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Duras pour l’éternité Du Lot-et-Garonne au prix Goncourt Culture

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Duras pour l’éternitéDu Lot-et-Garonne au prix Goncourt

Culture

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Duras pour l'éternité

Du Lot-et-Garonne

au prix Goncourt

Par la rédaction du Journal Sud Ouest

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« Le petit coin du monde » de Marguerite Duras

PAR SOPHIE LISKAWETZ

A l'occasion du centenaire de la naissance de l’écrivain en 2014, la rédaction

du "Mag" de Sud Ouest est revenue sur ses attaches lot-et-garonnaises

et ses liens avec le canton de Duras, le pays du père.

Née Donnadieu, Marguerite reste Duras pour l’éternité. Ce nom de plume par

lequel elle devient mondialement connue avec « L’Amant » (prix Goncourt 1984),

elle le tire du pays de son père. En 1943, à l’occasion de la parution de son premier

roman, « Les Impudents », elle délaisse son patronyme pour le pseudonyme de

Duras, en référence au canton du même nom, dont est originaire le père, Henri

Donnadieu.

LES ORIGINES

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Ce fils de cordonnier, né à Villeneuve-sur-Lot en 1872, est un brillant élève de

l’école normale d’instituteurs du Lot-et-Garonne. Devenu professeur de mathéma-

tiques, il est promu directeur de l’enseignement en Cochinchine. Une réputation

de coureur de jupons, cinq enfants de deux lits différents et une santé fragile qui

s’accommode assez peu de la chaleur morbide du climat asiatique.

Le 24 avril 1921, il rentre se soigner en France, laissant aux colonies sa seconde

femme, Marie Legrand, et les trois enfants qu’il a eus d’elle – Pierre, né en 1909,

Paul, en 1912, et Marguerite, née en 1914. Il meurt, seul, huit mois plus tard, em-

porté par les fièvres, dans son domaine du Platier, à Pardaillan, à six kilomètres de

Duras. Le domaine n’est plus aujourd’hui que l’épave de la solide bâtisse qu’Henri

Donnadieu avait achetée dans sa région natale un an plus tôt pour y réunir toute sa

famille, après l’Asie : ses deux fils nés d’un premier lit, et les autres… La mère de

Marguerite, restée en Indochine, apprend la mort de son mari par télégramme et

doit attendre plus de six mois avant de rentrer en France avec ses trois enfants pour

se recueillir sur la tombe de son mari. Marguerite a alors 8 ans. Cette parenthèse

lot-et-garonnaise se prolonge durant deux ans. C’est là qu’elle découvre la nature « à

la française » : une « patrie d’herbes » qui coïncide déjà avec sa « patrie d’eaux » in-

dochinoise. D’un continent à l’autre, c’est encore et toujours une nature faite de pe-

santeurs et de mystères à élucider. Mais qui réverbère bien les tourments de l’âme.

YVETTE BARREAU, L’AMIE D’ENFANCE

Là, elle court la campagne avec la fille du métayer, invente déjà des histoires

auprès du Rieutord, le ruisseau qui coule paisiblement en contrebas du domaine.

Les journées, sans horaires et sans contraintes, sont rythmées par le passage du

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train de Bordeaux, matin et soir. C’est aussi le temps de l’apprentissage des pleins

et des déliés dans le parc, sous la tonnelle. Durant ces deux années, la « petite

Nénée », comme on l’appelle dans le pays, ne va pas à l’école. C’est sa mère, insti-

tutrice en Indochine, qui lui apprend à lire et à écrire.

À l’époque, la petite Nénée est déjà une gamine sauvage et solitaire. Livrée à

elle-même, elle arpente les chemins et va à l’église avec la fille d’une voisine, Yvette

Barreau, devenue par la suite épicière à Monteton, à une poignée de kilomètres de

Duras. Marguerite aurait eu 100 ans le 4 avril 2014 et Yvette le 1er juin. L’épicière,

qui « n’a jamais quitté le pays », est morte en 2013. Mais durant l’hiver 2007-

2008, tous les jeudis soir, des membres de l’Association Marguerite-Duras ont relu,

avec elle et à voix haute, le texte des « Impudents ». Elle avait alors 93 ans, mais

cette lecture a ravivé de nombreux souvenirs d’enfance. Michèle Ponticq, prési-

dente de l’association, raconte : « Mme Barreau était étonnée de la précision de

certaines descriptions qui retranscrivaient des moments qu’elle avait réellement

vécus avec Marguerite Duras au Platier. » La scène de la vache écornée par le train

et qui se vide de son sang sur la voie ferrée ; les colères de la mère (« avec trois en-

fants, ce n’était pas facile ») ; la dictée du jeudi sous la tonnelle… Des odeurs et

des bruits aussi. « Les Impudents », c’était un peu la madeleine de Proust d’Yvette

Barreau, qui se souvient aussi que Marguerite était très directive dans les jeux et

qu’elle n’avait pas souvent voix au chapitre.

Après deux ans, ne pouvant prolonger davantage son séjour en France, faute

d’argent, Marie Donnadieu reprend ses trois enfants sous le bras. Retour en Indo-

chine. Elle met aux enchères les terres de Pardaillan mais parvient à conserver la

maison. Tous les meubles et les effets personnels de la famille sont vendus dans le

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parc de la propriété avant le grand départ. Sur le pont du paquebot qui les ramène

à Saigon, Marie Donnadieu écrit ces quelques lignes à la mère d’Yvette Barreau : «

J’ai bien regretté de ne pas vous voir avant mon départ. Nous vous embrassons et

vous remercions de votre complaisance à venir nous aider. J’ai eu tant à faire ce

jour-là que vous m’excuserez. Nénée a bien écrit à Yvette mais elle a été si malade

du mal de mer qu’elle n’a pas de courage. Ce sera pour une prochaine fois […]. »

LE LOT-ET-GARONNE JUSQU’À LA MORT

La courte parenthèse française se ferme. Adieu le Platier et la douceur har-

monieuse de ses collines. Place aux années indochinoises qui nourriront aussi, plus

tard, les principaux romans de Marguerite Duras, du « Barrage contre le pacifique

» à « L’Amant ». Mais de ces années lot-et-garonnaises et du roman qui s’en inspire

le plus, « Les Impudents », émerge déjà ce que Marguerite appellera plus tard « la

chambre noire » : « vaste pièce d’échos où vont clamer l’absence du père, la soli-

tude, l’art subtil d’entendre l’envers des choses et des êtres » (1).

Hormis ces deux années d’enfance passées au Platier, le lien avec le Lot-et-

Garonne se prolonge jusqu’à la mort. En 1930, Marguerite Donnadieu revient à

Pardaillan à l’âge de 15-16 ans. Elle accompagne ses deux frères et sa mère, qui

veut liquider le domaine. À Patricia Gandin, alors journaliste à « Elle », Marguerite

Duras écrit dans une lettre en 1992 : « Ce sentiment violent d’avoir été ingrate eu

égard à ce Lot-et-Garonne qui était le premier pays de la France où j’ai habité.

J’avais 7 et 8 ans. J’avais 10 ans quand ma mère est repartie en Cochinchine. […].

La Cochinchine française s’est curieusement doublée d’une appartenance sauvage,

“illégale” à cette région du Lot-et-Garonne. La France, c’est encore Pardaillan pour

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moi, l’odeur des prunes dans les clayes des fours, l’eau claire du Dropt et ses cres-

sonnières. Après, nous y sommes revenus, nous, la mère et les trois enfants, cette

bohème misérable. Et c’est là, j’avais 15 ans, que ma mère a essayé de me marier

avec le voisin (Bousquet) parce que, très jeune, j’avais eu cet amant chinois et que,

de ce fait […], j’étais déshonorée. » Dans « Les Impudents », l’héroïne, Maud, a

une vingtaine d’années. Et sa mère, ruinée par les dépenses intempestives de son

fils aîné, cherche à se défaire d’un domaine à l’abandon dans le Quercy. Avant la

vente, elle envisage un moment de marier sa fille avec le fils du voisin, l’un des plus

riches paysans du coin... La vie revient toujours dans l’écriture : quelque chose qui

jaillit à l’insu de soi et qu’il faut épier pour le porter au jour. Des souvenirs captés «

à la crête », disait Marguerite Duras.

« L’EN ALLÉ » DU MONDE

En 1965, Marguerite Duras reprend à nouveau contact avec le pays des orig-

ines à l’occasion de sa rencontre avec un peintre d’art brut de La Réole, Jeanik

Ducot. Là, elle redécouvre une maison en ruine mangée par les arbres et les lianes.

Un lieu à l’abandon en parfaite cohérence avec le sentiment d’« en allé » et de

délaissement propre à l’univers si particulier de ses romans. « Tout n’est que vanité

et poursuite du vent » (2).

Elle envisage un moment de racheter le Platier. Renonce finalement. C’est trop

cher et elle vient d’acquérir pour son fils, Jean Mascolo, un appartement rue de

Rennes à Paris. Sur une photo prise à cette époque par Jeanik Ducot, elle pose de-

vant la grille du domaine (qui a été volée depuis), le visage dur. Les traits

creusés. Dans les années 1990, c’est l’ultime visite de Marguerite Duras à Pardail-

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lan avec Yann Andréa, le dernier compagnon. Elle prend contact avec le maire de

Pardaillan pour retrouver la tombe du père. Mais n’achète toujours pas le domaine.

Dans une lettre adressée à Jean-Marc Benedetti, un enseignant qui habitait la ré-

gion, elle écrit : « Il y a des maisons comme ça qui s’acharnent à vivre et dont per-

sonne ne veut. »

Depuis sa mort, les projets de réhabilitation du Platier ont toujours échoué. Et

c’est tant mieux. Car, même si ce lieu ne lui a finalement jamais appartenu, on s’y

sent comme chez elle. Un lieu ouvert à tous et à tous les vents. Un joli souvenir de

celle qui s’est toujours dite, dans la vie comme dans l’écriture, « devant la porte fer-

mée ».

(1) « Marguerite Duras. Une autre enfance », d’Alain Vircondelet,

éditions Le Bord de l’eau, 2009.

(2) Dans l’Ecclésiaste : paroles du roi David que Marguerite Duras répétait souvent.

Elle découvre la Bible lors de sa relation avec son amant juif, Freddie, en 1933-1934.

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Les voix de l'enfance(13/11/1984)

Le Concourt à Marguerite Duras - pour « l'Amant »; le Renaudot

à Annie Emaux – pour « La Place » : deux grands prix littéraires

à deux femmes. Et un même thème : l'enfance.

Place Gaillon, devant le restaurant Drouant où se décerne le Concourt et le

Renaudot, Aguigui, chantre de l'anarchisme souriant, vend les œuvres d'Aguigui ;

au troisième étage d'un immeuble (bourgeois) une banderole proclame :« Vive

Marguerite ». 13 h 30, hier à Paris : Marguerite Duras vient d'être proclamée Prix

Concourt 1984 par François Nourrissier, secrétaire général du prix littéraire le plus

célèbre de l'Hexagone.

« ELLE N'A PAS ÉCRIT UN BEST-SELLER »

Trente ans après Simone de Beauvoir (en 1954, avec « les Mandarins» - Galli-

mard), Marguerite Duras obtient donc le Goncourt, comme une consécration. «

L'Amant » récompense. Il ne distingue pas un auteur d'avenir, mais il sanctionne

ce qui apparaît déjà comme un joli succès de librairie.

« Marguerite Duras n'a pas écrit un best-seller ! Il y a eu, ces dernières années,

quelques grands prix Goncourt. Le sien sera, peut-être un grand prix Goncourt »

affirme, d'une voix rapide, comme s'il avait honte d'avoir déjà vendu plus de 200

000 exemplaires, Jérôme Lindon, patron des éditions de Minuit.

SON PRIX GONCOURT

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Les Editions de Minuit, fondées clandestinement pendant la guerre par Vercors

et rachetées en 1948 par Jérôme Lindon n'avaient jamais obtenu le Goncourt...

Passant à juste titre pour une maison artisanale, plus préoccupée de littérature que

de rentabilité, elles ont eu à leur origine le flair d'accueillir les refusés de Gallimard

: Robbe-Grillet, Michel Butor et surtout Beckett. Marguerite Duras est d'ailleurs

un auteur mi-Gallimard, mi-Editions de Minuit. La chose se complique lorsque

l'on sait que le succès considérable de « l'Amant » intéresse au plus haut point le

Seuil, qui en est le diffuseur.

UN COMPROMIS AVANTAGEUX

Au sein du Goncourt, Bernard-Henri Lévy et Bertrand Poirot-Delpech avaient

des adversaires plus résolus que leurs défenseurs. Michèle Perrein ne put donc prof-

iter de ce duel très parisien. Au fond, le nom de Marguerite Duras, pour les raisons

qu'on vient de dire, constituait un compromis avantageux (sauf pour Grasset,

grand perdant du jour et payant peut-être la peau de l'ours)... on encourageait un

petit éditeur (bien que, on l'a vu, cela ne soit pas si simple) on couronnait une

œuvre littérairement estimable (à vrai dire surestimée, et pas la meilleure de son

auteur), enfin, on se donnait l'élégance de réparer une sorte de goujaterie commise

à l'endroit d'une consœur qui est quand même « quelqu'un » dans le sérail. Va

pour Duras! Michel Tournier, très efficace dans la manœuvre, recueillit les voix qui

lui manquaient dès le troisième tour. François Nourrissier annonça la nouvelle à la

presse et l'on se mit, enfin, à table.

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CRIMES D'ENFANCE

Sur les conseils de Jérôme Lindon, Marguerite Duras s'était enfuie « loin de

Paris ». Il y a des chocs que l'on amortit lorsqu'ils sont assénés à une dame de 70

ans, dont la santé a été récemment ébranlée par une cure de désintoxication al-

coolique. Le prix Concourt, après quarante-deux ans de littérature et plus d'une

cinquantaine de nouvelles, romans, scénarios et pièce de théâtre : au soir d'une vie,

l'événement n'est tout de même pas banal.

Et quelle vie! Cette enfance près du Mékong qu'elle ne cesse d'interroger et qui

est la clé de «l'Amant», cette demi-prostitution amoureuse à 16 ans, avec un riche

Indochinois, ces terribles histoires de famille notamment avec sa mère, « la saleté,

ma mère, mon amour ». De livre en livre, Marguerite Duras qui est un écrivain à

musique de chambre plutôt qu'à orchestration symphonique, une romancière du

souffle plutôt que du discours, ne cessera de revenir sur les lieux de ces «crimes»

d'enfance, en les ressassant avec sa drôle de voix à laquelle l'usure et l'alcool ont

donné un vibrato maintenant célèbre, cette voix qui ne trouve plus ses mots. Après

l'Indochine : philo à Paris, math spé, licence de droit, sciences po, un petit travail

au ministère des colonies, la Résistance, dix ans de Parti communiste (dont elle est

exclue en 1955), le Goncourt manqué en 1952, sa carrière de « femme de lettres »,

comme on dit, se précise et se diversifie à la fin des années 50.

UN PERSONNAGE DE LA COMÉDIE DU TEMPS

Elle occupe le terrain. A l’O.R.T.F., dans les revues, les journaux. Elle fait jouer

ses pièces, elle écrit pour le cinéma des autres puis met le sien en scène. Elle a l'air

fragile, mais elle est entreprenante et têtue...

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Si succès il y a, il se forme en équilibre instable entre avant-gardisme et popu-

larité, avec, non sans ambiguïté, des incursions sporadiques de l'un à l'autre. La

vraie « mode Duras » - on voit beaucoup dans les magazines ce petit bout de

femme ronde au visage marqué - date de moins de dix ans et repose sur une équiv-

oque. Des acteurs célèbres, parce qu'ils jouent, se sont mis à parler d'elle avec ent-

housiasme, respect, emphase même. Elle est devenue un personnage de la comédie

du temps. Or, déjà, elle semble avoir sa force créatrice derrière elle. Elle biaise avec

son talent, elle commence à faire « du » Duras. A force de difficultés à dire, elle

paraît menacée par une sorte d'aphasie littéraire contre laquelle elle lutte et dont

les aveux de « l'Amant » sont l'ultime et sans doute douloureux avatar.

L'enfance est également au cœur du roman d'Annie Ernaux couronné par le

prix Renaudot « la Place ». Une enfance, sans fleuve jaune ni limousine noire,

vécue dans une épicerie-buvette de Seine-Maritime à des années-lumières de l'agré-

gation obtenue plus tard, et vers laquelle Annie Ernaux revient aussi de livre en

livre d'abord avec une rage froide, maintenant avec une sorte de désespoir mur-

muré.

L'enfance à la source de l’œuvre. Qui s'en étonnera ? L'écriture n'est-elle pas

souvent un moyen comme un autre de refuser l'âge adulte ou d'en expier les com-

promissions ?

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« Quand elle parle d’elle, elle parle de nous »

PAR SOPHIE LISKAWETZ

Alain Vircondelet, écrivain et universitaire, a côtoyé Marguerite Duras

de 1969 jusqu’à sa mort. Il est l’auteur de la première biographie (1991)

parue sur l’écrivain et lui a consacré plusieurs ouvrages.

Marguerite Duras n’a pas été épargnée par les critiques littéraires et par la

presse en général. Par exemple, son papier dans « Libé » à l’époque de l’affaire

Villemin déclenche l’hostilité et la polémique. En marge de ce personnage

médiatique souvent très controversé, quelle est « votre » Marguerite Duras ?

Alain Vircondelet. C’est une provocatrice. Mais sa provocation est liée à l’éluci-

dation. Éclairer des zones obscures, mettre le doigt là où les cicatrices se trouvent,

ce n’est pas toujours bien perçu. Elle était à contre-courant de ce qu’on pourrait

appeler aujourd’hui le politiquement correct. Mais, en dépit de la méchanceté des

Poirot-Delpech, Sollers et d’autres, elle ne s’est jamais laissé museler par les cri-

tiques. Car de 1969 à 1996, avant sa mort, elle me répète que si elle écrit c’est

qu’elle a cette énergie de vie en elle, cette violence qu’on a souvent condamnée ou

moquée. Néanmoins, la Duras que j’ai toujours connue était une femme dans le

désespoir. Car elle se sentait déliée des siens et du monde.

INTERVIEW

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Elle a traversé le siècle, mais, en le traversant, elle s’y est aussi exposée. Elle a

toujours été une sympathisante des grands mouvements de progrès et de liberté

tout en se proclamant une « militante de l’anti-militantisme ». Elle disait : « Je me

mêle de tout et à tout. » Si je devais donner un mot pour définir Duras, je dirais «

l’intelligence ». Pas forcément l’intelligence du savoir (bien qu’elle ait été très cul-

tivée), plutôt une intelligence de la lumière au sens étymologique du terme. Elle

avait cette possibilité de voir les choses avec une clarté et un discernement inouïs.

On était toujours dans une forme d’altitude, avec elle. Cet égocentrisme dont

on l’a taxée, il avait une portée. C’était une visionnaire. Dans l’affaire Villemin, on

a cru qu’elle jouait le procureur. Mais ce n’était pas du tout dans un esprit judici-

aire qu’elle intervenait. Elle mettait Christine Villemin au rang des grandes figures

de la tragédie antique. Elle en faisait une Médée.

C’est quoi, selon vous, du « Duras » ?

Sa façon d’écrire est pour moi comparable à la géographie de l’Indochine. C’est

un pays où l’eau s’immisce partout, se faufile dans les terres. Duras a toujours tenté

d’écrire dans cette même géographie du paysage. « Ma patrie, c’est une patrie d’eaux

», disait-elle. L’écriture de Duras est une écriture qui imprègne et qui emporte.

On a vraiment l’impression que, quand elle parle d’elle, elle parle de nous. On

ne peut pas comprendre autrement le succès mondial de Duras. Le million de

lecteurs qu’elle a eus en France en 1984 avec « L’Amant » s’est ensuite propagé

dans le monde entier. Ses saillies verbales, ses attitudes pittoresques, le tapage mé-

diatique ne peuvent suffire à expliquer ce succès. C’est par sa propension à rencon-

trer et à toucher l’autre qu’elle devient universelle.

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La maison et le quotidien occupent une place importante dans l’œuvre de

Marguerite Duras. Chacun des lieux qu’elle a habités semble coïncider avec

une nouvelle période d’écriture, non ?

L’esprit du quotidien, comme vous dites, elle le tient de sa mère. Quand elle

partait en voyage, quand Mitterrand l’emmenait avec lui dans son avion, je la voy-

ais rouler ses vêtements pour ne pas les froisser. Comme les femmes indochinoises

qu’elle avait vu faire. Autre anecdote : elle faisait tous les matins son lit au carré.

Elle disait : « On ne peut pas écrire dans le chaos. » Elle a toujours considéré que

l’écriture était une aventure monacale qui avait besoin de solitude et de silence.

Quant à la maison, elle a effectivement joué un rôle capital dans son œuvre. La

rue Saint-Benoît, à Paris, Claude Roy l’appelait « la maison de papier ». Parce que

c’était une maison ouverte aux idées et aux gens. Durant les années qui ont suivi

1968, c’était un lieu de débats et d’amitiés. Avant, quand je n’y étais pas encore, de

1940 à 1960, c’était l’appartement où se retrouvait le groupe de la rue Saint-

Benoît : on y croisait Robert Antelme, son premier époux, Dionys Mascolo, le

père de son fils, Jean Genet, Georges Bataille, Maurice Blanchot... C’était un

groupe de résistance, d’abord au nazisme puis au gaullisme. Sartre et Beauvoir re-

cevaient dans les bistrots. Mais Duras a toujours eu le goût des maisons.

Si, à la rue Saint-Benoît, on posait les problèmes du monde, Neauphle-le-

Château a été un lieu de réclusion. Où elle était seule, face à l’alcool et face au con-

tinent noir de l’écriture. Les dix ans de vie à Neauphle-le-Château correspondent à

l’époque de sa traversée du désert, dans les années 1950-1960. Elle était là dans un

esprit presque monastique. Suite à sa rupture avec Gérard Jarlot, à la fin des années

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1950, elle m’a dit avoir été tellement blessée que c’était un peu comme si une herse

était tombée devant elle. Comme la grille des carmélites qu’elle fréquentait.

Quant à Trouville, ça a été le lieu de l’ouverture sur la mer. Elle a fait coller

l’image de Trouville à l’image de l’Indochine. Elle y avait le sentiment d’être

comme perdue en pleine mer. C’était aussi le lieu mythique de sa liaison avec Yann

Andréa, la période de « la pute de la côte normande ».

Et le Platier ?

Il a aussi une importance capitale. C’est grâce à ce lieu, écrit-elle, qu’elle est «

devenue quelqu’un comme un écrivain ». C’est le lieu du père. On connaît surtout

l’image de la mère, qui joue un rôle majeur dans l’œuvre. Le père semblerait ab-

sent. Mais Duras a toujours été dans la nostalgie du clan. Le père mort, le frère

aîné voyou : tout était fait pour se délier, dans cette famille. La famille est donc

toujours ce lieu où elle veut revenir. Elle le dit : « remonter jusqu’à eux ». Le père,

s’il est absent, est infiniment présent. Avec « Les Impudents », elle est passée de

Donnadieu à Duras. Mais le patronyme comme le pseudonyme sont reliés au père.

« Marguerite Duras, la Traversée d’un siècle », d’Alain Vircondelet,

aux éditions Plon, 428 pages, 21,90€.

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L'amour à 15 ansPAR PATRICIA GANDIN (23/09/1984)

Le dernier livre de Marguerite Duras, « l'Amant », n'est pas un roman.

C'est le premier de ses aveux.

Marguerite a 15 ans et demi et se laisse aimer par un homme dont la limousine

noire s'arrête, un jour, au bord du fleuve Mékong, qu'elle traverse en bac pour se

rendre au lycée de Saigon. Une histoire qui durera un an et demi. Une parcelle de

vie, de celles que l'on décide d'oublier, inavouable, condamnée par tous, gommée

et pourtant vécue par elle, « la petite ». Ce Chinois, elle disait qu'elle ne l'aimait

pas, qu'il était riche seulement. Chez elle, au contraire, la mère était en train de

mourir de misère et de honte.

L'homme donnera l'argent pour quitter l'Indochine, traverser cet océan le plus

vaste du monde, changer de vie. La petite l'a compris, ce matin-là, dans sa tenue

d'enfant-prostituée : sa robe de soie naturelle usée, presque transparente, ses

souliers de bal lamés or et son chapeau d'homme sur un visage déjà regardé, déjà

fardé.

DÉLIVRÉE

Elle avoue, maintenant, qu'elle l'aimait aussi, le Chinois. Aux yeux des autres, il

fallait que ce fût un sacrifice. Elle n'avait jamais dit qu'il était « l'amant », aimant,

doué, tendre, attentif, acquis tout entier à l'enfant-femme, fou de savoir qu'il la

CRITIQUE

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perdrait. Un amant de tragédie. L'amour vécu à 15 ans et demi. « Ici, je parle des

périodes cachées de ma jeunesse, de certains enfouissements que j'aurais opérés sur

certains faits, sur certains sentiments, sur certains événements », écrit-elle au tout

début de l'ouvrage, prête, enfin, à retrouver ces quelques mois où s'inscrit l'histoire

avec l'homme de Cholen. A se retrouver, elle et son adolescence en avance, dans ce

pays sans saison, sans printemps, sans renouveau auprès de sa mère folle, de ce frère

« l'assassin » qu'elle rêvait de tuer et de l'autre « le chasseur » trop aimé.

Dans « Un barrage contre le Pacifique », plus que dans tout roman, elle avait

déjà livré des morceaux de sa mémoire éparpillée. Elle était Suzanne, courtisée par

le riche M. Jo à la longue limousine noire. Clin d’œil : « Oui, c'est la grande auto

funèbre de mes livres», écrit-elle dans « l'Amant ». Mais à M. Jo, elle ne cédait ja-

mais, restant indissociable de la mère, de ses frères qui le méprisaient comme ils

méprisèrent le Chinois. La fiction secourable permettait d'oublier l'indicible. Si

Marguerite Duras éclaire enfin, la soixantaine venue, cette fin d'enfance occultée,

c'est qu'elle en est délivrée.

« REGARDEZ-MOI »

« J'ai beaucoup écrit de ces gens de ma famille, mais tandis que je le faisais, ils

vivaient encore (...). J'ai écrit autour d'eux, autour de ces choses sans aller jusqu'à

elles. » L'histoire est finie. La mère, la démente, est oubliée. « Je ne me souviens

plus, c'est pourquoi j'écris si facile d'elle, maintenant (...) elle est devenue écriture

courante. » Rassérénée aussi. « La nuit de la saison sèche à Vilhong (...) la lumière

tombait du ciel dans des cataractes de pure transparence. J'ai eu cette chance pour

ces nuits, cette mère. »

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Dans ce retour, l'écrivain jubile à se faire reconnaître : « Sur ce bac, regardez-

moi... », dit-elle, se décrivant voluptueusement durant des pages et des pages. Elle

évoque des photos (qu'elle nous permet enfin de voir réellement), des objets

qu'elle portait alors, comme pour dire : « C'est bien vrai, j'étais comme ça, re-

gardez-moi ». Inutile alors de cacher son dégoût, sa haine pour le frère aîné, préféré

de la mère, même s'il l'a dépouillée jusque sur son lit de mort. L'aveu de l'amant

n'est que le déclic qui permet d'enchaîner tout le reste : l'amie au corps désiré

Hélène Lagonelle, la mère et le malheur, les femmes des colonies, la ville chinoise,

le fleuve, mais toujours revient, noire, l'image du grand frère tyrannique et du

petit martyrisé, jusqu'à mourir.

On attendait dans ce soudain accès de transparence qu'apparaissent aussi ces

deux demi-frères, présents quelques années, avec elle, en Indochine. Marguerite

Duras évoque le premier mariage de sa mère avec un drôle de M. Obscur mais ja-

mais celui de son père. Ce père, mort jeune, ne semble pas l'avoir beaucoup mar-

quée, pourtant c'est de lui qu'est né le pseudonyme de « Duras ». Dans une

brochure qui s'appelle « les Lieux de Duras », il pose pour un photographe avec

son père devant leur maison au bord du Dropt nommée « Le Platier » et qui a

brûlé depuis. Avant de partir diriger une école en Indochine, le père avait été insti-

tuteur à Mézin (toujours en Lot-et-Garonne) et avait eu deux enfants d'un premier

mariage : Jean et Jacques. A la mort de son épouse et après son remariage, ils l'ont

suivi quelques années à Saigon. Mais après la naissance de Pierre « l'assassin », de

Paul « le chasseur » et de Marguerite, ils ont été confiés en France à l'instituteur de

Meyan (47). « La mère » exclusive ne les désirait pas plus longtemps près d'elle,

dit-on. Toujours est-il que Jean Donnadieu, décédé il y a quelques années à Mar-

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mande où il tenait un garage automobile, se souvenait d'avoir fait manger la petite

Marguerite sur ses genoux. Lorsque Marguerite rentra en France il essaya de re-

nouer des liens avec ses demi-frères et sœur. Sans succès. « Pourtant, un jour,

raconte sa fille, Mme Desqueyrac, esthéticienne à Marmande, il y eut un appel

téléphonique de ma tante. De passage dans la région pour aller dans la villa que

son père possédait à Andernos, elle était, disait-elle, en panne de voiture près de

chez nous. Mon père l'aida et partit passer une semaine avec elle sur le Bassin. Il

gardait un très bon souvenir de ce séjour. Marguerite Duras était alors avec son

fils... »

RUPTURE

Depuis plus rien. La maison d'Andernos fut vendue pour payer les frasques du

fils aîné le « voyou de famille », le « fouilleur d'armoires ». Marguerite Duras n'a

plus donné signe de vie. Quand Jean Donnadieu son demi-frère est mort. Mme

Desqueyrac lui envoya un dernier message. Il resta sans réponse. Dans une de ses

interviews récentes, l'écrivain avouait qu'elle souhaitait « se retrouver encore avec

un deuxième tome et peut-être un troisième ». Peut-être saurons-nous alors l'his-

toire de cette rupture, provoquée peut-être par la mère, consommée par Mar-

guerite.

Car si la mère est oubliée, c'est elle, quand même, à l'origine de l'inoubliable,

de cette enfance en Indochine où Marguerite Duras trempe sa plume, indéfini-

ment.

Marguerite Duras: « L'Amant », les Editions de Minuit. 142 pages. 49 francs.

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Le génie de Marguerite DurasPAR CLAUDE MAURIAC (14/06/1987)

Plus libre que jamais, telle apparaît Marguerite Duras

dans « la Vie matérielle ».

Elle le sait, mais il ne faut pas trop le lui dire, au cas où, à force de l'entendre

murmurer ou crier sur son passage elle en serait impressionnée au point de se pren-

dre trop au sérieux et de perdre un peu de sa merveilleuse liberté d'écriture : Mar-

guerite Duras a du génie.

Lorsqu'elle faisait partie du jury Médicis, dans les années 60, elle était célèbre

déjà, elle avait écrit pour ne citer que quelques titres, « Un barrage contre le Paci-

fique » et « Des journées entières dans les arbres »; certaines pièces d'elle avaient

marqué comme « les Viaducs de Seine-et-Oise »; elle était l'auteur du scénario

d'un film qui avait fait beaucoup de bruit, « Hiroshima mon amour » (1960).

Malgré ce succès, elle était à notre table, discrète, muette, presque effacée.

Alain Robbe-Grillet prétendait que Nathalie Sarraute et elle ne parlaient que

chiffons, ce qui n'était pas vrai. Mais rien dans ses propos et, surtout dans ses si-

lences ne laissait prévoir ce qu'elle est devenue aujourd'hui.

La moindre des interviews de Marguerite Duras a désormais un tel retentisse-

ment que l'on pense à la porter telle quelle à la scène. Et il est vrai que sa parole est

soulevée par les mêmes vagues lentes et profondes que son écriture.

Une preuve particulièrement convaincante nous en est donnée aujourd'hui, où

CRITIQUE

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son dernier livre, « la Vie matérielle » (POL), aussi admirable que les autres, a été,

à l'origine, comme tant de publications médiocres, une conversation enregistrée au

magnétophone. Jérôme Beaujour la questionne ou lui donne la réplique, ses inter-

ventions sont effacées, Marguerite Duras coupe, monte, écrit à nouveau, parfois,

ce qui avait été dit.

Et cela donne cette œuvre puissante, étrange et belle dont je ne saurais trop

conseiller la lecture. Et certes, pas seulement, pas d'abord aux Intellectuels, à tous

ceux, à toutes celles, surtout, que préoccupe la vie de tous les jours.

Femme d'aujourd'hui mais aussi de toujours. Car c'est cela qui frappe, dans

une telle bouche, sous une telle plume : une conformité millénaire avec ce que fut

depuis les origines de l'humanité son sexe, allié à la modernité la plus aiguë. Peu de

femmes sont aussi libres, tout en demeurant aussi attachées à la vie fondamentale.

Comme toujours captive mais plus libre que jamais. Marguerite Duras a vécu, tra-

versé, vaincu l'épreuve effrayante de l'alcool. Elle en parle avec autant de liberté

que de son enfance, de ses amants, de son œuvre. Ou du théâtre qu'audacieuse-

ment elle souhaite arracher au jeu pour être seulement lu et n'en être, selon elle,

que plus théâtral.

Marguerite Duras parle à Jérôme Beaujour, mais aussi, mais surtout à chacun,

à chacune de nous et c'est exaltant, merveilleux, superbe.

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Le roman des origines ?

C’est le premier roman de Marguerite Donnadieu, publié en 1942.

Elle va alors prendre sa nouvelle identité d’écrivain et se rebaptiser Duras

en hommage à son père.

Lorsqu’il apporte le manuscrit des « Impudents » chez Plon, Robert Antelme,

le premier mari de Marguerite Duras, avertit l’éditeur : « Voilà, c’est un manuscrit

de Marguerite. Elle demande que vous le lisiez […]. Je vous préviens, si vous ne lui

dites pas qu’elle est un écrivain, elle se tuera. » Le texte avait précédemment été re-

fusé par Gallimard.

Étrange destin que celui de ce premier livre. S’il signe la naissance de Mar-

guerite Duras, l’écrivain le reniera pourtant toute sa vie et le rayera de sa bibliogra-

phie avant d’autoriser sa réédition dans les années 1990, peu avant sa mort.

LES IMPUDENTS

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Des romans de gare, aussiPAR SOPHIE LISKAWETZ

Christian Olliet, bouquiniste et adhérent de l’Association Marguerite-Duras,

a retrouvé un roman « de gare », « Caprice », publié en 1944 sans nom

d’auteur mais aux accents très durassiens.

Un de ces romans écrits pendant la guerre « pour acheter du beurre au marché

noir, des cigarettes, du café », que Duras mentionne d’ailleurs dans l’avant-propos

d’« Outside », en 1980.

Durant les Rencontres de Duras de 2008, Christian Olliet en a fait l’analyse

littéraire avec Christian Noguez et Alain Vircondelet. Le texte était lu par Marie-

Christine Barrault et mis à l’épreuve des universitaires. Il a été authentifié mais n’a

jamais été réédité sous le nom de Marguerite Duras. Christian Olliet y a déniché le

terme de « rassurement » : « Un terme de droit assez improbable dans un roman de

gare. »

Or, Marguerite Donnadieu, lorsqu’elle est rentrée d’Indochine, a fait des

études de droit à Paris. Surtout, pour Christian Olliet, ce terme de « rassurement »

renvoie déjà au Platier, aux années d’enfance lot-et-garonnaise, au point d’ancrage.

Ce que confirme Marguerite Duras, elle-même, dans les entretiens qu’elle accorde

en 1976 à Michelle Porte (1) et où on retrouve ce terme de « rassurement » : « On

peut voir les maisons comme un lieu où l’on se réfugie, où on vient chercher un

rassurement. J’en ai eu une, quand j’avais 6 ans, que ma mère a vendue. Il faut

INATTENDU

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vous dire que j’étais fille de fonctionnaires et que, pendant toute mon enfance, je

n’ai fait que changer de lieu. Quand mes parents changeaient de poste, je

changeais de maison. »

(1) « Les Lieux de Marguerite Duras », Éditions de Minuit, 1978.

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Femme de lettres, et vraie starPAR WILLY DALLAY (04/03/1996)

Marguerite Duras s'est éteinte hier à l'âge de 81 ans, après avoir fait

beaucoup de vagues.

Elle irritait les uns, elle était adulée des autres : Marguerite Duras, « papesse »

du Nouveau Roman, devenue une star internationale avec « l'Amant » (prix

Goncourt 1984), était un monstre sacré de la littérature qui ne laissait guère indif-

férent. Son Goncourt, en 1984, pour « l'Amant », cent pages limpides sur un pre-

mier amour pour un riche Chinois, best-seller international traduit en une

vingtaine de langues -un million et demi d'exemplaires en édition courante- avait

propulsé cette « femme de lettres » comme elle aimait à se définir, d'un cénacle de

fidèles à la scène médiatique.

Il y a six ans, elle traversait un long coma, « neuf mois de mort ». Trachéotomie

à la suite d'une insuffisance respiratoire. Depuis, elle parlait moins mais avait

repris l'écriture, notamment avec « l'Amant de la Chine du Nord ». « La Douleur

», « Yann Andrea Steiner », où une « femme âgée déjà, folle d'écrire », raconte son

histoire avec son compagnon Yann Andrea. Dans « Ecrire », une phrase : « Je peux

dire ce que je veux, je ne trouverai jamais pourquoi on écrit et comment on n'écrit

pas. Le doute, c'est écrire. »

Marguerite Donnadieu, de son vrai nom, est née le 4 avril 1914, à Giadih, près

de Saigon. Cette enfance passée au bord du Mékong, marquée par la mort d'un

NECROLOGIE

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père alors qu'elle n'a que 7 ans, hante toute son œuvre comme « le Vice-Consul »

et surtout « l'Amant ». Elle rencontre « le Chinois », héritier fortuné, son amant

durant deux ans. « Que je vous dise encore, j'ai 15 ans et demi. C'est le passage

d'un bac sur le Mékong. »

Son film « India Song », en 1975, avec Delphine Seyrig, l'une des interprètes

fétiches, porte toute la langueur et la moiteur de la Cochinchine.

A 18 ans, elle quitte l'Indochine pour Paris. Son petit visage mutin fait des rav-

ages. Elle épouse en 1939 un camarade étudiant, Robert Antelme, qui, à son re-

tour des camps, publiera le bouleversant « l'Espèce humaine ». Durant la guerre,

elle est employée au Cercle de la Librairie, à la commission de contrôle du papier.

En 1943, le roman « les Impudents » marque son entrée en littérature, n'était-ce

un essai cocardier « l'Empire français » (disparu de sa bibliographie). « La Vie tran-

quille », « le Marin de Gibraltar » (1952) et surtout « Un barrage contre le Paci-

fique » (1950) consacrent Duras, du nom d'une ville où son père s'était retiré.

Avec ce roman, elle manque décrocher le Goncourt. « Le Figaro » écrit, selon

Duras, alors membre du PCF : « Nous ne donnerons pas le Goncourt à une com-

muniste. » Elle attendra 34 ans. A ces écrits, où perce déjà cette musique faite de

nostalgie, de questions sans réponse, de silences et d'images fulgurantes, succèdent

des textes plus elliptiques comme « Moderato cantabile » (1958), un de ses textes

majeurs, « le Ravissement de Lol. V. Stein » (1964) et « le Vice-Consul » (1965).

Au cinéma, elle est d'abord scénariste avec « Hiroshima mon amour », réalisé en

1960 par Alain Resnais, puis passe à la réalisation, à la fin des années 60, avec « la

Musica » et surtout « India Song », en 1973, suivi du « Camion ».

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Son théâtre, couronné en 1983 d'un grand prix de l'Académie française, pro-

longe son œuvre écrite. « Des journées entières dans les arbres » (1968) avec une

Madeleine Renaud complice, « le Navire Night », « l'Amante anglaise » et, plus

récemment, « Savannah Bay » donnent vie à des personnages et des dialogues qui

disent l'impossibilité de communiquer. « Je n'ai jamais écrit ou aimé; je n'ai rien

fait qu'attendre devant la porte fermée. » Ecrite, parlée ou filmée, son œuvre por-

tait à un degré d'exigence rarement égalé une interrogation lancinante sur l'écrit-

ure : « Cette route parallèle, cette trahison fondamentale de tous et de soi. »

UNE SINGULIÈRE OBSTINATION

La grande entreprise d'éclaircissement va pouvoir enfin commencer. Duras est

morte, Duras ne parlera plus pour dire tout et n'importe quoi, pour le seul plaisir

de brouiller les pistes, pour simplement exister. Il reste devant nous un tas de pa-

piers, d'écrits, de déclarations qu'il faut considérer comme constituant une œuvre

à la fois littéraire, théâtrale, cinématographique, journalistique; une écriture qu'il

va falloir interroger, déconstruire, reconstruire pour essayer d'en découvrir la rai-

son d'être, le principe, et éventuellement le message. A supposer que ce principe et

ce message existent... Car, avec elle, tout est possible.

Sous sa plume, le roman -mais peut-on, s'agissant d'elle, employer ce mot sans

risque ?- n'a cessé de changer, de se transformer, de s'épurer pour parvenir à une

écriture d'où précisément toute idée de forme est absente. Les derniers textes de

Marguerite Duras sont une manière de parole proférée, sans limite et parfois

même sans objet. Chacun y puise ce qu'il peut, ce qu'il attrape, ce qu'il comprend,

et parfois, d'ailleurs, rien du tout...

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Elle appartient à cette catégorie d'écrivains au fond plus intéressés par la con-

struction de leur propre personnage que mûs par le désir de communiquer avec

des lecteurs ou des spectateurs. Elle s'y sera attachée avec une singulière obstina-

tion, surtout dans la dernière partie de sa vie. D'ailleurs, cette impossibilité à re-

connaître la parole de l'autre, voire son désir, occupe une bonne place dans sa

production.

« MAMMA DU MITTERRANDISME »

Mais fort heureusement, la littérature ne s'arrête jamais aux limites du projet

d'un écrivain. L'écriture est toujours capable d'aller au-delà des intentions

proclamées ou secrètes. Entre les faux aveux et les vraies inventions, les banalités

assénées et les fulgurances échappées, les impudeurs calculées et les silences authen-

tiques, il arrive que Duras fasse mouche; d'un seul coup, elle dévoile une vérité en-

fouie, en général peu réjouissante, en quelques mots casse une gangue de

mensonge pour faire surgir une idée, une sensation pareille à une pierre dure et

brillante. Il est alors facile de lui pardonner, d'oublier ses trucs, ses poses et ses

provocations souvent bien puériles.

Puéril et navrant son dialogue avec Platini comme son admiration proclamée

pour Bernard Tapie. Puéril mais surtout franchement crapuleux son texte sur

Christine Villemin, le désormais fameux « Sublime, forcément sublime » où elle

s'arrogeait le droit de jeter à la face du public une vérité fondée sur une vague intu-

ition, une « vision » au sens le plus charlatanesque du mot. Quant à « la Mamma

du mitterrandisme » qui trônait au soir du 8 mai 88 dans les jardins de la Maison

d'Amérique latine, elle avait quelque chose de carrément pathétique.

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Mais si Marguerite Duras n'a pas vraiment réussi ce personnage auquel elle at-

tachait tant d'importance, elle laisse des textes, des images, des dialogues qui con-

tinueront à parler bien après elle, et de manière plus juste. « Hiroshima, mon

amour », c'est bien sûr Resnais, mais c'est aussi Duras. « Moderato Cantabile »

c'est Brook, et c'est elle. « La Musica », « India Song », c'est elle. Et aussi « le

Marin de Gibraltar » et « l'Amante anglaise »... Restera le mystère de « l'Amant »,

vérité inventée ou mensonge vécu qui, quoi qu'il en soit, lui aura valu, à 71 ans,

un Goncourt de rattrapage et un succès de librairie tardif mais incontestable.

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