abstraits des unités politiques.

Arrivons-en maintenant au second terme : la gloire. Sans doute, une discussion sur la nécessité de maintenir la gloire

comme l'un des termes, à côté de la puissance, et différente d'elle, est-elle un peu académique. Pour ma part, je la retrancherais de la liste, malgré l'autorité de Hume (p. 83), pour la raison suivante. Ou bien la gloire est la gloriole, c'est-à-dire le goût de l'apparence plus que de la réalité ; ou bien la gloire est l'une des composantes de la puissance : le prestige d'un Etat est en effet un moyen d'exercer son influence sur d'autres Etats, sans compter ce que cela peut ajouter à la popularité interne du gouvernement et à sa stabilité. La France, victorieuse et exsangue en 1918, a incroyablement développé son influence politique et culturelle. Dans ce sens de prestige, la gloire est utile. Elle rentre dans la définition qu'Aron donne de la puissance, distinguée de la force, et qui consiste à être capable d'imposer sa volonté à autrui (ch. II). La gloriole est une faiblesse humaine. On voit des hommes qui préfèrent les flatteries extérieures à la réalité du pouvoir ; à l'autre extrémité, les « eminences grises », les « Holstein », qui préfèrent la réalité et se soucient peu

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qu'on les connaisse ; entre les deux, ceux qui aiment la puissance et aiment qu'on sache qu'ils sont puissants. Aron dit que les généraux aiment la gloire d'une bataille victorieuse, pour elle-même. Roosevelt songea un moment à nommer Marshall commandant en chef en Europe pour que, du pouvoir réel qu'il avait, il accédât à l'illustration. Le maréchal britannique Sir Alan Brooke se consola mal de ne pas accéder à ce type de gloire que lui ravit finalement Eisenhower.

Au niveau de l'Etat, la gloriole à la Mussolini (voir ce qu'Aron dit sur les illusions qu'il se faisait sur l'armée italienne, p. 75 ; j'ajoute que Liddell Hart, dans les années 1930, partageait ces illusions) doit être opposée aux politiques plus réalistes qui recherchent la gloire-prestige. Quand le général de Gaulle parle de « grandeur », une critique hâtive lui attribue la recherche d'une sorte de gloriole nationale. Qu'on relise ses Mémoires, et d'abord dans le tome III, le chapitre intitulé « Le rang ». Le rang, c'est pour la France la reconnaissance du droit qu'elle a à être consultée dans les grandes affaires mondiales. C'est donc un des éléments essentiels de sa puissance.

Je trouve, en conséquence, artificielle la distinction que fait Aron entre Clemenceau qui voulait la sécurité, Napoléon la puissance et Louis XIV la gloire. Laissons de côté, pour un moment, la sécurité. Il me paraît évident que les trois hommes voulaient pour la France la puissance, avec son attribut la gloire-prestige. Simplement, reprenant la distinction d'Aron entre puissance offensive et puissance défensive (p. 58), il me semble que Napoléon était le plus offensif et Clemenceau le plus défensif, Louis XIV se situant à mi-chemin. On pourrait faire sur les Mémoires de Louis XIV la même erreur que sur les écrits du général de Gaulle. Pour l'éviter, lisons seulement cette phrase : « L'observation que l'on fit à loisir de toutes ces choses commença sans doute à donner quelque opinion de moi dans le monde ; et cette opinion n'a pas peu contribué au succès des affaires que j'ai entreprises depuis : rien ne faisant de si grands effets en si peu de temps que la réputation du prince » 6.

Toujours dans cette série abstraite, on peut se demander pourquoi Aron n'a pas introduit un concept correspondant aux « âmes » de la série concrète, élément qu'on peut appeler comme lui l'Idée, ou, dans un vocabulaire plus courant chez les auteurs américains, « les valeurs ». Parmi les objectifs des. hommes d'Etat peut figurer celui de promouvoir une valeur (« the world safe for democracy », aussi bien que le triomphe d'une religion ou d'une idéologie).

6. Mémoires de Louis XIV, édition Jean Longnon, Paris, Pion, 1933, p. 31.

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Enfin, il faut discuter l'utilisation, dans cette série, du concept de sécurité. Il paraît difficile de considérer que la sécurité n'est pas un objectif commun à tous les Etats. Mais il y a des Etats qui n'hésitent pas à courir des risques étendus pour essayer d'accroître leur puissance. La sécurité, objectif commun, peut n'être pas objectif suprême. Mais elle reste objectif, quoi qu'il arrive. C'est presque faire une tautologie que de dire que tout Etat recherche sa propre sécurité. Cela revient à dire que tout Etat cherche à continuer à être un Etat. L' Autriche-Hongrie a attaqué la Serbie en 1914 dans le but précis de continuer à vivre comme Autriche-Hongrie. La Belgique a résisté en 1914 et le Danemark plié en 1940 parce que ces attitudes ont paru les plus propres à écarter — à long terme — leur disparition en tant qu'Etats. En ce sens, on ne peut plus passer de l'Etat à l'individu. Car, pour les individus, toutes les nuances existent entre celui qui préfère la mort à l'esclavage et celui qui préfère l'esclavage à la mort. Mais les Etats ne peuvent vouloir . ni la mort ni l'esclavage, d'où les dilemmes particulièrement aigus de l'âge thermonucléaire. Il y a peu d'exemples historiques d'Etats se sabordant eux-mêmes. L'unité de l'Italie s'est faite contre les Etats (les souverains ont fui ou, comme le pape, se sont enfermés). Celle de l'Allemagne s'est faite parce que les Etats subsistaient quelque peu — encore faut-il voir les doléances du roi de Bavière.

Après ces remarques, et partant de l'idée qu'en tous cas les Etats veulent vivre, fût-ce dangereusement, je suggérerais en conclusion, comme plus conformes, me semble-t-il, à ce que nous révèle l'expérience historique, les deux séries suivantes d'objectifs :

Série concrète : Espace peuplé — Or — Ames. Série abstraite : Puissance — Richesse — Valeurs (la Sécurité s'y ajoutant

comme objectif permanent).

Les deux séries se correspondent, mais imparfaitement, car on peut rechercher la puissance par les territoires peuplés, par l'or, par la conversion des infidèles. On peut rechercher la richesse par la conquête ou le commerce. On peut, au nom de ses propres valeurs, respecter les territoires d'autrui, ou, au contraire, les conquérir, et, de toute façon, l'or est une arme de la propagande. L'incertitude des objectifs complique singulièrement la science des relations internationales par rapport à la science économique. D'où la nécessité d'une classification rigoureuse de ces objectifs. La réintroduction de l'objectif or-richesse comme l'un des éléments de l'intérêt national est essentielle à cet égard. Elle montre qu'en réalité Yhomo diplomaticus ne doit pas être opposé à Yhomo œconomicus, mais superposé. Uhomo diplomaticus est simultanément — et à des degrés divers qu'il choisit — œconomicus, politicus et religiosus. La théorie des relations internationales en est de ce fait rendue

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infiniment plus complexe. Y a-t-il même une théorie générale ? Aron le nie. « Si la conduite diplomatique n'est jamais déterminée par le seul rapport des forces, si la puissance n'est pas l'enjeu de la diplomatie, comme l'utilité celle de l'économie, alors la conclusion est légitime qu'iï n'y a pas de théorie générale des relations internationales comparable à la théorie générale de l'économie. La théorie que nous sommes en train d'esquisser tend à analyser le sens de la conduite diplomatique, à dégager les notions fondamentales, à préciser les variables qu'il faut passer en revue pour comprendre une constellation» (p. 102). C'est sur ce point que je voudrais proposer quelques réflexions, en matière de conclusion.

Au « pessimisme théorique » d'Aron, on pourrait opposer 1' « optimisme théorique » de Bertrand de Jouvenel par exemple. Etudiant le problème de la « prévision », il a fortement insisté sur le fait que l'analyse économique, après avoir été purement descriptive, a définitivement opté pour une attitude prévisionnelle et que, dans ce domaine, « elle n'est point regardée comme une fantaisie de rêveurs ». Cette «intention systématique de prédire a rendu un service immense à la science économique ». Elle est responsable de « la grande relance de la science économique au cours du dernier demi-siècle ». Fort de cet exemple, et parce qu'il le souhaite fortement, Bertrand de Jouvenel déclare : « Je pense que la même provocation à prédire devrait apporter à la science politique une invi- goration semblable à celle de la science économique ». Entend-il par là une science politique qui comprendrait aussi les relations internationales ? Les exemples qu'il donne paraissent l'impliquer.

Mais là, on se heurte au très fort argument d'Aron selon lequel la pluralité des objectifs maintient une indétermination fondamentale. Toute la discussion entre pessimistes et optimistes peut donc se ramener à cette question.

Y a~t-il, ou n'y a~t~il pas dans le choix des objectifs par les hommes d'Etat une sorte de détermination ? Ou, si l'on fait la part belle à la totale liberté de leurs choix : N'y a-t-il aucune sorte de détermination des choix faits par les unités politiques en fonction de leurs structures internes et d'un système international donné ?

Bien entendu, il ne peut s'agir de déterminations rigoureuses. Tel n'est même pas le cas dans la prévision économique, où pourtant l'unicité de l'objectif abstrait, la maximation des ressources, simplifie singulièrement le problème. Mais, en l'absence de lois rigoureuses, il y a des probabilités, plus ou moins grandes, et la prévision, d'intuitive, peut devenir scientifique si l'on acquiert un

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jour les moyens de discerner ces probabilités, comme on l'a fait dans une certaine mesure dans les cas plus simples de l'économie et de la démographie.

Je ne prétends pas, en trois pages, donner une réponse qui contredirait péremptoirement celle d'Aron. Je voudrais seulement énoncer un doute au sujet de son affirmation pessimiste.

Un moyen d'évoquer ce doute consisterait en l'introduction d'une qualification à la notion d'intérêt national, conçu comme l'ensemble des objectifs que se proposent les unités politiques. Cette qualification est le degré de satisfaction de l'unité politique. Une nation peut être satisfaite de ses frontières, relativement satisfaite de son niveau de développement économique. Si elle est satisfaite du statu quo, comme la France entre les deux guerres, on peut déduire que son intérêt national sera conçu en faveur du statu quo, contre les efforts des « révisionnistes ». Si elle est relativement satisfaite de son niveau économique, elle cherchera à éviter les aventures qui compromettraient sa prospérité. La croisade ou l'expansion révolutionnaire est normalement l'affaire d'affamés aux dents longues, cadets normands sans ressources qui vont chercher fortune à Jérusalem, soldats de l'an II en guenilles, armée rouge d'authentiques prolétaires, maquis nationalistes qui se recrutent inépuisablement dans la jeunesse sans emploi.

Ces exemples paraissent indiquer (je n'ose dire démontrer) qu'une corrélation existe entre le goût du risque et l'insatisfaction. Les semeurs de trouble sur la scène internationale sont les « have not ». Les « have » essaient d'empêcher le trouble. Ils ont même la tentation de retarder le trouble par 1' « appeasement ».

Reste qu'il y a trois sources à l'insatisfaction, en liaison avec la série ternaire des objectifs. L'insatisfaction quant au territoire peuplé, qui de plus en plus est liée à la volonté d'unité nationale, au nationalisme. L'insatisfaction quant à un idéal, qui de plus en plus est liée à la volonté de dignité humaine et d'indépendance. Et enfin l'insatisfaction quant au niveau de vie.

Cette dernière occupe une place à part. Elle peut être analysée en fonction de la théorie économique. On peut, appliquant par exemple, le schéma de Rostow, dire qu'à partir du moment où une nation a atteint le niveau de la « consommation de masse » la satisfaction économique l'emporte sur l'insatisfaction. Imaginons que l'U.R.S.S., par ses voies propres, atteigne ce niveau. Peut-on raisonnablement croire qu'elle maintiendra alors la même vivacité, le même « dynamisme » inquiétant en matière de politique étrangère, alors qu'elle n'a guère de raisons d'être insatisfaite de ses frontières ? Par contre, n'est-il pas hautement probable que des pays « en voie de développement » vont jouer, si ce n'est déjà fait

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(dans les nombreux cas où il ne s'agit plus de sociétés closes jouissant d'un relatif équilibre traditionnel), ce rôle de perturbateurs du système, puisque le système les maintient dans l'insatisfaction ? Il y aurait lieu de multiplier les études — déjà entreprises par Ernest Labrousse à propos des révolutions françaises, par Dexter Perkins à propos des explosions de nationalisme belliqueux dans les Etats- Unis au siècle dernier — sur la corrélation existant entre le début de la reprise après une crise économique et l'exaltation du goût du risque. Karl Deutsch a essayé de déceler ce qui est quantifiable dans les facteurs de stabilité et d'instabilité. Sans doute sa recherche est-elle encore fruste et trop intuitive. Mais elle indique une direction de recherche incroyablement féconde.

L'insatisfaction quant au territoire se révèle par l'existence d'innombrables conflits qu'on peut appeler traditionnels, et qui, comparés au conflit Est-Ouest, ont une allure en quelque sorte désuète et sans importance. Pourtant, ils retrouvent leur importance lorsque les partenaires servent de pions sur l'échiquier que manipulent les deux grandes puissances. Précisément, les exemples récents (et notamment ceux qu'a choisis la Dotation Carnegie pour la série d'études de conflits qu'elle a entreprises) montrent que certaines règles théoriques sont discernables. Par exemple, une puissance satisfaite finit toujours par donner satisfaction à des nationalistes coloniaux, car sa propre satisfaction lui fait mesurer sans enthousiasme le coût du conflit. Entre deux pays satisfaits, il n'y a de conflit que celui déclenché artificiellement, donc déraisonnablement (par exemple le conflit sarrois entre France et Allemagne) 7. Enfin, il paraît toujours possible de trouver des solutions stables si les sacrifices des adversaires paraissent égaux (Chypre, Trieste). Par contre, entre pays insatisfaits sur le plan économique, les conflits gardent leur forme traditionnelle, c'est-à-dire que l'usage de la force y est possible, si les deux adversaires trouvent le moyen de le localiser. Sinon, ils rentrent dans la sphère du conflit Est-Ouest et obéissent à ses règles propres.

Je m'excuse de répondre au pessimisme d'Aron par des suggestions et non par des principes établis. Mais ces suggestions vont toutes dans le même sens : il paraît probable qu'une masse d'études bien conduites sur les liens existant entre : ■ — ■ satisfaction et politique de conservation, — insatisfaction et politique « dynamique », — ■ insatisfaction économique et fanatisme idéologique, — ■ satisfaction ou insatisfaction économique et solutions des conflits

territoriaux, etc.,

7. L'Allemagne, insatisfaite à l'Est est satisfaite à l'Ouest.

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devraient pouvoir aboutir à élaborer un modèle complexe, certes, mais utilisable du développement des relations internationales. Un tel modèle aiderait simplement à prédire des évolutions vraisem- blables ; nous sommes loin, actuellement, de pouvoir prédire autrement qu'intuitivement, ce qui n'est pas scientifique. Pouvoir prédire mieux, tel doit être notre but. Prédire exactement est tout à fait exclu, par la nature des choses. Aron me permettra, pour terminer cette esquisse d'une discussion, de dire que lui seul l'a rendue possible. Pour la première fois, la complexité de la réalité internationale a été disséquée et en quelque sorte dominée. Pour la première fois, on sait d'où l'on part et l'on voit où l'on va. Son livre marque donc une étape, une grande étape, dans la marche vers la connaissance des relations entre les Etats.

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