durabilité et modernité - université laval

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Durabilité et modernité Réflexion critique sur le développement durable à partir de la pensée d'Hannah Arendt Thèse Antoine Abi Daoud Doctorat en philosophie Philosophiæ Doctor (Ph. D.) Québec, Canada © Antoine Abi Daoud, 2017

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Page 1: Durabilité et modernité - Université Laval

Durabilité et modernité Réflexion critique sur le développement durable à partir de

la pensée d'Hannah Arendt

Thèse

Antoine Abi Daoud

Doctorat en philosophie

Philosophiæ Doctor (Ph. D.)

Québec, Canada

© Antoine Abi Daoud, 2017

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Durabilité et modernité Réflexion critique sur le développement durable à partir de la

pensée d'Hannah Arendt

Thèse

Antoine Abi Daoud

Sous la direction de :

Marie-Hélène Parizeau directrice de recherche

Et Soheil Kash codirecteur de recherche

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iii

Résumé

La crise de la modernité est synonyme chez Hannah Arendt d'une crise de la durabilité

dans la mesure où le monde humain semble être toujours requis aux fins de l'idéal de

l'animal laborans et au procès de consommation dévorant et dévastateur. En analysant la

crise de la modernité, nous avons relevé l'avènement de l'hybride social traversé par un

individualisme économicisant et dont la résultante est l'apologie de l'intérêt privé. En outre,

la dépolitisation de l'homme et sa propension à tout juger d'un point de vue individualiste

semblent avoir déchainé les forces anthropiques productivistes en minant la durabilité

même de l'artefact humain. Ce faisant, la naturalisation de l'artefact semble avoir

irrévocablement transformé la durabilité de ce que l'homme fabrique. En définitive,

l'analyse de la pensée développementaliste nous a permis de décrire l'arrière-plan

idéologique naturalisant et historicisant du concept de développement qui s'impose comme

discours totalisant indiscutable. Le développement durable sera ainsi analysé comme un

accomplissement de l'idéologie moderne fluidifiante dans la mesure où la durabilité que

prône Arendt s'est vue accordée à la nature. L'accomplissement de l'idéologie

développementaliste à partir du concept de durabilité tendrait à rendre incontestable la

nécessité du développement. En dernière analyse, nous avons ébauché certaines

considérations sur la durabilité du monde en invoquant un retour à la durabilité de la

production humaine destinée à une pluralité politique déterminante.

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v

Abstract

For Hannah Arendt, the crisis of modernity amounts to a durability crisis to the extent

that the modern human world seems to requisite an ideal of the animal laborans as well as

a devouring and destructive consumption process. By analyzing the modernity crisis, we

identify the advent of a social hybrid crossed by an economical individualism resulting in

the glorification of private interests. In addition, the depoliticization of man and his

propensity to judge everything from an individualistic stance appear to have unleashed

anthropogenic production forces while eroding the very durability of the human artifact. In

doing so, the naturalization of the artifact seems to have irrevocably shifted the idea one

makes of the durability. Ultimately, the analysis of the developmentalist thinking allow us

to describe the ideological background historicizing and naturalizing the concept of

development, which imposes itself as a totaling indisputable narrative. Sustainable

development will then be analyzed as an accomplishment of a modern liquefying ideology

insofar as the durability advocated by Arendt has been granted to nature. The fulfilment of

the developmentalist ideology from the concept of durability tends to produce an

undeniable need for development. Ultimately, we outline some considerations about the

durability of the world by invoking a return to the durability of human production aimed at

a decisive political plurality.

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vii

Table des matières

Résumé .................................................................................................................................. iii

Abstract .................................................................................................................................. v

Table des matières .............................................................................................................. vii

Liste des abréviations .......................................................................................................... xi

Remerciements ................................................................................................................... xiii

Introduction ........................................................................................................................... 1

Chapitre 1 - Cadre conceptuel de la crise de la modernité .............................................. 17

1. La double crise du domaine public et du domaine privé .............................................. 20

1.1. De la distinction entre le domaine public et le domaine privé ................................... 21

1.1.1. Prééminence originelle du domaine public................................................ ........ 21

1.1.2. Vie privée cyclique ou vie publique biographique .............................................. 26

1.1.3. Caractère non strictement privatif du domaine privé ......................................... 28

1.1.4. La gestion de la maisonnée ou l'attachement à la vie ........................................ 33

1.2. L'hybridation moderne du privé et du public ............................................................. 35

1.2.1. Origine du domaine social .................................................................................. 35

1.2.2. Du glissement entre propriété privée et richesse sociale ................................... 40

1.2.3. La logique gestionnaire de la société économicisée ........................................... 42

2. Le prima du travail sur l'œuvre et la crise du politique ................................................ 45

2.1. Description schématique de la vita activa ................................................................. 46

2.1.1. Le travail du corps .............................................................................................. 46

2.1.2. L'œuvre de nos mains .......................................................................................... 47

2.1.3. L'action et la parole ............................................................................................ 48

2.2. La modernité et l'apologie du travail ......................................................................... 49

2.2.1. Origines modernes de l'apologie du travail........................................................ 49

2.2.2. Le travail du corps et l'œuvre de nos mains ....................................................... 51

2.2.3. La société de consommation ou l'idéal de l'abondance ...................................... 55

2.3. La crise du politique .................................................................................................. 62

2.3.1. Aspect normatif de la tradition grecque ............................................................. 64

2.3.2. Le règne de la bourgeoisie .................................................................................. 67

2.3.3. La crise de la démocratie représentative et ses conséquences ........................... 71

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viii

Conclusion de chapitre ...................................................................................................... 76

Chapitre II - De la durabilité du monde ouvré à la vacuité du monde moderne .......... 79

1. La nature comme antichambre de l'artefact .................................................................. 83

1.1. Origine du concept de nature ..................................................................................... 84

1.2. L'être-à-jamais de la nature versus l'être durable de l'artefact ................................... 88

1.3. Nature et œuvre historique ......................................................................................... 91

2. De la durabilité traditionnelle de l'œuvre à l'instrumentalité moderne ......................... 98

2.1. Instrumentalité traditionnelle de la technique contre nature ...................................... 99

2.2. La culture comme prendre soin ............................................................................... 106

2.3. L'instrumentalité moderne ....................................................................................... 118

2.4. Technique moderne et changement du point d'Archimède ...................................... 124

3. L'artifice naturalisé ..................................................................................................... 131

3.1. Le procès de l'histoire et de la nature ....................................................................... 133

3.2. L'action dans la nature ou la vacuité de l'artefact naturalisé .................................... 144

3.3. La durabilité de la nature ou durabilité de l'artefact ? .............................................. 160

Conclusion de chapitre .................................................................................................... 167

Chapitre III - Le développement durable comme accomplissement de la modernité 170

1. L'arrière-plan philosophique du point IV du discours de Truman .............................. 174

1.1. Un discours économique englobant ......................................................................... 177

1.1.1. L'inclusivisme familial paternaliste .................................................................. 178

1.1.2. Impérialisme économique ................................................................................. 182

1.2. Les soubassements idéologiques du développement ............................................... 187

1.2.1. Le processus naturel du développement ........................................................... 188

1.2.2. Le culte de l'abondance .................................................................................... 195

1.2.3. Conformisme économique et fiction communiste ............................................. 199

1.2.4. L'idéologie développementaliste ....................................................................... 207

2. Le développement durable comme discours totalisant - Situation du Rapport

Brundtland (1988) ...................................................................................................... 213

2.1. De l'équilibre durable au développement durable : Positions initiales des deux

rapports Halte à la croissance et Notre avenir à tous ................................................. 219

2.1.1. Des thématiques semblables ............................................................................. 219

2.1.2. Divergence des méthodes et des solutions ........................................................ 221

2.1.3. Le problème de la traduction ............................................................................ 226

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ix

2.2. Le rapport Brundtland : un discours consensuel ...................................................... 229

2.2.1. Pays développés et pays en développement ...................................................... 229

2.2.2. Le point d'Archimède de l'idéologie du développement durable ...................... 233

2.2.3. L'idéologie dialectique du développement et de la durabilité .......................... 241

3. Considérations sur la durabilité du monde humain .................................................... 251

3.1. Durabilité du monde humain et éternité de la nature ............................................... 252

3.2. Durabilité, pluralité et sens commun ....................................................................... 257

Conclusion ......................................................................................................................... 266

Bibliographie ..................................................................................................................... 280

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xi

Liste des abréviations

CWW « The cold war and the west », in Partisan review, winter 1962, vol. 29/1, New

York.

CHM Condition de l’homme moderne, (2013), traduit de l’anglais par Georges

Fradier, Paris, édition Calmann-Lévy.

CC La crise de la culture : huit exercices de pensée politique, (1972), traduit de

l’anglais sous la direction de Patrick Lévy, Paris, Gallimard.

EM Édifier un monde, interventions 1971-1975 (2007), Paris, éditions du Seuil.

EàJ Eichman à Jerusalem, (1991), traduit de l’anglais par Michel Chrestien, Paris,

Gallimard.

ER Essai sur la révolution, (1985), traduit de l’anglais par Michel Chrestien, Paris,

Gallimard.

I L'impérialisme, (2002), traduit de l'américain par Martine Leiris et révisé par

Hélène Frappat, Paris, Fayard

JP1 Journal de pensée (1950-1973) tome 1, (2005), traduit de l'allemand et de

l'anglais par Sylvie Courtine-Denamy, Paris, Éditions du Seuil.

JP2 Journal de pensée (1950-1973) tome 2, (2005), traduit de l'allemand et de

l'anglais par Sylvie Courtine-Denamy, Paris, Éditions du Seuil.

NT La nature du totalitarisme, (1990), traduit de l’anglais par Michelle-Irène B. de

Launay, Paris, édition Payot.

QP Qu'est-ce que la politique ?, (2001), traduit de l'allemand par Sylvie Courtine-

Denamy, Paris, Éditions du Seuil.

R De la révolution, (2012), traduit de l'anglais par Marie Berrane avec la

collaboration de Johan-Frédérik Hel-Guedj, Paris, Gallimard.

RJ Responsabilité et jugement, (2005), traduit de l'anglais par Jean-Luc Fidel, Paris,

Payot.

SA Sur l'antisémitisme, (2002), traduit de l'américain par Micheline Pouteau et

révisé par Hélène Frappat, Paris, éditions Calman-Lévy.

ST Le système totalitaire, (2002), traduit de l’américain par Micheline Pouteau et

all., Paris, édition du Seuil.

TC La tradition cachée, le juif comme paria (1987), textes traduits de l'allemand et

l'anglais par Sylvie Courtine-Denamy, Paris, Christian Bourgeois éditeur.

VE La vie de l’esprit. La pensée. Le vouloir, (2013), traduit de l’américain par

Lucienne Lotringer, Paris, Presses Universitaires de France, Gallimard.

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xiii

Remerciements

Si penser c'est effectivement être seul avec soi-même pour reprendre l'expression chère

à Hannah Arendt, force est de constater que cet effort pénible n'était pas exclusivement

solipsiste. Cette thèse fut donc aussi pour moi l'occasion de saisir l'ampleur de ce que je

nomme la "redevabilité". J'exprimerai donc ici le caractère redevable de cette thèse qui

n'aurait pas été possible sans la coïncidence heureuse d'une communauté de penseurs

animée par l'esprit de concorde et d'entraide et complètement étrangère à l'esprit compétitif

parfois hélas si présent dans l'élitisme universitaire ambiant. D'une manière globale, je me

dois donc de remercier le cadre au sein duquel l'élaboration de cette thèse a été facilitée, je

pense au groupe de recherche en éthique médicale et environnementale (GREME) et plus

particulièrement, aux individus qui ont suscité chez moi le désir de penser et la passion de

partager.

Je remercie donc Louis-Étienne Pigeon pour sa sagesse conciliante, ses conseils et sa

capacité à me remettre en confiance pendant les temps sombres, les temps de désespoir, les

temps douteux.

Je remercie Fred Dubois pour son amitié loyale, son aide technique quant à la mise en

page et ses critiques constructives, bien que parfois abruptes et cavalières.

Je remercie Héloïse Varin, dont l'amitié inébranlable et l'ouverture critique ont

grandement consolidé mon équilibre existentiel.

Je remercie Jimmy Voisine pour son intégrité et son entièreté ; il est une de ces rares

rencontres qu'on a la chance d'avoir dans une vie.

Je remercie Mathieu Gagnon, dont le caractère, la force et l'engagement sont

exemplaires et inspirants pour son entourage.

Je remercie Camille Périlleux, qui, un temps pluvieux, a aimablement accepté de relire

ma thèse du point de vue linguistique.

Je remercie évidemment ma famille et plus particulièrement ma mère qui m'a

obstinément poussé à donner le meilleur de moi-même et sans laquelle cette thèse n'aurait

jamais été achevée.

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xiv

Je remercie Marie Fayad qui m'a préparé et initié à la philosophie en me véhiculant sa

passion contagieuse pour la pensée. C'est pour moi un plaisir et un honneur d'avoir à mes

côtés un penseur libre.

Je remercie Soheil Kash, codirecteur de ma thèse et mentor en philosophie politique. Je

vous suis éternellement redevable de ce séjour au Liban où vous m'avez littéralement

ramené à la raison.

Je remercie Marie-Hélène Parizeau directrice de ma thèse et dont la fermeté académique

a grandement contribué à contrer mon penchant naturel au « patinage artistique ». Plus

sincèrement encore, je peux ici exprimer ma gratitude en ceci qu'une leçon m'a été

octroyée, celle selon laquelle nous sommes tous redevables les uns des autres.

Je remercie Hoda Nehmé doyenne de la faculté de philosophie et des sciences humaines

de l'Université Saint Espprit de Kaslik pour son soutien indéfectible tout au long de ces

années.

Je remercie également la Faculté de philosophie de l'Université Laval dont le personnel

administratif est animé d'une amabilité qui tend à humaniser le caractère originellement

aliénant de la bureaucratie. Je remercie donc toute l'équipe en la personne de M. Victor

Thibodeau, doyen de la Faculté de philosophie et représentant d'un esprit d'entraide

remarquable et exemplaire.

Je remercie enfin la Providence d'avoir mis sur mon chemin ces personnes inestimables

et de m'avoir révélé leur juste valeur tout en espérant avoir été digne de ce don.

Page 16: Durabilité et modernité - Université Laval

1

Introduction

De même la capacité d'agir, au moins au sens de

déclencher des processus, est toujours là ; mais elle

est devenue le privilège des hommes de science, qui

ont agrandi le domaine des affaires humaines au

point d'abolir l'antique ligne de protection qui

séparait la nature et le monde humain (CHM, p.

402).

Axée sur un développement impétueux des forces productives, la modernité semble

s'inscrire dans une dynamique d'exploitation soutenue par l'idéal consumériste dont

l'abondance inatteignable constitue le signe d'un hubris dévorant et destructeur. Au sein de

ce mouvement génésique contre nature, la croissance économique, la société de

consommation et l'individualisme exacerbé, sont les maîtres mots d'un développement

effréné au sein duquel toute stabilité est entrevue sous le signe d'un résidu archaïque qu'il

faut nécessairement transcender. En tant que force productive mue par l'automatisme d'une

productivité consumériste, la société moderne s'imposerait comme une nouvelle force

tellurique dont l'ampleur n'a d'égal que le caractère incontrôlable et nécessaire. C'est

d'ailleurs la teneur du constat arendtien qui stipule que la condition de l'homme moderne est

essentiellement gangrénée par le repli individualiste/consumériste et dont la résultante est

l'insouciance mondaine, la dépolitisation massive et la perte de la durabilité du monde.

Or, le caractère tragique du constat arendtien vis-à-vis de la modernité s'est cristallisé à

partir d'un événement inédit dont elle a été la témoin et qui constitue l'origine essentielle de

son étonnement et de la virulence radicale de sa critique : l'avènement du totalitarisme. Le

caractère inédit du totalitarisme s'inscrit cependant dans une modernité en crise qui l'aurait

pour ainsi dire préparé en atomisant les individus dépolitisés.

Le caractère destructeur du totalitarisme que Hannah Arendt décrit dans son plus grand

ouvrage théorique du politique, Origines du totalitarisme (1951), semble indiquer l'aspect

hautement tempétueux de l'époque moderne :

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2

Nos conditions actuelles d'existence dans le domaine de la politique sont assurément

menacées par ces tempêtes de sable dévastatrices. Le danger n'est pas qu'elles puissent

instituer un monde permanent. La domination totalitaire, comme la tyrannie, porte les

germes de sa propre destruction. De même que la peur et l'impuissance qui

l'engendrent sont des principes antipolitiques qui précipitent les hommes dans une

situation contraire à toute action politique, de même la désolation et la déduction

logico-idéologique du pire qu'elle engendre représentent une situation antisociale et

recèlent un principe qui détruit toute communauté humaine (ST, p. 311).

La métaphore de la tempête de sable n'est pas simplement anodine pour notre propos ;

elle fait signe vers l'hubris de la démesure et de la destruction incontrôlable du monde

moderne. En d'autres termes, il est possible d'entrevoir, au-delà des nuances, l'aspect

hautement tragique de l'activité humaine inscrite sous le signe de l'impuissance

décisionnelle face à la logique implacable de l'idéologie. C'est d'ailleurs le thème de sa

deuxième grande œuvre majeure, Condition de l'homme moderne (1958), œuvre au sein de

laquelle Arendt se charge de décrire la condition humaine sous l'angle de la vita activa. Ce

souci du monde couplé à l'angoisse de sa destruction potentielle est donc là aussi patent

dans la mesure où la modernité semble avoir hissé l'animal laborans au sommet de la

hiérarchie et avec lui, son idéal de l'abondance. Au sein de ce renversement s'origine

également la possibilité tragique d'une perte du monde pluriel des hommes à travers

l'injonction idéologique à la consommation et subséquemment à la destruction de la nature

et de l'artefact commis par la croissance infinie des forces productives. Le caractère infernal

de ce processus est d'ailleurs décrit sans détour :

Un des signaux d'alarme les plus visibles indiquant que nous sommes peut-être en voie

de réaliser l'idéal de l'animal laborans, c'est la mesure dans laquelle toute notre

économie est devenue une économie de gaspillage dans laquelle il faut que les choses

soient dévorées ou jetées presque aussi vite qu'elles apparaissent dans le monde pour

que le processus lui-même ne subisse pas un arrêt catastrophique. Mais si l'idéal était

déjà réalisé, si vraiment nous étions plus que les membres d'une société de

consommateurs, nous ne vivrions plus du tout dans un monde, nous serions

simplement poussés par un processus dont les cycles perpétuels feraient paraître et

disparaître des objets qui se manifesteraient pour s'évanouir, sans jamais durer assez

pour environner le processus vital (CHM, p. 185).

Ainsi, pour Arendt, l'économie de gaspillage que provoque l'idéal de l'abondance de

l'animal laborans semble avoir pris une place prépondérante au sein de la société moderne.

L'activité du travail, activité la plus animale et la plus naturelle qui soit, semble faire signe

vers la naturalisation de l'artefact humain au sein d'un processus sans fin d'accumulation et

de destruction quasiment automatisé. En d'autres termes, à partir du moment où le travail et

Page 18: Durabilité et modernité - Université Laval

3

la consommation deviennent les maîtres mots de la modernité, il s'ensuit que le décisionnel

et l'action politique laissent leur place à l'efficacité processuelle d'une économie politique

principalement orientée vers la productivité humaine. Dans de telles conditions, la

durabilité du monde œuvré est prédisposée à laisser sa place à l'éternité processuelle d'une

productivité consumériste. En définitive, la durabilité du monde, idéal de l'homo faber,

aurait été consumée par la vitalité processuell, idéal de l'animal laborans.

Pourtant, les développements économiques et techniques de l'espèce humaine ont été

pendant longtemps perçus comme les signes d'un progrès indéniable de l'humanité. La lutte

contre la pauvreté reposerait sur le développement des sociétés non modernes qui doivent

maintenant rattraper le retard et ainsi s'aligner aux sociétés dites modernes ou développées.

Cependant, l'injonction à l'alignement nous fait perdre de vue l'aspect pernicieux du

développement en détournant idéologiquement la pensée du caractère aliénant de la

modernité. Le modèle économique et politique que sous-tend ce développement repose sur

ce culte de l'abondance pourtant tragiquement décrié tant du point de vue de

l'environnement que du point de vue sociétal. En d'autres termes, la modernité que décrit

Arendt semble à nos yeux avoir trouvé une nouvelle idéologie propre à anéantir toute

résistance, l'idéologie du développement. À partir de maintenant, et plus précisément,

depuis le discours de Truman (1949), tous les problèmes modernes sont conçus comme

reposant sur le manque de développement. Le développement devient ainsi le nerf de la

guerre et tous les problèmes relatifs à la modernité sont perçus comme étant, tout au plus,

des épiphénomènes qui seront réglés par un surplus de développement. Au sein de cette

idéologie indiscutable se dessine pourtant ce qu'Arendt décrivait comme le culte de la vie

zoologique au dépens d'une vie authentiquement humaine. En outre, à l'heure actuelle,

l'idéologie développementaliste semble s'être appropriée un nouveau cheval de Troie : la

durabilité. Fort de ce qualificatif, le développement durable ou soutenable, semble remettre

en selle le développementalisme en lui assignant le souci de la durabilité. Dans ces

circonstances, le problème que nous poserons est le suivant : y a-t-il encore une place pour

la durabilité au sein de la modernité ? Dans quelle mesure la productivité contre nature de

l'animal laborans a-t-elle subsumée la durabilité du monde artefactuel ? Quelles sont les

conséquences d'une telle subsomption et dans quelle mesure la logique du développement

Page 19: Durabilité et modernité - Université Laval

4

est-elle compatible avec la durabilité au sens arendtien ? Peut-on, autrement dit, invoquer

un développement durable soucieux de la durabilité du monde ?

Dans le cadre de sa critique philosophique de la modernité, Hannah Arendt entreprend

dans Condition de l'homme moderne, l'analyse de la vie active de l'homme en démontrant

que la modernité a complètement bouleversé les conceptions classiques de l'activité

humaine. La crise de la modernité et ses conséquences sur le déploiement constant de la

productivité humaine, semble mener à un constat patent : le monde dans lequel nous vivons

n'est plus fait pour durer. Le constat arendtien nous met donc en demeure de penser à l'aune

de la modernité la place et l'importance de la durabilité pour la condition humaine.

En effet, force est de constater que la durabilité du monde est aux prises avec une

panoplie de problèmes tels que la surproductivité de l'espèce humaine, maintenant vouée à

l'exploitation sans vergogne des ressources naturelles sous le saint couvert de la croissance

économique, nouveau mot d'ordre de l'idéologie économicisante. Traversée par le culte de

l'abondance, comme l'appelle Arendt, la modernité est sous l'emprise de son propre hubris

technique. La modernité et la rationalité technique qu'elle sous-tend, semblent, non

seulement ne pas avoir répondu aux promesses progressistes et humanistes, mais également

avoir déchaîné des forces incontrôlables qui mettent en danger simultanément l'éternité de

la nature et la durabilité du monde humain. L'individualisme, fruit d'une atomisation de la

société, a complètement chamboulé la place respective des activités humaines en hissant le

travail au sommet de la hiérarchie. L'apologie du travail couplé à l'individualisme

consumériste dessine un monde dans lequel l'homme a complètement perdu sa faculté de

juger et, subséquemment, sa faculté à comprendre ce qu'il fait. L'hyperactivité économique

qui repose sur le développement fulgurant de notre capacité technique, semble cacher un

pendant dangereux et qui n'est autre que notre incapacité à penser et à juger de ce que nous

faisons. Livré à la solitude désolante, l'individu moderne est entièrement voué à son travail

et convié à une vie littéralement privée du politique. Cette privation repose sur le désintérêt

croissant vis-à-vis du monde public qui a perdu son pouvoir jadis mobilisateur au profit

d'une société dont la quête du bonheur est devenue une affaire strictement privée. La

dépolitisation du travailleur/consommateur, le pouvoir accru de la technique, le culte

idéologique de l'abondance, sont donc autant d'obstacles qui minent notre compréhension

Page 20: Durabilité et modernité - Université Laval

5

du monde et notre capacité à savoir ce que nous faisons. La vitesse effrénée avec laquelle

nous nous développons, le culte du nouveau et du progrès, la recherche asymptotique de

l'abondance sont donc le signe d'une perte de la durabilité du monde humain.

Notre thèse se chargera de déconstruire le préjugé idéologisant de la modernité en

démontrant que le principe actif du développement en général est l'économicisation du

monde à travers un automatisme développementaliste naturaliste. Ce qui signifie plus

clairement que l'idéologie du développement interdit toute critique de la modernité sous le

prétexte qui consiste à affirmer que le problème nodal est le manque de développement et

non la modernité. Nous pensons au contraire que le développement tend à accréditer la

modernité et à maintenir le culte de l'abondance en proposant maladroitement une

réorientation de la course de la croissance. Ce faisant, nous sommes devant l'aporie

suivante, la dynamique du développement est indiscutable en soi bien que les modalités du

développement pourraient être discutées. De la sorte, il semble impossible de réorienter le

problème de la modernité sur la source du problème que décrit Arendt. Dans cette

dynamique idéologique incessante, intervient un nouveau concept qui semble être le signe

d'une crise flagrante, le concept de développement durable ou soutenable que propose le

Rapport Brundtland, Notre avenir à tous (1988). Notre but est donc d'arrimer la pensée

arendtienne, relative à la crise de la modernité, à l'idéologie développementaliste pour ainsi

tenter de comprendre si la redéfinition du développement comme développement durable

répond effectivement au souci arendtien relatif à la perte de la durabilité du monde.

Ceci étant dit, le problème qui se pose est le suivant : y a-t-il encore une place pour la

durabilité au sein de la modernité ? Plus encore, la recherche d'un développement durable

est-elle une solution au problème moderne de l'hypercroissance ou n'est-ce là qu'une

continuation camouflée du développement ? Sommes-nous devant une réponse sérieuse

quant à la perte de durabilité inhérente à la modernité ?

Méthodologiquement, notre approche s'inscrit dans une critique de la modernité et de

son projet développementaliste à partir de la pensée arendtienne. Ce faisant, nous

reprendrons, analyserons et interprèterons la grille conceptuelle d'Arendt relative à la crise

de la modernité. C'est pourquoi nous orienterons notre analyse vers le concept de durabilité

qui trouve son origine première dans l'activité de l'œuvre. L'analyse de la durabilité de

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6

l'œuvre nous permettra de dégager un concept de durabilité artefactuelle. La dernière partie

tentera de remonter aux soubassements idéologiques du discours développementaliste afin

de montrer que le développement durable est une refondation du développement

économicisant. L'originalité de notre approche relève en ceci que, selon nous, l'invocation

d'une durabilité de la nature est le signe d'une crise de l'artefact durable de l'homme. Ce

faisant, nous montrerons que l'appel bien intentionné à une durabilité de la nature inhérent

au discours sur le développement durable, n'est que la conséquence logique de la perte de la

durabilité de ce que nous fabriquons. Ceci signifie que notre thèse se chargera de démontrer

que la condition de possibilité de la protection de la nature repose avant tout sur la

durabilité de l'ouvrer humain. En recentrant le débat sur la durabilité artefactuelle, nous

entendons ouvrir une piste arendtienne encore inexplorée dans le débat sur le

développement durable. La nouveauté de notre approche repose donc sur deux facteurs

principaux. Le premier est l'analyse du concept de durabilité artefactuelle chez Arendt. En

effet, il n'existe pas, à notre connaissance, de thèse ou d'ouvrage systématique sur la

définition du concept arendtien de durabilité. Le deuxième facteur novateur repose sur la

tentative de comparer et de faire valoir l'intérêt du concept arendtien de durabilité au sein

du discours actuel sur le développement durable. En d'autres termes, notre lecture d'Arendt

tire son originalité de la perspective à travers laquelle nous analyserons son œuvre inscrite

sous le signe du souci du monde. Or, cette perspective trouve sa légitimité en ceci que la

durabilité peut être conçue comme la manière dont le monde des hommes résiste à la

destruction consumériste de la société moderne.

En d'autres termes, du point de vue arendtien, ce qui demeure à penser pour sortir de la

modernité destructive, n'est pas la durabilité de la nature, mais bien la durabilité de notre

production. L'hypothèse que nous déduisons ici à partir de l'intuition arendtienne est donc

la suivante : en naturalisant l'artefact humain, la modernité aurait rompu les frontières jadis

constitutives de la nature et de l'artefact. Ce faisant, la durabilité s'est vue assignée à la

nature alors qu'elle était originellement assignée au monde artefactuel humain. En

naturalisant l'artefact humain, l'automatisme technico-économique semble devoir se

résigner à la recherche d'une durabilité naturelle. Du point de vue méthodologique, il est à

noter que l'œuvre d'Arendt est véritablement une constellation de concepts dont

Page 22: Durabilité et modernité - Université Laval

7

l'interrelation pose inéluctablement un obstacle à toute systématisation. En outre, l'unité

symbiotique de la pensée d'Arendt n'est jamais perceptible clairement dans la mesure où sa

pensée se constitue à partir d'une arborescence dont la richesse n'a d'égal que la complexité

relationnelle des définitions conceptuelles. Cette note méthodologique se veut mettre

l'accent sur la difficulté d'une schématisation radicale et systématique de la pensée

arendtienne dont la résultante serait vraisemblablement une trahison de l'esprit général de

l'œuvre qui est une pensée en mouvement, une pensée qui se cherche. En outre, le concept

central de cette thèse est la durabilité du monde artefactuel des hommes, ce concept n'est

cependant pas creusé par Arendt en lui-même, mais toujours à travers l'archipel conceptuel

de la Vita activa. En d'autres termes, nous choisissons ici de rester fidèle à l'esprit arendtien

et ce, même si cette fidélité provoque indéniablement un manque à gagner vis-à-vis de la

clarté d'une définition rigoureuse, mais réductrice du champ conceptuel de l'auteur. Ainsi,

au lieu d'évacuer la subtilité des concepts d'Arendt, nous avons consciemment choisi de

mettre en relief l'aspect paradoxal de ceux-ci dans la mesure où, au sein du paradoxe, se

trouve et s'origine l'intérêt de cette pensée.

Notre thèse est constituée de trois chapitres dont la logique et le fil directeur s'inspirent

de la pensée arendtienne. Le premier chapitre se propose de mettre en relief les grandes

articulations de la crise de la modernité, le second examinera le concept de durabilité à

l'aune de la naturalisation de l'artefact, le troisième et dernier chapitre se chargera de

déconstruire l'idéologie développementaliste en montrant l'arrière-plan philosophique du

développement durable à partir de la grille conceptuelle arendtienne.

Notre premier chapitre tend à décrire le cadre conceptuel arendtien relatif à la crise de la

modernité. Ce premier chapitre est divisé en trois grandes parties qui suivent la logique de

la pensée d'Arendt. La première partie analysera la crise de la modernité à partir de la

fluidification des frontières entre le privé et le public, incarnée par l'avènement de l'hybride

social. La deuxième partie mettra en relief l'apologie du travail et de la productivité

éphémère de la société de consommation dont l'origine est l'indistinction entre le travail du

corps et l'œuvre de nos mains. La dernière partie analysera la crise du politique avec

l'avènement moderne du régime démocratique-oligarchique.

Afin de saisir l'unité de la pensée critique d'Arendt, il faut, nous semble-t-il, saisir son

Page 23: Durabilité et modernité - Université Laval

8

présupposé indépassable, à savoir, la prééminence de l'apparaître. En effet, l'œuvre

d'Arendt est, comme nous le verrons, entièrement traversée par le souci du monde commun,

par l'amor mundi. En ce sens, il est possible de dire que la pensée politique d'Arendt est

initialement une phénoménologie de l'apparaître. Au sein de ce présupposé, le privé et le

public acquièrent une signification centrale. En effet, la crise de la modernité proviendrait

initialement de cette perte de la prééminence du public qu'Arendt assimile à l'esprit hellène

et qui trouve sa manifestation dans la place centrale de l'activité politique. Au sein de cette

première partie, nous analyserons donc la signification du domaine privé et du domaine

privé ainsi que la crise de ces démarcations jadis constitutives. Si le privé apparait comme

le lieu propice à l'entretien de la vie zoologique de l'homme, le public comme domaine

politique est, quant à lui, le lieu de la vie biographique, le lieu où s'origine la vie

spécifiquement humaine. Avec la modernité, nous verrons avec Arendt que l'avènement du

social est le signe d'une hybridation pernicieuse qui tend à publiciser nos intérêts privés et à

gangréner la sphère publico-politique du souci économique jadis enraciné dans la sphère

privée. Cette publicisation aurait, pour conséquences tacites, la crise du politique et sa

métamorphose en économie politique, ainsi que la crise du domaine privé maintenant

requis sur la place publique.

La deuxième articulation de ce chapitre tentera d'analyser la crise de la modernité à

partir des trois activités qui rythment la condition de l'homme, à savoir et dans l'ordre, le

travail, l'œuvre et l'action politique.

En tant qu'animal laborans, l'homme, selon Arendt, est convié à assurer la productivité

de l'espèce humaine. Le travail apparait donc comme l'activité la plus nécessaire, mais aussi

la moins contingente et donc, la moins libre. C'est dans ce sens qu'Arendt décrit la

condition humaine du travail comme étant celle de la vie biologique : « Le travail est

l'activité qui correspond au processus biologique du corps humain, dont la croissance

spontanée, le métabolisme et éventuellement, la corruption, sont liés aux productions

élémentaires dont le travail nourrit ce processus vital. La condition humaine du travail est la

vie » (CHM, p. 41). La vie serait donc pour Arendt la finalité du travail qui, d'une manière

généralisée, doit promouvoir les conditions de subsistance de l'espèce humaine. Or, le

concept de vie est, chez elle, plurivoque, la vie au sens biologique (zoon) est distinguée de

Page 24: Durabilité et modernité - Université Laval

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la vie biographique (bios). C'est ainsi qu'Arendt analyse le travail comme étant l'activité la

plus nécessaire, mais aussi la moins spécifiquement humaine, le travail serait dans ce sens,

ce qui nous lie et nous rappelle à notre condition animale, à notre zoon. La modernité aurait

apologisé le travail en en faisant l'activité per quam l'homme se définit. D'où le paradoxe,

l'homme se distinguerait de l'animal par le travail et donc par ce qui fait de lui, un être

aliéné à la nécessité. De plus, l'apologie du travail tend à subsumer les autres activités et à

fluidifier les frontières jadis constituantes de la vita activa. Autrement dit, toutes les

activités sont analysées et comprises comme étant du travail. De plus, le produit du travail

est, par définition, éphémère dans la mesure où la finalité du travail est la consommation.

Nous touchons ici au nœud du problème, la société moderne est une société de

travailleurs/consommateurs. Au sein d'une telle société, l'idéal devient l'abondance,

l'abondance nécessite le renouvellement, le renouvellement implique la vacuité de la

production humaine qui ne doit impérativement pas résister au procès de consommation. En

d'autres termes, tout est fait pour que la production humaine ne dure pas et soit littéralement

liquéfiée sous l'emprise d'une société de consommation. La naturalité du travail devient

ainsi le levier de l'incontestabilité de cette activité qui, comme nous le verrons, mine la

contingence et le décisionnel au profit d'une automatisation constante de l'activité humaine

inscrite sous le signe de la nécessité biologique.

C'est ainsi que nous touchons à cette deuxième activité qu'est l'œuvre dont la condition

originelle est l'appartenance-au-monde :

L'œuvre est l'activité qui correspond à la non-naturalité de l'existence humaine, qui

n'est pas incrustée dans l'espace et dont la mortalité n'est pas compensée par l'éternel

retour cyclique de l'espèce. L'œuvre fournit un monde "artificiel" d'objets, nettement

différent de tout milieu naturel. C'est à l'intérieur de ses frontières que se loge chacune

des vies individuelles, alors que ce monde lui-même est destiné à leur survivre et à les

transcender toutes. La condition humaine de l'œuvre est l'appartenance-au-monde

(CHM, p. 41).

Le concept de monde chez Arendt est également plurivoque, il indique non seulement le

monde réifié et objectif, mais aussi le monde en tant que pluralité communicante, c'est-à-

dire, le monde public avec l'apparaître de l'homme qui le sous-tend. Pour ce qui est de

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l'œuvre, le monde que cette activité construit est, principalement du moins1, un monde

d'objets usuels et/ou culturels qui est destiné à durer contrairement aux objets du travail qui

sont destinés à disparaître. En d'autres termes, en tant qu'il œuvre, l'homme édifie l'artifice

humain qui, comme nous l'analyserons en détail au chapitre 2, constitue la clé de voûte de

l'ingéniosité humaine durable. Grâce à cette activité, l'homme s'inscrit dans la durée et

l'artefact humain construit par l'homo faber favorise le sentiment d'appartenance à une

humanité qui s'inscrit, non plus dans la cyclicité naturelle du temps zoologique, mais bien

dans la linéarité d'une vie biographique. Cependant, avec la modernité, cette activité s'est

peu à peu alignée sur la finalité du travail et, est ainsi devenue une activité impermanente

au sein d'une société dont l'optimum est la consommation de tous les biens. Ainsi, sans

rentrer dans la spécificité de la durabilité de l'œuvre que nous traiterons précisément au

chapitre 2, nous traiterons au chapitre 1 du glissement moderne entre l'œuvre de nos mains

et le travail de notre corps. L'œuvre de nos mains se serait donc vue engloutie dans le

processus métabolique dévorant de la société de consommation de telle sorte qu'il nous est

possible de dire qu'il n'existe presque plus d'activité intermédiaire propre à constituer

objectivement un monde durable. La conséquence d'une telle perspective entraine une perte

du sentiment d'appartenance dans la mesure où celui-ci provient ultimement de la

conviction que le monde nous survivra. Ayant perdu confiance en l'immortalité du monde

artefactuel, l'homme tend à se désengager de l'activité la plus humaine qui soit, l'action

politique.

Au sein de la vie active de l'homme, il existe une activité qu'Aristote décrivait comme

authentiquement humaine, comme étant capable de représenter un bioi, une vie que l'on

choisit librement, c'est l'action politique. Si donc la tradition philosophique en général tend

à discréditer la vita activa au profit de la vita contemplativa, il était cependant admis que,

de toutes les activités humaines, il en est une à travers laquelle l'homme peut véritablement

1 L'œuvre est l'activité par laquelle les hommes produisent des objets dont la finalité première est l'usage.

Cependant, il arrive également que l'œuvre soit au service du travail dans la mesure où en ouvrant, les

hommes produisent des objets qui facilitent l'activité productive des travailleurs. Cependant, ultimement,

la finalité de l'œuvre n'est pas la consommation mais bien l'usage et Arendt développera longuement cette

distinction qui, selon elle, à été omise par la majorité des penseurs modernes et dont l'omission a permis

malencontreusement des malentendus relatifs à l'apologie du travail.

Page 26: Durabilité et modernité - Université Laval

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affirmer sa spécificité, son individualité et son unicité ; cette activité est, bien entendu,

l'action politique qui nécessite une prise de position de l'acteur dans la sphère publique. Le

courage héroïque d'une telle activité provient de ce choix nullement nécessaire, qui consiste

à prendre le risque de l'exposition au grand jour, prendre le risque d'apparaître. Du point de

vue de la durée, l'action politique est l'activité qui est la plus susceptible de marquer

durablement le passage de l'homme sur terre bien qu'en elle-même elle soit une activité

relativement fragile. D'où le paradoxe de l'action politique, elle provoque des changements

durables tout en étant elle-même fragilisée par son inconsistance objective. En effet, la

parole et l'action courent toujours le risque d'être oubliées dans la mesure où elles ne

produisent rien de tangible. Cependant, c'est également l'activité par laquelle l'homme

introduit de véritables changements dans l'évolution de l'histoire. Celle-ci étant le fruit du

politique, il s'en suit que c'est par l'action politique que l'homme échappe à la cyclicité

naturelle de sa condition animale et accède à ce pouvoir spécifiquement humain qui

consiste à introduire du nouveau dans le monde. C'est sans doute pourquoi l'action politique

est l'activité la plus épurée qui soit, elle est dans ce sens absolument contingente :

L'action, la seule activité qui mette directement en rapport les hommes, sans

l'intermédiaire des objets ni de la matière, correspond à la condition humaine de la

pluralité, au fait que ce sont des hommes et non pas l'homme, qui vivent sur terre et

habitent le monde. Si tous les aspects de la condition humaine ont de quelques façons

rapport à la politique, cette pluralité est spécifiquement la condition- non seulement la

condition sine qua non, mais encore la condition per quam- de toute vie politique. C'est

ainsi que la langue des Romains, qui furent sans doute le peuple le plus politique que

l'on connaisse, employait comme synonymes les mots "vivre" et "être parmi les

hommes" (inter homines esse) ou "mourir" et "cesser d'être parmi les hommes (inter

homines esse desinere) (CHM, p. 41, 42).

Avec l'action s'éclaire donc le concept de vie chez Arendt qui voit dans la vie politique

l'expérience la plus humanisante qui soit dans la mesure où elle pose l'homme dans la

condition de pluralité qui le distingue du règne animal. En d'autres termes, la vie ou bioi

spécifiquement humaine, est la vie politique dans la mesure où c'est à travers elle que

l'homme fait l'expérience de la natalité, c'est-à-dire, de la possibilité d'initier quelque chose

de radicalement nouveau et de changer ainsi le cours de son histoire. Or, même l'action

politique, comme nous le verrons, subit les assauts de la modernité consumériste de telle

sorte qu'elle tend à devenir le travail d'une élite. Les démocraties modernes, parasitées par

la représentativité, finissent par délaisser cette activité à une classe politique qui constitue,

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peu à peu, une classe de politiciens dont la tâche/travail est de s'occuper des choses d'intérêt

public. De plus, c'est l'activité elle-même qui semble tachée de l'impératif moderne de la

productivité consumériste. La politique serait ainsi devenue principalement de l'économie

politique et sa tâche se réduirait subrepticement à la gestion des affaires du métabolisme de

la société. La logique gestionnaire et technique aurait pour conséquence l'aliénation du

politique au profit de l'économique incluant ainsi un aspect processuel et bureaucratique

aliénant et anti-décisionnel. C'est comme si la logique économique du développement était

le nouveau mot d'ordre de la modernité consumériste.

Le deuxième chapitre se chargera de mettre en relief et d'analyser le concept de

durabilité dans la pensée arendtienne. Pour ce faire, nous analyserons le glissement entre la

durabilité de l'artefact et la durabilité de la nature jadis considérée comme éternelle.

En effet, pour Arendt, l'éternité de la nature est à la fois le ce-contre-quoi l'homme doit

lutter, mais également le ce-comme-quoi il doit durer. Autrement dit, l'éternité ou l'être-à-

jamais de la nature, constitue, du point de vue de la durabilité de l'œuvre historique, un

modèle et un obstacle en même temps. En sauvant de l'oubli l'action mémorable de

l'homme à travers l'œuvre historique, l'historien l'inscrirait dans la proximité des choses à

jamais. La durabilité du monde humain se constituerait à partir d'une relativité antithétique

au sein de laquelle le monde humain s'oppose au processus cyclique de la nature tout en

s'inspirant de l'éternité modale de celle-ci.

Or, si la condition humaine de l'œuvre est l'appartenance au monde, il s'ensuit que cette

appartenance repose sur la durabilité relative de celle-ci. Ce faisant, Arendt avance

l'hypothèse selon laquelle plus une œuvre est durable et plus elle fait partie du monde, plus

elle fait partie du monde plus elle est essentielle à notre culture. Du point de vue de la

durabilité, l'œuvre d'art est, selon Arendt, l'œuvre la plus durable parce qu’inusable, elle est

potentiellement immortelle. Cependant, si l'œuvre de l'homme tend à constituer une culture,

celle-ci n'est à l'abri que s'il existe des spectateurs capables d'entretenir cette durabilité,

capables de juger de la culture d'un point de vue désintéressé. C'est pourquoi, nous verrons

que la durabilité de l'œuvre requiert un cultiver sans lequel l'immortalité réifiée de l'œuvre

serait tout simplement ruinée.

Cependant, si l'œuvre traditionnelle semble encore permettre l'édification artificielle

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d'un monde durable et, subséquemment, d'une culture, force est de constater que

l'instrumentalité moderne semble avoir évacué toute durabilité au sein du processus

réquisitoire de l'instrumentalité illimitée. En d'autres termes, avec la technique moderne,

l'instrumentalité généralisée semble avoir apologisé le moyen-terme et, ce faisant,

l'inconsistance processuellee de la productivité. Ce nivellement à l'expédient demeure

symptomatique d'une modernité où le requérir technique rend inconsistant toute

productivité.

Enfin, la dernière partie de ce chapitre se chargera de déterminer les conséquences de

l'action de l'homme dans la nature. Cette "nouvelle" activité semble avoir pris acte de la

perte des frontières jadis constituantes de la nature et de l'artefact. Cette fluidification tend à

confirmer les craintes d'Arendt vis-à-vis de la naturalisation de l'artefact, naturalisation dont

la conséquence tacite est la perte de la durabilité du monde. En effet, ayant perdu la

confiance en l'éternité de la nature sur laquelle l'homme agit, l'homme aurait également

perdu la durabilité de son artefact en produisant indéfiniment de l'éphémère, ce faisant,

nous assistons à la naturalisation de l'artefact humain ainsi qu'à l'artificialisation de la

nature. Cette fluidification des frontières entre la nature et l'artefact constitue la pierre de

touche de la modernité qui va progressivement perdre confiance en la durabilité de son

monde qui semble voué au changement éternel. C'est dans ce sens que le concept de

développement apparaît comme l'exemplification de cette mouvance économicisante.

Le troisième et dernier chapitre décrira la naissance du concept de développement en

s'appuyant principalement sur deux discours pivots, à savoir, le discours de Truman et le

revirement du Rapport Brundtland. Ce chapitre est divisé en trois parties : la première se

chargera d'analyser l'arrière-plan philosophique du développementalisme, la seconde de

démontrer la filiation et la nouveauté du développement durable, et la troisième de proposer

des considérations sur la possibilité de penser la durabilité en dehors du développement. En

tant qu'aboutissement de la présente thèse, ce chapitre mettra à profit la grille de lecture

conceptuelle arendtienne afin de déconstruire le concept de développement. Ce faisant,

nous serons en mesure de déterminer l'aspect moderne de celui-ci.

L'analyse du concept de développement nous permettra d'y déceler un discours

économico-politique dont l'enjeu est de redéfinir la place de l'Occident vis-à-vis du tiers-

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monde. Ce faisant, l'ancienne démarcation conflictuelle entre civilisé et sauvage se verra

moduler par une démarcation plus inclusiviste, mais tout aussi pernicieuse, celle de

développé et de sous-développé. L'arrière-plan conceptuel de cette nouvelle démarcation

est le concept de famille. Or, le concept de famille est prépolitique pour Arendt, voire anti-

politique. En effet, en préconisant le développement de la famille humaine, le discours sur

le développement semble interdire tacitement toute contestation en se reposant sur l'unité

métabolique de la communauté humaine. Le refus de la pluralité que consomme le concept

de communauté familiale semble donc préconiser l'autorité paternaliste et exemplaire du

développé et le mimétisme obéissant du sous-développé. En remontant à l'arrière-plan

philosophique du concept de développement, nous relèverons non seulement le naturalisme,

mais aussi l'historicisme progressiste du concept. Ces deux origines constitueront des

facteurs idéologiques déterminants pour la légitimation du développement et de son

caractère apparemment indiscutable. Ayant intégré la croissance naturelle et y ayant greffé

la notion de progrès historique, le concept de développement semble s'imposer comme un

évolutionnisme technico-économique dont l'idéologie semble pouvoir rendre compte de

toutes les activités humaines.

C'est ainsi que l'idéologie économicisante du développement apparaîtra comme le

cheval de Troie d'une conception dynamique du monde qui tend à subsumer toute

possibilité de durabilité. Or, dans le discours moderne, nous assistons à l'heure actuelle à

une tentative de redéfinition de la durabilité au sein du développement. Cependant, au lieu

de penser essentiellement la durabilité de l'artefact humain, le discours sur le

développement durable tend à évoquer la durabilité de la nature, elle qui était jadis

considérée comme éternelle. Ce glissement conceptuel serait pour nous le signe de la perte

de la durabilité essentielle de l'artefact humain. Le développement durable aurait ainsi pris

acte de la mort de la durabilité et de la mort de l'éternité de la nature et espérerait invoquer

une durabilité de la nature incorporée dans l'artefact humain. Ceci étant dit, nous pourrons

analyser et critiquer la place de cette force anthropique et tellurique de l'action de l'homme

dans la nature pour ainsi montrer que le développement durable constitue, non pas une

critique du développement économique, mais bien l'accomplissement idéologique de la

logique du développement à travers l'intégration de la nature au sein de l'artefact humain.

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En d'autres termes, le développement durable est le signe de l'accomplissement de la crise

de la modernité qui, pour Arendt, aurait intégré la nature au sein de l'artefact.

Enfin, nous évoquerons les pistes de réflexions philosophiques sur l'importance de

penser la durabilité en dehors de la dynamique du développement. Notre dernière partie du

chapitre 3 se chargera donc d'évoquer la possibilité de réintégrer l'importance de la

durabilité du monde artefactuel tout en limitant l'emprise développementaliste idéologique.

Ces considérations sur la durabilité ne sont en aucun cas un programme d'éthique de

l'environnement, mais bien plus un appel à reconsidérer la place de nos productions dans le

monde humain. Repenser la durabilité à l'aune de l'artefact humain serait en définitive un

appel à sortir de l'économicisation du monde, et ce, à travers une productivité dont la

destination n'est pas la consommation, mais l'usage. Reprenant l'intuition arendtienne et son

souci du monde politique pluriel, nous pensons qu'il est nécessaire de lui greffer un

véritable souci de la destination de nos œuvres et de nos productions. Nous arrimerons ce

souci de durabilité au concept de culture qu'Arendt souligne de manière embryonnaire dans

La crise de la culture. En lieu et place du développement durable, nous serons donc en

mesure de proposer, à titre hypothétique, la possibilité d'une culture durable qui reste à

penser.

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Chapitre 1

Cadre conceptuel de la crise de la modernité

Force est de constater que la crise de la modernité est un des thèmes prédominants de la

pensée arendtienne. Témoin d'une époque inquiétante, de la montée du racisme, de la

naissance du totalitarisme, de la crise de la culture, de l'autorité et de la tradition, Arendt

propose « rien de plus que de penser ce que nous faisons » (CHM, p. 38). Ce parti pris pour

l'activité de l'homme est, sans nul doute, un des traits caractéristiques de sa pensée2. Ce

souci pour la vita activa peut ainsi être compris comme un souci pour le monde des

hommes, voire, comme un amour du monde qui s'exprime par un désir de comprendre ce

que nous faisons. Or, le constat arendtien est patent : l'agrandissement du pouvoir de

l'homme sur la nature et sur le monde est doublé d'une ignorance et d'une insouciance

pathologiques. Ignorance et insouciance formeraient donc les deux faces d'une même

médaille dans la mesure où l'ignorance proviendrait in fine du désengagement politique et

du repli individualiste propres à la condition de l'homme moderne. L'ignorance, fille de

l'insouciance mondaine de l'époque moderne, constitue en quelque sorte l'essence de la

critique arendtienne de la modernité. Consécration de l'abondance, apologie de

l'individualisme, désengagement citoyen, surproduction consumériste sont donc les maîtres

mots de ce qui se présente bel et bien comme une crise de la modernité. Mais qu'est-ce

2 La pensée arendtienne semble majoritairement orientée vers l'activité humaine. En effet, même dans La vie

de l'esprit, qui traite entre autres de la pensée et ainsi de la vie contemplative, Arendt tend à montrer que

même celle-ci fait appel métaphoriquement au monde de l'apparence et subséquemment à la pluralité. En

outre, la pluralité du deux-en-un est déjà le signe indicatif que, même quand il pense, l'homme n'est jamais

complètement seul. Pour plus de détails, nous renvoyons le lecteur à l'ouvrage de Sylvie-Courtine

Denamy, Hannah Arendt (1994) : « La pensée s'ouvre sur une phénoménologie de l'apparence» (Denamy,

S.C., 1994, p. 368).

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qu'une crise si ce n'est le moment décisif où se déclenche une maladie ? En pensant la crise

de la modernité, Arendt tente donc à sa manière de penser les événements comme des

moments singuliers et dont la radicale nouveauté doit être pensée à l'aide de la tradition

même si celle-ci est rompue et que, comme l'affirme René Char, cité par Arendt : « Notre

héritage n'est précédé d'aucun testament » (CC, p. 11). En effet, afin de penser la crise de la

modernité, il faut, semble-t-il, penser en direction du moment décisif où la tradition est

rompue, plus encore, on ne peut penser la nouveauté de la crise qu'en la comparant à la

tradition. Ainsi, même si la tradition est rompue, même si la modernité a radicalement

changé notre façon de concevoir l'activité humaine, il n'en reste pas moins que la crise fait

appel au changement et que le changement est compris relativement à l'état ancien.

Ce faisant, Arendt se propose de décrire la condition de l'homme moderne à partir des

trois activités que sont : le travail, l'œuvre et l'action. Ce triptyque essentiel constitue donc

l'essentiel de ce que l'homme fait et ainsi l'essentiel de ce qu'Arendt entreprend de

comprendre. En outre, l'analyse de ces activités se fera à l'aune de la démarcation nette

entre le privé et le public. Cette démarcation constitue la toile de fond de l'analyse

arendtienne en ceci qu'elle instaure tacitement l'importance de l'apparaitre. Dans une telle

perspective, quels sont les éléments indétournables de la critique arendtienne ? Dans quelle

mesure l'articulation du privé et du public rend-elle intelligible la crise de la modernité ? Et

enfin, pourquoi la société de travailleurs constitue-t-elle un danger pour le monde des

hommes et sa permanence ?

Ce chapitre n'a évidemment pas la prétention d'analyser exhaustivement la totalité des

phénomènes qui constituent la crise de la modernité dans la pensée d'Arendt, mais bien de

saisir les articulations majeures autour desquelles orbite la critique arendtienne.

L'orientation de l'analyse n'est donc pas anodine, elle tend à poser les jalons conceptuels qui

permettront ultérieurement d'analyser la question de la durabilité (chapitre 2) ainsi que de

penser la pertinence du concept de développement durable (chapitre 3).

Pour ce faire, nous approcherons ici la première articulation d'importance entre le

domaine privé et le domaine public. Si donc le public est ce qui mérite d'apparaître à une

pluralité politisée, le privé, lui, requiert l'anonymat et l'invisibilité. Cette articulation trouve

sa raison d'être en ceci qu'elle installe la pensée arendtienne au sein d'une position

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philosophique atypique qui consiste à avancer la prédominance du monde de l'apparaître. Il

nous faudra comprendre ce présupposé arendtien sous l'angle de son souci primordial de la

vita activa qui, minimalement ou maximalement tend, à modifier le monde de l'homme3.

Or, le monde humain fait toujours appel à la pluralité humaine, à l'apparaître et,

subséquemment, à la présence de nos semblables. Cette affirmation nous laisse devant la

nécessité de comprendre que toutes les activités sont jugées chez Arendt par rapport à cette

démarcation initiale entre le privé et le public, entre ce qui apparait et ce qui doit être

occulté. Or, il semble que le domaine privé et le domaine public subissent une crise qui

s'origine dans la fluidification de leurs frontières respectives. En effet, avec l'avènement de

l'hybride moderne qu'Arendt nomme société, nous assistons à une publicisation du privé.

Cette publicisation du privé met en danger et le domaine privé et le domaine public. Le

premier parce que son existence nécessite l'occultation, le second parce qu'il n'est plus

capable d'incarner ce qui est important pour la pluralité humaine. En faisant la lumière sur

la vie privée de l'homme et en l'exposant au grand jour, la modernité aurait ainsi

paradoxalement publicisé le privé et privatisé le public. Ce paradoxe ne peut être compris

qu'à partir de l'hégémonie économique de la société moderne qui tend à s'occuper de ce qui

n'était originellement qu'une question d'ordre privé.

Ceci nous amène inexorablement à la description des activités qui rythment la vie active

de l'homme. Plus particulièrement, la modernité semble achever le triomphe de l'animal

laborans, dont l'activité laborieuse et pénible renvoie nécessairement vers la cyclicité

métabolique d'une société de consommation littéralement vouée à elle-même. Car si toutes

les activités font effectivement appel à la présence de ses semblables dans la mesure où

« toutes les activités humaines sont conditionnées par le fait que les hommes vivent en

société [...] » (CHM, p. 59), le travail est l'activité la plus solitaire alors que l'action

politique est tout simplement impensable en dehors de la présence d'autrui4. Ainsi, à

3 Pour Arendt, toutes les activités (travail, œuvre et action) ont un impact relatif sur le monde des hommes

même si elles n'ont pas toutes la même intensité. En d'autres termes, nous verrons que plus une activité est

publique plus son impact apparait comme direct sur le monde commun.

4 L'œuvre, que nous traiterons partiellement dans le présent chapitre et bien plus amplement dans le second,

entretient une position intermédiaire, bien que moins solitaire que l'activité du travail, le processus de

fabrication n'en reste pas moins une production isolée. Cependant, la destination de l'œuvre, à savoir

l'usage des hommes, pose cette activité, du point de vue de la pluralité, dans une position intermédiaire.

Page 35: Durabilité et modernité - Université Laval

20

l'apologie du productivisme se couple inexorablement le triomphe de l'animal laborans et

de l'activité la plus méprisable pour l'antiquité grecque : le travail. La perspective d'une

société économicisée de travailleurs/consommateurs contribuerait à parachever la

modernité de l'hubris dévorant que semble promettre une société où tout est jugé en termes

de productivité et où l'idéal suprême repose sur un vitalisme autodestructeur.

Enfin, nous serons en mesure de comprendre la crise de l'activité la plus humaine et la

plus décisive pour la contingence humaine : l'action politique. La déchéance de celle-ci

proviendrait non seulement d'un désintérêt constant pour la chose publique, mais également

d'une perte de la faculté la plus mondaine qui soit, la faculté de juger ou encore le sens

commun.

1. La double crise du domaine public et du domaine privé

C’est sous la dénomination d’hybride qu’Arendt évoque la société moderne en ceci

qu’elle incarne le mariage douteux entre le privé et le public : « Ce qui distingue de la

réalité moderne cette attitude essentiellement chrétienne5 à l'égard de la politique, c'est

moins la reconnaissance d'un "bien public" que l'exclusivisme du domaine privé, l'absence

de ce curieux hybride dans lequel les intérêts privés prennent une importance publique et

que nous nommons "société" » (CHM, p. 73). En effet, cet hybride nous informe, non

seulement du déclin du monde public et de la valorisation de la vie privée, mais aussi d’une

perte de démarcation nette entre ces deux domaines. L’analyse des répercussions de cette

hybridation devrait nous permettre de saisir la portée de la publicisation du vitalisme

inhérent à la sphère privée. Pour ce faire, nous partirons avec Arendt des distinctions

grecques du privé et du public (avec la valorisation traditionnelle du public) jusqu’à la

naissance de cet étrange hybride qu’est la société de masse (valorisation du privé publicisé).

Nous verrons ainsi que certains phénomènes sociaux technologiques qu’Arendt ne pouvait

anticiper semblent confirmer la thèse selon laquelle nous vivons dans une société où la

5 Pour ce qui a attrait au caractère antipolitique du christianisme Arendt précise dans Qu'est-ce que la

politique ? (1958) que « Ce qui a été décisif sur le plan politique, c'est que le christianisme recherchait

l'obscurité tout en maintenant la prétention d'entreprendre dans le secret ce qui avait toujours été l'affaire

de la sphère publique » (QP, p. 104). Ainsi, le christianisme ne serait pas radicalement antipolitique même

s'il refusait le caractère visible de l'action, l'engagement n'en restait pas moins un devoir qui requiert

l'anonymat public et non la recherche de la reconnaissance mondaine.

Page 36: Durabilité et modernité - Université Laval

21

publicisation du privé provoque un amalgame entre ce qui mérite d’apparaître et ce qui

nécessite l’occultation. En outre, nous serons en mesure de déterminer l'origine de la

logique gestionnaire qui tend à subsumer le politique sous l'angle de l'économique.

1.1. De la distinction entre le domaine public et le domaine privé

1.1.1. Prééminence originelle du domaine public

En pensant la vie active, Arendt pense en direction de ce que l'homme fait. Or, le propre

de toute action humaine, que celle-ci soit du travail, de l'œuvre ou de l'action politique, est

de modifier le monde et d'y laisser une trace plus ou moins tangible. Contrairement à la

pensée qui est strictement contemplative6 et relativement invisible en elle-même, l'activité

humaine est nécessairement inscrite sous le signe de l'apparaître. En modifiant le monde

par ses activités, l'homme rend visible son passage sur terre. C'est pourquoi la pensée

arendtienne est, de part en part, liée à la question de l'apparaître. Le monde humain est ainsi

le monde qui apparait à une pluralité.

La pluralité humaine, condition fondamentale de l'action et de la parole, a le double

caractère de l'égalité et de la distinction. Si les hommes n'étaient pas égaux, ils ne

pourraient se comprendre les uns les autres, ni comprendre ceux qui les ont précédés ni

préparer l'avenir et prévoir les besoins de ceux qui viendront après eux. Si les hommes

n'étaient pas distincts, chaque être humain se distinguant de tout autre être présent,

passé ou futur, ils n'auraient besoin ni de la parole ni de l'action pour se faire

comprendre.

Le caractère crucial de l'apparaître est donc le présupposé philosophique indétournable

de la pensée arendtienne.

La vita activa, la vie humaine en tant qu’activement engagée à faire quelque chose,

s’enracine toujours dans un monde d’hommes et d’objets fabriqués qu’elle ne quitte et

ne transcende jamais complètement. Hommes et objets forment le milieu de chacune

des activités de l’homme qui, à défaut d'être situées ainsi, n'auraient aucun sens. Mais

ce milieu, le monde où nous naissons, n'existerait pas sans l'activité humaine qui l'a

produit comme dans le cas des objets fabriqués, qui l'entretient, comme dans le cas des

terres cultivées, ou qui l'a établi en l'organisant, comme dans le cas de la cité. Aucune

vie humaine, fût-ce la vie de l'ermite au désert, n'est possible sans un monde qui,

6 La vie contemplative contrairement à la vie active est caractérisée par un retrait du monde, retrait

qu'Arendt nomme solitude de la pensée et qui propulse le penseur hors du monde en en faisant un apatride

(VE, p. 222). C'est pourquoi, S. Courtine-Denamy affirmera que Hannah Arendt a déjà noté que « La

pensée est toujours "hors de l'ordre" et les bizarreries de l'activité de pensée qui naissent du retrait par

rapport au monde en sorte que la pensée se concentre sur les objets absents dont elle recherche la

signification » (Courtine-Denamy, S., 1994, p. 375).

Page 37: Durabilité et modernité - Université Laval

22

directement ou indirectement, témoigne de la présence d'autres êtres humains (CHM,

p. 59).

Ainsi, Arendt affirme que toute activité reste plus ou moins ancrée, selon sa modalité,

dans le vivre-ensemble. Nous pouvons donc affirmer qu’aucune activité humaine

n’échappe complètement à la présence d’autrui. Cependant, la présence d’autrui n’est pas la

même selon que l’on travaille, que l'on œuvre ou que l'on agit (au sens politique). Car si le

travail est imaginable sans la présence d’autrui, même s’il serait alors complètement

déshumanisé, l’œuvre l’est moins dans la mesure où l’artisan fabrique des objets d’usage

dont le monde a besoin et l’action elle, est complètement « inimaginable en dehors de la

société des hommes » (CHM, p. 59). Ce que veut dire ici Arendt, c’est que même si la vie

active en général est toujours liée à autrui7, il existe certaines activités qui le sont

essentiellement : l’action politique en fait évidemment partie.

Nous pouvons donc affirmer que plus une activité a besoin de la présence d’autrui et

plus elle est humaine ; plus elle distingue l’homme de l’animalitas8. En effet, pour Arendt,

la pluralité est ce qui spécifie la condition humaine. Or, la pluralité n'est possible que dans

le cadre d'un espace public partagé par nos semblables. En d'autres termes, il existerait des

modes de vie qui nous rapprochent de l'animalité et d'autres qui nous en éloignent et

constituent ainsi le propre de l'homme. C'est d'ailleurs le sens que semble aborder Anne-

Marie Roviello, dans son ouvrage Sens commun et modernité chez Hannah Arendt (1989),

en affirmant que le monde commun chez Arendt fait toujours appel à la question de

l'apparaître.

Le monde commun comme monde de l'apparaître est la visée - dans la diversité - d'un

7 Contrairement à la vita contemplativa, la vita activa est nécessairement liée à la présence d'autrui. En effet,

la vie contemplative se caractérise par le retrait du monde des hommes et nécessite en quelque sorte de

mourir aux choses mondaines. La vie contemplative permettrait ultimement au penseur de se retirer d'un

monde qu'il considère comme vain et corruptible pour reprendre le jargon platonicien afin d'atteindre un

monde incorruptible et éternel. Cette distinction est importante si l'on veut comprendre le désir

d'immortalité qu'Arendt décrit comme étant l'essence même de la motivation de la vie active. Si par

l'action politique l'homme peut espérer atteindre une immortalité grâce à la mémoire de ses congénères, le

penseur, lui, refuse cette immortalité mondaine au profit de l'éternité extra-mondaine.

8 Dans la suite de notre travail, nous aurons à revenir sur cet aspect humanisant de la présence d’autrui en

opposition à l’aspect désolant de l’absence de nos semblables. Qu’il nous suffise pour le moment

d’admettre qu’au niveau de la vita activa, la pluralité reste pour Arendt le principe indépassable de

l’humanité alors que la désolation provoque une société atomisée, incapable de partager une réalité

commune.

Page 38: Durabilité et modernité - Université Laval

23

monde unifié par l'échange de paroles véridiques (sinon vraies), et par la participation

fiable de chacun à une action commune. Il s'agit d'un monde fondé sur cette foi

élémentaire dans l'autre, sur ce "pari" originaire pour une identité par-delà les

différences, sur la foi dans le fait que la parole de l'autre ne risque pas à tout moment

de se retourner en mensonge, que son action ne tournera pas tout à coup à la violence,

même si l'on sait que mensonge et violence sont les retombées de fait inévitables de

cette visée (Roviello, Anne-Marie, 1987, p. 30).

En d'autres termes, quelles que soient les activités qu'Arendt décrit, celles-ci sont

toujours jugées et décrites dans l'ordre de l'importance, selon qu'elles font plus ou moins

partie du monde9. Ce qui signifie que l'apparaître est la valeur par laquelle Arendt juge des

activités ; plus l'activité apparait à une pluralité plus elle est humaine.

C'est pourquoi il est possible de distinguer les différentes activités selon qu'elles font

plus ou moins partie du monde humain commun, selon qu'elles sont plus ou moins

publiques.

Il y a donc rupture entre les différentes activités humaines, car en choisissant de débattre

avec ses semblables, l’homme choisit de rompre avec l’animalité qui le lie au reste des

vivants. Il choisit librement de se démarquer. Or, la sphère de la nécessité naturelle est pour

les Grecs la sphère privée qui s’oppose, comme nous allons le voir, à la sphère publique. Le

privé et le public constituent donc une démarcation de fond propre à rendre intelligibles les

différentes activités de l’homme chez Arendt10

.

« Dans la pensée grecque, la capacité d’organisation politique n’est pas seulement

différente, elle est l’opposé de cette association naturelle centrée autour du foyer (oikia) et

de la famille. L’avènement de la cité conférait à l’homme outre sa vie privée une sorte de

seconde vie, sa bios politikos » (CHM, p. 61). Cette vie politique était constituée de la

praxis et de la lexis, action et parole formaient donc un tout11

.

9 Le monde pour Arendt est l'ensemble de ce qui apparait à une pluralité, il fait signe vers le monde public

des hommes en tant qu'acteurs politiques et aussi, bien que dans une moindre mesure, au monde œuvré et

durable (à la culture au sens large) comme nous le verrons au chapitre 2.

10 Bien que la distinction entre le privé et le public traverse toutes les analyses ultérieures d’Arendt sur le

travail, l’œuvre et l’action, nous tenterons ici dans un premier temps de circonscrire le plus

intelligiblement possible la spécificité de la confusion croissante de ces deux notions constituantes

indépendamment de l’analyse du travail, de l’œuvre et de l’action. Nous serons évidemment obligé pour

les besoins de l’analyse de faire parfois écho à des analyses ultérieures sur le rôle aliénant du travail privé.

11 Arendt rappelle à juste titre que la parole et l’action formaient un tout symbiotique, que parler c’était aussi

Page 39: Durabilité et modernité - Université Laval

24

La distinction entre la vie privée et la vie publique correspond aux domaines familial et

politique, entités distinctes, séparées au moins depuis l’avènement de la cité antique ;

mais l’apparition du domaine social qui n’est, à proprement parler, ni privé ni public,

est un phénomène relativement nouveau, dont l’origine a coïncidé avec la naissance

des temps modernes et qui a trouvé dans l’État-Nation sa forme politique (CHM, p. 55,

56).

Qu’est-ce que le domaine public pour ainsi avoir conquis la reconnaissance valorisante

au sein de la Cité grecque ?

Dans son ouvrage Le vocabulaire de Hannah Arendt (2007), Anne Amiel propose une

définition synthétique du domaine public : « Est public dès lors ce qui est digne

d’apparaître en public, et d’appartenir au monde commun » (A. Amiel, 2007, p. 60). La

dignité de l’apparaître constitue donc ce qui positivement caractérise le domaine public. Le

public nécessite une faculté de juger qui discerne ce qui mérite d’apparaître. Ce

discernement est essentiel dans la mesure où sans lui, le non-sens s’installe12

. Le domaine

commun du public est dans un premier temps pour Arendt : « tout ce qui paraît en public,

peut être vu et entendu de tous, jouit de la plus grande publicité possible » (CHM, p. 89).

Or, pour Arendt, l’apparence constitue la réalité. Est réel ce qui apparaît. C’est pourquoi,

dans La vie de l’esprit, Arendt évoquera la nécessité de réinvestir une phénoménologie du

monde à travers une revalorisation de ce qui apparaît. La lumière de l’apparaître constitue

ainsi, ce qui en soi, constitue une réalité, c’est-à-dire une réalité commune qui requiert ce

que Hannah Arendt appelle dans La vie de l'esprit (1981), le sens commun ou encore plus

simplement, le jugement. La réalité de l’apparaître est donc toujours fonction d’une

pluralité qui, pour Arendt, constitue le propre de la condition humaine.

Le fait que le phénomène exige toujours un spectateur et, par là même implique, au

moins potentiellement, d'être admis et reconnu, entraîne des conséquences étendues

pour ce que nous, êtres qui paraissons dans un monde de phénomènes, comprenons par

réalité, la nôtre ou celle du monde. Dans les deux cas, notre « foi perceptive » comme

l'appelle Merleau-Ponty, la certitude que ce que nous percevons existe

indépendamment de l'acte de perception, est totalement conditionnée par le fait que

l'objet apparaît également, en tant que tel, aux autres et est reconnu par eux. Sans cette

en quelque sorte agir « dans la mesure où elle ne participe pas de la violence, s’exerce généralement au

moyen du langage, mais de façon plus fondamentale, que les mots justes trouvés au bon moment sont de

l’action, quelle que soit l’information qu’ils peuvent communiquer » (CHM, p. 63).

12 Nous reviendrons ultérieurement (au point 3 du présent chapitre) sur l’analyse du jugement qui constitue

pour Arendt le pendant obligé de l’action.

Page 40: Durabilité et modernité - Université Laval

25

reconnaissance tacite par les autres, personne ne serait capable de prêter foi à la

manière dont il paraît à soi-même (VE, p. 72).

Ainsi, la réalité se dévoile sous l’angle de la pluralité active, le flux des actions

humaines constitue le fond de réalités partagées publiquement par les hommes. C'est donc

parce qu'Arendt prend pour acquis le prima de l'apparaître qu'elle peut entreprendre une

phénoménologie de l'action comme l'appelle André Enegrén. Parallèlement, Arendt donne

une deuxième piste plus « solide » aux assises du domaine public :

Le mot public désigne le monde lui-même en ce qu’il nous est commun à tous et se

distingue de la place que nous y possédons individuellement. Cependant, ce monde

n’est pas identique à la Terre ou à la nature, en tant que cadre du mouvement des

hommes et condition générale de la vie. Il est lié aux productions humaines, aux objets

fabriqués de main d’homme, ainsi qu’aux relations qui existent entre les habitants de

ce monde fait par l’homme (CHM, p. 92).

Le domaine public se distingue donc du naturel, il est avant tout artefact étant fait de

main d’homme. Il est à la fois la relation entre les hommes, mais aussi la relation entre les

hommes et les choses qui constituent pour ainsi dire les choses objectives qui rassemblent

la pluralité et forment ainsi l’épaisseur phénoménologique du monde13. L’épaisseur du

monde est ainsi faite qu’elle incarne la consistance du monde public, sa durabilité ainsi que

les liens des hommes autour de ce monde construit. Arendt tente de démontrer la différence

essentielle entre le naturel et l’artificiel, l’animal et l’humain et, dans une autre mesure,

celle entre le privé et le public. Le monde public est donc aussi un monde tangible, solide,

qui rassemble et sépare les hommes entre eux. C’est pourquoi les conditions générales de la

vie humaine ne sont pas identiques aux conditions spécifiques de la vie humaine. Si le

monde humain n'est pas la nature, c'est parce que l'homme à la différence des animaux est

capable de construire, de partager et d'entretenir un monde avec ses semblables. Dans cette

perspective, est véritablement humain ce qui est susceptible d'apparaître à une pluralité

alors que ce qui l'est moins est ce qui doit rester caché et ainsi ce qui échappe au jugement

des autres, bref, ce qui n'apparait pas. C'est pourquoi, à la démarcation privé/public se

superpose une autre démarcation, à savoir, zoon/bioi.

13

Nous entendons par épaisseur phénoménologique du monde la profondeur des liens que peut tisser un

monde d’objets dont la durée de l’apparaître permet une forme d’habitus propre à instaurer la familiarité

des hommes avec ce monde construit. Pour Arendt, le monde de l'apparaître est vraisemblable en raison de

la présence d'autrui qui certifie en droit la véracité de ce que nous percevons.

Page 41: Durabilité et modernité - Université Laval

26

En effet, en reprenant Aristote dans Éthique à Nicomaque, Arendt évoque cette

séparation entre la vie authentiquement humaine choisie librement (bioi) et une vie qui ne

peut être choisie librement parce qu'elle est inscrite sous le signe de la nécessité (zoon)14

.

Au sein de la vie active, Arendt démontre que vivre authentiquement, c'est vivre parmi ses

semblables. « C'est ainsi que la langue des Romains, qui furent sans nul doute le peuple le

plus politique que l'on connaisse, employait comme synonymes les mots "vivre" et "être

parmi les hommes" (inter homines esse) ou "mourir" et "cesser d'être parmi les hommes"

(inter homines esse desinere) » (Arendt, 1983, p. 42). Le domaine public est dans ce sens ce

qui permet à l'homme de vivre parmi ses semblables et ainsi d'embrasser librement sa

condition humaine. C'est donc au sein de la pluralité que se dessine la vie/bioi

spécifiquement humaine alors que le domaine privé est synonyme de mort ou, à tout le

moins, de vie sous-humaine ou encore animale. C'est d'ailleurs dans cette perspective qu'il

faut comprendre la classification arendtienne relative au travail, à l'œuvre et à l'action. Le

travail étant dévalorisé en raison du fait que c'est l'activité non seulement la moins libre,

mais également celle qui requiert le moins la présence d'autrui.

Originellement, le mot privé renvoie d'ailleurs à la privation et c'est dans ces termes

qu'Arendt déploie en partie le concept de domaine privé. Si vivre authentiquement c'est être

parmi ses semblables, en être privé c'est mourir en quelque sorte à la condition

spécifiquement humaine. C'est être privé d'une place parmi les siens. « C’est par rapport à

cette signification multiple du domaine public qu’il faut comprendre le mot privé au sens

privatif original » (CHM, p. 99). C’est donc sous l’angle de la privation qu’il faut

comprendre premièrement le domaine privé. Et la privation dont il est ici question est celle

relative à la pluralité et à l’apparaître. Au sein de la dynamique de l'apparaître, la vie privée

est une vie invisible, c'est-à-dire non commune et non partageable. En effet, seules « la

parole et l'action révèlent cette unique individualité » (CHM, p. 232).

1.1.2. Vie privée cyclique ou vie publique biographique

Comme nous l'avons précédemment montré, le domaine public est le domaine de la vie

spécifiquement humaine (bioi) alors que le domaine privé apparaît plus négativement

14

Confère CHM, p. 47.

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27

comme le domaine de la vie organique et animale (zoon). En d'autres termes, la vie privée

est une vie entièrement consacrée à la nécessité, elle répond aux besoins naturels de

l'homme qui, comme toutes les espèces vivantes, doit lui aussi subvenir à ses besoins

vitaux. Inscrite sous le signe de la nécessité, la vie privée est donc incapable d'incarner la

contingence de l'action humaine qui nécessite, comme nous le développerons par la suite, la

présence de ses semblables.

Or, l'activité qui correspond le plus au domaine privé est le travail en ceci qu'il produit

les biens de subsistance nécessaires à l'entretien de la vie organique. C'est pourquoi, de

toutes les activités, le travail semble être celle qui ne finit jamais dans la mesure où il faut

quotidiennement reproduire les biens de subsistance. Le produit du travail étant voué à la

consommation, il s'en suit que le travail parachève la vie privée d'une cyclicité inébranlable.

Lieu de l'entretien de la vie, le domaine privé est donc condamné à une cyclicité qui

rapproche l'homme de son animalité. L'éternel retour du même, le vitalisme inhérent à la

vie privée peut donc être rapproché de cette condition zoologique que l'homme partage

avec le règne animal. Les hommes ne peuvent donc faire valoir leur individualité au sein du

domaine privé en ceci que celui-ci est commun à toute l'espèce humaine. La condition

humaine du domaine privé est donc zoologique pour Arendt alors que la condition humaine

du domaine public est biographique.

En effet, contrairement au domaine privé, le domaine public fait appel à l'individualité

unique de l'agent qui ne peut affirmer sa spécificité que dans le cadre d'un monde commun.

Le domaine privé, le domaine familial, l'oikos, étant hiérarchisé, il s'en suit qu'il n'existe pas

de place pour la contingence. L'organisation du domaine privé se faisant sur le mode du

commandement aux esclaves, aux femmes et aux enfants pour les Grecs, Arendt y voit le

signe même de la nécessité et de l'éternel retour du même. Il n'y a donc rien à voir au sein

du domaine privé, rien qui ne mérite d'apparaître dans la mesure où rien de nouveau ne se

passe au sein de ce domaine. En d'autres termes, pour qu'une chose apparaisse, encore faut-

il qu'elle rompe avec la quotidienneté habituelle ou encore, qu'elle puisse introduire quelque

chose de nouveau.

La temporalité cyclique du domaine privé tient en ceci qu'il est assimilé par Arendt à la

nature. Au couple privé/public se superpose donc le couple nature/monde, mais aussi le

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28

couple zoon/bioi. En d'autres termes, il ne faut s'attendre à rien de nouveau dans la nature,

car, comme nous le verrons au chapitre suivant, celle-ci représente l'éternité de ce qui a

toujours été le même. La publicité du domaine public éclaire la manifestation des hommes

et cette lumière semble contrebalancer l’obscurité à laquelle la nature et la vie privée nous

condamnent. Alors que la nature semble condamner l’espèce humaine comme toute autre

espèce à l’anonymat de la cyclicité, la publicité fait lumière sur l'individualité

biographique. La lumière, la visibilité des individus dépend donc de la présence mémorielle

des autres ainsi que de la durée solide des œuvres qui témoignent de cette présence

historique. Autrement dit, l’éclaircie publique est toujours linéaire dans la mesure où elle

exerce toujours une percée de la cyclicité.

1.1.3. Caractère non strictement privatif du domaine privé

La prééminence de la vie publique ne signifie cependant pas que la vie privée n'a pas de

valeur, mais bien que sa valeur ne peut être jugée collectivement, ou encore qu'elle n'a pas

de valeur pour le monde commun. Cette vie n'est une mort que relativement à la pluralité,

elle implique donc le retrait du monde. Le domaine privé est donc le domaine au sein

duquel les hommes se retirent de toute exposition publique, il est cette vie souterraine

nécessaire non seulement pour l'entretien de la vie organique (zoon), mais également

nécessaire pour le repos de l'exposition épuisante à ses semblables. D'où la complexité du

concept de vie privée : elle est à la fois l'expérience mortifère qui prive l'homme de la

possibilité humanisante d'être parmi les siens et l'expérience revitalisante qui permet à

l'homme le retrait nécessaire à la vie active politique. Autrement dit, le domaine privé est

avant tout le domaine de la nécessité dont il faut s'affranchir pour accéder à la visibilité du

domaine public, mais également le domaine où il faut pouvoir revenir pour le repos de la

vie active.

En d'autres termes, la vie privée est une condition de possibilité de la vie publique dans

la mesure où l'homme doit pouvoir trouver un refuge au sein duquel il peut se retirer et se

reposer de l'exposition éprouvante à ses semblables. Arendt ne condamne donc pas

absolument la vie privée, mais bien la vie privée sans la vie publique.

En effet, l'aspect strictement négatif du privé n'est constaté que si la possibilité

d'apparaître est simultanément anéantie et que nous sommes privés de la possibilité de

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29

revenir dans le monde des hommes, dans le monde de l'apparaître. En d'autres termes, le

caractère privatif du domaine privé provient de l'insignifiance que promet une existence

privée de la possibilité d'apparaître, privation dont la résultante tacite est comme le rappelle

Arendt la désolation. En effet, l'insignifiance et la superfluité proviennent de cette absence

de visibilité ; invisibles, privés des autres et de leurs regards, c'est comme si ces hommes

n'avaient jamais existé, comme si leur passage ne comptait pas. L'expérience mortifère de la

vie strictement privée est compréhensible dans la mesure où, se sachant mortel, l'entretien

de la vie biologique propre à la vie privée peut sembler absurde. C'est donc

l'immortalisation propre au domaine public qui libère l'homme de ce sentiment

d'insignifiance et qui donne au domaine privé sa juste mesure. L'entretien de la nécessité

biologique n'a du sens que dans la mesure où quelque chose d'autre est promis, à savoir, la

promesse d'apparaître et qui sait, de perdurer par-delà la mort biologique à travers la

mémoire collective.

Ainsi, la dichotomie arendtienne n'est pas strictement antithétique. Bien que le domaine

privé soit pris principalement sous l'angle de la privation et sous l'angle d'un temps

cyclique, il n'en reste pas moins un filet sécuritaire propre à poser des limites au domaine

public, limites sans lesquelles le monde public pourrait devenir envahissant. C'est ainsi qu'il

faut comprendre l'injonction grecque que reprend Arendt en montrant comment les limites

du domaine privé étaient considérées comme sacrées.

Toutefois, l'antique sainteté du foyer, moins prononcée d'ailleurs dans la Grèce

classique que dans l'ancienne Rome, ne disparut jamais complètement. Ce qui empêcha

la polis de violer la vie privée de ses citoyens, ce qui lui fit tenir pour sacrées les

limites de leurs champs, ce ne fut pas le respect de la propriété individuelle telle que

nous l'entendons : c'est qu'à moins de posséder une maison, nul ne pouvait participer

aux affaires du monde, n'y ayant point de place à soi. (CHM, p. 67).

Bien qu'Arendt voit dans l'apparaître le propre de la condition spécifiquement humaine,

la vie privée n'en reste pas moins importante pour délimiter l'hubris potentiel de la vie

publique et sa possible ingérence désastreuse au sein de la vie privée. Il est intéressant de

noter que même au sein de la modernité, ce que nous entendons par domaine privé fait

encore signe vers cette sacralité inviolable. Comme si le secret de cette vie souterraine

devait nécessairement échapper aux regards profanateurs des autres. En effet, en méditant

la cyclicité nécessaire de la vie privée, force est de constater que le cadre de cette vie est

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30

entièrement requis par la routine qui est en quelque sorte bien moins négative ici qu'il est

d'usage de le penser. Le besoin de sécurité que procure le chez-soi proviendrait de cet

éternel retour du même qui nous inscrit dans la certitude de notre habitat habituel. En

d'autres termes, même si le monde public est le lieu où les hommes peuvent réaliser leur

individualité, le domaine privé reste le lieu de refuge privilégié des hommes.

Bien qu'Arendt n'exploite pas ou peu l'importance du domaine privé, soucieuse en ce

sens d'établir la primauté du public15

, elle souligne cependant l'importance de la propriété

privée qu'elle distingue de la richesse privée16

. En ce sens, l'exil est une condamnation qui

implique une double privation, privation de la présence de ses semblables et privation de sa

propriété privée : « Cette parcelle privée s'identifiait si complètement avec la famille qui la

possédait que l'expulsion d'un citoyen pouvait entraîner non seulement la confiscation de

ses biens, mais même la destruction de sa maison » (CHM, p. 103).

Dans son article Repères pour une herméneutique de l'habitation, Gabriel Liiceanu

démontre la corrélation entre habiter et exister en affirmant que « l'habitation est

coextensive avec l'essence de l'être humain » (Liiceanu, Gabriel, 1983, p. 105). En effet,

être et habiter sont dans la langue grecque parfois utilisés comme synonymes.

« Les verbes grecs de l'habitation : oikein, naiein, demein, etc., communiquent par

l'intermédiaire de l'idée de durée et de stabilité avec le fait d'exister, il est intéressant de

constater qu'en grec ce sont les seuls verbes qui étaient capables de commuter entièrement

avec le verbe "être" dont ils étaient de véritables synonymes » (Liiceanu, Gabriel, 1983, p.

106). Ainsi, au lieu de simplement opposer le domaine privé et le domaine public, il est

possible d'y voir une opposition non pas antithétique simple, mais une opposition

relationnelle ; la mort d'un domaine se répercutant inexorablement sur l'autre. C'est

pourquoi l'exemple de l'exil est si parlant, il implique une double privation ou une double

15

En effet, si Arendt semble bien plus soucieuse d'établir la dignité du domaine public c'est parce que la

modernité semble avoir infesté la dignité du politique du souci strictement privé et individualiste.

16 La propriété privée au sens arendtien n'a pas le même sens que la propriété privée au sens moderne de

richesse privée, cette dernière n'est plus considérée comme un lieu sûr, tangible mais comme un bien privé

que l'on peut échanger comme n'importe quel bien. Cette distinction est d'une importance capitale pour

comprendre le plaidoyer arendtien vis-à-vis de l'importance de la propriété privée. Celle-ci est avant tout

conçue comme une place privée dans le monde.

Page 46: Durabilité et modernité - Université Laval

31

mort : l'exilé est doublement privé de son chez-soi et de la présence des siens, du domaine

privé et du domaine public.

Or, Arendt semble défendre la propriété privée en tant que place dans le monde.

L'interprétation de Anne Amiel peut sans doute nous éclairer sur ce point :

Si Arendt défend de façon anachronique la propriété privée individuelle, c'est que

l'émergence du social, le développement du capitalisme, notamment le moment

impérialiste, l'expropriation croissante des individus dans un "monde" qui pense en

termes d'utilité sociale, de nations, et qui fait du travail la valeur ou l'idéal d'un mode

d'existence historique, aboutissent aussi aux phénomènes des apatrides, aux camps de

réfugiés (et, en sus, sous de toutes autres conditions - rappelons-le - aux camps de

concentration), là où les actions et les paroles sont dépourvues de cette place dans le

monde qui leur permettrait d'acquérir une signification (Amiel, Anne, 2001, p. 163).

Afin de comprendre l'enjeu déterminant du domaine privé, il suffit de reprendre

l'exemple des apatrides qu'Arendt évoque dans l'Impérialisme et qui expérimentent selon

elle un déracinement emblématique. Le déracinement est donc une expérience limite au

sein de laquelle la privation de sa patrie se double d'une privation d'habitat.

C'est pourquoi, le réfugié n'est pas seulement un hors-la-loi, un individu ayant perdu son

droit de cité et, subséquemment, la protection de son État, il est également, et peut-être

même plus dramatiquement, celui qui a perdu son chez-soi, c'est-à-dire le lieu où s'origine

son refuge. Si donc Arendt insiste, à juste titre il est vrai, sur le drame politique des

apatrides et des réfugiés privés de droits et livrés à la police, elle semble passer sous silence

la question tout aussi emblématique du chez-soi du réfugié. Or, comme le rappelle

Liiceanu, dans L'Odyssée, les acteurs sont toujours emprunt du désir du retour. La

nostalgie, le mal du retour, semble donc être ce sentiment qui, quelle que soit l'épopée,

anime les hommes qui désirent nécessairement retourner chez eux. L'épopée est donc moins

un désir d'aventure que l'histoire d'une nostalgie éprouvante. Le chez-soi de l'homme

constituerait donc ce point d'ancrage sans lequel toute aventure politique, au sens arendtien,

serait vouée à la déperdition. Car si, sans domaine public, nous pouvons convenir avec

Arendt de la perte de toute grandeur, sans son chez-soi, l'homme est littéralement privé de

la possibilité d'habiter le monde en le faisant sien. La familiarité habituelle du chez-soi

serait donc l'envers antithétique tout aussi important que l'inhabituelle contingence du

public dans la mesure où sans lui, les hommes alièneraient également leur condition

humaine. Ce qui signifie que l'importance du sentiment d'appartenance au domaine public

Page 47: Durabilité et modernité - Université Laval

32

que semble défendre Arendt doit nécessairement se doubler du sentiment d'appartenance au

domaine privé. En poussant l'interprétation plus loin, il est possible d'affirmer que, quel que

soit le degré d'habitus politique des hommes, le domaine public reste synonyme

d'imprévisibilité et de danger, d'exposition et de périls. Une vie entièrement consacrée aux

affaires publiques est donc littéralement invivable sans le refuge que promet le foyer.

Autrement dit, à trop insister sur l'aspect positif de l'acte de quitter le domaine privé comme

domaine de la nécessité, Arendt tend parfois à relativiser l'importance de celle-ci et son

caractère sacré et inviolable.

Comme le stipule Liiceanu : « L'obsession nostologique est une dominante de l'esprit

hellène » (Gabriel, Liiceanu, 1983, p. 108). En d'autres termes, le retour au chez-soi est

chez les Grecs conçu positivement comme un retour à soi et la discontinuité inhérente au

politique et dont nous aurons encore à parler, appelle toujours à une continuité habituelle

que seul peut donner le domaine privé. C'est pourquoi, « En restant au logis, Hestia

garantissait la continuité de l'habitation par les dieux et les hommes de leur propre

essence » (Gabriel, Liiceanu, 1983, p. 107).

Ce détour par la question des apatrides ou des réfugiés peut nous permettre d'entendre

encore la sacralité inviolable de la vie privée, sacralité qu'Arendt ne nie évidemment pas,

mais qu'elle n'exploite pas pour autant. Cette sacralité on peut la percevoir en ceci que

Hestia, déesse du foyer chez les Grecs, était hautement considérée. En d'autres termes, il

faut se méfier de la façon parfois expéditive avec laquelle Arendt évoque la vie privée.

Nous aurons à revenir sur la question de l'aliénation (étrangeté) inhérente à l'exil, au second

chapitre, quand nous évoquerons l'importance de la culture relativement à l'habitation

humaine.

En définitive, bien que le domaine privé soit originellement privatif au sens où l'entend

Arendt, il n'en reste pas moins le lieu où s'origine la vie biologique qui elle, requiert une

stabilité inébranlable que l'on a nommée cyclicité17

. Cette cyclicité n'est véritablement

aliénante que si elle est couplée d'une privation de la vie publique et ainsi de la possibilité

17

Nous traiterons, dans le second chapitre, de la distinction entre l'éternité cyclique/naturelle et la durabilité

linéaire du monde humain.

Page 48: Durabilité et modernité - Université Laval

33

de se différencier parmi ses semblables. « L'homme qui n'avait d'autre vie que privée, celui

qui, esclave, n'avait pas droit au domaine public, ou barbare, n'avait pas su fonder ce

domaine, cet homme n'était pas pleinement humain » (CHM, p. 77). Si donc l'assurance

d'un chez-soi inviolable est la condition sine qua non de l'accès à la vie publique (les

esclaves n'ayant pas de place privée n'avaient pas accès à la vie publique), l'exclusivisme

potentiel du domaine privé n'en reste pas moins l'obstacle à la pleine humanité.

1.1.4. La gestion de la maisonnée ou l'attachement à la vie

Le domaine privé est donc originellement ce qui relève de l’oikos, de la famille, de la

maisonnée. Il est le lieu de travail où s’exercent la nécessité vitale ainsi que la domination

du maître sur les membres de la maisonnée. La relation hiérarchique domine dans les

relations au sein du domaine privé, d'où l'impossibilité pour le domaine privé d’accueillir la

liberté, cette dernière nécessitant l’égalité des semblables. « La communauté naturelle du

foyer naissait, par conséquent, de la nécessité, et la nécessité en régissait toutes les

activités » (CHM, p. 67).

Le domaine privé renvoie donc essentiellement vers la famille, la nécessité vitale, mais

aussi, vers la violence qui se traduit dans la relation de domination. En d'autres termes, le

domaine privé est le domaine dans lequel le chef de famille règne sans partage. Ce règne

sans partage est diamétralement opposé à la pluralité constituante du politique. En effet, le

domaine public est le domaine des semblables au sein duquel nul ne gouverne par la force,

dans lequel la violence n'a pas sa place. L'importance de la parole et de l'action trouve donc

son pendant antithétique dans le domaine privé à travers la violence et le commandement.

On peut donc comprendre le lien qui semble se dessiner entre l'oikos (l'habitat) qui a donné

économie et le politikos qui est strictement du public. Ainsi, si la subsistance individuelle

est une affaire strictement privée, il s'en suit qu'elle est nécessaire. Le caractère nécessaire

de l'économie privée ne devient problématique que quand l'amour de la vie (zoon) prend le

dessus et que l'homme devient ainsi esclave de la nécessité. L'attachement à la vie privée

est donc coextensif d'une déviance chrématistique qu'Aristote décrit comme un appétit

insatiable : ceux qui s'appliquent uniquement à leur bien-être privé sont décrits comme

suit : « c’est qu’ils s’appliquent uniquement à vivre, et non à bien vivre, et comme l’appétit

Page 49: Durabilité et modernité - Université Laval

34

de vivre est illimité, ils désirent des moyens de le satisfaire également illimités18

»

(Aristote, 1995, I, 9, p. 62). Ainsi, l'attachement à la vie privée semble constituer un

obstacle à la vie publique.

C'est dans ce sens qu'Arendt rappelle la conception grecque de la lâcheté et du courage.

Est lâche celui qui est trop attaché à la vie, celui qui a trop peur pour la sienne et qui

s'adonne à sa simple survie organique. L'esclave étant pour les Grecs, celui qui, par peur

pour sa vie, choisit librement la soumission alors qu'il aurait pu choisir la mort.

L'action politique implique nécessairement le détachement de la nécessité et le courage

de s'exposer au grand jour parmi ses semblables. Le héros que dévoile l'histoire n'a pas

besoin de qualités héroïques ; le mot héros à l'origine, c'est-à-dire dans Homère, n'était

qu'un nom donné à chacun des hommes libres qui avait pris part à l'épopée troyenne et

de qui l'on pouvait conter une histoire. L'idée de courage, qualité qu'aujourd'hui nous

jugeons indispensable au héros, se trouve déjà en fait dans le consentement à agir et à

parler, à s'insérer dans le monde et à commencer une histoire à soi. Et ce courage n'est

pas nécessairement, ni même principalement, lié à l'acceptation des conséquences ; il y

a déjà du courage, de la hardiesse, à quitter son abri privé et à faire voir qui l'on est, à

se dévoiler, à s'exposer (CHM, p. 244).

Ce courage André Enegrén le nomme élégamment : « Agir c'est s'offrir à découvert »

(Enegrén, 1984, p.59). Or, ce dévoilement n'est possible que si l'on choisit librement de

quitter la sécurité routinière du chez-soi, que si l'on se détache de la vie privée, que si l'on

risque l'exposition au grand jour.

Autrement dit, l'attachement à la vie organique cyclique et privée est une vie d'esclave

aussi confortable soit-elle. Même si dans certains cas l'esclave semble commander il n'en

reste pas moins aliéné à une vie inscrite sous le signe de la contrainte et donc privée de

toute liberté au sens arendtien. Sans la présence de ses semblables, c'est-à-dire de ses

égaux, ultimement, même le maître qui semble commander est paradoxalement un esclave

de la vie. Il est soumis à la nécessité et ne peut faire prévaloir la liberté au sens arendtien.

18

Aristote distingue deux sortes de chrématistique, celle qui est nécessaire à la vie et celle (qu'il condamne)

qui concerne l'accumulation de la richesse : « La cause de ce contraste réside dans l’étroite connexion des

deux espèces de chrématistique : elles se recouvrent l’une l’autre en ce que la chose dont chacune fait

usage est la même : c’est bien de la même chose possédée qu’il y a usage, mais l’usage n’a pas lieu de la

même manière dans les deux cas : la forme domestique de la chrématistique a en vue une fin autre que

l’accumulation de l’argent, tandis que la seconde forme a pour fin l’accumulation même » (Aristote, 1995,

I,9, p. 61).

Page 50: Durabilité et modernité - Université Laval

35

Dans ces conditions, Arendt distingue clairement la liberté du pouvoir de commander. Le

second est à la sphère privée ce que le premier est à la sphère publique. « Aux yeux des

Grecs, contraindre, commander au lieu de convaincre étaient des méthodes pré-politiques

de traiter les hommes : c'est ce qui caractérisait la vie hors de la polis, celle du foyer et de la

famille, dont le chef exerçait le pouvoir absolu, ou celle des empires barbares de l'Asie,

dont on comparait le régime despotique à l'organisation de la famille » (CHM, p. 64).

Pour Arendt, l'assimilation récurrente de la politique au registre familial proviendrait de

cet amalgame moderne entre le privé et le public, amalgame dont la résultante tacite est

l'hybride social.

1.2. L'hybridation moderne du privé et du public

1.2.1. Origine du domaine social

Le mot social est d’origine romaine et non grecque et Arendt rappelle ainsi qu’il n’a pas

d’équivalent dans la langue grecque. « C’est seulement avec le concept plus récent de

societas generi humani que le mot « social » commence à prendre le sens général de

condition humaine fondamentale » (CHM, p.61). La disposition naturellement sociale des

hommes n’était pas inconnue des Grecs, mais ils considéraient la camaraderie naturelle

comme étant une nécessité biologique et non comme étant le propre de l'homme19

. En effet,

comme bon nombre d'animaux, l'homme est une espèce sociale, c'est-à-dire une espèce qui

a besoin de s'associer à ses semblables pour survivre. Or, considérer que la spécificité de

l'homme repose sur sa sociabilité c'est le ramener à sa condition animale. En d'autres

termes, pour Arendt, il ne suffit pas aux hommes de s'associer pour prétendre réaliser leur

19

Il semble nécessaire ici d'inclure la critique de Flynn concernant la catégorisation arendtienne. Selon lui,

l'approche d'Arendt est trop comparative avec la démocratie grecque. Dans The concept of the political...

Flynn affirme que « It is our contention that this understanding of modern democracy is quite inadequate,

because it is based upon a radical separation of the social and the political » (Flynn, 1991, p. 121). Pour

Flynn, le concept grec de citoyen (limitation) diffère du concept moderne de peuple (absence de limites).

Cependant, Flynn en arrive à admettre qu'il est impossible au sein de la société moderne de séparer

décisivement le social du politique et l'action du faire (Flynn, 1991, p. 122). C'est en raison de cette

impossibilité de trancher définitivement que nous donnons raison à Arendt quand elle semble affirmer

entre les lignes le nivellement des différentes activités humaines sous l'angle du faire et du travail, sous

l'angle comme nous le verrons plus loin, du requérir économique. Bien que la critique de Flynn soit

pertinente, elle montre à notre sens l'avantage de la comparaison arendtienne en ceci qu'elle nous permet

de comprendre l'indistinction moderne au sein de la vita activa.

Page 51: Durabilité et modernité - Université Laval

36

bioi. L'association ne dit rien de la modalité de l'action des hommes entre eux, elle indique

tout au plus que les hommes sont nécessairement commis à vivre ensemble. Avec le

concept de société, nous restons donc dans la nécessité économique et zoologique. C'est

d'ailleurs ainsi qu'il faut entendre la définition arendtienne de la société :

Ce qui nous intéresse ici, c'est l'extraordinaire difficulté qu'en raison de cette évolution

nous avons à comprendre la division capitale entre le domaine public et le domaine

privé, entre la sphère de la polis et celle du ménage, de la famille, et finalement entre

les activités relatives à un monde commun et celles qui concernent l'entretien de la

vie : sur ces divisions, considérées comme des postulats, comme des axiomes, reposait

toute la pensée politique des Anciens. Dans nos conceptions, la frontière s'efface parce

que nous imaginons les peuples, les collectivités politiques comme des familles dont

les affaires quotidiennes relèvent de la sollicitude d'une gigantesque administration

ménagère. La réflexion scientifique qui correspond à cette évolution ne s'appelle plus

science politique, mais « économie nationale », « économie sociale », ou

Volkswirtschaft, et il s'agit là d'une sorte de « ménage collectif » ; nous appelons

« société » un ensemble de familles économiquement organisées en un fac-similé de

famille supra-humaine, dont la forme politique d'organisation se nomme « nation »

(CHM, p. 66).

La société est donc cette famille supra-humaine qui répond aux mêmes prérogatives que

la famille : la gestion des affaires privées. Dans de telles conditions, il n'est pas étonnant de

constater qu'Arendt évoque l'hégémonie d'une pensée gestionnaire au sein de la politique

qui n'est plus qu'une gigantesque administration ménagère. Si donc la société est

principalement une association économique, alors la logique de l'intérêt semble

nécessairement s'imposer comme le nouvel axiome indiscutable de la société moderne.

Du point de vue sociologique, la société peut être définie par opposition à la

communauté. Bien que cette distinction soit étrangère à la catégorisation arendtienne, elle

pourrait nous éclairer sur la pertinence de sa définition de la société. Pour le sociologue

Tönnies, la démarcation essentielle à prendre en compte est celle qui distingue la

communauté de la société. Pour Tönnies, « La communauté est la vie commune vraie et

durable ; la société est seulement passagère et apparente. Et l’on peut, dans une certaine

mesure, comprendre la communauté comme un organisme vivant, la société comme un

agrégat mécanique et artificiel » (Tönnies, 1997, p. 48). La communauté est donc dans une

certaine mesure organique, naturelle et originelle, la société elle, est artificielle dans la

mesure où les liens des individus entre eux sont purement utilitaires. Ainsi, Tönnies relie-t-

il la communauté à la famille, et la nature des rapports communautaires est régie par la loi

Page 52: Durabilité et modernité - Université Laval

37

de la nécessité. En tant qu’état primitif et naturel, la communauté englobe les différentes

volontés dans l’unité du lien communautaire. La société est caractérisée par l’association

utilitaire artificielle des individus. « D’après la théorie de la société, celle-ci est un groupe

d’hommes qui, vivant et demeurant, comme dans la communauté, d’une manière pacifique

les uns à côté des autres20

, ne sont pas liés organiquement, mais sont organiquement

séparés ; tandis que, dans la communauté, ils restent liés malgré toute séparation, ils sont

dans la société, séparés malgré toute liaison » (Tönnies, 1997, p. 81). C’est pourquoi la

société semble fondée sur la position des "sujets-forces" alors que la communauté est

fondée sur l’unité organique de ses membres.

Si donc Arendt effectue une démarcation diamétrale entre le politique et le social, elle

semble omettre dans sa catégorisation la différence entre communauté et société. Elle

rejoint apparemment Tönnies en ceci que pour Arendt, le propre de la société est d’être

formée de sujets-individus entièrement voués à la recherche de leur intérêt privé. Mais le

politique n’est pas pour autant le communautaire. Pour Arendt, le politique est justement

fondé sur une pluralité qui ne doit ni ne peut être subsumée sous l’unité organique du

communautaire. Or, comme le dit Arendt, « La pluralité humaine, condition fondamentale

de l'action et de la parole, a le double caractère de l'égalité et de la distinction21

» (CHM, p.

197). En résumé, le politique n'est donc ni la vie sociale ni la vie communautaire.

Commentant Arendt, André Enégen souligne justement l'importance de la pluralité et le

refus arendtien de l'unité :

Aller au principe du politique n'est donc pas résorber les différences, mais les affiner et

ce serait tomber dans l'erreur du platonisme, coupable selon Aristote de confondre la

"symphonie avec l'unisson et le rythme avec le pas cadencé" que de penser la polis

humaine sous le signe de l'unité. Ramener l'espace politique à l'un revient selon Arendt

à le ruiner irrémédiablement puisque la cité n'est que la pluralité de ses citoyens qui

doit être préservée de toute subordination à un appareil unificateur, défendue jusqu'au

bout contre les entreprises théoriques entrainées aux totalisations qui réservent

l'efficience à une unité suffisante (André Enegrén, 1984, p. 45, 46).

20

C'est nous qui soulignons.

21 Il existe donc une différence subtile mais essentielle entre la pluralité politique, la société et la

communauté. La communauté est, comme la famille, subsumée sous l'unité organique alors que la

politique invoque l'égalité d'acteurs nécessairement distincts. Si donc au sein de la société les agents sont

les uns à côté des autres, dans le domaine public de l'action, ils vivent en rapport les uns avec les autres

tout en étant distincts.

Page 53: Durabilité et modernité - Université Laval

38

Le politique se distingue ainsi et de la société moderne et de la communauté primitive.

Arendt serait vraisemblablement d’accord avec l’affirmation de Tönnies selon laquelle on

peut « considérer la société comme si, en réalité, elle était constituée d’individus séparés

qui, dans l’ensemble, agissent pour toute la société en tant qu’ils paraissent agir pour eux, et

qui agissent pour eux en tant qu’ils paraissent le faire pour la société » (Tönnies, 1997, p.

85).

Or, c'est là un des présupposés des économistes classiques et, plus particulièrement,

d'Adam Smith : « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du

boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs

intérêts. Nous (ne) nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n’est pas

de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage » (Adam Smith, 1991,

p. 82). Ainsi, boucher, marchand de bière ou boulanger paraissent agir pour la société alors

qu'ils agissent pour eux-mêmes. La société pour Arendt serait donc également un fac-

simulé de communauté, c'est-à-dire une fiction communiste qui repose sur l'individualisme

et l'idée ou le présupposé selon lequel il existe une harmonie des intérêts qui tend à

subsumer la séparation des agents économiques.

Comme nous l'avons précisé, Arendt n'invoque pas la nécessité d'un lien organique au

sein du politique dans la mesure où celui-ci est inscrit sous le signe de la pluralité.

Cependant, dans Les origines du totalitarisme Le système totalitaire, elle prend acte de

l'atomisation de la société en sujet individu22

. Cette atomisation est le signe flagrant de la

perte du sens politique dans la mesure où les individus sont littéralement voués à eux-

mêmes. Si donc il existe indéniablement un lien organique au sein de la famille, ce lien

n'existe plus dans le fac-similé de cette supra-famille qu'Arendt appelle la société ou la

nation. Cependant, la société est un concept hybride consanguin au concept de famille.

Dans ce sens, Arendt refuserait, en quelque sorte, l'opposition antithétique entre la

communauté et la société en ceci que la société, au-delà de son apparente artificialité, est

vouée à la même tâche que la communauté organique, qu'elle est aliénée à la nécessité et

22

« En réalité, les masses se développèrent à partir des fragments d'une société hautement atomisée, dont la

structure compétitive et la solitude individuelle qui en résulte n'étaient limitées que par l'appartenance à

une classe (ST, p. 55). »

Page 54: Durabilité et modernité - Université Laval

39

qu'elle est ultimement subsumée sous l'unité économique. Il est donc possible d'avancer que

la familiarité de la société avec la vie privée organique implique une forme de nostalgie du

lien organique unitaire. La recherche du lien artificiel est synonyme d'une tentative de

réduire la pluralité à l'unité en tentant d'établir le principe artificiel selon lequel les hommes

sont liés individuellement à une communauté d'intérêts. Ce lien est cependant invisible tout

comme la main invisible d'Adam Smith. Il n'est pas organique, mais économique. La fiction

communiste comme l'appelle Arendt, n'est donc pas le propre du marxisme, mais le

présupposé partagé de l'économie moderne. Autrement dit, l'hybride moderne est conçu de

telle sorte qu'il n'existe plus du politique au sens fort du terme parce qu'il n'existe plus de

place pour la pluralité. Renvoyant dos à dos l'hypothèse libérale et l'hypothèse de Marx,

Arendt dénonce clairement la fiction communiste et son conformisme sous-jacent.

Le comportement uniforme qui se prête aux calculs statistiques et, par conséquent, aux

prédictions scientifiques, ne s'explique guère par l'hypothèse libérale d'une "harmonie"

naturelle des "intérêts", fondement de l'économie "classique" ; ce n'est pas Karl Marx,

ce sont les économistes libéraux eux-mêmes qui durent introduire la "fiction

communiste", c'est-à-dire admettre qu'il existe un intérêt de l'ensemble de la société

grâce auquel une "main invisible" guide la conduite des hommes et harmonise leurs

intérêts contradictoires (CHM, p. 83).

Et Arendt de montrer que Marx aurait tout simplement été plus conséquent que ses

prédécesseurs23

dans la mesure où il aurait entrepris de réaliser cette harmonie dans les

faits.

La naissance de la société moderne a nivelé la démarcation nette entre le privé et le

public. Cet hybride, que décrit Enegrén à la suite d'Arendt, semble prendre les dimensions

d’un gigantesque ménage économique dans lequel les intérêts privés sont publicisés.

Lieu hybride, mixte et monstrueux, espace de confusion qui brouille le clivage public-

privé de sa tiède neutralité, voilà le champ social. Loin donc que la société désigne tout

type d'organisation de l'ensemble humain, elle est d'emblée définie comme une forme

de communauté où l'économique s'est déporté dans la visibilité du public autrefois

réservé au politique (Andrée Enegrén, 1984, p. 85).

23

Concernant, la critique arendtienne de Marx nous renvoyons le lecteur à l'ouvrage de Anne Amiel La non-

philosophie de Hannah Arendt Révolution et jugement (2001). C'est à notre sens l'ouvrage le plus affiné

concernant la critique arendtienne de Marx dans la mesure où il tend analyser de manière impartiale la

légitimité de la critique. En effet, selon Anne Amiel, Arendt néglige obliquement d'évoquer la complexité

des problèmes tels que l'appropriation privée des moyens de productions, le problème de l'exploitation,

etc. Ce faisant, elle adopte une auteur qui semble interdire tout discernement (Anne Amiel, 2001, p. 144).

Page 55: Durabilité et modernité - Université Laval

40

Pour Arendt, c'est la nature économique de l’organisation de la société qui compose

maintenant le domaine public. Celui-ci est le fruit d’une hybridation entre le privé et le

public. Autrement dit, avec la modernité, la distinction entre ces deux domaines s’estompe

dans la mesure où l’organisation économique est délivrée de sa privation originelle, elle est

rendue digne d’apparaître.

1.2.2. Du glissement entre propriété privée et richesse sociale

La défense arendtienne de la propriété privée ne peut être saisie que si l'on se détache de

cette conception moderne de la propriété privée qui consiste à en faire un bien comme un

autre, c'est-à-dire un bien échangeable. Comme nous l'avons déjà souligné, Arendt est

partisane d'une conception classique de la propriété privée en tant que place dans le monde.

Il existe donc pour Arendt une incompréhension moderne des liens qui liaient

originellement le privé au public :

Les liens qui unissent profondément le privé et le public qui sont manifestes au niveau

le plus élémentaire dans la question de la propriété privée, risquent d'être mal compris

aujourd'hui en raison de l'équation moderne : propriété et richesse d'une part, manque

de propriété et pauvreté d'autre part. (...). Il est donc facile d'oublier que la richesse et

la propriété, loin d'être identiques, sont de natures totalement différentes (CHM, p.

102).

Or, le passage de la conception classique de la propriété privée à la conception moderne

de richesse privée semble paradoxalement entamer l'inviolabilité solide et traditionnelle du

domaine privé et familial en le transformant en une richesse/capital inconsistante et fluide,

en une source d'investissement potentiel. La subtilité d'Arendt consiste à déconstruire le

pseudo droit à la propriété privée si cher au capitalisme naissant en montrant que ce dernier

inaugure paradoxalement un dépérissement de la propriété privée conçue comme une place

intangible dans le monde.

Avant les temps modernes qui commencèrent par l'expropriation des pauvres et

s'occupèrent ensuite d'émanciper les nouvelles classes sans propriété, toutes les

civilisations reposaient sur le caractère sacré de la propriété privée. La richesse au

contraire, possédée par l'individu ou répartie dans le public, n'avait jamais été sacrée

auparavant. À l'origine, être propriétaire signifiait, ni plus ni moins, avoir sa place en

un certain lieu du monde et donc appartenir à la cité politique, c'est-à-dire, être le chef

d'une des familles qui, ensemble, constituaient le domaine public (CHM, p. 102).

Autrement dit, avec les temps modernes, ce n'est plus la propriété privée ou la place de

l'homme dans le monde qui est tenue pour sacrée mais bien la richesse privée. Ce

Page 56: Durabilité et modernité - Université Laval

41

glissement n'en reste pas moins problématique dans la mesure où il inaugure une société

entièrement vouée à l'accumulation de la richesse. Mais qu'est-ce que la richesse pour ainsi

perdre la solidité inébranlable jadis constituée par la propriété au sens arendtien ?

S'appuyant sur Fustel de Coulanges, Arendt affirme que ce n'est pas la fortune qui était

attachée à la famille, mais la famille qui était attachée à la fortune qui était tout aussi

immobile que le foyer (CHM, p. 103). Ainsi, la propriété privée renvoyait jadis à une fixité

dans le monde, à un immobilisme. Elle signifiait véritablement un foyer au sens d'un centre

autour duquel l'homme peut graviter, mais qu'il ne pouvait considérer comme un bien

échangeable, c'est-à-dire comme un flux. C'est dans ce sens qu'Arendt affirmera que « Le

progrès de l’accumulation de richesse peut être sans limites dans une humanité socialisée

qui s’est débarrassée des limitations de la propriété individuelle et qui a surmonté celles de

l’appropriation individuelle en dissolvant toute richesse stable, toute possession d’objets

entassés et thésaurisés, en argent à dépenser et à consommer » (CHM, p. 173, 174).

En outre, l'accumulation de la richesse privée se serait transformée en un projet social

généralisé de telle sorte que la richesse ne sert plus, comme dans le passé, à réinvestir le

domaine public, mais qu'elle demande à en être protégée. Dans L'impérialisme Arendt

décrit d'ailleurs ce phénomène propre au capitalisme et inauguré par Hobbes qu'elle

considère comme le père inavoué du capitalisme. En outre, la richesse commune devient

l'idéal annoncé du politique dont le rôle se réduit à la protection des intérêts privés24

.

Au final, avec la publicisation des intérêts privés que provoque le règne du social nous

assistons à une double aliénation : l'aliénation du politique et l'aliénation de cette place

privée jadis considérée comme sacrée. Autrement dit, en sacralisant la richesse privée, la

modernité aurait paradoxalement désacralisé le domaine privé tout en sapant la dignité du

monde public. Avec l'hybride social se dessine donc les traits d'un hubris au sein duquel les

hommes auraient non seulement perdu leur refuge, mais également tout intérêt à prendre

part aux affaires humaines. Ceci ne signifie évidemment pas qu'il n'existe plus de

propriétaires, mais bien que la propriété privée n'est plus considérée comme le lieu sûr et

24

Nous reviendrons sur l'analyse arendtienne du Commonwealth au chapitre trois où nous traiterons des

origines de l'impérialisme. Nous verrons alors que la logique du développement repose sur l'arrière-plan

philosophique selon lequel le rôle de l'État depuis Hobbes est de protéger les intérêts privés.

Page 57: Durabilité et modernité - Université Laval

42

inébranlable, qu'elle est maintenant considérée comme un investissement comme un autre.

La façon usuelle dont nous parlons d'ailleurs de marché immobilier est, dans ce sens,

frappante, elle fait signe vers cette conception selon laquelle toute chose est échangeable.

Au sein d'une telle marchandisation totalisante, l'immobilier perd son sens, il n'est plus

qu'une marchandise mobile qui se retrouve comme tous les objets sur le marché. Ici plus

qu'ailleurs la tradition semble effectivement rompue dans la mesure où même l'oikos, jadis

considéré comme le lieu d'une habitation durable, comme le lieu sacré/caché d'une vie

habituelle et familière, s'est vu propulsé et ouvert à l'impétuosité du marché public.

1.2.3. La logique gestionnaire de la société économicisée

Force est de constater qu'avec la naissance de l'hybride moderne et la publicisation du

domaine privé de l'économie, l'acteur politique se transforme subrepticement en un agent

économique mû par la logique de l'intérêt. Or, le présupposé arendtien relatif à l'économie

est la neutralité politique de celle-ci. Commentant Arendt sur cette pseudo neutralité de

l'économique, Andrée Enegrén affirme ce qui suit :

D'une part, elle fait valoir que l'économique, de part en part régenté par la nécessité,

reste en soi politiquement neutre ou « non partisan »25 et va même jusqu'à affirmer :

« Il est probable que [...] nous pourrons traiter de toutes les questions économiques sur

des bases technico-scientifiques en dehors de toute considération politique »26. Les

besoins, et donc la science des choix entre les usages alternatifs de biens rares,

orientent si peu l'être qu'on peut abandonner leur management à une technique pouvant

déterminer les modalités optimales de la formation et de l'échange de la « valeur »

(Andrée, Enegrén, 1984, p. 72).

Non pas que la question économique soit superflue d'un point de vue politique, mais

elle n'en reste pas moins un domaine distinct qui ne peut ou qui ne doit pas rendre compte

du phénomène politique. En effet, dans Essai sur la révolution (1963), Arendt évoque le

caractère problématique de l'économique comme à la fois l'obstacle au politique, mais aussi

comme moteur des révolutions. D'où le problème de la misère qui s'avère être le levier le

plus évident des révolutions, mais également l'obstacle au politique qui nécessite une

libération de la nécessité et, subséquemment, de la misère.

My first point will be that every revolution must go through two stages, the stage of

25

Andrée Enegrén cite ici Arendt dans Essai sur la révolution, p. 404.

26 Andrée Enegrén reprend ici Arendt dans Essai sur la révolution, p. 321.

Page 58: Durabilité et modernité - Université Laval

43

liberation - from poverty (wich is a liberation from necessity), or from political

domination, foreign or domestic (wich is a liberation from force) - and the stage of

foundation, the constitution of a new body politic or a new form of gouvernment. In

term of historical processes, these two belong together, but as political phenomena,

they are very different matters and must be kept distinct (CWW, p. 16).

Arendt veut donc sauver le politique de la liquidation économicisante dans la mesure où

l'économique tend à réduire le politique au calcul des intérêts. Or, comme nous le verrons

plus tard, ce n'est pas la pensée calculante qui constitue la clé de la lecture politique, mais

bien le jugement ou le sens commun. La critique de la gestion calculante apparaît d'ailleurs

dans Du mensonge à la violence (1972) :

À la lecture des mémorandums, des options et des scénarios, à voir la façon dont les

projets d'opération sont affectés de pourcentages de risques et de profits- "un risque

trop grand par rapport aux avantages" - on a parfois l'impression que l'Asie du Sud-Est

a été prise en charge par un ordinateur plutôt que par des hommes "responsables des

décisions". Les spécialistes de la solution des problèmes n'appréciaient pas, ils

calculaient (MV, p. 39).

Arendt se méfie donc de la propension moderne, et en ceci les économistes classiques et

Marx font bon ménage, à réduire la gestion de la société à une question principalement

économique.

Cependant, Arendt s'avère quelque peu expéditive en admettant sans examen poussé le

caractère neutre de l'économie et la possibilité de régler techniquement les problèmes

économiques. Elle se situe donc en opposition nette avec la pensée marxiste qui conçoit

l'économie comme étant toujours au service d'une classe politique. La réduction

arendtienne de l'économique à la gestion de la maisonnée à l'échelle nationale contribue

grandement à en faire un domaine politiquement indiscutable ou presque. Or, cette vision

de l'économie peut sembler quelque peu naïve dans la mesure où les rapports de forces, les

centres d'intérêt et les puissances économiques sont dans les faits politisés. Il suffit de

penser aux financements des campagnes présidentielles aux États-Unis ou ailleurs, ou

encore et, plus globalement, à la collusion d'intérêts patente entre les partis politiques et les

grandes compagnies pour saisir que l'économie est rarement cette chose neutre si ce n'est

dans un monde idéal. Cependant, au-delà du présupposé arendtien qui consiste à croire que

l'économie est un champ relativement neutre, il semble que son souci repose en définitive

sur la volonté de séparer le domaine du politique de son asservissement à l'économique.

Autrement dit, il n'existe pas ou peu de place au décisionnel dans l'économique dans la

Page 59: Durabilité et modernité - Université Laval

44

mesure où ce domaine peut faire l'objet d'un calcul technique scientifique et utilitaire.

Cependant, bien que peu nuancée vis-à-vis de la réalité économique, Arendt semble vouloir

démontrer qu'il n'est rien de plus risqué que de prétendre réduire le politique à

l'économique. En effet, réduire le débat politique à un débat économique c'est réduire la

pluralité constituante du politique à la diversité des centres d'intérêts économiques et

réduire l'acteur politique unique à un agent économique uniformisé. En d'autres termes,

Arendt ne croit pas à une solution économique au problème de la modernité et semble

même craindre que l'avènement tant annoncé de la société d'abondance ne résolve pas le

problème, mais livrerait les hommes à une bureaucratie technicisée et économicisée. C'est

d'ailleurs le constat que semble faire Anne Amiel qui, tout en critiquant la hauteur

expéditive d'Arendt vis-à-vis de Marx, constate que le souci arendtien dépasse la question

économique qui lui semble secondaire :

D'autre part, quelle que soit l'inaptitude patente d'Arendt à l'analyse économique, il est

assez clair que la plus grande urgence lui semble se situer ailleurs. Pour Arendt : "Les

événements politiques, sociaux et économiques sont partout tacitement de mèche avec

la machinerie totalitaire élaborée à dessin de rendre les hommes superflus (...). Les

solutions totalitaires peuvent fort bien survivre à la chute des régimes totalitaires, sous

la forme de tentations fortes qui surgiront chaque fois qu'il semblera impossible de

soulager la misère politique, sociale ou économique d'une manière qui soit digne de

l'homme"27. De toute évidence, Arendt craint que la dévoration du privé et du public

par le social, quand bien même l'on se placerait dans le cas où la misère économique et

sociale ne soit plus un phénomène de masse (dans une société d'abondance), ne fasse

que renforcer la misère politique et soit indigne de l'homme, c'est-à-dire fasse que

l'homme se sente indigne, superflu, insignifiant (Amiel, Anne, 2001, p. 149).

L'agent économique obéit certainement à la logique économique, et dans ce sens,

Arendt pose le problème des statistiques, capables de déterminer le comportement socialisé

de l'homme, c'est-à-dire ici, le comportement socialisé des agents économiques. Mutadis

mutandis, il ne reste plus qu'un pas à commettre pour envisager la prévisibilité du

comportement humain et ainsi achever l'action politique du sceau de l'économique.

Ce qui nous pousse à affirmer que, ce qu'Arendt craint par-dessus tout, c'est la

propension totalisante de l'économique qui tend à subsumer la pluralité inhérente à l'action

sous la conformité comportementale.

27

Anne Amiel cite ici Arendt (ST, p. 201).

Page 60: Durabilité et modernité - Université Laval

45

Très critique à l'égard de la guerre du Vietnam, Arendt démontre là aussi la propension

des États à décider du point de vue du calcul utilitaire et de réduire tout jugement à un

calcul neutre. Cette pensée calculante est contre-politique. En d'autres termes, à partir du

moment où la logique économique s'empare du domaine public et que, celle-ci est

principalement inscrite sous le signe de la contrainte nécessaire et implacable, il n'existe

plus qu'un pas à effectuer pour instaurer le règne de la violence. Au-delà de la misère

économique, Arendt semble donc craindre une misère politique qui serait bien pire. Ce qui

signifie que même si la société d'abondance réussit le pari qu'elle s'est donné, le problème

n'en serait pas pour autant résolu. Miser sur la victoire de l'abondance est l'hubris qui nous

ferait oublier la détresse politique de l'homme moderne. Nous aurons à revenir par la suite

sur ce mythe de l'abondance ainsi que sur la place prépondérante que prend, au sein d'un tel

mythe, la pensée calculante.

2. Le prima du travail sur l'œuvre et la crise du politique

La crise de la modernité est entrevue sous le prisme de la crise des trois différentes

activités humaines : le travail, l'œuvre et l'action. La hiérarchisation arendtienne,

essentiellement influencée par la tradition gréco-romaine, tend à dévaloriser le travail du

corps au dépens de l'œuvre de la main et ultimement de l'action politique (la plus à même à

réaliser l'essence plurielle de l'homme). De plus, cette tripartition hiérarchique de la vie

active de l'homme se conjugue à la distinction axiologique d'Arendt entre le domaine privé

et le domaine public. Comme nous l'avons précédemment énoncé, plus l'activité fait appel à

la pluralité et à la publicité, plus elle est considérée comme authentiquement humaine.

Si donc la crise de la modernité repose, selon Arendt, sur la fluidification des frontières

jadis constituantes du privé et du public, ce glissement a été rendu possible selon elle par

une autre fluidification des frontières entre le travail et l'œuvre, doublée d'une victoire de

l'animal laborans et de ses idéaux sur le reste des activités. Ainsi, l'apologie du travail

aurait pour origine l'indistinction moderne entre le travail et l'œuvre et la conception selon

laquelle tout travail est productif. Cette conception ne tiendrait pas compte selon Arendt de

la finalité de l'objet produit. En d'autres termes, avec l'apologie du travail, la productivité

humaine dans son entier serait entrevue comme vouée à la consommation.

Page 61: Durabilité et modernité - Université Laval

46

La présente partie se chargera de décrire la spécificité de ces trois activités en montrant

comment la modernité a littéralement renversé la hiérarchisation classique des activités en

propulsant le travail au summum de la hiérarchie. Ce faisant, nous analyserons la crise de la

modernité à l'aune de la valorisation du travail couplée d'une double dévalorisation de

l'œuvre et de l'action. Ceci nous permettra d'exploiter les répercussions désastreuses de ce

renversement sur l'activité la plus humanisante, à savoir, l'action politique.

2.1. Description schématique de la vita activa

2.1.1. Le travail du corps

Pour Arendt, le travail du corps se distingue nettement de l'œuvre en ceci qu'il tend à

produire l'ensemble des produits de consommation. C'est pourquoi, Arendt insiste sur la

familiarité du travail avec la sphère biologique et sa soumission catégorielle au concept de

nécessité. En tant que l'homme travaille, il est un animal laborans, c'est-à-dire qu'il est

producteur des biens de consommation. La production de biens de consommation est à la

fois la condition de possibilité de la survie individuelle, mais également la condition de vie

de l'espèce humaine. La définition qu'en donne Arendt est la suivante :

« Le travail est l'activité qui correspond au processus biologique du corps humain, dont

la croissance spontanée, le métabolisme et éventuellement la corruption, sont liés aux

productions élémentaires dont le travail nourrit ce processus vital. La condition humaine du

travail est la vie elle-même » (CHM, p. 41).

Ainsi, le cadre conceptuel au sein duquel se meut l'activité du travail est la vie au sens

zoologique déjà décrit précédemment. Inscrit sous le signe de la nécessité biologique le

travail est donc l'activité la moins contingente, la moins libre. Plus positivement, le travail

assure la subsistance sans laquelle toutes les autres activités seraient impossibles. Ici

encore, il est possible de faire le lien avec le domaine privé vu précédemment. Si le privé

est la condition de possibilité du public, le travail est, du point de vue de la vita activa, la

condition de possibilité sine qua non des autres activités et, plus particulièrement, du

politique. Il n'est donc pas faux d'affirmer que le privé est au public ce que le travail est au

politique : sa condition nécessaire.

La définition synthétique qu'en donne Anne Amiel est d'ailleurs éclairante pour notre

Page 62: Durabilité et modernité - Université Laval

47

propos :

Le travail est la première des activités de la vita activa. En tant qu’un être humain

travaille, il est bien un animal laborans et non pas un homo faber. Le travail est lié à la

nécessité vitale (au zoê de la zoologie et non au bios de la biographie) que connaît

toute espèce vivante, et son corrélat est la consommation des bonnes choses. Le

travailleur est donc renvoyé à la solitude de son corps, et au bonheur du vivant comme

tel. Le travail renvoie donc à la nature, à laquelle l’animal laborans oppose sa force, et

cela de façon cyclique, répétitive et anonyme (Anne Amiel, 2007, p. 85).

En effet, le travail parait aliénant, et ce, pour trois raisons principales : la première

raison est la solitude de cette activité (activité relativement privée), la seconde est que cette

activité répond à une nécessité biologique (caractère zoologique), de cette seconde raison

découle la troisième, à savoir, la cyclicité dont l'origine est le caractère éphémère du

produit du travail voué à la consommation (productivité improductive).

Cependant, il faut bien faire attention au fait qu'Arendt ne critique pas le travail en soi,

mais le travail comme finalité ultime de la vita activa. Autrement dit, c'est la place

prépondérante du travail comme finalité de la vita activa moderne qui constitue l'essence de

la critique arendtienne du travail.

2.1.2. L'œuvre de nos mains

Pour Arendt, l'œuvre entretient une position intermédiaire entre le travail et l'action. En

tant qu'elle est productive, elle ressemble au travail, en tant qu'elle est mondaine, elle édifie

l'artefact humain. En d'autres termes, si en tant qu'il travaille l'homme est considéré comme

un animal laborans aliéné à la nécessité naturelle, en tant qu'il œuvre, il semble déjà se

détacher du naturel en construisant le monde artificiel humain.

L'œuvre est l'activité qui correspond à la non-naturalité de l'existence humaine, qui

n'est pas incrustée dans l'espace et dont la mortalité n'est pas compensée par l'éternel

retour cyclique de l'espèce. L'œuvre fournit un monde "artificiel" d'objets, nettement

différent de tout milieu naturel. C'est à l'intérieur de ses frontières que se loge chacune

des vies individuelles, alors que ce monde lui-même est destiné à leur survivre et à les

transcender toutes. La condition humaine de l'œuvre est l'appartenance-au-monde

(CHM, p. 41).

L'intérêt de l'œuvre repose sur cette réification de produits d'usage qu'Arendt inscrit

dans la durée. C'est d'ailleurs cette permanence, cette durabilité qui constitue la première

qualification positive de l'œuvre. En effet, en tant qu'objet d'usage, les produits de l'œuvre

ne sont pas voués à disparaître via la consommation. La finalité principale de l'œuvre est

Page 63: Durabilité et modernité - Université Laval

48

l'usage : « L'usage auquel ils se prêtent ne les fait pas disparaître et ils donnent à l'artifice

humain la stabilité, la solidité qui, seules, lui permettent d'héberger cette instable créature,

l'homme » (CHM, p. 187). Aussi, n'est-il pas faux d'affirmer que l'œuvre se situe vis-à-vis

du point de vue du vitalisme naturalisant du travail en complète opposition avec la nature ;

elle est dans ce sens une activité contre nature propre à instaurer un monde humain artificiel

et durable. « Cet élément de violation, de violence est présent en toute fabrication : l'homo

faber, le créateur de l'artifice humain, a toujours été destructeur de la nature » (CHM, p.

190).

L'œuvre entretient donc un lien avec le monde humain commun alors que le travail est

essentiellement tourné vers la nature. Ultimement, c'est dans l'œuvre d'art qu'Arendt perçoit

l'immortalité potentielle de l'œuvre :

En raison de leur éminente permanence, les œuvres d'art sont de tous les objets

tangibles les plus intensément du-monde ; leur durabilité est presque invulnérable aux

effets corrosifs des processus naturels, puisqu'elles ne sont pas soumises à l'utilisation

qu'en feraient les créatures vivantes, utilisation qui, en effet, loin d'actualiser leur

finalité - comme la finalité d'une chaise lorsqu'on s'assied dessus - ne peut que les

détruire (CHM, p. 223).

Cependant, bien que l'œuvre soit essentielle dans le triptyque arendtien, elle reste

incapable de fonder une vie authentiquement humaine dans la mesure où elle reste une

activité instrumentale et que, ce faisant, elle ne peut être conçue comme un bioi au sens

aristotélicien. « Ce postulat de la liberté (postulat aristotélicien) éliminait d'emblée tous les

modes de vie que l'homme suit en premier lieu pour rester vivant - non seulement le travail,

mode de vie de l'esclave, soumis à la nécessité de vivre et à l'autorité du maître, mais aussi

la vie laborieuse de l'artisan et la vie mercantile du commerçant » (CHM, p. 47).

2.1.3. L'action et la parole

Comme nous l'avons déjà souligné, l'action est au domaine public ce que le travail est

au domaine privé. En effet, de toutes les activités humaines, l'action et la parole sont les

seules qui nécessitent absolument la présence d'autrui. Si la condition humaine du travail

est la vie, si celle de l'œuvre est l'appartenance-au-monde, celle de l'action est

indubitablement la pluralité. Or, la pluralité est comme nous l'avons précédemment avancé,

inscrite sous le signe de l'égalité et de la différence.

Page 64: Durabilité et modernité - Université Laval

49

La pluralité humaine, condition fondamentale de l'action et de la parole, a le double

caractère de l'égalité et de la distinction. Si les hommes n'étaient pas égaux, ils ne

pourraient se comprendre les uns les autres, ni comprendre ceux qui les ont précédés ni

préparer l'avenir et prévoir les besoins de ceux qui viendront après eux. Si les hommes

n'étaient pas distincts, chaque être humain se distinguant de tout autre être présent,

passé ou futur, ils n'auraient besoin ni de la parole ni de l'action pour se faire

comprendre (CHM, p. 232).

En effet, l'action est le domaine de la révélation de l'agent à une pluralité. Cette

révélation pure de l'individualité ne se retrouve dans aucune autre activité. Ni le travail ni

l'œuvre ne peuvent révéler directement l'individualité unique de leur auteur.

C'est dans ce sens qu'Anne Amiel affirme que « L'agir (qui est toujours en fait un co-

agir qui requiert la présence de mes pairs, de mes égaux) doit d'abord se comprendre

comme spontanéité, commencement, comme capacité à initier un processus, ou, tout aussi

essentiellement à interrompre l'automatisme d'un processus » (Amiel, Anne, 2007, p. 7)

En tant que l'homme agit il initie donc des processus qu'il ne contrôle évidemment pas.

Il existerait donc une double imprévisibilité de l'action, imprévisibilité de la spontanéité et

imprévisibilité des conséquences que déclenche une action. En ce sens, l'action politique est

véritablement le domaine de la contingence et de la liberté. À travers cette définition de

l'action politique se dessine une définition de la liberté au sein de la pluralité. Ce recentrage

arendtien nous permettra de comprendre sa critique virulente de la liberté privative de la

société de consommation.

2.2. La modernité et l'apologie du travail

2.2.1. Origines modernes de l'apologie du travail

De toutes les activités, le travail est celle qui, comme nous l'avons précédemment dit,

est la plus invisible, la moins mondaine et la moins humanisante. Comment se fait-il alors

que cette activité traditionnellement méprisée accède aux honneurs au sein de la modernité?

Selon Arendt, la glorification du travail provient sans nul doute de la fascination pour la

productivité inédite de la modernité. Or, cette productivité n'est pas la même selon que l'on

travaille ou que l'on œuvre.

Les temps modernes en général et Karl Marx en particulier, accablés pour ainsi dire par

la productivité réelle, sans précédent de l'humanité occidentale, tendirent presque

irrésistiblement à considérer tout travail comme une œuvre et à parler de l'animal

Page 65: Durabilité et modernité - Université Laval

50

laborans en des termes qui eussent mieux convenu à l'homo faber, en espérant sans

cesse qu'il ne restait plus qu'un pas à faire pour éliminer complètement le travail et le

besoin (CHM, p. 132).

L'apologie du travail proviendrait donc de cette absence de discernement entre le travail

du corps et l'œuvre de nos mains. La valorisation de l'activité laborieuse proviendrait donc

de cette méprise moderne relative à cette indistinction. Quid de cette méprise ?

Pour Arendt, l'indistinction entre ces deux activités remonterait également à l'antiquité

classique même si une différence était normalement faite entre le travail et l'œuvre. Cette

différenciation tendait à disparaitre à travers une démarcation nette entre le privé et le

public. Autrement dit, travailler et œuvrer étant des activités relativement privées, elles ont

été perçues comme étant toutes deux, bien que différentes en dignité au départ, comme des

activités qui détournent les hommes de la vie publique.

Il n'est pas surprenant que l'antiquité classique ait négligé la distinction entre l'œuvre et

le travail. Du ménage privé au domaine politique public, du domestique qui était

esclave au père de famille qui était citoyen, des activités obligatoirement cachées à

celles qui étaient dignes de paraître et de rester en mémoire, la différence était telle

qu'elle recouvrit et détermina toute autre distinction, et finalement, il ne resta plus

qu'un critère : consacre-t-on plus de temps et d'effort au privé ou au public ?

L'occupation est-elle motivée par cura privati negotii ou cura rei publicae, le souci des

affaires privées, ou de l'État ? Quand se développa la théorie politique, les philosophes

effacèrent encore ces distinctions qui avaient au moins discerné les activités, en

opposant la contemplation à toute espèce d'activité. En même temps, l'activité politique

elle-même fut ramenée au rang de la nécessité qui, dès lors, devint le dénominateur

commun de toutes les articulations de la vita activa (CHM, p. 129).

Il s'avère donc que l'antiquité classique avait tendance à confondre ces activités même si

cette confusion était au service de l'action politique valorisée entre toutes, alors que toutes

les autres activités étaient relativement condamnables. Enfin, c'est la vie contemplative qui

a éclipsé l'action politique. En d'autres termes, les confusions entre le travail et l'œuvre

n'avaient aucune incidence sur l'activité la plus humaine qui soit, à savoir, l'action politique

ou encore la vie contemplative alors qu'avec la modernité cet amalgame entre travail du

corps et l'œuvre de la main aurait propulsé l'activité laborieuse au sommet de la hiérarchie,

et ce, en raison de sa productivité inégalée. Qu'en est-il de la productivité inhérente au

travail?

Page 66: Durabilité et modernité - Université Laval

51

2.2.2. Le travail du corps et l'œuvre de nos mains

Pour Arendt, il faut distinguer deux types de productivité : la productivité durable et la

productivité éphémère. Or, cette distinction a également disparu au sein de l'apologie

moderne du travail de telle sorte qu'il est possible de dire qu'avec l'apologie du travail

s'opère parallèlement une apologie de la productivité improductive. Qu'est-ce à dire ?

La distinction entre le domaine privé et le domaine public peut être éclairante pour

saisir la distinction entre la productivité du travail et celle de l'œuvre. En effet, si le

domaine privé est le domaine zoologique par excellence alors que le domaine public est le

domaine biographique, alors il est possible d'affirmer que le produit du travail et le produit

de l'œuvre se situent également au sein de cette même démarcation. Le produit du travail

renvoie au temps cyclique, il est destiné à la consommation et de ce fait, tend à disparaître

aussitôt apparu alors que le produit de l'œuvre est destiné à l'usage et de ce fait, tend à

résister à la consommation.

Bien différente de la productivité de l'œuvre, qui ajoute de nouveaux objets à l'artifice

humain, la productivité de la force de travail ne produit qu'incidemment des objets et

se préoccupe avant tout des moyens de se reproduire ; comme son énergie n'est pas

épuisée lorsque sa reproduction est assurée, on peut l'employer à la reproduction de

plus d'une vie, mais elle ne "produit" jamais rien que de la vie (CHM, p. 133).

Ici apparaît donc ce que Arendt décrie par-dessus tout, à savoir la productivité vitaliste

de l'homme moderne. Cette productivité n'est au final qu'une reproductivité dans la mesure

où le travail ne produit rien de tangible, ou encore, qu'il ne produit rien de durable. Destiné

à être ingurgité dans le procès de consommation, le produit du travail n'est donc pas

mondain, il n'apparaît pas ou presque pas. Nous retrouvons donc ici comme ailleurs, la

perspective arendtienne sous l'angle de l'apparaître, et, plus spécifiquement encore, sous

l'angle de l'apparaître durable. Le problème de la modernité serait donc d'avoir omis cette

distinction initiale entre deux types de productivités antithétiques. La productivité cyclique

de la vie ou reproductivité éternelle et la productivité linéaire de l'œuvre ou productivité

durable. Cette distinction que nous aurons à retravailler au sein du second chapitre

prédomine au sein de toute la pensée arendtienne, elle tend à discréditer le vitalisme ou le

naturalisme de la modernité et de ses penseurs. Marx lui-même, considéré comme le

penseur critique de la modernité, ne semble pas pour Arendt échapper à l'amalgame

Page 67: Durabilité et modernité - Université Laval

52

moderne entre le travail du corps et l'œuvre de nos mains dans la mesure où il ne fait pas la

différence entre la productivité improductive du travail et la productivité durable de

l'œuvre.

C'est dans ce sens qu'Arendt remarque la modernité de Marx qui malgré la profondeur

de sa critique de l'économie moderne est resté incapable de remettre en question les

préjugés modernes relatifs à l'apologie du travail. En raison de cette admission marxienne

inex-aminée relative à la place prépondérante de la productivité humaine, Arendt renverra

dos à dos les ennemis jurés que sont Marx et Smith en affirmant qu'ils se meuvent dans le

même cadre conceptuel apologétique. « C'est à cause de sa productivité que le travail, à

l'époque moderne, s'est élevé au premier rang, et l'idée apparemment blasphématoire de

Marx : l'homme créé par le travail (et non par Dieu), le travail (et non la raison) distinguant

l'homme des autres animaux, ne fut que la formulation radicale et logique d'une opinion

acceptée par l'époque moderne toute entière » (CHM, p. 130).

Or, rien n'est plus contradictoire pour Arendt qui voit dans le travail et sa productivité

éphémère le signe de l'animalité de l'homme et non son signe distinctif. « L’animal

laborans n’est, en effet, qu’une espèce, la plus haute si l’on veut, parmi les espèces

animales qui peuplent la terre » (CHM, p. 129). Ainsi, distinguer la condition humaine de la

condition animale par le travail est aberrant dans la mesure où on distingue l'homme par

l'activité qui le lie le plus à la nécessité métabolique de la nature. Si donc toute la section

sur la description du travail est une critique plus ou moins opportune28

de Marx, c'est que

Marx semble en effet omettre la distinction et ainsi prendre pour acquis le culte moderne

pour la vie.

Nous supposons donc ici le travail sous une forme qui appartient exclusivement à

l’homme. Une araignée accomplit des opérations qui s’apparentent à celle du tisserand,

et une abeille en remontre à maint architecte humain dans la construction de ces

cellules. Mais ce qui distingue d’emblée le plus mauvais architecte de la meilleure

28

Encore une fois ici, nous renvoyons le lecteur à la critique que fait Anne Amiel dans La non-philosophie

de Arendt révolution et jugement de la lecture arendtienne de Marx. Selon elle, Arendt omet elle-aussi

toute la complexité de la critique antimoderne de Marx des conditions du travail dans l'économie

capitaliste. Cependant, Amiel reconnait, tout comme nous, que cette omission provient du souci arendtien

de sortir du vitalisme naturalisant de la modernité qui tend à subsumer le politique sous l'économique.

Aveuglée par cette tâche, Arendt passe évidemment à côté de la subtilité des analyses de Marx.

Page 68: Durabilité et modernité - Université Laval

53

abeille, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la

cire (Marx, Karl, 2009, p. 200).

En bon philosophe de l'action, Marx semble accorder à la vita activa une importance

qui se situe il est vrai a contrario de la tradition philosophique contemplative. Cependant,

le choix de l'activité est pour le moins suspect pour Arendt qui y voit, sous une forme ou

sous une autre, l'aspect moderne de sa pensée.

En outre, l'apologie de la vie peut être recensée à de nombreuses reprises dans ses

écrits. Nous en relèverons ici quelques passages qui permettent de montrer la pertinence de

la critique arendtienne de Marx.

En effet, Marx affirme dans L’idéologie allemande que « cette activité, ce travail, cette

création matérielle incessante des hommes, cette production en un mot, est la base de tout

le monde sensible… » sans laquelle « on déplorerait très vite aussi la perte de tout le monde

humain » (Marx, Karl, 1982, p. 83).

Or, pour Arendt, le monde humain ne dépend pas du travail, mais bien de l'œuvre et

c'est paradoxalement la place prépondérante du travail qui constitue le danger du monde

humain :

La réalité et la solidité du monde humain reposent avant tout sur le fait que nous

sommes environnés de choses plus durables que l'activité qui les a produites, plus

durables même, en puissance, que la vie de leurs auteurs. La vie humaine, en tant

qu'elle bâtit un monde, est engagée dans un processus de réification, et les choses

produites, qui à elles toutes forment l'artifice humain, sont plus ou moins du-monde

selon qu'elles ont plus ou moins de permanence dans le monde (CHM, p. 141).

L'amalgame marxien entre le travail réellement productif (celui de l'œuvre ) et le travail

du corps impermanent, contribue à apologiser la productivité massive de la modernité au

dépens de la productivité durable du monde œuvré29

.

Le procès de travail, tel que nous l’avons exposé dans ses moments simples et

abstraits, est une activité qui a pour fin la fabrication de valeur d’usage, il est

l’appropriation de l’élément naturel en fonction des besoins humains, il est la condition

générale du métabolisme entre l’homme et la nature, la condition naturelle éternelle de

29

Le deuxième chapitre analysera plus amplement ce glissement en montrant comment le monde moderne

est entièrement traversé par la productivité métabolique et processuelle de l'animal laborans.

Page 69: Durabilité et modernité - Université Laval

54

la vie des hommes…(Marx, Karl, 2009, p. 207).

Ces différents passages suffisent à démontrer minimalement l'a priori marxien selon

lequel la vie est l'arrière-plan philosophique de sa pensée. Autrement dit, en omettant la

distinction entre l'œuvre et le travail, Marx semble rejoindre pour Arendt le courant

moderne en apologisant la productivité humaine. Cette productivité est pourtant l'hubris

dont il faut se méfier dans la mesure où elle institue une productivité contre nature du

métabolisme de la société. Or, cette productivité est en soi improductive du point de vue de

la durabilité.

Nous entendons par productivité au sens large, le paradoxe selon lequel les produits

de l’industrie voués à la consommation aussi bien que les produits d’usage s’entremêlent de

telle sorte qu’il devient impossible de deviner ce qui les distingue. La productivité au sens

large englobe donc toutes les activités qui ont pour conséquences l’ajout, même éphémère,

de quelque chose de nouveau qui n’existerait pas sans l’activité humaine. Quelle est la

nature de cette productivité ?

La nature de la productivité moderne repose sur un paradoxe que souligne très

souvent Arendt. Le produit de l’activité travaillante est destiné à disparaître. En ce qui

concerne la productivité du travail, celle-ci ne renvoie cependant pas à la durabilité de

l’œuvre, elle renvoie à la pérennité du processus vital. Ainsi, le problème réside en ceci

qu’avec Marx, « il ne resterait aucune distinction entre travail et œuvre ; toute œuvre serait

devenue travail, toute chose ayant un sens non plus de par leur qualité objective de chose-

du-monde, mais en tant que résultat du travail vivant et fonction du processus vital »

(CHM, p. 134). Il faut donc distinguer la « productivité » du travail et celle de l’œuvre : « la

productivité du travail se mesure aux choses dont le processus vital a besoin pour se

reproduire ; elle réside dans le surplus que possède virtuellement l’énergie du travail

humain, elle n’est point dans la qualité ni le caractère des objets produits » (CHM, p. 138,

139). En d’autres termes, la productivité du travail peut être appelée reproductivité, elle

n’ajoute rien de durable au monde, mais permet le surplus nécessaire, si elle n’est pas

qualitative c’est parce qu’elle n’ajoute rien de neuf, elle est de même nature. La

productivité du travail est en soi improductive, elle est reproductive. Cette affirmation doit

Page 70: Durabilité et modernité - Université Laval

55

être entendue comme suit : la productivité du travail n’est que l’effet d’une activité qui ne

génère rien en dehors d’elle-même, mais qui s’auto-engendre, et qui, de la sorte, est

incapable de donner naissance aux choses-du-monde. L’animal laborans s’oppose donc

radicalement à l’homo faber en ceci que leur productivité respective est radicalement

différente.

Avec le besoin que nous avons de remplacer de plus en plus vite les choses de-ce-

monde qui nous entourent, nous ne pouvons plus nous permettre de les utiliser, de

respecter et de préserver leur inhérente stabilité ; il nous faut consommer, dévorer, pour

ainsi dire, nos maisons, nos meubles, nos voitures comme s’il s’agissait des bonnes

choses de la nature qui se gâtent sans profit à moins d’entrer rapidement dans le cycle

incessant du métabolisme humain (CHM, p. 176).

Ainsi apparaît-il clairement que la pérennité du métabolisme de l’espèce a remplacé la

durabilité de l’artefact humain. Par cette naturalisation du processus de production, à partir

de ce requérir métabolique de la modernité, nous assistons à la défaite de l’homo faber :

« Les idéaux de l’homo faber, fabricateur du monde : la permanence, la stabilité, la durée,

ont été sacrifiés à l’abondance, idéal de l’animal laborans » (CHM, p. 176). Or, ce vers quoi

renvoie l’abondance c’est la pérennité de l’espèce, l’abondance est la garante de celle-ci. Le

problème revient à limiter l’activité humaine à la pérennité de l’espèce sans jamais penser à

la durabilité du monde30

.

2.2.3. La société de consommation ou l'idéal de l'abondance

L’idéal de l’abondance doit être compris au sein du couple travail/consommation et

qui constitue pour ainsi dire une seule et même chose. « Du point de vue des exigences du

processus vital, de la « nécessité de subsister », comme disait Locke, le travail et la

consommation se suivent de si près qu’ils constituent presque un seul et même mouvement

qui, à peine terminé, doit se recommencer » (CHM, p. 146).

L’abondance est donc l’idéal de la société de travailleurs/consommateurs en ceci qu’il

représente une infinie plasticité. L’abondance en tant qu’idéal a ceci de particulier qu’il

renoue avec le concept clef de processus naturel infini. En effet, l’idéal d’abondance ne

30

Nous aurons l’occasion de revenir sur cette distinction dans notre deuxième chapitre. Nous montrerons

ainsi que le glissement du travail vers l’œuvre engendre un second glissement celui de la durabilité vers la

pérennité.

Page 71: Durabilité et modernité - Université Laval

56

souffre d’aucune limite dans la mesure où il rythme le processus du travail à travers

l’affirmation selon laquelle il faut travailler plus pour consommer plus. Et le bonheur

comme promesse du travail constitue pour ainsi dire l’affirmation selon laquelle il faut

réitérer indéfiniment cette tâche propre à instaurer le bonheur pour le plus grand nombre

qui est l’idéal moral de l’utilitarisme. Quelle est la nature de ce bonheur pour le plus grand

nombre et quels en sont les présupposés ?

Dans Système logique (1843), John Stuart Mill avance l'hypothèse suivante : « Il y a,

par exemple, une vaste classe de phénomènes sociaux dans laquelle les causes

immédiatement déterminantes sont en première ligne celles qui agissent par le désir de

richesse, et dont la principale loi psychologique, familière à tout le monde, est qu'on préfère

un gain plus grand à un moindre » (Mill, J.S., 2002, p. 61). Ce choix de limiter le

comportement humain à la recherche d'un plus grand bien constitue bel et bien la nouvelle

trajectoire de la société moderne consumériste dont l'idéal avoué est l'abondance.

Commentant ce choix anthropologique, Serge Latouche affirme qu'il n'a rien d'anodin et

qu'il implique un coup de force anthropologique : « Subrepticement, dans ce choix initial et

avec lui, se trouve introduite toute une philosophie : l'harmonie des intérêts (Latouche,

Serge, p. 106, 107).

Commentant le bonheur pour le plus grand nombre, Arendt atteste que c’est là le

bonheur qui suit toute consommation et qui, de ce fait, est avant tout un bonheur

élémentaire, le bonheur de subvenir à tous ses besoins. « Le « bonheur pour le plus grand

nombre » dans lequel nous généralisons et vulgarisons la félicité dont la vie terrestre a

toujours joui, a conceptualisé en « idéal » la réalité fondamentale de l'humanité travailleuse.

Le droit de poursuivre ce bonheur est, certes, aussi indéniable que le droit de vivre ; il lui

est même identique » (CHM, p. 155).

C’est un bonheur cyclique, car « Il n’y a pas de bonheur durable en dehors du cycle

prescrit des peines de l’épuisement et des plaisirs de la régénération (…) » ( Arendt, CHM,

p. 155).

L’idéal de l’animal laborans, le bonheur dans la surabondance n’est accessible qu’au

Page 72: Durabilité et modernité - Université Laval

57

travailleur/consommateur. En effet, effort et récompense, travail et consommation se

suivent de si près qu’ils semblent constituer une seule et même chose ; ils font partie du

même processus. Le bonheur pour le plus grand nombre n’est donc pour Arendt que la

vulgarisation idéologique de la naturelle jouissance qui suit la peine du travail et qui permet

au cycle de se perpétuer. Or, un tel bonheur utilitariste reste ancré dans l’espèce humaine,

c’est donc le bonheur de l’espèce travaillante dont il est question ; un bonheur là aussi

processuel, naturel et nécessaire. Ainsi, le bonheur dans l’abondance fait signe vers l’idéal

de l’animal laborans. En d'autres termes, le bonheur dans la consommation n'est qu'un

avatar apologisé de la félicité naturelle qui précède toujours le dur labeur et qui n'a jamais

été considéré comme pouvant constituer un projet politique. En posant cet idéal

consumériste comme projet social, la modernité prend acte de l'individualisme

consumériste qui repose sur une philosophie de la vie que dénonce Arendt. Aussi,

l'exaltation du zoologique comme condition du bonheur est aux antipodes de la conception

classique grecque du bonheur qui elle, présuppose la liberté d'apparaître parmi ses

semblables. En d'autres termes, obnubilée par sa fécondité démesurée et effrénée, la

modernité a propulsé l'idéal de l'abondance comme projet commun et en a fait ainsi un

hubris insatiable. Le caractère insatiable de l'idéal de l'abondance repose effectivement sur

l'absence de limite tangible à ce bonheur qui semble nous fuir tant et aussi longtemps que

nous le poursuivons.

Dans le même ordre d’idées et sur un plan sociologique, Jean Baudrillard semble

donner raison à Arendt quand il affirme dans La société de consommation, ses mythes ses

structures (1970), qu’ « il y a aujourd’hui tout autour de nous une espèce d’évidence

fantastique de la consommation et de l’abondance, constituée par la multiplication des

objets, des services, des biens matériels, et qui constitue une sorte de mutation

fondamentale dans l’écologie de l’espèce humaine » (Baudrillard, Jean, 1970, p. 17). Il

remarque ainsi à juste titre que la société de l’abondance change radicalement notre rapport

temporel aux objets du monde. « Nous vivons le temps des objets : je veux dire que nous

vivons à leur rythme et selon leur succession incessante. C’est nous qui les regardons

aujourd’hui naître et mourir alors que, dans toutes les civilisations antérieures, c’était les

objets, instruments ou monuments pérennes, qui survivaient aux générations d’hommes »

Page 73: Durabilité et modernité - Université Laval

58

(Baudrillard, Jean, 1970, p. 18). En effet, pour Arendt la distinction principale entre les

objets de consommation et les produits de l’œuvre réside en ceci que les premiers sont

voués à disparaître alors que les seconds ont pour finalité l’usage. Car même si un objet

d’usage finira par disparaître, « la destruction, encore qu’inévitable, est incidente à l’usage,

mais inhérente à la consommation » (CHM, p. 189). La jonction de l’analyse de la société

moderne de Baudrillard et d’Arendt réside en ceci qu’ils affirment ensemble le changement

de temporalité lié à l’idéal de l’abondance. En effet, Arendt affirmera que « Les idéaux de

l’homo faber, fabricateur du monde : la permanence, la stabilité, la durée, ont été sacrifiés à

l’abondance, idéal de l’animal laborans » (CHM, p. 176).

Dans le même ordre d’idées, il est intéressant de noter que le « droit à la poursuite du

bonheur » est inscrit au sein même de la constitution américaine : «Nous tenons pour

évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils

sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la

vie, la liberté et la recherche du bonheur » (Jefferson, Thomas, 1776). Il est d’ailleurs

intéressant de constater que pour Arendt l’animal laborans est « le seul qui ait jamais

demandé à être heureux ou cru que les mortels peuvent l’être » (CHM, p. 184). À quand

remonte cette croyance ?

Pour Arendt, cette croyance remonte aux temps modernes et plus spécifiquement, à la

Révolution américaine :

La question sociale devait commencer à jouer un rôle révolutionnaire seulement dans

les temps modernes et non auparavant, lorsque les hommes se mirent à mettre en doute

que la pauvreté était inséparable de la condition humaine, à douter que la distinction

entre le petit nombre qui, grâce aux circonstances ou par la force ou la fraude, avait

réussi à se libérer des chaînes de la misère et la multitude affligée de pauvreté de ceux

qui travaillaient fût inévitable, éternelle. Ce doute ou plutôt la conviction que la vie sur

terre pouvait être bénie par l’abondance au lieu d’être maudite par l’indigence, est

prérévolutionnaire et américain d’origine ; il sort tout droit de l’expérience coloniale

américaine » (ER, p. 27, 28).

C’est seulement à partir de là que l’abondance peut devenir le symbole d’une société

où le droit d’être heureux devient le leitmotiv de la vie sur terre. Une chose est certaine,

avec le droit d’être heureux s’impose la logique de l’animal laborans, la logique d’une vie

entièrement destinée à la consommation des objets du travail.

Page 74: Durabilité et modernité - Université Laval

59

Ce qui dans ce sens est le plus à craindre, ce n’est pas comme le rappelle Arendt la

mécanisation des processus naturels, mais bien l’aspiration de toute productivité humaine

« Le danger de l'automatisation future est bien moins la mécanisation tant déplorée de la vie

naturelle que le fait qu'en dépit de son artificialité toute la productivité humaine serait

aspirée par un processus vital énormément intensifié et en suivrait automatiquement, sans

labeur et sans effort, le perpétuel cycle naturel » (CHM, p. 183, 184). Or, il s’agit de

trouver le lien entre la vitalisation de l’artefact et l’idéologie de la recherche du bonheur.

Avec la surabondance, nous assistons à un processus sans limites qui tend à englober toutes

les activités spécifiquement humaines sous l’angle de la consommation. En d'autres termes,

il faudrait comprendre l'injonction à l'abondance comme un projet dévorant au sein duquel

le bonheur promis est, par définition, inaccessible dans la mesure où l'abondance ne pose

pas a priori de limites. Pire encore, le mythe de l'abondance semble reposer sur un

présupposé mécaniste selon lequel l'abondance libérerait le temps de l'homme. Or, ce

présupposé est largement critiqué par Arendt :

L'espoir qui inspira Marx et l'élite des divers mouvements ouvriers - le temps libre

délivrant un jour les hommes de la nécessité et rendant productif l'animal laborans -

repose sur l'illusion d'une philosophie mécaniste qui assume que la force de travail,

comme toute autre énergie, ne se perd jamais, de sorte que si elle n'est pas dépensée,

épuisée dans les corvées de la vie, elle nourrira automatiquement des activités "plus

hautes" (CHM, p. 184).

Or, Arendt constate qu'un tel mythe est dérisoire et que la libération potentielle du

travail ne laisserait de la place qu'à la consommation. En effet, dans La crise de la culture,

Arendt évoque très clairement la dynamique dévorante de la société consumériste. Celle-ci

ne veut pas la culture, mais le loisir. « La société de masse, au contraire, ne veut pas la

culture, mais les loisirs (entertainement) et les articles offerts par l'industrie des loisirs sont

bel et bien consommés par la société comme tous les autres objets de consommation » (CC,

p. 263). En d'autres termes, il est possible d'affirmer que le culte de l'abondance tend à

s'approprier la culture et à la transformer en objet de consommation. Par industrie des

loisirs, il faut entendre selon Arendt la production d'objets à tendance culturelle mais

remodelés par l'industrie de telle sorte qu'ils soient propices à la consommation. Ainsi,

l'industrie culturelle n'est pas seulement une industrie comme une autre, elle semble poser

le problème d'une déformation de la culture. D'où l'inquiétude d'Arendt :

Page 75: Durabilité et modernité - Université Laval

60

L'industrie des loisirs est confrontée à des appétits gargantuesques et, puisque la

consommation fait disparaître ses marchandises, elle doit sans cesse fournir de

nouveaux articles. Dans cette situation, ceux qui produisent pour les mass medias

pillent le domaine entier de la culture passée et présente, dans l'espoir de trouver un

matériau approprié. Ce matériau, qui plus est, ne peut être présenté tel quel ; il faut le

modifier pour qu'il devienne loisir, il faut le préparer pour qu'il soit facile à consommer

(CC, p. 265).

En d'autres termes, avec l'industrie du loisir se pose inexorablement la question du

bonheur social de l'animal laborans. La promesse de l'abondance tend à subsumer toute la

créativité humaine sous l'angle de la consommation. On ne peut donc pas promettre le

bonheur pour le plus grand nombre sans en même temps transformer la culture de telle

sorte qu'elle soit accessible à tous. Aussi, n'est-il pas faux de supposer que sous le prétexte

de l'accessibilité et de la démocratisation de la culture se profile insidieusement une crise de

la culture encouragée par l'idéologie du bonheur pour le plus grand nombre. En d'autres

termes, si pour Arendt, ce bonheur n'était jadis que celui de la simple félicité qui consiste à

jouir de ses besoins, le culte de l'abondance, tout en se situant dans la droite lignée de ce

naturalisme de la béatitude, semble lui greffer l'infinitude qui aurait remplacé l'équilibre.

Le résultat est ce qu'on appelle par euphémisme culture de masse, et son profond

malaise est un universel malheur causé d'une part par le manque d'équilibre entre le

travail et la consommation, d'autre part par les exigences obstinées de l'animal

laborans qui veut un bonheur que l'on obtient que dans l'équilibre parfait des processus

vitaux de l'épuisement et de la régénération, de la peine et du soulagement (CHM, p.

184, 185).

Cette infinitude du bonheur dans l'abondance implique conséquemment l'hubris de la

démesure : avec le culte de l'abondance nous assistons donc véritablement à la victoire de

l'animal laborans. Le bonheur dans l'abondance est devenu l'objectif économico-politique

de l'hybride social de telle sorte qu'il ne serait pas faux de dire qu'il englobe la majorité des

discours politiques. Le niveau de vie, le pouvoir d'achat et le taux de chômage et de

croissance deviennent ainsi les maîtres mots de l'économie politique dont le but avoué est

l'établissement du bonheur pour le plus grand nombre. Ce prosaïsme exacerbé n'est

cependant pas innocent, il s'accompagne d'une idéologie économiste que dénonce

Castoriadis en ces mots qui conviendraient parfaitement à la pensée arendtienne :

À partir du postulat caché (et en apparence évident) que le seul objectif de l'économie

est de produire plus (d'outputs) avec moins (d'inputs), rien ne doit faire obstacle au

processus de maximisation : ni la "nature" physique ou humaine, ni la tradition, ni

d'autres "valeurs". Tout est convoqué devant le tribunal de la Raison (productive) et

Page 76: Durabilité et modernité - Université Laval

61

doit démontrer son droit à l'existence à partir du critère de l'expansion illimitée de la

maîtrise rationnelle (Castoriadis, 1990, p. 18).

En effet, la logique dévorante de la société de production/consommation n'épargne

aucun objet et n'accepte aucune limite. Or, le bonheur promis au sein de cette idéologie est

non seulement inatteignable, mais également strictement privé. En effet, même en

admettant la possibilité de la réalisation d'une société d'abondance (objectif néanmoins

utopique en raison de l'absence de limitation au concept d'abondance), il est fort probable

que le temps libéré ne soit pas effectivement du temps libre pour les activités nobles. C'est

d'ailleurs ce que semble prédire Arendt en distinguant radicalement le temps vide du loisir

du temps libre.

Ils (les loisirs) servent, comme on dit, à passer le temps, et le temps vide qui est ainsi

passé n'est pas, à proprement parler, le temps de l'oisiveté - c'est-à-dire le temps où

nous sommes libres de tout souci et activité nécessaires de par le processus vital, et, par

là, libres pour le monde et sa culture ; c'est bien plutôt le temps de reste, encore

biologiquement conditionné du travail - dans le "métabolisme de l'homme avec la

nature", comme dit Marx. Avec les conditions de vie moderne, ce hiatus31

s'accroît

constamment : il y a de plus en plus de temps libéré à remplir avec les loisirs, mais ce

gigantesque accroissement de temps vide ne change pas la nature du temps. Les loisirs,

tout comme le travail et le sommeil, font irrévocablement partie du procès biologique

de la vie. Et la vie biologique est toujours, au travail ou au repos, engagée dans la

consommation ou dans la réceptivité passive de la distraction, un métabolisme qui se

nourrit des choses en les dévorant (CC, p. 263).

Le culte de l'abondance, idéal de l'animal laborans, aurait donc pour objectif utopique

de libérer le temps du travail pour le loisir. Or, cette libération ne déboucherait pas

mécaniquement sur la liberté mondaine et publique, mais bien sur la liberté privative que

procure le temps vide du loisir. Ce qui signifie que la question du bonheur dans l'abondance

change à la fois la conception classique de la liberté (liberté politique publique32

) et la

conception du bonheur public. Autrement dit, le bonheur et la liberté deviennent idéalement

des concepts qui requièrent l'anonymat de la sphère privée au sein de la société de

consommation.

En définitive, l’hégémonie du travail ne peut être comprise qu’à partir du couple

31

Hiatus : coupure, fossé ou séparation.

32 Nous aurons encore à analyser la question de la liberté politique dans la crise du politique.

Page 77: Durabilité et modernité - Université Laval

62

moderne du travailleur/consommateur. Ce couple est rendu possible par l’idéal de l’animal

laborans : « le bonheur pour le plus grand nombre ». Or ce bonheur n’est plus seulement

une possibilité à laquelle tout homme a le droit, il est bien plus un devoir d’être heureux

pour reprendre les termes de Bruckner : « Par devoir de bonheur, j’entends cette idéologie

propre à la deuxième moitié du XXe siècle et qui pousse à tout évaluer sous l’angle du

plaisir et du désagrément, cette assignation à l’euphorie qui rejette dans la honte ou le

malaise ceux qui n’y souscrivent pas » (Bruckner, 2000, p. 17). Le bonheur pour le plus

grand nombre n’est pas seulement une possibilité, mais une nécessité au sein d’une société

de consommation qui incarne un catéchisme collectif : la recherche du bonheur

consumériste.

Ce faisant, le monde de l’animal laborans semble destiné à disparaître dans la mesure

où l’idéal tend à soumettre le monde humain au vitalisme. La véritable menace n’est donc

pas pour Arendt l’artificialisation de la nature humaine, mais la vitalisation du monde

humain, de l’artefact et de la culture. La surabondance comme idéal suggère la vitalisation

du monde humain, le recyclage de tout objet culturel durable au sein de la machine vivante

de la productivité contre nature. « Le règne du social, dans lequel le processus vital a établi

son domaine public, a déclenché, pour ainsi dire, une croissance contre nature du naturel33

;

et c'est contre cette croissance, non pas simplement contre la société, mais contre un

domaine social toujours grandissant, que le privé et l'intime d'une part, et le politique (au

sens strict du mot) d'autre part, se sont montrés incapables de se défendre » (CHM, p. 86,

87).

2.3. La crise du politique

Si la crise du domaine politique apparait clairement dans les ouvrages politiques

d'Hannah Arendt tels que Origines du totalitarisme, Essai sur la révolution, Du mensonge à

la violence, La nature du totalitarisme, Qu'est-ce que la politique ?, etc., elle est également

présente dans ses ouvrages plus philosophiques tels que Condition de l'homme moderne ou

La crise de la culture ou encore, et plus étonnamment, dans La vie de l'esprit. De toutes les

33

Nous aurons à revenir à cette croissance contre nature du naturel au chapitre 2.

Page 78: Durabilité et modernité - Université Laval

63

crises qu'aborde Arendt, force est de constater qu'elles convergent toutes vers une crise du

politique entendu comme le domaine des affaires strictement humaines. À ce titre, la crise

de la modernité serait in fine une crise de l'action et de la parole, autrement dit, une crise

qui implique une dépolitisation massive de la société moderne complètement atomisée et

désintéressée des affaires humaines. Si dans Condition de l'homme moderne, l'accent est

effectivement mis sur ce que Arendt appelle le triomphe de l'animal laborans, sous-titre qui

clôt d'ailleurs son œuvre, c'est pour faire signe vers cet hubris consumériste qui s'est

emparé de la société moderne et dont la dévastatrice entreprise est de corrompre la pluralité

humaine en la subsumant sous l'unité organique de l'espèce productiviste et consumériste :

L'humanité socialisée est l'état de la société où ne commande plus qu'un unique intérêt,

et cet intérêt a pour sujet soit des classes, soit l'espèce, mais ni l'homme ni des

hommes. C'est qu'à ce moment dans les activités des hommes la dernière trace d'action,

le motif qu'impliquait l'intérêt individuel, a disparu. Il est resté une "force naturelle", la

force du processus vital, à laquelle tous les hommes avec toutes leurs activités étaient

également soumis ("le processus de la pensée est lui-même un processus naturel"34), et

dont le seul but, à supposer qu'elle en eût un, était la perpétuation de l'espèce Homme.

Aucune des facultés supérieures de l'homme n'était nécessaire désormais pour relier la

vie individuelle à la vie de l'espèce ; la vie individuelle fit partie du processus vital, et

tout ce dont on avait besoin c'était de travailler, d'assurer son existence et celle de sa

famille (CHM, p. 399, 400).

Dans La crise de la culture, Arendt évoque successivement une multitude de crises

telles que : la crise de la tradition, de l'autorité, de la culture, etc. Or, il existe

indéniablement un dénominateur commun à ces crises qui n'est autre que le constat patent

du déficit politique. En d'autres termes, en remontant parfois de manière apparemment

anachronique aux conceptions traditionnelles de concepts politiques tels que l'autorité, la

liberté, la tradition ou la culture, Arendt se soucie toujours en arrière-plan de leur impact

politique. Ce souci arendtien est d'ailleurs patent dans la préface de La crise de la culture :

Ce déplacement d'accent graduel n'est pas arbitraire, parce qu'il y a un élément

d'expérimentation dans l'interprétation critique du passé, interprétation dont le but

principal est de découvrir les origines réelles des concepts traditionnels afin d'en

extraire à nouveau l'esprit originel qui s'est si tristement évaporé des mots clefs mêmes

de la langue politique - tels que liberté et justice, autorité et raison, responsabilité et

vertu, pouvoir et gloire - laissant derrière des coquilles vides propres à régler presque

tous les comptes, indépendamment de leur réalité phénoménale sous-jacente (CC, p.

26).

34

Arendt cite ici Karl Marx, Lettre à Kugelmann, juillet 1868.

Page 79: Durabilité et modernité - Université Laval

64

Si donc la crise ultime de la modernité est celle du politique, il nous faudra ici saisir,

au-delà de la multitude des thèmes abordés par Arendt, les grandes articulations de cette

crise qui permettaient de saisir de manière holistique la pensée critique de l'auteur.

Pour ce faire, nous analyserons le phénomène de dépolitisation inhérent aux

démocraties modernes en le comparant au référent traditionnel arendtien. Ce faisant, nous

serons en mesure de mettre en évidence les conséquences de l'avènement de la bourgeoisie

au pouvoir ainsi que l'échec de l'État-nation et du système représentatif qu'il incarne.

2.3.1. Aspect normatif de la tradition grecque

Dans Qu'est-ce que la politique ? Arendt avoue son présupposé philosophique quant à

l'aspect normatif de l'expérience grecque du politique.

La question du sens de la politique, tout comme la méfiance à l'égard de la politique

sont très anciennes, aussi anciennes que la tradition de la philosophie politique. Elles

remontent à Platon et peut-être même à Parménide et sont le résultat d'expériences tout

à fait réelles que les philosophes avaient faites de la polis, c'est-à-dire d'une forme

d'organisation de la vie commune des hommes, si exemplaire et si normative qu'elle

détermine encore ce que nous entendons aujourd'hui par politique, et que le mot même

que nous utilisons pour la désigner dans toutes les langues européennes en découle

(QP, p. 72,73).

En d'autres termes, pour Arendt, l'expérience grecque du politique est normative et

exemplaire, ce qui signifie qu'elle n'est pas caduque, mais qu'elle peut encore nous

renseigner sur le sens du politique. C'est dans ce sens qu'Arendt entreprend une définition

du politique à partir de la liberté en les identifiant essentiellement : « Être-libre et vivre-

dans-une-polis étaient en un certain sens une seule et même chose » (QP, p. 76).

Le politique orbite donc nécessairement autour du concept de liberté. « Au sens grec, le

politique doit donc être compris comme centré sur la liberté, la liberté étant elle-même

entendue de façon négative comme le fait de ne-pas-gouverner-ni-être-gouverné, et,

positivement, comme un espace qui doit être construit par la pluralité et dans lequel chacun

se meut parmi ses pairs » (QP, p. 77). En effet, comme nous l'avons déjà précédemment

signalé, le commandement n'est pas une expérience politique ou publique propre à instaurer

la liberté, mais bien le signe de cette inégalité qu'Arendt attribue avec les Grecs à une

expérience prépolitique ou même antipolitique. La liberté repose donc sur l'expérience

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65

d'une pluralité isonomique, c'est-à-dire égalitaire. En d'autres termes, la liberté renvoie

essentiellement à la pluralité dans la mesure où on ne peut être libre seul. En ce sens ni le

tyran, ni le chef de famille régnant sur ses esclaves n'est libre, ils leur manque l'isonomia

qu'Arendt distingue de la justice et définit comme suit : « L'isonomia ne signifie ni que

nous sommes tous égaux devant la loi, ni que la loi est la même pour tous, mais simplement

que tous ont les mêmes titres à l'activité politique, cette activité consistant de préférence

dans la polis en une discussion » (QP, p. 77, 78). Ainsi, l'isonomia consiste en une isologia,

c'est-à-dire en une égalité vis-à-vis du droit de parole.

L'archipel de concepts référentiels au domaine politique arendtien orbite donc autour de

la liberté, de la pluralité, de l'action et de la parole. La liberté politique est donc toujours

entrevue sous l'angle du domaine public qui requiert nécessairement la présence des égaux,

c'est-à-dire de ceux qui, comme moi, ont le droit à la parole et à l'action. L'identification de

la parole et de l'action est d'ailleurs essentielle chez Arendt dans la mesure où parler c'est

déjà agir. Autrement dit, le droit d'apparaître au sein de la pluralité n'est rien d'autre que le

droit de prendre la parole et d'agir, ou encore le droit de se révéler par la parole.

Ainsi, au couple action/parole correspondrait le couple natalité/individualité : « Si

l'action en tant que commencement correspond au fait de la naissance, si elle est

l'actualisation de la condition humaine de natalité, la parole correspond au fait de

l'individualité, elle est l'actualisation de la condition humaine de pluralité, qui est de vivre

en être distinct et unique parmi des égaux » (CHM, p. 234, 235). En d'autres termes, pour

Arendt, l'individualité ne peut se manifester ou s'actualiser que dans le cadre de la pluralité,

c'est-à-dire de la présence des égaux distincts. Si donc l'action politique consiste à

commencer quelque chose de nouveau, ce commencement doit essentiellement

s'accompagner de la révélation de l'agent par la parole. La révélation de l'agent que procure

le domaine politique permet donc une sortie de l'anonymat privé que nous avons déjà

décrit.

En outre, pour Arendt il n'existe que de rares moments dans l'histoire où l'homme vivait

véritablement des moments politiques. Sa définition du politique est donc restrictive à ces

moments historiques privilégiés pendant lesquels les hommes agissaient et parlaient

Page 81: Durabilité et modernité - Université Laval

66

véritablement ensemble.

En tant que tel, le politique a si rarement existé et en si peu d'endroits,

qu’historiquement parlant, seules quelques grandes époques l'ont connu et réalisé. Mais

ces quelques rares moments heureux de l'histoire n'en sont pas moins décisifs ; c'est

seulement en eux que le sens du politique, et du même coup la chance ou la malchance

du politique, se manifeste pleinement. Ce faisant, ils ont été normatifs : non que leurs

formes d'organisations internes puissent être reproduites, mais dans la mesure où les

idées et les concepts déterminés qui se sont pleinement réalisés pendant une courte

période déterminent aussi les époques auxquelles une complète expérience du politique

demeure refusée (QP, p. 79, 80).

Ces moments politiques décisifs et référentiels sont pour Arendt les suivants : au

premier chef, la démocratie grecque directe inscrite sous le signe de la pluralité et de

l'égalité. Ce premier moment qui constitue pour Arendt le référentiel premier tant du point

de vue conceptuel que du point de vue historique repose en définitive sur la place

prépondérante du politique et le présupposé selon lequel les citoyens sont tous capables de

prendre soin des affaires de l'État. Pour saisir ce premier moment, il nous suffit de nous en

remettre à Périclès qui affirme ce qui suit : « Une même personne peut à la fois s'occuper

de ses affaires et de celles de l'État ; et quand des occupations diverses retiennent des gens

divers, ils peuvent pourtant juger des affaires publiques sans rien qui laisse à désirer »

(Périclès, II, 40). Le deuxième moment référentiel pour Arendt est la cité romaine dont

l'importance repose principalement sur le pouvoir de fonder qu'elle lie à l'action dans

Qu'est-ce que l'autorité ? (1957) ainsi que sur la culture qu'elle définit étymologiquement et

activement comme l'action de prendre soin du monde dans La crise de la culture (1961).

Enfin, Arendt reconnaitra l'importance décisive du politique au sein des grandes

révolutions, et ce, même si elles auraient débouché sur des échecs patents. En ce sens, la

révolution américaine, la Révolution française et la révolution hongroise sont entrevues

comme des moments politiques décisifs même si in fine ils n'auraient pas réussi à fonder

durablement un domaine politique prédominant. Malgré ces moments décisifs, le constat

arendtien relatif au politique semble accablant et le dépérissement de celui-ci semble

inéluctable, et ce pour diverses raisons.

Page 82: Durabilité et modernité - Université Laval

67

2.3.2. Le règne de la bourgeoisie35

Dans Origine du totalitarisme, L'impérialisme, Arendt décrit la naissance de l'État

moderne dominé principalement par la classe bourgeoise qui aurait imposé

idéologiquement ses idéaux économico-expansionnistes au domaine politique. « Pour

l'Europe, l'événement majeur de l'ère impérialiste, sur le plan de la politique intérieure, fut

l'émancipation politique de la classe bourgeoise, jusque-là seule classe dans l'histoire à

avoir obtenu la domination économique sans briguer l'autorité politique » (I, p. 20). En

effet, Arendt lie l'expansionnisme à la question économique de la croissance économique,

véritable socle de la logique impérialiste.

L'expansion en tant que but politique permanent et suprême est l'idée politique centrale

de l'impérialisme. Parce qu'elle implique ni pillage temporaire ni, en cas de conquête,

assimilation à long terme, c'est un concept entièrement neuf dans les annales de la

pensée et de l'action politiques. La raison de cette surprenante originalité - surprenante

parce que les concepts vraiment neufs sont très rares en politique - tient tout

simplement à ce que ce concept n'a en réalité rien de politique, mais prend au

contraire36 ses racines dans le domaine de la spéculation marchande, où

l'expansionnisme signifiait l'élargissement permanent de la production industrielle et

des marchés économiques qui a caractérisé le XIXe siècle.

Dans les milieux économiques, le concept d'expansion était parfaitement adéquat

puisque la croissance industrielle représentait une réalité effective. Expansion signifiait

augmentation de la production existante de biens de consommation et d'usage (I, p.

23).

Pour Arendt, Thomas Hobbes serait le théoricien de la bourgeoisie ; dans le Léviathan il

aurait théorisé le rôle de l'État comme garant de l'intérêt privé. En d'autres termes, avec

Hobbes nous avons l'exemple même d'une pensée politique entièrement dominée par les

idéaux de la bourgeoisie, à savoir, l'accumulation du capital et le culte de l'abondance. Pour

Arendt, l'homme de Hobbes est toujours défini comme un agent calculateur individualiste

et égoïste ; « Il donne un portrait presque complet, non pas de l'Homme, mais du bourgeois,

analyse qui en trois cents ans n'a été ni dépassée ni améliorée » (I, p. 45). En effet, La

conception mécaniste hobbesienne de l'homme repose en définitive sur le rôle premier des

35

Nous aurons à revenir ultérieurement (Chapitre 3) sur le rapport entre bourgeoisie et impérialisme en

l'analysant à l'aune du développementalisme qui constitue, selon nous, une forme de néo-impérialisme

camouflé. À cette occasion nous aurons à analyser plus amplement la pensée hobbesienne.

36 C'est nous qui soulignons.

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68

passions humaines dont la plus importante est l'effort d'autoconservation. Autrement dit, ce

qui anime par-dessus tout les hommes est ce désir d'autoconservation à partir duquel tout

est envisagé comme moyen d'affirmation et d'expansion du moi. Le présupposé hobbesien

est donc déjà biaisé par une vision individualiste de l'homme, animal rationnel, non pas au

sens de doué de parole et de raison, mais au sens de capable de calculs égoïstes et

égocentrés. L'État permet simplement que l'intérêt individuel s'aligne sur l'intérêt public de

telle sorte qu'ils ne fassent plus qu'un. L'État et le politique seraient ainsi réduits à une

assurance sécuritaire de l'intérêt de chacun.

L'État hobbesien est donc caractérisé principalement par le monopole de la violence

légitime, violence politique qui fonde en théorie la sécurité des citoyens. Cependant, en

inscrivant le politique sous le signe de la violence, Arendt constate qu'elle n'est plus le lieu

de la contingence, mais de la nécessité. La délégation des pouvoirs dont parle Hobbes est

symptomatique de la crise du politique au sein de la modernité. En effet, l'État hobbesien

est le garant de la sécurité qui ne peut être acquise que dans la mesure où les hommes ont

sacrifié leur liberté naturelle absolue. Or, concevoir le moment originaire du politique

comme le moment sacrificiel de la liberté est le signe flagrant d'une perception pervertie du

politique ; selon Arendt le politique serait justement le règne de la liberté au sein de la

pluralité. Dans ces conditions, il est possible de dessiner deux tendances de la modernité

dont Hobbes est porteur avec sa théorie de l'État.

Premièrement, il existe indéniablement une dépolitisation issue directement du

désintéressement que provoque l'idéologie bourgeoise individualiste, mercantile et

calculatrice.

Deuxièmement, le politique n'est plus le domaine de la contingence, mais le domaine de

la nécessité dans la mesure où le rôle de l'État se limite à l'exercice de la violence légitime

pour assurer la sécurité des biens privés.

C'est pourquoi Arendt conclut à une forme de dépolitisation massive au sein de laquelle

l'économique dévore littéralement la sphère politique qui se réduit globalement à la

protection des intérêts privés. « Privé de droits politiques, l'individu, pour qui la vie

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69

publique et officielle se manifeste sous l'apparence de la nécessité, acquiert un intérêt

nouveau et croissant pour sa vie privée et son destin personnel. Exclu d'une participation à

la conduite des affaires publiques qui concernent tous les citoyens, l'individu perd sa place

légitime dans la société et son lien naturel avec ses semblables » (I, p. 48).

Dans une telle perspective, le règne de la bourgeoisie signifie le dépérissement du

politique dans la mesure où l'individualisme bourgeois se situe à l'antipode du pluralisme

citoyen. Dans son ouvrage Le dépérissement du politique, généalogie d'un lieu commun

(1999), Myriam Revault d'Allonnes insiste également sur cette antinomie en montrant

qu'elle repose essentiellement sur le caractère dévorant de l'économique vis-à-vis du

politique. Ce faisant elle renverra dos à dos, tout comme Arendt, la pensée du libéralisme et

la pensée marxiste comme étant toutes les deux prises au sein de cette économicisation du

politique.

Du point de vue du libéralisme, la critique de Revault d'Allonnes se veut fondamentale

tout comme celle d'Arendt dont elle est effectivement influencée. C'est pourquoi, l'enjeu

primordial n'est pas de savoir quelle est la juste mesure de l'interventionnisme étatique,

mais bien de concevoir initialement l'État et le politique au sens large comme un instrument

de l'économique.

Et à cet égard, il importe de souligner que la discussion concernant la plus ou moins

grande intervention de l'État - n'est peut-être pas, de ce point de vue, le plus

fondamental. Car on n'admet généralement que l'intervention de l'État est rendue

nécessaire pour corriger les dysfonctionnements de cette logique de marché :

compensation des déséquilibres, corrections des inégalités et des injustices,

redistribution des biens, remise en jeu des conditions de l'égalité des chances (Revault

d'Allonnes, Myriam, 1999, p. 128).

En d'autres termes, le libéralisme tendrait à accepter sans examen le postulat selon

lequel le politique est entièrement soumis à l'économique et à sa logique de marché. Or,

cette soumission du politique à l'économique est également le propre du marxisme qui,

selon Revault d'Allonnes, est lui aussi pris dans la même spirale économicisante.

Il est significatif de constater que Marx n'accorde à l'État qu'une fonction strictement

instrumentale : l'essence de l'État réside (et a toujours résidé) dans sa fonction sociale.

On n'est pas très loin, à cet égard, de la fonctionnalité assignée à l'État par la

perspective libérale : à ceci prés que la fonction de régulation se transforme en fonction

de domination au service de la classe bourgeoise au pouvoir. À partir du moment où

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70

les exigences fonctionnelles sont vouées à disparaître, du fait de l'horizon d'une

humanité réconciliée, transparente à elle-même et sans conflits, l'État dépérit, mais la

politique elle-même perd sa raison d'être (Revault d'Allonnes, Myriam, 1999, p. 135).

En définitive, Revault d'Allonnes s'arrime parfaitement à la réflexion arendtienne37

qu'elle endosse d'ailleurs à plusieurs reprises, à savoir, la critique de la réduction du

politique à l'économique. La résultante de cette réduction est, comme le constate Arendt

dans De la révolution, le rôle central de la question sociale. En effet, Arendt attribue,

principalement du moins, l'échec relatif38

des révolutions à cette incapacité à sortir de la

question sociale qui devient le nœud indétournable du politique. Arendt entend par la

question sociale la pauvreté et son caractère absolument nécessaire :

La réalité qui correspond à cette imagerie moderne est ce que, depuis le XVIIIe siècle,

nous avons pris l'habitude d'appeler la question sociale et qu'il vaudrait mieux et plus

simplement appeler l'existence de la pauvreté. Plus que le manque, la pauvreté est un

état de besoin constant et de misère aigüe dont toute l'ignominie tient à sa force de

déshumanisation ; la pauvreté avilit parce qu'elle impose aux hommes le diktat absolu

du corps, c'est-à-dire le diktat absolu de la nécessité, comme nul ne l'ignore, du fait de

son expérience la plus intime et en dehors de toute spéculation (R, p. 88).

Si donc la question sociale aurait avili le politique et l'espoir même des révolutions,

c'est parce qu'elle introduit le souci économique comme centre névralgique du politique. Ce

faisant, et comme nous l'avons déjà analysé, le politique se trouve chargé de la nécessité

inhérente au domaine économique et ainsi déchargé de la contingence essentielle de

l'action. En d'autres termes, pour Arendt, le problème de l'avènement de la question sociale

rejoint inexorablement la critique de l'avènement de l'hybride social. Ce qui signifie encore

une fois que la dépolitisation de l'homme moderne, initiée avec l'accession de la classe

bourgeoise au pouvoir politique aurait eu pour dramatique conséquence la perversion du

domaine politique en un domaine où règne le principe de nécessité.

37

Sans ambages Arendt affirme d'ailleurs dans De la révolution que « La place de Marx dans l'histoire de la

liberté humaine restera à tout jamais ambigüe. Il est vrai que, dans ses premiers ouvrages, il a traité de la

question sociale en termes politiques et interprété le fléau de la misère en catégories d'oppression et

d'exploitation ; cependant, le même Marx, dans presque tous les écrits qui suivirent le Manifeste

communiste, a redéfini l'élan proprement révolutionnaire de sa jeunesse en termes économiques » (R, p.

93).

38 Bien qu'Arendt constate le relatif échec des révolutions, elle semble plus encline à concéder un relatif

succès à la révolution américaine dans la mesure où elle n'avait pas comme objectif premier de lutter

contre la misère (tâche économique) mais bien d'instaurer la liberté (R, p. 138).

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71

Au glissement du politique dans l'économie politique se superpose donc le glissement

de la liberté publique vers une liberté privative. Dans ces circonstances, le concept de

liberté antique, entrevu comme possibilité d'apparaître sur la sphère publique, devient

insignifiant, la liberté se transforme en un concept paradoxalement privatif qui nécessite la

protection de la sphère publique. Ce renversement qu'Arendt analyse longuement est

symptomatique de la modernité en ceci que la liberté devient la limite du gouvernement

politique. « La liberté est la limite que la puissance publique ne doit pas franchir sous peine

d'outrepasser la fonction qui lui est assignée » (Revault d'Allonnes, Myriam, 1999, p. 94).

C'est pourquoi : « La nouveauté des Modernes consiste à opérer un renversement dans le

rapport et dans l'ordre des préalables : la politique - comme garantie et non plus comme

exercice, devenue inséparable en ce sens d'une doctrine de la limitation du pouvoir- est la

condition de possibilité de la réalisation de soi dans le privé » (Revault d'Allonnes,

Myriam, 1999, p. 95). En d'autres termes, le renversement dont il est ici question aurait tout

simplement réduit le concept de liberté à une dimension privative alors qu'il faisait

originellement nécessairement appel à la pluralité. La vocation du politique devient ainsi

paradoxalement la protection d'une liberté privée et individuelle et non plus le lieu où la

liberté peut effectivement s'actualiser. Or, ce renversement est, d'un point de vue

institutionnel, marqué par la démocratie représentative elle-même minée par la politique de

partis.

2.3.3. La crise de la démocratie représentative et ses conséquences

Au sein du mouvement de dépolitisation, la démocratie représentative joue bien

évidemment pour Arendt un rôle prédominant. En effet, cette dépolitisation a pour

conséquence un fac-simulé de démocratie ou plus précisément, une forme nouvelle

d'oligarchie, c'est-à-dire du gouvernement de quelques-uns. En effet, la délégation des

pouvoirs trouve son corollaire dans la constitution d'une classe de politiciens dont le travail

est de faire de la politique. Dénonçant le système des partis Arendt affirme ce qui suit :

Le succès spectaculaire du système des partis et l'échec non moins spectaculaire du

système des conseils étaient dus l'un et l'autre à l'essor de l'État-nation, qui exalta le

premier et écrasa l'autre, ce qui explique que les partis de gauche et les partis

révolutionnaires se soient montrés tout aussi hostiles au système des conseils que les

conservateurs ou la droite réactionnaire. Nous sommes tellement habitués à traiter de la

politique intérieure en termes de politique des partis, que nous avons tendance à

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72

oublier que le conflit entre les deux systèmes a toujours été en réalité celui du

Parlement, source et siège du pouvoir du système des partis, et celui du peuple, qui a

remis son pouvoir entre les mains de ses représentants ; en effet, un parti aura beau

sceller une alliance victorieuse avec la rue contre le système parlementaire, une fois

qu'il est décidé à s'emparer du pouvoir pour établir la dictature du parti unique, il ne

peut nier qu'il tire son origine de la lutte des factions au sein du Parlement et reste par

conséquent un corps qui n'approche le peuple que de l'extérieur et d'en haut (R, p. 379).

En décrivant la défaite des sociétés populaires, des conseils contre le système des partis,

Arendt met en relief le refus de la pluralité qui est constitutif de l'État-nation moderne.

Ainsi, « L'enjeu du problème, c'était la représentation contre l'action et la participation » (R,

417). Cependant, bien que versée dans la sagesse politique antique qui constitue son

référent, Arendt n'évoque pas le désir nostalgique d'un retour à l'agora, mais bien une forme

de décentralisation du pouvoir politique. C'est dans ce sens qu'Enegrén, rapprochant Arendt

de Tocqueville, évoque la nécessité d'un éparpillement de la puissance comme condition de

possibilité de la pluralité constituante du politique : « De façon plus juste on évoquera

l'apprentissage politique de la liberté admiré aux États-Unis par Tocqueville, partisan d'une

"science de l'association" devant contribuer à "éparpiller la puissance" ; que les législateurs

de l'Amérique aient voulu "multiplier à l'infini, pour les citoyens, les occasions d'agir

ensemble et leur faire sentir tous les jours qu'ils dépendent les uns des autres", l'Essai aussi

pourrait l'affirmer » (Enegrén, André, 1984, p. 130). Cependant, Arendt constate l'échec des

conseils et la victoire de l'État-nation dont la représentativité tendrait inexorablement à

devenir synonyme d'usurpation.

La définition arendtienne de la démocratie moderne est dans ce sens parlante dans la

mesure où elle semble dessiner les contours d'un nouvel hybride à cheval entre la

démocratie et l'oligarchie :

Quoi qu'il en soit, ni le peuple en général ni les politologues en particulier n'ont laissé

planer beaucoup de doute : les partis, parce qu'ils détiennent le monopole de la

désignation, ne peuvent être considérés comme des organes du peuple, mais constituent

au contraire les instruments très efficaces grâce auxquels on réduit et on contrôle le

pouvoir du peuple. Que le gouvernement représentatif soit en fait devenu un

gouvernement oligarchique, voilà qui reste assez vrai, même si ce n'est pas tout à fait

au sens classique de la domination du petit nombre dans l'intérêt du petit nombre ; ce

que nous appelons aujourd'hui la démocratie est une forme de gouvernement où la

minorité gouverne, du moins en principe, dans l'intérêt de la majorité. Ce

gouvernement est démocratique dans la mesure où le bien-être du peuple et son

bonheur privé sont ses objectifs principaux ; mais on peut le qualifier d'oligarchique au

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73

sens où le bonheur et la liberté publics sont redevenus le privilège du petit nombre (R,

p. 412).

La définition arendtienne de la démocratie moderne dans De la révolution s'arrime donc

avec l'archipel conceptuel de Condition de l'homme moderne39

en ceci qu'Arendt tend à

concorder des événements tels que l'aporie de la vie publique, l'individualisme

consumériste, la dépolitisation et l'apologie du bonheur privé de l'animal laborans avec la

naissance de l'hybride démocratico-oligarchique de l'État-nation. Cet hybride ne peut être

effectivement démocratique dans la mesure où l'État-nation incarne la souveraineté et non

la liberté. En effet, l'aspect non démocratique au sens fort de l'État-nation, est l'occasion de

remettre en perspective la distinction arendtienne nette entre la souveraineté et la liberté. La

condition de la liberté étant la pluralité d'égaux et celle de la souveraineté étant la

domination inégalitaire. Autrement dit, la souveraineté de l'État et de ses institutions ne

peut s'établir solidement qu'aux dépend de la liberté des citoyens. La représentativité est,

pour les citoyens, synonyme d'étrangeté,

Ce faisant, l'articulation de cette crise de la modernité, des activités traditionnelles, du

privé et du public, de la démocratie représentative pourrait, dans certaines circonstances,

déchoué soit sur le phénomène totalitaire au sein duquel le politique est définitivement

perdu soit, moins tragiquement, sur une administration bureaucratique gouvernée par une

logique gestionnaire.

La tendance bureaucratique qui n'implique pas nécessairement le totalitarisme, bien que

celui-ci se fonde nécessairement sur une dépersonnalisation bureaucratique et technique des

acteurs politiques, consiste à traiter du politique comme d'une affaire de spécialistes qui

nécessite une gestion technique.

Ainsi, dès le début, le parti en tant qu'institution présupposait soit que la participation

du citoyen aux affaires publiques reste garantie par d'autres organes publics, soit

39

Il est à noté que cette correspondance des thèmes a été critiqué par François Charboneau dans son article

Comment lire Essai sur la révolution d'Hannah Arendt, dans la mesure où Arendt semble faire une lecture

des révolutions modernes à la lumière de ses catégories développées dans Condition de l'homme moderne.

Ce faisant, Charboneau constate parfois le manque de rigueur d'Arendt ainsi que son manque d'esprit

critique vis-à-vis de la révolution américaine qu'elle affilie implicitement à la fondation romaine (Confère,

Charbonneau, François, 2013, p. 158).

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74

qu'une telle participation n'était pas nécessaire et que les couches nouvelles de la

population se contenteraient d'une représentation, soit enfin que toutes les questions

politiques dans l'État-providence ne constituent que de simples problèmes

administratifs gérés et réglés par des spécialistes, auquel cas les représentants du

peuple eux-mêmes ne détiennent pas vraiment de périmètre d'action spécifique, ne sont

que des fonctionnaires administratifs dont l'occupation, certes d'intérêt public, ne

différerait guère de celle de la gestion dans le secteur privé (ER, p. 415, 416).

Arendt entérine ensuite la question en affirmant que les partis révolutionnaires ne

différaient en rien des autres partis et qu'ils présupposaient ce qui suit : « Ils convenaient

que le bien-être du peuple restait l'objectif d'un gouvernement et que l'essence de la

politique n'était pas dans l'action, mais dans l'administration » (R, p. 418). D'où le

paradoxe : les révolutionnaires auraient ainsi libéré le peuple d'une oppression pour ensuite

retomber dans les chaînes administratives de la bureaucratie gestionnaire ; la libération,

bien que nécessaire, n'est donc pas une condition suffisante de la liberté publique. L'État-

nation aurait donc succombé à une vision administrative du politique qui, d'un point de vue

arendtien, est antipolitique. La bureaucratie ou la dictature de l'anonymat serait un des

hubris de la victoire de l'État-nation en ceci qu'il noie le décisionnel contingent au sein

d'une logique administrative inscrite sous le signe de la nécessité.

Dans Eichmann à Jérusalem Arendt fait d'ailleurs le lien entre la bureaucratie et le

totalitarisme, et nous invite ainsi à comprendre que la déchéance de l'État-nation

représentatif réside dans la déshumanisation et la dépersonnalisation : « Certes, il importe

aux sciences politiques et sociales de savoir qu'il est dans la nature même du gouvernement

totalitaire, et peut-être est-ce la nature de toute bureaucratie, de transformer les hommes en

fonctionnaires, en simples rouages de la machine administrative et, ainsi, de les

déshumaniser » (EàJ, p. 497, 498).

En effet, le raisonnement d'Arendt relatif à la victoire du concept d'État-nation tend à

démontrer qu'il existe au sein de ce système de partis l'hubris totalitaire et la volonté

d'établir un des éléments du totalitarisme : la dictature du parti unique. C'est dans ce sens

qu'elle affirmera que la méfiance envers le système des partis doublée de l'échec des

conseils et de leur rôle politisant, renforcent la possibilité d'émergence de mouvements de

masses. « D'un point de vue terminologique, on pourrait dire que plus les défauts du

système des partis sont criants, plus il sera facile pour un mouvement d'en appeler au

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75

peuple et de l'organiser, mais aussi de le transformer en masses » (R, p. 413). En d'autres

termes, bien que le système de partis ne soit pas encore un système totalitaire, les crises

criantes qu'il peut provoquer semblent une invite tacite à un mouvement de masse propre à

établir la dictature du parti unique et, subséquemment, le totalitarisme. Ce dernier serait

l'avatar extrême du dépérissement du système de l'État-nation qui, ayant perdu toute forme

reconnue de représentativité ouvrirait la porte à des mouvements radicaux qui se

distinguent du système des partis en ceci qu'ils évadent le réalisme et requiert selon Arendt

un fidéisme à toute épreuve.

Les mouvements totalitaires sont des organisations de masse d'individus atomisés et

isolés. Par rapport à tous les autres partis et mouvements, leur caractéristique la plus

apparente est leur exigence d'une loyauté totale, illimitée, inconditionnelle et

inaltérable, de la part de l'individu qui en est membre. Cette exigence est formulée par

les leaders des mouvements totalitaires avant même qu'ils ne prennent le pouvoir.

D'ordinaire, elle précède l'organisation totale du pays sous leur autorité effective et

découle de la prétention de leurs idéologies à englober, en temps voulu, dans leur

organisation, l'ensemble du genre humain (ST, p. 65).

La loyauté dont il est ici question provoque certainement l'aphasie du jugement

politique des citoyens, et ce, en requérant une abdication de la pensée et du sens critique

comme nous le verrons ci-dessous.

En guise de résumé, il est possible d'affirmer que l'avènement de la classe bourgeoise

individualisée et l'avènement de la démocratie représentative, préparent le terrain fertile de

la dépolitisation massive et, subséquemment, d'un possible totalitarisme. En effet, le constat

arendtien semble faire signe vers le danger que projette une société atomisée et dont le

gouvernement représentatif tend à exclure les citoyens d'une réelle participation. Ainsi, la

démocratie représentative apparait, non seulement comme un obstacle au politique au sens

arendtien, mais, également comme un état dépolitisant dont la crise aiguë pourrait déchoir

en un totalitarisme. Le totalitarisme serait dans ce sens le cas limite de la déchéance de la

démocratie représentative qui elle-même est une déchéance du politique entrevu comme le

pouvoir d'action de la pluralité. Ce faisant, la démocratie représentative semble avoir

progressivement éliminé le système immunitaire que constitue la faculté de juger en

inhibant constamment l'intérêt des individus atomisés. Dans ces conditions, on comprend

alors pourquoi les idéologies sont capables de sévir dans la mesure où les hommes

Page 91: Durabilité et modernité - Université Laval

76

individualisés/dépolitisés n'ont plus d'opinions politiques, mais ce que Arendt appelle des

humeurs :

Dans ce système, les opinions sont en fait invérifiables, pour la simple raison qu'elles

sont inexistantes. Les opinions se forgent à travers un processus de discussion libre et

de débat public, et là où les opinions n'ont aucune occasion de se former, il peut y avoir

des humeurs - humeurs des masses et humeurs individuelles, celles-ci n'étant pas

moins versatiles et incertaines que celles-là -, mais non une opinion (R, p. 410, 411).

Conclusion de chapitre

L'articulation de la crise de la modernité chez Arendt nous a permis de discerner les

éléments cruciaux du basculement de la condition de l'homme moderne. La morphologie de

cette crise a été examinée à travers le prisme de l'avènement de l'homme socialisé dont la

préoccupation majeure est d'ordre économique et privé. En effet, l'hybride social tend à

discréditer la démarcation jadis constituante du privé et du public en fluidifiant leur

frontière respective. Ce faisant, le souci économique semble avoir envahi la sphère

politique en injectant incessamment une logique économique et calculante. De plus, avec le

triomphe de l'animal laborans et de ses idéaux, l'abondance et la consommation deviennent

le projet ultime de la modernité. Le bonheur pour le plus grand nombre semble éclipser le

bonheur public de l'action politique désormais incapable de représenter un idéal et,

subséquemment, de mobiliser l'engagement citoyen. Enfin, la crise du politique nous est

apparue comme subséquente au double événement de la bourgeoisie politique et de la

naissance de l'État-nation. Ces événements semblent parachever la crise en ceci qu'ils

inaugurent non seulement le désintérêt bourgeois vis-à-vis du politique, mais également la

fermeture de l'espace public/politique aux citoyens représentés. En définitive, la démocratie

représentative qui se trouve dans une juste filiation de la société de

travailleurs/consommateurs semble porteuse d'une crise qui, une fois déclenchée, peut

mener soit à la bureaucratie gestionnaire synonyme de la mort du politique au profit de la

gestion, soit au totalitarisme.

Évoquant le lien ténu entre la question du travail et le phénomène des camps de

concentration, Étienne Tassin, dans son livre, Le trésor perdu, Hannah Arendt l'intelligence

de l'action politique (1999), avance ce qui suit : « La tentative totalitaire d’une réduction

des hommes à l’espèce animale entreprise dans le système concentrationnaire nous

confronte à la question du travail » (Etienne Tassin, 1999, p. 197). Or, il faut bien

Page 92: Durabilité et modernité - Université Laval

77

comprendre que ce qui apparaît ainsi, c’est le sur-sens du processus vital, la nécessité

implacable et indiscutable de la logique économiste vitaliste qui semble, sous certains

angles, ressembler elle aussi à la saturation de sens que représente le totalitarisme. Mais, le

paradoxe des camps de concentration est de pousser la reproductivité du travail jusqu’à ses

limites insensées. « C’est en effet ce trait caractéristique du travail, de ne viser que la

reproduction d’une vie mourante, qui est exacerbé dans les camps jusqu’à exprimer,

paradoxalement, son inutile nécessité » (Etienne Tassin, p. 199). Bien que le parallélisme

doit être fait avec circonspection, il existe une forme de familiarité entre la société moderne

et les camps de concentration en ceci que la question du sens ne semble plus se poser de la

même manière. L’ab-sens concentrationnaire est certes différente du sens monolithique de

la société moderne en tant que reproduction systématique de la productivité de la richesse,

mais il n’en reste pas moins que nous sommes en présence, non plus de la réalité, mais de

l’idéologie.

Dans de telles conditions, la crise de la modernité semble avoir stimulé un vitalisme

dévorant dont le processus apparemment incontrôlable nous met en demeure de penser à la

durabilité du monde des hommes, durabilité sans laquelle toute vie humaine semble futile.

En effet, la productivité contre nature de l'animal laborans doublée de son apolitisme et de

son incapacité à savoir ce qu'il fait pourrait avoir déclenché un hubris dont le processus

infini de croissance semble préparer le terrain à une naturalisation de l'artefact dont la

durabilité n'est plus considérée comme essentielle.

Page 93: Durabilité et modernité - Université Laval

78

Page 94: Durabilité et modernité - Université Laval

79

Chapitre II

De la durabilité du monde ouvré à la vacuité du monde

moderne

Nous avons préalablement explicité la crise de la condition de l'homme moderne en

mettant en place la plate-forme globale de la vita activa moderne qui a vu le travail hissé au

sommet de la hiérarchie. Cette crise est d'autant plus pernicieuse qu'elle semble avoir

liquéfié les frontières jadis constituantes du privé et du public, du travail et de l'œuvre. En

outre, l'action politique, activité spécifiquement humaine pour Arendt, semble elle aussi

souffrir d'un désintérêt constant. C'est pourquoi, la dépolitisation massive, la publicisation

des intérêts privés, le culte de l'abondance et le consumérisme gangrénant, constituent la

toile de fond de la critique arendtienne de la modernité. Dans ces conditions, la condition

humaine semble orientée vers la recherche d'une accumulation de richesses qui repose in

fine sur l'impermanence de la productivité humaine inscrite sous le signe de l'éphémère. En

effet, si l'œuvre de nos mains est devenue une forme de travail et que son objectivité s'est

vue liquéfiée par l'injonction à la consommation, force est de constater que la durabilité de

l'œuvre est en crise au sein de la modernité.

Ce chapitre a donc pour but d'expliquer l'essence originelle de la durabilité du monde

artefactuel humain. En d'autres termes, l'œuvre correspond, du point de vue de la

phénoménologie arendtienne de l'apparaître, à l'activité dont l'importance ultime réside

moins dans l'utilité pratique qu'elle procure indéniablement, que dans la durabilité qu'elle

endosse au sein d'un apparaître durable. « En d'autres termes, on juge même les objets

d'usage non seulement d'après les besoins subjectifs des hommes, mais aussi selon les

normes objectives du monde où ils trouveront leur place pour durer, pour être vus, pour être

Page 95: Durabilité et modernité - Université Laval

80

utilisés » (CHM, p. 229). En effet, au sein de la constellation tripartite de la vita activa, la

durabilité est le propre de ce que l'homme fabrique, elle est relative à cette activité

intermédiaire qu'est l'œuvre. Dans ce sens, ni le travail ni l'action ne peuvent en soi fonder

un monde durable artefactuel étant par définition des activités éphémères40

: « Comparée à

la fugacité et à la fragilité de l'action humaine, le monde édifié par la fabrication est d'une

permanence durable et d'une immense solidité » (CC, p. 82). L'œuvre ou le travail de la

main, produit des objets d'usage qui ont une durée relative, ceux-ci font donc partie du

monde41. Au sein de l'œuvre, il nous faut distinguer un sous-ensemble qui englobe les

œuvres d'art qui ne servent à rien et qui ne sont produites que dans le seul but d'apparaître

et de nous émouvoir. Elles ont une durabilité relativement longue et symbolisent

l'immortalité du monde humain. L'action, elle, comporte la parole et l'agir. Son principe est

la pluralité humaine. L'action et la parole ne produisent rien de tangible et c'est pourquoi

elles requièrent l'art au sens large (technè) pour inscrire durablement la nouveauté inhérente

à cette activité politique au sein du monde humain. Cette position intermédiaire de l'œuvre,

Hannah Arendt la décrit comme suit :

"Accomplir de grandes actions et dire de grandes paroles" ne laisse point de trace, nul

produit qui puisse durer après que le moment aura passé de l'acte et du verbe. Si

l'animal laborans a besoin de l'homo faber pour faciliter son travail et soulager sa

peine, si les mortels ont besoin de lui pour édifier une patrie sur terre, les hommes de

parole et d'action ont besoin aussi de l'homo faber en sa capacité la plus élevée : ils ont

besoin de l'artiste, du poète et de l'historiographe, du bâtisseur de monuments ou de

l'écrivain, car sans eux le seul produit de leur activité, l'histoire qu'ils jouent et qu'ils

racontent, ne survivrait pas un instant (CHM, p. 230).

Si donc pour Arendt, l'action et la parole entretiennent une position prééminente dans la

mesure où leur seul but est d'apparaître à une pluralité, elles ne deviennent véritablement

mémorables que dans la mesure où l'œuvre leur donne la consistance requise pour résister

40

En tant qu'activité intermédiaire au sein de la hiérarchie traditionnelle, il est a noter que l'œuvre est en

partie liée à l'activité du travail (création d'outils qui facilitent le travail) et à l'action politique

(immortalisation potentielle du caractère mémorable de celle-ci). Cependant, du point de vue de la

durabilité, l'œuvre en sa capacité la plus élevée supporte bien plus l'action politique qu'elle ne supporte le

travail, le support que l'œuvre donne au travail n'est pas constitutif de cette activité, il est second (CHM, p.

230).

41 Nous entendons par monde au sens arendtien le monde spécifiquement humain qui se distingue de la

nature, il est l'artefact, l'ensemble de ce que l'homme produit à travers l'œuvre (objets d'usage et œuvre

d'art) mais aussi l'action politique et la parole, comme le résume Michel Dias : « Ainsi le monde humain

est-il fait de choses fabriquées, de paroles échangées et d'actions accomplies » (Dias, 2006, p. 19).

Page 96: Durabilité et modernité - Université Laval

81

au danger le plus grand du politique : le danger de l'oubli. Le problème que nous posons ici

est donc le suivant : quel rapport la modernité entretient-elle avec la durabilité ? Dans

quelle mesure le glissement naturalisant entre l'œuvre de nos mains et le travail du corps

constitue -t-il un préalable au glissement entre l'artefact humain et la nature ? Et pourquoi

selon Arendt faut-il craindre par-dessus tout la naturalisation de l'artefact ?

Cependant, force est de constater l'énorme difficulté de penser le concept de durabilité

chez Arendt dans la mesure où il est toujours associé à l'œuvre qui est elle-même définie

par son opposition au concept de nature, lui-même n'est défini qu'à travers l'activité qui lui

correspond le mieux, le travail. En outre, la difficulté d'une telle entreprise provient du fait

qu'Arendt n'a pas consacré une grande partie de son œuvre à la définition du concept de

durabilité en soi, ce dernier est le plus souvent analysé sous l'angle de la crise relative au

glissement entre l'œuvre et le travail. La perte de la durabilité du monde proviendrait selon

Arendt de la destination globale de la productivité moderne, à savoir, la consommation. Or,

si toute activité laisse vraisemblablement une trace dans le monde, certaines semblent

vouées à durer (l'œuvre) alors que d'autres semblent vouées à disparaître (le travail). De

plus, si l'apparaître est une notion centrale dans le système de pensée arendtien, c'est parce

qu'il fait inévitablement signe vers la pluralité. D'où la position apparemment paradoxale de

l'action politique. Elle est ce qui apparaît le plus purement possible dans la mesure où elle

révèle sans artifice l'agent, mais elle est également inscrite sous le signe d'une fragilité

indépassable dans la mesure où elle ne produit rien de tangible. C'est donc l'œuvre qui est

seule à même de réifier durablement le monde des hommes. Cependant, cette réification n'a

de sens que dans la mesure où l'artifice de l'homme est un artifice qui apparait durablement

à une pluralité. En d'autres termes, la durabilité de l'œuvre est au service de la pluralité

politique.

Notre approche tentera donc d'extraire le concept de durabilité artefactuel et de

comprendre son origine, son objet et sa finalité. Pour ce faire, nous devrons le démarquer

d'un autre concept qui n'est autre que celui d'éternité et qui concerne, comme nous le

verrons, la nature. En effet, pour Arendt, la durabilité de l'artefact humain ne peut être

comprise que dans cette relation apparemment conflictuelle avec la nature et l'activité qui

lui est assimilée, à savoir le travail. Mais qu'est-ce que la nature pour ainsi être le pendant

Page 97: Durabilité et modernité - Université Laval

82

antithétique de l'œuvre durable ?

Tout commence donc par la compréhension du concept de nature chez Arendt qui reste

comme nous le verrons relativement aristotélicienne dans sa définition. Nous verrons ainsi

que la nature est pour Arendt comprise comme la nature vivante dont le processus éternel

ne cesse d'entretenir l'éternel retour du même. L'être-à-jamais de la nature et l'être durable

de l'œuvre historique devront donc être analysés à travers leur relativité antithétique.

Ensuite, en analysant l'œuvre, nous démontrerons qu'il existe une forme de hiérarchie au

sein du monde humain artefactuel. Cette hiérarchie est déterminée par la durabilité de la

production. En ce sens, il apparaitra que plus la chose produite dure et plus elle fait partie

du monde des hommes. Cette appartenance mondaine sera analysée en fonction de la

stabilité et de la durabilité, qualités absolument nécessaires à l'édification d'un monde.

Ultimement, l'œuvre d'art apparaitrait comme étant le symbole même de l'immortalité du

monde. Cependant, la durabilité potentiellement immortelle de l'art semble requérir une

attitude de tendre souci sans laquelle l'art serait frappé d'une fragilité paradoxale.

Si la technique traditionnelle et l'œuvre au sens large semblent instituer un monde

durable, force est de constater que l'instrumentalité moderne semble remettre en question la

durabilité à partir d'un requérir technique qui expédie la durabilité au profit du processuel.

L'absence de fin inhérente à l'instrumentalité moderne nous amènera à répondre aux

questions suivantes : qu'est-ce qui a permis le passage de la technique traditionnelle à la

technique moderne ? Et quelles sont les conséquences du glissement de l'instrumentalité

limitée de la technè traditionnelle vers l'instrumentalité généralisée de la technique

moderne ? Enfin, nous devrons analyser le phénomène du changement du point

d'Archimède qui semble avoir tout relativisé au sein d'une pensée calculante technique.

Nous verrons ainsi que la destruction est paradoxalement inhérente à la technique moderne

au sein d'un processus de ruinification.

La dernière partie du présent chapitre se chargera de montrer le glissement processuel

que subit l'histoire moderne. Nous verrons ainsi que l'histoire moderne semble subir

l'influence des sciences de la nature qui s'érigent comme un modèle indépassable. Ce

faisant, l'histoire nous apparaitra comme désœuvrée. Imprégnée de causalisme et de

cohérentisme, l'œuvre la plus importante pour la condition plurielle de l'homme semble

Page 98: Durabilité et modernité - Université Laval

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souffrir d'une inconsistance processuelle dont la conséquence est l'incapacité à sauver

l'action politique de l'oubli. Celle-ci semble avoir progressivement démissionné au profit

d'un genre complètement nouveau d'action qu'Arendt nomme l'action dans la nature. Dans

ce sens, l'agir dans la nature, apparait comme une nouvelle forme d'action intégrante qui

semble unifier la nature et l'artefact au sein d'un processus réciproque de réquisition. La

nature n'étant plus l'antichambre de l'artefact, mais faisant littéralement corps avec celui-ci

semble permettre la vacuité du monde humain ou encore son inconsistance paradigmatique.

1. La nature comme antichambre de l'artefact

Il est fort difficile d'isoler le concept arendtien de nature de son pendant antithétique, à

savoir, l'artefact. En effet, Arendt ne définit le concept de nature qu'en opposition à celui

d'artefact à travers les activités respectives à chacun de ces deux concepts : le travail et

l'œuvre. De plus, l'œuvre n'a de sens que dans la mesure où elle permet l'édification d'un

monde humain destiné à la pluralité et donc à la politique. La durabilité du monde n'aurait

en effet aucun sens sans cette destination politique qu'Arendt lui assigne. L'effort de ce

premier passage se concentrera ainsi sur une tentative de comprendre la tradition de pensée

d'Arendt relative à sa conception de la nature et subséquemment de l'œuvre qui sont deux

concepts qui ne peuvent être compris que dans la relativité antithétique qu'ils entretiennent

entre eux.

La deuxième difficulté est d'ordre distinctif, en effet, la nature et l'artefact sont au sein

de la modernité difficilement discernable dans la mesure où le glissement des activités

participe à la fluidification des frontières respectives de l'une et de l'autre.

Méthodologiquement, nous avons préféré concentrer notre attention dans un premier temps

sur le référent traditionnel qu'utilise Arendt pour ensuite, dans un deuxième temps, analyser

la fluidification des frontières qu'Arendt critique.

D'un point de vue arendtien, la nature apparait à notre sens comme l'antichambre de

l'artefact et ce, dans un double sens. Dans un premier sens, la nature est le matériau

nécessaire à la fabrication d'objets d'usage. Elle est donc la condition matérielle nécessaire

à l'édification d'un monde artefact. Sans la nature, l'homme ne pourrait construire les outils,

les objets d'usage et les œuvres d'art nécessaires à son monde et à sa culture. Dans un

deuxième sens, la nature symbolise l'antichambre de l'artefact dans un sens bien plus

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négatif, elle est le "ce contre quoi" (anti) doit s'élever l'édifice humain pour y résister.

Ainsi, nous pouvons affirmer que du point de vue de la nature, l'œuvre semble destructrice

alors que du point de vue de l'œuvre, c'est la nature qui semble enclencher un processus

dévorant la durabilité de l'œuvre.

Cet aspect dévorant de l'activité de travail n'est, certes, visible que du point de vue du

monde et par opposition à l'œuvre qui ne prépare pas la matière pour l'incorporer, mais

la change en matériau afin d'y ouvrer et d'utiliser le produit fini. Du point de vue de la

nature, c'est plutôt l'œuvre qui est destructrice, puisque son processus arrache la

matière à la nature sans la lui rendre dans le rapide métabolisme du corps vivant

(CHM, p. 146).

Mais avant de pousser plus loin cette réflexion sur le rapport entre la nature et l'artefact,

il nous faut préciser la conception arendtienne de la nature en la rapprochant de la

conception grecque. Autrement dit, notre réflexion se dirigera dans un premier temps vers

la spécificité du concept de nature, son origine et ses ramifications. Dans un second temps,

nous tenterons d'établir clairement la temporalité respective de la nature et de l'artefact chez

Arendt. Enfin nous analyserons l'œuvre insigne qu'est l'histoire traditionnelle et dont le but

est intimement lié au politique.

1.1. Origine du concept de nature

L'approche arendtienne du concept de nature est, comme nous l'avons déjà avancé,

systématiquement renvoyée à l'activité du travail qui représente l'activité la plus naturelle,

la plus nécessaire (réponse à des besoins vitaux) et ainsi, la moins spécifiquement humaine.

La nature incarne chez elle l'éternel retour du même, la cyclicité sans fin des processus

naturels et biologiques : elle est l'être-à-jamais.

D'emblée, Arendt concentre sa perception de la nature sur la nature vivante, sur le zoon

grec. Dans Le concept d'histoire (1957), Hannah Arendt définit la nature comme suit :

Puisque les choses de la nature sont à jamais présentes, elles ne risquent pas d'être

ignorées ou oubliées ; et puisqu'elles sont à jamais, elles n'ont pas besoin de la

mémoire des hommes pour continuer d'exister. Toutes les créatures vivantes, l'homme

y compris, appartiennent à cette sphère de l'être-à-jamais, et Aristote nous assure

explicitement que l'homme, dans la mesure où il est un être naturel et fait partie de

l'espèce humaine, possède l'immortalité ; avec le cycle périodique de la vie, la nature

assure le même genre d'immortalité aux choses qui naissent et meurent qu'aux choses

qui sont et ne changent pas. "L'être pour les créatures vivantes est la Vie", et l'être-à-

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85

jamais (άείείναι) correspond à l' άειυενές, à la procréation42. Il n'y a pas de doute

que ce retour éternel "est ce qui rapproche le plus étroitement possible du monde de

l'être un monde du devenir"43, mais il est évident qu'il ne rend pas les individus

immortels ; au contraire, prise dans un cosmos où tout est immortel, ce fut la mortalité

qui devint le cachet de l'existence humaine. Les hommes sont les "mortels", les seules

choses mortelles qu'il y ait, car les animaux n'existent que comme membres de leur

espèce et non comme individus (CC, p. 59).

Pour Aristote comme pour Arendt, la nature est à la fois économe, automatique et

nécessaire. Ces trois déterminations nous permettront de comprendre la filiation

aristotélicienne de la pensée arendtienne.

Comme le suggère François Dagonet dans son livre Nature (1990), la nature chez

Aristote représente une cyclophorie perpétuelle dans la mesure où le mouvement circulaire

de celle-ci n'a rien à acquérir. « Le "tout" aristotélicien a toujours été et sera toujours. La

cyclophorie éternelle et parfaite se suffit à elle-même : le mouvement circulaire, comme

nous le savons déjà, n'a rien à acquérir ; on ne peut pas plus lui trouver un commencement

qu'une fin » (Dagonet, 1990, p. 30).

En effet, l'absence de commencement et de fin est un élément essentiel pour Arendt qui

distingue l'action politique par cette possibilité complètement différenciée de commencer

du nouveau. Même l'ouvrer doit avoir un commencement et une fin (le produit fini). La

nature, elle, semble tracer un cycle sans fin dont la répétition mine de prime abord toute

possibilité d'engendrer du nouveau. Si donc le travail semble l'activité la plus naturelle c'est

parce qu'il doit être incessamment répété dans la mesure où nos besoins vitaux doivent être

eux aussi comblés quotidiennement. S'il est donc un principe premier propre à la nature

pour Arendt c'est bien celui de continuité. Il n'y a pas de coupure dans la nature tout comme

il n'y a pas de coupure dans l'activité qui lui correspond le mieux dans la vita activa. Le

travail ne prend fin qu'à la mort de l'organisme44

.

42

Aristote, cité par l'auteur, Traité de l'âme, 415 b 13. Voir aussi Les économiques, 134 b 24 ; «la nature

accomplit l'être à jamais pour l'espèce par le recommencement (en grec), mais elle ne peut faire cela pour

l'individu...» (CC, p. 362).

43 Nietzsche, cité par l'auteur, wille zur Macht, n° 617, Édition Kröner, 1930.

44 « (...) travailler tourne sans cesse dans le même cercle que prescrivent les processus biologiques de

l'organisme vivant, les fatigues et les peines ne prennent fin que dans la mort de cet organisme » (CHM, p.

144).

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86

À la différence des productions de la main d'homme, qui doivent être réalisées étape

par étape et dans lesquelles le processus de fabrication est entièrement distinct de

l'existence de l'objet fabriqué, l'existence de la chose naturelle n'est pas séparée du

processus par lequel elle vient à l'être, elle lui est en quelque sorte identique : la graine

contient, et en un sens elle est déjà l'arbre, et l'arbre cesse d'exister lorsque cesse le

processus de croissance par lequel il est né. Si nous considérons ces processus par

rapport à la finalité humaine, qui a un commencement voulu et une fin déterminée, ils

ont un caractère d'automatisme (CHM, p. 203).

L'automatisme, le principe de continuité, la cyclicité participent à ce que Pierre Hadot

dans son ouvrage Le voile d'Isis, essai sur l'histoire de l'idée de nature, appelle "la nature

économe" chez Aristote. En effet, Hadot explicite la notion de nature économe

(aristotélicienne) en la distinguant de la notion de nature joueuse et de la nature prodigue45

.

Résumant la question de la nature économe chez Aristote, Hadot relève certaines

caractéristiques essentielles de celle-ci. La première repose sur le caractère nécessaire de la

nature économe. En effet, celle-ci selon Aristote, ne fait rien en vain. « Par conséquent, la

nature ne fait rien en vain : d'une part, elle ne fait rien d'inutile ; d'autre part, si elle fait

quelque chose, c'est qu'elle a une raison de le faire. Ce principe est utilisé souvent pour

justifier la présence ou l'absence d'une faculté ou d'un organe. La nature, pourrait-on dire,

est une bonne ménagère qui économise, autant qu'elle le peut. Elle sait éviter le trop peu, le

trop tôt ou le trop tard » (Pierre Hadot, 2004, p. 201). La nature économise ses forces, si

elle ne fait rien par hasard c'est qu'elle semble agir de manière rationnelle et nécessaire.

Force est de constater que l'économie naturelle est une image souvent reprise par Arendt

pour expliciter la nature du travail métabolique. Ce lien est d'autant plus frappant qu'elle

insistera sur cette croissance contre nature du processus vital comme nous l'avons déjà

mentionné dans le chapitre précédent. La figure de la ménagère qu'utilise Hadot est

parfaitement conforme à l'idée de nature chez Arendt dans la mesure où, pour elle, la nature

ainsi que son activité humaine la plus conforme, le travail, ne concerne l'homme qu'au sein

45

Bien qu'il ne soit pas dans notre intention ici de traiter des différentes conceptions du concept de nature

dans l'histoire de la philosophie (la présente thèse ne pouvant se permettre un tel détour), il reste

intéressant de souligner ces deux autres aspects diamétralement opposés à la conception arendtienne. La

nature joueuse laisse entendre une conception fantaisiste de celle-ci en soulignant l'aspect parfois

imprévisible, les Stoïciens bien que partisans d'une Nature nécessaire, admettaient parfois cet aspect

joueur, inventif, ingénieux. La notion de nature prodigue dérive ainsi toujours selon Hadot, de cette liberté

fantaisiste de la nature joueuse qui contribue à démolir la conception aristotélicienne. Nietzsche

incarnerait cette vision prodigieuse de la nature à travers ce jeu arbitraire qu'il présuppose au sein de celle-

ci (Pierre Hadot, 2004, p. 205-209).

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de sa vie privée, qu'au sein de son oikos. L'économie, la nature, la ménagère, la nécessité et

le privé, sont autant de concepts connexes qui constituent ensemble la vision arendtienne de

la nature féconde. C'est dans ce sens qu'Arendt affirme ce qui suit : « La fécondité du

métabolisme humain dans la nature provenant de la surabondance naturelle de la force de

travail, participe encore de la profusion que nous voyons partout dans l'économie de la

nature » (CHM, p. 153).

Mais quelle est la place du principe de continuité au sein de cette nature économe ?

Le principe d'économie a aussi pour conséquence le principe de continuité : ni trop

(donc pas de redoublements inutiles), ni trop peu (donc pas de chaînons manquants46).

La nature s'élève ainsi sans solution de continuité des êtres inanimés aux animaux, en

passant par les plantes, mais d'une manière tellement continue qu'il est extrêmement

difficile de définir la frontière qui sépare les différents groupes, et qu'il arrive que l'on

ne sache pas à quel groupe tel être appartient47 (Pierre Hadot, 2004, p. 202).

En effet, il n'existe pas de saut dans la nature, pas de commencement au sens arendtien

non plus, mais bien une suite déterminée par une chaîne causale stricte qui ne laisse rien au

hasard et encore moins que rien à la spontanéité. Le principe de continuité naturelle

s'oppose à celui de production humaine discontinue. En effet, la nature s'auto-génère, elle

est genesis, engendrement à partir d'elle-même et par elle-même, pour reprendre les termes

d'Aristote, la cause efficiente n'est pas extérieure à la phusis, mais intérieure, alors que dans

la poïesis la cause efficiente c'est l'artisan lui-même. De plus, le produit fini se distingue des

moyens qui ont contribué à sa production alors qu'au sein de la nature il semble presque

impossible d'isoler la totalité générative.

Le principe de continuité propre à la nature est nommé par Arendt automatisme de la

nature : « Nous appelons automatiques tous les mouvements qui s'enchaînent d'eux-mêmes

et par conséquent échappent aux interventions voulues et ordonnées » (CHM, p. 203).

L'automatisme est ainsi le caractère de ce qui se génère de lui-même. La nature automate et

économe repose en elle-même et se suffit à elle-même, elle a sa propre capacité génésique.

L'homogénéité de la nature, son autonomie incarne pour ainsi dire une nature sans l'homme,

46

Aristote, cité par l'auteur, Métaphysique, XIV, 3, 1090 b 19 : « La nature n'est pas une suite d'épisodes

sans lien, à la façon d'une mauvaise tragédie ».

47 Aristote, cité par l'auteur, Histoire des animaux, VIII, 1, 588 b 4 ; Parties des animaux, IV, 5, 681 a 12.

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une forme de nature sauvage et cela, même si l'homme fait partie de la nature. En effet, en

tant qu'être de besoin, l'homme est soumis à la nécessité biologique de son espèce, il

n'échappe donc pas entièrement à la nature. Pourtant, du point de vue individuel, il ne peut

compter sur la nature pour lui procurer l'immortalité espérée. Il faut donc distinguer

l'humanité de l'homme de son animalité. Si du point de vue de l'espèce, l'homme fait partie

de cet être-à-jamais de la nature, du point de vue de sa spécificité individuelle il en est

exclu.

1.2. L'être-à-jamais de la nature versus l'être durable de l'artefact

Arendt se base sur Aristote pour délimiter la vie spécifiquement humaine de la vie de

l'espèce humaine, le bios, du zoon. Deux concepts semblent ainsi symboliser la temporalité

de ces deux vies : l'immortalité et l'éternité.

Pour Aristote, comme nous l'avons déjà exploité au chapitre 1, le postulat de la liberté

élimine de la vie spécifiquement humaine les activités qui ne sont expressément libres.

Trois modes de vie semblent ainsi pouvoir potentiellement rythmer la vie d'un homme

libre : le culte du beau (vie de plaisir), la vie politique et la vie contemplative (qu'Aristote

comme beaucoup de ses contemporains situait au-delà de toutes les autres activités libres).

« On attribuait ni au travail ni à l'œuvre assez de dignité pour constituer une bios, un mode

de vie autonome, authentiquement humain ; asservis, produisant le nécessaire et l'utile, ils

ne pouvaient être libres, ni s'affranchir des besoins et des misères » (CHM, p. 48). Ainsi,

même l'activité de l'œuvre était condamnée chez les Grecs. Cette condamnation ne doit pas

nous faire perdre de vue que pour Arendt, l'œuvre n'en reste pas moins nécessaire pour

l'édification d'un monde humain durable. En effet, même si l'activité d'ouvrer est

relativement condamnable en elle-même, il n'en reste pas moins qu'Arendt valorise le

produit fini et durable48

.

La nature symbolise l'éternité, l'être-à-jamais en ceci qu'elle se répète continuellement et

cycliquement, elle est cet éternel retour du même. Il faut donc regrouper le concept de

48

Nous aurons à revenir ultérieurement sur cet apparent paradoxe de l'œuvre dont l'activité est inscrite sous

le signe d'une mentalité utilitariste mais dont le produit fini répond à la durabilité essentielle du monde

humain.

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89

nature à celui d'éternité ainsi qu'à celui de zoon. Le zoon renvoie à la vie organique et à sa

préservation, il fait appel à l'animalité. Le bios quant à lui, selon le troisième sens que lui

donne Bailley représente le récit d'une vie, une biographie.

Ainsi, le zootique, la nature vivante animale, se distingue de la vie humaine. L'éternité

de la nature se distingue également pour Arendt de l'immortalité potentielle de l'action

humaine réifiée dans l'œuvre. La première est inénarrable, la seconde est narrable. Nous

reviendrons par la suite à la narrativité requise à travers le concept d'histoire chez Arendt.

Qu'il nous suffise pour l'instant de poser les distinctions conceptuelles relatives à l'œuvre de

nos mains vis-à-vis de l'«œuvre» de la nature.

La nature se développe d'une manière automatique, le latin nasci renvoie à cette

natalité, croissance et développement vital de celle-ci. Le concept de nature entretient donc

depuis ses origines une relation avec le concept de vie cyclique. Cette temporalité cyclique

est violée par la temporalité linéaire de la vie spécifiquement humaine bien que celle-ci ait

pour origine la nature.

La mortalité des hommes réside dans le fait que la vie individuelle, la βίος avec sa

biographie reconnaissable de la naissance à la mort, naît de la vie biologique, ζωή.

Cette vie individuelle se distingue de toutes les autres choses par le cours rectiligne de

son mouvement qui, pour ainsi dire, coupe en travers les mouvements circulaires de la

vie biologique. Voici la mortalité : se mouvoir en ligne droite dans un univers où tout,

pour autant qu'il se meut, se meut dans un ordre cyclique (CC, p. 59).

L'éternité de la nature, son être-à-jamais est inscrit dans cette circularité tout comme la

vie humaine bien que d'origine naturelle fend pour ainsi dire la circularité par un

mouvement linéaire. La raison pour laquelle la vie humaine tend à fendre ainsi la circularité

éternelle de la nature, repose, en dernière analyse, pour Arendt, sur le besoin d'immortaliser

son passage éphémère sur terre. L'immortalisation de l'individu passe inexorablement par

l'action mémorable. L'anonymat semble ainsi être le danger que court l'individu dans une

nature où tout semble voué à disparaître et réapparaître dans le cadre de la mêmeté. Nous

entendons par mêmeté cette cyclophorie perpétuelle de la nature qui, tout en renaissant de

ses cendres ne propose jamais quelque chose d'exceptionnel, quelque chose de nouveau.

C'est donc à l'intérieur de cette possibilité d'introduire de l'extraordinaire que se situe la

vocation ultime de la durabilité de ce que nous faisons. L'œuvre par définition ne peut

s'élever que contre la nature qui semble vouloir tout absorber dans son mouvement

Page 105: Durabilité et modernité - Université Laval

90

cyclique. L'œuvre est une béance au sein de l'être-à-jamais et cette béance doit ultimement

être capable d'inscrire l'inédit politique dans la durabilité.

On ne peut donc comprendre la durabilité statique de l'œuvre que dans son opposition

constitutive vis-à-vis de l'éternité mouvante de la nature. L'œuvre se doit de résister au

procès de la nature, elle est contre nature :

Cet élément de violation, de violence est présent en toute fabrication : l'homo faber, le

créateur de l'artifice humain, a toujours été destructeur de la nature. L'animal laborans,

qui au moyen de son corps et avec l'aide d'animaux domestiques nourrit la vie, peut

bien être le seigneur et maître de toutes les créatures vivantes, il demeure serviteur de

la nature et de la terre ; seul, l'homo faber se conduit en seigneur et maître de la terre

(CHM, p. 190, 191).

En effet, le concept d'éternité est consacré aux choses à jamais, aux espèces naturelles

(l'homme y compris), mais jamais à l'individu qui ne peut voir en elle que l'effet d'une

absorption. Cependant, avec l'avènement du christianisme, Arendt affirme que l'éternité

s'est vue conférée à l'individu à travers la promesse d'une vie après la mort. Ce premier

coup, auquel on peut ajouter la chute de l'empire Romain et la déception généralisée qui en

découle vis-à-vis de la durabilité du monde humain aurait ainsi contribué au désespoir de

l'immortalisation au sein d'un monde humain49

. « La chute de l'empire romain démontra

avec éclat qu'aucune œuvre humaine ne saurait échapper à la mort ; dans le même temps, le

christianisme prêchant la vie éternelle devenait la seule religion de l'Occident. Cette chute

et cet avènement rendirent inutiles et futiles tous les efforts d'immortalité terrestre » (CHM,

p. 57).

Il nous faut cependant revenir à cette définition antithétique de la durabilité de l'œuvre

comme ce qui s'oppose à l'éternité de la nature. Or, bien que l'activité de l'œuvre soit une

activité relativement solitaire (moins que le travail, mais plus que l'action politique), il n'en

reste pas moins qu'elle est destinée, idéalement du moins, à la pluralité humaine et ainsi à la

politique50. Le sens de l'œuvre échappe ainsi pour Arendt aux moyens utilitaires qui lui ont

49

Il est à noter ici que les philosophes de l'Antiquité doutaient eux-aussi de l'immortalisation que procure le

monde et lui préféraient ainsi l'expérience contemplative de l'éternité. L'expérience de la contemplation est

ainsi une sorte de mort provisoire pour Arendt, c'est mourir au monde des affaires humaines que de choisir

de ne plus être parmi ses semblables (CHM, p. 56).

50 Comme nous l'avons déjà analysé, pour Arendt seule l'activité politique dépend entièrement de la présence

d'autrui, le travail n'en dépend absolument pas, l'œuvre n'en dépend que partiellement (activité plus ou

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91

permis l'existence. Bien que les objets de l'œuvre soient des objets d'usage, bien qu'ils

doivent servir à quelque chose, leur durabilité dans le système arendtien, n'a d'importance

que pour le monde humain pluriel. Autrement dit, si l'on devait répondre avec Arendt à la

question suivante : pourquoi la durabilité est-elle importante pour l'humanité ? La réponse

d'Arendt serait la suivante : Parce que l'action humaine a besoin d'un socle stable qui

confère l'assurance que notre engagement politique ne sombrera pas dans l'oubli.

Laissons la parole à Arendt pour résumer cette interrelation entre le travail, l'œuvre et

l'action.

Si l'animal laborans a besoin de l'homo faber pour faciliter son travail et soulager sa

peine, si les mortels ont besoin de lui pour édifier une patrie sur terre, les hommes de

parole et d'action ont besoin aussi de l'homo faber en sa capacité la plus élevée : ils ont

besoin de l'artiste, du poète et de l'historiographe, du bâtisseur de monuments ou de

l'écrivain, car sans eux le seul produit de leur activité, l'histoire qu'ils jouent et qu'ils

racontent, ne survivrait pas un instant (CHM, p. 230).

La question de l'oubli est donc au centre de la problématique de la durabilité de l'œuvre.

La capacité la plus élevée de l'homo faber ne se révèle qu'au sein de la destination politique

de cette activité. Ainsi, peut-on affirmer que la durabilité arendtienne trouve sa légitimité

dans la sauvegarde du monde spécifiquement humain. La solidité requise de celui-ci

s'oppose au métabolisme mouvant et éternel de la nature.

La nature est donc bel et bien cette antichambre de l'artefact en ceci qu'elle est le "ce

contre quoi" doit s'élever l'artefact pour sauver le monde de l'oubli cyclophanique du

même. La durabilité symbolise la résistance de ce qui ne s'est passé qu'une seule fois et qui

ne peut jamais être répété, elle symbolise l'immortalisation du ce qui n'a jamais été avant.

La nature elle, dans son éternité, symbolise le ce qui a toujours été, est, et sera.

1.3. Nature et œuvre historique

De toutes les œuvres de l'homme, il en est une qui tient une place particulière dans la

pensée d'Hannah Arendt : l'histoire. En effet, celle-ci se démarque en ceci que son objet est

particulièrement politique. Elle constitue ainsi la faculté la plus élevée de l'homo faber.

L'historien réifie, solidifie, chosifie à travers le récit la grandeur passagère de l'action

moins solitaire).

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92

humaine en en faisant une grandeur mémorable, inoubliable et durable.

L'histoire semble ainsi être l'activité la plus intimement liée au monde politique des

hommes, elle est dans ce sens l'opus magnum par excellence. La coupure nature/artefact fait

donc appel selon Arendt à une autre coupure qui n'est autre que celle de la nature et de

l'histoire. « La tâche du poète et de l'historiographe (qu'Aristote met encore dans la même

catégorie parce que leur sujet est la πρᾱξις) consiste à faire durer quelque chose grâce à la

mémoire. Ils le font en traduisant la πρᾱξις et la λέξις, l'action et la parole, dans cette

espèce de ποίησις ou de fabrication que devient finalement le mot écrit » (CC, p. 62).

En effet, dans La crise de l'histoire (1956), Arendt évoque cette distinction

problématique entre l'histoire des hommes et le processus de la nature. La nature n'aurait

ainsi pas besoin de l'histoire dans la mesure où elle symbolise l'être-à-jamais. C'est

principalement l'action humaine qui requiert l'histoire dont le but ultime est de sauver le

monde humain du danger de l'oubli.

Arendt réfute donc l'hypothèse d'une continuité dans le temps de l'histoire humaine,

l'hypothèse d'un flux continu et ininterrompu. Cette continuité, nous l'avons vu, elle

l'assigne à la nature (et, partiellement du moins, à l'activité la plus naturelle, le travail).

Du point de vue de l'homme, qui vit toujours dans l'intervalle entre le passé et le futur,

le temps n'est pas un continuum, un flux ininterrompu ; il est brisé au milieu, au point

où "il" se tient ; et "son" lieu n'est pas le présent tel que nous le comprenons

habituellement, mais plutôt une brèche dans le temps que "son" constant combat, "sa"

résistance au passé et au futur fait exister (CC, p. 21).

L'existence individuelle de l'homme est pour Arendt ancrée dans la résistance

temporelle au flux incessant, le temps devient ainsi adverse. Cette définition du temps

adverse de l'existence individuelle ouvre pour nous la possibilité de penser la durabilité

comme résistance. La résistance vis-à-vis du passé et du futur est pour Arendt la condition

de possibilité de la pensée, pour penser il faudrait ainsi se tenir dans cette brèche.

Une chose est certaine, Arendt veut démontrer que le flux continu de l'histoire n'est que

l'effet d'une idée rétrospective, le temps historique n'a rien de continu, il est rythmé par des

événements qui chamboulent brusquement le continuum apparent de celle-ci. Autrement

dit, l'histoire n'a rien de naturel. Dans La philosophie de l'existence et autres essais (1930-

1954), à propos de l'événement, Arendt affirme que : « L'événement éclaire son propre

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93

passé, il ne saurait en être déduit » (PE, p. 211). C'est pourquoi l'histoire ne pourrait se

limiter à la recherche causale, l'histoire n'est pas un processus déterminé par des lois

causales strictes.

Il faudrait donc distinguer le champ de l'histoire du champ des sciences dites naturelles :

L'inédit est le champ de l'historien qui, à la différence du chercheur des sciences de la

nature s'occupant d'occurrences qui se répètent toujours, étudie ce qui ne se produit

qu'une seule fois. Cette nouveauté peut être pervertie si l'historien s'attache à la

causalité et prétend être en mesure d'expliquer les événements par un enchaînement de

causes qui aurait finalement abouti à ces événements. Il apparaît alors comme un

"prophète tourné vers le passé", et tout ce qui différencie ses compétences du don de

prophétie semble ne tenir qu'à la regrettable finitude du cerveau humain,

malheureusement incapable d'intégrer et d'articuler correctement toutes les causes qui

sont à l'œuvre (PE, p. 210).

Dans son mémoire intitulé, Conception de l'histoire chez Hannah Arendt (2008)51

,

Sacha Alcide Calixte évoque à juste titre l'anti-causalisme d'Hannah Arendt :

« Nous avions vu au chapitre précédent le refus d'Arendt d'admettre la catégorie

hégélienne de nécessité historique ; ce refus trouve ici son explication méthodologique en

ce que la nécessité ou causalité historique, en transformant une hypothèse particulière et

située en principe métaphysique d'explication, rompt en fait les liens qui rattachent la

compréhension à la réalité et à l'expérience de la pluralité » (Sacha Alcide Calixte, 2008, p.

104). C'est dans ce sens aussi qu'Arendt se refuse d'évoquer, dans Origines du totalitarisme,

les causes strictes et nécessaires du totalitarisme en préférant le mot éléments du

totalitarisme. Cette nuance n'est pas anodine, pour Arendt, l'histoire n'est pas une suite

continue de causes et d'effets que l'on pourrait retracer a posteriori, elle reste ipso facto

l'histoire des hommes qui agissent et prennent des décisions. Ainsi, contrairement à la

nature qui ne fait rien en vain et qui est, comme nous l'avons souligné, habitée par le

principe de continuité, l'histoire elle, répond à la fragilité et à la grandeur de ce qui ne se

passe qu'une seule fois.

« Puisque les choses de la nature sont à jamais présentes, elles ne risquent pas d'être

ignorées ou oubliées ; et puisqu'elles sont à jamais, elles n'ont pas besoin de la mémoire des

51

Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval dans le cadre du programme de

maîtrise en philosophie pour l'obtention du grade de maître ès arts (M.A.).

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94

hommes pour continuer d'exister » (CC, p. 59). La question de l'histoire est ainsi rapportée

à la question de la mémoire qui sauve de l'oubli l'action humaine. Or, l'histoire est une

œuvre (poïesis) dont l'objet est l'activité politique (praxis) dans la mesure où elle met par

écrit ce qui, sans elle, sombrerait dans l'oubli. Avec l'histoire, l'événement pur devient

réifié, la nature par contre n'est pas événementielle, elle est éternité du même.

Cependant, derrière cette opposition apparente se cache une proximité dans la mesure

où le souci de l'immortalité est basé pour Arendt sur le lien intime entre nature et histoire,

l'histoire n'étant au final que celle de ceux qui « se sont montrés dignes de la nature » (CC,

p. 67). En effet, Arendt montre le lien entre l'être-à-jamais de la nature et l'immortalisation

à l'œuvre dans l'histoire. Cependant, même si elle passe parfois au-delà de la différence

intrinsèque entre ces deux durées, il n'en reste pas moins qu'elle les distingue souvent dans

Condition de l'homme moderne. L'éternité de la nature n'est pas identique à l'immortalité

potentielle de l'action humaine que procure l'histoire même si elle y ressemble à s'y

méprendre. L'histoire écrit et immortalise ce qui n'advient qu'une fois alors que la nature

éternise son être-à-jamais (principe de répétition naturelle du même). C'est donc parce que

la nature représente ce cosmos que les Grecs et, Arendt à leur suite, la représentaient

comme le modèle d'éternité auquel aspiraient les hommes libres. Cependant, la nature ne

fait pour Arendt qu'éterniser le zoon, la vie de l'espèce et non la vie individuelle qui, elle,

nécessite l'histoire52

. Cependant, au-delà des différences entre l'œuvre historique durable et

la nature éternelle, il existe un dénominateur commun à ces deux concepts.

« Le souci de l'immortalité, si important dans la poésie et l'historiographie grecques, est

basé sur la très intime connexion entre les concepts de nature et d'histoire. Leur

dénominateur commun est l'immortalité » (CC, p. 66). Il n'y a donc pas une simple

opposition entre l'œuvre et la nature, il y a aussi une connexion, un dénominateur commun.

52

Bien qu'Arendt utilise parfois dans un même sens immortalité et éternité, elle distingue à certains endroits

ces deux concepts. Il nous semble donc nécessaire de les garder distincts dans la mesure où nous

entendons relater la différence entre la durabilité potentielle de l'artefact humain qui s'élève contre

l'éternité de la nature bien qu'il s'en inspire grandement. En effet, la nature étant la seule chose éternelle, il

est normal que les Grecs aient vu en elle à la fois le modèle et le "ce contre quoi" il faut s'élever pour

accéder à l'immortalité. Si donc la durabilité se doit de résister au procès de la nature, il n'en reste pas

moins que c'est l'éternité de cette dernière que les hommes jalousaient à travers l'action mémorable. Pour

plus de détails sur l'aspect résistant de l'œuvre, nous renvoyons le lecteur à La crise de la culture, p. 269.

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95

En effet, la nature incarne ce qui ne meurt pas, l'histoire elle aussi, par la réification qu'elle

entreprend, immortalise l'existence d'individus en la rendant mémorable (proche des choses

de la nature). D'où le paradoxe de l'œuvre historique qui, bien que comme toute œuvre, se

doit de lutter contre le procès métabolique et naturel, reste en étroite corrélation avec la

nature dont elle partage le même dénominateur commun : l'immortalité.

Dans Condition de l'homme moderne, Arendt évoque aussi l'absence de mort au sens

strict au sein de la nature :

La nature et le mouvement cyclique qu'elle impose à tout ce qui vit ne connaissent ni

mort ni naissance au sens où nous entendons ces mots. La naissance et la mort des

êtres humains ne sont pas de simples événements naturels ; elles sont liées à un monde

dans lequel apparaissent et d'où s'en vont des individus, des entités uniques,

irremplaçables, qui ne se répèteront pas. La naissance et la mort présupposent un

monde où il n'y a pas de mouvement constant, dont la durabilité au contraire, la

relative permanence, font qu'il est possible d'y paraître et d'en disparaître, un monde

qui existait avant l'arrivée de l'individu et qui survivra à son départ. Sans un monde

auquel les hommes viennent en naissant et qu'ils quittent en mourant, il n'y aurait rien

que l'éternel retour, l'immortelle perpétuité de l'espèce humaine comme des autres

espèces animales (CHM, p. 142, 143).

Cette citation est capitale si l'on veut saisir l'intelligibilité à travers l'apparente

contradiction d'Arendt. En effet, les choses de la nature sont à jamais, elles sont

immortelles dans la mesure où la mort tout comme la naissance sont des phénomènes

humains qui nécessitent l'apparaître et le disparaître au sein du monde de la pluralité. Pour

Arendt, dans ce sens, mourir c'est cesser d'être parmi ses semblables. Si donc Arendt

qualifie la nature d'immortelle en ceci qu'elle ne meurt pas au sens où nous entendons ce

terme, il faut donc aller plus loin et dire, avec Arendt, qu'elle ne naît pas non plus. Or, le

terme immortel ne fait pas nécessairement signe vers le non-né. La naissance au sens

arendtien signifie le commencement, et c'est pourquoi nous pouvons, dans l'esprit d'Arendt,

affirmer que la nature n'a pas plus de commencement que de fin. La nature est in-née53

(non-née) et im-mortelle (non-mortel). En l'absence d'un commencement et d'une fin la

nature fait ainsi signe vers l'éternité bien plus que vers l'immortalité. Toujours dans

Condition de l'homme moderne, Arendt avance que l'expérience contemplative de l'éternel

(arrhéton) est une forme de mort politique : « Politiquement parlant, si mourir revient "à

53

Nous comprenons le suffixe latin ici dans sa négation, in-né signifie ainsi ce qui n'est pas né et non ce qui

vient à la naissance.

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96

cesser d'être parmi les hommes", l'expérience de l'éternel est une sorte de mort ; tout ce qui

la sépare de la mort réelle c'est qu'elle est provisoire, puisqu'aucune créature vivante ne

peut l'endurer bien longtemps » (CHM, p. 56). Mais alors, quelle est cette immortalité que

semble conférer l'histoire à l'homme ?

Elle n'est pas l'éternité qui est un concept apolitique, une mort politique que seule la vie

contemplative semble pouvoir accorder, elle est une vie dans le monde humain pluriel qui

transcende, en partie du moins, la mortalité biologique de l'individu grâce à l'histoire.

L'immortalité historique ne peut être conférée qu'à un individu mortel alors que

l' « immortalité » naturelle découle de l'éternité de celle-ci. Dans Le concept d'histoire,

Arendt semble oublier cette distinction et en faire fi en attribuant sans les distinguer, à la

nature et à l'histoire, un même dénominateur commun (l'immortalité). Cette inconséquence

nous oblige à rendre cohérente l'approche arendtienne en gardant distinctes l'éternité de la

nature et l'immortalité que confère l'histoire. Pour échapper à cette contradiction, nous

pouvons intercéder en faveur d'Arendt et stipuler que l'immortalité humaine historique

diffère de l'immortalité naturelle. La première est accordée aux hommes qui se savent

mortels et qui ne l'espèrent que dans la mesure où l'histoire immortalisera leur nom dans le

monde des vivants, dans le monde politique et pluriel. La seconde est une immortalité de

fait, la nature ne peut mourir parce que la mort tout comme la naissance lui sont étrangères.

Nous appelons immortalité de fait l'incapacité à mourir de la nature et immortalité humaine

(œuvre historique), l'immortalité qui s'origine dans la mortalité et la natalité de l'individu.

L'immortalité humaine que confère l'histoire trouve donc sa condition de possibilité

dans la mortalité humaine, car pour espérer immortaliser son nom, encore faut-il se savoir

mortel. C'est donc la possibilité de mourir qui conditionne et permet l'espérance

d'immortalité humaine qui elle-même appelle l'histoire de ses vœux. La nature ne peut tout

simplement ni mourir ni naître, elle ne peut qu'être "pour toujours" et "depuis toujours".

C'est pourquoi nous préférons le concept d'éternité de la nature à celui d'immortalité bien

que dans cet essai sur Le concept d'histoire, Arendt semble passablement négliger la

différence. Une petite intrusion dans la langue arabe peut nous permettre de rendre la

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97

spécificité de l'éternité vis-à-vis de l'immortalité54

. En effet, la langue arabe connaît trois

mots pour dire ce qui n'a pas de début, ce qui n'a pas de fin, et ce qui n'a ni l'un ni l'autre :

ي ( sarmadi, ni) يدمرس ,(abadi, pas de fin) يدبأ ,(azali, pas de commencementأزل

commencement ni fin).

L'immortalité de l'homme ne peut donc qu'espérer le pour toujours dans la mesure où le

de toujours lui est tout simplement impossible ; en arabe on dirait qu'il ne peut espérer que

l'abadi que lui confèrerait l'histoire alors que le sarmadi ne concerne que la nature. C'est

parce que sa vie a un commencement qu'il ne peut espérer avoir toujours été là, il peut

cependant espérer être là pour toujours parce que sa fin biologique ne mine pas de prime

abord la possibilité d'être remémoré par ses semblables. C'est donc son commencement qui

l'empêche d'espérer l'éternité des choses de la nature. Le problème du commencement est

donc la clef de voûte, car si la mémoire peut vaincre la mort biologique, elle ne peut de

toute évidence vaincre la naissance biologique. Il sera donc « comme » les choses

éternelles, il résidera dans leur voisinage, mais ne sera jamais identique à l'être-à-jamais de

la nature.

Bien que ce passage puisse passer pour une digression longue et pénible, il n'en reste

pas moins essentiel si l'on veut saisir la portée de la connexion et de la différence entre la

nature et l'œuvre. Concepts à la fois connexes et différents, l'œuvre et la nature

entretiennent une relativité antithétique. Si donc le dénominateur commun entre l'œuvre la

plus "politique" (l'histoire) et la nature est l'immortalité, il n'en reste pas moins que celle-ci

doit rester différenciée. Le « ce qui ne peut pas mourir ni naître » (in-né/im-mortel) fut

donc l'inspiration et l'idéal qui inspira le désir d'immortalité. Cependant, cette dernière n'est

accessible que dans les limites d'une naissance et d'une mort, l'immortalité est conférée à

une vie (bios) dont la biographie connait une naissance et une mort, une vie linéaire.

Donc l'histoire est d'inspiration naturelle (éternel retour du même), mais de destination

artificielle (durabilité de l'unique). Cette distinction que ne fait pas Arendt dans Le concept

d'histoire ne doit pas nous quitter des yeux si l'on veut garder la cohérence de la pensée

54

Nous en profitons ici pour saluer Soheil Kash qui, à la lecture de notre différenciation entre l'éternité de la

nature et l'immortalité potentielle de l'homme, nous rappela cette distinction linguistique présente dans la

langue arabe.

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98

arendtienne dans son ensemble. La nature requiert le « ce qui sera toujours » en vertu de la

répétition alors que l'histoire requiert le « ce qui sera toujours » en vertu de l'unicité. Si

donc la nature pour les Grecs et Arendt, est immémoriale, l'action humaine par l'histoire est

mémorable. L'histoire garde ainsi cette situation dans le monde alors que la nature reste

inénarrable55

.

En définitive, en tant qu'œuvre majeure, l'histoire semble nous permettre une distinction

de fond entre l'éternité de la nature et l'immortalité de l'œuvre. Ce faisant, nous avons non

seulement défini la durabilité de l'œuvre comme étant antithétique à l'éternité de la nature,

mais également démontré que cette relation conflictuelle est aussi relationnelle. En d'autres

termes, il semble que la relativité antithétique qu'entretient l'immortalité de l'œuvre avec

l'éternité de la nature pose la question de la durabilité dans une perspective résistante qui,

comme nous l'analyserons par la suite, confère à l'œuvre une position complexe à cheval

entre une activité contre nature et une activité d'inspiration naturelle.

2. De la durabilité traditionnelle de l'œuvre à l'instrumentalité moderne

Le premier sous-titre du chapitre de Condition de l'homme moderne concernant l'œuvre

s'intitule La durabilité du monde. Ce faisant, Arendt fonde cette activité intermédiaire

comme reposant principalement sur l'édification d'un monde durable artificiel. En effet, ni

l'animal laborans ni l'acteur politique ne peuvent réifier le monde artificiel de l'homme.

Cette qualité de l'homo faber tend à réhabiliter une forme de productivité qu'Arendt veut à

tout prix différencier de la productivité éphémère du travail que nous avons déjà analysé au

chapitre précédent. En effet, le propre de l'œuvre c'est d'instaurer un monde d'objets qui

résiste au procès de consommation et dont la durée surpasse la vie des hommes. Si donc la

condition humaine de l'œuvre est comme nous l'avons rappelé au chapitre précédent,

l'appartenance-au-monde, alors il faut entendre cette appartenance comme fonction de la

durabilité. C'est pourquoi il est possible d'affirmer que plus un objet est durable plus il fait

partie du monde. Cette appartenance au monde commun repose in fine sur la résistance du

monde œuvré au va et vient des générations. C'est sans doute pourquoi, l'œuvre d'art tient

55

La nature ne peut en effet faire l'objet d'un récit biographique avec un commencement et une fin. Nous

verrons cependant que ceci ne va plus de soi dans la modernité qui semble tout soumettre au processus.

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une place particulière au sein de l'œuvre : elle symbolise l'immortalité potentielle du monde

humain. Le caractère inutile de l'œuvre d'art lui fait donc échapper à l'usure intrinsèque aux

objets d'usage.

En raison de leur éminente permanence, les œuvres d'art sont de tous les objets

tangibles les plus intensément du-monde ; leur durabilité est presque invulnérable aux

effets corrosifs des processus naturels, puisqu'elles ne sont pas soumises à l'utilisation

qu'en feraient les créatures vivantes, utilisation qui, en effet, loin d'actualiser leur

finalité - comme la finalité d'une chaise lorsqu'on s'assied dessus - ne peut que les

détruire (CHM, p. 223).

Cependant, avec la modernité, la mentalité utilitaire inhérente à tout processus de

fabrication semble, selon Arendt, s'être généralisée à la société toute entière. Le règne de la

mentalité utilitariste tendrait à dévaloriser l'ensemble des œuvres dont la vocation n'est plus

de durer, mais bien d'être échangées. Or, Arendt déplore une généralisation de la mentalité

utilitariste et, subséquemment, une dévalorisation généralisée de l'artefact maintenant

commis à la consommation expéditive. L'œuvre perdrait ainsi sa durabilité relative au sein

d'un processus liquéfiant dont l'envergure processuelle semble mobiliser l'idéologie

naturalisante. Ce faisant, nous assistons, selon Arendt, à un changement du point

d'Archimède qui lui-même provoque un changement radical dans notre façon de percevoir

le monde maintenant regardé dubitativement à partir de l'infini. Acculé par le doute

cartésien, le monde phénoménal semble avoir perdu la consistance durable qui le définissait

jadis au profit d'une inconsistance processuelle. Pour terminer, nous montrerons comment

la technique moderne participe à cette perte de vue et du sens commun nécessaire au

jugement politique et à l'appréciation du monde dans lequel nous vivons.

2.1. Instrumentalité traditionnelle de la technique contre nature

L'instrumentalité est naturellement le propre de l'activité de l'homo faber. Elle est

caractérisée pour Arendt par les catégories des moyens et des fins. En effet, l'ouvrer est

essentiellement un processus instrumental. La mentalité de l'homo faber est donc une

mentalité utilitaire au sens large56

. L'instrumentalité traditionnelle de l'homo faber n'est

56

La mentalité utilitaire au sens large de l'homo faber se réduit pour Arendt à concevoir le monde comme un

matériau, comme un moyen en vue d'une fin. Ainsi, le clou et le bois ne sont que des moyens en vue d'une

fin (la chaise par exemple) ; ils sont destinés à disparaître dans le processus de production et n'ont donc

aucune valeur en soi.

Page 115: Durabilité et modernité - Université Laval

100

donc pas en soi problématique pour Arendt, elle est la condition de possibilité de la

fabrication.

Le mode de fabrication nécessite l'instrumentalité, dont la vocation première est de

produire des objets d'usage qu'Arendt distingue des objets de consommation produits par le

travail. Quid de l'usage ?

« L'usage auquel ils se prêtent ne les fait pas disparaître et ils donnent à l'artifice humain

la stabilité, la solidité qui, seules, lui permettent d'héberger cette instable et mortelle

créature, l'homme » (CHM, p. 187). Bien que la durabilité de l'œuvre ne soit pas absolue

dans la mesure où l'usage use l'objet, elle n'en reste pas moins radicalement différente des

produits du travail dont la destination est la consommation57

.

En outre, tout processus de fabrication nécessite une forme de violence vis-à-vis de la

nature ; l'homo faber arrache à la nature le matériau nécessaire à la production.

Le matériau est déjà un produit des mains qui l'ont tiré de son emplacement naturel,

soit en tuant un processus vital, comme dans le cas de l'arbre qu'il faut détruire afin de

se procurer du bois, soit en interrompant un lent processus de la nature, comme dans le

cas du fer, de la pierre ou du marbre, arrachés aux entrailles de la terre. Cet élément de

violation, de violence est présent en toute fabrication : l'homo faber, le créateur de

l'artifice humain, a toujours été destructeur de la nature (CHM, p. 190).

Un peu plus loin Arendt affirmera que l'animal laborans est un serviteur de la nature

(aliénation au cycle naturel et nécessaire de la nature) alors que l'homo faber est le véritable

maître de la nature. La fabrication reste donc pour Arendt une forme de « révolte

prométhéenne » (CHM, p. 191), une action contre ce qui est déjà là58

. Nous retrouvons ici

l'opposition et la connexion symptomatique de l'artefact fait de main d'homme et de la

nature comme être déjà là. Car, si l'objet de l'œuvre représente une révolte face à la nature

(anti-nature), il n'en reste pas moins originaire de cette même nature dont il tire ses

matériaux (l'homme ne créant pas ex nihilo). Cependant, la nature apparaît encore une fois

57

Nous avons amplement argumenté cet aspect consumériste inhérent au travail dans notre premier chapitre.

58 Cet élément de révolte et de violence inscrit dans la nature même de la fabrication se distingue de la vision

heideggérienne de la technique traditionnelle, cette dernière était pour lui en symbiose avec la phusis, la

poïesis est pour Heidegger une forme de phusis. « Une pro-duction, ποίησις ;, n'est pas seulement la

fabrication artisanale, elle n'est pas seulement l'acte poétique et artistique qui fait apparaître et informe en

image. La φύσις ;, par . laquelle la chose s'ouvre d'elle-même, est aussi une pro-duction, est ποίησις »

(Heidegger, 1958, p. 16).

Page 116: Durabilité et modernité - Université Laval

101

comme le modèle (source de la durabilité) et l'ennemi (révolte contre l'être-à-jamais). La

durabilité de l'ouvrage veut ainsi instituer une durabilité résistante à l'éternité cyclique de la

nature.

La différence entre la durabilité de l'artefact fabriqué par l'homme et l'éternité cyclique

de la nature est visible au sein de leurs activités respectives. Il existe « une répétition

obligatoire inhérente à l'activité laborieuse dans laquelle il faut manger pour travailler et

travailler pour manger » (CHM, p. 195). Alors que pour ce qui est de l'œuvre, il existe une

fin : « Avoir un commencement précis, et une fin prévisible, voilà ce qui caractérise la

fabrication qui, par ce seul signe, se distingue de toutes les autres activités humaines »

(CHM, p. 195).

Cependant, cette maîtrise intrinsèque à l'activité instrumentale de l'homo faber n'est pas

une fin en soi, elle reste déterminée par l'usage qui dicte pour ainsi dire la conduite de

celui-ci. Autrement dit, l'Homo faber est maître de la nature qu'il détruit pour son ouvrage,

mais ce dernier se doit de répondre aux attentes du monde humain59

.

Quelle que soit la dimension dominante de cette activité vis-à-vis de la nature, il n'en

reste pas moins qu'elle demeure au service du monde humain et ne peut lui faire violence.

L'œuvre de l'homo faber est destinée à édifier un monde humain artefact et l'instrumentalité

inhérente à son activité ne peut être appliquée aux objets finis. En effet, ces derniers

doivent durer et ne peuvent être réduits à des moyens censés disparaître (comme le clou qui

doit disparaître dans le processus de production d'une chaise). La destination de la

technique est donc le monde humain. « En d'autres termes, l'homo faber, le fabricant

d'outils, inventa les outils pour édifier un monde et non pas - non pas principalement du

moins- pour aider le processus vital » (CHM, p. 204). Arendt insiste ici sur la destination

mondaine des outils fabriqués qu'elle oppose à la destination métabolique des produits du

travail.

59

Même si nous ne voulons pas rentrer dans les détails de cette relative maîtrise que nous aurons l'occasion

par la suite d'opposer à la maîtrise absolue et critique de la technique moderne, il semble à tout le moins

nécessaire d'indiquer à titre prévisionnel que cette maîtrise reste relative (pour plus de détails voir, CHM,

p. 196) dans la mesure où la destination de la technè traditionnelle n'est pas l'homo faber, mais le monde

humain et pluriel qui détermine les besoins et les attentes que l'on est en droit d'attendre de l'artisan.

Page 117: Durabilité et modernité - Université Laval

102

Dans sa thèse L'itinéraire de pensée d'Hannah Arendt (1998), Luc Vigneault affirme ce

qui suit : « À la fois créateur et fabricateur d'objets, d'instruments et d'outils, l'homo faber

élabore et confectionne les artefacts du monde » (Luc Vigneault, 1998, p. 124). Plus loin,

Vigneault commentant Arendt avance que « L'impulsion à laquelle répond l'homo faber

serait celle d'un élan créateur se posant sur le cercle assimilateur de la nature. L'homo faber

arrache ses matériaux à la nature pour en façonner des artefacts. Son but implicite dans

l'équilibre de la vita activa est d'instaurer, par delà l'environnement vital, une durabilité et

une stabilité au monde » (Vigneault, 1998, p. 124). Ainsi, le monde humain semble devoir

s'édifier par delà l'environnement vital, le monde humain est un monde artefactuel.

Le monde humain artefact arrache à la nature ses matériaux pour pouvoir les façonner.

Ce matériau ne doit pas réintégrer le cycle naturel, mais lui résister. Dans La crise de la

culture, Arendt définit d'une manière explicite le monde à travers le concept de culture, les

choses culturelles sont les plus mondaines étant celles qui durent le plus. C'est dans ce sens

qu'elle accorde aux œuvres d'art la supériorité vis-à-vis des autres productions.

Non seulement elles (les œuvres d'art) ne sont pas consommées comme les biens de

consommation, ni usées comme des objets d'usage. Mais elles sont délibérément

écartées des procès de consommation et d'utilisation, et isolées loin de la sphère des

nécessités de la vie humaine. Cette mise à distance peut se réaliser par une infinité de

voies. Et c'est seulement quand elle est accomplie que la culture, au sens spécifique du

terme, vient à l'être.

La question ici n'est pas de savoir si la mondanité, le pouvoir de fabriquer et de créer

un monde, fait partie intégrante de la « nature » de l'homme. Nous connaissons

l'existence de peuples sans monde (worldless), comme nous connaissons des hommes

hors du monde (unworldly). La vie humaine comme telle requiert un monde dans

l’exacte mesure où elle a besoin d’une maison sur la terre pour la durée de son séjour

ici. Certes, tout aménagement que font les hommes pour se pourvoir d'un abri et mettre

un toit sur leur tête - même les tentes des tribus nomades - peut servir de maison sur la

terre pour ceux qui se trouvent en vie à ce moment-là. Mais cela n'implique en aucun

cas que de tels aménagements engendrent un monde, isolent une culture. Cette maison

terrestre ne devient un monde, au sens propre du terme, que lorsque la totalité des

objets fabriqués est organisée au point de résister au procès de consommation

nécessaire à la vie des gens qui y demeurent, et ainsi, de leur survivre. C’est seulement

là où une telle subsistance est assurée que nous parlons de culture ; c’est seulement là

où nous sommes confrontés à des choses qui existent indépendamment de toute

référence utilitaire ou fonctionnelle, et dont la qualité demeure toujours semblable à

elle-même, que nous parlons d’œuvre d’art (CC, p. 268, 269).

Cette maison terrestre n'accède "proprement" à la dignité du monde que dans la mesure

où elle résiste à la vie éphémère des individus qui la composent et au procès métabolique de

Page 118: Durabilité et modernité - Université Laval

103

la société. Cependant, le concept de monde chez Arendt semble parfois subir de subtiles

altérations. Dans La vie de l'esprit, Arendt avance l'hypothèse selon laquelle les animaux

ont eux aussi un monde, que chaque espèce vivante en a un. Il existe donc deux sens au

concept de monde chez Arendt même si elle n'entreprend pas l'effort de les distinguer

nettement.

Au sens large, dans La vie de l'esprit, le monde est ce qui apparaît. « Le monde où

naissent les hommes renferme un grand nombre de choses, naturelles et artificielles,

vivantes et mortes, provisoires et éternelles qui ont toutes en commun de paraître et par là

même d'être faites pour se voir, s'entendre, se toucher, être senties et goûtées par des

créatures sensibles dotées de sens appropriés » (VE, p. 37). C'est ce qu'Arendt appelle

Nature phénoménale du monde. « Bien que chaque objet séparé paraisse sous un angle

variable aux individus, le contexte dans lequel il le fait est le même pour l'espèce entière. À

cet égard, chaque espèce animale occupe un monde à elle, et l'animal n'a nullement besoin

de comparer ses caractéristiques physiques à celles des autres spécimens de l'espèce pour

identifier ceux-ci comme tels » (VE, p. 77)60

. Le monde n'est donc pas un concept

spécifique à l'humanité61

bien qu'il soit un concept spécifique à la pluralité. Pour résumer,

nous pouvons affirmer ce qui suit : le monde au sens large signifie ce qui apparaît à une

pluralité d'une même espèce selon le même contexte. Ici s'éclaire ce que nous avons déjà

présenté au chapitre 1. La foi perceptive, le sentiment selon lequel le monde que nous

percevons est bien réel, repose, d'une part, sur la pluralité, d'autre part, sur la durabilité de

l'apparaître. Car sans la certitude que ce monde apparaît durablement à mes semblables, il

60

La nature phénoménale du monde est comprise sous l'angle de l'apparaître qui lui-même présuppose une

pluralité concordante. Autrement dit, la nature biologique, le processus de développement caché, ne fait

pas partie du monde, seul ce qui apparaît peut en faire partie. La nature n'est pas donc d'emblée rejetée par

Arendt du monde des hommes, c'est plutôt le processus biologique interne et invisible qui l'est. Si donc

l'arbre apparaît aux hommes, le processus vital de celui-ci reste caché et ne peut faire partie intégrante du

monde.

61 Il est à noter que Heidegger est plus radical qu'Arendt dans la mesure où pour lui les animaux n'ont pas de

monde : « Si les plantes et animaux sont privés du langage, c’est parce qu’ils sont emprisonnés chacun

dans leur univers environnant, sans être jamais librement situés dans l’éclaircie de l’être. Or seule cette

éclaircie est monde » (Heidegger, 1976, p. 82, 83). Cependant, bien que même les animaux occupent un

monde qui fait sens pour eux, jamais ils ne peuvent édifier un monde artefactuel, pas plus qu'ils ne

peuvent révéler par l'action leur unicité dans ce monde de l'apparaître. Le monde animal reste donc

zoologique, propre à l'espèce et donc vraisemblablement éternel.

Page 119: Durabilité et modernité - Université Laval

104

n'y aurait pas de foi perceptive. La foi perceptive repose donc non seulement sur la

pluralité, mais également sur la durabilité du monde des hommes.

Ce détour par le sens large du concept de monde n'affecte cependant pas la spécificité

du monde humain. En effet, Arendt semble signifier qu'il existe une singularité de celui-ci.

À la fois être-au-monde et être-du-monde l'homme lui aussi est voué à apparaître et à

disparaître, autrement dit, il est à la fois plongé dans le monde qui lui apparaît tout en étant

lui aussi soumis à la loi de l'apparaître. Cependant, l'homme est le seul être vivant se

sachant mortel. Cette conscience de la mortalité détermine de fond en comble son

appréhension spécifique de celui-ci. Si donc le monde au sens large est tout ce qui apparait,

certaines choses au sein du monde humain semblent pouvoir réconcilier l'homme avec sa

mortalité biologique. En effet, par l'action, l'homme peut prétendre immortaliser son nom.

Cette prétention n'est cependant possible que dans la mesure où il existe des choses

hautement mondaines. La mondanité des choses repose sur la durabilité :

La réalité et la solidité du monde humain reposent avant tout sur le fait que nous

sommes environnés de choses plus durables que l'activité qui les a produites, plus

durables même, en puissance, que la vie de leurs auteurs. La vie humaine, en tant

qu’elle bâtit un monde, est engagée dans un processus constant de réification, et les

choses produites, qui à elles toutes forment l’artifice humain, sont plus ou moins du-

monde selon qu’elles ont plus ou moins de permanence dans le monde (CHM, p. 141).

Or, si l'homme est lui aussi du-monde, son existence n'en reste pas moins finie, c'est

pourquoi le monde humain repose, essentiellement du moins, sur cette réification durable

qui symbolise l'immortalité potentielle à laquelle nous pouvons aspirer. Les mortels sont

donc des aspirants à l'immortalité qui ne peut être acquise qu'à travers l'action mémorable

réifiée dans l'œuvre. C'est donc par l'action que se joue politiquement la direction que

prendra le monde bien que ce soit à travers l'œuvre que celle-ci peut espérer être

mémorable.

Il y a donc pour Arendt une gradation échelonnée au sein du monde humain artefact,

une forme de hiérarchie : les choses fabriquées s'échelonnent selon leur durabilité. Or, la

durabilité comme nous l'avons déjà souligné est conçue comme relation antithétique

(antichambre), elle est résistance au procès métabolique et cyclique de la nature. Ainsi,

cette conception pyramidale trouve à sa base les choses les moins durables et les plus

nécessaires à la survie de l'espèce (produits du travail), elle trouve en son milieu les objets

Page 120: Durabilité et modernité - Université Laval

105

de l'artefact utiles (objets d'usage qui finiront par s'user) et culmine dans la production du

beau qui n'a que pour seul but celui d'apparaître et de nous émouvoir (durabilité

potentiellement absolue). Enfin, l'action politique est l'activité la plus mondaine bien qu'elle

soit en elle-même improductive (absence de réification). La mondanité de l'action politique

repose principalement sur la pureté d'un apparaître sans artifice, mais aussi sur la durabilité

des processus déclenchés par l'action. Cependant, du point de vue de la réification, l'action

n'édifie rien de tangible. Cette fragilité apparente est en même temps ce qui fait la force de

l'action qui n'est jamais soumise aux nécessités matérielles et techniques et qui est donc

inscrite, comme nous l'avons précédemment décrit, sous le signe de la contingence.

Bien que les produits du travail ne fassent pas intensément partie du monde (ils ne sont

pas produits par l'homo faber), ils apparaissent cependant dans notre monde et ce, même si

ce n'est que pour une durée insignifiante (ils transitent dans le monde). Par opposition,

l'œuvre d'art n'est pas une œuvre de transit ; bien plus, elle est l'œuvre en comparaison de

laquelle la durée d'une vie humaine semble transitoire et éphémère. Quelle est la spécificité

de ces œuvres qui sont le plus intensément du-monde et qui constituent le sommet de la

hiérarchie ?

La durabilité de l'œuvre d'art provient de sa réification artefactuelle alors que le

caractère éphémère du travail provient de son allégeance à la vie métabolique. Il est donc

possible d'interpréter ce passage de Condition de l'homme moderne où Arendt traite du prix

à payer par la réification de l'œuvre d'art.

Nous avons déjà dit que cette réification, cette matérialisation sans laquelle aucune

pensée ne peut devenir concrète doit toujours être payée, et que le prix en est la vie

elle-même : c'est toujours dans la « lettre morte » que « l'esprit vivant » doit survivre,

dans une mort dont on ne peut le sauver que si la lettre rentre en contact avec une vie

qui veut la ressusciter, encore que cette résurrection des morts soit, comme tout ce qui

vit, promise de nouveau à la mort. Cependant cette mortalité, toujours présente dans

l'art et indiquant, pour ainsi dire, la distance qui sépare le foyer originel de la pensée,

dans le cœur ou le cerveau de l'homme, de son éventuelle destinée dans le monde, cette

mortalité n'est pas la même dans tous les arts (CHM, p. 224, 225).

En tant qu'objet d'une pensée vivante62

, la réification de l'œuvre d'art doit payer le prix

62

Pour Arendt, l'œuvre d'art est un objet de pensée, autrement dit, l'œuvre d'art réifie la pensée de son

auteur.

Page 121: Durabilité et modernité - Université Laval

106

d'une mort propre à figer la dynamique de la pensée. En d'autres termes, toute édification

d'un monde durable artificiel nécessite une rupture avec le monde vivant et changeant. La

durabilité de l'œuvre d'art est donc véritablement fonction de ce processus mortifère au sein

duquel l'œuvre acquiert une solidité antithétique à la vie. Encore une fois, la nature et la vie

sont le ce-contre-quoi doit lutter l'œuvre d'art pour instaurer une durabilité de son propre

fût. Paradoxalement, l'immortalité potentielle de l'œuvre d'art n'est possible que dans la

mesure où l'œuvre a été arrachée au monde de la vie. Mais alors, comment l'immortalité de

l'œuvre d'art peut-elle surgir du processus mortifère d'arrachement à la vie ?

Le paradoxe de l'immortalité mourante de l'œuvre d'art ne peut être résolu que dans la

mesure où cette même œuvre d'art requiert l'attention d'une pluralité capable de la réanimer

grâce à un esprit cultivé. En effet, l'immortalité requiert, comme le suggère Arendt, la

résurrection. Afin de saisir la spécificité de cette résurrection, il faut revenir à la conférence

qu'Arendt consacre à la culture et au sein de laquelle elle traite spécifiquement de la place

centrale de l'œuvre d'art.

2.2. La culture comme prendre soin

En sa qualité d'homo faber, l'homme édifie un monde d'objets artificiels qui résiste aux

flux des générations. Or, si l'on peut étudier la culture d'un peuple éteint à travers la

diversité de ses outils et de ses œuvres d'usage, c'est parce que l'œuvre édifie véritablement

un monde durable propre à perdurer par delà les siècles. Ce faisant, on peut constater

qu'Arendt concentre son attention sur l'aspect historique de la culture, sur son rapport au

passé, sur sa capacité à préserver un passé révolu, mais pourtant encore paradoxalement

vivant63

. C'est sans doute pourquoi Arendt présuppose la place centrale de l'art au sein de la

culture ; l'art potentiellement immortel constitue le domaine le plus hautement culturel.

« Pour ces raisons, toute discussion sur la culture doit prendre pour point de départ le

phénomène de l'art. Si la choséité de toutes les choses dont nous nous entourons réside dans

le fait qu'elles ont une forme à travers laquelle elles apparaissent, seules les œuvres d'art

63

En effet, dans La crise de la culture, Arendt oriente sa réflexion relative à la culture sur sa dimension

passée et mémorable. Bien qu'on puisse regretter l'absence d'une réflexion sur l'effervescence potentielle

d'une culture dynamique et innovante, l'intérêt de l'approche arendtienne est de décrire, comme nous

l'analyserons, la condition de possibilité de la culture qui repose sur un esprit cultivé capable de prendre

soin "religieusement" de l'art et de la culture.

Page 122: Durabilité et modernité - Université Laval

107

sont faites avec pour unique but l'apparaître » (CC, p. 269).

Or, bien que la culture englobe la totalité des œuvres humaines, elle n'est pas, du point

de vue arendtien le seul effet d'une productivité artistique ou autre. Elle est également et

tout autant, une activité particulière qui nécessite une sensibilité attentive. En d'autres

termes, il n'y a de culture objective que s'il y a un cultiver qui relèverait plus d'une attitude

ou d'un jugement. Afin de définir la culture, Arendt prend pour point de départ l'étymologie

du mot.

La culture, mot et concept, est d’origine romaine. Le mot « culture » dérive de colere–

cultiver, demeurer, prendre soin, entretenir, préserver – et renvoie primitivement au

commerce de l’homme avec la nature, au sens de culture et d’entretien de la nature en

vue de la rendre propre à l’habitation. En tant que tel, il indique une attitude de tendre

souci, et se tient en contraste marqué avec tous les efforts pour soumettre la nature à la

domination de l’homme » (CC, p. 271).

Il est possible d'articuler cette citation autour de trois moments importants. Tout

d'abord, la culture est définie comme une activité, elle est l'action de prendre soin et

d'entretenir. Ensuite, ce cultiver a pour finalité l'habitation. Enfin, cette attitude de tendre

souci est opposée à une autre attitude qui est la domination de la nature.

La première articulation est d'une importance capitale pour la compréhension du

concept de culture dans le cadre de notre compréhension de la durabilité. En effet, en tant

qu'objet éminemment culturel, l'œuvre d'art requiert pour Arendt un prendre soin.

Autrement dit, la lettre morte resterait telle s'il ne se trouvait des hommes capables de

restaurer l'esprit vivant de l'œuvre. Avec le concept de culture, l'immortalisation mortifère

paradoxale est résolue par la présence de gardiens capables de juger de l'art d'une manière

désintéressée. Ici, un parallèle s'impose entre la pensée arendtienne et la pensée

heideggérienne. Dans Origine de l'œuvre d'art, Heidegger nomme explicitement cette garde

sans laquelle toute œuvre d'art serait vouée à la perdition. Bien que dans un autre registre et

motivé par la question de l'être dont nous traiterons pas ici, Heidegger stipule clairement la

correspondance entre les créateurs et les gardiens64

.

64

« Cette retenue dans le séjournement permet à son tour au créé d'être l'œuvre qu'il est . Ceci :

Permettre à l'œuvre d'être une œuvre , nous l'appellerons la garde de l'œuvre » (Heidegger, Martin,

1962, p. 75).

Page 123: Durabilité et modernité - Université Laval

108

Sur un autre registre, Arendt affirme que la question du prendre soin est

intrinsèquement liée au jugement désintéressé qu'elle emprunte directement à Kant65

. En

effet, dans La critique de la faculté de juger, Kant spécifie le jugement esthétique comme

étant un jugement purement réfléchissant66

. En outre, un tel jugement doit nécessairement

être désintéressé, condition sans laquelle, il serait condamné à un jugement subjectif de

l'ordre de l'agréable. Ce faisant, Kant évoque l'existence d'un sens commun esthétique et

présuppose la possibilité de prendre en compte le jugement possible d'autrui :

En fait, sous l’expression de sensus communis, il faut entendre l’Idée d’un sens

commun à tous, c’est-à-dire un pouvoir de juger qui, dans sa réflexion, tient compte en

pensée (a priori) du mode de représentation de tout autre, pour en quelque sorte

comparer son jugement à la raison humaine tout entière et se défaire ainsi de l’illusion

qui, procédant de conditions subjectives aisément susceptibles d’être tenues pour

objectives, exercerait une influence néfaste sur le jugement (Kant, 1995, p. 279).

En outre, le jugement esthétique de Kant est réhabilité par Arendt en tant que jugement

également politique dans la mesure où la culture au sens large et, plus particulièrement l'art,

nécessitent un jugement qui se trouve à l'antipode d'une vision subjective et individualiste.

« Ce qui signifie, d'une part, qu'un tel jugement doit se libérer lui-même des "conditions

subjectives privées", c'est-à-dire des idiosyncrasies qui déterminent naturellement la

perspective de chaque individu en privé, et sont légitimes tant qu'elles restent opinions

soutenues en privé, mais qui ne sont pas faites pour la place du marché, et perdent toute

validité dans le domaine public » (CC, p. 282). En d'autres termes, le cultiver n'est possible

que dans la mesure où il y a un juger au sens kantien du terme, un sens commun esthétique

qu'Arendt reprend à son compte en en faisant par ailleurs un sensus communis politikus. Le

cultiver est, en quelque sorte, l'attention qui permet l'entretien de la durabilité du monde

dans la mesure où, sans le jugement, l'art resterait dans le meilleur des cas une lettre morte

et, dans le pire des cas, instrumentalisé par la mentalité philistine qu'elle dénonce dans La

crise de la culture.

65

Pour plus de détails sur le jugement politique chez Hannah Arendt, nous renvoyons le lecteur à la thèse de

Sophie Cloutier, Multiculturalisme et pluralité : une lecture du jugement politique chez Hannah Arendt

(2008), dans laquelle l'auteur traite de la généalogie du concept de jugement chez Arendt et de son

affiliation à Ciceron et à Kant.

66 Le jugement esthétique kantien est purement réfléchissant : ce qui signifie dans les faits qu'on ne peut

juger de la beauté d'une œuvre d'art à partir d'un concept de beau dans la mesure où un tel concept n'existe

pas.

Page 124: Durabilité et modernité - Université Laval

109

Il est donc possible d'affirmer que l'immortalité de l'œuvre requiert un cultiver sans

lequel le sacrifice de l'esprit pour la lettre aurait été vain. Grâce au cultiver, l'œuvre acquiert

une "vitalité" artificielle qui n'en reste pas moins opposée à la vitalité naturelle auto-

génésique. Contrairement à la nature qui n'a besoin de rien pour affirmer son éternité,

l'œuvre des hommes requiert l'entretien sans lequel elle sombrerait dans la dépréciation.

La seconde articulation traite de la finalité de la culture, à savoir, le rendre propre à

l'habitation. En d'autres termes, la finalité du cultiver, sa raison d'être primordiale est

l'habitation humaine. Ainsi, le cultiver appelle l'habiter et présuppose l'impossibilité

d'habiter un monde dont on n'a pas pris soin. Or, si les hommes ne peuvent habiter un

monde délaissé c'est parce que l'habitation semble requérir pour Arendt le rendre propre,

autrement dit le faire sien du monde sans laquelle ce même monde nous paraitrait étranger.

Cependant, il faut faire l'effort de penser le rendre propre de la nature dans un sens non-

hégélien. En effet, pour Arendt, la culture n'est pas une appropriation violente et dialectique

de la nature comme semble le penser Hegel dans Esthétique (1820-1829) en évoquant la

connaissance de soi pratique et le refus de l'étrangeté :

Deuxièmement, l’homme se constitue pour soi par son activité pratique parce qu’il est

poussé à se trouver lui-même, à se reconnaître lui-même dans ce qui lui est donné

immédiatement, dans ce qui s’offre à lui extérieurement. Il y parvient en changeant les

choses extérieures, qu’il marque du sceau de son intériorité et dans lesquelles il ne

retrouve que ses propres déterminations. L’homme agit ainsi, de par sa liberté de

sujet, pour ôter au monde son caractère farouchement étranger et pour ne jouir des

choses que parce qu’il y trouve une forme extérieure de sa propre réalité. Ce besoin de

modifier les choses extérieures est déjà inscrit dans les premiers penchants de

l’enfant  ; le petit garçon qui jette des pierres dans le torrent et admire les ronds qui se

forment dans l’eau, admire en fait une œuvre où il bénéficie du spectacle de sa propre

activité. Ce besoin revêt des formes multiples, jusqu’à ce qu’il arrive à cette manière

de se manifester soi-même dans les choses extérieures, que l’on trouve dans l’œuvre

artistique. Mais les choses extérieures ne sont pas les seules que l’homme traite ainsi  ;

il en use pareillement avec lui-même, avec son propre corps, qu’il change

volontairement, au lieu de le laisser dans l’état où il le trouve. Là est le motif de toutes

les parures, de toutes les élégances, fussent-elles barbares, contraires au goût,

enlaidissantes, voire dangereuses, telles que le traitement que les Chinoises font subir à

leurs pieds ou les incisions des oreilles ou des lèvres. C’est seulement chez l’homme

civilisé que les changements de forme, de comportement et de tous les autres aspects

extérieurs procèdent d’une culture spirituelle (Georg Wilhelm Friedrich Hegel, 1962,

p. 21,22)

En d'autres termes, pour Hegel la culture est une forme d'appropriation dialectique de la

nature au sein de laquelle le sujet s'oppose à la nature. Cette opposition est animée par le

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110

refus de l'étrangeté, c'est-à-dire, de l'en soi. En effet, la culture spirituelle est l'effet d'une

synthèse entre le sujet/esprit et l'objet/nature. La culture serait en ces termes la conséquence

de l'appropriation de la nature en une chose pour soi au sein de laquelle le sujet peut se

reconnaitre individuellement. Pour Arendt, il s'agit moins d'une opposition violente que

d'un tendre souci, de l'entretien et du prendre soin qui, comme nous le verrons plus tard,

ouvre sur une pluralité grâce au sens commun.

Autrement dit, l'esprit cultivé est nécessaire pour sortir de l'aliénation au monde,

aliénation qu'Arendt décrit sous l'angle du retrait désolant dans la sphère privée et qui, du

point de vue des facultés humaines, se traduit par l'incapacité de juger d'une manière

désintéressée. Nous aurons à revenir sur cette aliénation au monde au sein du requérir

technique moderne qu'Arendt accuse d'être à l'origine de l'aliénation au monde. Qu'il nous

suffise ici de dire l'importance de l'appartenance au monde qu'Arendt attribue dans

Condition de l'homme moderne à la condition de l'œuvre. En d'autres termes, il n'est

possible d'habiter humainement un monde que dans la mesure où ce monde est entretenu ;

l'appropriation du monde repose sur le sentiment/jugement que ce monde apparait

durablement à une pluralité. C'est pourquoi, dans Le système totalitaire, Arendt évoque le

caractère tragique du déracinement qu'elle lie à la superfluité, elle-même liée à la

désolation.

La désolation, fonds commun de la terreur, essence du régime totalitaire, et, pour

l'idéologie et le système logique, préparation des exécutant et des victimes, est

étroitement liée au déracinement et à la superfluité qui ont constitué la malédiction des

masses modernes depuis le commencement de la révolution industrielle et qui sont

devenus critique avec la montée de l'impérialisme à la fin du siècle dernier et la

débâcle des institutions politiques et des traditions sociales à notre époque. Être

déraciné, cela veut dire n'avoir pas de place dans le monde, reconnue et garantie par les

autres ; être superflu, cela veut dire n'avoir aucune appartenance au monde (ST, p. 306,

307).

Si donc Arendt évoque la finalité de la culture comme étant le rendre propre à

l'habitation humaine, c'est qu'elle considère que, sans une place dans le monde, les hommes

seraient pour ainsi dire superflus. Ainsi, la culture semble signifier pour Arendt bien plus

que l'ensemble des œuvres culturelles de l'humanité, elle requiert une attitude mondaine par

laquelle l'homme fait sien le monde en l'habitant. En ce sens, par exemple, apatrides et

réfugiés sont littéralement privés de monde et l'exil apparait comme étant principalement

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111

déshumanisant et déracinant : « L'histoire de notre lutte est désormais connue. Nous avons

perdu notre foyer, c'est à dire la familiarité de notre vie quotidienne. Nous avons perdu

notre profession, c'est à dire l'assurance d'être de quelque utilité en ce monde. Nous avons

perdu notre langue maternelle, c'est à dire nos réactions naturelles, la simplicité des gestes

et l'expression spontanée de nos sentiments » (TC, p. 58). L'étrangeté qu'évoque Arendt

dans La tradition cachée dénote très clairement l'importance du familier. En outre,

l'expérience du déracinement qu'elle décrit chez les apatrides est avant tout une perte

aliénante de monde. Déracinement et superfluité sont donc la malédiction des masses

modernes en ceci que les hommes ont perdu leur place dans le monde. Afin de comprendre

le rendre propre à l'habitation, il faut donc par opposition revenir au phénomène désolant

des réfugiés et des apatrides qu'analyse Arendt dans L'impérialisme, ce détour devrait nous

permettre de saisir l'importance de l'habitation humaine durable.

L'annulation de la naturalisation ou l'introduction de nouvelles lois qui préparaient de

toute évidence le terrain à des dénaturalisations massives brisèrent le maigre espoir des

réfugiés de s'adapter à une vie normale nouvelle ; si l'assimilation au nouveau pays

avait d'abord pu paraître un peu mesquine ou déloyale, elle était désormais tout

simplement ridicule (ST, p. 279).

Face à l'impossibilité de la naturalisation massive, l'alternative de la déportation n'en

restait pas moins problématique. Le problème de la déportation repose sur le caractère

indésirable du déporté qui n'est accepté nulle part. En d'autres termes, les mesures de

rapatriement du réfugié ont souvent échoué « parce que ni son pays d'origine ni aucun autre

pays n'acceptaient d'accueillir l'apatride » (ST, p. 276). L'État devait donc faire de la

contrebande de réfugiés, c'est-à-dire, de la déportation illégale de personnes illégales.

Objets de contrebandes illégales, le problème des réfugiés semblait insoluble à moins de

trouver une solution passagère.

Toute les discussions sur le problème des réfugiés ont tourné autour de la même

question : Comment rendre le réfugié à nouveau déportable ? La seconde guerre

mondiale et les camps de personnes déplacées n'étaient pas nécessaires pour montrer

que le seul substitut concret à une patrie inexistante était le camp d'internement. De

fait, ce fut dès les années 30 le seul "pays" que le monde eut à offrir aux apatrides »

(ST, p. 277, 278).

Les camps d'internement stigmatisaient la situation du réfugié qui n'est pas encore

citoyen à part entière. Or, comme nous le verrons plus loin, la privation effective de droits

fait signe vers un état de nature déshumanisant. La position déracinée du réfugié le plonge

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112

donc juridiquement et politiquement dans un état qui ressemble à ce que Hobbes décrivait

comme le pire état qui soit, l'état de nature. Ne pouvant ni les naturaliser- impossible

assimilation des masses- ni les déporter- absence de pays d'accueil- il semble n'exister

aucune solution finale au problème des réfugiés. L'absence de solution finale a nécessité

une solution provisoire : les camps de transits. En effet, ayant perdu ses droits, le réfugié est

reclus dans un no-man's-land inhabitable : les camps de réfugiés. Jusqu'à ce que ces camps

provisoires à l'image d'une solution provisoire se transforment, sous l'effet de la tentation

totalitaire, en une solution finale, en camps de concentration67

.

Devant l'équation insoluble (naturalisation/déplacement), il a donc fallu se résigner non

pas à une solution intermédiaire qui n'existe pas, mais bien à une non-solution, c'est-à-dire,

à un état de stand by, la création de camps d'attente, les sinistres camps d'internement.

N'étant ni fous, ni normaux, ni citoyens ni étrangers, ces personnes ont perdu jusqu'au droit

d'habiter une terre. En lieu et place de l'habitation, ils ont eu le camp de transit. Le camp

apparait donc comme une solution mitigée, ou encore comme l'aveu de faiblesse devant un

phénomène irrésoluble. Les réfugiés sont stockés dans des camps, ce faisant, ils sont

internés en attendant leur réhabilitation dans la communauté des hommes. En tant que lieu

d'attente transitoire, le camp s'installe dans une temporalité précaire et éphémère de telle

sorte qu'il nous est possible d'affirmer que le camp est par essence un camp d'attente dans

lequel le migrant n'est ni en voyage ni arrivé. Le camp est donc une escale si par escale

nous entendons le lieu d'attente et de patience, le lieu de l'entre-deux. La temporalité fragile

des camps réside dans l'interdiction tacite de s'y installer durablement. Or, l'interdiction

tacite de l'installation durable repose elle-même sur la spatialité transitaire du camp dont les

résidences sont construites dans l'esprit de l'amovible. En effet, le camp est par définition

amovible, c'est-à-dire mobile, alors que l'habitation et l'enracinement nécessitent un ancrage

inamovible qui repose sur l'immobilier. Pour exemplifier cette situation il suffit de prêter

attention au regard parfois accusateur qui se pose sur les camps de réfugiés palestiniens au

67

Dans Le système totalitaire, Arendt évoque la place prépondérante que prenait la police pour gérer les

camps des hors-la-loi et démontre également le lien entre le totalitarisme et l'État policier. L'augmentation

des prérogatives de la police avec ses décrets est donc le signe d'un basculement de l'État de droit vers un

État policier arbitraire.

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113

Liban68

. La construction d'immeubles et d'infrastructures est perçue comme une usurpation

de la terre et comme une occupation dangereusement durable. Or, cela n'est pas étonnant

dans la mesure où ce phénomène indique la tendance humaine à l'installation durable. En

effet, au-delà de l'interdiction tacite de l'installation, il existe indéniablement une volonté

d'habiter durablement un lieu dans la mesure où le camp est littéralement invivable69

.

Cependant, même si les camps palestiniens ont perdu toute ressemblance avec ce que l'on a

coutume d'appeler un camp, l'appellation est restée comme pour défier la réalité et lui

imputer par le pouvoir du verbe son caractère transitoire et éphémère. Et voilà que par la

magie du verbe des immeubles se transforment en tentes légères et fragiles.

Comme nous l'avons précédemment affirmer, le camp n'est pas un espace véritablement

humain, il est ce no man's land auquel sont conviés les exilés. En tant que no man's land, le

camp n'appartient à personne, pas même au réfugié, il est pré-humain pour ne pas dire

animal. Bien que dans le meilleurs des cas, les hommes y vivant sont nourris et logés, ils

vivent là dans un enclos pré-civilisationnel. L'aspect pré-civilisationnel doit être compris

relativement à la condition passagère des camps dont l'interdiction tacite à l'installation

condamne toute culture. N'ayant pas vocation à durer, ces derniers ne peuvent abriter en

droit de monuments durables. Le lieu du camp est donc le lieu d'attente qu'on serait voué à

quitter tôt ou tard, un lieu voué à l'abandon est créé à cette fin. Cette position temporelle du

camp tend à discréditer du point de vue de l'extérieur ces résidents dans la mesure où ils

sont considérés comme des personnes à la fois indésirables mais aussi sous-humaines

68

Le choix du Liban pour exemplifier le problème des camps n'est pas anodin. En effet, si le problème des

réfugiés n'est pas en soi moderne, l'établissement des camps est quant à lui un phénomène nouveau dans la

mesure où les premiers camps de réfugiés sont apparus au Liban et en Syrie avec les Arméniens qui ont dû

fuir la Turquie en 1920. Les puissances mandataires décidèrent de créer ces camps pour l'accueil des

réfugiés. Au Liban, comme nous le verrons, l'expérience palestinienne semble défier la vocation

originellement temporaire du camp.

69 La persistance de l'appellation n'évoque dans ce sens que le refus du fait accompli, à savoir,

l'établissement durable des réfugiés palestiniens qui, en dépit de la privation des droits les plus

élémentaires des réfugiés (droit d'appropriation, droit au travail, etc.) ne peuvent accepter à long terme

l'habitation de fortune amovible. Au-delà de toute polémique sur la légitimité de l'installation des réfugiés

au Liban, il est possible de penser que c'est là une tendance globalement humaine que de ne pouvoir vivre

dans un lieu qu'une fois qu'on se l'approprie. Or, l'appropriation nécessite la durée sans laquelle la vie

ordinaire serait tout simplement impossible. La tente est donc vouée à long terme à laisser la place aux

immeubles, l'immobilité immobilière étant la condition de possibilité de l'habitation spécifiquement

humaine.

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114

n'ayant pas de chez-soi et ne pouvant s'approprier durablement la terre. Du point de vue des

résidants, le sentiment passager et transitoire interdit tacitement tout entretien durable de la

terre et ainsi toute appropriation.

Le camp doit donc réaliser ce difficile équilibre qui consiste à proposer le strict

nécessaire vital, le vivable, tout en restreignant l'habitable.

Les résidents sont donc privés de la possibilité de prendre soin de la terre, de la

possibilité de la cultiver au sens étymologique dont nous avons déjà parlé. L'enclos

transitoire a donc pour unique vocation l'entretien de la vie biologique ou zoologique de

l'homme, mais non son établissement culturel durable. Les réfugiés résidant dans les camps

sont donc, sous une forme ou sous une autre, les nouveaux sauvages de l'ère moderne.

Stockés dans des camps, ils ressemblent, à s'y méprendre, à un troupeau, le camp est dans

ce sens un bestiaire.

De toutes les attributions ou appellations relatives aux camps de réfugiés, il en est une

qui, à mon sens, frappe et illustre de par sa sinistre justesse : La jungle de Calais.

En effet, le concept de jungle est explicitement déshumanisant : hors du temps actuel,

hors du lieu, hors de la civilisation humaine, la jungle est le lieu inhumain par excellence, le

lieu des hors-la-loi, le lieu de l'animalité. En ce sens, le sentiment nostalgique des réfugiés

n'est pas résolu, mais accentué par l'expérience des camps. De plus, le mal du retour, est

non seulement orienté vers le chez-soi originel, mais également vers le lieu où ils étaient

originellement considérés comme des hommes. Le réfugié est donc en quelque sorte en mal

d'humanité, le retour dans la communauté des hommes et le retour à l'habitation durable

sont une seule et même destination. La condition tragique du réfugié déraciné repose sur le

fait que, privé de son chez-soi, il est également et simultanément privé de son humanité.

Nul part ailleurs que dans les camps de réfugiés, les camps de transit, n'est aussi visible

la condition tragique du déraciné. Arraché à son chez-soi, il est en attente, il est suspendu

au non-être passager dans une pensée du devenir qui interdit toute installation durable. En

d'autres termes, le camp est l'expression du déracinement en tant que suspension tragique

des racines à l'air libre. Arraché à son chez-soi, il est également arraché à son humanité

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115

dans la mesure où il est convié à la survie. Ce qui signifie en d'autres mots, que le camp

réduit la condition humaine à la condition animale ou zoologique. En effet, la vie

biographique est impossible si on retire à l'homme la possibilité de perdurer et de demeurer.

On peut donc affirmer que les camps de réfugiés sont des camps qui entretiennent la vie

organique de ses habitants tout en interdisant la vie spécifiquement humaine, tout en

interdisant l'installation durable dans le temps. Le déracinement est l'expérience par

laquelle les réfugiés perdent leur place dans le monde et ainsi la possibilité de le rendre

propre à l'habitation humaine. À travers ce détour par la question des réfugiés et des camps,

nous avons voulu montré la spécificité de l'habiter humain comme destination de la culture.

La deuxième articulation de la culture est à ce point importante qu'elle nous place devant

l'actualité tragique de la condition des réfugiés. L'étrangeté, le déracinement et la

déshumanisation sont donc les pendants antithétiques de la culture comme possibilité de

rendre propre à l'habitation humaine.

La troisième articulation de la culture semble l'opposer de manière antithétique à la

domination de la nature. Arendt semble stipuler que la domination est aux antipodes avec

l'esprit originel du concept de culture. Nous reviendrons ultérieurement à cette articulation

quand nous évoquerons les dangers de la technique moderne pour Arendt.

En définitive, si toute discussion sur la culture doit prendre pour point de départ l'art,

c'est parce que l'art est la chose culturelle la plus de-ce-monde, c'est parce que l'art

symbolise l'immortalité potentielle du monde humain. Ultimement, cela signifie que la

culture comme activité de tendre souci repose sur le prendre soin de la beauté du monde et

qu'elle requiert une sensibilité particulière :

Même la cultura animi de Cicéron suggère quelque chose comme le goût et,

généralement, la sensibilité à la beauté, non chez ceux qui fabriquent des belles choses,

c'est-à-dire chez les artistes eux-mêmes, mais chez les spectateurs, chez ceux qui se

meuvent parmi elles. Et cet amour de la beauté, les Grecs le possédaient, bien sûr, à un

degré extraordinaire. En ce sens nous comprenons par culture l'attitude, ou mieux, le

mode de relation prescrit par les civilisations avec les moins utiles, les plus mondaines

(worldly) des choses : les œuvres des artistes, poètes, musiciens, philosophes, etc. (CC,

p. 273).

Bien que pour Arendt les œuvres soient le fruit d'une mentalité utilitaire, elles

s'adressent à des spectateurs qui doivent pouvoir se détacher d'une telle mentalité, qui

doivent pouvoir fournir un jugement désintéressé et non égoïste. En d'autres termes, la

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116

beauté du monde nécessite une préservation qui est dévolue non pas aux artistes ou

créateurs, mais aux spectateurs qui doivent pouvoir juger de manière désintéressée (sans le

vice de la mollesse)70

. Le monde artefact humain culmine donc dans la culture qui indique à

la fois les objets les moins utiles et l'attitude envers ces objets. Si donc le monde est ce qui

apparaît, si le sommet de celui-ci est incarné par les belles choses qui apparaissent pour

toujours, alors « Le critère approprié pour juger de l’apparaître est la beauté » (CC, p. 269).

Cependant, pour un lecteur avisé d'Hannah Arendt, il peut sembler problématique que

nous n'ayons accordé que peu d'importance au rôle de l'action au sein du monde de

l'apparaître alors que celle-ci est essentiellement une activité qui requiert la visibilité

phénoménale. Pour répondre à cette interrogation, deux éléments semblent nécessiter une

attention particulière. Le premier élément, évident à la lecture, relève en ceci que nous

cherchions ici les fondations matérielles du monde comme artefact humain à travers

l'activité de la technique traditionnelle. Le second relève en ceci que c'est là où culmine le

monde humain (la culture et l'œuvre d'art) que nous pouvons seulement comprendre la

relation étroite entre la culture et la politique. En effet, le souci du monde, la culture, n'est

pas un sentiment apolitique, il relie au contraire les hommes à un monde commun partagé

par une pluralité et qui constitue en partie l'histoire mémorable de ceux qui se sont rendu

dignes d'apparaître. Autrement dit, si le tendre souci du cultiver est important pour la

durabilité du monde, il l'est aussi pour l'engagement politique et pour contrer ce qu'Arendt

considère comme un des maux de la modernité, le désengagement citoyen et le repli sur la

vie privée.

Si donc l'art est incapable de fonder le monde humain qui ne peut être décidé que

politiquement, il n'est cependant pas d'aucun intérêt pour le politique dans la mesure où art

et politique entretiennent un lien de mutuelle dépendance :

D'une façon générale, la culture indique que le domaine public, rendu politiquement

sûr par des hommes d'action, offre son espace de déploiement à ces choses dont

l'essence est d'apparaître et d'être belles. En d'autres termes, la culture indique que l'art

70

Nous aurons l'occasion de revenir par la suite à la faculté de jugement, nous verrons ainsi qu'Arendt

s'inspire de Kant et de son jugement esthétique dans La critique de la faculté de juger, et qu'elle applique

même l'indétermination inhérente à ce jugement à la sphère du politique.

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117

et la politique, nonobstant leurs conflits et leurs tensions71, sont liés, et même en

mutuelle dépendance. Se détachant sur l'arrière-fond des expériences politiques et des

activités qui, laissées à elles-mêmes, viennent et s'en vont sans laisser de trace dans le

monde, la beauté est la manifestation même de l'apparence. La grandeur passagère de

la parole et de l’acte peut durer en ce monde dans la mesure où la beauté lui est

accordée. Sans la beauté, c'est-à-dire sans la gloire radieuse par laquelle une

immortalité potentielle est rendue manifeste dans le monde humain, toute vie d'homme

serait futile, et nulle grandeur durable (CC, p. 279).

Le processus de fabrication est animé par l'instrumentalité qui s'oppose à la nature en lui

arrachant les matériaux tout en lui enviant son immortalité. L'action quant à elle n'est pas

un processus, elle est initium, et ne peut ainsi souffrir d'une mentalité instrumentale.

Cependant, ils se rejoignent dans leur opposition au recyclage permanent de la nature à

travers l'exécution de choses qui durent (résistance vis-à-vis du métabolisme cyclique

naturel) et d'actions politiques nouvelles (résistance vis-à-vis du nécessaire éternel retour du

même). Ces dernières sont à la nature répétitive ce que l'œuvre d'art est aux choses de la

nature, la béance humaine qui se hisse sur l'être-toujours-là de la nature. De plus, le lien

entre politique et culture peut trouver son origine dans le jugement qui requiert toujours un

décentrement et donc un retour à la pluralité. C'est d'ailleurs la conclusion que fait Michel

Dias dans Culture et politique (2006) :

Car le goût mobilise le jugement qui voit les hommes s'efforcer, par la discussion et la

persuasion, de s'accorder sur ce qui ne peut pas s'arbitrer au moyen d'un critère. On ne

juge que là où ni l'autorité de la vérité, ni l'adéquation à une norme ne viennent forcer

l'assentiment. Culture et politique ont en commun le fait que l'humanité s'y montre

dans la relation au monde humain, à propos duquel les hommes discutent du meilleur

en politique comme ils discutent de la beauté dans le champs de la culture. En opérant

une discrimination fondée sur l'exercice collectif du jugement, les personnes qui

s'accordent sur le beau font preuve d'un discernement qui humanise le beau parce qu'il

est le fruit de la libre discussion entre les hommes (Dias, Michel, 2006, p. 159).

En d'autres termes, si la durabilité du monde œuvré dans l'art est susceptible d'entretenir

un jugement esthétique humanisant c'est parce que ce jugement fait appel à la pluralité à

travers le sens commun esthétique. Le lien entre culture et politique repose donc en ceci

que le cultiver, le prendre soin invoque la pluralité et la durabilité.

71

Nous rappelons ici à titre indicatif que pour Arendt la méfiance du politique vis-à-vis de l'art provient de

la méfiance vis-à-vis de l'activité instrumentale qui les a produite. Ainsi, les Grecs se méfiaient-ils des

artistes et des artisans parce qu'ils avaient une mentalité instrumentale (banausique) et qu'ils jugeaient tout

en termes de moyens et de fins. Nous verrons ensuite que la mentalité instrumentale est un des hubris de la

modernité.

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118

En définitive, bien que l'œuvre en général soit le fruit d'une mentalité utilitaire, elle n'est

pas destinée au jugement utilitaire. Autrement dit, afin de juger des œuvres les plus

culturelles, il faut adopter une attitude de tendre souci diamétralement opposée à la

mentalité qui les a produite. C'est pourquoi, avec Arendt, il semble que l'instrumentalité

moderne se soit généralisée au spectateur. Cette généralisation de la mentalité utilitaire

semble provoquer un procès technique sans fin comme nous le verrons plus loin.

2.3. L'instrumentalité moderne

Le processus instrumental de l'ouvrer semble avoir changé de cap dans le cadre de la

modernité. Il n'est plus destiné à l'édification d'un monde durable pour les hommes, il

semble pris dans un processus d'innovation continu selon un principe biologisant.

En effet, Arendt évoque le glissement insidieux dont nous avons déjà parlé entre le

travail de la main et le travail du corps. Cette confusion moderne entre l'œuvre et le travail

provient de différents facteurs. Le premier que nous avons évoqué dans le chapitre

précédent relève de l'idéologie hyper-productive et consumériste de la société moderne au

sein d'une croissance illimitée. Le second trouve son origine dans l'instrumentalisation

inhérente au processus de production qui s'est étendue à la totalité des objets du monde. Le

troisième élément et non des moindres, provient de l'essor des sciences modernes ainsi que

de la technique moderne, deux phénomènes qui, pour Arendt, vont de pair comme nous le

verrons.

Dans Condition de l'homme moderne, Arendt évoque l'attitude instrumentale propre à

l'homo faber.

L'homme en tant qu'homo faber, instrumentalise, et son instrumentalisation signifie

que tout se dégrade en moyens, tout perd sa valeur intrinsèque et indépendante :

finalement, non seulement les objets fabriqués, mais aussi "la terre en général et toutes

les forces de la nature" qui, évidemment, sont venues à l'être sans l'aide de l'homme et

qui existent indépendamment du monde humain, perdent leur "valeur parce qu'elles ne

présentent pas la réification qui vient du travail"72. C'est précisément en raison de cette

attitude de l'homo faber à l'égard du monde que les Grecs de l'époque classique

traitaient le domaine des arts et métiers, celui où l'on se sert d'instruments, où l'on ne

fait rien pour le plaisir et tout pour produire autre chose, de banausique, ce que l'on

pourrait traduire par "philistin", pour signifier la pensée vulgaire et l'action fondée sur

72

Arendt cite Karl Marx, Das Kapital, vol. III.

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119

les expédients (CHM, p. 210).

La méfiance des Grecs vis-à-vis de la mentalité instrumentale de l'homo faber est autant

fondée qu'ancienne. L'instrumentalité n'a donc jamais été vue d'un bon œil dans la mesure

où elle procède à un nivellement des valeurs généralisé, à une dévalorisation du monde et

de la nature jamais valorisés pour ce qu'ils sont. En effet, pour l'homo faber, l'utilité est la

valeur suprême. Paradoxalement, la valeur de l'utilité a pour conséquence la dévalorisation

de tout ce qui existe à travers le nivellement au statut de moyen. Puisque le moyen n'est

jamais qu'un expédient en vue de quelque chose d'autre (la fin), il s'ensuit que même ce qui

est fabriqué par l'homme finit par rentrer dans le cycle vicieux du moyen. Or, quand tout est

moyen en vue d'une fin qui elle-même se transforme en moyen, il ne reste plus rien en ce

monde qui ne puisse échapper au nihilisme des valeurs de l'utilitarisme généralisé.

Mais si les Grecs avaient déjà perçu le danger de l'instrumentalité, qu'est ce qui fait de

ce danger quelque chose de moderne ?

Ce qui est en jeu, ce n'est évidemment pas l'instrumentalité, en tant que telle, l'emploi

des moyens en vue d'une fin ; c'est plutôt la généralisation de l'expérience de

fabrication dans laquelle l'utile, l'utilité sont posés comme normes ultimes de la vie et

du monde des hommes (CHM, p. 211).

Le problème de la modernité réside donc dans la généralisation de la mentalité de

l'homo faber à toutes les choses existantes. L'instrumentalité moderne diffère de

l'instrumentalité traditionnelle qui était limitée et circonscrite à l'activité de fabrication

uniquement. Avec la modernité, l'instrumentalité instaure un non-sens croissant :

L'instrumentalisation du monde et de la terre, cette dévaluation sans limite de tout ce

qui est donné, ce processus de non-sens croissant dans lequel toute fin se transforme en

moyen et que l'on ne peut arrêter qu'en faisant de l'homme le seigneur et maître de

toutes choses, tout cela ne vient pas directement du processus de fabrication ; car au

point de vue de la fabrication le produit fini est une fin en soi, une entité indépendante

et durable douée d'une existence propre, tout comme l'homme est une fin en soi dans la

philosophie politique de Kant. C'est seulement dans la mesure où la fabrication

fabrique surtout des objets d'usage que le produit devient un moyen ; c'est seulement

dans la mesure où le processus vital s'empare des objets et les utilise à ses fins que

l'instrumentalité productive et limitée de la fabrication se change en instrumentalisation

illimitée de tout ce qui existe (CHM, p. 211).

Le problème que relève Arendt est donc celui de l'instrumentalisation illimitée du

monde moderne. Si, dans le processus de production, le produit fini semble être une fin en

soi, avec la modernité il n'existe tout simplement pas de fin au processus dans la mesure où

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120

le processus vital s'est emparé de l'instrumentalité. Autrement dit, le processus continu de la

productivité vital et cyclique s'est complètement emparé de l'artificialité de ce que l'homme

fabrique. D'une manière généralisée, le principe instrumental est devenu la norme à partir

de laquelle et pour laquelle l'humanité s'active indéfiniment. L'homo faber n'est plus au

service du monde, mais au service du principe à partir duquel il fabrique celui-ci.

L'instrumentalité au service de l'instrumentalité, tel est le paradoxe de la technique

moderne.

C'est dans ce sens qu'Arendt reprend et retraduit la célèbre phrase de Protagoras :

« L'homme est la mesure de tous les objets (chrémata), de l'existence de ceux qui existent,

et de la non-existence de ceux qui ne sont pas »73

(CHM, p. 211, 212). Or, le grand

problème de cette affirmation relève en ceci que ce n'est pas l'homme agissant et parlant qui

est la mesure de toutes choses, mais bien l'homme usager et instrumentalisant.

Dans cette dynamique prométhéenne74

, le monde humain n'est plus un cadre stable,

mais bien un pont (moyen) en vue du monde à venir (fin sans fin). Les hommes eux-

mêmes, leurs actions et leurs paroles ne sont plus que des expédients pour le futur. Au sein

d'une telle dynamique, la rupture est totale, la ruine du passé et du présent sont des

conditions de possibilités, des moyens pour la fin future. Quand tout est jugé de manière

utilitaire, quand la mentalité de l'homo faber s'est emparée de la pensée même des hommes,

il ne reste plus rien en soi qui mérite d'être gardé intact. Tout devient processus. La

mentalité prométhéenne moderne n'est donc plus celle d'une classe particulière de la

population (les artisans), les hommes entretiennent eux aussi une relation prométhéenne

avec les produits prométhéens. Ceci signifie que la révolte contre la nature artisanale et

traditionnelle est doublée d'une révolte contre l'artefact lui-même qui, aussitôt apparu,

semble aussitôt requis dans le procès systémique global.

En effet, les catégories classiques des moyens-fins s'effacent derrière la catégorie

73

Arendt retraduit la phrase grecque : Pantôn chrematôn metron estin anthrôpos. Elle remplace ainsi la

traduction classique qui dit « l'homme est la mesure de toutes choses » par « l'homme est la mesure de tout

objet d'usage possédé ou employé par l'homme ». Le mot chrémata grec laisse ainsi entendre la justesse de

cette traduction et subséquemment le danger comme nous le verrons, de considérer tout sous l'angle de son

usage potentiel pour l'homme.

74 Fred, pro (avant), méthée (qui voit).

Page 136: Durabilité et modernité - Université Laval

121

processuelle dans laquelle il n'existe plus de fin en soi, dans laquelle tout est moyen. Qu'est-

ce qu'un moyen ?

Moyen signifie ce qui se trouve dans l'entre-deux. Qui dit moyen dit donc toujours

moyen terme, quelque chose de provisoire qui ne peut se suspendre dans la mesure où il est

destiné à quelque chose d'autre. Le moyen n'a aucune consistance en lui-même, il est par

essence passager. L'instrumentalisation généralisée transformant tout en moyen voit ainsi le

monde humain littéralement s'évaporer devant ses yeux. Il ne reste plus qu'un pas pour

considérer les hommes eux aussi comme des moyens, des forces productives ou encore

pour reprendre l'expression de Heidegger et comme nous le verrons plus loin, un matériau

humain. (ressource humaine, capital humain).

L'époque moderne voit le principe d'instrumentalité se propager à toutes les sphères de

l'activité humaine au sein d'un système global où tout semble se requérir mutuellement.

Cette généralisation n'est pas sans rappeler la critique heideggérienne de la technique.

Le garde forestier qui mesure le bois abattu et qui en apparence suit les mêmes

chemins et de la même manière que le faisait son grand-père est aujourd'hui, qu'il le

sache où non, commis par l'industrie du bois. Il est commis à faire que la cellulose

puisse être commise et celle-ci de son côté est provoquée par les demandes de papier

pour les journaux et les magasines illustrés. Ceux-ci, à leur tour, interpellent l'opinion

publique, pour qu'elle absorbe les choses imprimées, afin qu'elle puisse être commise à

une formation d'opinion dont on a reçu la commande (Heidegger, 1958, p. 24).

Nous sommes ici en présence d'un phénomène que ne décrit pas Arendt, mais qui

semble refléter ce qu'elle entend par la généralisation de l'instrumentalité. En effet, le

requérir en chaîne que décrit Heidegger dans La question de la technique trouve son origine

pour Arendt75

dans la généralisation processuelle de toutes les activités humaines à travers

la vitalisation de l'artefact humain. Commentant Heidegger dans son livre Heidegger et

l'essence de l'homme (1990), Michel Haar affirme ce qui suit : « Quand tout devient objet,

il n'y a plus naturellement d'objets pour un sujet, il n'y a plus même d'objet isolable, mais

seulement un Réseau, un gigantesque filet de relations instrumentales et énergétiques

75

Le parallèle entre la pensée d'Arendt et celle de Heidegger relativement à la question de la technique

trouve sa légitimité dans le cahier XXI, Le journal de pensée (1955-1956) de Hannah Arendt dans lequel

on retrouve une note au cours de laquelle Arendt semble effectivement avoir en vue la critique

heideggérienne de la technique à laquelle elle reproche ce qui suit : «Mais chez Heidegger on est en

présence d'une confusion : il considère que l'usage est déjà quelque chose de dévorant » (JP, p. 732).

Page 137: Durabilité et modernité - Université Laval

122

interchangeables où s'engloutissent l'homme, le lieu, le temps » (Michel Haar, 1990, p.

132).

Dorénavant, l'existence de la chose produite n'est plus séparée du processus qui lui a

donné naissance dans la mesure où elle s'insère dans un processus plus large, plus global de

production-consommation au sein d'un marché mondial. Cette absence de séparation est ce

qui caractérise originellement les choses de la nature dans laquelle la graine et l'arbre ne

sont pas véritablement distingués, « la graine contient, et en un sens elle est déjà l'arbre...»

(CHM, p. 203). Le principe de continuité, comme nous l'avons déjà remarqué

précédemment, est appelé par Arendt automatisme. « Dans le monde de production

qu'introduit l'automatisation, la distinction entre l'opération et le produit, de même que la

primauté du produit sur l'opération (qui n'est qu'un moyen en vue d'une fin), n'ont plus de

sens, elles sont désuètes » (CHM, p. 203, 204).

Le principe de continuité originellement naturel a donc absorbé la sphère de

l'instrumentalité moderne et ce faisant, a déchaîné une chaîne de processus où tout n'est

plus qu'un moyen en vue d'une fin. Or, dans le domaine des affaires humaines, cette

extension du principe de continuité et d'automatisme à la technique industrielle moderne

contribue à anéantir toute fin en soi. Dans ce monde processuel instrumental, il devient

impossible de juger du monde et de ses objets dans la mesure où chaque chose semble faire

partie d'un processus qui la dépasse et dépasse pour ainsi dire la sphère décisionnelle du

politique et de l'éthique. Les choses que nous fabriquons font partie intégrante du tourbillon

réquisitoire, au sens où la chose produite est requise par la société de consommation

(moyen de consommation) qui est elle-même requise par la production de masse

(croissance économique) qui elle-même est requise pour le marché du travail (moyen de

subsistance) et tout ceci semble requis au sein d'une économie mondiale planétaire. Il va

sans dire que dans de telles circonstances, il devient impossible de distinguer qui requiert

quoi. Pour reprendre l'exemple de Heidegger, rien ne semble nous assurer du sens de la

provocation ; l'industrie du papier requiert certes le bois et peut a priori paraître

responsable au premier plan de la déforestation, et pourtant elle est aussi responsable de ses

travailleurs (question sociale), sans oublier qu'elle est, elle aussi, requise par la demande de

journaux et ainsi de suite. Mais alors qui est responsable de quoi ?

Page 138: Durabilité et modernité - Université Laval

123

Cette incapacité à isoler un problème technologique particulier est l'insigne d'une

modernité où chaque moyen fait partie d'une globalité à laquelle il ne peut se soustraire. Le

règne du moyen-terme est donc le signe d'une fluidification des frontières qui semble

également fluidifier la responsabilité humaine et politique76

. Mais quelle est la conséquence

mondaine du règne du processuel ?

« Dans les conditions modernes ce n'est pas la destruction qui cause la ruine, c'est la

conservation, car la durabilité des objets conservés est en soi le plus grand obstacle au

processus de remplacement dont l'accélération constante est tout ce qui reste de constant

lorsqu'il a établi sa domination » (CHM, p. 320, 321). Or, ce paradoxe n'est compréhensible

pour nous que si nous faisons l'effort de penser en direction de ce qui l'a rendu possible, à

savoir, l'instrumentalisation métabolique du processus de production. Ce faisant, si la ruine

était jadis le danger qui guettait le monde humain artefact, elle est devenue la condition de

possibilité du développement économique et technique. Nous appelons ruinification le

processus par lequel l'instrumentalité moderne a intégré le processus naturel continu grâce

auquel elle institue le changement constant du monde comme condition de possibilité de sa

prospérité.

Nous aurons longuement le temps de nous entretenir sur cette ruinification du monde

moderne à la fin de ce chapitre en définissant les grandes lignes que dessine le principe de

processus. Nous nous contenterons pour l'heure de signaler à titre indicatif, la destruction

inhérente au processus de production moderne qui a changé notre manière même de

concevoir la finalité de toute construction humaine. Nous construisons ainsi

paradoxalement des choses dont la vocation est de disparaître et dont la disparition

constitue la condition per quae est possible le développement de nos artefacts.

Dans ces conditions, il n'est pas étonnant de voir la pensée dominante atrophiée de sa

faculté de juger. En effet, la réduction de la totalité de l'activité humaine à une suite de

processus (moyens) interdit tout jugement dans la mesure où on ne peut juger ce qui est

dévolu à disparaître (caractère temporaire et inconsistant des moyens). Puisqu'au final, il

76

Nous reviendrons ultérieurement sur cette fluidification des frontières à l'échelle planétaire et ceci en

analysant le changement du point d'Archimède.

Page 139: Durabilité et modernité - Université Laval

124

n'existe plus de fin en soi, le jugement semble lui aussi condamné à errer dans l'obscurité

ténébreuse de la neutralité. Cette inconsistance du moyen neutre demeure ce qui reste à

penser si nous voulons déceler le propre de la technique moderne.

2.4. Technique moderne et changement du point d'Archimède

Pour Hannah Arendt trois grands événements dominent le seuil de l'époque moderne :

« La découverte de l'Amérique suivie de l'exploration du globe tout entier ; la réforme77

qui, en expropriant les biens ecclésiastiques et monastiques, commença le double processus

de l'expropriation et de l'accumulation de la richesse sociale ; l'invention du télescope et

l'avènement d'une science nouvelle qui considère la nature du point de vue de l'univers »

(CHM, p. 315).

L'exploration du globe terrestre devance en soi l'invention des techniques qui ont permis

à l'homme de mesurer l'espace terrestre et ainsi de le rétrécir à l'échelle de son entendement.

Ce qu'Arendt affirme ici, c'est que, même si l'intention des explorateurs était d'élargir

l'horizon terrestre, avec le recul de l'histoire, nous remarquons que l'effet de ces

explorations a de facto contribué au rétrécissement de la sphère terrestre. Cependant,

l'aspect le plus important pour Arendt réside dans l'attitude et la posture de l'esprit qui

calcule les distances. La pensée calculante semble ainsi avoir été un phénomène qui

détermine de fond en comble un nouveau rapport au monde.

Faire des relevés et des arpentages, c'est une faculté dont le propre est de ne pouvoir

fonctionner que si l'homme se dégage de tout attachement, de tout intérêt pour ce qui

est proche de lui, et qu'il se retire, qu'il s'éloigne de son voisinage. Plus la distance sera

grande entre lui et ce qui l'entoure, le monde ou la terre, mieux il pourra arpenter et

mesurer, et moins il lui restera d'espace terrestre, de-ce-monde. Le rétrécissement

décisif de la terre a suivi l'invention de l'avion, donc d'un moyen de quitter réellement

la surface de la Terre : ce fait est comme un symbole du phénomène général : on ne

peut diminuer la distance terrestre qu'à condition de mettre une distance décisive entre

l'homme et la Terre, qu'à condition d'aliéner l'homme de son milieu terrestre immédiat

(CHM, p. 318, 319).

77

Bien que nous n'exploiterons pas la réforme, nous rappelons ici que pour Arendt, même si Max Weber a

raison de faire remonter l'essor capitaliste dans l'annonce morale protestante de l'ouvrage, il n'en reste pas

moins que l'effort dans le monde est conditionné par le soin de l'âme (de la vie après la mort), le monde

n'est pas en soi la finalité de l'effort d'ouvrage. « La grandeur de la découverte de Max Weber à propos des

origines du capitalisme est précisément d'avoir démontré qu'une énorme activité strictement mondaine est

possible sans que le monde procure la moindre préoccupation ni le moindre plaisir, cette activité ayant au

contraire pour motivation profonde le soin, le souci du moi » (CHM, p.322).

Page 140: Durabilité et modernité - Université Laval

125

Le paradoxe relève en ceci que plus l'homme prend ses distances vis-à-vis du monde et

plus celui-ci apparaît comme minuscule, plus on s'éloigne du monde et plus les distances

semblent réduites. Arendt montre ainsi que le mouvement réel et effectif en dehors de la

surface de la terre est précédé par une distanciation mentale d'une pensée calculante78

. Le

parallèle avec la pensée heideggérienne est d'autant plus frappant qu'il évoque lui aussi la

science moderne comme étant une pensée calculante.

Pour Heidegger, « Le dévoilement qui régit la technique moderne est une pro-vocation

(heraus-forden) par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse

comme telle être extraite (herausgefördert) et accumulée » (Heidegger, 1958, p. 20). Or,

c'est comme fonds que la technique moderne provoque la nature. Cette provocation

nécessite la perception de la nature et de l'homme comme stock ou fonds à notre

disposition.

En effet, Heidegger distingue la technique moderne de la technique traditionnelle en

ceci qu’elle repose sur la physique, sur la science de la nature. « Ainsi, quand l’homme

cherchant et considérant suit à la trace79

la nature comme un district de sa représentation,

alors il est déjà réclamé par un mode du dévoilement, qui le pro-voque à aborder la nature

comme un objet de recherche, jusqu’à ce que l’objet, lui aussi, disparaisse dans le sans-

objet du fonds » (Heidegger, 1958, p. 25). Suivre à la trace c’est en allemand nachstellt. Or,

Heidegger reprend ce terme pour caractériser l’être de la vengeance dans Qui est le

Zarathoustra de Nietzsche : « Cette chasse (Nachstellen) qu’est la vengeance s’oppose

d’avance à ce sur quoi elle se venge » (Heidegger, 1958 c, p. 130). Un peu plus loin,

Heidegger confirme ce qui suit : « Nous pouvons maintenant dire provisoirement : la

78

On peut noter ici la relative correspondance de la thèse arendtienne avec la thèse heideggérienne. Dans

Science et méditation Heidegger affirme que : « Le procédé par lequel toute théorie du réel suit le réel à la

trace et s'en assure est un calcul » (Heidegger, 1958, p. 67), or pour Heidegger, ce calcul n'est possible que

si l'on suit la nature à la trace comme nous le verrons ultérieurement.

79 Suivre à la trace est employé par Heidegger en référence à la vengeance dont il dira ce qui suit : « La

vengeance est la poursuite qui s’oppose et rabaisse » (Heidegger, 1958, p. 131). Dans le cas qui nous

intéresse, suivre à la trace c’est ici s’opposer à la nature par une vision représentative que dessine la

distinction sujet-objet, pour ensuite la rabaisser comme étant réelle pour moi, rabaisser la dignité

ontologique du monde en un dévoilement sans voilement, sans profondeur. Le problème ultime de ce

rabaissement repose principalement sur le point central selon lequel l’homme se rabaisse lui-même car il

fait lui aussi partie du fonds.

Page 141: Durabilité et modernité - Université Laval

126

vengeance est la poursuite qui s’oppose et qui rabaisse » (Heidegger, 1958 c, p. 131). Ce

détour par la question de la vengeance, loin d’être une digression, nous permet de mettre en

relation les choses suivantes : premièrement, que suivre à la trace la nature, s’apparente à la

poursuite qui s’oppose et rabaisse, deuxièmement, à lier la vengeance, le côté rabaissant et

agressif de celle-ci, au commettre de la nature, à sa provocation. De plus, en affirmant que

l'objet lui-même disparaît dans le sans-objet du fonds, Heidegger s'arrime à Arendt puisque

pour elle aussi, les objets du monde n'ont plus aucune consistance, ils disparaissent pour

elle non pas dans le fonds, mais dans le processus requérant de l'instrumentalité moderne.

Pour résumer le rapport qu’inaugure la technique moderne reposant sur la science de la

nature, il nous faut rappeler certains points cardinaux. La science, dont le domaine est

l’exactitude est à l’antipode de la pensée méditante. Suivre la nature à la trace, est déjà une

disposition dans laquelle nous place l’essence de la technique comme arraisonnement.

Suivre à la trace, revient à rabaisser en s’opposant à la nature. Pourtant, cette opposition

que l’on peut constater dans la distinction moderne entre sujet et objet, semble laisser la

place à l’indistinction comme à l’accomplissement de la métaphysique. Puisque l’homme et

la nature font tous deux partie du fonds, ils sont requis d’une même manière, l'homme suit

donc également l'homme à la trace. Dans la même veine, Michel Haar commentant

Heidegger affirme ceci : « Devenu "bête calculante", "bête technicisée", l'homme est, ou

risque d'être, entièrement asservi au réseau » (Michel Haar, 1990, p. 132).

Cependant, Arendt n'évoque pas en soi le suivi à la trace de la nature, elle évoque plutôt

la distance que doit nécessairement prendre l'homme pour calculer, mesurer et arpenter la

terre. L'exactitude requiert la distance qui, à son tour, et paradoxalement, instaure la

proximité d'un monde rétréci. C'est donc surtout l'astrophysique qui semble intéresser

Arendt dans la mesure où, pour elle, elle inaugure un rapport au monde radicalement

différent, un rapport a-terrestre. Dans ce sens, c'est moins la science en elle-même que

l'invention technique du télescope qui constitua en soi un événement précurseur de la

modernité. « Ce que fit Galilée, ce que personne n'avait fait avant lui, ce fut d'utiliser le

télescope de telle façon que les secrets de l'univers fussent livrés à la méconnaissance

Page 142: Durabilité et modernité - Université Laval

127

humaine "avec la certitude de la perception sensorielle"80

; autrement dit, il mit à la portée

d'une créature terrestre et de ses sens corporels ce qui semblait pour toujours hors d'atteinte,

ouvert tout au plus aux incertitudes de la spéculation et de l'imagination » (CHM, p. 328,

329). C'est donc la technique (avec l'aide de la science bien sûr) et non les démonstrations

mathématiques ou physiques qui fut pour Arendt un événement qui changea radicalement

notre façon de voir le monde. De son côté, Heidegger ne s'intéresse pas vraiment aux

événements historiques des inventions techniques spécifiques, il pense à partir de ce qui a

permis de telles inventions (l'essence de la technique et non la technique elle-même). C'est

pourquoi il conçoit la physique comme ce qui doit être pensé. Cette brève comparaison ne

doit pas nous faire perdre de vue la distance et la différence qui existe entre la pensée de

Heidegger et celle d'Arendt. Heidegger pense en direction de l'essence de la technique

moderne et de la science moderne, Arendt pense en direction du monde humain tel qu'il est

perçu par la pluralité. Cette différence oriente inéluctablement leur chemin respectif de

pensée. Cependant, malgré cette différence, ils semblent s'accorder tous les deux pour

avancer l'hypothèse désastreuse du règne de la pensée calculante.

Pour Arendt, pour calculer il faut suivre de loin, pour Heidegger, il faut suivre de près.

Pour Arendt, le monde ne rétrécit effectivement que quand nous nous situons à une certaine

distance. En ce sens, la contradiction n'est qu'apparente puisque Arendt constate elle aussi

ce suivi à la trace de l'homme, de la nature et de l'artefact lui-même à partir de l'acosmisme

de l'homme moderne. Le résultat est donc pratiquement le même, la sociologie, la

psychologie et l'histoire tout comme la physique se chargent de suivre l'homme et la nature

à la trace. Ce qui reste particulièrement désolant pour Arendt, c'est la tentative de réduire

l'action humaine au comportement prévisible et calculable. En effet, l'homme fait

également partie de ce fonds pour reprendre les mots de Heidegger, qui insiste, de son côté,

sur le caractère dangereux de la pensée calculante81

.

80

Arendt cite ici Alexandre Koyré, "La révolution du XVIIe siècle", From the closed World to the infinite

Universe, (1957), p. 89.

81 En effet, dans Sérénité (1945), Heidegger évoque le danger de l'envoûtement propre à la pensée calculante

qu'installe l'essence de la technique moderne : « Dans la mesure où la révolution technique qui monte vers

nous depuis le début de l'âge atomique pourrait fasciner l'homme, l'éblouir et lui tourner la tête, l'envoûter,

de telle sorte qu'un jour la pensée calculante fût la seule à être admise et à s'exercer. Quel grand danger

Page 143: Durabilité et modernité - Université Laval

128

En outre, la réaction philosophique vis-à-vis de cette découverte fut pour Arendt le

doute cartésien et non l'enthousiasme comme on pourrait le supposer. Le télescope nous

place devant l'évidence suivante : on ne peut ni ne doit en croire nos yeux. Ce n'est sans

doute pas une coïncidence si le doute cartésien remet avant tout en question la véridicité de

notre perception sensorielle, pour en arriver finalement, grâce à la fiction du malin génie, à

remettre en question les vérités mathématiques elles-mêmes. La radicalité du doute

cartésien est d'autant plus frappante qu'elle semble faire signe vers le caractère hautement

significatif de l'invention du télescope. Si les calculs mathématiques avaient, bien avant

Galilée, démontré l'héliocentrisme, ce n'est qu'avec l'invention du télescope que ces idées

furent véritablement incontestables, visibles. Avec Galilée nous a été donné la possibilité de

voir à distance, de voir l'infini de nos propres yeux, ou pour être plus exacte de nos yeux

télescopés. Si donc nous ne devons ni ne pouvons en croire nos yeux, nous pouvons

assurément en croire nos yeux technicisés. L'intérêt philosophique de l'invention galiléenne

repose sur ce doute qu'elle a provoqué, cette méfiance généralisée vis-à-vis du monde des

apparences, ainsi que cette position extraterrestre qui détermine à présent notre rapport au

monde. En choisissant un point de référence hors de la terre, le pouvoir de l'homme sur la

nature apparaît comme pratiquement absolu. Ce qui s'installe ainsi au sein de la relativité

absolue, c'est la mise en perspective universelle de tout processus terrestre. La Terre n'est

plus le point d'ancrage, elle ne peut être comprise que relativement aux phénomènes de

l'univers. Quelles sont les conséquences de cette relativité ?

Et il est arrivé quelque chose de très semblable à un autre mot d'origine philosophique,

le mot "absolu" qui, appliqué au "temps absolu", à "l'espace absolu", au "mouvement

absolu", à la "vitesse absolue", désigne chaque fois un temps, un espace, un

mouvement, une vélocité présent dans l'univers et comparés auxquels le temps,

l'espace, les mouvements, les vitesses terrestres ne sont que "relatifs". Tout ce qui

arrive sur terre est devenu relatif depuis que la relation de la Terre à l'univers sert de

référence à toutes les mesures (CHM, p. 340).

La terre a donc cessé d'être le point de référence82

. La nature semble elle aussi incapable

nous menacerait alors ? Alors la plus étonnante et féconde virtuosité du calcul qui invente et planifie

s'accompagnerait... d'indifférence envers la pensée méditante, c'est-à-dire d'une totale absence de pensée »

(Heidegger, 1966, p. 147).

82 Pour Arendt l'astrophysique aurait un rôle potentiellement dévastateur dans la mesure où elle met l'homme

dans une position a-terrestre qui lui permettrait d'agir sur la terre à travers des processus qui n'existent que

dans l'univers : « D'un autre côté, nous pouvons intervenir dans cette nature terrestre à l'aide de moyens

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129

de revendiquer une forme d'éternité dans la mesure où elle est liée aux phénomènes

universels. La technique et la science affirment la relativité absolue et ce faisant, la vacuité

de toute chose réelle. Ainsi, si tout est relatif, il n'existe alors plus rien de tangible en soi.

Tout objet finit ainsi par être fonction d'un autre objet et ne peut être compris qu'au sein de

la relativité qu'on lui assigne. Nous retrouvons ici le thème de moyen-terme et, plus

précisément, celui de l'inconsistance du monde humain et de la nature. La compréhension

semble toujours dépendre de la relation que l'homme lui assigne. Il n'existe donc pas de

certitude en soi puisque tout dépend de l'élément référentiel, d'où le doute qui en découle, la

méfiance et surtout la dévalorisation de toute fin en soi.

La méfiance d'Arendt vis-à-vis de la technologie se résume selon Weyembergh dans son

article L'âge moderne et le monde moderne (1992), à trois craintes principales.

Le premier souci d'Arendt relève en ceci que l'homme ne rencontre plus jamais que lui-

même.

Arendt en donne deux exemples : puisque l'homme veut s'évader de la terre, à laquelle

il est adapté, il est obligé, pour la quitter, de construire l'habitacle (le vaisseau spatial)

dans lequel il va vivre : il n'y rencontre que ses propres artefacts ; sur le plan théorique,

Heisenberg a montré par son principe d'incertitude que l'on ne peut mesurer avec la

même précision la vélocité d'une particule et la position qu'elle occupe, car toute

précision accrue apportée à la détermination de la vélocité diminue celle de la position

et inversement. C'est donc l'observateur qui choisit quels aspects de la nature il entend

mesurer avec précision et quels aspects il laissera dans une relative imprécision. La

"vraie réalité" du monde disparaît, et l'homme, l'observateur, se retrouve dans une

situation où il n'est confronté qu'à lui-même. En conclusion le monde commun des

évidences sensibles n'est qu'une illusion et la foi dans le soi sûr de ses connaissances,

foi qui était encore celle de Descartes, en est une autre. Le désespoir des hommes de

science rejoint alors celui des philosophes (Weyembergh, Maurice, 1992, p. 171).

Ce subjectivisme est inhérent à la modernité qui n'est plus capable de valoriser

l'apparaître dans son épaisseur phénoménologique. Ici est réalisée la sentence de

Protagoras : « L'homme est la mesure de tous les objets (chrémata), de l'existence de ceux

qui existent, et de la non-existence de ceux qui ne sont pas »83

(CHM, p. 211, 212). Or,

universels. Ces moyens sont destructeurs, du fait qu'on les considère du point de vue de l'univers, ce pour

quoi nous ne sommes pas faits. La physique "universelle" détruit la nature terrestre une fois qu'elle a

relativisé la physique liée à la terre » (JP2, p. 715).

83 Arendt retraduit la phrase grecque : Pantôn chrematôn metron estin anthrôpos. Elle remplace ainsi la

traduction classique qui dit « l'homme est la mesure de toutes choses » par « l'homme est la mesure de tout

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130

cette mesure est changeante selon le point de vue de l'observateur. Ce relativisme est un des

obstacles à la durabilité de notre artefact dans la mesure où il installe la méfiance vis-à-vis

de l'apparaître.

La deuxième crainte est la suivante toujours selon Weyembergh :

De plus, à force de se regarder à partir de l'univers, l'homme ne se comprend plus à

partir de ses motivations humaines, mais se voit comme l'objet d'une évolution

naturelle : les produits de sa technologie relèvent de cette évolution, les voitures qu'il

utilise n'étant par exemple qu'un corps agrandi. L'homme se regarde alors comme il

regarde les rats : ses actions sont désormais réduites au comportement (behavior) et

aux statistiques (Weyembergh, Maurice, 1992, p. 171, 172).

Cette crainte est d'autant plus importante qu'elle symbolise le caractère biologisant de

l'évolution de la technique moderne. Dans ce grand métabolisme, il devient impossible de

distinguer l'action humaine, son artefact, de la nature. Le tout fait partie intégrante de cet

immense processus maintenant visible à partir de l'espace.

La troisième crainte, sans doute la plus dramatique pour Arendt, confirme la condition

humaine désolante de la modernité :

Le troisième motif, qui est aussi la raison d'être de son livre Condition de l'homme

moderne, est que l'homme entend désormais changer sa condition, il veut prolonger

l'évolution naturelle, dont il est le produit, par sa technologie. (...). Nous l'avons vu, les

trois composantes de la vie active, le travail, l'œuvre et l'action, sont englobées

désormais dans la technologie, ce qui va de pair avec la perte de l'œuvre de l'artisan,

sinon de l'artiste, et la difficulté de maintenir l'action (la politique) au sens traditionnel

(Weyembergh, Maurice, 1992, p. 172).

D'un point de vue synthétique, force est de rappeler que la technique moderne détermine

plus que les sciences le rapport au monde de l'homme moderne dans la mesure où les

inventions bien plus que les idées sont capables de changer notre mode d'être au monde. Du

point de vue du monde humain (monde des apparences et de la pluralité), ce qui est premier

est donc la technique (invention du télescope), la science n'a fait que permettre, confirmer

et accompagner ce principe d'incertitude que provoquait déjà le changement du point

d'Archimède qu'initia Galilée. « Et, même si le savant est assailli de paradoxes et en proie

aux plus déroutantes perplexités, le simple fait que toute une technologie puisse se

objet d'usage possédé ou employé par l'homme ». Le mot chrémata grec laisse ainsi entendre la justesse de

cette traduction et, subséquemment, le danger, comme nous le verrons, de considérer tout sous l'angle de

son usage potentiel pour l'homme.

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131

développer à partir de ses résultats démontre la "solidité" de ses théories et de ses

hypothèses d'une manière plus convaincante que ne le pourront jamais faire aucune

observation ou expérience purement scientifique » (CC, p. 348). Bien plus, il nous est

possible de dire que ce qu'accuse Arendt, c'est le mode de penser qui découle de cette

technicisation de notre rapport au monde à partir de l'infini. Car, si avec l'avènement de

l'automatisme, le travail et l'œuvre semblent complètement se confondre au sein d'un

processus métabolique sans fin, l'action politique semble elle aussi être confondue, bien que

moins directement, plus sournoisement. Au sein de l'idéologie technicienne qui trouve ses

origines dans l'invention de l'instrument qui déclencha pour ainsi dire le changement de

notre perception du monde, c'est la pensée calculante qui détermine le modèle technique de

la pensée efficace. Très heideggérienne dans ce sens, Arendt démontre que l'efficacité

scientifique contemple d'un œil envieux l'applicabilité de son mode de fonctionnement au

comportement humain lui-même.

Sans que pourtant soit occupé réellement le point où Archimède eût souhaité se tenir,

nous avons trouvé une manière d’agir sur la terre comme si nous disposions de la

nature terrestre en dehors d’elle, du point de l’observateur imaginé par Einstein

qui « se tient librement en équilibre dans l’espace ». Si nous considérons d’un tel point

ce qui se passe sur terre et les diverses activités des hommes, autrement dit, si nous

appliquons le point d’Archimède, alors ces activités ne nous apparaîtront vraiment

comme rien de plus que des « comportements objectifs », que nous pourrons étudier

avec les mêmes méthodes que celles utilisées pour l’étude du comportement des rats

(Arendt, 1972, p. 354).

En effet, c'est à la lumière de cet événement technique critique que notre perception du

monde et de la nature a changé. Cependant, le résultat reste plus ou moins le même, la

pensée calculante de l'homo faber moderne a envahi toutes les sphères des activités

humaines nivelant ainsi l'apparaître à une neutralité de fait, une neutralité relative. Quid de

cette neutralité du monde ?

3. L'artifice naturalisé

Nous entendons par neutralité cette mise-à-sac des frontières jadis constitutives de la vie

spécifiquement humaine vis-à-vis de la nature. Cette neutralité de l'apparaître dans sa

totalité a remplacé l'apparaître différencié du monde humain durable artefactuel résolument

Page 147: Durabilité et modernité - Université Laval

132

résistant au monde naturel cyclique84

.

Du point de vue de la temporalité, il existe également un changement conséquent au

sein de la modernité dans la mesure où la seule chose durable est le processus. Or, comme

nous l'avons précédemment stipulé, l'histoire entretient une place privilégiée dans la mesure

où elle réifie l'action humaine. Cependant, si le dénominateur commun de l'histoire et de la

nature est l'immortalité, avec la modernité, le dénominateur commun est, selon Arendt, le

concept de processus.

En effet, l'histoire moderne constitue donc un événement insigne au sein de la

modernité dans la mesure où le critère de celle-ci n'est plus de sauver impartialement la

grandeur de l'action humaine, mais de répertorier le processus causal au sein de la vita

activa. L'anti-causalisme85

d'Arendt nous éclairera sur la promiscuité moderne

problématique du processus naturel et du processus historique. En effet, Arendt regrette

l'emploi de la causalité dans le domaine des sciences historiques :

L'inédit est le champ de l'historien qui, à la différence du chercheur des sciences de la

nature s'occupant d'occurrences qui se répètent toujours, étudie ce qui ne se produit

qu'une seule fois. Cette nouveauté peut être pervertie si l'historien s'attache à la

causalité et prétend être en mesure d'expliquer les événements par un enchaînement de

causes qui auraient finalement abouti à ces événements. (...). À vrai dire, dans le

domaine des sciences historiques, la causalité n'est qu'une catégorie totalement

déplacée et source de distorsion (NT, p. 54).

Ce faisant, nous verrons que la conception moderne de l'histoire est, selon Arendt,

grandement distordue par la conception des sciences de la nature. Le déterminisme

historique inspiré du déterminisme des sciences de la nature, est le moment critique où il

devient possible de détecter le glissement entre le concept de nature et le concept d'artefact.

En définitive, le relativisme absolu qu'instaure l'époque moderne n'est compréhensible

que si nous saisissons ce que nous avons explicité plus haut vis-à-vis du règne du moyen-

84

Nous verrons, dans notre dernier chapitre, que le développement durable semble être l'effet d'une telle

neutralisation dans la mesure où la durabilité est requise pour l'environnement alors qu'elle a toujours été

requise pour l'artefact humain.

85 En effet, Arendt préfère le mot éléments du totalitarisme que celui de causes, ainsi, dans La nature du

totalitarisme (1930-1954), elle affirmera ce qui suit : « Par eux-mêmes, des éléments ne sauraient causer

quoi que ce soit. Ils deviennent les origines d'événements que s'ils se cristallisent soudainement en des

formes fixes et définies, et à ce moment-là uniquement. L'évènement éclaire son propre passé, mais il ne

saurait en être déduit » (NT, p. 55).

Page 148: Durabilité et modernité - Université Laval

133

terme. Ce dernier anticipe et prépare notre incapacité à juger à partir du sens commun, sens

éminemment politique. Avec le changement du point d'Archimède nous assistons donc à

une neutralisation du monde humain à présent incapable de distinguer les processus de la

nature des processus artificiels. Ces derniers ont, dans les faits, laissé pénétrer en les

modifiant les processus naturels de telle sorte qu'il devient maintenant impossible de

distinguer ce qui est proprement naturel de ce qui est artificiel. Nous verrons ainsi que le

monde humain n'est plus le haut lieu de l'action politique réifiée dans l'œuvre durable, mais

le non-lieu changeant de processus qui s'interpénètrent jusqu'à évacuer les distinctions

traditionnelles entre le travail, l'œuvre, l'action, la nature et l'artefact. Au final, l'action dans

la nature semble avoir réalisé la fluidification des frontières en substituant à l'action

politique une activité technologique dans la nature. Cette "nouvelle" activité nous mettra en

demeure de penser le caractère destructeur d'une telle action.

3.1. Le procès de l'histoire et de la nature

L'apparaître de la nature et l'apparaître de l'histoire, nous l'avons vu, sont

traditionnellement en connexion. Leur dénominateur commun étant l'immortalité, la nature

et l'histoire semblaient s'accompagner dans leur apparaître respectif : éternisation (être-à-

jamais de la nature) et de réification durable (immortalisation de l'action humaine). Avec la

modernité, la connexion reste à l'honneur, mais d'une manière particulière, la nature et

l'histoire étant perçues comme une suite de processus. Tentons d'éclairer ce point dans sa

profondeur philosophique.

Pour Arendt, l'histoire a toujours été, principalement du moins, au service de l'action

politique, l'histoire antique se devait ainsi de sauver de l'oubli la grandeur passagère de

l'action. Cependant, il faut distinguer l'histoire moderne de l'histoire traditionnelle dans la

mesure où la science historique moderne requiert l'objectivité alors que l'histoire

traditionnelle requérait l'impartialité.

L'impartialité homérique reposait sur l'hypothèse que les grandes choses sont évidentes

d'elles-mêmes, brillent par elles-mêmes ; que le poète (ou plus tard l'historiographe) a

seulement à préserver leur gloire, qui est essentiellement fugitive, et qu'il détruirait, au

lieu de préserver, s'il devait oublier la gloire qui fut celle d'Hector. Pendant la courte

durée de leur existence les grandes actions et les grandes paroles étaient, dans leur

grandeur, aussi réelles qu'une pierre ou une maison : quiconque était présent devait les

voir et les entendre (CC, p. 72).

Page 149: Durabilité et modernité - Université Laval

134

Le sens de la grandeur pour Arendt a commencé à se perdre réellement avec

l'avènement du christianisme dont le rapport au monde et à la vie est radicalement différent

de celui des Grecs86

. L'éternité promise à l'individualité aurait ainsi contribué, à travers le

christianisme, à relativiser l'importance de l'engagement mondain. Cependant, l'aliénation

au monde ne devient réellement effective qu'au sein de la modernité dont Descartes est

l'incarnation emblématique. Le doute cartésien serait ainsi pour Arendt la conséquence des

découvertes des sciences de la nature qui défient l'évidence de notre perception sensorielle

ainsi que celle de notre propre esprit87

. Évidemment le soupçon relatif à nos sens n'a pas

épargné l'événement lui-même qui s'est vu lui aussi délaissé au profit du processus.

La technologie, base sur laquelle les deux domaines de l'histoire et de la nature se sont

rencontrés et interpénétrés l'un l'autre à notre époque, renvoie à la connexion entre les

concepts de nature et d'histoire tels qu'ils sont apparus avec la naissance de l'époque

moderne au XVIe et XVII

e siècles. La connexion a son lieu dans le concept de

processus : tous deux impliquent que nous pensions et considérions tout en termes de

processus et ne nous occupions plus des étants singuliers ou des événements

particuliers et de leurs causes spéciales et séparées (CC, p. 84).

En effet, le dénominateur commun à l'histoire et aux sciences de la nature est devenu le

processus qui a remplacé l'ancien dénominateur commun qui était à l'origine l'immortalité.

Ainsi, l'objectivité aurait remplacé l'impartialité qui caractérisait la pensée de

l'historiographe antique. Avec l'impartialité apparaissait encore la gravité du phénomène

politique, sa grandeur apparente, son éclat qu'il faut sauver de l'oubli. L'objectivité fait

signe vers la distance nécessaire pour le sujet afin de juger de l'objet. Ce dernier n'est même

plus un objet en soi, il est insaisissable en lui-même, il faut le suivre à la trace, c'est-à-dire

encore une fois, comprendre le processus global dans lequel il s'insère. Autrement dit, à

force de placer une distance entre soi et le monde (changement du point d'Archimède), les

phénomènes humains (l'action) sont apparus comme l'effet de causes qui les préparent et

qui méritent d'apparaître bien plus que l'événement en lui-même. Au final, l'objectivité a

perdu l'objet de sa recherche pour lui préférer le processus qui lui a donné naissance. Ce

86

Arendt évoque également le rôle d'Aristote et de Platon qui, en préférant la vie contemplative et

l'expérience de l'éternité qui lui est inhérente, ont eux aussi été les instigateurs philosophiques de cette

dévalorisation de la grandeur mondaine de l'action politique.

87 Nous avons déjà évoqué ci-haut la rupture provenant de l'invention du télescope ainsi que le doute radical

cartésien qui en découle.

Page 150: Durabilité et modernité - Université Laval

135

paradoxe doit être compris dans ce sens : à force d'objectiver, la chose en soi, sa singularité

phénoménale, a aussi peu d'importance que les bourgeons d'un arbre pour un biologiste

dont le but est de décrire le « phénomène invisible » qui lui a donné naissance.

Dans une telle perspective, ce ne sont plus les choses de la nature que le biologiste

entreprend de calculer, mais le caractère expérimentable de cette même nature au travers la

reproduction en laboratoire. Ce fait inaugure l'affirmation d'Arendt relative au

subjectivisme de l'époque moderne, l'homme ne semble pouvoir connaître que ce qu'il fait.

Contre ce désespoir (vis-à-vis de la vraisemblance du monde phénoménal), l'homme

moderne a mobilisé la pleine mesure des capacités qui sont les siennes ; désespérant de

jamais trouver la vérité par la pure contemplation, il a commencé d'utiliser à cette fin

ses capacités d'action ; de la sorte, il n'a pu éviter de prendre conscience que l'homme,

où qu'il agisse, déclenche des processus. La notion de processus ne désigne pas une

qualité objective de l'histoire ou de la nature ; elle est le résultat inévitable de l'action

humaine (CC, p. 85).

Donc la science de la nature et de l'histoire n'a paradoxalement pas d'objet phénoménal

durable, elle est sans objet ou plutôt son objet est le processus causal caché sous-jacent à

l'événement. C'est toujours le processus qui est recherché dont l'événement singulier n'est

que le voile dont il faut se débarrasser. En d'autres termes, l'attention est toujours portée sur

les processus. Au sein de la modernité, l'action humaine est donc entrevue comme ce qui

déclenche un processus, l'attention n'est donc plus orientée vers l'événement en lui-même,

mais vers la série de processus qui en découlent. Autrement dit, même s'il est dans la nature

de l'action de déclencher des processus, l'histoire classique avait encore pour objet

l'événement spécifique en tant que tel, alors que l'histoire moderne s'attache au processus en

amont et en aval, au processus qui a déterminé une action et à celui que va déclencher une

telle action.

Avec la modernité, l'homme est devenu capable d'agir dans la nature, et c'est cette

action dans la nature, bien plus que la nature elle-même, qui fait l'objet des sciences de la

nature. Ici aussi, il faut comprendre l'agir dans la nature comme un processus expérimental.

En agissant dans la nature, l'homme ne cherche pas la nouveauté (essence de l'agir pour

Arendt), mais la reproductivité de phénomènes qui ont cours dans la nature, mais qui ne

Page 151: Durabilité et modernité - Université Laval

136

peuvent être étudiés que dans le cadre artificiel d'un laboratoire88

.

Quelle que soit la nature de cette nouvelle action dans la nature, que nous aurons

l'occasion de décrire dans ses détails, il n'en reste pas moins que l'histoire prend pour

exemple et modèle les sciences de la nature et la démarche expérimentale déterministe pour

juger de l'action des hommes dans le monde humain.

Le concept moderne d'un processus pénétrant l'histoire comme la nature sépare l'âge

moderne du passé plus profondément qu'aucune autre idée. Pour notre manière

moderne de penser, rien n'est significatif en et par soi-même, pas même l'histoire et la

nature prises chacune comme un tout, et certainement pas les événements particuliers

dans l'ordre physique ni les événements historiques spécifiques. Il y a une énormité

décisive dans cet état des choses. Des processus invisibles ont englouti toute chose

tangible, tout étant individuel visible pour nous, les dégradant en fonction d'un

processus auquel rien n'échappe (CC, p. 86, 87).

Nous sommes ici en présence du nœud du problème pour Arendt : les événements

historiques tout comme la nature ne sont plus visibles comme événements singuliers, ils

deviennent des fonctions d'un processus qui les dépasse. Nous passons donc du modèle de

l'immortalité de la nature, au modèle du processus. Quid de ce processus de la nature ?

Le processus de la nature est invisible en soi, la nature dans son éternité n'est plus le

symbole de l'immortalité à laquelle l'homme peut aspirer en essayant de devenir « comme »

les choses de la nature. Autrement dit, et pour reprendre notre jargon du départ, la nature et

l'histoire ne sont plus en relation antithétique, l'homme ne doit plus lutter contre la nature

(résister au métabolisme cyclique) et durer comme la nature (s'inscrire lui aussi dans l'être-

à-jamais). La nature n'est plus qu'une suite de processus incapables d'incarner une durabilité

antithétique quelconque, une éternité quelconque. Elle est un ensemble de processus

décomposables et dont la compréhension dépend du faire de l'homme (reproductivité

artificielle dans le cadre d'un laboratoire). L'histoire ne raconte plus l'événement, mais la

succession temporelle. Philosophiquement parlant, c'est Hegel qui symbolise pour Arendt

cette importance inouïe que va prendre la succession temporelle.

88

Il existe bien entendu de la nouveauté dans le cadre de l'agir dans la nature dans la mesure où cette action

a permis l'invention d'une énorme quantité de technologies, cependant, cette nouveauté ne réside pas dans

la nature même de l'agir mais dans le résultat, dans le processus qu'une telle intervention permet et rend

possible. Nous aurons l'occasion par la suite de nuancer ces propos et de montrer comment on passe du

principe de natalité propre à l'action dans les affaires humaines au principe de nouveauté.

Page 152: Durabilité et modernité - Université Laval

137

« Avec Hegel, la politique est entièrement avalée par l'histoire, conçue elle-même

comme processus total de l'être. "Ce fut lui qui, pour la première fois, vit la totalité de

l'histoire du monde comme un développement continu"89

» (Sacha Alcide Calixte, 2008, p.

72). Si donc originellement l'histoire est au service du politique, avec Hegel, l'histoire

semble avoir englouti le politique dans la mesure où l'action politique n'est plus qu'un

épiphénomène au sein d'une longue série de processus qui l'ont préparée et causée. Ainsi,

en insistant sur le caractère processuel de l'histoire comme succession temporelle, l'histoire

se cramponne à la causalité et emprunte un principe propre à la nature : le principe de

continuité. Dans cette perspective, qu'est ce que sauve encore l'histoire moderne ?

L'histoire moderne, non sans jeu de mots, ne sauve plus les apparences, elle sauve les

processus invisibles qui ont donné lieu à ces apparences. Ce faisant, l'oubli guette le

politique dans la mesure où l'action humaine est engloutie dans le fonds indifférencié de la

succession temporelle causale. L'historien dans ce sens se charge de déceler les processus

latents qui sont à l'œuvre derrière les apparences un peu comme le savant cherche derrière

la nature le processus biologique qui a permis son éclosion. Dans La vie de l'esprit, Arendt

évoque cette querelle philosophique ancestrale de l'être et de l'apparaître. « La quête

acharnée de la base derrière la simple apparence que mène la science moderne a réveillé la

vieille querelle » (VE, p. 45). En effet, la science moderne semble donner préséance à la

suprématie de la cause sur l'effet. Arendt semble vouloir renverser le problème en montrant

que l'effet renseigne sur la cause tout en la camouflant. Autrement dit, l'argument spécieux

de la métaphysique sur la préséance de la cause sur l'effet est critiqué par Arendt qui voit

dans le phénomène son caractère hautement mondain et éclairant. Mutatis mutandis, la

science ne fait que faire apparaître le fond caché des processus. « En vérité, elle a amené de

force au grand jour le fond des apparences pour que l'homme, créature adaptée aux

apparences, soumises à elles, soit en mesure de s'en emparer90

» (VE, p. 45). En préférant

le terme fond de l'apparaître, Arendt fait remonter à la surface la primauté du phénomène,

la cause n'est que le fond de l'apparaitre, elle n'est pas d'une autre réalité ou si elle l'est,

celle-ci n'est d'aucune importance pour l'homme. L'homme ne peut connaitre que les

89

Sacha Alcide Calixte cite ici Arendt dans La tradition et l'âge moderne, p. 41.

90 C'est moi qui souligne.

Page 153: Durabilité et modernité - Université Laval

138

phénomènes. Plus encore pour Arendt, il ne peut vivre que dans un monde de phénomènes.

Mais les résultats ont de quoi laisser perplexe. Nul homme, on s'en est aperçu, ne peut

vivre au milieu de « causes » ou rendre pleinement compte, à l'aide du langage humain

habituel, d'un Être dont la vérité se démontre scientifiquement, dans les laboratoires,

ou se mesure pratiquement, dans le monde réel, grâce à la technologie. On dirait que

l'Être, une fois rendu manifeste, l'emporte sur les apparences - mais personne, jusqu'ici,

n'a réussi à vivre dans un monde qui ne se découvre pas de lui-même (VE, p. 45, 46).

Deux problèmes jaillissent ici pour notre réflexion critique. Le premier relève en ceci

que l'histoire moderne, en tant que science et comme toute science, cherche à rendre

compte de l'Être, du fond de l'apparaître. En tant que science, elle cherche ce que toutes les

sciences modernes cherchent pour Arendt, elle cherche à rendre compte de l'Être pour s'en

emparer. Cependant, nous parlons ici de l'être des actions humaines. L'histoire cherche

donc à s'emparer de l'action humaine en vue de s'en rendre maître.

Le second problème relève en ceci que l'homme ne peut vivre que dans un monde de

l'apparaître. L'être est invivable parce qu'incommunicable. Le langage humain habituel est

incapable de rendre compte du fond de l'apparaître et ainsi de se familiariser avec lui. C'est

dans ce sens qu'Arendt avance l'idée de l'incommunicabilité des théories scientifiques dont

le langage semble échapper au sens commun. L'histoire raconte ainsi l'incompréhensible

épiphanie de l'action.

In fine, l'histoire en tant que science de l'action humaine semble chercher à dévoiler le

fond de l'apparaître afin de s'en rendre maître. Cette maîtrise n'est compréhensible que si

nous pensons en direction de la prévisibilité comportementale de l'humanité à laquelle on

oblitère la capacité d'étonner par l'action nouvelle. Autrement dit, pour faire venir à

l'apparaître l'être de l'action il faut prendre pour hypothèse de départ le caractère calculable

et prévisible de celle-ci, il faut lui ôter toute imprévisibilité. Rendre prévisible pour

contrôler l'action humaine revient à nier la condition spécifiquement humaine de la natalité.

De plus, le rôle de l'histoire n'est plus de rendre compte de l'action, mais de lui demander

des comptes. Ce qui veut dire littéralement, se rendre à l'évidence calculante et oublier son

caractère unique. La question de savoir si elle y parvient ou non est seconde tant et aussi

longtemps que nous comprenons le projet sous-jacent à la science historique. Car, si dans le

domaine de la nature, il peut paraître acceptable bien que discutable de vouloir s'en rendre

maître, pour ce qui est de l'homme, la question est sans équivoque pour Arendt. Tout se

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139

passe comme si l'histoire voulait se rendre maître de l'agir de l'homme en démontrant les

lois causales qui sont à l'œuvre derrière les apparences. Ce projet, malgré son utopisme, ne

peut nous laisser de marbre quand nous pensons à la domination scientifique et technique

de la modernité. Car, comme le dit si bien Heidegger, l'homme fait lui aussi partie de ce

fonds exploitable, il est requis de la même manière91

. Ceci étant dit, il nous faut encore

préciser la démarche causale de la science de l'histoire qui tend à réduire l'action à une suite

de processus intelligible et prévisible.

À présent, l'histoire immortalise le processus de l'action ; celle-ci n'est plus qu'une suite

de conséquences. Ce cohérentisme et causalisme de l'histoire moderne refuse implicitement

la singularité et la contingence du réel en lui préférant le caractère nécessaire du processus

historique. L'histoire raconte donc pour Arendt la trame cachée et invisible qui a permis au

réel de se manifester. Or, poussé à l'extrême, le cohérentisme est un des éléments de

l'idéologie des mouvements totalitaires92

. « Le rejet arendtien du cohérentisme

épistémologique repose sur les affinités qu'elle y décèle avec la pensée totalitaire lorsque

celle ci, comme nous l'avons vu, prend comme prémisse logique une simple hypothèse à

laquelle tous les faits sont désormais ramenés afin de servir comme preuve de sa vérité »

(Sacha Alcide Calixte, 2008, p. 105). Cependant, face à ce cohérentisme et causalisme de

l'histoire moderne, le souci d'immortalité demeure-t-il inassouvi ? Pour Arendt,

l'immortalité moderne a cherché un modèle séculier de permanence durable.

91

Nous verrons par la suite que l'action dans la nature qui forme une nouvelle catégorie de la vita activa

moderne, cherche désespérément le caractère calculable de l'action humaine. Ce désespoir a donné selon

nous naissance à la notion de risque qu'il faudrait absolument éliminer, ou à tout le moins, gérer. Le risque

de l'action dans la nature apparait ainsi comme la condition malheureuse de l'action alors qu'elle était jadis

considérée comme la condition heureuse de la grandeur potentielle de l'homme, celle de faire quelque

chose d'imprévu, de mémorable. Avec la modernité, l'imprévisibilité du processus est apparue comme le

danger qu'il faut absolument combattre.

92 Il n'entre pas dans le cadre de notre dissertation de discuter de ce trait spécifique à l'idéologie totalitaire.

Cependant, il existe un lien indéniable entre la logique d'une idée (invisible en soi) et le caractère cohérent

de l'histoire. Dans ce sens, l'histoire ne serait qu'un enchainement de causes et d'effets nécessaires. En se

basant sur la nécessité historique (pour les bolchéviques) et sur la nécessité naturelle (pour le nazisme), les

idéologies totalitaires semblent avoir légitimé la déformation de la réalité par la nécessité de la logique

d'une idée. Bien que l'histoire moderne ne soit pas en soi de l'idéo-logie, par son insistance sur le

mécanisme invisible à l'œuvre, elle semble avoir permis son instrumentalisation afin de déformer la

réalité. La différence principale étant que l'idéologie se base sur une idée unique qui semble englober

idéalement toutes les autres. Pour plus de détails, nous renvoyons le lecteur à l'excellent commentaire

qu'en fait Anne-Marie Roviello dans Sens commun et modernité chez Hannah Arendt, (1989, p. 151-161).

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140

Ce fut donc au cours de sa recherche d'un domaine strictement séculier de permanence

durable que l'époque moderne découvrit l'immortalité potentielle de l'espèce humaine.

C'est ce qui s'exprime dans notre calendrier, c'est le contenu réel de notre concept de

l'histoire. L'histoire s'étendant dans la double infinité du passé et de l'avenir, peut

garantir l'immortalité sur terre d'une manière tout à fait semblable à celle dont la polis

Grecque ou la République romaine avaient garanti à la vie humaine et aux actions

humaines, pour autant qu'elles révélaient quelque chose d'essentiel et quelque chose de

grand, une permanence strictement humaine et terrestre dans ce monde. Le grand

avantage de ce concept a été que cette double infinité du processus historique établit un

espace-temps où la notion même de fin est pratiquement inconcevable ; mais son grand

désavantage, si on le compare à la théorie politique antique, semble être que la

permanence semble être confiée à un processus en devenir, différent d'une structure

stable (CC, p. 101).

Ce paradoxe ne devient compréhensible que si nous comprenons ce que symbolise

l'immortalité de l'espèce humaine. Cette immortalité zoologique était un fait accompli pour

les Grecs ; la nature conférait à toutes les espèces une immortalité métabolique selon le

principe de reproductivité. L'histoire moderne confère cette même immortalité à la

différence près qu'elle lui incorpore la notion de devenir, l'éternel changement. Ce qui est

permanent maintenant, ce n'est plus le monde stable qui a jadis réifié l'action humaine à

travers les œuvres et l'histoire, c'est le développement de l'espèce humaine, le processus

progressif de celle-ci.

Il existe donc une forme de naturalisation de l'histoire de l'espèce humaine en devenir

permanent. Or, dans la notion de devenir, c'est le changement qui est permanent. Toute

résistance à ce flot incessant du devenir semble donc vaine, et la totalité du vécu humain

s'inscrit dans le cadre plus large de l'espèce. Il va sans dire que l'unicité de l'agent politique

est ici évacuée au profit du processus global dans lequel il se situe. « De la sorte l'humanité

cesse d'être seulement une espèce de la nature, et ce qui distingue l'homme de l'animal n'est

plus simplement qu'il a la parole (λόγον ἒχον), comme dans la définition aristotélicienne,

ou qu'il a la raison, comme dans la définition médiévale (animal rationale) : sa vie même le

distingue maintenant, seule chose que la définition traditionnelle lui faisait partager avec les

animaux » (CC, p. 102). Bien entendu cette définition de l'homme à partir de la vie

provoque de multiples problèmes pour Arendt, elle rend possible en outre, la réduction de

la condition humaine à sa condition zoologique. Ce n'est donc plus la biographie qui

intéresse l'historien, mais la vie générale de l'espèce humaine indifférenciée. Dans Le trésor

perdu (1999), Etienne Tassin fait un commentaire assez éclairant du recours par le nazisme

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141

au naturalisme. « Les camps visent à changer les hommes en quelque chose de sous-

humain, à produire des êtres dépourvus de la capacité d'agir en laquelle se condense leur

condition d'êtres humains, d'êtres libres, d'êtres politiques : tentative de produire quelque

chose qui est avant tout de l'ordre de la nature, c'est-à-dire de la vie, tandis que l'humain est

de l'ordre de l'œuvre et de l'action, c'est-à-dire de la culture et du monde » (Etienne Tassin,

1999, p. 154). Dans cette perspective, il nous est possible d'avancer que l'histoire moderne

en tant qu'histoire de l'espèce humaine, a évacué la condition spécifiquement humaine, elle

qui était originellement censée la sauver. En effet, la condition spécifiquement humaine du

politique n'est plus sauvée par l'histoire dont le but avoué est de déterminer à présent

l'histoire de l'espèce. Plus encore, l'histoire semble participer à cette destruction de la

condition humaine en ingurgitant le politique. Si donc les camps de concentration

détruisent littéralement la condition de possibilité de la pluralité en subsumant la condition

humaine à la nature humaine c'est pour mieux exercer la domination totale. En effet,

« L'espèce humaine n'existe pas : n'existent que des espèces animales. (...). N'existent que

des conditions sous lesquelles un vivant peut être dit humain si et parce qu'il accède à un

régime politique de son mode d'existence, de son exister. Que celui-ci soit altéré, voire

détruit, et l'humanité se trouve aussitôt privée en même temps de sens et de réalité »

(Etienne Tassin, 1999, p. 155). Le naturalisme présent dans les camps de concentration ne

diffère pas tellement de l'historicisme bolchévique dans la mesure où l'historicisme est lui

aussi une forme de naturalisme dans le contexte moderne de l'histoire.

Dans le processus historique moderne, la signification se dégrade en fin selon le modèle

instrumental.

L'absence de sens croissante du monde moderne n'est peut-être nulle part plus

clairement présagée que dans cette identification du sens et de la fin. Le sens, qui ne

peut jamais être le but de l'action et pourtant, inévitablement surgira des actions des

hommes après que l'action elle-même sera venue à une fin, était maintenant poursuivi

avec le même système d'intentions et de moyens organisés que l'étaient les buts

particuliers directs de l'action concrète - avec ce résultat que tout se passait comme si

le sens lui-même avait quitté le monde des hommes, et comme si les hommes se

trouvaient abandonnés à une chaîne infinie de buts dans la progression de laquelle

l'absence de sens de tous les accomplissements passés était constamment annulée par

des buts et des desseins à venir, comme si les hommes étaient soudain frappés

d'aveuglement à l'égard de distinctions fondamentales telles que la distinction entre la

signification et la fin, entre le général et le particulier ou, grammaticalement parlant,

entre "en considération de" (for the sake of) et "afin que..." (in order to) (comme si le

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142

menuisier, par exemple, oubliait que seuls ses actes particuliers lors de la fabrication

d'une table sont accomplis dans le mode du "afin que", mais que toute sa vie de

menuisier est régie par quelque chose de tout à fait différent, à savoir une idée plus

vaste "pour" laquelle, principalement, il est devenu un menuisier) » (CC, p. 105, 106).

La science historique moderne confond donc le sens avec le but, et assigne à l'action

humaine des buts qui se transforment aussitôt en moyens pour d'autres buts, pour d'autres

fins. Il en résulte une histoire insensée, mais intelligible. La question du sens dépasse la

question de l'épistémè, la question de la connaissance. Car, même si nous comprenons la

fin, le but, à travers la raison, le sens de l'événement disparait tant et aussi longtemps que

nous limiterons l'action humaine à une suite processuelle. Finalement, cette indistinction

laisse la place à une autre ; quand tout est réduit à une fin cachée et invisible aux acteurs, il

s'en suit que la fin elle-même se transforme en moyen dans la mentalité instrumentale du

processus historique. En d'autres mots, même en histoire tout devient un moyen. « Dans

cette version de la dérivation de la politique à partir de l'histoire, ou plutôt, de la conscience

politique à partir de la conscience historique - qui n'est nullement le privilège de Marx en

particulier, ni même du pragmatisme en général - nous pouvons aisément retrouver la

vieille tentative d'échapper aux déceptions et à la fragilité de l'action humaine en la

construisant à l'image de la fabrication » (CC, p. 106).

L'historien fabriquerait l'histoire comme le menuisier fabrique une chaise, le clou ou le

marteau n'apparaissent pas dans l'objet fini tout comme l'action effective disparait une fois

le processus achevé. Il y a donc un non-sens de l'action à proprement parler, ou encore un

sens insignifiant au regard de la totalité du processus. Cette mise en perspective du sens de

l'action subsumé sous l'angle de la fin est ce que nous appelons la neutralité emblématique

de l'historien. Cette neutralité historienne est aussi appelée objectivité. Cependant, nous

préférons neutralité en ceci qu'il s'agit ici d'une neutralité neutralisante du sens de l'action et

de l'événement. En d'autres termes, le changement du point d'Archimède, la distanciation

vis-à-vis du monde terrestre des hommes inaugure une objectivité sans objets tangibles, une

neutralité à part entière. L'historien juge à partir de l'espace le fourmillement du processus

politique en y voyant de loin un sens global qui échappe aux acteurs. Le problème est que

son rôle a changé, il ne raconte plus ce que les hommes ont fait et dit, il raconte le

processus qui a permis et le processus vers lequel va telle action particulière. Le

phénomène devenant épiphénomène, l'apparaître perd ainsi toute crédibilité, il faut s'en

Page 158: Durabilité et modernité - Université Laval

143

méfier, rester objectif. L'objectivité scientifique de l'historien participe donc à cette

méfiance généralisée vis-à-vis du monde de l'apparaître. Seul l'être est important, autrement

dit, seul le non-manifesté doit être relevé. Les lois de l'histoire à l'image des lois d'airain de

la nature, semblent promettre, une fois révélées, de prédire avec exactitude le cours de

l'histoire à venir tout comme le biologiste est capable de prédire la croissance de la plante

selon un processus reproductible. Les philosophies de l'histoire ont toutes en commun de

professer ou pro-phèter l'avenir d'une humanité inscrite dans les lois nécessaires de la

nature. Implicitement, l'historien se transforme ici en prophète des temps modernes auquel

est dévolue la tâche de renseigner le ce-qui-a-permis telle ou telle action au regard du ce-

qui-devrait arriver. L'historien prophétisant se heurte cependant toujours à l'imprévisibilité

de l'action humaine qui le plonge dans le désespoir vis-à-vis de la contingence des affaires

humaines : il désespère littéralement des hommes. L'action mémorable n'est plus le

phénomène par lequel la grandeur des hommes est affirmée, mais le signe de cette non-

adéquation avec le modèle vitalisant de l'espèce humaine. Tout se passe comme si l'action

mémorable aurait perdu le pouvoir de nous émerveiller par son absolue unicité. Elle est

devenue le-ce-contre-quoi il faut lutter. Nous passons donc de la sauvegarde de l'oubli

potentiel de la grandeur fragile à la tentative systématique de l'éliminer ou de la réduire au

sein de processus explicatifs et rassurants. Ne pouvant plus être rassurés quant à la

durabilité du monde humain, nous avons dû nous résoudre à la cohérence du devenir

humain qui paradoxalement élimine la condition spécifiquement humaine. Ce n'est donc

qu'en éliminant ce qui est proprement humain que l'on peut rassurer l'espèce humaine

zootique.

L'histoire se résout donc à raconter les processus (moyens) grâce auxquels ont été

possibles telles ou telles choses a posteriori. Inutile de rappeler que dans un tel contexte, la

dignité de l'apparaître disparait complètement dans le flux d'un devenir moyennant toujours

une fin meilleure. Si donc rien ne mérite d'être gardé intact c'est parce que l'action est

entrevue comme un moment passager dont la fin/signification n'est intelligible qu'en

fonction du futur. L'histoire n'est donc plus au service de la durabilité du monde humain,

elle est au service de l'intelligibilité du devenir processuel.

En effet, procès vient du latin procedere qui signifie marcher en avant. Dans le

Page 159: Durabilité et modernité - Université Laval

144

Dictionnaire historique de la langue française, « Le mot latin désigne l'action de s'avancer

d'où, par abstraction, la progression et, avec une valeur qualitative, le progrès ; il désigne

particulièrement un progrès heureux, un succès ». Peut-on en conclure pour autant

qu'Arendt est conservatrice et qu'elle rejette le progrès comme possibilité de s'avancer vers

un succès ? Il n'en est rien, la méfiance d'Arendt provient bien plus du caractère

idéologique, biologisant et nécessaire du progrès qui stipule que l'on ne peut arrêter la

marche en avant ; comme si la "marche de l'histoire", le développement technique et

technologique, l'agir même de l'homme étaient déterminés par les lois d'airain de la

causalité, comme si l'agir était un moyen en vue d'une meilleure fin à venir. L'optimisme

présent au sein du concept de procès est du même ordre que celui présent au sein du

concept de progrès, et dans ce sens, progrès signifie étymologiquement, marcher en avant,

pro (en avant) gradi (marcher). Or, le terme de procès est employé pour indiquer une suite

ordonnée d'opérations aboutissant à un résultat. Ce résultat est différé constamment dans la

pensée processuelle dans la mesure où la seule constante est le changement lui-même que

reflète la notion de devenir. Seul le devenir est durable tel est le paradoxe de la modernité.

Or, le devenir est une notion instable qui reflète l'insécurité de notre monde sujet au

changement permanent. C'est pourquoi, pour pallier cette insécurité, la notion de progrès

semble réconcilier le changement et l'instabilité par une instabilité positive que l'on peut

résumer ainsi : le meilleur est à venir. Autrement dit, il faut semble-t-il prendre son mal en

patience, ce dernier n'étant au final qu'un moindre mal, un mal nécessaire, dans le processus

positif du développement de l'espèce humaine.

Dans le cadre de cette contamination instrumentale de l'histoire, il va sans dire que le

rôle de l'agir dans la nature contribue et achève pour ainsi dire, la métamorphose du monde

humain en un large métabolisme en devenir. La technologie comme action dans la nature

inaugure ainsi un phénomène nouveau dont il nous faut encore parler pour saisir la

connexion entre le processus, le procès et le progrès.

3.2. L'action dans la nature ou la vacuité de l'artefact naturalisé

Dans Le concept d'histoire, Arendt évoque pour la première fois un nouveau genre

d'activité, l'action dans la nature, qu'elle nomme aussi, technologie. Cette action dans la

nature est pour Arendt une activité technique intégrante de la nature. Avant de pénétrer

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145

plus en avant dans ce qu'Arendt semble décrire comme une nouvelle activité de la vita

activa93

, il nous faut spécifier que traditionnellement, deux activités entretiennent un

commerce avec la nature : le travail et l'œuvre (l'action étant spécifiquement le propre du

monde humain, de la polis). Un bref rappel s'impose sur ces deux catégories :

Le travail est essentiellement l'activité la plus naturelle, la moins spécifiquement

humaine, la plus nécessaire. Il est le travail du corps et renvoie ainsi à la relation

métabolique entre l'homme et la nature. Il est donc lui aussi une forme d'activité dans la

nature, cependant, cette activité n'est pas provocante, mais servile et symbiotique. Le travail

doit, en effet, se répéter indéfiniment comme les saisons qui se succèdent dans la nature, il

se plie donc à la nécessité biologique. Au lieu de "travail dans la nature" ou "d'activité dans

la nature", on peut donc avancer que le travail reste un "travail avec la nature" ou "activité

avec la nature" conforme aux lois que lui prescrit celle-ci.

La deuxième activité qui "commerce" avec la nature est l'œuvre (ou la technè au sens

large). Au sein de l'œuvre, la nature apparaît autant comme le matériau (origine) nécessaire

à la fabrication que comme le ce-contre-quoi il faut lutter pour instaurer une durabilité

artefactuelle (destination). L'œuvre cherche donc dans la nature ce qui lui permettra une

durabilité de son propre fût qui est "comme" l'éternité de la nature. Ultimement, l'œuvre a

pour finalité de préserver le monde humain des phénomènes naturels destructifs. L'œuvre

extirpe donc de la nature le matériau nécessaire pour contrer la nature, elle cherche à limiter

le pouvoir destructeur de celle-ci. C'est donc en soi une forme d'activité "contre nature".

Cependant, pour saisir la spécificité de cette action dans la nature, il nous faut rappeler

le glissement propre à la modernité et dont nous avons déjà parlé dans le premier chapitre :

le travail de la main (l'œuvre) devient un travail du corps au sein de la productivité

métabolique et cyclique sans fin de la société de consommation. En outre, ce principe de

93

Dans Le concept d'histoire, Arendt avance l'hypothèse d'une nouvelle activité qu'elle nomme l'action dans

la nature. La confusion qu'une telle notion projette dans la compréhension globale de la pensée

arendtienne est telle qu'il peut sembler que le terme est mal choisi dans la mesure où il semble mêler les

catégories usuelles de l'auteur (le travail, l'œuvre et l'action). Cependant, nous tenterons ici d'exploiter

cette notion tout en montrant le caractère confondant de celle-ci. La confusion que jette cette notion est

donc à la fois pour nous un obstacle épistémologique à la compréhension de l'auteur et le signe

emblématique d'une modernité qui a fluidifié les frontières entre les différentes activités en semant partout

l'incapacité à distinguer et à juger.

Page 161: Durabilité et modernité - Université Laval

146

continuité, originellement naturel, a été évoqué dans ce chapitre comme étant le propre de

l'automatisation. De plus, nous avons déjà fondé l'aspect généralisé de l'instrumentalité

technique moderne qui tend à tout subsumer sous l'angle du moyen-terme. Mais alors que

vient donc faire cette pseudo quatrième catégorie ? Dans quelle mesure pouvons-nous la

considérer comme un phénomène nouveau ? Et en quoi cette nouveauté est-elle

symptomatique de la perte de durabilité de l'artefact humain ? Telles sont les questions qui

guideront le fil de notre pensée dont le but ultime est de déceler la portée destructrice de

l'intégration de la nature au sein de l'artefact humain.

La nouveauté de l'action dans la nature doit être comprise à notre sens comme une

nouveauté fluidifiante et non une nouveauté radicale. En effet, même si Weyembergh,

commentant Arendt, semble y voir une activité radicalement nouvelle94

, elle n'en reste pas

moins une activité qui emprunte au travail, à l'œuvre et à l'action un bon nombre

d'éléments. L'action dans la nature serait dans ce sens, l'effet de la disparition des frontières

jadis constituantes de la vita activa. Celles-ci semblent complètement désuètes quand nous

observons l'abolition effective de la frontière entre la nature et l'artefact que provoque

l'action dans la nature. C'est donc sous l'angle de l'accomplissement de la neutralisation de

la différence que nous observerons ce nouveau phénomène comme étant l'insigne d'une

perte de repères au sein d'un processus englobant systématiquement la totalité de l'activité

humaine. Cette fluidification ne doit pas nous faire perdre de vue qu'il existe toujours des

activités différenciées, mais celles-ci n'ont plus la consistance qu'elles avaient jadis, elles

sont devenues interdépendantes, plus encore, elles semblent toutes dépendre ultimement de

l'action dans la nature qui a bousculé notre rapport au monde humain artefactuel.

Maintenant que nous avons situé la relative nouveauté de cette activité par rapport aux

activités précédentes, nous pouvons nous livrer à sa définition spécifique. Pour ce faire,

nous devons penser en direction de la nouveauté de cette catégorie qui, pour la première

fois dans l'histoire de l'homme, semble avoir mis directement en relation l'action et la

nature.

94

« La grande nouveauté par rapport à toutes les époques antérieures est que la science et la technologie

nous permettent désormais une forme d'action qui nous était interdite jusqu'ici, l'action dans la nature »

(Weyembergh, 1992, p. 166).

Page 162: Durabilité et modernité - Université Laval

147

Rappelons brièvement les éléments constitutifs de l'action dans les affaires humaines

ainsi que le propre de la nature. Schématiquement, l'action dans les affaires humaines est

caractérisée par sa fragilité et son caractère éphémère (à moins d'être réifiée au sein du

monde humain par l'œuvre), elle est imprévisible dans la mesure où l'individu est capable

d'innover, de commencer quelque chose de nouveau (natalité), elle nécessite la pluralité

(qui est l'essence du politique et de la liberté politique, principe d'isonomie politique chez

Arendt), enfin, elle est irréversible et ses effets imprévisibles dans la mesure où elle met en

marche un processus qui échappe à tout contrôle a priori et dont on ne connait la résultante

finale95

. Pour ce qui est de la nature, elle est originellement constituée par le principe de

continuité et de nécessité. Elle est l'être-à-jamais, à la fois immortelle et in-née, elle est

éternelle. Pourquoi alors utiliser le terme d'action pour définir la technologie moderne ? Ou

pour reprendre l'interrogation de Weyembergh : « Comment prétendre à la fois que la

praxis est devenue impossible, que les hommes de science vivent dans un monde où la

parole a perdu son pouvoir et que l'action domine désormais les autres activités ? »

(Weyembergh, 1992, p. 169).

L'action dans la nature est une forme différenciée de la technique et de la fabrication au

sens large et se distingue évidemment de l'action dans les affaires humaines. En ce sens

Arendt affirme que même la technique donne naissance à une suite de processus

imprévisibles et que la fabrication est elle aussi une forme d'action :

C'est seulement dans la mesure où le produit final de la fabrication est incorporé dans

le monde humain, où son usage et son « histoire » définitifs ne peuvent jamais être

entièrement prédits que la fabrication déclenche aussi un processus dont l'issue ne peut

être entièrement prévue et échappe par conséquent à la volonté de son auteur. Cela veut

dire seulement que l'homme n'est jamais exclusivement homo faber, que même le

fabricateur demeure en même temps un être agissant, qui déclenche des processus où

qu'il aille et quoi qu'il fasse (CC, p. 82).

En d'autres termes, la technique est elle aussi une forme d'action dont le processus

95

Bien que nous nous basions sur le rappel schématique que fait Weyembergh, nous omettons expressément

une des caractéristiques que celui-ci attribue à l'action : elle est plutôt anonyme, cette caractéristique est à

l'antipode de l'esprit de l'action chez Arendt qui y voit justement l'apparaître singulier de l'unicité d'une

personne au sein de la pluralité. Dans ce sens, l'anonymat est bien plus un obstacle à l'action au sein d'une

société bureaucratique qu'elle définit elle-même comme la dictature de l'anonymat. Bien que Weyembergh

en fasse usage dans un sens spécifique (en rapport à la pluralité), il n'est pas dans l'esprit d'Arendt d'utiliser

ce mot pour caractériser l'action. Autrement dit, l'action révèle nécessairement l'agent.

Page 163: Durabilité et modernité - Université Laval

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ressemble à celui de l'action politique qui demeure imprévisible. Ceci signifie que la

fabrication est une forme d'action au regard du processus auquel elle donne naissance.

Cependant, la fabrication classique demeure une fabrication dans l'artefact humain, une

fabrication de l'artefact dont la vocation première est de résister au processus naturel

cyclique. Avec l'action dans la nature, ce processus de fabrication semble avoir

radicalement changé de cap.

Jusqu'à notre époque, l'action humaine avec ses processus faits par l'homme était

limitée au monde humain, alors que la principale préoccupation de l'homme quant à la

nature était d'utiliser le matériau qu'elle offrait dans la fabrication, pour édifier avec lui

l'artifice humain et le défendre contre la force énorme des éléments. Dès le moment où

nous avons commencé à déclencher des processus naturels de notre cru - et la fission

de l'atome est précisément un tel processus naturel engendré par l'homme - nous

n'avons pas seulement accru notre pouvoir sur la nature, nous ne sommes pas

seulement devenu plus agressifs dans nos rapports avec les forces existantes de la terre,

mais pour la première fois nous avons capté la nature dans le monde humain en tant

que tel et effacé les frontières défensives entre les éléments naturels et l'artifice humain

qui limitaient toutes les civilisations antérieures » (CC, p. 82).

L'élément central de cette affirmation tourne autour du rapport à la nature qui semble

avoir changé. La force des éléments est originellement le ce-contre-quoi l'artefact devait

s'élever. À présent, l'artefact ne s'érige plus contre la nature, mais l'intègre dangereusement.

La question du pouvoir semble ici être évacuée par Arendt comme étant un épiphénomène

dans la mesure où pour elle, le propre de la technique a toujours été d'augmenter le pouvoir

de l'homme vis-à-vis de la nature. Pourtant, à notre sens, c'est bien là ce qu'il faut penser et

qui demeure impensé dans cette sentence d'Arendt. Car, même si le développement des

techniques a toujours opéré, il est vrai, un développement du pouvoir de l'homme sur la

nature, ce pouvoir était d'une autre nature. En effet, si la nouveauté et l'essentiel résident en

ceci que, pour Arendt, nous avons laissé pénétrer les forces de la nature au sein du monde

humain, c'est donc que la nature du pouvoir et l'orientation du pouvoir ont changé.

Autrement dit, nous avons accru notre pouvoir par intégration et non par limitation. En

effet, le pouvoir sur la nature était jadis compris comme un pouvoir de protection contre la

nature. On pourrait même aller jusqu'à dire, sans trop forcer les propos d'Arendt, que

paradoxalement, notre pouvoir actuel vis-à-vis de la nature a diminué! En effet, le pouvoir

vis-à-vis de la nature en tant que pouvoir protecteur a diminué alors que le pouvoir dans la

nature intégrée a bien évidemment pris des proportions extraordinaires. Arendt ne le

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149

spécifie pas ici, mais c'est bien la teneur de son propos dans la mesure où les frontières

défensives sont vouées à tomber quand on laisse les éléments naturels pénétrer l'artifice

humain. L'artefact semble infecté ou infesté par la nature et cette infestation est le seuil par

delà lequel notre pouvoir intégrant grandissant retrouve son pendant obligé, le pouvoir

protecteur diminuant96

. Autrement dit, la question est de savoir de quel genre de pouvoir

nous parlons et si la potentielle omnipotence apparente ne cache pas parallèlement une

impotence latente. Dans cette dynamique, plus l'homme acquiert une omnipotence

intégrante plus son impotence protectrice augmente. Plus il y a pouvoir, plus il y a risque.

Nous la formulons ainsi, plus il y a pouvoir intégrant, moins il y a contre-pouvoir résistant.

Dans le même ordre d'idées, Ulrich Beck, sans citer Arendt97

, reprend dans La société du

risque (1986), presque mot pour mot, la thèse (non développée il est vrai) d'Arendt :

Ce qu'il y a de frappant là-dedans, c'est l'étrange mélange entre nature et société98, dans

le cadre duquel le danger passe outre tout ce qui pourrait lui opposer une résistance.

C'est d'abord la figure hybride du « Nuage radioactif », cette instance de la civilisation

transformée en puissance naturelle dans laquelle histoire et météorologie se fondent en

une unité tout aussi paradoxale que surpuissante. (...). En cette fin de XXe siècle, la

nature est soumise et exploitée, et elle qui était un phénomène externe s'est transformée

en phénomène interne, elle qui était du donné est devenue du construit. Au cours de sa

mutation industrialo-technique et de son intégration au marché mondial, la nature a été

transportée à l'intérieur du système industriel. Elle est alors devenue une donnée

incontournable de la vie dans le système industriel. Dépendre de la consommation et

du marché, c'est, à nouveau, sous une forme nouvelle, dépendre de la « nature », et

cette dépendance immanente du système de marché par rapport à la nature devient,

dans et avec le système de marché, une des lois de l'existence au sein de la civilisation

industrielle (Ulrich Beck, 2008, p. 16, 17).

Cependant, pour Beck, cette intégration de la nature au sein de l'artefact humain, au sein

de la société industrialisée est perçue comme un moment de rupture avec la modernité

96

À titre d'exemple, il est possible de noter que l'activité humaine semble avoir eu des répercussions sur le

climat, le réchauffement climatique, thème d'une actualité brulante, serait causé par des activités

anthropiques. Ainsi, en agissant dans la nature, l'homme devient comme une force de la nature, son

pouvoir intégrant est donc, comme nous le verrons au chapitre 3, susceptible de le transformer en une

force quasiment tellurique.

97 Il est étonnant de constater que Beck considère la société du risque comme originaire de cette intégration

de la nature dans l'artefact, idée originellement arendtienne qu'il ne cite pas alors que dans le reste de son

ouvrage, nous pouvons constater qu'il a lu, en partie du moins, l'œuvre d'Hannah Arendt. Nous ne pouvons

cependant ici faire un procès d'intention qui nécessiterait une plus ample étude biographique sur la

familiarité qu'avait Beck avec la pensée d'Arendt, surtout quand on garde à l'esprit qu'Arendt n'évoque

cette intégration d'une manière limpide que dans Le concept d'histoire (1957).

98 C'est Beck qui souligne.

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150

classique, elle marque un changement qui aurait eu lieu en cette fin de XXe siècle. Nous

pensons au contraire que, bien que ce soit là un phénomène insigne, il n'en reste pas moins

moderne. En effet, comme nous l'avons déjà spécifié, le changement du point d'Archimède

contribue à voir le monde à partir de l'infini et ainsi à regarder l'artefact humain, la nature et

l'action même de l'homme comme étant un tout indistinct, cette indistinction entre le monde

artefactuel et le monde naturel est donc pour nous progressive.

Dans le processus opérationnel continu le monde des machines est même en train de

perdre cette indépendance, ce caractère du-monde que les outils et les premières machines

des temps modernes possédaient à un degré éminent. Les processus naturels dont il se

nourrit de plus en plus l'apparentent au processus biologique, au point que les appareils que

naguère on maniait à son gré commencent à ressembler à des parties du corps humain

"comme la carapace fait partie du corps de la tortue ». Vue dans cette perspective, la

technologie n'apparait plus comme « le produit d'un effort humain conscient en vue

d'augmenter la puissance matérielle, mais plutôt comme un développement biologique de

l'humanité dans lequel les structures innées de l'organisme humain sont transplantées de

plus en plus dans l'environnement de l'homme »99 (CHM, p. 206).

Le caractère du-monde des premières machines des temps modernes était voué à

disparaître dans la mesure où le changement du point d'Archimède avait déjà eu lieu.

Autrement dit, la durabilité était le fruit d'une imperfection de cette neutralisation des

frontières qui commence pour Arendt avec l'événement de l'invention du télescope. En

outre, le caractère biologisant du processus de production est déjà une forme de

naturalisation de l'artefact et ce, bien avant l'action spécifiquement dans la nature. Il y a

donc une neutralisation constante de la différence entre la nature et l'artefact qui a vu son

accomplissement dans l'agir dans la nature qui constitue pour ainsi dire son apogée et son

achèvement.

Cependant, il nous faut encore décrire l'aspect décisif de l'action dans la nature qui a

aboli la différence traditionnelle entre la biosphère et la technosphère. Quelle est la

caractéristique décisive de cette action ?

99

Arendt cite ici Werner Heisenberg, Das naturbild der heutigen physik, pp. 14-15.

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151

Si, par conséquent, en déclenchant des processus naturels, nous avons commencé d'agir

dans la nature, nous avons manifestement commencé à transporter l'imprévisibilité qui nous

est propre dans le domaine même que nous pensions régi par des lois inexorables. La « loi

d'airain » de l'histoire n'a toujours été qu'une métaphore empruntée à la nature ; et le fait est

que cette métaphore n'est plus convaincante pour nous parce qu'il est apparu que la science

de la nature ne peut aucunement être certaine du caractère inaltérable des lois de la nature

dès lors que les hommes, savants et techniciens, ou simplement bâtisseurs de l'édifice

humain, décident d'intervenir et ne laissent plus la nature à elle-même (CC, p. 83).

L'imprévisibilité est le propre de l'action dans les affaires humaines, elle a son origine

dans ce qu'Arendt appelle la natalité. Plus encore, il est possible de distinguer deux genres

d'imprévisibilité : l'imprévisibilité de l'action elle-même (capacité à entreprendre quelque

chose de nouveau et d'inattendu) et l'imprévisibilité des conséquences de l'action qu'Arendt

nomme imprévisibilité du processus. Autrement dit, dans le contexte des affaires humaines,

on ne sait jamais ce que l'homme est capable de dire ou de faire et on est encore moins

capable de déterminer à l'avance les résultats postérieurs de son action. Arendt ira même

jusqu'à dire que ni l'organisation technique ni même la prudence (vertu par excellence de la

politique) ne sont capables de prédire avec certitude les résultats de l'action (CC, p. 82,83).

En d'autres termes, pour éliminer l'imprévisibilité de la condition humaine il faut éliminer

l'action elle-même100

. Le problème est donc le suivant : nous avons exporté l'imprévisibilité

régnante dans le domaine des affaires humaines au sein du royaume de la prévisibilité et de

la nécessite de la nature. Plus exactement encore, en important la nature dans l'artefact

humain, nous l'avons livrée à l'imprévisibilité du domaine des affaires humaines. Telle est

en effet l'ampleur de la catastrophe pour Arendt. Si donc la nature semblait régie par des

lois d'airain, elle semble maintenant fragilisée par la contingence. Il y a donc une double

infestation, infestation du monde humain artificiel et ainsi fragilisation de celui-ci, et

infestation de l'être-à-jamais de la nature. Autrement dit, il y a à la fois perte de la durabilité

de l'artefact et perte de l'éternité de la nature. Il s'agit là d'une double "livraison", nous

avons livré la nature à l'imprévisibilité de l'action humaine et livré le monde humain aux

100

Seul le conditionnement total peut pour Arendt abolir l'imprévisibilité en abolissant tout simplement

l'action elle-même.

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152

forces élémentaires de la nature. Résultat : l'imprévisibilité est partout omniprésente, que ce

soit dans la nature ou dans le monde humain. Il y a donc une double imprévisibilité qui

s'esquisse au sein du monde moderne, imprévisibilité de l'action humaine dans la nature et

imprévisibilité des éléments déchainés de la nature au sein même de la maison humaine.

Or, si le monde artefactuel humain a pour vocation originaire d'édifier un cadre stable pour

accueillir l'action humaine, à présent, ce monde est livré au changement incessant ou encore

à un développement naturellement instable. La dynamique cyclique de la nature semble

ainsi être intégrée d'une manière distordue. Ce n'est plus l'éternel retour du même, mais

l'éternel retour créateur de nouveautés. La cyclicité est ainsi entrevue comme le moyen per

quae la productivité ingénieuse de l'homme incorpore le métabolisme de la nature. En

d'autres mots, l'éternité est entrevue sous l'angle de l'éternel changement dont le retour, ou

la destruction, est une composante majeure de cette étrange alchimie. « Dans les conditions

modernes ce n'est pas la destruction qui cause la ruine, c'est la conservation, car la

durabilité des objets conservés est en soi le plus grand obstacle au processus de

remplacement dont l'accélération constante est tout ce qui reste de constant lorsqu'il a établi

sa domination » (CHM, p. 320, 321). Étrangement, dans ce processus de changement

accéléré constant, il existe un nouvel alliage entre les composantes de la nature métabolique

et cyclique (connexes à l'activité du travail), et les composantes de la fabrication

artefactuelle et de l'action innovante. En somme, avec cet alliage est atteinte l'indistinction

d'un artifice naturalisé qui reprend l'éternité, la nouveauté, la nécessité du changement

comme autant d'éléments nécessaires à l'évolution de l'espèce humaine. Quelles sont les

conséquences d'un tel amalgame ?

C'est comme si, en ouvrant grandes ses portes, l'artefact humain avait permis au chaos

potentiel des forces élémentaires de la nature de s'installer au sein même de son habitat. Si

donc la technologie moderne comme toute technique déclenche des processus

imprévisibles, la nouveauté résiderait en ceci qu'avec l'action dans la nature, ces processus

sont contraires à l'essence de la technique traditionnelle dont le but était de résister à la

nature. Pour la première fois, l'imprévisibilité est donc accompagnée d'une destruction des

frontières jadis protectrices.

D'un autre côté, l'imprévisibilité humaine traditionnelle reste intrinsèquement liée à la

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153

responsabilité humaine alors que l'imprévisibilité élémentaire semble anonyme. Nous

sommes ici devant un problème qui ne cesse d'être évoqué en philosophie

environnementale, à savoir, le problème de la responsabilité. L'anonymat des forces

élémentaires, une fois déchainées au sein du monde humain, mine de prime abord toute

possibilité de responsabilisation. En évoquant l'exemple du forestier nous avons déjà

amplement montré comment il devient impossible de saisir la responsabilité.

L'insaisissabilité de la responsabilité est donc une composante majeure de cette

naturalisation de l'artefact à travers l'action a-responsable dans la nature. C'est d'ailleurs ce

qu'avance Beck en montrant le caractère systémique de la technologie moderne. Beck

montre en effet qu'il devient impossible de saisir le rôle particulier de chacun des acteurs

ayant contribué à mettre en danger la nature dans la mesure où l'entrelacement de tous les

acteurs semble nous plonger dans l'incapacité de juger.

En d'autres termes : cette répartition des tâches hyperélaborées équivaut à un réseau de

complicité générale, laquelle équivaut à une irresponsabilité générale. Chacun est

cause et effet à la fois, et personne ne peut donc être cause de quoi que ce soit. Les

causes se dissolvent dans l'interchangeabilité générale des acteurs et des circonstances,

des réactions et des contre-réactions. C'est ce qui assure à la pensée du système

évidence sociale et popularité (Ulrich, Beck, 2008, p. 59).

Cette situation est un révélateur exemplaire de la véritable signification biographique de

la pensée du système : on peut très bien faire quelque chose et continuer à le faire sans en

être tenu pour personnellement responsable. On agit pour ainsi dire en sa propre absence.

On agit physiquement sans agir moralement ni politiquement. C'est l'autre généralisé - le

système - qui agit en nous et à travers nous : voilà la morale d'esclave née de notre

civilisation, une morale dans laquelle on agit socialement et personnellement comme si on

obéissait à un destin naturel, à la « loi du système ». C'est ainsi qu'on se renvoie la balle dès

lors qu'il est question du désastre écologique dont la menace plane sur nous (Ulrich Beck,

2008, p. 59, 60).

Ce passage d'Ulrich Beck n'est pas sans rappeler le règne de la bureaucratie qu'Arendt

définit comme la dictature de l'anonymat. En outre, l'irresponsabilité va de pair avec le

caractère systémique indifférencié du monde moderne. Le travail, l'œuvre et l'action tout

comme la nature, l'artefact et le politique se rejoignent dans un système englobant au sein

duquel la pensée calculante règle le plus efficacement possible l'entrelacement nécessaire.

Page 169: Durabilité et modernité - Université Laval

154

Ici, plus que jamais, est retrouvé l'étrange melting pot dans lequel la nécessité et l'anonymat

(originellement le propre du travail et de la nature) rencontrent la contingence et

l'imprévisibilité des processus (originellement le propre de la technique et de l'action). Par

contre, nous avons perdu le propre de l'action dans les affaires humaines qui est la

responsabilité de l'acteur. Autrement dit, nous avons une société d'acteurs anonymes dont le

masque est le système englobant dans lequel ils se situent. L'aspect totalisant ressemble à

l'aspect totalitaire dans la mesure où le choix semble impossible. La nécessité elle-même

n'est plus la caractéristique de la nature en tant que telle, mais bien du système qui englobe

et la nature et l'artifice en l'infestant de son principe de nécessité industrielle. Ce croisement

des concepts est pernicieux dans la mesure où il semble impossible de distinguer si

l'homme agit librement dans la nature ou s'il agit conformément aux prérogatives

nécessaires du système. C'est donc une action à la fois contingente dans la mesure où elle

aurait pu ne pas être, mais aussi nécessaire dans la mesure où elle peut toujours trouver sa

justification dans un système global qui la requiert.

De plus, l'ampleur des dommages qui semble pouvoir s'abattre sur les hommes est telle

qu'il semble y avoir un hiatus entre l'action et les conséquences incommensurables de celle-

ci. Pour illustrer notre propos, il nous suffit de reprendre l'analyse beckienne de la

catastrophe de la centrale de Tchernobyl. Cette catastrophe serait le résultat d'une simple

erreur. Relatons ce fait divers dont parle Beck :

Très loin, à l'ouest de l'Union soviétique, s'est produit un accident - rien de voulu, rien

d'agressif, plutôt un événement parfaitement évitable qui malgré son caractère

exceptionnel reste normal, et même humain. Ce n'est pas une défaillance qui produit la

catastrophe, mais les systèmes qui transforment le caractère proprement humain de

l'erreur en d'incompréhensibles puissances de destruction (Ulrich Beck, 2008, p. 15).

L'erreur étant humaine (imprévisibilité du processus de l'action) son résultat est

planétaire (conséquence dramatique de l'erreur de l'action dans la nature). La double

imprévisibilité inhérente au monde moderne semble avoir des conséquences tragiques dans

la mesure où nous avons incorporé les éléments naturels à l'artefact humain. Le problème

n'est donc pas tellement de savoir si l'homme a perdu son contact originaire avec la nature,

mais de comprendre comment à présent, il fait littéralement corps avec la nature dans

laquelle il agit.

L'image de l'apprenti sorcier est ici le miroir peu flatteur de l'apprenti technologique :

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155

tout se passe comme si on s'essayait. L'erreur dans ce sens n'est plus le strict négatif, mais

le négatif de l'essai (au sens photographique) qui contribue pour ainsi dire à la réussite

finale ou encore suivant notre métaphore, au développement de la photographie.

Vulgairement parlant, l'erreur est non seulement le pendant obligé de l'essai, mais aussi ce

qui propulse la dynamique de la réussite technologique : on apprend de nos erreurs!

Or, la façon dont nous parlons généralement de biotechnologies est, dans ce contexte,

frappante, la bio-technologie ne serait rien d'autre que l'accomplissement fâcheux de cette

intégration de la nature et de la vie au sein de l'artefact humain. Dans ce sens, la

biotechnologie serait l'effet d'une intégration contagieuse de la nature dans l'artefact bien

plus qu'elle ne serait l'effet d'une artificialisation de la nature. Autrement dit, la technologie

est déjà sans le savoir une bio-technologie, une action dans la nature vivante.

L'artificialisation de la nature est une conséquence de la naturalisation de l'artefact qui l'a

rendue possible et nécessaire. En effet, avant l'action spécifiquement dans la nature, le

métabolisme cyclique de la nature avait déjà été intégré dans l'artefact à travers

l'industrialisation ruinificatrice de la production dont le levier est la consommation. Une

fois que la nature a pénétré l'artefact humain, il devenait impérativement nécessaire de la

manipuler et de la plier à nos exigences.

Autrement dit, avec l'apologie du travail s'installe une conception du monde humain,

une weltanschauung, qui a déjà idéalement incorporé la nature en concevant le processus de

production comme une chaîne continue. Le continuum propre à la productivité humaine

moderne est donc déjà le signe de cet automatisme naturel dont nous avons déjà parlé. Ceci

signifie que, « La pénétration des forces naturelles dans le monde humain a brisé la finalité

du monde, le fait que les objets sont les fins en vue desquelles on conçoit les outils »

(CHM, p. 203). À cette première rupture, qui s'inscrit sous le signe du continuum naturel

automatisé, se superpose une autre au sein de laquelle s'accomplit la naturalisation de

l'artefact : « la technologie future peut consister à canaliser les forces universelles du

cosmos pour les introduire dans la nature terrestre » (CHM, p. 203).

Ce renversement du rapport à la technologie nous permet de voir que c'est bien

premièrement la nature qui est mise en éprouvette (c'est-à-dire incorporée) et non le

scientifique technicien qui est plongé dans le monde naturel. Le laboratoire en tant

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156

qu'artefact symbolise à merveille cet artefact naturalisé ; la nature n'est plus dans ce sens

l'anti-chambre de l'artefact, elle l'a pénétré de telle sorte qu'il nous est possible de dire qu'ils

font chambre commune. Le laboratoire est l'image archétypale de l'artefact naturalisé qui

provoque la nature artificialisée. À présent, l'artefact et la nature font chambre commune

dans la mesure où il devient impossible de délimiter l'action spécifiquement humaine du

développement naturel. Dans de telles circonstances, la nature n'est évidemment plus régie

par ses propres lois d'airain, mais fait l'objet de la contingence des actions humaines, elle

est construite, déconstruite ou reconstruite par l'homme. Le décisionnel pénètre ici les lois

d'airain de la nature pour la livrer à la contingence. On peut faire n'importe quoi de la

nature, les chimères sont dans ce sens l'incarnation d'un tel glissement des frontières entre

l'artificiel et le naturel, autrement dit, la nature devient elle aussi une forme du travail de la

main, elle est manipulable, elle est faite ou refaite de nos propres mains. La technologie, la

biotechnologie, la nanotechnologie sont autant de ramifications dont le tronc commun est la

manipulation. Manu militari, la nature est sommée de répondre aux exigences de l'artefact

tout comme ce dernier est sommé de répondre au métabolisme automatique de la nature.

De plus, l'action dans la nature, la technologie est la base sur laquelle l'histoire et la

nature se sont interpénétrées (CC, p. 83). L'histoire n'est plus seulement l'histoire de l'action

dans les affaires humaines. Elle est de plus en plus l'histoire de l'action sur la nature. La

nature n'est plus l'être-à-jamais qu'elle était, elle est elle aussi livrée à l'histoire et à la

contingence, elle devient processus. Dans ces conditions, il devient presque impossible de

circonscrire le domaine des affaires humaines du domaine de la nature, l'histoire doit

embrasser et l'artefact, et l'action dans la nature. Le processus embrasse la globalité en

mettant en relation la totalité de l'activité humaine maintenant dominée par l'action de

l'homme.

Encore plus dangereux (que la pénétration des forces de la nature dans l'artefact) serait-

il de méconnaître que, pour la première fois dans notre histoire, la capacité humaine

d'action a commencé à dominer toutes les autres - la capacité d'étonnement et de

pensée dans la contemplation non moins que les capacités de l'homo faber et de

l'animal laborans humain. Cela ne veut pas dire bien sûr, que les hommes désormais

ne seront plus capables de fabriquer des choses ou de penser ou de travailler. Ce ne

sont pas les capacités de l'homme, mais la constellation qui ordonne leurs rapports

mutuels qui peuvent changer et changent effectivement dans l'histoire (CC, p. 85).

Il faut ici éviter un possible malentendu ; l'action domine effectivement la constellation

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157

des activités humaines, mais il ne s'agit pas là pour Arendt de l'action au sein de la pluralité.

Rien ne serait plus heureux qu'un monde où l'action dans les affaires humaines règne au

sein d'une pluralité communicante. Ce qui règne ici, c'est l'action anthropique

technologique et automatique de l'homme qui semble paradoxalement aller a contrario de

l'action traditionnelle. Plus encore, c'est l'imprévisibilité inhérente à l'action qui, avec

l'action dans la nature, semble régner dangereusement sur l'ensemble de la nouvelle

constellation de la vita activa. Si donc partout il y a imprévisibilité, celle-ci semble plus ou

moins tolérée selon le domaine auquel elle s'applique.

Comme nous l'avons déjà souligné, la science cherche à décrire les processus naturels à

l'œuvre derrière les apparences pour s'en rendre maître (s'en emparer) grâce à la technique

(VE, p. 47). Bien que peu développée, la position d'Arendt vis-à-vis des sciences et de la

technique est la suivante : la science est au service de la technique dont le but est de

dominer et d'instaurer grâce au savoir un rapport de domination. La technique serait en ce

sens, un savoir faire technique et la technologie un savoir faire technique dans la nature, un

savoir-faire intégrant. Cependant, ce qui est vrai des sciences de la nature est-il vrai

également pour les sciences humaines ?

Arendt accuse assez souvent les techniques sociales qui tirent leur efficacité potentielle

de la sociologie. Cette dernière comme les sciences de la nature a elle aussi « amené de

force au grand jour le fond des apparences pour que l'homme, créature adaptée aux

apparences, soumises à elles, soit en mesure de s'en emparer » (VE, p. 45). Le projet reste

donc le même, les sciences humaines comme les sciences en général cherchent à déceler le

fond de l'apparaître pour s'en emparer. C'est d'ailleurs la teneur de la sentence d'Arendt :

Ce qui est décisif est que notre technologie, que personne ne peut accuser de ne pas

fonctionner, est basée sur ces principes (les principes des sciences de la nature), et que

nos techniques sociales, dont le véritable champ d'expérimentation se trouve dans les

pays totalitaires, ont seulement à rattraper un certain retard pour être en mesure de faire

pour le monde des relations humaines et des affaires humaines ce qui a déjà été fait

pour le monde des objets produits par l'homme» (CC, p. 119).

Le paradoxe est le suivant : en voulant se rendre maître de la nature, l'action dans la

nature semble pouvoir s'exercer tout aussi bien dans le domaine des affaires humaines. Ce

qui veut dire que même si l'action dans la nature a laissé pénétrer l'imprévisibilité naturelle,

l'action dans la nature humaine a pour but de nous délivrer de l'imprévisibilité des affaires

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strictement humaines. Dans ce sens, le totalitarisme serait l'aboutissement du règne

technologique, et comme le commente si bien Weyembergh, « En somme, si je la

comprends bien, les tentatives totalitaires auraient pu mieux réussir, si les techniques

sociales avaient atteint le niveau de la technologie » (Weyembergh, 1999, p. 169). Les

techniques sociales prennent pour point de départ l'hypothèse largement partagée selon

laquelle l'action humaine serait a priori prévisible. C'est d'ailleurs ce qu'affirme Immanuel

Wallerstein dans son article Le développement du concept de développement (1982),

« En gros, la science sociale énonce le même principe : les phénomènes sociaux se

comportent de façon prévisible (ou du moins analysable) et sont donc sujets à l'intervention

et à la manipulation. Je ne prétends pas, ce qui serait absurde, que cette conviction n'existait

pas avant le dix-neuvième siècle. Mais j'affirme qu'avant ça, cette opinion n'avait pas droit

de cité » (Immanuel Wallerstein, 1982, p. 4). Dans le même ordre d'idées, Wallerstein

explique que l'hypothèse de la prévisibilité que posent les sciences sociales a pour modèle

la science physique.

L'universalisation, c'est la présomption qu'il existe des lois universelles applicables à

toute la société humaine, ou plutôt à toutes les sociétés humaines. L'objectif de la science

sociale serait la claire formulation de ces lois universelles (sous forme de propositions qui

sont «falsifiables»). Nos limites à la formulation de ces lois sont les limites de notre

présente ignorance. Le projet de la science sociale, c'est un effort pour réduire cette

ignorance. C'est une tâche réalisable. Une fois ces lois énoncées - ou un nombre important

d'entre elles - il nous sera possible d'en déduire collectivement des applications au niveau

de la politique. C'est-à-dire que nous pourrons «intervenir» efficacement dans le

fonctionnement de ces lois. Ce modèle est évidemment tiré de la physique classique et

applicable en technologie et en génie (Immanuel Wallerstein, 1982, p. 7).

En définitive, la technologie semble avoir ouvert les frontières jadis constituantes de la

condition humaine en libérant les forces naturelles/artificielles dans le monde humain. Cette

libération a ouvert le domaine de la contingence jadis strictement humain aux forces de la

nature en réduisant de facto le pouvoir protecteur de l'homme. De la contingence heureuse

de l'action dans les affaires humaines, à la contingence malheureuse de l'agir dans la nature,

nous semblons retrouver ici l'affirmation heideggérienne selon laquelle l'homme fait lui

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159

aussi partie de ce fonds. Parallèlement, les techniques sociales semblent mener un combat

d'arrière-garde contre la contingence strictement humaine à travers la reconstitution des

schèmes comportementaux de celui-ci. L'aboutissement de ces deux événements semble

donc participer à la réduction du décisionnel dans un monde maintenant régi par des forces

incontrôlables d'ordre naturel et artificiel. Pour résumer, nous pouvons dire que d'un côté la

technologie a ouvert l'imprévisibilité aux forces élémentaires et que, d'un autre, elle cherche

à ligoter l'imprévisibilité de l'action humaine par les techniques sociales.

Pour tirer au clair ces deux événements, il faut saisir que, dans le processus

technologique moderne, il n'est plus question de laisser la parole aux hommes d'action,

seuls les techniciens ont le droit de parole, seuls ceux qu'Arendt appelle les spécialistes de

la résolution de problèmes (dans Du mensonge à la violence)101

. En effet, le développement

technologique est un développement automatique dans la mesure où les moyens semblent

s'enchaîner d'une manière nécessaire en distordant toujours plus la question du sens. Il ne

s'agit donc plus de décider comment il faudrait agir dans la nature, mais de laisser toujours

plus la place à une pensée calculante. Le fait est que dans de telles conditions, le risque

catastrophique est d'emblée toléré dans la mesure il est considéré comme un risque gérable

(voire profitable), alors que le risque de l'action humaine tend à être discrédité au sein d'une

société policée. N'est-ce pas d'ailleurs ce que décrit Foucault dans Naissance de la

biopolitique (1978-1979) ? Du point de vue de la raison d'État, Foucault affirme que « La

limitation de l'objectif international du gouvernement selon la raison d'État, cette limitation

dans les rapports internationaux a pour corrélatif l'illimitation dans l'exercice de l'État de

police » (Foucault, 1978-1979, p. 9)102

. C'est dans le cadre de la victoire du social

101

En effet, dans Du mensonge à la violence (1972), Arendt affirme ceci : « À la lecture des mémorandums,

des options et des scénarios, à voir la façon dont les projets d’opérations sont affectés de pourcentages de

risques et de profits– « un risque trop grand par rapport aux avantages »– on a parfois l’impression que

l’Asie du Sud-Est a été prise en charge par un ordinateur plutôt que par des hommes « responsables des

décisions ». Les spécialistes de la solution des problèmes n’appréciaient pas, ils calculaient » (MV, p. 39).

102 Foucault montre en outre que la limitation de ce pouvoir policier essentiellement illimité a pu être

effectuée d'une manière extérieure par le droit et d'une manière inhérente par l'économie politique. C'est

dans ce sens qu'il traitera l'économie politique comme un contre-pouvoir à la raison d'État intérieure. Nous

ne pouvons cependant nous étaler sur l'analyse foucaldienne bien que l'insistance sur l'homo oeconomicus

puisse faire l'objet d'une comparaison intéressante avec la critique arendtienne : « Les hommes agissent

par rapport à leurs activités économiques comme ils agissent à tout autre égard - l’économie ne put

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160

qu'Arendt analyse la prétention des sciences sociales :

Pour mesurer la victoire de la société aux temps modernes, substituant d'abord le

comportement à l'action et éventuellement la bureaucratie, la régie anonyme, au

gouvernement personnel, il est bon de rappeler que sa science initiale, l'économie, qui

n'instaure le comportement que dans le domaine d'activités relativement restreint qui la

concerne, a finalement abouti à la prétention totale des sciences sociales qui, en tant

que « science du comportement », visent à réduire l'homme pris comme un tout, dans

toutes ses activités, au niveau d'un animal conditionné à comportement prévisible. Si

l'économie est la science de la société à ses débuts lorsqu'elle ne peut imposer ses

règles de conduite qu'à certains secteurs de la population et pour une partie de leurs

activités, l'avènement des « sciences du comportement » signale clairement le dernier

stade de cette évolution, quand la société de masse a dévoré toutes les couches de la

nation et que le « comportement social » est devenu la norme de tous les domaines de

l'existence (CHM, p. 84, 85).

Le projet de la modernité est donc la gestion du risque technologique acceptable

couplée à la gestion du risque inacceptable de l'agir dans les affaires humaines. La raison

pour laquelle le premier risque est acceptable repose sur le progrès factuel indubitable de

l'efficacité technologique dont la promesse d'un monde meilleur semble subjuguer toute

tentative de résistance dans le flux incessant d'un meilleur devenir. Bref, on n'arrête pas le

procès et on n'arrête pas le progrès, mais on peut idéalement arrêter le procès de l'action

humaine en s'en rendant maître. Il en résulte un monde dont le changement nécessaire et

progressif constant est la seule constante, un monde qui repose sur la destruction comme

moyen de développement, un monde dont la ruinification constante est entrevue sous

l'angle du développement, ou encore et plus simplement : la vacuité du monde moderne.

3.3. La durabilité de la nature ou durabilité de l'artefact ?

La nature et l'artefact font chambre commune à partir du moment où l'action dans la

nature a fait vaciller les frontières jadis constitutives. Mais alors, que faire de la durabilité ?

Peut-on chercher à fonder la durabilité de la nature artificialisée ou de l'artifice naturalisé ?

Dans Du bon usage de la nature (1997), Catherine Larrère et Raphaël Larrère relatent

ce glissement des frontières qui est entrevu comme une rupture avec la dichotomie moderne

du sujet et de l'objet. « Une des caractéristiques du cadre conceptuel de la modernité fut de

prendre un caractère scientifique que lorsque les hommes furent devenus des êtres sociaux et suivirent

anonymement certaines normes de comportement, ceux qui échappaient à la règle pouvant passer pour

asociaux ou pour anormaux » (CHM, p. 80, 81).

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161

poser l'extériorité de l'homme à la nature. De ce grand partage, on a décliné les dimensions

ontologiques (sujet-objet), scientifiques (sciences de la nature - sciences de l'homme et de

la société) et morales (humanisme anti-naturaliste). Or, c'est cette partition que les

développements contemporains de la science remettent en question » (Catherine Larrère et

Raphaël Larrère, 1997, p. 154). En d'autres termes, C. et R. Larrère semblent vouloir

montrer que la dichotomie classique entre la nature objet et l'homme qui aurait permis

l'exploitation sans vergogne de la nature n'est plus d'actualité d'un point de vue scientifique.

Cependant, nous pensons que bien que la conception d'une nature objet est relativement

pernicieuse, il ne faut pas pour autant se réjouir de la fluidification des frontières. La

conception arendtienne de l'artefact et de la nature comme relativité antithétique aurait donc

le double avantage de sortir du dualisme cartésien d'une part et de garder une forme de

relativité exemplaire de la nature vis-à-vis de l'artefact.

C'est pourquoi, en analysant la critique heideggérienne, il nous a été possible d'affirmer

que la disparition de la dichotomie était inscrite au sein même de cette opposition. En effet,

à force de suivre la nature à la trace, elle disparaît dans le fonds indifférencié dans la

mesure où le fonds englobe et la nature et l'artefact et l'action humaine. C'est d'ailleurs la

teneur du propos de Heidegger : « Ainsi, quand l’homme cherchant et considérant suit à la

trace103

la nature comme un district de sa représentation, alors il est déjà réclamé par un

mode du dévoilement, qui le pro-voque à aborder la nature comme un objet de recherche,

jusqu’à ce que l’objet, lui aussi, disparaisse dans le sans-objet du fonds » (Heidegger, 1958,

p. 25). Autrement dit, et dans un langage plutôt arendtien, la nature en tant qu'objet devient

très vite un fonds exploitable, c'est-à-dire, un objet d'usage, chrémata, elle est destinée à

l'artefact et perd déjà ainsi en substance son intégrité, son indépendance et son être-à-

jamais. Nous partageons cependant l'avis de C. Larrère et de R. Larrère en ceci qu'on ne

peut prétendre à la disparition de la nature, elle est partout présente même si elle est partout

intégrée et altérée dans l'artifice. L'artifice naturalisé et la nature artificialisée forment

103

Suivre à la trace est employé par Heidegger en référence à la vengeance dont il dira ce qui suit : « La

vengeance est la poursuite qui s’oppose et rabaisse » (Heidegger, 1958, p. 131). Dans le cas qui nous

intéresse, suivre à la trace c’est ici s’opposer à la nature par une vision représentative que dessine la

distinction sujet-objet, pour ensuite la rabaisser comme étant réel pour moi, rabaisser la dignité

ontologique du monde.

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162

ensemble un fonds exploitable au sens heideggérien.

C. Larrère et R. Larrère avancent l'hypothèse que la protection de la nature est une tâche

moderne. En effet, si le pouvoir jadis résistant et protecteur de l'artefact s'élevait contre la

nature, avec la modernité intégrante, cette protection semble nécessairement s'appliquer à la

nature artificialisée ou encore à l'artefact naturalisé. Autrement dit, le paradoxe est le

suivant : Le pouvoir intégrant de l'action dans la nature appelle ipso facto un pouvoir

protecteur de la nature maintenant livrée à la contingence de la manipulation artificielle.

C'est dans ce sens uniquement qu'il faut comprendre, comme nous le verrons, l'appel à une

durabilité de la nature là où la durabilité de l'artefact a assurément failli. La durabilité de la

nature artificialisée, commise comme fonds, n'est rien d'autre que l'appel à pérenniser le

pouvoir intégrant en faisant durer le fonds naturel. Cependant, même dans une telle audace,

nous retrouvons le souci de durabilité qui, en évacuant l'artifice humain, cherche le

domaine de son application dans la nature. Tout se passe comme si, faute de pouvoir

pérenniser l'artefact humain, on tentait maintenant de pérenniser la nature. Ayant

abandonné la durabilité antithétique de l'artefact, on cherche à l'octroyer à une nature

intégrée dans celui-ci.

L'artefact lui aussi ne peut prétendre à une durabilité sans la nature. Celle-ci, dans la

position arendtienne, constitue toujours le ce-contre-quoi l'artefact doit résister. La

durabilité est en effet un concept qui fait signe vers la résistance. Elle appelle donc

simultanément l'action de résister contre la nature, mais également l'action de s'inspirer de

l'éternité de la nature. Dit autrement, la durabilité entretient essentiellement une relation

antithétique dans la mesure où durer signifie d'abord perdurer, c'est-à-dire durer par-delà

l'usure du temps, par-delà la vie éphémère des hommes, par-delà l'éternité métabolique de

la nature. La durabilité fait donc signe vers son anti-chambre constitutive. L'éternité par

contre, fait signe vers une transcendance totale vis-à-vis des éléments qui l'entourent, elle

est dans ce sens absolue.

En effet, le concept de durabilité est un concept de résistance, résistance au temps

d'abord, résistance au flux de la nature métabolique ensuite et résistance à l'action

anthropique consumériste de l'homme (société de consommation).

Avec l'accomplissement de la modernité, l'éternité de la nature est ébranlée dans la

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163

mesure où elle a pénétré l'artefact humain et a été livrée à l'action imprévisible de l'homme

dans la nature. C'est pourquoi, il s'ensuit une tentative de lui octroyer, à défaut d'éternité,

une durabilité. Contre quoi la nature doit-elle durer pour ainsi se préserver ? Contre

l'artefact. Contre quoi l'artefact doit-il durer pour ainsi se préserver ? Contre la nature. Cette

aporie est irrésoluble tant et aussi longtemps que la nature et son automatisme processuel a

intégré l'artefact humain.

Ainsi, selon nous, le problème général de l'éthique de l'environnement est de déplacer le

problème vers la nécessité de se soucier de la nature alors que d'un point de vue arendtien,

il faut avant toute chose, se rendre capable de prendre soin de ce que nous faisons. En

d'autres termes, à trop attirer l'attention sur l'aspect anthropique dévastateur de l'activité

humaine vis-à-vis de la nature, l'orientation du débat semble circonscrire et minimiser le

respect de la durabilité de l'artefact. C'est ainsi que la disparition de la dichotomie

nature/artefact n'est pas, dans l'esprit arendtien, une heureuse sortie de la modernité, mais

bien le signe d'une crise de la durabilité du monde humain et subséquemment de l'éternité

de la nature.

En d'autres mots, il existe une schizophrénie propre à la modernité qui provient

paradoxalement de cette neutralisation de la dichotomie artefact/nature. La durabilité de la

nature contre l'artefact technique d'un côté est déchirée par la durabilité de l'artefact

technique contre la nature métabolique de l'autre. C'est d'ailleurs le constat que semblent

faire sans en souligner le paradoxe C. Larrère et R. Larrère : « La protection de la nature a

atténué la séparation des productions humaines et de la nature » (Catherine Larrère et

Raphaël Larrère, 1997, p. 206). Le caractère hybride des milieux nous place devant un

problème irrésoluble : il faut protéger la nature artificialisée contre la contingence et

protéger l'artefact naturalisé contre la nature. D'un point de vue conceptuel, il ne faut pas

perdre de vue que la protection a toujours un objet contre quoi elle doit lutter. Pour que

quelque chose dure il faut bien qu'il soit préservé de son danger, il faut qu'il en soit isolé.

D'où la contradiction patente dans l'appel à protéger quelque chose qui fait littéralement

corps avec ce dont il doit être protégé. Le projet moderne de la durabilité de la nature

rencontre donc d'un point de vue conceptuel et d'un point de vue arendtien, une

contradiction évidente : il faut protéger la nature en l'intégrant à son danger le plus éminent,

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tout en protégeant l'artefact du sien qu'il a maintenant incorporé. La solution que proposent

C. Larrère et R. Larrère est la suivante : « Dans une telle conception, l'homme n'est pas

extérieur à la nature, il en fait partie, il est membre actif d'une nature, à laquelle il peut faire

du bien, s'il se conduit de manière avisée, s'il en fait "bon usage" » (Catherine Larrère,

Raphaël Larrère, 1997, p. 289). Bien que l'injonction au bon usage de la nature soit sans

doute une solution censée et mesurée, elle prend acte de l'intégration de la nature dans

l'artefact humain sans en souligner l'aspect doublement critique104

. De plus, cette durabilité

optimale de la nature est accompagnée de l'oubli de la durabilité essentielle des objets

techniques d'usage que nous fabriquons. Quoi qu'il en soit, la nature devient chrémata,

objet d'usage indifférencié que l'on ne peut protéger puisque qu'on ne peut l'isoler, tout au

plus peut-on parler d'un bon usage de la nature/chrémata, de la nature artificialisée. Cette

position reste cependant la plus cohérente au sein de la modernité et la durabilité de cette

nature artificialisée ne peut, en effet, que reposer sur le bon usage dans la mesure où la

nature a vraisemblablement perdu son être-à-jamais originel.

Si donc jadis on devait utiliser les matériaux de la nature pour pouvoir fabriquer nos

objets, maintenant, il nous faut user de la nature tout comme de nos objets d'usage. Bref,

l'usage est la destinée de tout ce qui existe, naturel ou artificiel. En d'autres termes, les

objets que nous fabriquons tout comme les objets naturels (que parfois nous refaisons) sont

destinés à l'homo faber et non à l'homme agissant et parlant. Autrement dit encore, la

sentence de Protagoras retraduite par Arendt est ici accomplie à son plus haut point, au-delà

même des espérances que pouvaient imaginer celui-ci. « L'homme est la mesure de tous les

objets (chrémata), de l'existence de ceux qui existent, et de la non-existence de ceux qui ne

sont pas »105

(CHM, p. 211, 212). Dans ces conditions, la destination du monde humain

naturalisé est l'instrumentalité. Le mariage entre la nature et l'artefact mine de prime abord

104

Nous verrons au troisième chapitre que dans leur nouvel ouvrage, Penser et agir avec la nature, une

enquête philosophique (2015), C. et R. Larrère semblent attirer l'attention sur l'aspect problématique du

monisme. Ce faisant, ils montreront judicieusement le danger qui consiste à concevoir l'homme et son

activité artificielle comme une force de la nature au même titre que les autres.

105 Arendt retraduit la phrase grecque : Pantôn chrematôn metron estin anthrôpos. Elle remplace ainsi la

traduction classique qui dit « l'homme est la mesure de toutes choses » par « l'homme est la mesure de tout

objet d'usage possédé ou employé par l'homme ». Le mot chrémata grec laisse ainsi entendre la justesse de

cette traduction et subséquemment le danger comme nous le verrons, de considérer tout sous l'angle de son

usage potentiel pour l'homme.

Page 180: Durabilité et modernité - Université Laval

165

toute durabilité au sens fort dans la mesure où il n'existe plus d'anti-chambre.

La durabilité traditionnelle congédiait la nature dans l'être-à-jamais exemplaire et

conflictuel. La durabilité moderne cherche paradoxalement à l'intégrer comme si en avalant

la nature dans l'artefact on pouvait la rendre durable. Or, en intégrant la nature dans

l'artefact humain, la durabilité du monde artefactuel souffre d'une double manière :

premièrement, elle souffre de l'hybridation qui incorpore le processus de fabrication en en

faisant un métabolisme génésique cyclique qui requiert évidemment le recyclage permanent

de nos productions. Deuxièmement, elle souffre de la perte de tout repère constitutif en

perdant l'éternité d'une nature laissée originellement plus ou moins à elle-même.

Pour terminer, nous avançons ici l'hypothèse que la naturalisation de l'artefact est une

conséquence fâcheuse de la modernité primitivement dichotomique. Cette fluidification des

frontières constitue un obstacle à la durabilité de l'artefact. Elle constitue également un

obstacle à l'éternité de la nature. Toute tentative pour faire avec cette fluidification reste

ultimement moderne dans la mesure où le sens de la durabilité a été perdu au sein du flux

incessant de la vie de la nature. Le naturalisme et l'artificialisme sont les deux faces d'une

même médaille : celle de la fluidification neutralisante de la modernité. Non seulement il

devient impossible de savoir ce que l'on fait, mais il devient littéralement impossible de

saisir qui fait quoi. Bien que l'usage ne soit pas l'utilité neutre, bien qu'il existe

effectivement un bon usage, pour reprendre C. et R. Larrère, celui-ci reste incapable de

rétablir les frontières constitutives de la durabilité. Le monde humain devient ainsi sans

frontières. Il faut comprendre ce monde sans frontières dans le sens du monde global. Ce

monde global voit les effets néfastes de la technologie moderne toucher sans distinction

aucune tous les peuples du monde, le nuage artificiel-naturel de la modernité se déplace

indistinctement dans toutes les zones du monde. Le monde humain est dans ce sens un

nuage de fumée dont la vacuité va de pair avec la non durabilité. Les choses les plus

mondaines n'existent plus dans la mesure où la résistance est tombée. Nos objets nous

quittent, l'œuvre de la main glisse entre nos mains, partout, elle est consommée. À partir du

moment où la nature a été intégrée dans l'artefact, nos œuvres ont commencé à nous

échapper au sein d'une réquisition perpétuelle. Autrement dit, le problème est la main-

tenance comme le suggère Roqueplo que citent C. et R. Larrère. La maintenance est

Page 181: Durabilité et modernité - Université Laval

166

cependant impossible dans la mesure où les objets sont voués à être consommés d'une part

et que d'autre part ils ne sont pas produits pour durer. Le projet de maintenance est d'or et

déjà condamné par l'hybridation moderne qui mine de prime abord toute possibilité de

monder, c'est-à-dire de séparer, de distinguer. Le monde humain n'existe plus en soi, il n'est

plus indépendant, il n'est plus résistant. « Combien d'objets, de produits, ou de sous-

produits, échappent à notre maintenance ? » (C. et R. Larrère, 1997, p. 159). Et C. et R.

Larrère poursuivent en énumérant les déchets, les épaves, le gaz d'échappement des

voitures etc. Comment prétendre maintenir ces objets ? La compréhension de ces

phénomènes complexes naturels et artificiels permettrait pour C. et R. Larrère de maîtriser

ces activités. Nous pensons au contraire que la maîtrise est impossible dans la mesure où la

compréhension est toujours postérieure à la fabrication de cette complexité. Le danger est

produit, il s'auto-produit tout en produisant certains mécanismes de défense à partir du

principe de précaution. Cependant, il est possible de remarquer que la production a

tendance à précéder la réflexion dans la mesure où l'automatisme naturaliste s'est emparé de

la modernité à travers une pensée calculante. Nous ne pensons pas qu'il faut opposer

naturalisme et humanisme au sens de la négation pure, mais qu'il faut les comprendre

comme les contraires antithétiques qui se définissent d'une manière relationnelle en gardant

chacun le domaine de ce qui lui est propre. La durabilité de l'artefact requiert l'exemplarité

de l'éternité de la nature qui elle-même dépend de cette relation exclusive. C'est pourquoi,

l'inclusivisme moderne interdit et l'éternité de la nature et la durabilité du monde

artefactuel.

En définitive, notre interprétation de la pensée arendtienne semble supposer que l'angle

sous lequel nous avons tendance à soulever les problèmes environnementaux est biaisé.

Comme nous le verrons au troisième chapitre, l'injonction à une durabilité de la nature

semble conjurer le problème de la fluidification des frontières entre l'artefact et la nature.

Ce faisant, cette position, dont les intentions sont certes louables, nous semblera

insuffisante. Au lieu de penser la durabilité de la nature, il semblerait judicieux de penser

ou de repenser la durabilité de ce que nous fabriquons. Pour ce faire, il faudrait, non pas

renouer avec la nature, mais bien au contraire rompre avec cette naturalisation de notre

production continuée et automatisée. Autrement dit, il nous est possible d'affirmer que, du

Page 182: Durabilité et modernité - Université Laval

167

point de vue arendtien, le problème réside moins dans la durabilité de la nature que dans la

durabilité de l'artefact.

Conclusion de chapitre

Ce chapitre a été l'occasion de penser la durabilité de l'artefact humain eu égard à

l'éternité de la nature chez Hannah Arendt. En effet, la conception de la nature chez Arendt

est d'une importance cruciale l'on veut saisir le concept de durabilité qui s'établit d'une

manière à la fois antithétique et relationnel. L'être-à-jamais de la nature, son éternité sans

commencement ni fin constitue pour ainsi dire le ce-contre-quoi doit lutter l'artefact

humain, mais aussi le ce-comme-quoi il doit durer. L'histoire en tant qu'œuvre permet donc

chez Arendt de distinguer et de comparer la force génésique cyclique de la nature et la

production linéaire durable de l'œuvre. En d'autres termes, il nous est apparu en premier

lieu que l'histoire permet de saisir la spécificité de la durabilité de l'œuvre comme étant une

déclinaison de la résistance et de le la ressemblance. L'éternité de la nature devient ainsi

paradoxalement le modèle et l'obstacle de la durabilité de l'artefact.

C'est ainsi que nous avons creusé le propre de la durabilité au sein de l'activité

intermédiaire que constitue l'œuvre dans le triptyque arendtien. Ce faisant, nous avons été

en mesure de démontrer que la durabilité tangible de l'œuvre requiert également l'attitude

culturelle qui consiste à prendre soin des productions humaine. En d'autres termes,

l'immortalité potentielle de l'œuvre d'art, œuvre culturelle par excellence, nécessite des

gardiens, c'est-à-dire des spectateurs capables de prendre soin des œuvres. Cette attitude de

tendre souci est cependant à l'antipode de l'instrumentalité généralisée de la technique

moderne. En effet, l'instrumentalité moderne n'est plus limitée au processus de production

comme c'était le cas dans l'instrumentalité traditionnelle, mais se généralise au mode de

relation que les hommes entretiennent avec les productions artefactuelles. Ce faisant, le

monde humain devient un moyen-terme au sein duquel la pensée processuellee et

calculante efface toute durabilité à partir du requérir technique. Dans ce réseau gigantesque,

la question de la responsabilité décisionnelle semble noyée à l'intérieur d'un processus

réquisitoire incessant et indémêlable.

Enfin, nous avons analysé la naturalisation de l'artefact à partir de la mise en place d'un

nouveau dénominateur commun à l'histoire et à la nature : le processus. Ainsi, selon

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168

Arendt, la nature et l'histoire semblent poursuivre un processus pseudo-automatisé au sein

duquel le décisionnel semble s'être embourbé dans la nécessité de forces en développement.

C'est ainsi qu'est apparu une nouvelle activité qui semble accomplir la modernité : l'action

dans la nature. L'action dans la nature serait le fruit d'une fluidification des frontières entre

l'artefact durable et la nature éternelle. Cette fluidification tend à inscrire la nature et ses

lois d'airain dans la contingence des affaires humaines. Elle n'est plus l'éternel retour du

même, mais un processus que l'homme peut transformé à sa guise, elle devient le lieu de

l'imprévisibilité jadis constitutive du politique. En outre, c'est également l'artefact humain

qui a perdu sa durabilité au sein de cette naturalisation dans la mesure où l'œuvre n'a plus

pour vocation de résister à une nature éternelle, mais bien de se développer presque

naturellement et en même temps infiniment. L'infinité du développement de la productivité

humaine inscrite sous le signe de la naturalisation demeure ce qui reste à penser à travers

l'étude du concept de développement durable au chapitre suivant.

Page 184: Durabilité et modernité - Université Laval

169

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170

Chapitre III

Le développement durable comme accomplissement de la

modernité

Depuis près de vingt-cinq ans, le discours sur développement durable semble avoir

progressivement envahi la scène internationale en s'imposant comme discours

économiquement responsable de la nature et de la société. Ce discours plurivoque incorpore

de nombreuses notions telles que la croissance économique, le souci environnemental et

l'équité sociale. Le but affiché du développement durable est de lutter contre le sous-

développement, la misère, la destruction de la nature. En tant que discours englobant, il est

donc juste de voir dans ce concept, une idéologie globale qui tend à subsumer toute

recherche de solution par un principe unificateur : le principe de développement.

Globalement, il n'est donc pas faux de dire que tout problème à l'échelle international

provient d'un manque de développement ou encore d'un mauvais développement.

Autrement dit, le développement est la seule solution pour endiguer indistinctement,

l'appauvrissement des pays dits en développement, l'iniquité sociale, la double menace

relative à la diversité de la nature et à la durabilité des ressources. Nous sommes donc bien

devant un discours idéologique tel que l'entend Arendt : « Une idéologie est très

littéralement ce que son nom indique : la logique d'une idée » (ST, p. 295, 296). Autrement

dit, la logique économique à l'œuvre dans tout discours sur le développement semble

chercher à comptabiliser la totalité de l'agir humain à travers l'idée/prémisse selon laquelle

l'économie naturelle des hommes peut rendre compte (au double sens du mot, c'est-à-dire

expliquer et comptabiliser) des comportements humains et subséquemment de la marche

future de l'histoire. C'est pourquoi, il nous faudra orienter notre questionnement en

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171

direction d'une prétention historique/naturaliste de l'économie humaine à l'œuvre au sein de

tout discours sur le développement.

Pour ce faire, force est de constater que le discours sur le développement durable trouve

sa justification dans une tentative de rectifier les discours développementalistes du XXe

siècle. À l'origine, comme nous aurons à le voir par la suite, le développement est associé

chez les Grecs, et chez Aristote en particulier, au développement d'une plante et

subséquemment, au développement de la nature qui s'auto-génère continuellement. La

théorisation du concept de développement économique remonterait quant à elle aux

économistes anglais du XVIIIe siècle et à leur suite à Karl Marx

106. Dans la préface à la

première édition allemande de son livre Le capital, Marx semble ainsi présupposer la

nécessité du développement selon les lois naturelles et historiques et l'avenir commun

auxquels sont appelés les pays les moins développés :

En fait, il n'est pas question dans ce livre des degrés de développement plus ou moins

élevés atteints par les antagonismes sociaux qu'engendrent les lois naturelles de la

production capitaliste. Il s'agit de ces lois elles-mêmes, de ces tendances profondes qui

agissent et s'imposent avec une nécessité de fer. Le pays plus développé

industriellement ne fait que montrer ici aux pays moins développés l'image de son

propre avenir » (Marx, 2009, p. 5).

Ce présupposé naturaliste et historique de Marx, semble donc partagé aussi bien par la

pensée libérale que par la pensée marxiste. En effet, Lénine préconisait un développement

accéléré dont le but était de rattraper l'industrialisation galopante des sociétés

capitalistes107

. Cependant, il faudra attendre 1949 pour que le concept politique de

développement se popularise à travers le discours du Président Truman (1949), et plus

précisément le point IV du discours.

Afin d'analyser la spécificité du discours sur le développement durable, nous

106

Pour plus de détails relatifs aux origines du concept de développement économique nous renvoyons le

lecteur à Parizeau, Marie-Hélène (2005). « Du développement au développement durable :

l’environnement en plus. Analyse éthique et politique », in Collectif (2005). Les enjeux et les défis du

développement durable : Connaître, décider, agir. Presses de l’Université Laval.

107 Dans Le développement du capitalisme en Russie (1899), Lénine entreprend de monter le rôle du

capitalisme en tant que développement des forces productives, Il affirmera : « Ainsi que nous avons

essayé de le montrer en détail tout au long de notre exposé, il n'y a absolument rien d'incompatible entre le

fait d'admettre le caractère progressiste de ce rôle (rôle du capitalisme en Russie) et la dénonciation de

tous les côtés sombres et négatifs du capitalisme, de toutes les contradictions profondes et généralisées qui

lui sont inhérentes et qui en révèlent le caractère historique transitoire » (Lénine, 1974, p. 555).

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172

reviendrons donc à la première expression à vocation de politique internationale et dont la

conséquence fut telle qu'elle inaugura l'ère du développement. En effet, depuis le discours

de Truman, le concept de développement constitua la pierre de touche de l'édifice

économique qui a instauré et popularisé des catégories encore inconnues auparavant. Ainsi,

en évoquant pour la première fois la distinction entre pays développés et pays sous-

développés le discours de Truman aurait déplacé l'ancienne démarcation entre pays civilisés

et pays arriérés. Ce changement conceptuel sera donc analysé comme un élément à la fois

novateur et restaurateur de l'emprise économicisante de la société moderne que l’on

retrouve tant dans le libéralisme que dans le marxisme. Les questions qui se posent sont

donc les suivantes : quelles sont les conséquences de l'emploi du concept de

développement ? En quoi le concept de développement inaugure une relance du vocable

économique englobant ? Et enfin, quel est l'arrière-plan philosophique du concept de

développement ?

En s'adressant à l'humanité entière, le discours de Truman semble proposer un projet

commun et indiscutable qui transcende apparemment le conflit idéologique entre le

marxisme et le capitalisme. Ce faisant, il inaugure au sein du discours politique un tournant

majeur qui consiste à convaincre politiquement grâce à la rhétorique économique. De plus,

le discours sur le développement, nonobstant ses changements et ses modifications, semble

assoir l'hégémonie de la pensée calculante en intégrant en son sein la pluralité des activités

humaines sous le dénominateur commun de la mesurabilité. C'est ainsi que le concept de

développement semble avoir englouti toutes les sphères de l'activité humaine tout comme le

travail pour Arendt a été, dans le cadre de la modernité, l'activité qui a subsumé toutes les

autres. La propension à l'explication de la totalité du monde humain s'avère être le signe

d'une idéologie totalisante qu'il nous faudra analyser et interpréter.

La seconde partie de ce chapitre tend à démontrer que le développement durable est en

quelques sortes un accomplissement de la modernité développementaliste. Nous situons

ainsi notre critique au-delà de celle qui consiste à dire que ce n'est là qu'une simple

continuation du projet développementaliste. Pour ce faire, il nous faudra, comme Arendt,

saisir la nouveauté de ce phénomène qui, avec le Rapport Brundtland Notre avenir à tous

(1987), semble avoir intégré en son sein la nature. Cette intégration de la nature dans

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173

l'artefact, que nous avons longuement travaillé dans le second chapitre, sera pour ainsi dire

le signe de l'accomplissement de la modernité. La neutralisation des frontières entre la

nature et l'artefact sera ainsi considérée comme le summum de cette fluidification des

frontières propres à la modernité.

Méthodologiquement, ce chapitre se propose d'analyser principalement deux discours

fondateurs du développement (celui de Truman et celui du Rapport Brundtland108

) à partir

de la grille conceptuelle arendtienne. Cette grille, élaborée dans les deux chapitres

précédents, constitue à la fois le cadre interprétatif et le référent ultime de notre analyse. Le

choix de ces deux discours peut certes sembler arbitraire, cependant, ce choix, nous a

semblé nécessaire pour deux raisons principales. La première repose sur le caractère

initiateur de ces deux discours : le premier discours a été choisi parce qu'il est l'initiateur du

cadre politique de l'idéologie développementaliste et que sa généralité semble englober la

majeure partie des discours postérieurs109

. Le Rapport Brundtland constitue à notre sens un

tournant significatif110

dans les discours développementalistes dans la mesure où il inaugure

lui aussi quelque chose de nouveau : l'accomplissement de la modernité intégrante de la

nature sous le signe de la durabilité. La deuxième raison est d'ordre pragmatique : il est

pratiquement impossible de prétendre à l'analyse de toute la littérature sur le

développement depuis ses débuts. Cette entreprise est irréalisable dans le cadre de la

présente thèse dont le but est d'appliquer l'interprétation arendtienne à un discours moderne

sur le développement. Ainsi, afin de respecter le fil d'Ariane de cette thèse, il nous fallait

circonscrire les grandes lignes du discours développementaliste et ceci, afin d'éviter le

double risque de la confusion et de la digression infinie dans les méandres du labyrinthe

technique du développement. Cependant, même si l'architecture du présent chapitre se

108

Une analyse partielle du Rapport Meadows sera également effectuée afin de repérer la nouveauté et la

spécificité du Rapport Brundtland. L'analyse du Rapport Meadows a un intérêt strictement comparatif, elle

permet de situer le Rapport Brundtland.

109 Bien que le concept de développement apparaisse dans certains travaux d'économistes avant le discours

de Truman, sa publicisation à vocation internationale n'est apparue comme discours dominant qu'avec le

discours de Truman s'adressant aux nations du monde entier.

110 En effet, Notre avenir à tous, est un rapport dont la portée consensuelle est plus englobante encore dans

la mesure où il émane des Nations Unies ou, plus précisément encore, de la Commission mondiale sur

l'environnement et le développement de l'organisation des Nations unies. Ce caractère consensuel et

englobant nous permettra de mettre en relief ultérieurement son aspect hautement idéologisant.

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174

concentre, comme nous l'avons justifié, sur ces deux piliers principaux, par souci

d'impartialité intellectuelle, nous intègrerons, au fur et à mesure de notre analyse, des

éléments des autres discours pour ainsi montrer que le discours garde, malgré ses

développements apparents, le même cadre conceptuel latent.

En guise de conclusion du présent et dernier chapitre, nous évoquerons les pistes de

réflexion qu'ouvre notre interprétation arendtienne de la durabilité. Ce faisant, nous

insisterons sur la nécessité de comprendre l'habitat humain et sa délimitation stricte vis-à-

vis de la nature laissée à elle-même. Les pistes amodernes d'une durabilité conséquente

avec elle-même devraient donc aboutir moins à se soucier de la durabilité de la nature que

de celle de notre artefact. Le monde durable des hommes nécessiterait ainsi une pensée

moins moniste et plus différenciée. En ce sens la pluralité des mondes humains reposerait

sur une réappropriation du politique au dépend de l'idéologie économique totalisante.

1. L'arrière-plan philosophique du point IV du discours de Truman

Le concept de développement n'est pas réellement récent, il trouve son origine bien

avant le discours de Truman. Remontant aux origines historiques du concept de

développement, Marie-Hélène Parizeau avance ce qui suit :

Cependant, le concept de développement économique possède des racines historiques

bien plus lointaines. J. Schumpeter publiait déjà en 1912 une Théorie du

développement économique et la distinguait de la notion de croissance économique

(Fribourg, 1989). Bien avant lui, dès le 18e siècle, Malthus, Ricardo et Adam Smith,

premiers économistes anglais du libéralisme, s'étaient intéressés au développement

économique comme dynamique, tandis qu'au milieu du 19e siècle, Marx critiquait les

rouages de la révolution industrielle britannique et son expansion impérialiste

(Parizeau, Marie-Hélène, 2004, p. 307).

De plus, le concept de développement économique n'est pas le propre de la pensée

libérale. En effet, bien avant le discours de Truman, Lénine proposait un développement

accéléré dont le but avoué était de rattraper le retard vis-à-vis des pays développés. C'est

pourquoi, notre analyse du concept de développement se trouve en deçà de l'antagonisme

entre le marxisme et le libéralisme dans la mesure où ces deux courants apparemment

diamétralement opposés sont conjointement fondés sur l'aspect économicisant de leur

pensée. Ainsi, dans l'esprit arendtien, il est possible d'affirmer que le développement

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175

économique, bien que différencié, est un dénominateur commun au marxisme et au

libéralisme. Cette position radicale que nous empruntons à la critique arendtienne nous

permettra de renvoyer dos à dos ces deux courants en montrant originellement ce qui sous-

tend la pensée développementaliste.

Afin de remonter aux origines du concept de développement, nous avons délibérément

choisi de nous arrêter sur le premier discours politique à visée internationale : le discours de

Truman de 1949, et plus précisément le point IV de ce discours dans lequel le président des

États-Unis lance à la fois un programme et une idéologie qui vont modifier la définition de

l'Occident et du tiers-monde. En effet, à travers ce discours, c'est non seulement une

redéfinition de l'autre qui est en jeu, mais aussi une définition de soi et de la façon dont se

pose maintenant l'Occident face aux pays dits du Sud. Ce nouveau vocabulaire cache à nos

yeux une idéologie qui, consciente de son échec passé, patent vis-à-vis du reste du monde

(impérialisme, première guerre mondiale suivie de la seconde guerre mondiale), tente de

réhabiliter son image à travers un discours moins autoritaire et colonial et plus englobant.

Le modèle familial sera ainsi privilégié dans la mesure où il semble intégrer

harmonieusement et inclusivement la totalité de la planète. En outre, ce premier discours

est pour nous d'une importance majeure dans la mesure où il fonde la façon dont se voit

l'Occident à partir du Nouveau Monde, et non plus, comme c'était le cas avant, à partir du

vieux continent. Ce discours est donc, au premier abord, en rupture avec les catégories

classiques coloniales telles que civilisé/sauvage ou encore colonisé/colonisateur. L'analyse

mettra ainsi en rapport le recours implicite à la famille et à la naturalisation pernicieuse du

politique que critique Arendt.

En outre, le discours de Truman attire notre attention sur l'insistance marquée sur la

croissance économique appuyée par le développement technologique. Cette insistance est

justifiée comme étant la voie de passage obligée au progrès des sociétés maintenant

appelées sous-développées. Le pari techno-économique sera ici analysé à la lumière du

concept de progrès qui semble être non seulement stipulé comme nécessaire, mais aussi

comme autosuffisant en soi. Dans cette partie, nous amarrerons l'analyse du discours à la

critique arendtienne du gouvernement politique reposant sur la légitimation familiale.

Pour terminer, nous analyserons l'idéologie économicisante à travers le culte de

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176

l'abondance, la connexion du développement au concept de nature et de procès,

l'hégémonie de la pensée calculante et enfin le caractère totalisant de l'idéologie.

Avant de commencer l'analyse, nous nous permettons ici de restituer intégralement le

point IV du discours de Truman traduit et analysé par Gilbert Rist dans son livre, Le

développement : Histoire d'une croyance occidentale111

.

Quatrièmement, il nous faut lancer un nouveau programme qui soit audacieux et qui

mette les avantages de notre avance scientifique et de notre progrès industriel au

service de l'amélioration et de la croissance des régions sous-développées. Plus de la

moitié des gens de ce monde vivent dans des conditions voisines de la misère. Leur

nourriture est insatisfaisante. Ils sont victimes des maladies. Leur vie économique est

primitive et stationnaire. Leur pauvreté constitue un handicap et une menace, tant pour

eux que pour les régions les plus prospères. Pour la première fois de l'histoire,

l'humanité détient les connaissances techniques et pratiques susceptibles de soulager

la souffrance de ces gens.

Les États-Unis occupent parmi les nations une place prééminente quant au

développement des techniques industrielles et scientifiques. Les ressources matérielles

que nous pouvons nous permettre d'utiliser pour l'assistance à d'autres peuples sont

limitées. Mais nos ressources en connaissances techniques - qui, physiquement, ne

pèsent rien - ne cessent de croître et son inépuisables112.

Je crois que nous devrions mettre à la disposition des peuples pacifiques les avantages

de connaissances techniques afin de les aider à réaliser la vie meilleure à laquelle ils

aspirent. Et, en collaboration avec d'autres nations, nous devrions encourager

l'investissement de capitaux dans les régions où le développement fait défaut.

Notre but devrait d'être d'aider les peuples libres du monde à produire, par leurs

propres efforts, plus de nourriture, plus de vêtements, plus de matériaux de

construction, plus d'énergie mécanique afin d'alléger leurs fardeaux.

Nous invitons les autres pays à mettre en commun leurs ressources technologiques

dans cette opération. Leurs contributions seront accueillies chaleureusement. Cela doit

constituer une entreprise collective à laquelle toutes les nations collaborent à travers les

Nations unies et ses institutions spécialisées pour autant que cela soit réalisable. Il doit

s'agir d'un effort mondial pour assurer l'existence de la paix, de l'abondance et de la

liberté.

Avec la collaboration des milieux d'affaires, du capital privé, de l'agriculture et du

monde du travail de ce pays, ce programme pourra accroître grandement l'activité

111

Nous précisons ici que nous sommes redevables de l'analyse de Rist concernant l'origine naturelle du

concept de développement. Bien que nous ne soyons pas d'accord avec toutes les conclusions de son

analyse, c'est bien à partir de son intuition sur la connexion entre la nature et le développement que nous

avons avancé notre propre interprétation. Nous sommes également redevables du travail

historique/économique/philosophique que Rist entreprend dans son livre, ce travail nous a permis de

restituer les grands moments de l'aventure développementaliste.

112 C'est nous qui soulignons.

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177

industrielle des autres nations et élever substantiellement leur niveau de vie.

Ces développements économiques nouveaux devront être conçus et contrôlés de façon

à profiter aux populations des régions dans lesquelles ils seront mis en œuvre. Les

garanties accordées à l'investisseur devront être équilibrées par des garanties

protégeant les intérêts de ceux dont les ressources et le travail se trouveront engagés

dans ces développements.

L'ancien impérialisme - l'exploitation au service du profit étranger - n'a rien à voir avec

nos intentions. Ce que nous envisageons, c'est un programme de développement fondé

sur les concepts d'une négociation équitable et démocratique.

Tous les pays, y compris le nôtre, profiterons largement d'un programme constructif

qui permettra de mieux utiliser les ressources humaines et naturelles du monde.

L'expérience montre que notre commerce avec les autres pays s'accroît au fur et à

mesure de leurs progrès industriels et économiques.

Une production plus grande est la clef de la prospérité et de la paix. Et la clef d'une

plus grande production, c'est une mise en œuvre plus large et plus vigoureuse du savoir

scientifique et technique moderne.

Ce n'est qu'en aidant ses membres les plus défavorisés à s'aider eux-mêmes que la

famille humaine pourra réaliser la vie décente et satisfaisante à laquelle chacun a droit.

Seule la démocratie peut fournir la force vivifiante qui mobilisera les peuples du

monde en vue d'une action qui leur permettra de triompher non seulement de leurs

oppresseurs, mais aussi de leurs ennemis de toujours : la faim, la misère et le désespoir.

C'est sur la base de ces quatre principaux trains de mesures que nous espérons

contribuer à créer les conditions qui, finalement, conduiront toute l'humanité à la

liberté et au bonheur personnels (Rist, 1996, p. 118-120).

1.1. Un discours économique englobant

Avec Truman, le discours sur le développement commence à pénétrer la sphère

internationale. Grâce au biais économique, ce discours se présente en apparence comme un

discours apolitique englobant la totalité du monde à travers les nouvelles catégories :

développés/sous-développés. Les nations développées se sont ainsi soudainement découvert

un devoir moral désintéressé bien qu'intéressant : développer les pays sous-développés.

Bien que l'anti-impérialisme et l'anticolonialisme américain soient traditionnellement

reconnus, le développement semble être l'arbre qui cache la forêt du néo-impérialisme qui

ne dit pas son nom. Dans cette perspective, l'influence économique semble prendre le pas à

travers un discours hégémonique insidieux. En effet, le caractère insidieux du discours

trouve son origine dans l'anonymat économico-politique qui constitue le cadre théorique de

cette nouvelle dynamique. Idéologiquement "neutre", ce discours constitue l'aveu implicite

de la connivence économicisante des discours respectifs du communisme et du capitalisme.

Page 193: Durabilité et modernité - Université Laval

178

Autrement dit, le concept de développement semble transcender ou subsumer le débat

idéologique à partir de l'économisme. La logique économique unifie l'humanité en posant

comme prémisse l'unité naturelle de l'humanité échangiste. Dans ces conditions et comme

nous le verrons, la contestation semble s'évanouir dans l'inexistence d'un autre colonisateur

reconnu et reconnaissable. Le règne de l'anonymat deviendra ainsi subrepticement le cadre

de référent incontestable du discours sur le développement.

1.1.1. L'inclusivisme familial paternaliste

La raison pour laquelle nous traitons pour commencer du concept de famille réside en

ceci que cela répond à la première question que l'on peut se poser en écoutant un discours :

à qui est-il destiné ? À cette question, force est de constater que le discours de Truman est

destiné à l'autre, mais à un autre censé être le même ou presque. Pour ce faire, il s'adresse à

l'espèce humaine et son discours reste relativement moniste ; Truman s'adresse à l'humanité

entière, à l'espèce humaine, plus encore et selon ses mots, à la famille humaine. Mais ce

n'est là que l'apparence, car même s'il évoque la famille humaine, c'est pour montrer que

dans cette famille, il y en a qui ont du retard : les sous-développés. Quid de cette famille

humaine et du sous-développement des retardataires ?

Le schéma familial est un schéma embryonnaire du politique. C'est d'ailleurs dans ces

termes que le présente Aristote dans La politique. Ainsi, si l'homme est un animal politique,

la famille est une forme inachevée de la vie dans la Cité. Le finalisme d'Aristote consiste à

affirmer que l'homme ne réalise sa nature qu'au sein de la Cité. La famille est dans ce sens

un moment encore imparfait de la réalisation de l'humanité. Autrement dit, le

gouvernement familial n'est pas authentiquement politique, il est prépolitique ou encore

proto-politique. Mais alors, pourquoi au sein d'un discours moderne qui porte en lui de

nombreuses apologies de la démocratie, y a-t-il cette référence à la famille humaine ?

Après l'expérience de la deuxième guerre mondiale et de l'horreur du nazisme habité par

une pensée raciale strictement exclusiviste, Truman s'adresse à la famille humaine pour

faire preuve d'unité et d'humanisme à travers un discours volontairement inclusiviste.

Ce faisant, il incorpore l'humanité entière en la définissant par les liens de sang, des

liens biologiques, des liens de parentés. Cette incorporation de l'humanité entière peut à son

Page 194: Durabilité et modernité - Université Laval

179

tour être comprise, initialement du moins, comme une volonté de puissance entendue

comme la volonté de renouveler l'impérialisme sur le reste du monde compris comme une

immense famille. C'est d'ailleurs dans ce sens que va Rist en montrant que le caractère

unifiant du recours à la famille est une forme de néo-colonialisme.

Le colonisé et le colonisateur appartiennent à des univers non seulement différents,

mais encore opposés et, pour réduire la différence, l'affrontement - la lutte de libération

nationale - paraît inévitable. Tandis que le "sous-développé" et le "développé" sont de

la même famille113 ; même si le premier est un peu en retard sur le second, il peut

espérer combler l'écart, à l'image du « sous »-chef qui peut toujours rêver devenir chef

à son tour... à condition de jouer le même jeu et de ne pas avoir une vision trop

différente de la chefferie (Rist, 1996, p. 123).

En effet, incluant à présent l’humanité entière dans la grande famille, Truman fait

basculer l’ancienne démarcation colonisé/colonisateur nécessairement conflictuelle (lutte

pour l’indépendance), vers une autre démarcation développé/sous-développé114

. Cette

dernière est d’autant plus insidieuse qu’elle camoufle l’hégémonie à travers une

légitimation naturelle ; l’humanité étant une famille, il s’en suit que le développement

propose une vision universalisable et acceptable qui, subsumée sous le principe de

solidarité, permet aux peuples défavorisés d’adhérer à cette catégorie universelle à laquelle

on promet les meilleures intentions futures. Dans sa conférence sur L'inconvénient du nom

propre, Soheil Kash dénonce l'enjeu des discours de l'orientalisme comme essai de

réduction de l'Autre : « L'enjeu orientaliste ici, comme ailleurs en ethnologie, consiste en

une volonté d'appropriation de l'Autre dans son passé, au nom d'un futur se dévoilant

commun à tous les autres, parce que universel (technique et science) » (Kash, Soheil, 1993,

p. 4). Le concept de développement semble ainsi servir le même projet d'appropriation

113

Note en bas de page de l'auteur : Pour utiliser une formule simplificatrice, on pourrait dire que le rapport

à l'autre est successivement passé par l'extermination lors de la conquête du XVIe siècle, par l'exploitation

(et le mépris) lors de la colonisation du XIXe siècle, pour déboucher sur l'intégration dans le cadre du

« développement ». Il y a plusieurs manières de nier l'autre : le rejeter ou le manger symboliquement pour

se l'approprier et, ensuite, l'exproprier.

114 Il est intéressant de noter l’aspect vicieux de cette nouvelle hégémonie qui ne dit pas son nom : par cette

dichotomie du monde, les pays jadis dominés et exploités, ne peuvent plus en vouloir qu’à eux-mêmes

dans la mesure où leur sous-développement est une question de retard et non d’injustice. Camouflant ainsi

l’injustice qui prévaut derrière cet état de fait, le développement enlève toute possibilité d’un discours

contestataire vis-à-vis de l’occident. Comment en effet en vouloir à ces pays qui ont pris de l’avance dans

la marche de l’histoire. Ne pouvant plus que les envier, le mimétisme s’installe comme l’unique piste

salvatrice.

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180

idéologique dans la mesure où le sous-développé fait nécessairement partie de ce futur

commun, bien qu'il soit en retard. Le retard n'est donc pas une limite radicale et

différentielle, mais bien ponctuelle et passagère. Dans le discours de Truman, le

développement technique et scientifique constitue bel et bien l'avance qu'auraient les pays

développés sur les pays sous-développés, cette avance est d'ailleurs ce qui est

généreusement proposé aux pays sous-développés115

.

Aux yeux de Rist, le développement apparait ainsi comme un discours hégémonique

camouflé, il est intégrant. Qui dit développement dit développement intégrant la différence

sous l'angle de la « continuité substantielle » (Rist, 1996, p. 123). Évidemment, qui dit

continuité substantielle dit absence de conflits d'intérêts116

, et il va s'en dire qu'une telle

absence est nécessaire si l'on veut continuer à légitimer une position dominante.

Les raisons politiques/idéologiques sont donc démontrées ici comme volonté d'affirmer

la légitimité de la domination par une filiation intégrante. La domination apparait ainsi

comme un épiphénomène nécessaire pour rattraper le retard, elle n'est aucunement

méprisante, mais bien exemplaire. En outre, la continuité substantielle de l'espèce humaine

allant de pays sous-développés aux pays développés, fait écho à la continuité substantielle

de la famille à la vie en Cité même si Aristote y voyait certainement une discontinuité

qualitative comme nous le verrons avec Hannah Arendt, lectrice attentive d'Aristote et de la

conception grecque de la politique.

En effet, Arendt se méfie à juste titre de l'emprunt abusif du registre familial dans le

cadre de la politique moderne.

Être politique, vivre dans une polis, cela signifiait que toutes choses se décidaient par

la parole et la persuasion et non par la force ni la violence. Aux yeux des Grecs,

115

Dans son article La modernité et son autre (2009), Soheil Kash interroge à bon escient cette prétention du

discours moderne à l'universalité. Ce faisant Kash souligne que bien que le discours se pare d'universalité,

les intentions réelles n'en sont pas moins différentes : « Dans son rapport aux sociétés non modernes, la

modernité occidentale tend-elle à généraliser son modèle et à livrer aux peuples vaincus les secrets

scientifiques et technologiques de sa suprématie ? Autrement dit : la modernité a-t-elle intérêt à

mondialiser son modèle de manière telle que le globe terrestre devienne un village moderne ou

postmoderne ? N'est-ce pas évacuer de façon utopique la question du pouvoir » (Kash, Soheil, 2009, p.

173).

116 Nous verrons par la suite que l'harmonie des intérêts est un des thèmes récurrents de l'idéologie

capitaliste, elle est un postulat nécessaire mais aussi fondateur de l'idéologie économique.

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181

contraindre, commander au lieu de convaincre étaient des méthodes pré-politiques de

traiter les hommes : c'est ce qui caractérisait la vie hors de la polis, celle du foyer et de

la famille, dont le chef exerçait un pouvoir absolu, ou celle des empires barbares de

l'Asie, dont on comparait le régime despotique à l'organisation de la famille (CHM, p.

64).

Le schéma familial reste donc fortement contestable dans la mesure où, comme le

rappelle Arendt, la vie privée, la vie familiale, est régie par la domination absolue du père

de famille et constitue ainsi l'envers antithétique du politique et de la liberté comme nous

l'avons déjà démontré au premier chapitre. Ainsi, en associant l'humanité au modèle

familial on sous-entend l'autorité du père, du développé, autorité passagère certes, mais

effective. En attendant, les sous-développés devront faire preuve de mimétisme alors que

les développés devront faire preuve de leadership. Mais alors, qu'est-ce qui permet à

Truman de parler de famille ? Quelle est l'origine philosophique du concept de famille

appliqué au politique ?

L'utilisation de l'image familiale, comme nous l'avons déjà souligné, provient du

glissement conceptuel entre la société et le politique. Pour Arendt, ce glissement repose

ultimement sur celui du privé et du public. Nous reprendrons ici la citation d'Arendt que

nous avons déjà retranscrite au chapitre 1 :

Ce qui nous intéresse ici, c'est l'extraordinaire difficulté qu'en raison de cette évolution

nous avons à comprendre la division capitale entre domaine public et domaine privé,

entre la sphère de la polis et celle du ménage, de la famille, et finalement entre les

activités relatives à un monde commun et celles qui concernent l'entretien de la vie :

sur ces divisions, considérées comme des postulats, comme des axiomes, repose toute

la pensée politique des Anciens. Dans nos conceptions, la frontière s'efface parce que

nous imaginons les peuples, les collectivités politiques comme des familles dont les

affaires quotidiennes relèvent de la sollicitude d'une gigantesque administration

ménagère. La réflexion scientifique qui correspond à cette évolution ne s'appelle plus

science politique, mais "économie nationale", "économie sociale" ou volkswirtschaft, et

il s'agit là d'une sorte de "ménage collectif" ; nous appelons "société" un ensemble de

familles économiques organisées en un fac-similé de famille supra-humaine, dont la

forme politique d'organisation se nomme "nation" (CHM, p. 66).

Truman prend donc acte de ce glissement du politique vers le social que dénonce

Arendt. Cependant, ce n'est là qu'un des aspects problématiques de la question. Que

Truman soit un moderne dans son discours, cela va de soi, ce qui reste à penser c'est en

quoi cette position moderne porte en elle l'incorporation de l'économique comme champ

privilégié et indiscutable du politique. Autrement dit, l'incorporation de la famille humaine

est le pendant obligé de l'incorporation de l'économique dans le politique. Cette

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182

incorporation est ce qui permet et légitime la relation violente et dominante vis-à-vis des

gouvernés tout comme elle légitimait la domination du pater sur le domaine familial à la

différence près que la domination familiale repose in fine sur l'autorité traditionnelle du

père alors que l'autorité paternaliste des développés repose, comme nous le verrons par la

suite, sur la science économique chiffrable. Le caractère indiscutable de l'autorité du

développé repose sur l'unité indivisible de la communauté familiale. En effet, comme le

rappelle Arendt, « En second lieu, il (l'esclavage inhérent à la sphère familiale) consistait en

ce que ce foyer domestique, dominé par un seul, n'autorisait aucun combat ni aucune

compétition que des intérêts, des positions et des points de vue antagonistes ne pouvaient

que détruire (QP, p. 147) ». En effet, l'unité indivise comme l'appelle Arendt, est

principielle au domaine familial. La mondialisation d'un tel état n'est donc que

l'accomplissement déjà en germe à l'échelle nationale de cette administration ménagère

selon les lois économiques. C'est dans ces termes alors qu'il nous faut aborder l'aspect

économicisant du discours de Truman qui a ainsi inauguré l'ère du développement sous la

tutelle de la logique économique. Celle-ci est non seulement inclusive vis-à-vis du reste du

monde, mais aussi vis-à-vis de la nature comme nous le verrons par la suite.

1.1.2. Impérialisme économique

Dès le début du point IV, la croissance économique est annoncée comme le pivot

nécessaire du développement. Celle-ci doit pouvoir s'appuyer sur la technique moderne que

possèdent les pays développés. Les États-Unis sont ainsi présentés comme le fer de lance

de cette initiative dans la mesure où les ressources techniques illimitées semblent promettre

la clé du succès économique. C'est ainsi que s'enchevêtre inextricablement l'économique et

le technique dans la mesure où le développement de l'un ne va pas sans l'autre. Il va de soi

que le modèle économique privilégié est le modèle capitaliste libéral avec investissements

de capitaux privés dont les recettes devraient revenir à tous : investisseurs et travailleurs.

Truman se base ainsi sur la théorie connue du Trickle down effect117

ou l'effet des

retombées sans jamais analyser les modalités ni même remettre en question la possibilité

que les effets du développement économique ne soient pas équitables. L'échange doit être

117

Le trickle down effect ou effets des retombées est un principe de la logique économique libérale qui

présuppose que la croissance économique aura nécessairement des retombées positives pour tous.

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183

équitable, telle est la teneur de son discours qui n'explique en rien les modalités nécessaires

à cette équité. La raison pour laquelle il n'existe pas d'argumentation sur les modalités de

l'équité repose sur le paradigme économique classique qui consiste à dire que le marché ou,

pour reprendre les mots d'Adam Smith, la main invisible, règlera nécessairement l'échange.

Autrement dit, nous suivons effectivement l'idéologie de l'économie classique qui postule

avec Smith et ses successeurs, l'harmonie des intérêts118

.

Dans le schéma arendtien, la sphère privée de la famille est la sphère la plus naturelle, la

plus nécessaire et ainsi la moins libre. Dans ces conditions, il nous est possible d'entrevoir

l'aspect englobant et intégrant du développement qui démontre la fluidification des

frontières du privé et du public, de l'économique et du politique.

Il s'agit donc bien d'un discours hégémonique qui trouve sa légitimité dans le glissement

moderne des concepts de politique et de famille. Autrement dit, l'inclusivisme n'est possible

que si, préalablement, la modernité prédispose les hommes à se considérer comme des

agents économiques au sein d'une grande maisonnée dont la gestion nécessite un simple

calcul d'intérêts comme nous le verrons plus tard.

Cependant, Truman se défend de toute volonté d'impérialisme en soulignant l'aspect

strictement économique/technique de sa démarche. Commentant Truman, Rist affirme qu'il

s'agit là d'un renouveau de l'impérialisme sous le saint couvert de l'économique. En

remplaçant l'ancien vocabulaire colonisé/colonisateur par sous-développé/développé,

Truman inaugure un impérialisme qui ne dit pas son nom. Si tel est bien le cas, quels sont

les points de jonction philosophiques entre l'impérialisme et l'économie ? Y a-t-il à l'origine

de l'impérialisme une idéologie économicisante propre à légitimer l'expansion politique ou

l'annexion pure et simple ?

Remontant aux éléments originaires de l'impérialisme, Arendt se livre dans Origines du

totalitarisme, L'impérialisme, à l'analyse du théoricien non avoué de la bourgeoisie :

Thomas Hobbes. « Il est assez significatif que les champions modernes du pouvoir se

trouvent en accord total avec la philosophie de l'unique grand penseur qui prétendit jamais

118

Nous aurons à revenir par la suite sur la notion d'intérêt que nous analyserons en fonction de l'idéologie

économicisante.

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184

tirer le bien public des intérêts privés et qui, au nom du bien privé, imagina et échafauda

l'idée d'un Commonwealth qui aurait pour base et pour fin ultime l'accumulation de pouvoir

» (I, p. 36). La jonction pour Arendt trouve son origine dans l'existence d'une nouvelle

société bourgeoise qui requiert un nouveau corps politique. C'est donc dans le concept

d'égalité naturelle119

, si cher à Hobbes, qu'Arendt voit le pernicieux glissement. En effet,

l'état de nature chez Hobbes présuppose une égalité naturelle des hommes dans la mesure

où personne n'est jamais assez fort pour s'assurer la domination sur autrui.

La nature a fait les humains si égaux quant aux facultés du corps et de l'esprit que, bien

qu'il soit parfois possible d'en trouver un dont il est manifeste qu'il a plus de force dans

le corps ou de rapidité d'esprit qu'un autre, il n'en reste pas moins que, tout bien pesé,

la différence entre les deux n'est pas à ce point considérable que l'un d'eux puisse s'en

prévaloir et obtenir un profit quelconque pour lui-même auquel l'autre ne pourrait

prétendre aussi bien que lui. En effet, en ce qui concerne la force du corps, le plus

faible a assez de force pour tuer le plus fort, soit par une manœuvre secrète, soit en

s'alliant à d'autres qui sont avec lui confrontés au même danger (Hobbes, 2000, p. 220).

Dans cet état de nature, nous assistons à « la guerre de chacun contre chacun » (Hobbes,

2000, p. 224). Or, cette égalité naturelle dont parle Hobbes, n'est rien d'autre que la capacité

à tuer. « L'ultime objectif destructeur de ce commonwealth est au moins indiqué par

l'interprétation philosophique de l'égalité humaine comme "égalité dans l'aptitude" à tuer »

(I, p. 49). Ainsi, dans cette lutte impétueuse pour l'intérêt privé se trouve légitimée la

nécessité d'un concours de circonstances : il est dans l'intérêt des individus de se dessaisir

119

L'égalité naturelle est un concept qui, chez Hobbes, engendre le chaos et l'insécurité généralisée alors que

chez Arendt, le schéma familial naturel est nécessairement inégalitaire et donc ordonné par la domination

du maître de maison. Pour Arendt, l'égalité ne peut être conçue qu'au sein du politique, elle est une

condition de possibilité de la pluralité et de la liberté. En naturalisant la nécessité du vivre ensemble et en

montrant l'égalité chaotique de l'état de nature, Hobbes tend à démontrer que l'autorité et l'ordre ne sont

possibles que dans le cadre d'un régime similaire au régime familial dans lequel l'autorité absolue du père

ou Léviathan garantit les propriétés individuelles. Dans Condition de l'homme moderne, Arendt critique la

vision hobbesienne du politique en ces termes : « Cependant, l'autorité prépolitique que le chef de famille

exerçait sur la famille et les esclaves et que l'on jugeait nécessaire du fait que l'homme est animal "social"

avant d'être animal "politique", n'a rien de commun avec "l'état naturel" chaotique, brutal, auquel les

hommes ne purent échapper, d'après les idées politiques du XVIIe siècle, qu'en établissant un

gouvernement qui, grâce à son monopole de l'autorité et de la violence, abolirait la "guerre de tous contre

tous" en les "maintenant tous dans la crainte". Bien au contraire le concept de domination et de sujétion,

de gouvernement et d'autorité tels que nous les comprenons, d'ordre aussi et de règlement, était senti

comme prépolitique, relevant du domaine privé beaucoup plus que du domaine public » (CHM, p. 69, 70).

Autrement dit, pour Hobbes, la politique, est une création artificielle qui institue l'autorité et la domination

inégale alors que l'état naturel égalitaire est chaotique - la famille pour Hobbes est insuffisante à lutter

contre l'insécurité généralisée présente à l'état de nature. L'égalité hobbesienne est donc perçue comme

violente alors que chez Arendt, l'égalité politique (et non naturelle) est perçue comme pluralité des

semblables.

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185

de leur pouvoir absolu sur toute chose en vue de leur sécurité individuelle et la sécurité de

leur propriété privée. Cependant, Arendt ne souligne pas assez à notre sens la distance qui

sépare encore Thomas Hobbes des économistes classiques. En effet, ce que remarque

Hobbes c'est que le désir humain est à la fois envieux et haineux, il ne peut donc

naturellement contribuer au bénéfice commun contrairement aux animaux. C'est d'ailleurs

pourquoi Hobbes avance l'hypothèse selon laquelle l'existence artificielle de conventions

doit s'accompagner de puissance. « Deuxièmement, que parmi elles [les espèces animales],

il n'y a pas de différence entre le bien commun et le bien privé, et, étant portées par nature

vers leur bien privé, elles contribuent de la sorte au bénéfice commun. Mais un humain, qui

prend plaisir à se comparer aux autres, n'a de goût que pour ce qui le distingue d'eux »

(Hobbes, 2000, p. 286). Pour Hobbes, l'harmonie des intérêts n'est possible que si le

Léviathan, monstre artificiel, conventionnel et puissant, assure la sécurité de ses "sujets".

Cependant et malgré ce bémol, Arendt a raison d'affirmer que « Ce processus

d'accumulation indéfinie du pouvoir indispensable à la protection d'une accumulation

indéfinie du capital a suscité l'idéologie « progressiste » à la fin du XXe siècle et préfiguré

la montée de l'impérialisme » (I, p. 43).

La théorie politique de Hobbes s'installe donc au sein de l'idéologie bourgeoise et s'en

nourrit. Autrement dit, Hobbes serait le précurseur politique ou encore économico-politique

de la bourgeoisie et subséquemment de l'impérialisme120

.

Tous les concepts politiques prétendument libéraux (c'est-à-dire toutes les notions pré-

impérialistes de la bourgeoisie) - tel celui d'une compétition illimitée réglée par

quelque secret équilibre découlant mystérieusement de la somme totale des activités en

compétition, celui de la quête d'un "intérêt personnel éclairé" comme juste vertu

politique, ou celui d'un progrès illimité contenu dans la simple succession des

événements - tous ces concepts ont un point commun : ils mettent tout simplement de

bout à bout les vies privées et les modèles de comportements individuels et présentent

120

Il est étonnant qu'Arendt, lectrice attentive de Hobbes, n'ait pas retenu de ce dernier son commentaire

pourtant bien colonial sur les "sauvages" de l'Amérique : « En effet, chez les sauvages de nombreux

endroits de l'Amérique, à l'exception du gouvernement des petites familles dont la concorde dépend de la

lubricité naturelle, il n'y a pas de gouvernement du tout, et ils vivent en ce moment même à la manière des

animaux, comme je l'ai dit plus haut » (Hobbes, 2000, p. 227). Tout comme il est étonnant qu'elle

n'évoque ni ne critique jamais, même dans Essai sur la révolution, la colonisation des nations

autochtones ; faut-il y voir, comme le dénonçait Heidegger, une trace de son américanisme ? Quoi qu'il en

soit, la question reste ouverte et la double omission volontaire ou involontaire relative aux autochtones se

doit ici d'être soulignée.

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186

cette somme comme lois historiques, économiques ou politiques (I, p. 47,48).

Les noces de l'économique et du politique sont donc consumées par Hobbes qui entend

trouver une théorie propre à instaurer les bases politiques nécessaires au statu quo

processuel économique. De plus, au sein de ce processus d'accumulation indéfinie de

richesse, les limites territoriales apparaissent vite comme problématiques dans la mesure où

elles présupposent ultimement une limite à l'accumulation (saturation du marché national).

« Bien que jamais reconnu officiellement, Hobbes fut le véritable philosophe de la

bourgeoisie parce qu'il avait compris que seule la prise de pouvoir politique peut garantir

l'acquisition de la richesse conçue comme processus perpétuel, car le processus

d'accumulation doit tôt ou tard détruire les limites territoriales existantes » (I, p. 48).

L'exportation et l'investissement sont donc apparus comme les issues viables afin

d'éviter l'implosion des sociétés modernes. L'annexion des pays concernés par

l'impérialisme n'était qu'une conséquence normale de la nécessité pour l'État moderne de

protéger les intérêts des investisseurs, celui-ci n'étant d'ailleurs que l'instrument destiné à

protéger la propriété individuelle. Si donc pour Arendt, l'impérialisme du XIXe siècle est

d'abord motivé par des mouvements de capitaux, le discours sur le développement de

Truman semble lui aussi porter en germes, les nouvelles formes d'un impérialisme.

Dans cette même perspective, Truman semble proposer une nouvelle ère

d'investissements à l'échelle mondiale sous le couvert de l'économique. Or, comme nous

l'avons vu avec Arendt, la politique est devenue la servante de l'économique et son pendant

obligé. Autrement dit, à travers cette déclaration de bonnes intentions, on ne peut que voir

ici un nouvel essai d'impérialisme habillé des vieilles loques de l'économie classique. En

d'autres termes, le discours de Truman reste dans la droite lignée de l'impérialisme

économico-politique à travers un nouveau langage : celui du développement.

Le recours au concept de développement n'est cependant pas anodin. Il tend à répondre

bien évidemment à cette nécessité idéologique de concevoir le modèle américain comme

une alternative viable et non agressive de l'impérialisme.

Ce que Hobbes a développé théoriquement à l'échelle nationale est donc en train de se

produire à l'échelle internationale. Le développement du monde sous-développé ne serait

dans ce sens que l'aboutissement naturel de cet élan qu'avait inauguré Hobbes dans son

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187

testament philosophique et Truman dans son discours politique. Étant tous égaux, c'est-à-

dire, ayant la même aptitude naturelle à tuer, il nous faut tirer les leçons de l'impérialisme et

accomplir le bien commun à partir de la secrète harmonie des intérêts économiques

contradictoires!

Ce contre quoi il faut lutter c'est la pauvreté, la misère ou encore comme Truman

l'affirme, lutter contre le modèle économique archaïque qui prévaut dans les pays sous-

développés. « Leur vie économique est primitive et stationnaire. Leur pauvreté constitue un

handicap et une menace, tant pour eux que pour les régions les plus prospères » (Truman,

1950). Il faut donc lutter contre l'insécurité que provoque l'économie primitive et

stationnaire. Paradoxalement, c'est l'économie dynamique de la bourgeoisie qui était, pour

Arendt, à l'origine de l'insécurité des nations primitives, stationnaire et annexée. Et

pourtant, la promesse d'équité est faite par Truman, mais cette promesse d'équité sonne

malheureusement comme l'égalité naturelle de Hobbes, une égalité relative qui inaugure la

"guerre de chacun contre chacun" (Hobbes, 2000, p. 224) L'égalité supposée idéalement,

même si elle est vraisemblablement douteuse dans les faits, n'en reste pas moins le principe

légitimateur du discours de Truman dans la mesure où dans cette grande famille, il n'y a

plus de place pour la contestation puisqu'il y a un commun accord sur la manière dont on

doit se comporter.

1.2. Les soubassements idéologiques du développement

La tonalité économique transparait dans la totalité du discours de Truman qui se veut ou

se présente comme apolitique au sens idéologique du terme. En effet, il n'est pas fait état

des deux idéologies en présence à la sortie de la seconde guerre mondiale ni même de la

lutte contre le communisme. Comme le précise Rist dans son analyse du rapport, le biais

économique permet à Truman de présenter une vision du monde non politique et non

idéologique, une vision pour ainsi dire consensuelle qui ne fait pas intervenir le conflit

idéologique avec le communisme. « Enfin, les Américains affirment leur hégémonie grâce

à une proposition généreuse qui se prétend au-delà du clivage idéologique

capitalisme/communisme ; la clef de la prospérité et du bonheur, c'est la croissance de la

productivité et non pas un débat sans fin autour de l'organisation sociale ou du rôle de l'État

» (Rist, 1996, p.127). En d'autres termes, le bonheur dans l'abondance est possible et ses

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188

conditions reposent sur le développement économique (appuyé par le développement

technique). Mais pour les besoins de l'analyse, et dans la mesure où le conflit idéologique

n'est pas ici présenté, il est nécessaire de penser en direction des soubassements

économiques et idéologiques du discours de Truman et ceci, en l'arrimant encore une fois à

la critique arendtienne de la modernité. En effet, bien avant le concept de développement,

l'idéologie économicisante avait déjà préparé le terrain pour l'avènement du concept de

développement. Nous analyserons ainsi la naissance du discours économico-politique qui

avec Adam Smith et ses successeurs, va installer une batterie de concepts impensés mais

fonctionnels tels que le concept de besoin, d'harmonie des intérêts ou encore telle que la

croissance.

C'est donc en tant qu'héritier de cette tradition de l'économie politique que Truman

avance le concept de développement. Le développement devra donc être compris comme la

réalisation de l'emprise économique et son système de référents.

1.2.1. Le processus naturel du développement

Truman est le premier à avoir utilisé dans le cadre d'un discours international le concept

de développement. Ce faisant, il inaugure ce que l'on a coutume d'appeler : l'ère du

développement à partir de prémisses économicisantes. Or, comme nous l'avons amplement

analysé dans le chapitre précédent, la productivité sans fin du monde moderne trouve sa

possibilité dans la naturalisation de l'artefact humain, naturalisation qui provoque

l'automatisme reproductif/destructif de la société de consommation. Dans un tel contexte,

qu'est-ce que le développement pour ainsi devenir la pierre de touche de ce nouveau

discours économique ? Quel est le lien entre la productivité naturalisante de l'activité

économique moderne et le concept de développement ?

Étymologiquement, développement vient du grec phuo qui signifie croître, se

développer, terme dont dérive phusis, la nature, la croissance de celle-ci, son

développement. Il y a donc une origine commune au développement et à la nature qui

signifiaient à l'origine une seule et même chose. La nature est ce qui croît, se développe

d'elle-même ; comme nous l'avons déjà définie, elle se meut d'elle-même et a ainsi sa cause

efficiente en elle-même contrairement aux choses faites de la main d'homme et dont la

cause efficiente (artisan) est extérieure. Dans son livre Le développement histoire d'une

Page 204: Durabilité et modernité - Université Laval

189

croyance occidentale (1996), Gilbert Rist analyse l'origine naturelle du concept de

développement en démontrant comment ce concept naturel s'est déployé jusqu'à devenir un

concept englobant toutes les sphères d'activités proprement humaines (et plus

spécifiquement la sphère économique).

Dans le deuxième chapitre de son livre, Rist tente une forme d’archéologie du concept

en remontant, bien que brièvement, sur les germes philosophiques grecques du

développement. Les germes du développement reposent sur l’analogie avec les processus

naturels, la croissance, le développement d’une plante, celui d’un enfant, et enfin d’une

société.

Remontant à Aristote, Rist fait remarquer qu’« Aristote reste fidèle à la théorie des

cycles : ce qui naît, grandit et atteint sa maturité finit par décliner et mourir, dans un

perpétuel recommencement » (Rist, 1996, p. 56). La temporalité cyclique du

développement de la nature, le propre de la croissance, c’est que même si la nature ne fait

rien en vain pour reprendre approximativement les mots d’Aristote, elle ne peut être infinie.

Croissance, décroissance et mort forment un cycle : le cycle naturel. C'est d'ailleurs

l'interprétation qu'en fait Pierre Hadot dans Le voile d'Isis, « Le caractère du vivant, c'est

d'être complet, achevé » (Hadot, Pierre, 2004, p. 255). Cependant, Rist ne fait pas la

distinction entre la finitude (décroissance) de l'organisme naturel et l'infinitude du

processus de génération et d'auto-génération. Autrement dit, si individuellement, toute

chose de la nature finit par décliner, ce déclin fait partie d'un processus global nécessaire à

la régénération. Il va s'en dire que, chez Rist, l'accentuation de la décroissance nécessaire au

sein du processus naturel lui sert de pendant à sa critique du développement économique

infini. Cependant, il nous faut garder à l'esprit que, bien qu'il y ait déclin, il n'en reste pas

moins que ce déclin est nécessaire à la régénération. Bref, Rist semble passer à côté de

l'éternité de la nature sous l'aspect processuel en préférant insister sur l'aspect factuel. Le

processus naturel est donc éternel bien qu'en son sein la décroissance soit bel et bien

présente. Celle-ci ne reste qu'un moment nécessaire au développement de la nature.

Cependant, l'économie de la nature reste modérée, elle n'est pas expansive à l'infini

contrairement à l'économie moderne qui ne souffre d'aucune limitation. La raison est

simple : ce qui a été intégré de la nature est son processus auto-générationnel à l'exception

Page 205: Durabilité et modernité - Université Laval

190

du même. Autrement dit, la nature reproduit inlassablement le même malgré certaines

modifications imperceptibles, alors que ce que reproduit inlassablement la productivité

moderne est le nouveau. En bref, il est possible d'affirmer que l'aspect processuel du

développement naturel a été exporté dans une sphère productive qui exclut intrinsèquement

le retour au même à travers le concept de procès ou de progrès que nous analyserons dans

la partie suivante.

Rist a sans nul doute raison d'insister sur l'aspect récupérateur de la modernité vis-à-vis

du développement de la nature. En effet, la science, la technique et l'économie, pour ne

citer que ces domaines, ont sans nul doute récupérer l'élément naturel du développement

pour légitimer leur expansion infinie. Cependant, ce qui leur a permis d'en faire un concept

infini est moins l'oubli du déclin inhérent au développement naturel que la juste insistance

sur l'infinité du processus naturel qu'ils ont importé dans les autres sphères de l'activité

humaine. Nous touchons ici au principe de cyclicité que Rist souligne sans vraiment s'y

attarder ; car s'il y a déclin, celui-ci n'est pas la fin dernière de la nature, mais le moment

nécessaire pour la renaissance. Ce qui détermine le propre de la nature, c'est cette natalité -

nascor en latin signifie justement naître - qui ne peut souffrir d'une fin en soi.

Dans la cyclicité que dessine le phénomène naturel, la fin n'est qu'un moyen-terme

nécessaire pour régénérer le processus biologique selon le principe de continuité. La

critique que nous nous permettons ici doit cependant être atténuée en ceci que Rist a eu

l'intuition brillante de lier le concept de développement à son origine naturelle. La

contradiction qu'il émet quant à la finalité est d'autant plus visible qu'il souligne à bien des

endroits l'éternel retour du même alors même qu'il semble négliger l'éternité de la nature.

« Mais cela ne signifie nullement que la croissance puisse se prolonger d'une manière

illimitée. (...). Aristote reste donc fidèle à la théorie des cycles : ce qui naît, grandit et

atteint sa maturité finit aussi par décliner et mourir, dans un perpétuel

recommencement121

» (Rist, 1996, p. 56). Bien entendu, la croissance au sens strict ne peut

se prolonger indéfiniment. Cependant, Rist semble laisser de côté le "perpétuel

recommencement", qui semble étrangement ressembler à l'éternité du processus. Il est donc

121

C'est nous qui soulignons.

Page 206: Durabilité et modernité - Université Laval

191

nécessaire de distinguer le développement au sens strict, toujours suivi d'un déclin, du

développement au sens large qui symbolise l'éternité du processus naturel. Autrement dit, le

déclin n'est qu'un épiphénomène et ne peut en aucun cas constituer le socle de la critique du

développement économique moderne telle qu'entend le faire Rist par la suite. Le

développement au sens de phuso, inclut à la fois la croissance et la décroissance dans un

cycle perpétuel. Développement ne signifie donc pas exclusivement croissance. Plus

précisément encore, le développement peut être compris comme la force génésique de la

nature qui ne souffre de la décroissance que comme d'un épiphénomène. Développement

signifie donc régénération, retour d'un même propice à la croissance. Dans son livre,

Nature, François Dagonet, bien que sur un autre registre, semble partager notre argument

dans la mesure où il affirme ce qui suit : « De plus, ce qui naît, par définition, meurt, mais

la nature, bien que liée à la génération, n'en reste pas moins toujours là, d'ailleurs

indispensable, (...). Et puisqu'elle revient toujours telle qu'elle était, bien qu'elle admette

aussi le changement et les variations, elle contient sûrement en elle un principe d'ordre (de

là, son retour) » (Dagonet, François, 1990, p. 21).

Comme nous l'avons déjà souligné, nous partageons avec Rist l'aspect récupérateur de

la modernité vis-à-vis du concept de développement naturel à la seule différence près que

pour nous, le problème ne vient pas de l'oubli du déclin inhérent à la nature (thèse de Rist),

mais du déplacement du processus auto-générationnel de la nature au sein des activités

humaines. Bien entendu, l'éternité processuelle n'engendre au sein de la nature que le

même. La mêmeté est donc ce qui régule la nature selon un ordre particulier. L'activité

économique artificielle humaine se calque donc sur l'éternité processuellee à laquelle elle

assigne un double idéal : celui de l'abondance et du progrès (deux concepts infinis).

Pour Rist, au XVIIe siècle, le concept de développement a donné naissance au concept

de progrès qui ne semble pas pouvoir souffrir de déclin.

Ainsi, à partir de la fin du XVIIe siècle, ce qui était jusqu'alors impensable devient

raisonnable ; le paysage intellectuel bascule et l'idéologie du progrès acquiert une position

dominante. Même si le « développement » - et la croissance - n'ont jamais cessé d'être

considérés comme « naturels » et positifs dans la tradition occidentale, leur expansion a été

longtemps bridée par la conscience d'une limite, d'une sorte d'optimum à partir duquel la

Page 207: Durabilité et modernité - Université Laval

192

courbe devait nécessairement s'inverser pour se conformer aux lois de la « nature » ou au

plan de Dieu. C'est ce verrou qui saute et qui permet à Leibniz (1646-1716) de fonder

rationnellement un progrès infini : « On pourra objecter que cet avancement ne paraît pas,

et qu'il semble même qu'il y a bien du désordre qui le fait reculer pour ainsi dire. Mais ce

n'est qu'en apparence (...). Ainsi, non seulement tout va par ordre, mais même nos esprits

doivent s'en apercevoir de plus en plus à mesure qu'ils font des progrès »122

. Ainsi, le

concept de progrès semble pour Rist dériver de celui de développement naturel à

l'exception du verrou de la finitude de celui-ci. Or, comme nous l'avons montré au chapitre

précédent, la maîtrise de la nature ou, pour reprendre un langage arendtien, l'action dans la

nature, semble avoir permis non seulement d'intégrer l'éternité processuellee au sein de la

productivité artefactuelle maintenant inscrite sous le signe de la nécessité, mais également

de modifier la nature et ses lois d'airain. Cette modification de la nature contribuerait dans

les faits à faire sauter le verrou de la finitude qu'incarne l'expression : lois d'airain de la

nature.

Le déclin du développement naturel est coextensif de sa croissance, autrement dit, la

graine doit mourir pour faire advenir l'arbre. Ainsi, ce n'est pas le déclin qui fut oublié, mais

la mêmeté comme condition de possibilité du développement. En d'autres termes, le

concept de développement naturel est un concept qui sous-entend la mort comme condition

de possibilité de la vie. Le développement est donc intrinsèquement destructeur. La

destruction inhérente au développement est régie par un principe de continuité cyclique

dans lequel il n'y a pas à proprement parler de fin en soi, la fin est un moyen de donner

naissance à quelque chose d'autre et ainsi de suite. Qui dit développement dit donc procès

sans fin auto-générationnel. En effet, la pensée économiste n'oublie pas le déclin, la

destruction ou encore la consommation, celles-ci sont au contraire nécessaires à la

croissance. Autrement dit, le couple production/consommation semble avoir incorporé le

processus naturel comme postulat idéologique tout en lui ajoutant le concept de progrès

historique.

En effet, pour Truman, le développement des pays sous-développés permettra à

122

Rist cite ici G. W. Leibniz, La naissance du calcul différentiel, introduction et notes par M. Parmentier,

Paris, Vrin, 1959, p. 51, note 139.

Page 208: Durabilité et modernité - Université Laval

193

l'humanité entière de progresser. « Tous les pays, y compris le nôtre, profiteront largement

d'un programme constructif qui permettra de mieux utiliser les ressources humaines et

naturelles du monde. L'expérience montre que notre commerce avec les autres pays

s'accroît au fur et à mesure de leurs progrès industriels et économiques » (Truman, 1950).

Le concept de développement entretient donc un lien intrinsèque avec le concept de

progrès. En effet, le développement est ancré dans un procès sans fin de régénération

productive. Qu'est-ce que le procès et quel lien entretient-il avec le concept de

développement et celui de progrès ?

Procès vient du latin procedere qui signifie marche en avant. Dans le Dictionnaire

historique de la langue française, « Le mot latin désigne l'action de s'avancer d'où, par

abstraction, la progression et, avec une valeur qualitative, le progrès ; il désigne

particulièrement un progrès heureux, un succès ». Processus renvoie ainsi au progrès et au

développement. La différence entre procès et développement est que dans le second il n'y a

pas spécifiquement de recours à une forme de positivité progressive infinie. La nature se

développant d'une manière régulière, elle ne peut que se répéter à l'identique dans le cadre

de la mêmeté. Alors qu'avec procès et progrès, le développement semble ipso facto dirigé

vers le meilleur, il est une marche en avant nécessaire dans le cadre d'un processus

irrévocable. La différence majeure entre le concept de développement et celui de procès

trouve son origine dans cette amélioration à laquelle on a intégré le caractère nécessaire du

développement naturel. Ainsi, le procès est un développement vers le mieux et l'acceptation

courante du terme de développement s'est vue prendre les connotations d'un progrès positif

différencié alors que la nature n'était pas censée pour les Grecs s'améliorer.

Si donc les processus naturels sont une marche en avant qui fait du surplace, les

processus artificiels modernes semblent être une marche en avant radicale. L'ancien ne

revient plus, il ne sert que de matériau au nouveau, il n'est qu'un moyen-terme. L'éternel

retour du même réside en ceci que ce qui ne change pas c'est le processus de

destruction/construction inhérent au développement moderne et à sa productivité. Dans ce

sens, toute la pensée du progrès reste entièrement ancrée dans cette attitude face au monde

et à son histoire. Dans le même ordre d'idées, Arendt insiste sur l'importance du concept de

procès aussi bien en sciences qu'en histoire :

Page 209: Durabilité et modernité - Université Laval

194

Historiquement, les théoriciens politiques à partir du XVIIe siècle furent en présence

d'un processus inouï d'accroissement de richesse, de propriété et d'acquisition. En

essayant d'expliquer cette augmentation constante, ils remarquèrent naturellement le

phénomène du processus progressif, de sorte que pour des raisons que nous aurons à

examiner plus tard, le concept de processus devint le concept-clef de l'époque et des

ses sciences, historiques ou naturelles. Dès le début, on se représenta ce processus,

puisqu'il paraissait sans fin, comme un processus naturel et plus spécialement sous

l'aspect du processus vital. La superstition la plus grossière des temps modernes -

l'argent fait de l'argent - de même que sa plus fine intuition politique - la puissance

engendre de la puissance - doit sa vraisemblance à la métaphore sous-jacente de la

fécondité naturelle de la vie. De toutes les activités humaines seul le travail (ni l'action

ni l'œuvre) ne prend jamais fin, et avance automatiquement d'accord avec la vie, hors

de portée des décisions volontaires ou des projets humainement intelligibles (CHM, p.

152).

L'histoire moderne souffre pour Arendt d'un oubli du mémorable passé et d'une

apologie du moyen terme causal. En effet, dans le cadre de l'histoire moderne, il n'existe

plus véritablement d'événement qui a une valeur en soi, tout prépare ainsi ce qui vient par la

suite. Le "ce qui vient par la suite" est ontologiquement meilleur que ce qui n'a servi que de

matériau à son actualisation. Le concept de développement doit donc ouvrir une nouvelle

façon de voir l'histoire à l'aune de la causalité processuelle. Le recours à la naturalité

qu'exerce le concept de développement permet à l'histoire humaine de se concevoir sur le

thème de l'irrésistibilité d'une marche en avant. Autrement dit, la nature et sa révolution

constante, une fois intégrée dans le processus artificiel, permet de concevoir l'histoire

humaine à partir de la productivité illimitée et révolutionnaire de l'espèce humaine. Le

concept de révolution est en lui-même éclairant pour notre propos. Dans Essai sur la

révolution, Arendt montre l'importance étymologique du concept. Révolution signifie

originellement, retour du même, restauration et non, comme nous avons tendance à le

comprendre : nouveauté radicale. Le concept de développement est donc révolutionnaire

dans le double sens du terme : il incorpore la cyclicité naturelle de la nature dans un

processus sans fin de production et il se renouvelle sans cesse dans l'apologie du nouveau.

In fine, le concept de développement semble avoir révolutionné notre conception du monde

et de la vie en restaurant l'animalité fonctionnelle de l'espèce humaine. Homo economicus,

la condition de l'homme moderne est partout accablée par la célérité d'une vie surabondante

dont l'effusion continue participe à l'oubli du décisionnel au profit du naturel. L'histoire et

la nature se rencontrent donc encore une fois comme cadre légitimant la pensée économiste.

En effet, leur dénominateur commun, comme nous l'avons analysé dans le chapitre

Page 210: Durabilité et modernité - Université Laval

195

précédent est le concept de processus. Autrement dit, la nature comprise sous sa forme

processuellee et l'histoire comme procès et progrès constituent la pierre angulaire d'un

discours économiste qui s'inscrit dans la nécessité biologique et historicisante. Pour

résumer, il nous est possible de dire que le discours développementaliste a intégré l'histoire

et la nature : cette intégration sera nécessaire, comme nous le verrons ci-dessous (2.4), pour

instituer une idéologie totalisante.

1.2.2. Le culte de l'abondance

Le discours de Truman indique très clairement une idéologie basée comme nous venons

de le souligner sur l'économique. L'économique repose lui aussi sur la technique dans la

mesure où la productivité est liée au progrès technoscientifique supposément infini et ne

pesant rien. En outre, le but clairement affirmé de ce rapport est la recherche de l'abondance

garante à la fois de la paix et de la liberté. « Il doit s'agir d'un effort mondial pour assurer

l'existence de la paix, de l'abondance et de la liberté ». Même si ces trois buts semblent être

distincts, il n'en reste pas moins que la tonalité du rapport est traversée de part en part par

des éléments économiques. Il est donc normal de supposer que c'est l'abondance qui est le

but et l'idéal recherché à travers le développement économique, cette dernière devrait

assurer les conditions de la paix et de la liberté. Quid de cette abondance ?

Dans Condition de l'homme moderne, Hannah Arendt évoque et analyse le propre de la

société de travailleurs, la productivité. Comme nous l'avons déjà amplement analysé dans le

premier chapitre, celle-ci est entretenue par le mythe de l'abondance. « Les idéaux de

l’homo faber, fabricateur du monde : la permanence, la stabilité, la durée, ont été sacrifiés à

l’abondance, idéal de l’animal laborans » (CHM, p. 176). Autrement dit, et encore une fois,

le discours de Truman participe de cette modernité que décrit Arendt. La condition de

l'homme moderne cherche donc à se paver le chemin à toutes les sociétés dites sous-

développées ou non modernes. C'est d'ailleurs ce qu'affirme Truman : « Notre but devrait

d'être d'aider les peuples libres du monde à produire, par leurs propres efforts, plus de

nourriture, plus de vêtements, plus de matériaux de construction, plus d'énergie mécanique

afin d'alléger leurs fardeaux ». C'est en produisant plus, c'est-à-dire, en travaillant plus, en

transformant les sociétés ayant une économie archaïque et stationnaire en des sociétés de

travailleurs/producteurs que Truman entend alléger leurs fardeaux! Mais ce mythe de

Page 211: Durabilité et modernité - Université Laval

196

l'abondance est parlant en lui-même dans la mesure où il est conçu comme le pivot

nécessaire à la paix et à la liberté.

En effet, l'idéologie de l'abondance permet de désigner un ennemi commun à l'humanité

entière : la misère et la pauvreté. Bref, la lutte contre la nécessité, la lutte pour assouvir les

besoins élémentaires devient le cadre théorique englobant et indiscutable123

.

En ceci, toutes les races, cultures, peuples, sont d'accord : la lutte contre la nécessité est

effectivement une condition partagée par toute l'humanité luttant pour sa survie. À ce titre,

Rist critiquait également le recours au concept de besoins fondamentaux dont l'origine

historique remonte au discours de Robert Mc Namara devant le conseil des gouverneurs de

la banque mondiale en 1972 et qui sera repris ultérieurement d'ailleurs par le rapport

Brundtland ainsi que les discours lui succédant :

Tout comme le "développement "/croissance est fondé sur une métaphore biologique,

l'approche des "besoins fondamentaux" repose sur une perspective naturalisante du

social. Certes, l'homme est situé dans la nature. Comme tous les animaux, il doit

disposer, pour survivre, de protéines, de calories, d'oxygène, de sommeil, etc. Mais on

ne peut pas réduire la société à un "jardin anthropologique", conçu à la manière des

parcs zoologiques (où les "besoins" des animaux sont généralement satisfaits, à

l'exception de ceux qui leur sont probablement les plus chers : l'espace et la liberté!)

(Rist, 1996, p. 275).

L'humanisme relatif au discours sur le développement est ainsi un naturalisme et son

présupposé philosophique est que tous les hommes cherchent à lutter contre la nécessité.

C'est ainsi que l'idéologie relative à l'abondance cache un naturalisme qui tend à affirmer

que l'humanité est une dans sa lutte acharnée pour la survie.

Autrement dit, le discours sur le développement tend à subsumer le décisionnel et le

contingent sous la nécessité et la vitalité. Dans cette lutte pour l'autonomie, la croissance

économique semble être la solution naturelle et indiscutable. C'est dans ce sens qu'il faut

comprendre la critique de Rist vis-à-vis de l'économie comme principe légitimateur.

Sans remettre en cause l'existence d'une "échelle" sur laquelle on peut ordonner

hiérarchiquement les sociétés (et qui au fondement de toutes les formes

123

Il est à noter ici que Max Weber traite longuement dans L'éthique protestante et l'esprit capitaliste (1904)

du caractère condamnable de la pauvreté, commentant l'esprit protestant il affirme ce qui suit : « Désirer

être pauvre - cette argumentation était fréquente - équivaut à désirer être malade, ce qui est condamnable

en tant que sanctification par les œuvres, et dommageable à la gloire de Dieu » (Weber, Max, p. 123, 124).

Page 212: Durabilité et modernité - Université Laval

197

d'évolutionnisme), le point IV impose simplement une nouvelle norme qui permet aux

États-Unis de prendre la tête du classement : le produit national brut. Si la primauté

liée à la notion de "civilisation" pouvait paraître discutable (parce qu'elle mettait,

malgré qu'on en ait, la civilisation occidentale en concurrence avec les d'autres

civilisations ou cultures), celle qui repose sur le (terrorisme) des chiffres de la

comptabilité nationale paraît l'être beaucoup moins puisque la mathématisation passe

pour un garant de l'objectivité124. La solution ainsi proposée est véritablement

hégémonique, car elle passe non seulement pour la meilleure, mais encore pour la

seule possible (Rist, 1996, p. 127).

Le mythe de l'abondance tend à dissoudre et dissimuler toutes les causes politiques de la

misère humaine en les subsumant sous l'économique. Pour Arendt, l'idéal de l'abondance

est comme nous l'avons vu celui de l'animal laborans. Or, « La condition humaine du

travail est la vie125

elle-même » (CHM, p. 41). En s'adressant à l'espèce humaine, Truman

participe à ce nivellement de la condition de l'homme moderne en un animal laborans.

Autrement dit, l'idéal de l'abondance est le pendant obligé d'une vision du monde qui tend à

réduire l'humanité à une espèce travaillante et productrice. « Avec la collaboration des

milieux d'affaires, du capital privé, de l'agriculture et du monde du travail de ce pays, ce

programme pourra accroître grandement l'activité industrielle des autres nations et élever

substantiellement leur niveau de vie » (Truman, 1950). Cet objectif avoué de Truman

entend exporter son modèle moderne aux pays sous-développés. Le projet est donc

moderne dans le plein sens du mot. En insistant sur la famille humaine, sur le principe de

nécessité biologique et sur la lutte pour la survie, l'insistance est portée vers un projet de

développement de l'espèce humaine productive. L'augmentation du niveau de vie apparait

évidemment comme le but avoué et idéalisé de l'épanouissement humain. Avec lui et en lui

s'opère le glissement entre la vie bonne (eudemonia) nécessairement politique pour Aristote

et les Grecs, et la vie abondante, idéal moderne par excellence. L'abondance devient ainsi la

clef de voute d'un discours qui, tout en affirmant la nécessité d'une négociation équitable et

démocratique n'est plus capable de comprendre que c'est là une contradiction que de lier la

démocratie et l'économie. Le negocium étant au final à l'antipode de l'otium nécessaire à

124

Notes de l'auteur : Le calcul du PNB était un instrument économique nouveau, mis en place au cours des

années quarante.

125 Nous rappelons ici que, pour Arendt, le concept de vie est duel : il peut signifier la vie de l'espèce,

l'animalité, la nature cyclique, c'est la vie biologique ; et il peut aussi signifier la vie spécifiquement

humaine, la vie biographique, politique et individuelle.

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198

l'exercice politique. Ce glissement conceptuel présent au sein de la modernité n'est

évidemment pas l'invention de Truman qui n'est qu'un acteur "politique" qui participe à

l'idéologie de son temps. Elle signifie cependant quelque chose d'important pour nous : la

condition de l'homme moderne trouve dans le negocium sa spécificité. Ce faisant, il n'existe

évidemment plus de différence entre les hommes perçus du point de vue de l'espèce. Nous

sommes donc ici en présence d'un discours économicisant, naturalisant et englobant126

.

Le caractère englobant de l'idéal de l'abondance permet théoriquement du moins,

d'éviter la rhétorique antimarxiste dans la mesure où comme le précise Arendt dans Essai

sur la révolution (1963), Marx plus que ses prédécesseurs en économie politique a renforcé

l'idée selon laquelle le processus vital est le centre de la politique127

.

Et puisque, à la différence de ses prédécesseurs de l'époque moderne, mais tout à fait

comme ses maîtres de l'Antiquité, il identifiait nécessité et besoins impérieux des

processus vitaux, il a finalement renforcé comme nul autre la doctrine politique la plus

pernicieuse de l'époque moderne, celle qui pose que le bien suprême est la Vie et que

le processus vital de la Société est le centre même de l'effort de l'Homme. Si bien que

le rôle de la Révolution n'était plus la libération de l'Homme opprimé par l'Homme,

encore moins de fonder la Liberté, mais de libérer le processus vital de la Société des

fers de la pénurie, de manière à lui permettre de croître dans un courant d'abondance.

Non la Liberté, mais l'abondance devenait maintenant le but de la Révolution (ER,

1967, p. 89).

Aussi, existe-t-il un dénominateur commun entre le marxisme et le capitalisme, et Marx

semble avoir fondé l'idéal de l'abondance bien moins timidement que l'ont fait ses

prédécesseurs. Autrement dit, le discours sur le développement, bien que capitaliste

(investissements privés...) n'en reste pas moins basé sur le processus vital nécessaire. L'idéal

de l'abondance serait le pendant nécessaire à ce présupposé philosophique.

Ainsi, grâce à son caractère englobant, ce discours pragmatique/économique se dérobe

de l'argumentaire politique pour ainsi devenir indiscutable. Le caractère indiscutable de ce

126

Nous renvoyons le lecteur à nos analyses concernant le travail dans le chapitre I et la nature dans le

chapitre II. Ces analyses permettent ainsi de situer la naturalisation de l'activité humaine conçue du point

de vue de l'espèce ainsi que la naturalisation de la productivité automatisée et continuelle.

127 Pour Hannah Arendt, la question sociale ou la question économique, la question de la misère a entaché la

révolution française et non la révolution américaine dont le but était de fonder la liberté. À cause de la

misère largement répandue en Europe, les révolutions ont orbité autour du concept de nécessité vitale et

non autour du concept de liberté publique. Ce constat arendtien colle avec le reste de sa pensée qui

consiste à critiquer la place grandissante de l'animal laborans, du social ou encore de l'économie politique

au sein de la modernité.

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199

discours comme d'autres qui le suivront à coloration technique/économique tend à remettre

en cause la condition politique de l'homme en la subsumant sous la nécessité génésique de

l'espèce humaine. Ce discours n'est donc qu'un symptôme des nombreux discours politiques

qui ne disent pas leur nom et qui se cachent derrière la virginité du voile économique.

1.2.3. Conformisme économique et fiction communiste

C'est avec Adam Smith que commence le périple de l'économie classique et ses

schèmes de pensée. En effet, dans Recherche sur la nature et les causes de la richesse des

nations, Adam Smith initie ce que l'on a coutume d'appeler l'économie politique. C'est dans

ce sens que Gérard Mairet affirme dans sa préface au livre d'Adam Smith : « La nation,

catégorie politique, trouve chez Smith un contenu, une effectivité politique. Pour Smith, la

nation n'est rien moins qu'un espace d'échange » (Smith, Adam, 1976, p. 13). Smith est

donc bel et bien le fondateur de l'économie politique. Il est fort remarquable que Smith,

comme le commente Gérard Mairet, soit un fervent défenseur de la théorie du Léviathan de

Hobbes128

, dans la mesure où l'État est considéré au-delà des intérêts privés de la société et

de l'économie de la nation : « Pour l'économie politique, l'État est ontologiquement pur de

toute souillure économique : au-dessus des classes et des intérêts privés de l'économique, il

plane, indéterminé et intemporel, dans la sphère éthérée de la moralité publique » (Smith,

Adam, 1976, p. 19). En tant que chef d'État, Truman semble s'adresser aux besoins des

nations bien plus qu'aux États, ou encore il s'adresse aux États en tant qu'ils doivent prendre

en considération la richesse de leur nation. Mais pour revenir à notre interrogation, il nous

faut analyser ce qui, chez Smith, semble être l'a priori philosophique du comportement

social de l'homme.

En effet, contrairement à toute la tradition philosophique classique, Smith distingue

l'humanité de l'animalité par sa capacité à échanger avec ses semblables ce dont il a besoin.

Dans presque toutes les espèces d'animaux, chaque individu, quand il est parvenu à sa

128

Comme le stipule Gérard Mairet, Smith différencie la notion de nation de la notion d'État : « La nation,

catégorie politique, trouve chez Smith un contenu, une effectivité économique. Pour Smith, la nation n'est

rien moins qu'un espace d'échange » (Smith, Adam, 1976, p. 13). « Bref l'État (communautaire-public)

masque son origine de classe parce qu'il la transfère dans la "société civile" où domine le système des

besoins. En d'autres termes, alors que l'État a affaire, pour l'intérêt général, à la politique économique, la

société civile, elle, a affaire à l'intérêt privé : économie politique » (Adam, Smith, 1976, p. 19).

Page 215: Durabilité et modernité - Université Laval

200

pleine croissance, est tout à fait indépendant, et, tant qu'il reste dans son état naturel, il

peut se passer de l'aide de toute autre créature vivante. Mais l'homme a presque

continuellement besoin du secours de ses semblables, et c'est en vain qu'il l'attendrait

de leur bienveillance. Il sera bien plus sûr de réussir, s'il s'adresse à leur intérêt

personnel et s'il leur persuade que leur propre avantage leur commande de faire ce qu'il

souhaite. (...). Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du

boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu'ils apportent à leurs

intérêts (Adam Smith, 1976, p. 48).

Smith avance l'hypothèse selon laquelle les comportements humains sont fonction de la

logique de l'intérêt. Ensuite, il prend acte de l'individualisme à partir de la notion d'intérêt

personnel. De plus, il repose son analyse sur le concept de besoin au sens large, naturalisant

ainsi l'échange et spécifiant ainsi la nature humaine vis-à-vis de la nature animale

autosuffisante. La naturalité de l'échange est un fait que Smith n'analyse pas en profondeur,

il admet l'existence de l'échange chez l'être humain uniquement tout en supposant qu'il est

fort probable que l'échange soit le produit de la raison et de la parole : « Il n'est pas de notre

sujet d'examiner si ce penchant est un de ces premiers principes de la nature humaine dont

on ne peut pas rendre compte, ou bien, comme cela paraît plus probable, s'il est une

conséquence nécessaire de l'usage de la raison et de la parole » (Smith, Adam, 1976, p. 47).

Dans les deux cas, l'échange est ontologiquement lié à la nature humaine, soit parce que la

nature a fait des êtres dont les besoins ne peuvent être satisfaits que par l'échange, soit, et

c'est plus probable, que la nature a fourni à l'homme la raison et la parole en vue de pallier

cette hétérogénéité naturelle. Quoi qu'il en soit, à l'interdépendance des individus et

l'échange nécessaire qui en découle, semble correspondre l'interdépendance étatique

qu'évoque Truman dans son rapport sur le développement : « Tous les pays, y compris le

nôtre, profiteront largement d'un programme constructif qui permettra de mieux utiliser les

ressources humaines et naturelles du monde. L'expérience montre que notre commerce avec

les autres pays s'accroît au fur et à mesure de leurs progrès industriels et économiques »

(Truman, 1950).

La naturalité de l'échange, ici compris sous sa forme économique, sa nécessité, autant

pour les pays développés que pour les pays sous-développés constitue la pierre de

touche du discours de Truman. Il est dans l'intérêt de tous de collaborer et d'échanger

des techniques qui vont accroître la productivité des pays sous-développés et en retour

accroître le bien-être des pays développés. Analysant l'historique du concept de

développement et plus spécifiquement le rapport du PNUD (Programme des Nations

Page 216: Durabilité et modernité - Université Laval

201

Unies pour le développement) de 1991129

, Rist affirme que l'harmonie des intérêts et la

solidarité apparemment désintéressée s'entremêlent constamment au sein d'une

rhétorique contradictoire incessante : « D'une part, on affirme que la solidarité est

désintéressée, de l'autre que l'on a intérêt à être solidaire, ce qui est bien évidemment

contradictoire » (Rist, 1996, p. 150).

Nous retrouvons ici aussi l'harmonie des intérêts qui permet d'affirmer que la logique de

l'intérêt s'autorégule comme si une main invisible invoquait une fin bonne pour tout le

monde. C'est dans ce sens qu'Arendt affirme ce qui suit : « C'est le même conformisme,

supposant que les hommes n'agissent pas les uns avec les autres, mais qu'ils ont entre eux

un certain comportement, que l'on trouve à la base de la science moderne de l'économie,

née en même temps que la société et devenue avec son outil principal, la statistique, la

science sociale par excellence » (CHM, p. 80). Il peut sembler étonnant cependant, que

Truman Président des États-Unis et représentant incontestable du capitalisme mondial n'ait

pas, explicitement du moins, vanté les vertus du capitalisme dans son discours sur le

développement économique. En effet, le développement économique des pays sous-

développés est censé profiter à tous selon le principe non-dit mais hautement sous-entendu

du trickle down effect ou effets des retombées130

. Dans le même ordre d'idées, Arendt

affirme encore une fois que la fiction communiste n'a pas attendu Marx pour s'installer dans

le paysage de l'économie politique classique.

Le comportement uniforme qui se prête aux calculs statistiques et, par conséquent, aux

prédictions scientifiques, ne s'explique guère par l'hypothèse libérale d'une "harmonie

naturelle "d'intérêts", fondement de l'économie "classique" ; ce n'est pas Karl Marx, ce

sont les économistes libéraux eux-mêmes qui durent introduire la "fiction

communiste", c'est-à-dire admettre qu'il existe un intérêt de l'ensemble de la société

grâce auquel une "main invisible" guide la conduite des hommes et harmonise leurs

intérêts contradictoires131 » (CHM, p. 83).

129

Rist fait ici référence au PNUD, Rapport mondial sur le développement humain 1991, New York, Paris,

Économica, 1991, p. 1.

130 L'effet des retombées est un principe d'économie libéral qui consiste à concevoir les effets positifs

globaux de la croissance économique sur la société entière. Autrement dit, la croissance finit par profiter à

tous.

131 Dans une note en bas de page, Arendt s'appuie sur Myrdal pour démontrer le présupposé de la fiction

communiste :

« L'auteur démontre que l'économie n'est une science qu'en supposant un intérêt unique envahissant la

société dans son ensemble. Derrière "l'harmonie des intérêts", il y a toujours la "fiction communiste" de

l'intérêt unique, que l'on baptise si l'on veut prospérité ou bien commun. Les économistes libéraux ont

donc toujours été guidés par un idéal "communiste" » (CHM, p. 83)

Page 217: Durabilité et modernité - Université Laval

202

Ainsi, dans le cadre d'un discours économique sur le développement, il peut sembler

non nécessaire de relater les différences idéologiques organisationnelles dans la mesure où

la fiction communiste est nécessaire quelles que soient les modalités politiques de son

application132

(libéralisme/communisme) et que l'idéologie développementaliste se trouve,

comme nous le verrons, aussi bien au sein de l'idéologie capitaliste que de l'idéologie

communiste.

Héritier de la science moderne, Smith tend à démontrer qu'il existe une nécessité à

l'œuvre au sein de la vie en communauté. C'est d'ailleurs les trois présupposés que relève

Serge Latouche133

dans L'invention de l'économie (2005). Remontant aux soubassements de

la pensée économique, Latouche avance l'hypothèse selon laquelle la science sociale et

inclusivement l'économie trouvent leur référent dans la physique. Ainsi, l'ordre naturel

mathématisable (Galilée) serait au fondement même de l'imaginaire de la science sociale et

économique134

. Citant Helvétius, Latouche affirme ce qui suit : « Si l'univers est soumis

aux lois du mouvement, l'univers moral ne l'est pas moins à celles de l'intérêt » (Latouche,

Serge, 2005, p. 87). Ainsi, forte de cette affirmation, l'économie classique tend à démontrer

qu'il existe une nature humaine animale que l'on peut étudier avec la même efficacité que

l'on étudie les phénomènes physiques. « Ceci est particulièrement manifeste en économie

politique. La subsistance des hommes est le fondement de la société. Animal naturel,

l'homme est un sujet de besoins matériels » (Latouche, Serge, 2005, p. 88). Quel est l'objet

de la science économique naissante ?

132

La fiction communiste est un présupposé de l'économie classique qui trouve son origine dans l'harmonie

des intérêts. Marx critique évidemment ce présupposé et y voit un argument qui tend à légitimer l'injustice

sociale. Cependant, Marx aussi veut instaurer le communisme réel. La fiction communiste est donc

présente dans les deux discours comme principe légitimateur.

133 Dans ce paragraphe nous nous inspirons en grande partie de l'analyse de Serge Latouche qui a le double

mérite d'être à la fois économiste et penseur de l'économie. Nous pousserons cependant son analyse en

exploitant le concept de besoin qui semble être à l'origine d'un heureux malentendu pour la science

économique dans la mesure où sa duplicité - naturel/artificiel - sert grandement l'idéologie économique.

134 Pour Galilée l'univers est écrit en langage mathématique. C'est d'ailleurs ce que l'on a coutume d'appeler

en philosophie : La mathesis universalis. Citant Bacon, Latouche avance l'hypothèse sous-jacente aux

sciences sociales selon laquelle on pourrait appliquer au comportement humain la même nécessité étant à

l'œuvre dans la physique. « Car tout homme, écrit-il, désire ce qui est bon pour lui et fuit ce qui est

mauvais ; il fuit en tout premier lieu le plus grand des maux qui sont dans la nature : la mort ; et ceci en

raison d'une nécessité naturelle qui n'est pas moindre que celle selon laquelle une pierre tombe vers le sol

» (Latouche, Serge, 2005, p. 86, 87).

Page 218: Durabilité et modernité - Université Laval

203

L'individu comme sujet de besoins matériels est étudié à travers une époché qui ne

prend en considération que l'aspect matériel et prosaïque de l'individu.

L'individu (équivalent de l'objet physique) est le siège de forces contraires

indépendantes de sa volonté. Ces forces d'attraction-répulsion vont commander la

gravitation politique et sociale. L'attraction pour le plaisir deviendra naturellement une

propension à consommer, la répulsion à la souffrance et à la mort deviendra bientôt

répugnance au travail gratuit. L'hédonisme se dégrade ainsi « naturellement » en

utilitarisme calculateur, pour permettre une évaluation des forces centrifuges et

centripètes de cette attraction universelle (Latouche, Serge, 2005).

Le comportementalisme de l'économie classique entreprend une étude des

comportements humains en les isolant de leur pendant social. Ce qui compte désormais,

c'est le comportement intéressé de l'homme, d'où l'importance de l'utilitarisme. Dans

Système de logique, John Stuart Mill avance ce qui suit :

Il y a, par exemple, une vaste classe de phénomènes sociaux, dans laquelle les causes

immédiatement déterminantes sont en première ligne celles qui agissent par le désir de

richesse, et dont la principale loi psychologique, familière à tout le monde, est que l'on

préfère un gain plus grand à un moindre (Latouche, 2005, p. 106).

Latouche voit dans cette dissociation un choix non seulement arbitraire, mais aussi

hautement significatif dans la mesure où il est le prélude à la calculabilité des actions

humaines.

Il convient simplement de prendre la mesure de ce qu'implique ce coup de force,

présenté comme une décision tout à fait raisonnable. Il implique d'abord un choix

anthropologique. À l'intérieur de la sphère économique, règnera de façon exclusive -

c'est la condition de son autonomie - un individualisme/utilitarisme qu'on pourrait

appeler banal ou ordinaire, comme on parle de racisme ordinaire » (Latouche, 2005, p.

106).

L'économie repose donc sur cet utilitarisme/individualiste arbitraire dans lequel nous

n'avons devant nous que des « unités individuelles calculantes ». « Subrepticement, dans ce

choix initial et avec lui, se trouve introduite toute une philosophie : l'harmonie naturelle des

intérêts » (Latouche, Serge, 2005, p. 106, 107).

Le dénominateur commun à toute la pensée économique reste le concept d'intérêt

auquel Adam Smith ajoute la notion d'harmonie. En effet, la main invisible se profile

comme étant la garante de l'ordre social naturel. Autrement dit, l'intérêt individuel, les

besoins dont parle Smith ne peuvent être satisfaits que parce qu'ils font appel aux intérêts

des autres. « Il y a ainsi deux volets dans le thème de la "main invisible" : celui de l'ordre

Page 219: Durabilité et modernité - Université Laval

204

social naturel et celui de la concordance des intérêts particuliers » (Latouche, Serge, 2005,

p. 211). Puisque les hommes sont des êtres de besoins, fondement même de la naturalité de

l'homme, et puisque ces besoins dépendent nécessairement des besoins d'autrui, fondement

de la réciprocité des besoins, alors il devient possible d'avancer l'existence d'un ordre

économique, social et naturel nécessaire. Dans cette optique, cet ordre nécessaire est

calculable.

Comme nous l'avons amplement expliqué, dans le cadre de la théorie économique, la

logique de l'intérêt semble se substituer à toute autre forme de jugement dans la mesure où

seul ce qui est susceptible d'être comptabilisé dans l'économie de la vie sociale peut faire

l'objet de la science économique.

Pourtant, le discours sur le développement n'a cessé d'incorporer des dimensions extra-

économiques telles que le social, le culturel, et comme nous le verrons dans la deuxième

partie de ce chapitre, la nature. Ce faisant, cette intégration semble remettre en question,

dans la forme du moins, la prédominance de l'économique. Est-ce véritablement le cas ?

Pour Hannah Arendt le recours aux statistiques est symptomatique de l'époque moderne

et des sciences sociales dont le but est l'escompte du comportement nécessaire des hommes.

Bien évidemment, l'économie, en faisant l'époché de tout comportement dépassant la sphère

de l'intérêt utilitaire/individualiste se devait d'entreprendre un projet similaire pour toute

activité humaine, que celle-ci soit culturelle, sociale, ou autre. En d'autres termes, pour les

besoins de l'exactitude scientifique (ou probabiliste) et afin d'englober la totalité de l'agir

humain, l'économie se devait de circonscrire les données susceptibles d'être prises en

compte dans le cadre du projet de développement. D'où la naissance d'indicateurs tels que

le PNB135

dont le succès encore relatif dans les années quarante finira par être le pivot

135

La notion de PNB est un indicateur économique mis en place au cours des années quarante. Conscient de

l'insuffisance réductrice du PNB ou du PIB, le PNUD (Programme des Nations Unies pour le

Développement) va élaborer des indicateurs plus synthétisant dont le but est d'introduire d'autres données

que la simple croissance. L'avantage de ces nouveaux indicateurs et plus particulièrement, celui de l'IDH

(indicateur du développement humain) repose sur l'intégration de données plus large que le simple revenu

par habitant. Il intègre schématiquement la santé, l'éducation et le niveau de vie (PNUD,

http ://hdr.undp.org/fr/content/indice-de-d%C3%A9veloppement-humain-idh) comme autant de

paramètres potentiellement révélateurs. Quoi qu'il en soit, ces indicateurs reposent toujours sur la

mesurabilité du développement et ainsi sur l'idéologie comptable.

Page 220: Durabilité et modernité - Université Laval

205

central du calcul du développement.

Dans son article, Développement et rationalité, Castoriadis remet en question le

paradigme moderne de l'économie qui repose sur la raison comptable.

Nous avons à considérer ces deux processus : d'une part l'émergence de la bourgeoisie,

son expansion et sa victoire finale marchent de pair avec l'émergence, la propagation et

la victoire finale d'une nouvelle "idée", l'idée que la croissance illimitée de la

production et des forces productives est en fait le but central de la vie humaine. Cette

idée est ce que j'appelle une signification imaginaire sociale. (...). Brièvement parlant,

ce qui compte désormais est ce qui peut être compté (Castoriadis, p. 214).

Pour Castoriadis, cette idéologie se base sur plusieurs postulats : l'omnipotence virtuelle

de la technique (c'est le cas dans le discours de Truman dont l'espoir repose sur l'infinité des

techniques qui ne pèsent rien ainsi que sur le progrès scientifique), la croyance au progrès

asymptotique de la connaissance scientifique, la rationalité des mécanismes économiques,

la prédestination naturelle de l'homme et de la société à la croissance et au progrès (homo

economicus). C'est dans ce sens que l'économie est jugée comme étant « le royaume et le

paradigme de la "rationalité" dans les affaires humaines » (Castoriadis, p. 217).

L'apparente mesurabilité est ce qui, pour Castoriadis, justifie un tel paradigme. En effet,

Castoriadis critique le mythe de la calculabilité en démontrant qu'il est impossible d'avoir

une mesure adéquate, que celle-ci est toujours relative et imprécise et que, de facto, la

mesurabilité économique n'est qu'un mythe auquel nous attribuons socialement crédit alors

qu'il reste traversé de part en part d'incertitude. « Tout cela entraîne immédiatement qu'il

n'est pas davantage possible de mesurer vraiment les "coûts" (puisque les "coûts" de l'un

sont pour la plupart les "produits" de l'autre) » (Castoriadis, p. 218). Autrement dit, il y a

impossibilité de séparer les différentes activités, tout calcul économique implique un choix

arbitraire relativiste. En évoquant l'environnement, Castoriadis démontre avec plus de clarté

que les coûts environnementaux ne sont pas calculables dans la mesure où l'environnement

n'est pas un bien estimable. « Et il n'est pas non plus un "bien" auquel on pourrait affecter

un "prix" (effectif ou dual) - puisque personne, par exemple, ne sait quel serait le coût d'une

re-glacialisation des calottes glaciaires polaires, si elles venaient à fondre » (Castoriadis, p.

219).

Bref, l'analyse de Castoriadis démontre très clairement que l'injonction à la calculabilité

et à la mesurabilité ne repose pas sur l'exactitude réelle du calcul (toujours approximatif),

Page 221: Durabilité et modernité - Université Laval

206

mais sur le mythe de l'exactitude. L'impossible exactitude des données économiques

provient in fine de l'impossible séparabilité des activités humaines dont les incidences

transversales multiples sont quasiment incalculables.

En conséquence, nous agissons comme si ne pas se soucier des résultats possibles de

ce que nous faisons était "plein de sens". En d'autres termes, nous étant donné un temps

linéaire et un horizon temporel infini, nous agissons comme si le seul intervalle de

temps significatif était celui des quelques années à venir (Castoriadis, p. 225).

La critique de Castoriadis insère le principe d'incertitude au sein même de l'économie,

ce principe est pourtant toujours excommunié de l'idéologie économicisante qui prétend

que seul ce qui peut faire l'objet d'un calcul doit rentrer en ligne de compte. Pourtant, cette

inconséquence du discours économique est, comme nous le verrons, le propre de toute

idéologie dont le pouvoir enivrant provient de cette capacité de se détacher de la réalité. Ce

requérir de la rationalité calculante est un trait moderne qui tend à expulser du cadre

d'analyse tout ce qui ne rentre pas dans un tel champ pseudo calculable. Si donc l'économie,

comme le suggère Latouche, trouve sa légitimité scientifique dans les lois de la physique,

alors il nous faut comprendre en quoi la physique comme science prédestine l'économie et

toute la science en générale à concevoir l'homme et le monde comme quelque chose qui

peut être requis indistinctement par la pensée calculante.

Dans sa conférence sur L'essence de la technique, Heidegger lie la provocation de la

technique à l'avènement de la physique. En substance, Heidegger affirme que le

comportement de l'homme tout comme les processus de la nature font partie d'un même

fonds indifférencié. Au même titre que la nature, l'homme est donc requis par la technique,

il doit lui aussi rendre des comptes. Dans cette perspective, Arendt avance elle-aussi une

critique du comportementalisme inhérent aux sciences sociales qui tendent à subsumer

l'action humaine sous l'angle de la nécessité. Autrement dit et dans un langage arendtien, le

comportement de l'homme, animal social, est calculable dans la mesure où il se comporte

selon le principe de nécessité inhérente à l'espèce humaine. Le succès de l'entreprise

sociologique/économique reposerait au final sur cette neutralisation de l'action politique

humaine au profit du comportement de l'espèce.

C'est dans ce sens qu'il faut comprendre le vocabulaire relatif aux ressources humaines

et naturelles. L'économie, reposant sur la physique, suit l'homme à la trace, ce suivi rabaisse

Page 222: Durabilité et modernité - Université Laval

207

l'homme à son comportement individualiste/intéressé. L'économie, participe ainsi au

requérir économique/technique de l'homme qui n'est plus considéré que comme une

ressource humaine dont il est soi-disant possible de calculer la rentabilité relative.

Autrement dit, l'économie, héritière de la physique, accomplit la modernité en englobant

toutes les activités humaines sous l'angle de la mesurabilité.

Cependant, la convergence de ces analyses ne doit nous faire perdre de vue l'aspect

révolutionnaire du développement. Ce dernier reste une tentative de restauration englobante

de l'économicisation du monde. Pour ce faire, le développement aura tiré sa légitimité de

plusieurs postulats : la naturalité processuelle de la productivité et de l'échange, la nécessité

du comportement humain sous l'angle de l'intérêt, le culte de l'abondance, le progrès infini

de la technique et de la croissance et enfin, l'idée selon laquelle tout est calculable.

1.2.4. L'idéologie développementaliste

Bien que nous ayons souligné à plusieurs reprises l'aspect idéologique du discours sur le

développement, nous n'avons pas encore pris en compte la définition arendtienne de

l'idéologie, ses postulats et ses implications. Ce faisant, nous montrerons que la pensée

arendtienne repose sur une unité presque systématique. Cette unité repose sur sa critique

globale de la naturalisation du comportement humain. En effet, que ce soit dans Condition

de l'homme moderne, dans La crise de la culture, dans Essai sur la révolution, ou encore

dans Origines du totalitarisme, Arendt ne cesse d'accuser la naturalisation pernicieuse de

l'espèce humaine qui tend à subsumer toute action sous l'angle du comportement nécessaire.

Dans son ouvrage très critique sur le développement, Le développement Histoire d'une

croyance occidentale, Rist dénonce très clairement l'aspect mythique du développement

dont la croyance semble paradoxalement s'accommoder des contradictions réelles.

Le développement apparaît ainsi comme une croyance et une série de pratiques qui

forment un tout en dépit de leurs contradictions. La première n'est pas moins vraie que

les secondes, car elles sont indissociablement liées. Ensemble, elles reflètent la logique

d'une société en voie de mondialisation qui, pour accomplir le programme qu'elle s'est

fixé - et dont les conséquences ne sont pas également réjouissantes pour tous -, doit se

référer à certaines vérités indiscutables et largement partagées - qui relèvent du mythe -

, pour y puiser sa légitimité (Rist, 1996, p. 46).

Cependant, si l'idéologie développementaliste s'apparente selon Rist à un mythe avec

ses croyances spécifiques, nous pensons qu'il est préférable de la considérer sous son

Page 223: Durabilité et modernité - Université Laval

208

caractère idéologique au sens arendtien. En effet, la confiance absolue n'est pas le seul lot

des mythes et des religions, elle est également le lot de l'idéologie une fois devenue totale.

En d'autres termes, il s'agira ici de nous démarquer de la thèse ristienne en ceci que,

l'idéologie développementaliste semble plus apte à rendre compte du phénomène pseudo

rationnel alors que le mythe semble toujours connoter un soubassement irrationnel. Quid de

l'idéologie chez Arendt ? « Une idéologie est très littéralement ce que son nom indique :

elle est la logique d'une idée. Son objet est l'histoire, à quoi "l'idée" est appliquée ; le

résultat de cette application n'est pas un ensemble d'énoncés sur quelque chose qui est, mais

le déploiement d'un processus perpétuellement changeant » (ST, p. 297).

Pour Arendt, l'idéologie se penche toujours sur le devenir et ne s'intéresse jamais à

l'événement. Elle présuppose ainsi une vision continue de l'histoire et du monde dont le

déploiement peut être déduit à partir de l'idée/prémisse. En d'autres termes, avec l'idéologie,

la réalité perd ipso facto son caractère contingent pour obéir à la logique d'une idée. Toute

contradiction réelle est donc niée comme un moment nécessaire à l'aboutissement futur de

cette idée. C'est pourquoi Arendt affirmera que la logique dialectique est la plus apte à

rendre compte de la réalité tout en niant le caractère absurde de la contradiction.

La logique dialectique, avec son cheminement de la thèse à l'antithèse puis à la

synthèse, laquelle devient à son tour la thèse du prochain mouvement dialectique, n'est

pas différente dans le principe [principe de déduction], une fois que l'idéologie a jeté

sur elle son dévolu ; la première thèse devient la prémisse et l'avantage de ce procédé

dialectique pour l'explication idéologique est qu'il permet de rendre compte des

contradictions entre les faits comme de moments d'un mouvement unique, identique et

cohérent (ST, p. 298).

Ainsi, la logique d'une idée ou l'idéologie s'oppose à la pensée dont la remise en

question constante des prémisses constitue un obstacle majeur à la "pensée" idéologique.

Ultimement, l'idéologie a pour projet une déconnexion complète vis-à-vis de la réalité

contingente au profit de la nécessité d'une logique implacable et, comme l'affirme Arendt,

rassurante.

Ce processus d'argumentation ne pouvait être interrompu, ni par une idée nouvelle (qui

aurait constitué une prémisse avec un jeu différent de conséquences) ni par une

expérience nouvelle. Les idéologies admettent toujours le postulat qu'une seule idée

suffit à tout expliquer dans le développement à partir de la prémisse, et qu'aucune

expérience ne peut enseigner quoi que ce soit, parce que tout est compris dans cette

progression cohérente de la déduction logique. Le danger d'échanger la nécessaire

insécurité, où se tient la pensée philosophique, pour l'explication totale que propose

Page 224: Durabilité et modernité - Université Laval

209

une idéologie et sa weltanschauung [vision du monde] n'est pas tant le risque de se

laisser prendre à quelque postulat généralement vulgaire et toujours précritique, que

d'échanger la liberté inhérente à la faculté de penser pour la camisole de la logique,

avec laquelle l'homme peut se contraindre lui-même presque aussi violemment qu'il est

contraint par une force extérieure à lui (ST, p. 297).

Cependant, bien que le recours à l'idéologie soit un élément du totalitarisme, l'idéologie

n'a pas toujours donné lieu au totalitarisme. Il existe bien évidemment de l'idéologie sans

pour autant qu'il n'y ait totalitarisme. Ainsi, racisme, communisme, capitalisme, ne sont pas

nécessairement voués à se transformer en totalitarisme. Arendt distingue l'outil idéologique

de sa domination réelle en politique. Cependant, pour Arendt, l'idéologie ne peut s'épanouir

pleinement que dans le cadre du totalitarisme, elle ne peut s'accomplir totalement qu'au sein

du régime totalitaire. Autrement dit, en dehors du totalitarisme, l'idéologie reste

inachevée136

. Pour Arendt, il existe trois éléments totalitaires propres à l'idéologie : la

prétention à expliquer la totalité des événements historiques, l'émancipation de la réalité

contingente observable au profit d'une secrète conspiration et une procédure absolument

logique et absolument cohérente. Dans ces conditions, dans quelle mesure peut-on affirmer

que le discours sur le développement est un discours idéologique ?

Pour répondre à cette question, il nous faut revenir au premier idéologue du

développement ; il aurait théorisé l'idéologie développementaliste en se basant sur un

évolutionnisme économicisant. En effet, dans Les étapes de la croissance économique,

(1960) Rostow adopte une vision évolutionniste du développement tout en lui assimilant

des métaphores organiques. Quelles sont ces étapes "nécessaires" de la croissance

économique ? « À considérer le degré de développement de l'économie, on peut dire de

toutes les sociétés qu'elles passent par l'une des cinq étapes suivantes : la société

traditionnelle, les conditions préalables du démarrage, le démarrage, le progrès vers la

maturité, et l'ère de la consommation de masse » (Rostow, 1962, p. 16).

Pour Rostow, le stade de la société traditionnelle est un stade relativement stationnaire,

un stade pré-moderne. « Examinons d'abord la société traditionnelle : c'est celle dont la

structure est déterminée par des fonctions de production limitées, fondées sur la science et

136

« Par ailleurs, toutes les idéologies contiennent des éléments totalitaires, mais qui ne sont pleinement

développés que par les mouvements totalitaires ; cela crée l'impression trompeuse que seuls le racisme et

le communisme ont un caractère totalitaire » (ST, p. 298).

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210

la technologie prénewtoniennes et sur des attitudes prénewtoniennes à l'égard du monde

physique » (Rostow, Walt, W, 1962, p. 16). Cependant, ce stade est voué à disparaître dans

la mesure où le comportement des sociétés traditionnelles est ramené à cette lutte pour la

rareté qui constitue un présupposé et préjugé de la pensée économique classique.

Autrement dit, et comme le commente Rist : « C'est donc par un effet de sociocentrisme

que l'historien de l'économie imagine que toutes les sociétés se comportent de la même

manière et nourrissent les mêmes désirs. Or, l'Homo oeconomicus, frustré par la rareté qui

l'oblige à choisir parmi ses désirs illimités, n'est pas universel » (Rist, 1996, p. 158).

Encore une fois, Rostow s'appuie sur le principe de continuité. Il y a continuité

nécessaire entre le stade primitif de la société traditionnelle et le stade de la consommation

de masse. Parallèlement, le discours sur le développement semble supposer le même genre

de continuité dans la mesure où il tend à s'appuyer sur le fait universel de la lutte pour la

survie, la lutte contre la nécessité. Le besoin d'accumulation est supposé dans la mesure où

la prospérité ou l'abondance se posent comme nécessairement ce qui constitue l'idéal

universel de toute société constituée par l'homo oeconomicus. En d'autres termes, et pour

résumer la position idéologique de Rostow, le développement est un processus nécessaire et

continu, les conditions du démarrage repose majoritairement sur une cause externe et non

interne. Autrement dit, les conditions du démarrage reposent sur la pression extérieure de

sociétés modernes : « Toutefois, dans l'histoire moderne, on constate que les conditions

préalables au démarrage ne sont pas trouvées réunies sous l'impulsion d'une cause interne,

mais à la suite de la pression exercée de l'extérieur par des sociétés plus développées »

(Rostow, Walt, W. 1962, p. 19). Ici est fondée la nécessité de l'influence des pays

développés sur les pays sous-développés dans la mesure où le progrès des seconds dépend

de l'interaction avec les premiers. Autrement dit, conscient de la décolonisation, Rostow

tend quand même à démontrer sa nécessité économique. L'idéologie développementaliste

que propose Rostow reste tributaire, comme le suggère Rist, d'un évolutionnisme

historique.

Paradoxalement, la théorie de la modernisation proposée par Rostow apparaît donc

comme une sorte de « marxisme sans Marx », fondée sur une même vision

évolutionniste de l'histoire qui, comme on l'a montré, repose fondamentalement sur le

mythe occidental de la croissance conçue selon le paradigme biologique. Aveuglés par

leurs présupposés, l'un et l'autre ont remplacé l'histoire par une philosophie de

Page 226: Durabilité et modernité - Université Laval

211

l'histoire, laquelle empêche notamment de tenir pour historiques les raisons de l'actuel

"sous-développement" (Rist, 1996, p. 167).

Faisant fi des raisons réelles du sous-développement, le discours idéologique participe

de cette abstraction propre à toutes les idéologies. Or, comme nous l'avons longuement

analysé, le discours développementaliste ancre sa légitimité dans la naturalité de sa

démarche. Autrement dit, la nature ou le développement est constitué comme le principe

nécessaire à toute l'humanité considérée du point de vue de l'espèce comme essentiellement

productive et échangiste. En outre, le discours développementaliste repose sur le principe

d'évolution naturelle et/ou historique. En effet, le recours à l'unité de l'espèce humaine

luttant contre la nécessité naturelle, ou encore, l'insistance sur le progrès historique

nécessaire de l'humanité ne sont en fin de compte que les deux faces d'une même médaille :

celle de la nécessité naturelle/historique du développement de la productivité humaine. On

en revient ainsi à la liquidation totale de tout comportement, attitude ou critique qui ne

répond pas à cette injonction. Autrement dit, l'idéologie développementaliste, loin d'être

une simple manifestation du capitalisme, englobe et le discours marxiste et le discours

capitaliste au sein d'une vision métabolique et historique du progrès humain.

Dans le Système totalitaire, Arendt évoque très clairement la proximité entre le recours

à l'évolution naturelle propre au nazisme et le recours à l'évolution historique propre au

marxisme.

À considérer non pas l'œuvre réellement accomplie, mais les positions philosophiques

fondamentales des deux hommes [Marx et Darwin], il s'avère, en définitive, que le

mouvement de l'histoire et celui de la nature ne font qu'un. L'introduction par Darwin

du concept d'évolution dans la nature137, son insistance sur le fait que, dans le domaine

biologique du moins, le mouvement naturel n'est pas circulaire, mais unilinéaire,

progressant à l'infini, signifient, en fait, que la nature est engloutie dans l'histoire, que

la vie naturelle est tenue pour essentiellement historique.(...). Pour Marx, le travail n'est

pas une force historique, mais une force naturelle-biologique - libérée à la faveur du

"métabolisme de l'homme avec la nature" grâce auquel celui-ci conserve sa vie

137

Il faut cependant remarquer que bien que Marx ait été appelé par Engels, comme le rappelle Arendt, le

« Darwin de l'histoire » (ST, p. 286), il est nécessaire de rappeler ici que Darwin n'évoquait pas une

nécessité naturelle dans le processus de sélection naturelle, l'adaptation se faisant toujours par essais et

erreurs. Cependant, il n'est pas faux de constater que l'évolutionnisme darwinien a inspiré les théories

racistes peu soucieuses de l'exactitude scientifique. Mais globalement, c'est bien plus l'évolutionnisme

social comme le rappelle Rist qui, avec Auguste Comte tend à affirmer le progrès unilinéaire des sociétés

humaines culminant dans l'âge positif/scientifique.

Page 227: Durabilité et modernité - Université Laval

212

individuelle et reproduit l'espèce138 (ST, p. 286, 287).

Ainsi, que ce soit la naturalité ou l'historicité processuellee, il existe un dénominateur

commun aux deux idéologies que décrit Arendt. Le marxisme tout comme le nazisme ont

ceci en commun que leur concept respectif de nature ou d'histoire se rejoint au sein d'une

idéologie qui entend liquider toute contingence au profit du procès nécessaire de l'histoire

et de la nature. Or, la légitimation idéologique naturalisante de l'économisme tend à

englober et le concept d'histoire (à travers le progrès dialectique) et le concept de nature

(force génésique). Bien que marxiste, Samir Amin dans L'idéologie et la pensée sociale :

l'intelligentsia et la crise de la pensée du développement, remarque ainsi cette connivence

historiquement avérée entre le communisme réel139

et l'économisme :

Le marxisme qui s'est constitué progressivement depuis la 2e internationale puis à sa

suite la 3e internationale, a repris à son compte l'économisme de la pensée bourgeoise,

cédé à l'appel de sa vision déterministe faisant des "lois de l'histoire" l'équivalent de

celles qui s'imposent implacablement dans la nature, proposant - sous un vocable de

socialisme - l'utopie d'une gestion rationnelle par la connaissance de ces "lois"

abolissant par là même la dialectique de la liberté humaine (S. Amin, 1994, p. 2).

C'est ainsi que le concept de développement fait acte de cette naturalisation de l'histoire

humaine ainsi que de cette historicisation de la nature. Bien qu'Arendt se refuse à tout

amalgame entre l'idéologie et le totalitarisme, nous sommes en droit de nous demander si

les diverses intégrations qu'effectuera par la suite le discours sur le développement

(développement social, humain, équitable et durable...) ne sont pas une tentative d'englober

tous les domaines de la vie humaine sous l'angle économicisant.

En attendant que le développement accomplisse son idéologie, il est dans la logique des

choses de se demander ce que serait ultimement, un monde totalement gouverné par la

logique économique. L'hubris économique s'accompagnerait sans aucun doute d'une

réduction évolutive de toutes les activités humaines à des activités gouvernées par la

138

Il est nécessaire de rappeler que Marx critiquait le naturalisme propre à l'économie classique, sa critique

porte particulièrement sur l'essentialisme que provoque le recours à la nature. À travers le recours à la

naturalité de l'échange entre le capitaliste et le travailleur, l'économie classique chercherait à éterniser la

domination d'une classe sur une autre. Cependant, comme le rappelle Arendt, Marx n'échappe pas au

recours à la nature, mais celle-ci n'est plus cyclique mais processuelle et historique.

139 Il est à noter que Samir Amin critique le capitalisme à travers une grille marxiste. En outre, bien que

critique vis-à-vis du communisme de l'URSS (surtout stalinienne) il reste ouvert à une interprétation

positive et constructive de la théorie marxiste.

Page 228: Durabilité et modernité - Université Laval

213

logique de l'intérêt ; et si par malheur, la réalité semble continuellement démentir

l'idéologie, c'est sans doute que ce n'est là qu'une antithèse passagère de la marche du

développement. En attendant, il est nécessaire de mettre en garde contre cette tentation

propre à l'individu moderne atomisé qui consiste à préférer, pour reprendre l'expression

d'Arendt, la camisole de force de la logique de l'intérêt au sens commun qui nécessite la

confrontation avec la réalité. Pour A-M. Roviello, « Contingence, singularité, pluralité sont

comme les points cardinaux qui délimitent l’horizon du sens commun, la condition du sens

pour l’homme, habitant de la terre » (Roviello, 1987, p. 134). L'idéologie semble ainsi

abolir le sens commun à travers l'automatisme nécessaire et réducteur, elle réduit également

la pluralité à un même tout, ici, à l'espèce humaine. De plus, la singularité est réduite à son

strict minimum, l'agent économique intéressé.

En ce sens, Rist n'a pas tort de déplorer les nombreuses contradictions relatives au

développement, les échecs et la non-correspondance avec la réalité. Ces échecs sont

toujours appréhendés comme des moments passagers, c'est-à-dire des moments nécessaires

à l'avènement du vrai développement. En effet, toute critique est automatiquement balayée

par un regard posé sur le futur, ainsi, le jugement est toujours suspendu par la foi

inébranlable en l'avènement du développement authentique. « Ce qui est ruiné sous le règne

de l'idéologie, c'est l'intersubjectivité du langage et du monde, qui repose sur la foi dans la

parole des autres sur ce monde » (Roviello, 1987, p. 161). La foi en la réalité s'évanouit

ainsi au profit d'une foi en l'idéologie, cette dernière est beaucoup plus implacable, elle

déconnecte pour ainsi dire l'individu de son rapport au réel grâce au sur-sens idéologique.

C'est pourquoi le développement échappe à la factualité tragique de sa trajectoire historique

à travers la promesse idéologique d’un avenir radieux. Cet avenir radieux nécessitait

cependant une dernière métamorphose, celle du développement durable qu'inaugure le

rapport Brundtland et dont le titre évocateur, Notre avenir à tous, annonce une

incontestabilité globale maintenant légitimée sous l'angle de la durabilité de notre

environnement.

2. Le développement durable comme discours totalisant - Situation du Rapport

Brundtland (1988)

C'est dans un contexte relativement polémique que va naître le concept de

Page 229: Durabilité et modernité - Université Laval

214

développement durable ou soutenable. En effet, l'effervescence de la critique marxiste aura

mis en relief les apories des finalités inavouées du développement économique de

l'Occident. En d'autres termes, la dénonciation du développement était principalement

orientée vers l'iniquité des relations Nord/Sud ainsi que de l'exploitation sans vergogne de

la rhétorique du développement dont le but latent était l'exploitation des pays sous-

développés. Ce contexte historique est d'ailleurs relaté schématiquement par Soheil Kash

dans son article L'éphémère dure (en cours de parution) :

En critiquant la notion de sous-développement, Samir Amin et toute la littérature

marxiste des années soixante-dix ont démontré que le sous-développement d’un pays

ne pourrait se mesurer selon les indices de pauvreté dont se servent les organismes

internationaux (PNB, taux de revenu individuel, niveau d’alphabétisation, état de santé,

etc.), il s’agit plutôt d’une dépendance de l’économie de ce pays du marché mondial de

sorte que les priorités de sa politique économique ne répondent pas aux besoins réels

de sa population140. C’est justement avec le débat autour de ces fameux « besoins » de

la population des pays sous-développés, récemment baptisés « pays en voie de

développement », que va se émerger une critique de la finalité de la croissance

économique occidentale, critique formulée par le Club de Rome (Halte à la croissance,

1974) ; dans la lignée des questions soulevées par le Club de Rome, et parfois en

rupture avec ses conclusions, le rapport Brundtland (notre avenir à tous) va élaborer le

concept de « développement durable » qui est devenu le mot-clé de toutes les

recherches en matière de développement économique, social et de l’environnement

(Kash, Soheil, 2016, p. 7).

En définitive, le développement économique semble avoir poussé les pays sous-

développés à aliéner leurs besoins aux impératifs des grandes puissances. En se basant sur

l'analyse de l'Amérique latine, André Gunder Frank élabore une critique du capitalisme et

du développementalisme dans Le développement du sous-développement : l'Amérique

latine (1969). Gunder Frank nie ainsi que le sous-développement soit le fait de la

survivance d'institutions archaïques ou encore le fait d'une culture traditionnaliste. Il

critique ainsi la théorie de Rostow de l'évolutionnisme économique en démontrant que

Rostow ne prend pas en compte le contexte historique qui a permis le développement des

pays développés et subséquemment le sous-développement des pays sous-développés : « Il

tombe sous le sens que toute tentative sérieuse pour élaborer une théorie et une politique du

développement des pays actuellement sous-développés doit se fonder sur l'étude de

l'expérience vécue par les pays sous-développés eux-mêmes - c'est-à-dire sur l'étude de leur

140

Amin, Samir (1973). Le développement inégal. Minuit, Paris.

Page 230: Durabilité et modernité - Université Laval

215

histoire et du processus historique mondial qui a plongé ces pays dans le sous-

développement » (Gunder Frank, André, 1979, p. 39). Gunder Frank contredit la théorie

selon laquelle le sous-développement n'est que l'effet d'une économie archaïque en stipulant

que c'est le capitalisme qui inaugure le sous-développement en rendant les pays

périphériques dépendants ; ils sont dans ce sens satellitaires des pays développés dans la

mesure ils sont aliénés aux demandes de ceux-ci. Sans prétendre épuiser la profondeur de la

critique de Gunder Frank, pour les besoins de notre analyse, il nous suffit ici de montrer

que la contestation marxiste avait déjà déconstruit l'évolutionnisme idéologisant de Rostow

en affirmant que le sous-développement ne doit pas être entrevu comme l'effet d'un retard,

mais bien plus comme la conséquence du capitalisme essentiellement impérialiste. Si donc

pour Gunder Frank, le sous-développement est l'avatar du développement des nations

capitalistes impérialistes, la lutte pour le développement des pays sous-développés doit en

quelque sorte être une lutte contre le capitalisme.

Dans le contexte historique des années soixante-dix, la critique marxiste du concept de

développement et de son pendant évolutionniste semble avoir mis en exergue les failles du

développement et l'iniquité qui en découle. En outre, les revers environnementaux du

développement commencent à se faire sentir. Le discours sur le développement durable

prend acte de la critique marxiste relative à l'équité, mais également des problèmes

environnementaux qui deviennent avec le Rapport Meadows source de polémiques. En

effet, la naissance de problèmes environnementaux, la conscience des limites des

ressources ainsi que de l'accentuation de l'iniquité à l'échelle mondiale ont nécessité un

changement de cap du développement qui ne peut plus prétendre à la simple croissance

économique. Autrement dit, la nécessité de distinguer le développement de la croissance141

est devenue pressante. Dans son article, Définir le développement : historique et dimensions

d'un concept plurivoque (2001), Jean Ronald Legouté affirme ce qui suit142

:

141

Cette différenciation, bien que soulignée ci-dessous, ne remet pas en cause la nécessité de la croissance

mais bien la qualité de la croissance. Bien qu'il existe un débat fort important sur l'importance d'une

croissance qualitative, ce débat ne concerne pas directement notre propos dont le but sera d'analyser la

racine naturalisante du discours sur le développement durable dont l'objectif reste ultimement une relance

de la croissance, paradigme développementaliste non remis en cause par le développement durable.

142 Pour différencier le développement de la croissance Legouté se base sur François Perroux qui semble

Page 231: Durabilité et modernité - Université Laval

216

À partir de là, force est de reconnaître que le développement, en dépit du fait qu'il

procède inéluctablement de la croissance, ne peut se réduire au strict univers de celle-

ci. Elle représente certes la dimension prédominante du concept, mais ne suffit pas

pour rendre compte des autres dimensions que le développement incorpore. La

croissance est d'ordre quantitatif et se traduit par l'augmentation des grandeurs

économiques, considérée comme l'une des multiples composantes du phénomène

complexe qu'est le développement. Même si la croissance demeure le préalable à tout

effort de développement dans la mesure où toute amélioration du niveau de vie ou du

bien-être social passe nécessairement par l'augmentation des quantités produites et

l'accroissement correspondant des revenus, il s'avère important de préciser que le

développement est bien plus que la croissance (Legouté, Jean Ronald, 2001, p. 15, 16).

Cependant, quelle que soit la définition du concept de développement, ce dernier s'est

vu prendre des couleurs différenciées selon l'école de pensée des auteurs qui en ont traité.

C'est pourquoi Legouté avance le caractère plurivoque de ce concept :

C'est un cas archétypal de système sémantique qui combine les notions de progrès, de

bien-être, de croissance économique, de justice sociale, d'épanouissement personnel,

de satisfaction des besoins fondamentaux voire d'équilibre écologique se rapportant

chacune à une variante dimensionnelle que le concept de développement a

progressivement intégrée au cours de son évolution (Legouté, Jean Ronald, 2001, p.

26).

Bref, le pendant de la richesse sémantique du concept est sa plasticité insaisissable.

Dans le cadre de l'évolution du concept de développement, l'intégration constante de

variantes dimensionnelles en fait un concept indéfinissable au sens strict du terme. Or, cette

capacité plastique à intégrer indéfiniment des variantes dimensionnelles est ce qui ressort

des différents virages que va prendre le concept de développement. L'intégration

consécutive de l'équité (intra/inter-générationnelle) et de l'environnement constitue ce qui

reste à penser.

L'intégration de l'environnement au sein de la dynamique du développement n'est

cependant pas l'innovation du Rapport Brundtland. En effet, ce dernier n'est que

l'accomplissement d'une prise de conscience environnementale qui avait déjà débuté

radicalement avec le Rapport Meadows143

et dans une vision développementaliste dans la

conférence de Stockholm de 1972 sur l'environnement. C'est d'ailleurs la trajectoire que

faire consensus sur la différenciation du développement et de la croissance.

143 Force est de constater que le Rapport Meadows a inspiré l'écologie profonde à partir du concept de la

croissance zéro ou décroissance. Anticipant le Rapport Meadows du Club de Rome, Arn Naess insistait

également sur la nécessité de remettre en question la croissance et la productivité humaine.

Page 232: Durabilité et modernité - Université Laval

217

semble synthétiser le Rapport de recherche de la RNCREQ (regroupement national des

conseils régionaux de l'environnement de Québec), Rapport de recherche, Évolution

conceptuelle et historique du développement durable (1998).

L’étude de cette évolution peut se limiter aux événements marquants et documents

majeurs qui ont fait progresser, connaître et diffuser le concept de développement

durable : la conférence de Stockholm et sa déclaration (1972) en réaction au concept de

croissance zéro du Club de Rome (Halte à la croissance, 1972), la Stratégie mondiale

de la conservation (1980), la Commission mondiale des Nations Unies sur

l’Environnement et le Développement (CMED- Rapport Brundtland, Notre Avenir à

tous) en 1988, la Stratégie pour l’avenir de la vie (1991) et la Déclaration de Rio

(1992).

En effet, le développement soutenable ou durable se présente comme un discours ayant

tiré les leçons de quarante années de croissance aveugle et se propose de prendre en

considération de manière sérieuse non seulement la croissance économique, mais aussi et

symbiotiquement l'équité sociale ainsi que la protection de l'environnement. Le caractère

soutenable du développement repose donc sur la « qualité » du développement économique

qui doit s'arrimer à des contraintes environnementales et équitables. Notre avenir à tous

dépendrait d'une révision de notre mode d'exploitation des ressources planétaire et de la

juste distribution de l'abondance créée. L'intérêt du Rapport Brundtland est donc d'avoir

conceptualisé le souci environnemental autour du concept de développement soutenable

dans un souci d’équité universelle.

Cependant, il faut inscrire le Rapport Brundtland, Notre avenir à tous, au sein des

polémiques environnementales qui commencent à pointer du nez autour des années

soixante, et plus particulièrement avec la publication du rapport du Club de Rome : Halte à

la croissance ? (1972). Bien qu'il existe entre les deux rapports des thématiques communes,

la radicalité du premier laissera la place au caractère consensuel du second144

. C'est

pourquoi, la radicalité de Halte à la croissance ? n'aura pas le même succès que le

consensualisme de Notre avenir à tous dont le but avoué est l'acceptation internationale :

144

Comme le suggère Marie-Hélène Parizeau dans Du développement au développement durable :

l'environnement en plus. Analyse éthique et politique : « Là où le Club de Rome à partir d’analyses

diverses et multidisciplinaires tirait un certain nombre de conclusions d’ordre politique sur les rapports de

force en cause, le rapport Brundtland réduit la perspective à un pragmatisme et propose des solutions

économiques » (Parizeau, Marie-Hélène, p. 9).

Page 233: Durabilité et modernité - Université Laval

218

Cette lacune du rapport pourrait être attribuée à un objectif stratégique de la

Commission, celui de proposer des changements dans un esprit positif, en ne critiquant

aucun pays. Cette stratégie est nécessaire pour s'assurer que tous les pays acceptent de

discuter des propositions. (...). Le rapport Brundtland doit devenir la référence de base

pour tous ceux qui se préoccupent de l'avenir. Il faut maintenant l'utiliser pour

démontrer à tous les leaders politiques l'urgence d'agir (Brundtland, 1989, p. XVIII).

Le concept de durabilité a été employé pour la première fois, bien que sporadiquement

encore, dans le rapport du club de Rome autour de l'expression équilibre durable. Si donc

le Rapport Brundtland prend acte de la nécessité du durable/soutenable145

, force est de

constater qu'il refuse la notion d'équilibre comme nous le verrons ci-dessous.

La difficulté de la traduction de sustainability attirera notre attention sur la plasticité du

concept de développement durable qui semble être un universel adaptable. Cette

adaptabilité ainsi que le choix de « durable » semble encore faire signe vers l'idéologie

totalisante du développement maintenant revitalisé durablement.

Par la suite, nous nous pencherons plus amplement sur le point d'Archimède du rapport

Brundtland pour ainsi saisir, la position philosophique à partir de laquelle le développement

durable est pensé.

Si donc la modernité du discours sur le développement durable est fondée du point de

vue de sa position, il nous restera à penser en direction de cette nouvelle intégration de

l'environnement et de la nature. L'intégration de l'équité sociale sera aussi étudiée même si

elle trouve ses origines dans la requête du Club de Rome et que ses germes sont déjà

présentes, dans le discours sur le développement. Pour terminer, nous serons en mesure de

relater l'aspect totalisant de ce nouveau discours du développement. Bien qu'il se situe dans

la continuité du développementalisme, il constitue cependant un virage important et encore

une fois, revitalisant. En effet, en intégrant la nature et la justice sociale, le discours sur le

développement durable ouvre la voie à toutes les intégrations possibles. C'est pourquoi,

nous serons en mesure de juger l'aspect totalisant du développement durable qui tend à

englober les activités sociales (souci d'équité), la nature (le souci environnemental) sous

145

Bien que le Rapport Brundtland traduise sustainable par soutenable et non durable, l'expression française

qui survivra est bien plus la notion de développement durable. Bref, quelles que soient les diverses

interprétations relatives à la traduction, il n'en reste pas moins que c'est l'expression développement

durable qui aura fait fortune par la suite. Dans ce paragraphe nous utiliserons donc bien plus le concept de

développement durable.

Page 234: Durabilité et modernité - Université Laval

219

l'angle de l'économisme développementaliste.

Nous serons alors peut-être en mesure de corroborer la thèse arendtienne relative à la

modernité vis-à-vis de l'inséparabilité des activités humaines maintenant considérées

comme un tout qui requiert le développement productif du métabolisme de l'espèce

humaine.

2.1. De l'équilibre durable au développement durable : Positions initiales des deux

rapports Halte à la croissance et Notre avenir à tous

En 1972, le club de Rome publie un rapport intitulé Halte à la croissance. Dans ce

rapport est évoqué les nombreuses incohérences du développement et de la croissance

économique ainsi que les effets désastreux tant sur les populations locales que sur

l'environnement. Autrement dit, ce rapport constitue à la fois le pont entre le concept de

développement et le concept de développement durable, mais également le ce-contre-quoi

s'érige le discours idéologique du développement durable. Notre analyse comparative

s'attachera particulièrement à relever dans un premier temps, les thématiques principales

des deux rapports afin de montrer les possibles convergences ou divergences existantes. Le

but recherché est donc moins l'exhaustivité du compte rendu, que la position du problème.

En effet, contrairement au caractère synthétique du discours Truman que nous avons pu

restituer dans son ensemble, ces deux rapports comportent de longs développements dont il

faut rendre compte synthétiquement. Par la suite, nous tenterons de concevoir la position de

départ, la position philosophique des rapports pour ainsi montrer qu'ils prennent acte

ensemble de la planétarisation de la Terre tout en proposant des méthodes d'analyse

différentes et des conclusions diamétralement opposées.

2.1.1. Des thématiques semblables

Les thématiques respectives des deux rapports sont semblables à quelques différences

près. En effet, les thématiques relatives au Rapport Halte à la croissance ?, sont les

suivantes :

- La croissance démographique et économique exponentielle dont la résultante est

l'iniquité, la destruction des ressources naturelles ainsi que la malnutrition.

- L'iniquité mondiale incluant une critique de l'abondance pour les uns et les miettes

Page 235: Durabilité et modernité - Université Laval

220

pour les autres (Meadows D. et all., 1972, p. 136).

- La remise en question de l'optimisme progressiste, l'envers du progrès

productiviste/technique étant la destruction des écosystèmes (Meadows D. et all., 1972, p.

137).

- La critique du pouvoir ambivalent de la technologie : pouvoir sur la nature/pouvoir sur

l'homme (Meadows D. et all., 1972, p. 137).

- Le souci des générations futures.

Les thématiques du Rapport Notre avenir à tous, sont les suivantes146

:

- La surpopulation : les liens avec l’environnement et le développement.

- La Sécurité alimentaire : les inégalités nord-sud avec les problèmes des subventions,

la désertification, la dégradation des sols, les pressions des marchés

internationaux.

- La conservation de la faune et de la flore : l’extinction des espèces et les enjeux

économiques de la diversité biologique.

- L’énergie non renouvelable. Les problèmes liés à la gestion et à la modération. Leur

incidence sur les changements climatiques et l’accroissement de la pollution

atmosphérique. L’urbanisation en particulier les crises urbaines dans les pays du Sud.

. La gestion du patrimoine commun en particulier les mers et l’Antarctique (Parizeau,

Marie-Hélène, p. 8).

Nous pouvons rajouter également, le souci des générations futures ainsi que la

dénonciation de l'iniquité mondiale.

Du point de vue thématique, force est de constater avec Marie-Hélène Parizeau la

continuité des deux rapports. Cette continuité est d'autant plus flagrante que le souci

commun qui englobe ces nombreuses thématiques est le suivant : l'avenir de l'humanité

pour le Rapport Meadows et Notre avenir à tous comme le titre l'indique du Rapport

Brundtland. De plus, les deux rapports prennent acte de la transformation du monde

moderne sous l'angle de l'interdépendance des différentes activités que l'on ne peut plus

traiter séparément. En effet, l'interdépendance de la croissance économique,

146

Nous reprenons ici à notre compte l'exposition thématique et synthétique de Marie-Hélène Parizeau dans

Du développement au développement durable : l'environnement en plus. Analyse éthique et politique (p.

8).

Page 236: Durabilité et modernité - Université Laval

221

démographique et technique avec la destruction de l'environnement, l'iniquité sociale, le

problème de la pauvreté et de la malnutrition sont autant de paramètres qui nécessitent une

compréhension systémique des activités dans leurs relations les unes par rapport aux autres.

Dans cette perspective, l'objectif avoué du Rapport Meadows est le suivant :

L'objectif principal du travail fait au M.I.T. était la reconnaissance dans un contexte

mondial des interdépendances et interactions de cinq facteurs critiques : explosion

démographique, production alimentaire, industrialisation, épuisement des ressources

naturelles et pollution. Cela demandait la sélection d'un réseau d'hypothèses concernant

les relations entre chacun des éléments, appuyés sur la connaissance déjà existante du

monde réel (Meadows, 1972, p. 141).

La planétarisation des problèmes est ainsi souvent soulignée et l'interdépendance de

ceux-ci nécessite un traitement qui prend en compte les différents domaines conjointement.

Il en va de même pour le Rapport Brundtland qui constate à maintes reprises les liens entre

le développement économique et la détérioration de l'environnement. Ce dernier une fois

détérioré, semble constituer également un obstacle au développement. Une chose est

certaine, l'interdépendance est un phénomène global : « L'interdépendance n'est pas un

simple phénomène local. La rapidité de la croissance en a fait un phénomène mondial et les

conséquences sont à la fois physiques et économiques » (Brundtland, Gro Harlem, 1989, p.

56). La vocation universelle des deux rapports est cependant moins idéologique dans le

Rapport Meadows qu'elle ne l'est dans le Rapport Brundtland. La réalité des effets

destructeurs de l'activité anthropique implique pour le premier un changement radical de

notre rapport au monde alors que le second se propose une continuation différée du

développement.

2.1.2. Divergence des méthodes et des solutions

Bien qu'il existe indéniablement une continuité thématique et une prise de conscience

similaire de l'aspect global et interdépendant des problèmes du développement, les

méthodes utilisées par le Rapport Meadows et le Rapport Brundtland divergent. En effet, le

Rapport Meadows a été élaboré sur la demande du Club de Rome, qui a demandé à une

équipe du M.I.T. une étude technique/scientifique des problèmes rencontrés dans le cadre

du développement. Cette étude se base sur l'analyse scientifique de données au sein d'un

système mathématisé et modélisé. Même si le Rapport Brundtland a eu recours à des

expertises, la démarche consensuelle qu'il épouse repose principalement sur la participation

Page 237: Durabilité et modernité - Université Laval

222

du public dans le cadre des concertations (le rapport est une commande des Nations Unies).

Il est à noter cependant, que même au sein du Rapport Meadows, les conclusions sont

présentées comme devant être sujettes au débat public. Quoi qu'il en soit, la concertation

apporte indéniablement un poids démocratique à l'approche du Rapport Brundtland alors

que l'expertise scientifique du Rapport Meadows se contente de l'interprétation d'analyses

statistiques de données mises en relation. Cependant, cette différence de méthode que

souligne attentivement Marie-Hélène Parizeau dans son article n'est pas la seule différence

importante. La rupture principale provient à notre sens des objectifs et des solutions

envisagées respectivement par les deux rapports.

Le projet du Rapport Meadows repose sur l'établissement d'un équilibre durable alors

que le projet du Rapport Brundtland est Le développement soutenable. Le rapport

Brundtland refuse catégoriquement la notion d'équilibre :

Cela dit, le développement soutenable n'est pas un état d'équilibre, mais plutôt un

processus de changement dans lequel l'exploitation des ressources, le choix des

investissements, l'orientation du développement technique ainsi que le changement

institutionnel sont déterminés en fonction des besoins tant actuels qu'à venir

(Brundtland, Gro Harlem, 1989, p. 9).

En effet, le Rapport Meadows est radicalement opposé à la notion de développement

économique, l'équilibre est donc ce qui doit être recherché147

. Cet équilibre repose

schématiquement sur la juste répartition entre la pression démographique (la croissance

démographique doit se stabiliser) et les ressources naturelles, il devrait avoir pour résultante

un niveau de vie acceptable pour tous, mais limité. La conscience de la limite est donc

aigüe dans le Rapport Meadows alors qu'elle est floue dans le Rapport Brundtland. Il

faudrait ainsi limiter la croissance économique et démographique, pour ainsi rééquilibrer

durablement la vie sur Terre. Autrement dit, il n'est pas question de continuer le

développement, mais bien de le freiner et ultimement de stopper la croissance une fois

atteint l'équilibre nécessaire à subvenir aux besoins de tous. Ainsi, le concept de durabilité

est ici jumelé au concept d'équilibre. N'est durable que l'état dans lequel un équilibre est

147

Le Rapport Meadows est dans ce sens moins anthropocentrique que le Rapport Brundtland. La notion

d'équilibre est une notion écologique qui tend à comprendre l'homme comme un élément de

l'environnement ou encore comme un élément du climax. Cependant, il est à noter qu'à l'heure actuelle, la

notion d'équilibre en écologie est périmée dans la mesure où il n'existe pas d'équilibre statique mais des

équilibres méta-stables.

Page 238: Durabilité et modernité - Université Laval

223

possible entre les besoins des hommes et la capacité de l'environnement. La durabilité n'est

cependant pas un concept central dans le Rapport Meadows, le concept ne revient que

quelques fois. En effet, c'est le concept d'équilibre qui est central dans la mesure où il

remplace le paradigme du développement/croissance148

. Dans un état d'équilibre, le

développement peut certes continuer dans la mesure où il n'est pas consumériste. « La

population et le capital sont les seules grandeurs qui doivent rester constantes dans un

monde en équilibre. Toutes les activités humaines qui n'entraînent pas une consommation

déraisonnable de matériaux irremplaçables ou qui ne dégradent pas d'une manière

irréversible l'environnement, pourraient se développer indéfiniment » (Meadows, 1972, p.

279).

Bref, le rapport entend limiter la productivité aux besoins fondamentaux (nourriture et

logement, et plus largement les besoins matériels raisonnables pour le plus grand nombre)

de l'homme. Une fois que ces besoins jugés raisonnables sont atteints, il faut des loisirs.

« L'indice de la production industrielle étant stabilisé, toute amélioration de la productivité,

grâce au progrès technologique, devrait avoir pour résultat des loisirs supplémentaires qui

seraient consacrés à des activités relativement peu polluantes et ne nécessitant pas de

consommation notable de matières premières non renouvelables » (Meadows, 1972, p. 279,

280).

Cet état ne nécessite pas un arrêt total du progrès scientifique ou technique, mais permet

au contraire de concentrer les ressources humaines sur un progrès culturel, scientifique et

technique sage et respectueux de l'environnement. Autrement dit, l'équilibre est pensé

comme un état optimal dans lequel l'avenir de l'humanité est garanti le plus longtemps

possible. En outre, la libération du travail productif semble remettre en question la

légitimité moderne de la société de travailleurs. Cependant, et non sans ironie, Arendt

rappelle qu'une fois libérés du travail, les hommes ne savent plus rien des activités hautes et

148

Pour certains auteurs, il ne faut pas confondre développement et croissance. Ainsi, le développement

serait un concept qui engloberait plus que la dynamique de la croissance. Cependant, la confusion reste

assez généralisée dans la mesure où le développement engloberait la croissance mais ne se limiterait pas à

elle. Quelle que soit la portée d'une telle distinction, elle est pour le besoin de notre thèse caduque, dans la

mesure où nous situerons notre critique philosophique en-deçà de cette distinction. Radicalement, nous

supposons que la naturalité du concept de développement est ce qui en fait un concept pernicieux et

idéologique.

Page 239: Durabilité et modernité - Université Laval

224

du véritable loisir. Le temps libéré risque fort bien d'être un temps vide, le temps des loisirs

consuméristes. Une chose est certaine, du point de vue arendtien, ce rapport sort en partie

de la modernité et de son injonction à la productivité. L'espèce humaine, une fois libérée de

la lutte pour la survie, pourrait réaliser authentiquement sa spécificité humaine.

Dans le Rapport Brundtland, les choses sont pour ainsi dire moins claires. La durabilité

ou le caractère soutenable, n'est possible que dans un cadre dynamique de développement.

Bien moins statique que la posture du Club de Rome, le Rapport Brundtland semble avoir

intégré la critique du Rapport Meadows tout en conservant le développementalisme

dynamique originel. La définition du développement soutenable est en elle-même

relativement consensuelle :

Le développement soutenable est un développement qui répond aux besoins du présent

sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs. Deux

concepts sont inhérent à cette notion :

* Le concept de besoin, et plus particulièrement des besoins essentiels des plus

démunis, à qui il convient d'accorder la plus grande priorité et

* L'idée des limitations que l'état de nos techniques et de notre organisation sociale

imposent sur la capacité de l'environnement à répondre aux besoins actuels et à venir

(Brundtland, 1989, p. 51).

Le concept de besoins essentiels est donc repris et trouve sa filiation comme nous

l'avons montré précédemment dans le discours de Mc Namara. Mais au lieu de se contenter

des besoins des plus démunis, le rapport intègre le souci des besoins des générations

futures. Autrement dit, le souci des générations futures orbite lui aussi autour du concept de

besoin. Dans la mesure où le concept de besoin s'applique particulièrement aux besoins des

plus démunis et que, la satisfaction des besoins présents ne doit pas compromettre celle des

générations futures, on peut donc dire que la satisfaction des plus démunis ne doit pas, elle

aussi, compromettre les besoins des générations futures. Le Rapport Brundtland est donc

plus systématique dans son discours que ne l'est le rapport Meadows. Il relève les

contradictions potentielles de la croissance tout en promettant y mettre fin. Il diffère ainsi

également du discours de Truman dont le but premier était de lutter contre la misère

strictement actuelle. Nous reviendrons par la suite sur les implications philosophiques de

cette lutte.

De plus, la limitation de l'environnement n'est pas ultime comme dans le Rapport

Page 240: Durabilité et modernité - Université Laval

225

Meadows. En effet, la limitation n'est pas absolue, elle est relative à l'état de nos techniques

et de notre organisation. Autrement dit, le développement soutenable prend acte d'une

limite relative alors que le Rapport Meadows prend pour hypothèse la finitude des

ressources et la limite nécessaire de l'environnement. L'état des techniques est donc

susceptible de repousser asymptotiquement les limites de l'environnement. Du point de vue

environnementaliste, il est donc possible d'avancer que le Rapport Meadows est

écocentrique alors que le Rapport Brundtland est bien plus anthropocentrique.

En effet, le Rapport Meadows critique radicalement le mythe de la foi en la technique

alors que le Rapport Brundtland reste évasif et conciliant bien que prudent. La radicalité de

la critique du mythe de la technique à laquelle aboutit le Rapport Meadows repose sur une

affirmation bien tranchée :

Si nous avons si longuement insisté sur les implications de la technologie, c'est parce

que la foi en la technologie est un comportement très répandu qui suscite les réactions

les plus courantes et les plus dangereuses aux conclusions de notre modèle. Le progrès

technique peut atténuer les symptômes d'une maladie du système, mais il n'en

éliminera pas la cause profonde. Cette croyance en la technologie comme panacée

détourne notre attention du problème le plus fondamental - celui de la croissance dans

un domaine fini - et nous empêche d'en rechercher les solutions (Meadows, 1972, p.

258, 259).

Bien que le Rapport Brundtland évoque le double tranchant de la technique

(Brundtland, 1989, p. 5,6), sa relative critique de la technique n'est pas radicale et ne remet

pas en question le développement et la croissance. Le Rapport Brundtland reste donc

réformiste alors que le Rapport Meadows est bien plus radical. Au lieu de critiquer la

croissance, il la restaure grâce au concept de durabilité : « Nous envisageons plutôt la

possibilité d'une nouvelle ère de croissance économique, s'appuyant sur des politiques qui

protègeraient, voire mettraient en valeur la base même des ressources » (Brundtland, 1989,

p. 2).

Cependant, même si le Rapport Brundtland est bien moins radical que le Rapport

Meadows, ce dernier reste cependant ancré dans une rationalité calculante moderne qui

tend à présupposer que le comportement modélisé des activités humaines peut faire l'objet

d'un calcul prévisionnel. Cependant, la mathématisation du système mondial et la prise en

considération des interférences entre les différents secteurs de croissance ainsi que leurs

incidences sur l'environnement le mènent à des conclusions non développementalistes.

Page 241: Durabilité et modernité - Université Laval

226

Ainsi, tout en se servant de la technologie de pointe et du calcul statistique imbriqué, il tend

à destituer toute la logique économique axée sur la croissance illimitée de la production

humaine. Bien entendu, ce rapport restera une lettre morte du point de vue des politiques

internationales alors que le Rapport Brundtland connaitra le succès à l'échelle planétaire. Le

succès du Rapport Brundtland repose sans aucun doute sur cette revitalisation du

développementalisme grâce au concept de durabilité. Dans le cadre de la modernité

développementaliste, seul le Rapport Brundtland pouvait s'imposer sur la scène

internationale. Le développement soutenable qui sera par la suite le développement durable

semble avoir incorporé le souci de durabilité inhérent au Rapport Meadows dans une

logique développementaliste dynamique à laquelle adhère la communauté internationale.

Moins effrayant dans ses solutions, le Rapport Brundtland a "réussi" le tour de force qui

consiste à intégrer la durabilité au sein du dynamisme de la croissance. Cette intégration a

été pour lui la clé de sa réussite et de son acceptation presque unanime. En effet, le concept

de développement durable a envahi toutes les sphères internationales. Vingt-cinq ans après

son invention, le développement durable n'a rien perdu de son attractivité et reste le

paradigme englobant auquel a recours la majorité des instances internationales.

2.1.3. Le problème de la traduction

La traduction du Rapport Brundtland de sustainable développent par développement

soutenable a souvent été critiquée. Historiquement, c'est d'ailleurs le terme développement

durable qui a été retenu dans le monde francophone. Par ailleurs, le Rapport Meadows The

limits of growth a traduit sustainable state of equilibrium par équilibre durable. Cependant,

l'adjectif durable n'est pas souvent employé dans la mesure où la durabilité n'est entrevue

que comme l'expression d'un équilibre. C'est bien évidemment la notion d'équilibre qui est

l'enjeu majeur du Rapport Meadows. La traduction française du Rapport Brundtland

retiendra d'ailleurs durable et l'on remarque que toute la littérature francophone tend vers

cette traduction aussi bien dans les instances internationales telles que le PNUD ou le

PNUE que dans les réflexions philosophiques sur le développement durable.

La question de la traduction a souvent été soulignée comme étant problématique. En

anglais, sustainable development semble mettre l'accent pragmatiquement sur l'aspect

soutenable de l'activité économique maintenant greffée sur l'environnement. C'est d'ailleurs

Page 242: Durabilité et modernité - Université Laval

227

le point de vue de Jean-Philippe Pierron qui dans Penser le développement durable (2009)

semble insister sur l'importance culturelle et symbolique de toute traduction. Pour Pierron,

la traduction n'est pas une simple restitution, elle implique une langue qui possède une

culture, des universels et des symboles. La parole n'est donc pas simplement fonction

d'échanges, elle invoque toute une histoire avec ses référents particuliers. Autrement dit, la

traduction de sustainable développent n'est pas une simple translation, elle exige une

incorporation de l'esprit d'une langue. Ce problème de traduction est même avoué par

l'éditeur de Notre avenir à tous : « L'éditeur, à la demande de la Commission, a traduit

sustainable développent par développement soutenable et non par développement durable.

Cependant, développement durable semble être mieux accepté que développement

soutenable, du moins en Amérique » (Brundtland, Gro Harlem, 1989, p. XI). À la demande

de la commission, la traduction a opté pour développement soutenable. On peut penser que

c'est là aussi une volonté de se distinguer du Rapport Halte à la croissance qui non

seulement traduisait sustainable par durable, mais qui lui accolait également, comme pour

enfoncer le clou, la notion d'équilibre. Or, le développement durable se démarque

apparemment volontairement de la notion d'équilibre propre au Rapport Meadows. « Cela

dit, le développement durable n'est pas un état d'équilibre, mais plutôt un processus de

changement dans lequel l'exploitation des ressources, le choix des investissements,

l'orientation du développement technique ainsi que le changement institutionnel sont

déterminés en fonction des besoins tant actuels qu'à venir » (Brundtland, 1989, p. 10, 11).

Pourquoi somme toute, le développement durable semble être mieux accepté que

développement soutenable ? Et dans quelle mesure ce changement de traduction qui

affectera toutes les reprises du développement soutenable par développement durable est-il

approprié ?

Pour Pierron, il existe une différence majeure entre l'emploi des deux qualificatifs :

Toujours est-il qu'il apparaît que la question de la durabilité est associée tantôt à l'idée

de pérennité, validée par la longue traversée du temps, pour certaines cultures ; alors

que le soutenable accentue moins sur le temps que sur la congruence entre une

situation écologique et l'économie qui s'y greffe (Pierron, 2009, p. 34).

Il en conclut ainsi que la durabilité n'est pas une invitation à la continuation du

processus destructeur : « La durabilité (sustainability) n'est pas l'invitation à faire en sorte

Page 243: Durabilité et modernité - Université Laval

228

que l'actuel mode de développement (construit sur une rationalité instrumentalisant le

monde et arraisonnant la nature) continue à opérer à la façon d'un statu quo » (Pierron,

2009, p. 34). Cependant, le discours sur le développement durable est-il réellement une

critique de la rationalité instrumentale ? N'est-il pas plutôt une relance de cette

instrumentalité couverte par la durabilité ?

Bien que Pierron ait raison d'insister sur l'enjeu de la traduction et sur l'importance du

concept de durabilité par rapport au concept de soutenable, il n'en reste pas moins que cette

insistance est plus un vœu qu'une réalité du discours. Autrement dit, entre l'idéologie

dominante qui tend à prendre les formes culturelles les plus acceptables et entre la réalité

du discours, il faut effectuer une différenciation. Nous pensons que la durabilité a bel et

bien été le cheval de Troie du discours sur le développement. Ce concept était plus apte à

faire adhérer une bonne partie de la communauté francophone et même mondiale.

Autrement dit, bien que la durabilité ait vaincu la "soutenabilité", il ne faut pas

nécessairement s'en réjouir. Car en insistant sur la traduction de sustainability on en oublie

son autre terme qui est le développement. Loin de critiquer l'importance de la durabilité

pour le monde humain, il nous est cependant possible d'anticiper que celle-ci ne fait pas

nécessairement bon ménage avec le concept de développement. En d'autres termes, le

développement durable est bel et bien la traduction idéale de sustainable developpment

dans la mesure où elle permet au discours développementaliste de s'ériger idéologiquement.

Mais alors, pourquoi le concept de développement durable s'est-il imposé

idéologiquement ?

Cette question, dans sa simplicité, nécessite le développement du concept de durabilité

dans son assimilation au développement. Autrement dit, il est impossible de traduire la

durabilité comme le fait Pierron149

en l'isolant de son pendant développementaliste. C'est

donc ensemble qu'il faut traiter la durabilité et le développement pour en saisir l'impensé

hautement significatif de ce discours moderne intégrant. La suite de ce chapitre se chargera

149

Pierron semble à juste titre insister sur l'importance de la durabilité. Cependant, à notre sens, son

insistance le pousse à limiter la place du développement. Bien que la réflexion de Pierron sur la durabilité

soit d'une profondeur incontestable, celle-ci semble s'être libérée de la question encombrante du

développement en accentuant idéalement ce que devrait être la durabilité.

Page 244: Durabilité et modernité - Université Laval

229

donc d'analyser ensemble l'incorporation de la nature dans le discours

développementaliste/économiste à travers le concept de durabilité, cette incorporation nous

permettra de comprendre la portée idéologique totalisante de l'alliage dialectique entre ces

deux concepts.

2.2. Le rapport Brundtland : un discours consensuel

Comme son ancêtre, Notre avenir à tous semble achever l'esprit consensuel qu'avait

inauguré le discours de Truman. Ainsi, au lieu de parler de pays développés et de pays

sous-développés, le Rapport préfère l'emploi moins dichotomique de pays développés et de

pays en développement150

. Il s'agira ici de questionner en direction de cette fluidification

des frontières qu'incarne le discours sur le développement durable. Ensuite, nous nous

pencherons sur la perspective globale qu'adopte le rapport Brundtland pour ainsi

comprendre avec Arendt le point d'Archimède de ce Rapport, c'est-à-dire, le point à partir

duquel le jugement de la situation planétaire a été fait.

2.2.1. Pays développés et pays en développement151

En 1949 déjà, le discours de Truman insistait sur l'unité métabolique de la famille

humaine et sur une démarcation non substantielle entre pays développés et pays sous-

développés, le Rapport Brundtland entérine cette continuité en évoquant le dynamisme des

pays en développement. En effet, il n'existe plus de situation archaïque et stationnaire, plus

d'état de sous-développement, mais bien un processus global/international dont le

mouvement incessant est le dénominateur commun. Le dénominateur commun est bien

évidemment le développement. Contrairement au discours de Truman qui se proposait

généreusement d'aider ceux qui n'étaient pas encore rentrés dans l'ère du développement, le

Rapport Brundtland tend à affirmer l'unité symbiotique de l'humanité en développement. La

distinction est ainsi affaiblie au strict minimum. Dans une telle démarcation transparait

150

Déjà dans la conférence de Stockholm de 1972, le terme pays sous-développés était remplacé par en voie

de développement. Le Rapport Brundtland continue ainsi la lancée et l'accomplit par pays en

développement.

151 Pays en développement ou pays en voie de développement est ce qu'appelait Gunnar Myrdal une

diplomacy by terminology, pour Myrdal, le remplacement de sous-développé par en voie de

développement est une antiphrase dont la résultante est plus diplomatique qu'épistémologique comme le

commente Rist (Rist, 1996, p. 315, 316).

Page 245: Durabilité et modernité - Université Laval

230

philosophiquement la vision d'un monde en changement, en évolution, en développement.

La continuité substantielle est d'autant plus prégnante qu'il n'existe pas d'état stationnaire,

que ce dernier n'est d'ailleurs jamais désirable. L'état d'équilibre que prônait

anachroniquement le Rapport Meadows est excommunié au sein d'un processus en

continuel changement.

De plus, les responsabilités politiques ne sont jamais nommées et il s'en suit que le

Rapport évite de nommer les pays industrialisés qui ont effectivement exploité de manière

irresponsable les ressources du monde entier. Au lieu de nommer les responsabilités, le

Rapport Brundtland reste dans un esprit positif. Stratégiquement, l'esprit positif en question

(Brundtland, 1989, p. XVII), est justifié en ceci qu'il a un effet adhérant. En évitant toute

critique directe, le discours peut se poser comme discours rassembleur et subjuguer ainsi

indistinctement les pays développés et les pays en développement. L'esprit positif se pose

en discours constructeur et non critique, il évite ainsi de remettre en cause directement la

responsabilité étatique afin de ne pas froisser les sensibilités et d'incliner les puissances et

les "impuissances" à une collaboration étroite. L'optimisme du rapport Brundtland n'en

reste pas moins un moyen d'expurger les méfiances afin de saisir la communauté de

l'humanité. Notre avenir à tous est donc bien plus qu'un titre, il trace l'objectif englobant de

l'humanité dont l'avenir est commun.

Dans le même ordre d'idées, l'esprit positiviste du discours de Truman, son

évolutionnisme économique inspiré de l'évolutionnisme culturelle d'Auguste Comte et dont

le théoricien économiste contemporain reconnu serait Rostow, semble se transformer en

évolutionnisme économico/environnementale grâce au concept de durabilité. En effet, la

famille humaine est interdépendante non seulement du point de vue économique, mais aussi

du point de vue environnemental. Tributaire du Rapport des Nations unies de Stockholm

(1972) et réactionnaire du Rapport Meadows, le Rapport Brundtland tend à intégrer le souci

environnemental au sein du développement de la famille humaine. « La conférence en 1972

des Nations Unies sur l'environnement humain a réuni les pays industrialisés et ceux en

voie de développement dans le but de définir les "droits" de la famille humaine à disposer

d'un environnement enrichissant et de qualité » (Brundtland, 1989, p. XXI). Le rapport

Brundtland se distingue cependant de la conférence sur l'environnement de Stockholm en

Page 246: Durabilité et modernité - Université Laval

231

ceci qu'il n'est pas strictement réservé à l'environnement. Son caractère englobant

(économique, social, environnemental) constitue et son originalité et son caractère

déterminant pour l'histoire du concept de développement. Autrement dit, le développement

durable que préconise le rapport Brundtland est une synthèse au sens hégélien du terme, il

se propose idéologiquement de surmonter les contradictions idéologiques inhérentes au

développement et ceci à plusieurs niveaux.

Tout d'abord, la durabilité fait signe vers l'unité de la famille humaine sur le plan

intergénérationnel et non plus seulement sur un horizon de temps actuel. Ce faisant, le

discours sur le développement se démarque et accomplit l'unité actuelle et à venir de cette

même famille en l'éternisant. Si donc le Rapport de Truman inaugure un discours englobant

l'humanité entière, il manquait à ce discours la pérennité que lui procure le concept de

développement durable. Qui plus est, le concept de besoin, également central dans le

Rapport Brundtland sert de pivot au développement durable. Il faut en effet respecter les

besoins actuels des pays en développement, mais également les besoins des générations

futures. La nécessité du développement appuyée par la nécessité du concept naturel de

besoin est éternisée pour les générations futures. Dans ces conditions, le discours sur le

développement atteint un degré englobant de nécessité indiscutable sur le long terme.

De plus, le développement durable assied son autorité sur la durabilité de

l'environnement sans pour autant s'y limiter. En effet, le Rapport Brundtland a refusé de se

concentrer uniquement sur la question environnementale. « En 1982, lors de la définition

initiale du mandat de notre Commission, certaines personnes souhaitèrent que cette enquête

soit limitée aux "problèmes environnementaux". Ce qui aurait été une grave erreur.

L'environnement ne peut être séparé des actions, des ambitions et des besoins de la

personne humaine » (Brundtland, 1989, p. XXII).

Cette prise de conscience de l'interaction des activités humaines et de leurs impacts

réciproques repose quand même sur une idéologie universelle et rassembleuse : celle de

notre environnement à tous. En effet, même si le Rapport Brundtland se refuse de faire de

la question environnementale la question centrale et unique du Rapport, il n'en reste pas

moins que c'est bien le constat de la détérioration globale de l'environnement et du

développement inégal qui permet de souder la solidarité internationale.

Page 247: Durabilité et modernité - Université Laval

232

Et, au fur et à mesure de l'avance de nos travaux, le nationalisme et les divisions

artificielles entre pays "industrialisés" et "en voie de développement", entre l'Est et

l'Ouest, disparurent peu à peu. À la place naquit une sourde inquiétude envers la

planète et les dangers écologiques et économiques que les gens, les institutions et les

gouvernements affrontent aujourd'hui (Brundtland, 1989, p. XXIV).

Alors que Truman insistait sur l'unité métabolique/productrice de la famille humaine

luttant pour sa survie pour transcender les discours idéologiques conflictuels, le Rapport

Brundtland accomplit cette unité en invoquant Notre avenir à tous à travers la

planétarisation des désastres écologiques/économiques. La lutte pour la survie, terme

central du discours de Truman se couple ainsi à la lutte pour un environnement sain comme

condition de cette même survie. Dans cette lutte, les efforts ne peuvent qu'être conjugués

dans la mesure où nous partageons la même nature152

. Puisque nous sommes tous en

développement, la responsabilité est diluée, elle est globale, et l'injonction au

développement incorpore la durabilité comme principe unificateur non seulement pour la

justice intra-générationnelle mais également pour la justice intergénérationnelle.

L'équité intergénérationnelle est dans ce sens apte à pérenniser le développement en lui

assignant l'équité sur le long terme. Avec cette nouvelle notion propre au développement

durable, l'unité symbiotique de la famille humaine est consacrée dans la durée. Si donc le

discours sur le développement durable entérine la dynamique du développement, c'est qu'il

considère qu'il y a toujours eu développement et qu'il y en aura toujours dans le futur. En

d'autres termes, l'éternité du développement est achevée comme nous aurons à y revenir

ultérieurement. De plus, le principe de responsabilité semble se déplacer sur l'horizon

temporel du futur. Le développement prend donc acte du changement de la nature de l'agir

dont les conséquences semblent affecter le long terme. Dans Principe responsabilité

(1979), Hans Jonas évoque effectivement ce changement de l'agir de l'homme tout comme

Arendt l'évoque à sa manière à travers le concept d'action dans la nature. La comparaison

nous renseigne d'ailleurs sur la proximité des pensées respectives des deux auteurs même si

Jonas évite vraisemblablement la comparaison avec Arendt. Jonas fait donc la distinction

entre l'art ingénieux traditionnel interhumain et la technologie moderne.

152

Nous reviendrons par la suite sur les conséquences philosophiques de cette intégration de la nature en

développant le caractère intégrant du discours idéologique du développement durable.

Page 248: Durabilité et modernité - Université Laval

233

Quelque soit le bonheur ou le malheur vers lequel le pousse à chaque fois l'art

ingénieux de l'homme, ils prennent place à l'intérieur de l'enclave humaine et ne touche

pas la nature des choses (...). C'est bien ce cadre interhumain qu'habite toute éthique

traditionnelle et elle est adaptée aux dimensions de l'agir humain déterminé de cette

façon » (Hans, Jonas, 1990, p. 20, 21).

Or, « La transformation de l'agir humain rend également nécessaire une transformation

de l'éthique » (Hans, Jonas, 1990, p. 16). La raison pour laquelle Jonas exige un

changement de l'éthique à travers son concept de responsabilité prospective réside en ceci

que le savoir prévisionnel semble être inversement proportionnel au savoir technique. En

d'autres termes, « Aujourd'hui, sous la forme de la technique moderne, la technè s'est

transformée en poussée en avant infinie de l'espèce et en son entreprise la plus importante »

(Jonas, Hans, 1990, p. 27). En ce sens, Arendt ne dit pas autre chose en affirmant que le

propre de la technique moderne est d'avoir déchaîné des forces universelles dans l'artefact

humain. Cependant, loin de remettre en question cette tendance qu'Arendt décrit comme

essentiellement destructive, Jonas propose de conjuguer avec, c'est-à-dire de prendre la

mesure de cette action dans la nature alors qu'Arendt se contente d'une critique relative à la

dévastation du monde artefactuel et de la nature que provoque cette sorte d'action. En

définitive, en proposant une éthique prévisionnelle ancrée dans une heuristique de la peur,

Jonas prend acte de la nouveauté de l'agir alors qu'Arendt critique radicalement l'intégration

de la nature dans l'artefact humain. La solution de Jonas semble donc en quelque sorte

moderne dans la mesure où il faut faire avec cette intégration qui constitue pour Arendt la

cause de la fluidification des frontières désastreuse pour la nature et pour l'artefact. Prenant

acte de cette fluidification, le discours sur le développement durable avance, dans le même

sens, le caractère pluridimensionnel de la crise qu'il faut traiter comme un tout unifié. « Il

ne s'agit pas, en effet, de crises isolées : une crise de l'environnement, une autre du

développement, une autre énergétique. Non, de crise, il n'y en a qu'une » (Bro Harlem,

Brundtland, 1989, p. 5). Cette absence de frontière demeure pour nous le caractère

hautement problématique de la technologie comme nous le verrons ci-dessous.

2.2.2. Le point d'Archimède de l'idéologie du développement durable

Dans Notre avenir à tous, le développement durable est décrit comme un mouvement

qui ne peut pas faire abstraction du caractère englobant des activités humaines dont les

répercussions touchent autant la question sociale (la pauvreté) que la question

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234

environnementale (épuisement des ressources naturelles). Le développement durable doit

donc ainsi prendre en compte trois éléments généraux : l'économie, l'environnement et le

social. Cette prise en compte n'est pas limitée à un temps actuel, mais intergénérationnel.

Autrement dit, le développement économique, l'utilisation des ressources naturelles et

humaines actuelles ainsi que la justice sociale doivent prendre en compte dans leur équation

l'avenir des générations futures. En ce sens, le titre du rapport est parlant pour comprendre

l'enjeu de ce discours : Notre avenir à tous. La couverture de l'Édition du Fleuve montre

également une planète vue à partir de l'espace. Notre avenir à tous est donc l'avenir de notre

planète, non seulement pour ceux qui y vivent au moment où a été pris le cliché, mais

également pour ceux qui viendront dans l'avenir. Cette constatation, dans tout ce qu'elle a

d'anodin, est particulièrement significative pour la position du discours. Notre avenir à tous

ne peut être compris qu'à partir de l'infini de l'espace qui, mieux que toute autre

argumentation, permet à la communauté de l'espèce humaine de se visualiser dans l'unité de

son avenir. Comme nous le verrons, c'est à partir de l'espace que l'homme doit maintenant

comprendre sa condition terrestre. Bien que foulant la terre de ses pieds, il ne pouvait

comprendre sa condition terrestre qu'à partir d'un point de vue extra-terrestre. En effet, dès

les premières pages, le Rapport Brundtland avance explicitement sa position, nous citerons

ici le passage qui débute le Rapport Brundtland sous le titre Une Terre, Un monde Un

survol par la commission mondiale sur l'environnement et le développement :

En plein milieu du XXe siècle, nous avons pu voir pour la première fois notre planète

depuis l'espace. Les historiens jugeront peut-être un jour que cette prouesse a

davantage révolutionné la pensée que ne la fait au XVIe siècle la révolution

copernicienne qui fit pourtant alors beaucoup pour détruire l'image que l'homme se

faisait de lui-même, et ce, en prouvant que la Terre n'était pas le centre de l'univers.

Depuis l'espace, nous voyons une petite boule toute fragile, dominée par une nébuleuse

de nuages, d'océans, de verdure et de sols. L'incapacité de l'homme à intégrer ses

activités dans cette structure est actuellement en train de modifier de fond en comble

les systèmes planétaires. Nombre de ces changements s'accompagnent de dangers

mortels. Il nous faut absolument prendre conscience de ces nouvelles réalités - que

personne ne peut fuir - et il nous faut les assumer.

Fort heureusement, cette nouvelle réalité s'accompagne de phénomènes plus positifs

ayant marqué ce siècle. Nous sommes en effet désormais capables de faire voyager

biens et informations plus rapidement que jamais ; nous pouvons produire plus de

produits alimentaires avec un moindre investissement en ressources ; nos sciences et

techniques nous donnent ne serait-ce que la possibilité d'approfondir et donc de mieux

comprendre les systèmes naturels. Depuis l'espace, nous pouvons nous pencher sur la

Terre et l'étudier comme un organisme dont la santé est fonction de celle de tous ses

Page 250: Durabilité et modernité - Université Laval

235

éléments. Nous avons le pouvoir de concilier l'activité humaine et les lois de la nature

et de mener une existence plus heureuse grâce à cette réconciliation. Dans cette

démarche, notre patrimoine culturel et spirituel peut venir en aide à nos intérêts

économiques et à nos impératifs de survie. (Brundtland, 1989, p. 1, 2).

Ce qui nous intéresse de prime abord dans ce passage, c'est la position à partir de

laquelle est abordé le Rapport. Autrement dit, c'est la perspective ou la position à partir de

laquelle le Rapport Brundtland propose sa vision du monde. Or, le point à partir duquel le

Rapport Brundtland juge le monde est l'espace. Dans Condition de l'homme moderne,

Arendt dénonce cette propension moderne issue des sciences physiques et qui, avec

l'invention du télescope par Galilée inaugure une vision du monde moderne.

Ce que fit Galilée, ce que personne n'avait fait avant lui, ce fut d'utiliser le télescope de

telle façon que les secrets de l'univers fussent livrés à la méconnaissance humaine

"avec la certitude de la perception sensorielle"153 ; autrement dit, il mit à la portée d'une

créature terrestre et de ses sens corporels ce qui semblait toujours hors d'atteinte,

ouvert tout au plus aux incertitudes de la spéculation et de l'imagination (CHM, p.

329).

La position philosophique du Rapport Brundtland repose sur cette suspension du

jugement à partir de l'espace. Or pour Arendt, ce décentrage ouvre la possibilité d'une

transformation radicale du monde humain.

Quelle que soit aujourd'hui notre œuvre en physique : que nous déclenchions des

processus énergétiques qui d'ordinaire n'ont lieu que dans le soleil ; que nous tentions

de recommencer dans un tube à essai les processus de l'évolution cosmique ; qu'à l'aide

des télescopes nous pénétrions l'espace cosmique à des milliards d'années-lumière ;

que nous construisions des machines pour produire et créer des énergies inconnues

dans l'économie de la nature terrestre ; que dans nos accélérateurs nucléaires nous

atteignions des vitesses proches de celle de la lumière ; que nous produisions des

éléments introuvables dans la nature ou que nous dispersions sur terre des particules

radio-actives obtenues en utilisant les radiations cosmiques - dans tous les cas nous

manions la nature d'un point de l'univers situé hors du globe. Sans nous tenir

réellement en ce point dont rêvait Archimède (dos moi pou stô), lié encore à la Terre

par la condition humaine, nous avons trouvé moyen d'agir sur la Terre et dans la nature

terrestre comme si nous en disposions de l'extérieur, du point de vue d'Archimède. Et

au risque même de mettre en danger le processus naturel de la vie nous exposons la

Terre à des forces cosmiques, universelles, étrangères à l'économie de la nature (CHM,

p. 331, 332).

Comme nous l'avons longuement analysé dans le chapitre précédent, pour Arendt,

l'invention du télescope est l'événement marquant qui fait entrer l'humanité dans l'époque

153

Arendt cite Galilée et note en bas de page le fait que Galilée lui-même soulignait dans son texte ce

passage.

Page 251: Durabilité et modernité - Université Laval

236

moderne. Le point de vue d'Archimède du Rapport Brundtland prend acte positivement de

ce repositionnement dans la mesure où il permet de concevoir la communauté de l'espace

humain terrestre. Cependant, cette communauté est supposée à partir de l'infini de l'espace.

En d'autres termes, Notre avenir à tous, dépend de cette possibilité d'abstraction et

d'apesanteur réelle que permet le point de vue de l'espace. Pour Arendt, cette possibilité est

cependant loin d'être rassurante pour l'ensemble des processus naturels et artificiels dans la

mesure où cette position inaugure l'hubris technique. L'homme se perçoit ainsi comme

pouvant agir sur la Terre comme si il n'en faisait pas partie. Cet aspect est patent dans le

Rapport Brundtland bien que paradoxal. En effet, à partir de l'espace, l'activité humaine

n'est pas perceptible, elle est invisible. Seul les "phénomènes naturels" sont perceptibles.

Comment alors conclure à partir de cette vision excentrée du monde à la nécessité

d'intégrer l'activité humaine à cette structure ? Du point de vue de l'espace, l'activité

humaine est pratiquement invisible. En outre, l'invisibilité de l'activité humaine à partir de

l'espace renvoie à ce caractère processuel de la modernité (évoqué au chapitre précédent)

qui tend à effacer les limites jadis constituantes entre l'activité humaine et la nature. Cette

fluidification des frontières que ne cesse de vanter le rapport en suggérant des réponses

intégrantes est non seulement redondante, mais aussi impensée. En effet, la majorité des

discours sur le développement durable tendent à montrer la nécessité de prendre en

considération cette interrelation. Ainsi, le principe 4 de la Déclaration de Rio sur

l'environnement et le développement (1992) affirmera presque dogmatiquement

l'indissociation : « Pour parvenir à un développement durable, la protection de

l'environnement doit faire partie intégrante du processus de développement et ne peut être

considérée isolément » (Rio, 1992, p.2).

Nous pensons au contraire qu'une telle interrelation est en soi le problème majeur de la

modernité. En naturalisant l'activité productrice processuelle automatisée et croissante,

nous avons non seulement intégré la nature dans l'artefact en la modifiant dangereusement,

mais également intégré le mode de production inhérent à la nature, la continuité

symbiotique automatique. Autrement dit, si le Rapport Brundtland tente de montrer le lien

qui existe entre les activités humaines et ses impacts sur l'environnement, il ne fait que

décrire un état de fait de la modernité. Dans ce sens, le point d'Archimède du Rapport

Page 252: Durabilité et modernité - Université Laval

237

Brundtland et du développement durable en général est véritablement moderne. Il prend

acte de l'intégration de la nature dans l'artefact humain154

.

Dans un autre ordre d'idées, le point d'Archimède du rapport Brundtland est globalisant.

C'est d'ailleurs l'intérêt illustratif de la couverture et des phrases introductives citées plus

haut. Il n'existe pas des mondes : sous-développés/développés, mais un monde en

développement. En effet, même les pays développés sont conviés à continuer leur

croissance, ce qui signifie qu'ils sont également en développement. En d'autres termes,

force est de constater que le globe vu à partir d'Appolo XI ne fait que nous rappeler l'unité

de l'espèce humaine. Dans cette perspective, il n'existe plus des cultures, pas plus qu'il

n'existe des natures, mais bien une nature/culture en éternel développement. Ce qui signifie

que la globalisation des activités humaines en développement ne peut que continuer à

engloutir le monde humain au sein du processus métabolique expansif. Paradoxalement,

dans ce processus, c'est la nature qu'il faut rendre durable elle qui était jadis considérée

comme éternelle, n'ayant ni début ni fin.

L'aliénation vis-à-vis de la terre est donc devenue une caractéristique de l'époque

moderne. Par aliénation nous entendons cette possibilité de regarder la terre à partir de

l'infini comme si nous n'en faisions pas partie, comme si nous étions étrangers à la terre.

Bien que soucieux de l'environnement, le Rapport Brundtland dans ses positions reste ancré

au sein de cette aliénation moderne. La condition de l'homme moderne que provoque cette

suspension est celle de l'étranger. Les hommes sont devenus étrangers à leur monde, celui-

ci semble ainsi fonctionner sans eux. Le fonctionnalisme inhérent à cette position extra-

terrestre tend à affirmer la fluidification des frontières entre le décisionnel et le nécessaire.

Tout se passe ainsi comme allant de soi. La systémique du développement productif

technique de l'homme tend à subjuguer la capacité qu'à l'homme de décider localement de

son avenir. Dans un tel monde globalisé, c'est-à-dire, non seulement inter-relié mais

également vu à partir de l'espace, l'homme ne semble jamais être chez lui, il se perçoit

comme un habitant de la Terre, un itinérant vivant dans les processus naturels/techniques de

la planète Terre. Cette dernière n'est plus sa terre natale, mais un vaisseau comme un autre

154

Nous reviendrons plus en détail sur cette intégration dans la dernière partie de ce chapitre.

Page 253: Durabilité et modernité - Université Laval

238

perdu dans l'immensité de l'espace. Étranger à la terre, comment demander à l'homme de

s'en soucier ? Plus encore, si l'homme avait préservé la durabilité de ce qu'il fabrique, la

nature n'aurait-elle pas elle aussi gardé cette éternité que les anciens lui attribuaient ?

À partir de l'infini, il existe au contraire une stigmatisation de l'invisibilité de l'activité

humaine et de la visibilité des processus naturels. Qu’en est-il de cette dichotomie humanité

invisible/nature visible ?

Nous pensons que, paradoxalement, l'activité humaine a trop intégré les processus

naturels et que la vision de la Terre à partir de l'infini est l'image archétypale de cette

intégration. L'indistinction entre l'activité humaine et les processus naturels est

symptomatique de l'artefact naturalisé. Du point de vue de l'espace, l'action humaine est

invisible. Cette invisibilité est nécessaire pour montrer l'incorporation des processus

naturels dans l'artefact humain.

La globalisation ou encore la planétarisation est le propre de la modernité et de sa

passion du neutre. En imaginant ou en regardant depuis Galilée la terre à partir de l'espace

il n'est plus possible de discerner la spécificité de la condition humaine maintenant

subsumée sous l'injonction économico-technique et calculante. Les processus de plus en

plus complexes, l'interrelation de plus en plus imbriquée, l'organisation bureaucratique ainsi

que le réseau global mondial avec son marché et ses échanges semblent réduire fatalement

le décisionnel humain à une peau de chagrin. Le rapport Brundtland n'a pas tort d'affirmer

qu'il ne peut y avoir de réponse que globale dans la mesure où le battement d'ailles de la

technique au Japon peut effectivement provoquer une "tempête" à l'autre bout du monde.

Bref, le monde moderne est effectivement traversé par cette neutralité mystificatrice de la

technique qui tend à faire obstacle à toute décision réelle à cause du flux global et

planétaire des interrelations. Loin de constater le tragique de la situation de fluidification

des frontières, le développement s'en aménage et s'en accommode raisonnablement. Dans

un esprit positif, il affirme ainsi l'irrésoluble équation suivante :

En effet, de nombreuses formes de développement dégradent les ressources sur

lesquelles le développement repose. Dans le même ordre d'idées, la détérioration de

l'environnement peut arriver à miner le développement économique. La pauvreté est à

la fois effet et cause des problèmes mondiaux d'environnement (Brundtland, 1989, p.

4).

Page 254: Durabilité et modernité - Université Laval

239

Ce cercle vicieux, logiquement insurmontable, devrait soi-disant être surmonté par la

recherche des causes réelles et profondes. Cependant, le Rapport Brundtland ne le fait pas,

il accomplit la modernité et contribue à noyer le poisson dans l'eau à travers une logique

gestionnaire. Même quand les solutions semblent démocratiques, il est fort probable que

l'état actuel de la mondialisation ainsi que l'impact technique et économique des activités

humaines sur la planète ne puissent être réglés par ces solutions globales. « Les défis sont

marqués à la fois par l'interdépendance et l'intégration et nécessitent des approches

concertées et la participation publique » (Brundtland, 1989, p. 11). Or, on ne voit pas trop

ce que peut venir faire la participation publique dans des processus globaux qui touchent

des peuples entiers. Comment la participation du public peut-elle résoudre des problèmes

systémiques à l'échelle globale. La population du Nord serait-elle sensible à la dégradation

de l'environnement du Sud ou encore à la pollution que provoquent les pesticides (produits

au Nord) au sein des pays du tiers monde ? Plus il y a globalisation, plus les réponses

démocratiques s'éloignent et plus s'éloigne également la conscience de la crise

environnementale. C'est d'ailleurs ce qu'affirme Rist à propos de la globalisation et de ses

effets pernicieux dans un monde en développement : « Tout le monde parle aujourd'hui de

"globalisation" et l'on pourrait penser que cette nouvelle manière d'envisager les rapports

mondiaux favorise la considération accordée aux problèmes de l'environnement. Or, au

contraire, la "globalisation" entraînée par l'économie marchande rend impossible la

conscience écologique » (Rist, 1996, p. 304).

Alors que la tendance du développement est de présumer des besoins infinis

accompagnés d’une croissance hypothétiquement infinie c’est grâce à ce décentrement

qu’est rendu possible le détachement et ainsi l’insouciance environnementale. Non

seulement l’activité humaine parait invisible vue de l’infini, mais les effets de nos activités

nous sont eux aussi invisibles dans les faits. Si donc la résultante tacite du décentrement est

la déresponsabilisation, les causes sont multiples. Premièrement, la complexité des activités

humaines inter-reliées qui se requièrent l'une l'autre pour reprendre le langage heideggérien.

La croissance économique et le développement en général, impliquent une pression sur

l'environnement. La pollution en retour provoque une baisse de la qualité de vie, la baisse

de celle-ci est très souvent compensée réellement ou idéalement par la promesse d'un

Page 255: Durabilité et modernité - Université Laval

240

meilleur niveau de vie lui-même consumériste et ainsi de suite.

Arraché du monde, l’homme est incapable de sentir le poids de sa responsabilité, le

poids de la responsabilité nécessitant un minimum de gravité.

En nous arrachant à la terre, à la communauté, à la pluralité communicante, la

civilisation technologique développementaliste rend caduque la responsabilité, car celle-ci

nécessite ce qu’Arendt appellera la gravitas. En absence de gravitas, le caractère processuel

automatique des activités humaines/naturelles tend à confondre la responsabilité au sein

d'une irresponsabilité processuelle.

Pour ce qui est de la conquête de l’espace, la recherche d’un point extérieur à la terre à

partir duquel il serait possible de déplacer, de dégonder pour ainsi dire, la planète elle-

même, n’est pas un résultat accidentel de la science moderne. Celle-ci ne fut pas dès

ses débuts, une « science naturelle », mais universelle ; elle ne fut pas une physique,

mais une astrophysique qui considérait que la terre depuis un point de l’univers. Dans

la logique de ce développement, l’effort pour conquérir l’espace signifie que l’homme

espère qu’il pourra aller jusqu’au point d’Archimède qu’il a anticipé par sa seule force

d’abstraction et d’imagination. Pourtant en faisant ce voyage il perdra nécessairement

l’avantage qui est le sien. Tout ce qu’il peut trouver c’est le point d’Archimède relatif à

la Terre, mais une fois atteint et acquis ce pouvoir absolu sur son habitat terrestre, il

aura besoin d’un autre point d’Archimède et ainsi de suite ad infinitum. Autrement dit,

l’homme ne peut que se perdre dans l’immensité de l’univers, le point d’Archimède

étant, par-delà l’univers, le vide absolu (CC, p. 353).

Le point cardinal de cette critique de la science moderne et de la technologie réside

dans le caractère nécessaire de la procédure technologique qui devient ainsi comme « un

processus biologique à grande échelle » (CC, p. 355). Or, cette capacité d’abstraction que

rend possible la science moderne et la technologie provoque nécessairement une aliénation

du sens commun politique de l'homme. Idéologiquement, le point d'Archimède du

développement durable est la planétarisation, c'est-à-dire, l'absolue abstraction vis-à-vis de

la réalité contingente de la condition humaine. En d'autres termes, la modernité semble

avoir préconisé un développement durable à partir de la logique d'une idée : celle d'un

développement intégrant la totalité des activités humaines sous l'angle de la nécessité

génésique. La logique gestionnaire permettrait ainsi de pallier progressivement les

problèmes que rencontre le développement. En regardant la planète comme un tout

indifférencié, le Rapport Brundtland tend à affirmer la logique d'une idée unique, tout est

développement. C'est d'ailleurs ce que semble présupposer les discours qui suivront : le

développement humain, culturel et social n'échappe pas à la règle. À cette fin, la durabilité

Page 256: Durabilité et modernité - Université Laval

241

semble donner une légitimité au discours développementaliste dans la mesure où elle

invoque un horizon temporel rassurant. L'organicité de la société humaine avec sa

productivité naturelle contre nature semble préconiser un développement de toutes les

sphères selon un principe unifiant, celui du processus global. Dans cette histoire commune

qui appelle un avenir commun, l'activité humaine semble pouvoir être calculée avec autant

d'exactitude que le développement d'une plante ou d'un organisme en général.

Si nous considérons d’un tel point ce qui se passe sur terre et les diverses activités des

hommes, autrement dit, si nous appliquons le point d’Archimède, alors ces activités ne

nous apparaîtrons vraiment comme rien de plus que des « comportements objectifs »,

que nous pourrons étudier avec les mêmes méthodes que celles utilisées pour l’étude

du comportement des rats (CC, p. 354).

Aussi pouvons-nous prescrire que l'indistinction constitue la clé de voûte du discours

sur le développement durable, dont l'idéologie totalisante semble avoir intégré la totalité de

l'agir humain. Le comportement d'une plante, d'un organisme ou de la communauté

humaine peut dans cette perspective "heureuse" être calculé avec la même exactitude.

L'angle mort de tous les discours sur le développement durable (même les critiques

radicales) repose sur l'incorporation assumée de l'environnement dans l'artefact humain lui-

même (conséquence de la naturalisation de l'artefact). À ce titre, même le Rapport

Meadows est moderne. Les partisans de l'écologie profonde prennent également acte de

cette unité du monde humain et de la nature là où Arendt et les Grecs prônaient une

résistance de l'artefact vis-à-vis de la nature éternelle. Faut-il conclure pour autant avec

Arendt que : « L’émancipation, la laïcisation de l’époque moderne qui commença par le

refus non pas de Dieu nécessairement, mais d’un dieu Père dans les cieux, doit-elle

s’achever sur la répudiation plus fatale encore d’une Terre Mère de toute créature vivante ?

» (CHM, p. 34).

2.2.3. L'idéologie dialectique du développement et de la durabilité

L'emprise idéologique du discours sur le développement repose sur une certitude

commune : celle selon laquelle il existe un continuum historique au sein duquel les activités

humaines ne font que s'améliorer et s'élargir. Autrement dit, et comme le suggère Arendt

dans Du mensonge à la violence, il existe une croyance irrationnelle au progrès et à la

croissance qui tend à affirmer la nécessité continuelle de l'évolution de l'homme.

Page 257: Durabilité et modernité - Université Laval

242

Le progrès permet de répondre à cette troublante question : que faire à présent ? La

réponse à son plus simple niveau, est : améliorons, élargissons ce que nous possédons

déjà, et ainsi de suite. (La foi, à première vue irrationnelle, des libéraux dans la

croissance, si caractéristique de toutes les théories politiques et économiques actuelles,

procède de cette conception.) Sur le plan des doctrines de gauche les plus élaborées,

elle nous commande de faire évoluer les contradictions du présent et de réaliser la

synthèse inhérente à leur nature. Elle nous assure, dans les deux cas, que nous n'avons

pas à redouter qu'il se produise quelque chose d'entièrement nouveau et d'inattendu ;

rien ne peut intervenir que les conséquences "nécessaires" de tout ce qui nous est déjà

connu (MV, 1972, p. 131).

À la question Que faire ? La réponse du discours sur le développement durable semble

proposer une continuité synthétique du développement et de la durabilité. Autrement dit, le

développement durable serait le fruit d'une synthèse entre la croissance/développement et la

durabilité de la nature. Le premier moment de l'idéologie dialectique du développement

durable, sa thèse pour ainsi dire, repose sur le concept de développement/croissance. Ce

moment est caractérisé philosophiquement par plusieurs éléments. Le développement et la

croissance qui lui est inhérente s'accompagnent toujours d'une destruction, celle-ci est

nécessaire à la régénération. Pour produire, il faut avant tout bruler ou consumer de

l'énergie au sens large - matière première, combustible ou encore et plus largement des

ressources, que celles-ci soient naturelles, renouvelables ou humaines - cette destruction est

en elle-même productrice d'objets de consommation ou d'usage, distinction peu importante

dans la mesure où globalement, dans la société de consommation que décrit Arendt, la

destination globale des objets est la consommation. Or, le propre de ce mouvement est

l'invisibilité. Celle-ci se décline d'ailleurs doublement, invisibilité du processus de

production qui n'est qu'un moyen en vue d'une fin, l'objet produit, et invisibilité de l'objet

lui-même qui est voué à disparaître dans le processus métabolique de la société. Le premier

élément du développement est donc caractérisé par le disparaître. Le second élément non

moins important est le mouvement, qui dit développement, dit processus de croissance. Ce

processus est historiquement caractérisé par la nouveauté et l'effervescence. La célérité

devient ainsi une valeur centrale du développement dont la vitesse accrue semble être le

pendant de la technique moderne. C'est d'ailleurs le point de vue développementaliste du

rapport Brundtland qui considère ce qui suit : « Après une évaluation globale, la

Commission estime que l'économie internationale doit accélérer la croissance dans le

monde tout en respectant les contraintes environnementales » (Brundtland, 1989, p. 106).

Page 258: Durabilité et modernité - Université Laval

243

En effet, plus la production est rapide et efficace, plus il y a développement.

Conceptuellement, l'idéal du développement est d'ailleurs perçu comme hyper-mobilité là

où le sous-développement, comme le décrit Truman, est décrit par l'état stationnaire. Moins

stigmatisant, le Rapport Brundtland admettra un développement pas assez rapide, trop lent,

insuffisant, des pays en développement. Bref, la rapidité est l'image progressiste d'un

développement réussi. Enfin, le troisième élément du développement, est son rapport à

l'histoire. La tradition signifie indirectement l'archaïque, dans le langage de la vitesse

toujours on pourrait dire que le passé en général est dépassé, démodé, d'où l'intérêt du neuf.

Intérêt cependant relatif et précaire, car éphémère, aussitôt apparu, le neuf devient usagé

(ou consommé), c'est-à-dire encore une fois dépassé. Dans cette perspective, le présent n'est

qu'un moyen terme, il tend à s'évanouir dans la perspective d'un avenir jugé meilleur. Dans

le cadre processuel, ni le passé, ni le présent ne sont importants, seuls l'avenir, le futur, le ce

qui-vient-par-la suite le sont. Cette dévalorisation radicale du temps passé ainsi que la

dévalorisation relative du temps présent est traversé par le concept de progrès et son

pendant obligé, l'optimisme moderne. Pour terminer, et comme nous l'avons déjà analysé,

force est de constater que le concept de développement porte déjà en lui le référent naturel,

la croissance, la phusis comme force génésique automatique et nécessaire. Il était donc

normal que le procès du développement intègre tôt ou tard le volet de la nature. Cette

intégration s'est faite à travers un concept étranger, mais nécessaire au développement, le

concept de durabilité. La durabilité vient ainsi accomplir la naturalisation nécessaire de

l'activité économico/technique pour ainsi devenir irréprochable. Quelles sont les

particularités de cette durabilité ?

La durabilité, dans l'esprit arendtien155

, repose principalement sur le caractère tangible

et réifié des choses, leur solidité pour ainsi dire. Cette solidité repose à son tour sur la

capacité à résister à l'usure du temps en général, et à l'usure de l'usage humain en

particulier. Autrement dit, est durable ce qui résiste au flux du temps, ce qui perdure.

155

Il est à noter qu'Arendt n'effectue pas une analyse systématique du concept de durabilité. La durabilité est

attribuée essentiellement au monde humain, ce dernier est comme nous l'avons déjà analysé, décidé

politiquement et réifié par l'œuvre qui lui offre sa pérennité. Cependant, nous interprétons la durabilité

dans l'esprit arendtien, c'est-à-dire en s'appuyant et s'inspirant de son analyse, de la nécessité de la

durabilité du monde humain. Il faut noter également que pour Arendt, et c'est là primordial pour notre

interprétation, la durabilité ne s'applique qu'à l'œuvre humaine et non à la nature qui elle, est éternelle.

Page 259: Durabilité et modernité - Université Laval

244

Durabilité et résistance constituent donc des synonymes. Durer c'est résister au temps qui

passe, c'est garder sa consistance. Le concept de durabilité concerne donc à la fois l'espace

et le temps. Du point de vue de l'étendue, la durabilité fait signe vers ce qui résiste à la

corruptibilité inhérente à tout ce qui est sensible, c'est rester le même ou presque, par-delà

le flux incessant et changeant du fleuve. Si donc pour Héraclite, on ne se baigne jamais

deux fois dans le même fleuve, la durabilité serait dans ce sens le combat contre ce qui

exige le changement. La lente usure que provoque le flot incessant de l'eau serait, selon

cette image, le ce-contre-quoi résiste ce qui est durable. En ce sens, durer c'est à la fois

lutter contre l'érosion ou la corrosion, mais également subir celle-ci dans la mesure où

lentement le fleuve de l'usure finira bien entendu par avoir raison de la durabilité. La

durabilité implique donc la possibilité d'une altération bien que celle-ci soit essentiellement

lente. Ce qui nous amène au temps de la durabilité : le temps long, le temps lent, le

ralentissement du flux du changement, la résistance. La durabilité n'est donc pas

l'inaltérabilité, mais l'altérabilité lente. À partir de ces définitions, comment se fait la

synthèse ?

Dans la mesure où le concept de développement s'applique principalement aux

développements des activités humaines (en dépit de la vision naturaliste de celles-ci), la

durabilité représente, principalement du moins, le domaine des processus naturels. Pour

reprendre l'image du fleuve, le développement serait ce flux incessant qui abîme

progressivement la durabilité de la nature. Dans cette perspective et à travers cette synthèse,

la nature a évidemment perdu son éternité jadis constituante en même temps que le monde

humain a perdu sa durabilité. Cependant, l'effet de cette synthèse est assez parlant : la

nature n'étant plus capable de se maintenir contre le développement sans fin, il s'ensuit que

le développement des activités humaines doit se charger de maintenir la durabilité de celle-

ci. Autrement dit, il faut faire durer la nature, plus simplement, il faut la protéger. La

protection de la nature devient ainsi une autre activité du développement, une activité

artificielle. Ainsi s'accomplit la modernité du discours sur le développement qui consiste à

prendre en charge la totalité de la planète.

Dans ce vaste mouvement, l'idéologie du développement durable tend à intégrer

dialectiquement la vitesse de la croissance combustible et la durabilité terrestre et solide de

Page 260: Durabilité et modernité - Université Laval

245

l'environnement. La durabilité repose sur l'effort pour maintenir l'équilibre naturel, le

rythme de sa régénérescence156

. L'effort doit prendre en charge la durabilité de la nature

comme si celle-ci avait une histoire qu'il fallait protéger, garder et archiver. Ainsi le

développement fulgurant artificiel/naturel de l'homme doit prendre en compte le

développement lent de la nature. Le renouvellement lent de celle-ci est entrevu comme un

obstacle à la célérité potentielle de la croissance des activités productrices humaines. D'où

la pratique du recyclage qui est devenue commune, dont le but premier est d'alléger le poids

des activités humaines sur les ressources de l'environnement (sans oublier l'avantage

économique de cette pratique) 157

. Par le recyclage, même l'objet usé/consommé/désuet

devient à son tour une ressource que l'on peut réintroduire dans le métabolisme cyclique.

Comme nous le verrons plus loin, l'homme en tant que ressource n'échappe pas à cette

nécessité du recyclage, professionnellement il est de plus en plus demandé au travailleur de

se recycler pour ainsi réintégrer le marché du travail et encore une fois le métabolisme de la

société. Bref, le travailleur désuet parce que dépassé par l'avancement des techniques se

retrouve lui aussi dans l'obligation de se recycler. Ainsi, au lieu de se fier entièrement au

renouvellement incessant de la nature, le développement durable tente de reproduire le

recyclage des produits humains d'une manière plus expéditive. Si donc avec le

développement, le monde artefactuel humain a perdu sa durabilité en se naturalisant dans le

processus sans fin de croissance, avec le développement durable, la nature semble avoir

définitivement perdu son éternité. Il y a là comme un inversement de la situation. Jadis,

c'était le monde fabriqué par les hommes qui devait résister aux flux incessants de la nature,

maintenant, c'est la nature qui doit résister à l'éternité du développement. Plus précisément,

l'homme doit se charger de faire durer la nature.

L'idéologie du développement durable accomplit la modernité intégrante en substituant

156

En ce sens, faire durer l'environnement consiste à faire durer le mouvement qui fait du surplace, c'est-à-

dire le mouvement de régénérescence.

157 Dans ce sens, Le rapport sur le développement humain : durabilité et équité : un meilleur avenir à tous,

affirme l'avantage du recyclage qui est à la fois une solution écologique mais également un moyen de

développement : le recyclage des déchets électroniques est néanmoins devenu un secteur économique

dynamique, en particulier en Chine et en Inde, où la récupération, la réparation et le commerce de

matériaux provenant d’appareils électroniques jetés constituent des moyens de subsistance non

négligeables pour les populations pauvres.

Page 261: Durabilité et modernité - Université Laval

246

la durabilité à l'éternité de la nature. Ce faisant, l'histoire de la nature dépend complètement

de l'être humain. Car si le monde humain était nécessairement voué à disparaitre dans la

mesure où la durabilité souffre d'une relative altérabilité, il restait toujours aux hommes la

possibilité de refonder un nouveau monde à travers l'action politique réifiée dans l'œuvre.

Or, cette capacité n'existe pas au sein de la nature qui ne fait que se reproduire à l'identique

(ou presque). Cependant, avec l'artificialisation de la nature qu'inaugure l'idéologie du

développement durable en attribuant à la nature la durabilité, la tâche d'innover semble

revenir aux hommes maintenant capables comme le pressentait déjà Arendt d'agir dans la

nature.

L’homme moderne ne peut plus voir et tenir à distance la nature dont il perturbe les

équilibres par ses activités. D’ailleurs, les sciences du XXIe siècle documentent

comment la façon moderne dont nous habitons la terre, a une incidence directe sur

l’environnement, la biosphère et les cycles climatiques. Tant le mode de vie moderne

occidental que les changements climatiques mettent en péril, à l’horizon de la fin de ce

siècle, la survie des êtres humains et des écosystèmes si rien ne change. Pour certains,

nous sommes au début des catastrophes et des cataclysmes climatiques : c’est la

chronique d’une mort annoncée de l’espèce humaine. Pour d’autres, l’histoire naturelle

et l’histoire humaine se trouvent maintenant confondues par les transformations des

milieux naturels et humains générées par la révolution industrielle et il s’agit d’agir au

sein d’une nouvelle ère géologique : l’Anthropocène (Parizeau, Marie-Hélène, 2016, p.

23).

Le rapport Brundtland, à travers son esprit positif, semble prendre acte de cette

incapacité de tenir à distance la nature et de l'incorporation de celle-ci dans l'artefact. Ce

faisant, l'action dans la nature semble ouvrir la voie à une nouvelle façon d'habiter le

monde. Cette ère géologique est appelée anthropocène dans la mesure où l'homme est

considéré comme une force géologique158

. L'absence d'extériorité de la nature est d'ailleurs

ce que remarque de manière relativement critique M-H. Parizeau dans son article :

158

Dans son article, La géologie de l'humanité : l'anthropocène, Paul J. Crutzen, avance l'idée d'une

nouvelle ère géologique : « On peut à juste titre désigner par le terme " anthropocène" l'époque géologique

actuelle, dominée de diverses manières par l'Homme, qui succède à l'Holocène - la période chaude des

dix-douze derniers millénaires » (Crutzen, J. Paul, 2007, p. 143). C'est ainsi que pour Crutzen, l'homme

peut maintenant être considéré comme une force tellurique au même titre que les autres forces de la

nature. En d'autres termes, l'anthropocène caractérise une nouvelle ère de l'évolution qui serait celle où

l'homme devient effectivement une force géologique. Dans la perspective arendtienne, l'homme comme

force de la nature est bien ce que l'on peut attendre de pire de la modernité dans la mesure où l'homme est

maintenant capable d'agir dans la nature, c'est-à-dire, capable de déchainer des forces cosmiques qui

n'existaient pas dans l'économie naturelle. Dans un langage arendtien, il est possible de dire que l'homme

est devenu capable de déchainer des forces cosmiques à partir de sa position dans l'univers, il n'est donc

pas une force de la terre, mais une force de l'univers s'appliquant à la terre par la technique.

Page 262: Durabilité et modernité - Université Laval

247

Ainsi à travers le terme d’Anthropocène, il n’y aurait plus d’extériorité (nature,

environnement) tandis qu’un nouveau récit global des origines se constitue avec la

caractéristique de qualifier toute action humaine passée et future. Bonneuil et Jouvancourt

ne manquent pas de souligner comment celui-ci a des échos religieux chrétiens « Terre,

pardonne-leur, car ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient ». Or, le pardon libère des erreurs

ou des fautes du passé et donne espoir pour l’avenir. Du même coup, l’Anthropocène serait

aussi l’histoire de la disparition d’autres récits culturels et l’oblitération d’autres savoirs

environnementaux. Qui plus est, l’Anthropocène ré-ouvre l’avenir en s’engageant sur un

nouveau récit prométhéen de géo-ingénierie offrant des solutions techniques pour contrôler

les effets anthropogéniques des changements climatiques.

L'histoire de la nature et l'histoire de l'homme semblent paradoxalement se fondre à

travers cette fluidification des frontières. Idéologiquement, considérer l'homme comme une

force tellurique au même titre que la nature, c'est justifier son emprise technique totale sur

l'histoire de la nature et de l'homme. Ce qui est décisif dans cette considération, c'est

l'absence de frontières et la position de l'homme dans cette évolution naturelle. En tant que

force de la nature, la nécessité du développement s'accouple à la nécessité de

l'investissement de la nature. Au lieu de regretter un état de fait, l'impact de l'homme sur

son environnement, la tendance est à l'accepter et à agir en conséquence. L'action dans la

nature devient la vocation naturelle de l'homme en tant que force de la nature. À ce titre, les

OGM, la manipulation génétique, et biens d'autres pratiques ne constituent, à ce stade, que

les premiers pas encore maladroits de cette nouvelle histoire. À travers une telle idéologie,

l'histoire de l'homme semble avoir été décidée. Le développement incessant technicisé et

automatisé semble avoir, idéalement du moins, remplacé la possibilité de l'action politique

à travers le requérir technique et productif. Seule l'histoire de cette nature en

développement artificiel comporte encore des surprises et de l'innovation. En d'autres

termes, il s'agit de comprendre que l'éternité du développement, son automatisme productif,

est la seule chose dont on peut sérieusement être certain. Ici s'accomplit ce qu'Arendt décrit

comme la relativité de la connaissance. À partir du moment où l'homme se mit à douter de

ce qu'il voyait, la seule certitude qui lui restait était celle de connaitre le fonctionnement de

ce qu'il faisait. Les lois de la nature, leur nécessité jadis constitutive ne constituent plus une

Page 263: Durabilité et modernité - Université Laval

248

assise solide dans la mesure où l'homme a le pouvoir de modifier la nature et ses lois et

dans la mesure où il est lui aussi considéré comme une force de la nature. Ainsi, l'homme

est non seulement capable de modifier la nature, mais il est aussi partie intégrante de cette

nature : il est la force de la nature (sans doute la seule) capable de changer le

fonctionnement de toutes les autres forces. Avec l'avènement de la conception de

l'anthropocène, il est fort probable que l'homme soit bientôt considéré comme la seule force

naturelle réellement nécessaire. L'homme devient ainsi une force de la nature surnaturelle,

c'est-à-dire, qui transcende potentiellement toutes les forces en vigueur. Ce qui signifie que

la nature est devenue, comme nous l'avons montré au chapitre précédent, le lieu de la

contingence.

De plus, dans cette synthèse, la nature est perçue comme une ressource, c'est-à-dire

comme ce qui peut être requis pour le développement. C'est d'ailleurs le point de jonction

qui lie intimement le développement et la nature. Au chapitre 6 du Rapport Brundtland, le

titre est parlant : « Espèces et Écosystèmes : Les ressources au service du développement »

(Brundtland, 1989, p. 177). Bien que le rapport Brundtland admette d'autres raisons de

préserver l'environnement, la raison convaincante (c'est-à-dire suffisante), celle par laquelle

il commence son analyse, est la raison économique. La durabilité de l'environnement est

donc fonction du développement, elle répond à la nécessité du développement.

Les diverses espèces et le matériel génétique qu'elles renferment vont jouer un rôle de

plus en plus important dans le développement. De puissantes raisons économiques

viennent renforcer les autres raisons - éthiques, esthétiques, scientifiques - de les

préserver. La variété génétique et le plasma germinal des espèces apportent une

contribution à l'agriculture, à la médecine, à l'industrie, d'une valeur de plusieurs

milliards de dollars par an (Brundtland, 1989, p. 177).

La durabilité de l'environnement est donc détournée vers des finalités utilitaires qui

constituent de puissantes raisons économiques de préserver l'environnement. Autrement

dit, la conscience de la limite environnementale est une conscience ancrée dans

l'importance du développement. La nature/ressource constitue ainsi le pivot du discours sur

le développement. En tant que ressource, la nature répond à l'injonction économicisante de

la société de consommation. Ainsi, la durabilité de la nature/ressource est requise pour le

développement, au sein de ce mouvement, les ressources dites humaines n'échappent hélas

pas à ce requérir. Autrement dit, la durabilité des ressources considère que par-delà les

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249

valeurs éthiques, esthétiques ou autres, les ressources naturelles et humaines doivent durer

aussi longtemps que possible aux fins du développement. Dans ces conditions, force est de

constater le glissement du développement durable vers un discours idéologique totalisant.

Personne n'échappe à la nécessité de l'emprise développementaliste.

Le discours sur le développement est donc un discours intégrant une plurivocité de

paramètres dont l'interrelation est censée rendre compte du caractère complexe du

développement. Ce dernier n'est plus considéré comme une simple croissance économique,

mais tend à engloutir la complexité du vivre ensemble. C'est ainsi qu'apparaitront des

notions telles que le développement humain dont le PNUD est le précurseur. La richesse

apparente de ce discours se démarque clairement du caractère simple pour ne pas dire

simpliste des premiers discours sur le développement. Cependant, ce qui nous intéresse

dans ces analyse est moins la pertinence de la prise en compte d'indicateurs de

développement humain (tels que l'éducation, la qualité de vie, l'accès aux ressources ou

autres) que cette propension du discours développementaliste à englober progressivement

toutes les sphères d'activités humaines. Ce faisant, le discours incorpore des concepts tels

que l'équité, la durabilité et la croissance économique dessinant ainsi un triangle des

Bermudes dans lequel tout discours contestataire ne peut que s'abîmer. En effet,

l'humanisation du discours sur le développement tend à mettre en perspective la nécessité

de prendre en compte des nouveaux indicateurs de développement qui reflèteraient bien

mieux le niveau de développement d'une société. L'IDH serait un de ces outils qui depuis

1990 semble se distinguer des indicateurs qui ne reflètent que le niveau de vie. La qualité

de vie semble pouvoir ainsi être calculée, bien qu'approximativement, en intégrant la

dimension humaine du développement. L'homme au centre du développement dessine ce

nouvel aphorisme riche de conséquences et qui tend encore une fois à noyer le poisson dans

l'eau. Car si l'homme est à la fois jugé comme un capital humain, comme ressource propice

au développement, il n'en reste pas moins que c'est le même homme qui serait l'objectif du

développement. Ce dernier est tantôt considéré comme faisant partie de ces ressources et

tantôt considéré comme l'objectif du développement. En d'autres termes et dans cette

douteuse synthèse est accomplie la confusion la plus totale sur la place de l'homme dans le

développement. Paradoxalement, l'homme devient à la fois moyen (ressource humaine) en

Page 265: Durabilité et modernité - Université Laval

250

vue d'une fin (le développement) et la fin d'un moyen (le développement). Autrement dit,

l'homme est à la fois le moyen et la fin du développement. En acceptant cette prémisse

apparemment insensée, le développement humain durable159

établit l'incontestabilité la plus

totale de la condition de l'homme. Refuser le développement serait dans ce sens, refuser

l'humanisme, le souci de l'homme. Et si le développement requiert les ressources humaines,

ce n'est que pour mieux servir l'homme. L'homme au service de l'homme est ce que l'on

pourrait espérer de meilleur (ou encore de pire), du discours idéologique du développement

humain durable. Plus précisément, l'homme au service de l'espèce humaine, tel est

véritablement l'enjeu du développement humain durable. La nature, l'homme et tout ce qui

existe peuvent vraisemblablement être requis par le développement dans la mesure où

celui-ci est nécessairement orienté vers le bien de l'espèce humaine. Pendant 25 ans, le

discours sur le développement durable n'a cessé d'ajuster et de manœuvrer son approche

jusqu'à la parfaire à travers cette expression assourdissante selon laquelle tout peut être

ressource et objectif à la fois. La durabilité de la nature et des ressources est requise pour le

développement qui lui aussi est requis pour la durabilité des ressources. Dans ce cercle

vicieux, on ne peut que lâcher prise et se laisser entrainer dans ce tourbillon englobant et

indiscutable. Toute critique est vaine, la camisole de force étant infaillible. Puisque le

développement humain durable se propose d'exploiter le plus durablement et le plus

équitablement possible les ressources (y compris l'homme en tant que force productive et à

travers la notion du travail pour tous) et que, ce même développement, a pour but l'humain

et la durabilité, l'exploitation ne peut qu'être un moyen en vue d'une fin jugée bonne. Tant

que l'exploitation de l'homme par l'homme n'est pas le but avoué, toute exploitation comme

moyen peut être acceptée. Tant que la nature est exploitée en vue de la durabilité du

développement, l'exploitation comme moyen doit être tolérée. Tant que le développement a

159

Cette expression est utilisée dans le Rapport du PNUD de 2011 dont le but principal est d'arrimer l'équité

et la durabilité. L'expression développement humain durable est quelque peu déconcertante dans la mesure

où elle semble signifier le développement de l'homme comme objet/objectif et le développement comme

objet de l'homme. Si donc c'est l'homme qui développe, il est aussi ce à partir de quoi le développement

est possible mais aussi, ce à partir de quoi le développement est légitime. Le développement humain

durable semble signifier que l'homme est la mesure de toute chose pour reprendre Protagoras dans l'esprit

arendtien. Autrement dit, l'homme devient l'alpha et l'oméga du développement. L'homme développe

l'homme en vue de l'homme. Cette affirmation dans tout ce qu'elle a de tautologique est la marque de

l'accomplissement de l'idéologie.

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251

pour but avoué la durabilité et l'équité, la vallée des larmes reste auréolée. Ainsi, si tout

discours idéologique peut se permettre de rompre avec la réalité et en faire abstraction, c'est

parce que toute contradiction n'est entrevue que sous un angle passager. Autrement dit, la

contradiction est le moment qui permet à l'idée de se développer. Le développement

durable accomplit l'idéologie en éternisant le développement et en intégrant indistinctement

la nature et les hommes tantôt considérés économiquement comme des moyens tantôt

considérés éthiquement comme des fins.

Faut-il pour autant s'en réjouir ? Faut-il accepter que l'ère de l'anthropocène entérine

l'humanité comme force naturelle et ainsi justifie l'éternité du développement ? Faut-il

accepter que Notre avenir à tous une fois décidé et fermé définitivement, le seul avenir

ouvert soit celui des ressources manipulées ? Autrement dit, peut-on penser au-delà du

développement durable et de ses prémisses modernes ?

3. Considérations sur la durabilité du monde humain

Alors que le discours sur le développement durable semble prétendre attribuer une

durabilité à la nature, l'intégration de la nature dans l'artefact humain depuis

l'industrialisation jusqu'à nos jours semble également avoir fragilisé l'éternité jadis

constituante de celle-ci. Comme nous l'avons amplement analysé dans le chapitre

précédent, la nature est une force génésique caractérisée par l'éternel retour du même.

Naissance/mort/renaissance constituent le propre de la production naturelle. Autrement dit,

la nature, contrairement aux activités de l'œuvre humaine, qui ont un début et une fin, n'a ni

début ni fin. Le caractère fondamental de l'œuvre pour Arendt est la durabilité. Le caractère

fondamental de la nature est l'éternité du processus auto-générationnel. Cependant, avec la

modernité, l'activité productrice de l'homme aurait incorporé l'automatisme de la nature au

sein du processus de fabrication. Dans une telle perspective, le concept de développement,

qui, depuis Truman devient le discours englobant et totalisant, semble incarner ce

mouvement de naturalisation de l'artefact et de la production humaine. Autrement dit, le

développement emprunte à son origine naturelle le cadre théorique propre à légitimer

l'automatisme sur-productif de l'espèce humaine. En outre, consciente de l'absence de

durabilité au sein du monde humain naturalisé et processuel, la réponse de la modernité a

été d'attribuer à cette nature incorporée dans l'artefact la durabilité jadis constituante des

Page 267: Durabilité et modernité - Université Laval

252

productions humaines. Paradoxalement, le concept de durabilité n'est même plus espéré des

choses que l'homme fabrique. Le concept de progrès comme celui de procès semblent

miner toute possibilité de penser la durabilité de ce que nous fabriquons. L'obsolescence de

ce que nous fabriquons, que celle-ci soit programmée ou non, reste le pivot constituant de

notre monde moderne.

Dans ces conditions, est-il possible de repenser la durabilité en dehors du cadre posé par

le développement durable ? Est-il possible de repenser à la durabilité de ce que nous faisons

et ainsi de rétablir les frontières entre l'artefact et la nature ? En d'autres termes, est-il

possible de penser au-delà du développement durable l'enveloppement durable du monde

spécifiquement humain ?

En outre, il apparaitra clairement que la durabilité du monde humain n'a de sens que

dans le cadre d'une pluralité. La condition de la pluralité, condition politique de l'homme,

est elle aussi productrice d'une durabilité dans la mesure où l'action déclenche des

processus dont les répercussions sont potentiellement infinies. Ainsi, la durabilité de

l'œuvre et la durabilité de l'action semblent s'appeler mutuellement comme la condition d'un

monde partagé par une communauté politique. Nous nous proposerons ici de fournir

quelques pistes qui permettraient de penser la durabilité en dehors du discours moderne du

développement. Ces pistes ne constituent pas un programme, mais bien ce que toute piste

est, un chemin qui doit encore être pisté.

3.1. Durabilité du monde humain et éternité de la nature

Au chapitre précédent, nous avons pensé en direction de la durabilité telle que la définit

Arendt et qu'elle l'attribue à l'artefact. Notre interprétation nous a amené à penser que la

durabilité du monde fabriqué par l'homme repose sur une relativité antithétique avec

l'éternité de la nature. En effet, l'éternité de la nature était comprise à la fois comme le ce-

contre-quoi le monde humain doit résister, mais aussi le ce-comme-quoi le monde humain

doit durer. Autrement dit, l'image de l'éternité de la nature est à la fois un risque pour le

monde humain dont le temps (linéaire) est radicalement différent de la nature (cyclique),

qu'une inspiration (durer comme l'éternité de la nature). Celle-ci est caractérisée par

l'éternel retour, la naissance et la mort forment le cycle métabolique de son économie. Le

monde humain doit lutter contre la naturalité et contre la mortalité de ses individus en

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253

instituant un monde commun qui puisse symboliser une forme de transcendance vis-à-vis

de la mort individuelle. Ce faisant, il apparait clairement que d'un point de vue arendtien, le

problème de la durabilité soulevé par le Rapport Brundtland serait un hybride moderne lui-

même issu de la naturalisation de l'industrie humaine du développement.

Pour sortir du discours moderne sur le développement durable, il faut impérativement

réintégrer ce que nous fabriquons. La réintégration signifie non seulement l'appropriation,

mais aussi le mouvement qui consiste à redonner de l'intégrité aux choses qui constituent le

monde humain. Dans cette perspective, la durabilité doit porter essentiellement sur ce que

nous fabriquons, sur l'artefact. Nous pensons que l'intégrité du monde artificiel humain doit

reposer sur la durabilité de ce que nous faisons. Dans cette perspective, les objets qui nous

entourent ne sont pas seulement fonction d'une satisfaction consumériste, mais fonction

d'un usage. Ce tournant nécessite minimalement de passer de cette dernière phase que

Rostow appelait idéalement (et naïvement) le stade de la consommation de masse, au stade

de l'usage. À partir du moment où ce qui est mis en valeur est l'homme en tant qu'usager et

non l'homme en tant que consommateur, il est possible de penser la durabilité. Autrement

dit, l'orientation de la technique et de la production doit être l'usage. L'usage est long, il ne

signifie pas une combustion frénétique, mais une lente usure. Les objets reprendraient ainsi

une relative intégrité et auraient positivement une histoire.

Au lieu d'une société de gaspillage, nous aurions une société de l'usage. Dans une telle

perspective, nul besoin d'intégrer la nature dans l'artefact humain, il faut au contraire la

laisser à elle-même en gardant autant que possible la ligne de démarcation qui est

également une ligne de protection. Laissée à elle-même, la nature est éternelle. Bien

évidemment, notre rapport à la nature reste en partie utilitaire, mais l'utilité de celle-ci n'est

plus arraisonnée et arrimée à la consommation, elle est relative à l'usage. Il ne s'agit pas non

plus d'arrêter le progrès technique, mais de le diriger vers ce qui fait sens pour l'humanité

qui n'est pas seulement un animal laborans mais également un être politique Ceci implique

effectivement de passer d'une société de travailleurs/consommateurs à une société où le

loisir à sa place, où le temps n'est plus arraisonné à la technique et à la productivité, bref où

il est possible de prendre son temps. Que ce temps soit consacré à la vita contemplativa, à

l'activité politique ou à toute autre activité d'ordre privé n'a que peu d'importance tant et

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254

aussi longtemps que le temps libéré ne serve pas à la consommation. Si donc ultimement

l'homme est un être pour la mort comme le disait si bien Heidegger, force est de constater

que cette frénésie productive est en soi illusoire, qu'elle est pour ainsi dire futile et sans fin.

La mort constitue effectivement la limite individuelle à laquelle personne ne peut échapper.

Paradoxalement, dans son hymne à la vie biologique, la modernité semble avant tout avoir

oublié cette condition individuelle primordiale qui chez les Grecs du moins, constituait le

moteur de leur effervescence culturelle et politique. Si donc penser c'est apprendre à

mourir, s'engager politiquement s'est tenter de vaincre la mort biologique à travers la

mémoire de la pluralité elle-même inscrite et réifiée dans le monde humain. Bien que la

société moderne soit de part en part individualiste, elle est paradoxalement amnésique vis-

à-vis de cette condition constituante de l'individu mourant.

En définitive, s'il est quelque chose qui nécessite les premiers soins, c'est moins la

nature, que notre artefact, notre monde. Prendre soin du monde humain artificiel n'est pas

sans importance pour le respect de la nature. En ce sens, il faudrait réentendre la culture en

son sens étymologique et originaire (colere) comme l'activité de prendre soin de la nature

en vue de l'habitation durable des hommes. L'enveloppement durable du monde humain

serait à notre sens la réponse (certes anthropocentrique) adéquate vis-à-vis de l'idéologie

dominante. L'unité symbiotique de l'homme et de la nature constitue le risque le plus grave

autant pour la durabilité du monde humain que pour l'éternité de la nature. Le danger du

monisme provient de l'effacement des repères normatifs. Dans son livre, Penser et agir

avec la nature une enquête philosophique (2014), Catherine Larrère et Raphaël Larrère

critiquent les dangers inhérents au monisme en ces termes : « Comme tous les monismes, la

naturalisation de l'artifice conduit à un effacement des repères normatifs. Doublement : elle

efface l'extériorité de la nature et, avec elle, le respect qu'on lui doit. Mais, en intégrant

l'homme dans l'évolution, elle efface aussi sa responsabilité éventuelle dans les

changements technologiques, rebaptisés "évolution" (Larrère, Catherine et Raphaël, 2014,

p. 155). Avec une telle intégration, la responsabilité de l'homme est réduite à néant ; il n'est

plus qu'un atome de ce processus planétaire naturel/technique évolutif. C. et R. Larrère

critiquent cette propension à subsumer la nature et l'activité humaine au sein d'un monisme

englobant autour de la notion d'anthropocène. Dans un esprit arendtien, il est possible

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255

d'affirmer ceci : à force de considérer l'homme comme une force de la nature - force

productive/consumériste de l'animal laborans - il devient impossible de circonscrire l'action

volontaire des hommes de l'action naturelle des processus biologiques. En d'autres termes,

la fluidification des frontières provoque un double problème : l'impossibilité d'un monde

humain durable (processus évolutif en éternel changement) et l'impossibilité d'une nature

éternelle (la nature ayant intégré l'évolution artificielle). En effet, en tant que force

géologique, l'action humaine devient aussi nécessaire que le fonctionnement naturel, ce

faisant, elle implique un manque total de responsabilité. Reprenant Michel Serres, C. et R.

Larrère constatent ce dilemme dont nous avons déjà parlé : « Quand l'homme devient une

force naturelle, histoire et nature se rencontrent : L'histoire globale entre dans la nature ; la

nature globale entre dans l'histoire : voilà de l'inédit en philosophie » (C. et R. Larrère,

2014, p. 247). Bien que l'orientation des développements de C. et R. Larrère soit

environnementale, il nous semble intéressant de remarquer que leurs conclusions s'arriment

aux nôtres vis-à-vis de cette fluidification. En d'autres termes, nous pensons que le souci

premier doit s'orienter vers la durabilité du monde humain différencié de l'environnement

naturel. Et si l'homme fait effectivement partie de la nature en tant qu'espèce, ce n'est là

qu'une des dimensions générales de ce dernier qui est spécifiquement un être culturel160

.

Ceci ne signifie pas pour autant que la nature n'entretient aucun lien avec l'artefact. La

nature reste garante dans son modèle d'éternité de la durabilité du monde humain.

Autrement dit, la relativité antithétique ne se résout ni dans la victoire de l'artefact sur la

nature ni dans l'indifférence, mais dans la juste tension. Si donc la distinction moderne

entre le sujet et l'objet semble avoir promu l'objectif de la maîtrise sur la nature, cette

maîtrise n'a pu réellement se réaliser que quand la nature et l'homme se sont confondus

dans le fonds requis par la technique productiviste. À tout considérer comme une ressource,

160

C. et R. Larrère veulent échapper à la fois à la dichotomie nature/culture mais aussi au monisme

naturalisant. Ce faisant, ils proposent la vision triangulaire suivante nature-artefact-culture : « On n'a pas

une ligne, mais un triangle, avec trois sommets : nature, artefact, culture. L'existence de chaque sommet

empêche les deux autres de se confondre » (C. et R. Larrère, 2014, p. 170). À partir de Hannah Arendt,

nous proposons une vision ancrée dans la relativité antithétique comme nous l'avons exposé au chapitre

précédent et qui consiste à prendre acte d'une opposition relationnelle, c'est-à-dire, une opposition dans

laquelle chaque terme n'est ce qu'il est qu'en présence de l'autre. Pour nous, la culture ferait ainsi partie de

l'artefact au sens large alors que pour Larrère, il faut distinguer la culture de l'artefact.

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256

l'homme perd encore plus la spécificité de sa condition (étant lui aussi une ressource

humaine). Le métabolisme de la société doit donc retrouver la limite inhérente et idéale à

toute consommation, celle de la survie de l'humanité au lieu de prétendre à l'idéal de

l'abondance infinie que critique Arendt en ces termes :

Quoi qu'il en soit, l'époque moderne ne cessa d'admettre que la vie, et non pas le

monde, est pour l'homme le souverain bien ; dans ses révisions et ses critiques les plus

audacieuses, les plus révolutionnaires, des croyances ou des conceptions

traditionnelles, elle ne pensa jamais à mettre en question ce renversement fondamental

que le christianisme avait introduit dans le monde antique moribond. Si éloquent et si

lucides que fussent les penseurs modernes dans leurs attaques contre la tradition, la

primauté de la vie avait acquis à leurs yeux un statut de vérité axiomatique, et elle le

conserve même dans notre monde actuel qui a déjà commencé à dépasser toute

l'époque moderne et à substituer à la société du travail une société d'employés (CHM,

p. 397).

Le vitalisme tend à subsumer la condition humaine sous l'angle de la vie de l'espèce

humaine. Cependant, sa condition naturelle n'est pas sa condition spécifique, en tant qu'être

culturel, l'homme cherche à construire un habitat durable qui constitue la spécificité de sa

condition historique. L'histoire de l'homme repose ainsi sur l'action politique, elle-même

requiert la mémoire de ses semblables qui, à travers la réification, pourra maintenir la

durabilité du monde humain. Autrement dit, le grand danger est de mélanger toutes ces

activités en en faisant une seule et même activité de développement productif. Dans cette

perspective, le progrès technique n'est pas rejeté, mais ré-enchâssé au sein de la limite du

monde humain. Ainsi, le progrès technique à une finalité, celle-ci est l'usage durable des

hommes et non le processus productif/consumériste de l'animal laborans. Le travail et la

productivité devraient dans ce sens être proportionnellement équivalent aux besoins vitaux

de l'homme. Dans cet état d'équilibre, il est possible de postuler que la dévalorisation du

consumérisme implique indirectement le respect de la nature. Pour ce faire, il faut défaire la

victoire de l'animal laborans et rasseoir l'homo faber dans sa fonction durable et dans sa

finalité politique161

.

161

Il faut distinguer l'œuvre produite de la mentalité qui les a produite. En ce sens, Arendt démontre dans La

crise de la culture que les Grecs se méfiaient de la mentalité de l'Homo faber qui est une mentalité

utilitaire qui juge tout en tant que moyen. Cependant, les objets produits par l'Homo faber ne devraient pas

être jugé à partir d'une telle mentalité, mais à partir d'un jugement désintéressé comme nous le verrons un

peu plus loin. La durabilité de l'œuvre repose donc également sur le jugement du spectateur capable de

contempler la culture et ainsi, de la faire perdurer.

Page 272: Durabilité et modernité - Université Laval

257

On ne peut donc qu'être d'accord avec Arendt sur son constat quant au triomphe de

l'animal laborans qui semble subsumer à la fois la durabilité du monde et la pluralité du

politique. Cependant, même devant ce constat tragique, Arendt refuse de croire que les

hommes ont définitivement perdu leurs facultés. Les traces du faire sont encore présentes

chez les artistes qui, selon elle, gardent ce contact avec le monde. Les traces de l'action

politique sont elles-aussi encore présentes pour certains privilégiés. Bien qu'il soit

impossible de prévoir ce qui s'en vient par la suite, chose d'autant plus douteuse que cette

prétention est hautement idéologique, il est possible de penser aux conditions de possibilité

du changement de cap. Une de ces conditions à notre sens repose sur la durabilité du

monde, seule condition capable de susciter l'amor mundi, lui-même capable de stimuler

l'action politique et de lui rendre la noblesse perdue.

3.2. Durabilité, pluralité et sens commun

Comme nous l'avons vu, dans le schéma arendtien de la vita activa, la condition

humaine du travail est la vie, la condition humaine de l'œuvre est l'appartenance au monde,

la condition humaine de l'action est la pluralité. Cette tripartition n'en est pas moins

hiérarchisée dans la mesure où l'action est, pour Arendt, la condition la plus spécifiquement

humaine alors que le travail est la condition humaine la plus "inhumaine", la plus naturelle.

En d'autres termes, la durabilité que dessine l'activité de l'homo faber et sur laquelle nous

avons longuement insisté n'en reste pas moins une valeur intermédiaire, c'est-à-dire non

finale ou encore insuffisante en elle-même. La durabilité du monde fabriqué n'aurait de

sens dans l'esprit arendtien que pour assurer le séjour des hommes qui se décide

principalement par l'action humaine. Peut-on pour autant en conclure que la durabilité est

une valeur seconde ou peu signifiante dans le système arendtien ?

La critique arendtienne de la modernité repose en grande partie sur cette propension à

tout considérer sous l'angle de l'éphémère consommation individualiste. Ainsi, quand

Arendt critique l'apologie moderne du travail, elle critique également le nivellement des

valeurs qui lui est subjacent. C'est pourquoi, quand tous les objets de l'activité productrice

de l'homme sombrent dans le procès métabolique consumériste, il n'existe plus de fin en

soi, plus de valeur capable de mobiliser les hommes. La condition humaine du travail, une

fois assumée idéologiquement comme condition ultime, dévalorise le monde humain au

Page 273: Durabilité et modernité - Université Laval

258

plus haut point. D'où la nécessité de la durabilité de l'œuvre humaine, que celle-ci soit

culturelle et artistique ou encore simplement une œuvre d'usage. Il est donc possible et

même intéressant de lire la hiérarchie arendtienne à partir du concept de durabilité. Des

choses les moins durables (objets du travail) en passant par celles qui sont plus durables

(objets de l'œuvre) pour enfin culminer par celles qui produisent le plus d'effets durables

(l'action politique). Paradoxalement, l'action politique qui ne produit rien est considérée par

Arendt comme potentiellement plus durable que toutes les autres productions humaines162

.

Ainsi, même au sein de l'activité la plus improductive au sens matériel, il existe une

durabilité immatérielle. Qu'est-ce à dire ?

En effet, pour Arendt, l'action et la parole sont capables de déclencher des processus

dont la durée et les répercussions sont non seulement inattendues, mais également

potentiellement sans fin. Ainsi, même si l'action en elle-même est relativement éphémère,

les conséquences de celle-ci sont durables pour la destinée des hommes. Il existe donc bien

une hiérarchie des activités pour Hannah Arendt qui voit dans la possibilité de l'action la

rédemption de l'homo faber qui lui-même incarnait la rédemption de l'animal laborans.

Nous avons vu que l'animal laborans, prisonnier du cycle perpétuel du processus vital,

éternellement soumis à la nécessité du travail et de la consommation, ne peut échapper

à cette condition qu'en mobilisant une autre faculté humaine, la faculté de faire,

fabriquer, produire, celle de l'homo faber qui, fabriquant d'outils, non seulement

soulage les peines du travail, mais aussi édifie un monde de durabilité. La rédemption

de la vie entretenue par le travail, c'est l'appartenance au-monde entretenu par la

fabrication. Nous avons vu en outre que l'homo faber, victime du non-sens, de la

"dépréciation des valeurs", de l'impossibilité de trouver des normes valables dans un

monde déterminé par la catégorie de la fin-et-des-moyens, ne peut se libérer de cette

condition que grâce aux facultés jumelles de l'action et de la parole qui produisent des

histoires riches de sens aussi naturellement que la fabrication produit des objets

d'usage. (...). Au point de vue de l'animal laborans il est miraculeux d'être aussi un être

connaissant et habitant un monde ; au point de vue de l'homo faber il est miraculeux,

c'est comme une révélation du divin, qu'il puisse y avoir place en ce monde pour une

signification (CHM, p. 301, 302).

En d'autres termes, la durabilité que produit l'homo faber est insignifiante en soi et

162

Le paradoxe de l'action politique repose en ceci que, pour Arendt, celle-ci est hautement fragile sans

l'immortalisation que peut lui offrir l'homo faber. Le danger de l'oubli guette donc inexorablement l'action

politique. Ainsi la durabilité que procure la réification de l'homo faber est entrevue comme ce qui sauve

l'acteur politique de l'oubli. Mais même si l'oubli guette l'acteur qui peut possiblement sombrer dans les

oubliettes de l'histoire, comme nous le verrons par la suite, les effets imprévisibles de l'action politique

transcendent le danger de l'oubli.

Page 274: Durabilité et modernité - Université Laval

259

nécessite ainsi l'activité politique qui donnera à ce monde la signification qui lui manque. Il

est donc possible de lier l'activité de fabrication à l'appartenance au monde tout en

saisissant que ce monde nécessite le sens que seule l'action politique peut lui donner. De

plus, l'action politique bien qu'éphémère en soi, déclenche des processus durables pour

l'histoire de l'homme ; ce qui signifie que l'action politique participe également de la

durabilité des affaires humaines. Laissons encore une fois la parole à Arendt :

Si la force du processus de la production s'absorbe et s'épuise dans le produit, la force

du processus de l'action ne s'épuise jamais dans un seul acte, elle peut grandir au

contraire quand les conséquences de l'acte se multiplient ; ces processus, voilà ce qui

dure dans le domaine des affaires humaines : leur durée est aussi illimitée, aussi

indépendante de la fragilité de la matière et de la mortalité des hommes que celle de

l'humanité elle-même. Si nous sommes incapables de prédire avec assurance l'issue, la

fin d'une action, c'est simplement que cette action n'a pas de fin. Le processus d'un acte

peut littéralement durer jusqu'à la fin des temps, jusqu'à la fin de l'humanité (CHM, p.

298).

Ainsi, le problème de la durabilité semble dépasser le cadre stricte de la durabilité

artefactuelle dans la mesure où, pour Arendt, les effets durables voire potentiellement

immortels de l'action et de la parole transcendent pour ainsi dire la durabilité de la

fabrication. C'est pourquoi, même si l'oubli est le danger qui guette toujours l'origine de

l'action et qui nécessite le remède de la réification dans l'œuvre durable et mémorable,

celui-ci est incapable d'effacer les conséquences de cette action qui peuvent toujours se

faire ressentir dans l'avenir. Il existe donc deux formes de durabilité pour Arendt : celle qui

contribue à travers l'œuvre de l'homo faber à l'appartenance au-monde, et celle qui

contribue à travers l'homo politikus aux processus déclenchés par l'action innovante. En

d'autres termes, il est possible de dessiner comme une hiérarchie des activités à partir du

concept de durabilité : du travail (activité la moins durable), à l'œuvre (durabilité relative),

à l'action (processus potentiellement immortel). La richesse du concept de durabilité

reposerait ainsi sur cette plurivocité. En outre, cette hiérarchie ne signifie pas que l'activité

de l'homo faber est insignifiante vis-à-vis de la durabilité puisque l'appartenance au-monde

en dépend. Elle signifie bien plus que la durabilité fabriquée reste insuffisante sans la

durabilité sensée de l'action politique163

. En ces termes, il est possible d'effectuer un lien

163

Nous sommes ici dans l'obligation d'anticiper une remarque que pourrait effectuer un lecteur attentif

d'Arendt : si pour Arendt, l'action semble impliquer des effets durables pour l'histoire de l'homme, on peut

Page 275: Durabilité et modernité - Université Laval

260

entre la durabilité et la pluralité dans la mesure où la durabilité est analysée sous l'angle de

l'apparaître. En effet, la durabilité de l'œuvre est importante non seulement pour

l'appartenance au-monde mais aussi pour la condition humaine de l'action (la pluralité) dans

la mesure où elle apparait à une pluralité qui se reconnait en elle. Il est donc possible de

distinguer clairement l'importance symbolique des deux formes de durabilité.

La durabilité réifiée de l'œuvre permet l'appartenance au monde. Elle est donc la

condition per quam l'homme s'approprie le monde. Cette appropriation n'est pas

simplement individuelle, mais plurielle dans la mesure où le monde fabriqué apparait à une

pluralité. L'apparaître du monde appelle donc la pluralité qui est elle-même la condition

humaine de l'action. Dit simplement, l'appartenance des hommes à une culture réifiée est

une appartenance commune qui établit le socle durable autour duquel les hommes peuvent

se réunir.

La durabilité processuelle de l'action repose sur la pluralité constituante du politique.

Autrement dit, elle repose sur une action innovante dont les répercussions sont durables. Au

sein de cette durabilité il y a donc réconciliation entre la natalité et la durabilité. La capacité

à entreprendre quelque chose d'inédit ne s'évanouit pas dans l'espace d'un instant, mais

s'étale longuement dans l'histoire des hommes. En d'autres termes, la durabilité processuelle

installe par l'action novatrice l'immortalité des effets de l'action.

Malgré les clivages entre les différentes activités, il existe donc un lien, la limite de

chaque activité n'étant pas étanche. Il est tout aussi impossible de penser un monde dans

lequel seule l'activité politique subsisterait, qu'il n'est possible de concevoir un monde où la

subsistance de l'espèce n'est pas assurée. Pour ce qui nous concerne, la durabilité de l'œuvre

instaure l'appartenance au monde. Celle-ci, est une condition nécessaire à la pluralité dans

également supposer que l'action dans la nature provoque également des effets imprévisibles et durables.

Cependant, la durabilité n'est une valeur dans le système arendtien que dans la mesure où celle-ci fait sens

pour une pluralité. La durabilité des effets de l'action dans la nature pêche ainsi par deux excès

principaux : le premier relève en ceci que l'action dans la nature n'est pas décidée au sein d'une pluralité

mais par une élite scientifique (d'où le caractère apolitique de cette action), le second problème est que

l'action dans la nature provoque la destruction de la durabilité du monde humain à travers le culte de

l'innovation. Cette dernière mine radicalement toute possibilité d'appartenance au monde et ainsi, la

possibilité, comme nous le verrons, de s'en soucier et de s'y investir. Cette durabilité des changements est

donc essentiellement destructrice de la durabilité partagée par la pluralité tout comme elle est destructrice

de l'intégrité éternelle de la nature.

Page 276: Durabilité et modernité - Université Laval

261

la mesure où elle ne peut prendre racine dans un monde en perpétuel changement. La

durabilité de l'action viendrait alors redynamiser le cadre stable du monde humain et ainsi

harmoniser le décisionnel innovant à la durabilité artefactuelle.

Or, il existe une faculté spécifique qui préside à la préservation du monde et à

l'engagement politique des hommes : c'est la faculté de juger, qui est à l'antipode de la

pensée calculante que préconise le point de vue d'Archimède.

En effet, en évoquant le point d'Archimède du développement durable, nous avons

démontré la conception du monde qui en découle et qui repose principalement du moins sur

le caractère processuel des comportements humains. À regarder le monde à partir de

l'infini, on ne peut qu'observer un ensemble uniforme de processus en éternel changement.

A contrario de cette observation calculante du comportement humain, il y a ce qu'Arendt

appelle le jugement politique ou encore le sens commun. En empruntant à Kant le jugement

esthétique, Arendt tend à résoudre le problème du jugement politique en évitant le double

piège de l'universalisme et du relativisme. En effet, le jugement politique n'est ni un

jugement de connaissance ni un jugement purement subjectif. Comme nous l'avons analysé

dans le second chapitre, le sens commun politique repose sur cette capacité de juger du

monde en prenant en considération le jugement possible d'autrui. Autrement dit, pour

Arendt, le jugement politique ou la pensée élargie est la condition de possibilité de

l'intelligibilité du politique. La compréhension du politique nécessite donc ce sixième sens

qui semble renouer l'individu à la pluralité constituante du politique. Le sens commun

politique s'inspire du sensus communis aestetikus de Kant. Cette inspiration kantienne n'est

pas anodine dans la mesure où Kant évoque la spécificité du jugement esthétique, du

jugement sur le beau. Pour Arendt, le beau est ce dont la seule vocation est d'apparaître,

d'où son immortalité potentielle. En d'autres termes, avec la faculté de juger nous avons la

faculté qui permet de lier l'intermédiaire entre l'œuvre et l'action. Le jugement politique tout

comme le jugement esthétique nécessite un désintéressement, c'est-à-dire, l'épochè de nos

goûts subjectifs et individualistes en vue d'une pensée élargie qui prend en compte le

jugement possible d'autrui. En ce sens, il est possible de stipuler que le sens commun

esthétique et le sens commun politique partagent ensemble la propension à juger non

seulement des choses les plus immortelles et les plus durables, mais également des choses

Page 277: Durabilité et modernité - Université Laval

262

qui concernent la pluralité.

Autrement dit, avec le sens commun, le monde est jugé non plus à partir de

l'abstraction idéologique, mais bien à partir de la communauté politique, à partir de la prise

en compte de la pluralité. Or, le propre du monde humain est de représenter ce qui, par delà

les changements, est capable de résister à l'arrivée des nouveaux venus et de survivre à leur

départ. Ainsi, la durabilité du monde n'a de sens que pour une communauté politique, que

pour la pluralité. L'importation arendtienne du jugement esthétique kantien aux fins du

jugement politique repose sur cette nécessité du décentrage de l'individualisme comme

condition nécessaire au politique. En d'autres termes, pour Arendt, il n'y a de monde que si,

au préalable, il existe une communauté politique capable de l'investir et de le juger de

manière désintéressée. L'action et la parole ne sont dans ce sens possibles que dans la

mesure où la pluralité constituante du politique est partagée grâce au jugement politique.

Ainsi, il apparait clairement que la pluralité appelle la durabilité comme condition de

possibilité de la communauté politique. En d'autres termes, la durabilité du monde humain

n'a de sens que dans la mesure où il existe une communauté politique capable de décider et

de juger de l'avenir commun. Si donc l'amor mundi est le véritable moteur du politique,

celui-ci n'est possible que s'il subsiste un monde durable capable de susciter l'intérêt de

cette pluralité.

Dans sa thèse Multiculturalisme et pluralité : une lecture du jugement politique chez

Hannah Arendt (2008), Sophie Cloutier tente de faire un rapprochement entre le jugement

politique chez Arendt et l'amor mundi.

La priorité accordée au monde commun devient ainsi une sorte de critère pour le

jugement, ce qui veut dire que le jugement politique se fera à l'aune du monde

commun. L'Amor mundi, c'est-à-dire le souci du monde et le désir de le préserver, peut

devenir un principe inspirant le jugement. Arendt jugeait que le totalitarisme était

l'apparition du mal radical, précisément parce qu'il visait la destruction du monde

commun et l'annihilation de la liberté et de la spontanéité humaine (Cloutier, Sophie,

2008, p. 271).

Ainsi, il faut penser l'habitat des hommes à partir de la durabilité du monde et non à

partir du changement processuel. Dans de telles conditions, force est de constater que les

hommes n'habitent pas un processus évolutif en changement constant, mais bien un monde

durable dont l'habitus est la condition de possibilité de l'appartenance et de la

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263

reconnaissance. Comme le suggère Roviello, « Par la tradition, l’homme institue entre lui-

même et le temps naturel une demeure, une patrie susceptible d’héberger ses actions et ses

paroles, un cadre durable au sein duquel seul peut s’exercer son pouvoir de produire du

nouveau » (Roviello, 1987, p. 87). Autrement dit, la durabilité est une condition de

possibilité de l'inter homines es, du vivre parmi ses semblables. La contingence et l'action

politique ne peuvent s'inscrire que dans un tel cadre durable. Ainsi, la durabilité incarne

bien plus qu'un idéal environnemental, elle indique la façon dont les hommes habitent la

terre et se reconnaissent mutuellement comme faisant partie d'un même monde partagé.

Sans ce sentiment d'appartenance, les hommes n'habitent plus leur monde spécifique, mais

vivent ou survivent dans le métabolisme de la société qui engloutit tout objet comme

fonction/moyen de son entretien et de son expansion. En d'autres termes, à travers la

durabilité c'est tout notre rapport au monde qui est en jeu. Au sein d'un tel rapport, la

culture est moins ce qui demande un développement ou une industrie, que ce qui demande

un entretien, elle qui est principalement ce qui, dans le monde des hommes, résiste au flux

incessant des générations. Au lieu de concevoir l'homme uniquement comme une force de

la nature, une force géologique, il est possible de le concevoir également comme une force

décisive dans tout le sens du mot ; c'est-à-dire une force capable à travers le jugement

d'entreprendre quelque chose de complètement contingent aux effets durables. Car si la

condition naturelle de l'homme en tant qu'animal laborans en fait une force géologique qui

tend à entretenir la vie du métabolisme social, ce n'est là qu'une des conditions (la moins

spécifiquement humaine) de l'homme. Autrement dit, le danger de la modernité est de

considérer l'homme uniquement dans sa condition naturelle, uniquement comme force de la

nature en évacuant sa condition historique/politique.

Pour terminer, il semble nécessaire de remarquer que la durabilité et la pluralité

coexistent nécessairement dans la mesure où l'une ne peut aller sans l'autre. Sans la

durabilité du monde artefactuel humain, l'acteur humain s'évanouirait dans l'oubli. Or, la

durabilité du monde repose elle aussi sur la pluralité dans la mesure où l'apparaître du

monde exige une pluralité capable d'en juger. Si donc le monde est ce qui apparait

durablement, sa vocation est d'apparaitre pour des hommes, c'est-à-dire pour la pluralité

capable de le préserver. Il s'ensuit que la durabilité ne peut être pensée indépendamment de

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264

la pluralité.

Aussi, peut-on affirmer qu'il existe non pas un monde global durable, mais bien des

mondes durables. Ce qui signifie qu'il faut sortir de la pensée globalisante et du point de

vue d'Archimède pour ressaisir le point de vue de la pluralité communautaire politique et

locale. En d'autres termes, l'humanité ne peut jamais être subsumée à travers un nivellement

relatif à sa condition naturelle, la spécificité des différentes cultures implique la diversité

des mondes durables. Pour terminer, il est donc possible d'avancer que le jugement

politique nécessite un enracinement local dans la culture et l'histoire commune. Au lieu de

parler de l'histoire de l'homme, il faut ainsi préférer les histoires des hommes, les histoires

des différentes pluralités politiques dont le destin ne peut être décidé une fois pour toute et

pour tout le monde. Il n'existe donc pas, si ce n'est idéologiquement, un avenir à tous et

pour tous, mais bien un avenir décidé collectivement et localement par une communauté

politique particulière.

En réconciliant la pluralité et la durabilité, nous avons donc montré que l'apparaitre du

monde humain est à la fois quelque chose de réifié durablement et quelque chose de décidé

collectivement. Si donc les objets que nous fabriquons (œuvres d'usage et œuvres d'art)

apparaissent dans la durée pour une pluralité, cette même pluralité constituée autour de

l'appartenance à ce monde peut elle aussi décider de l'avenir durable de ce même monde.

La durabilité et la pluralité trouvent donc leur point de jonction dans le sens commun, c'est-

à-dire dans la faculté de juger des phénomènes qui apparaissent à une pluralité et non pas

seulement à une individualité. En tant que sens commun, le jugement réhabilite l'apparaitre

durable, que celui-ci soit l'effet de la réification ou l'effet de l'action. Le souci de

l'apparaitre chez Arendt est donc coextensif de la beauté du monde et de l'action politique

dont le point commun est d'apparaitre à une pluralité. Et si la beauté est le critère ultime du

jugement mondain c'est parce qu'elle nécessite toujours un jugement désintéressé et

invoquant la pluralité. Le lien évoqué au chapitre précédent entre l'art et la politique est

d'autant plus parlant que chacune des deux activités a comme point commun la grandeur de

l'apparaître. La beauté de l'œuvre d'art (la plus durable des œuvres humaines) et la beauté

de l'action semblent se rejoindre à travers le principe de durabilité et de pluralité. En effet,

le cultiver est à l'œuvre ce que le juger est à la politique. En d'autres termes, il est possible

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265

d'affirmer que la durabilité du monde nécessite un cultiver, un prendre soin dont la

conséquence tacite est l'attachement au monde. Or, sans cet attachement, sans cette

appartenance-au-monde qui est une conséquence de la durabilité de l'œuvre, toute action

politique semblerait futile. La croyance en la durabilité du monde est donc essentielle au

politique dont l'inspiration motivante essentielle est l'immortalisation. Le sens commun

esthétique et le sens commun politique ont ceci en commun qu'ils ouvrent sur la pluralité.

Page 281: Durabilité et modernité - Université Laval

266

Conclusion

En définitive, il nous est apparu que le projet de la modernité développementaliste est

incompatible avec la durabilité au sens arendtien dans la mesure où le développement des

forces productives est inscrit sous le signe de la destruction de l'artefact. En d'autres termes,

nous avons démontré qu'il existe un hiatus entre la durabilité artefactuelle et le

développement durable et ce, en raison de la fluidification des frontières jadis constituantes

de la nature et de l'artefact.

En effet, au cours du premier chapitre, nous avons longuement analysé les prémisses de

cette fluidification en démontrant comment pour Arendt, la modernité semblait subsumer

les rapports traditionnellement tranchés entre le privé et le public, le travail et l'œuvre. La

naissance d'hybrides modernes nous est d'ailleurs apparue comme hautement problématique

dans la mesure où la signification éclairante des démarcations traditionnelles n'était plus de

vigueur. En effet, en évoquant l'hybridation du privé et du public sous l'unité symbiotique

de la société, Arendt tend à affirmer que les intérêts privés se sont emparés de la sphère

publique. Ce faisant, l'hybridation aurait pour conséquence un double danger : la perte de la

dignité du domaine politique des affaires humaines maintenant gangréné par le souci

économique privé et la crise du domaine privé maintenant étalé au grand jour. Or, le

domaine privé est inscrit sous le signe de la sacralité qui requiert, selon notre interprétation,

l'invisibilité. La publicisation de la vie privée aurait donc pour conséquence tacite, la

profanation du privé et la réduction du politique à la sphère économique. En d'autres

termes, bien que la modernité soit caractérisée par l'apologie de la vie privée des individus

égocentrés, cette même vie privée se trouve dangereusement (et paradoxalement) exposée

au grand jour des affaires publiques. En outre, l'économicisation du politique semble avoir

radicalement aliéné le sens commun politique à travers la généralisation d'une pensée

Page 282: Durabilité et modernité - Université Laval

267

calculante économicisante et intéressée.

La deuxième hybridation dont nous avons traité au chapitre 1 est celle relative à

l'indistinction problématique du travail et de l'œuvre. En effet, cette indistinction constitue

selon Arendt, le levier qui propulsa l'activité laborieuse au sommet de la hiérarchie de la

vita activa. Ce faisant, en assimilant le travail et l'œuvre au dénominateur commun de la

productivité, la modernité aurait fait fi de deux types de productivité maintenant subsumées

au sein du métabolisme d'une société consumériste inscrite sous le signe de l'éphémère. En

d'autres termes, la durabilité de l'œuvre aurait cédé sa place à la pérennité métabolique de la

société vitalisée au sein d'une production contre nature du naturel. Au sein de cette

hybridation se trouve enchâssée une nouvelle idéologie généralisée dont la promesse du

bonheur est essentiellement une affaire strictement privée. L'idéal de l'abondance est donc

devenu l'idéologie prépondérante de la société de consommation, avec lui et en lui s'opère

un catéchisme collectif et le bonheur devient ainsi une affaire strictement privée. Ainsi,

l'adage utilitariste du bonheur pour le plus grand nombre ne serait que la vulgarisation d'un

bonheur jadis considéré comme élémentaire. L'élémentaire vital devient cependant une

forme d'excroissance dans la mesure où l'idéal de l'abondance ne souffre d'aucune limite ; il

est pour ainsi dire illimité et donc inatteignable.

Enfin, nous avons démontré qu'il existe une troisième hybridation propre à liquider le

domaine politique de la pluralité. En effet, au sein de la modernité, le double phénomène de

l'avènement de la bourgeoisie au pouvoir et de l'avènement de l'État nation constitue pour

Arendt un facteur hautement dépolitisant. Avec l'avènement de l'individualisme inhérent à

la classe bourgeoise, le souci du politique devient second et l'État devient, principalement

du moins, au service de la protection des intérêts privés. Cette limitation du politique à

l'économique achève l'hybridation en économie politique. De plus, l'État nation n'est pas

pour Arendt capable d'entretenir la pluralité inhérente au politique dans la mesure où la

démocratie moderne est victime d'une délégation tragique du pouvoir politique et dont le

théoricien serait Thomas Hobbes. Du point de vue politique, la démocratie moderne n'est

pas véritablement démocratique, elle est une politique de partis qui refuse aux citoyens la

place publique. Cette dépolitisation est doublée d'un repli individualiste en ceci que les

citoyens eux-mêmes sont principalement préoccupés par leurs intérêts privés. Ce double

Page 283: Durabilité et modernité - Université Laval

268

phénomène permettra à Arendt d'avancer l'hypothèse d'une démocratie hybride, ou encore

d'une démocratie oligarchique au sein de laquelle seuls quelques-uns sont réellement au

pouvoir.

Au final, les articulations de la crise de la modernité chez Arendt peuvent être

interprétées comme le fruit d'une triple hybridation : la société comme fac-similé d'une

gigantesque maisonnée, la réduction de l'œuvre au travail métabolique et naturel, et enfin,

l'avènement d'un régime oligarchico-démocratique. Cette crise de la modernité nous a

amené à penser la place de la durabilité au sein de la modernité. Pour ce faire, le deuxième

chapitre s'est chargé de définir la durabilité au sens arendtien.

En effet, au chapitre 2, nous avons abordé la question de la durabilité à l'aune de

l'antinaturalisme d'Arendt. Ce faisant, nous avons élaboré une grille conceptuelle au sein de

laquelle la durabilité de l'œuvre s'est vue systématiquement opposée à l'éternité de la nature.

En effet, à l'opposition privé/public, il est non seulement possible de superposer

l'opposition zoologique/biographique, mais également celle de nature/artefact. En ce sens,

Arendt semble adopter une position anthropocentrique. Cependant, l'anthropocentrisme

d'Arendt diffère de celui de la dichotomie classique entre l'homme/sujet et la nature/objet ;

il est bien plus une forme de relativité antithétique. En effet, l'éternité de la nature est à la

fois le ce-contre-quoi doit résister l'artefact humain et le ce-comme-quoi il doit durer. À la

différence de la cyclicité auto-génésique de la nature, l'artefact semble opposer une

durabilité linéaire. Le concept de durabilité est donc artefactuel. La durabilité provient donc

de l'œuvre durable qui résiste aux flux cycliques de la nature, mais dont le modèle est

l'éternité. L'œuvre historique acquiert ainsi une place prépondérante dans la mesure où

l'histoire réifie l'inédit. C'est pourquoi, l'histoire et la nature ont pour Arendt un

dénominateur commun : l'immortalité. Nous avons cependant distingué l'immortalité

œuvrée de l'histoire de l'éternité de la nature en ceci que la nature n'a ni début ni fin

(éternité) alors que l'œuvre ne peut qu'aspirer à l'immortalité (elle a un début, mais pas de

fin). D'où notre distinction conceptuelle entre l'éternité de la nature (l'être-à-jamais) et

l'immortalité de l'artefact. Si l'œuvre de l'homme peut aspirer à l'immortalité, elle ne peut

pour autant aspirer à l'éternité dans la mesure où le propre de la condition humaine est

justement d'avoir un début, un initium.

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269

Dans la deuxième partie du chapitre nous avons analysé le propre de l'œuvre en

montrant l'appartenance au monde qui lui est propre. Ce faisant, l'œuvre d'art s'est avérée

être le fruit du processus par lequel l'esprit se réifie. La réification de l'œuvre d'art est

cependant un processus au sein duquel l'esprit est pour ainsi dire pétrifié. C'est pourquoi,

l'œuvre d'art et la culture en général semblent nécessiter un cultiver, c'est-à-dire un prendre

soin diamétralement opposé à la pensée utilitaire. Ce faisant, le jugement esthétique s'est vu

rapproché du jugement politique à partir de sa connexion au concept de pluralité. Culture et

politique entretiennent donc un lien en ceci qu'elles relient l'individu à une pensée élargie,

qu'elles requièrent un sens commun. Notre interprétation de la durabilité à partir de

l'appartenance au monde nous a permis d'avancer l'idée selon laquelle la durabilité est non

seulement fonction d'une réification durable, mais également fonction d'un prendre soin qui

ouvre vers ce que nous avons appelé l'habitation durable. En d'autres termes, l'aliénation au

monde relative à la modernité proviendrait conjointement du caractère éphémère du monde

artefactuel et également de l'attitude instrumentale que nous entretenons avec notre

production. L'étrangeté vis-à-vis du monde résulterait donc du sentiment que ce que nous

produisons nous échappe inévitablement et que le monde n'est plus capable d'incarner une

immortalité rassurante pour les mortels.

Par la suite, nous avons mis en exergue le propre de l'instrumentalité moderne. En

généralisant la mentalité utilitariste propre à la fabrication, l'instrumentalité moderne tend à

réduire le monde humain à la catégorie du moyen-terme au sein de laquelle il n'existe plus

de fin en soi. En d'autres termes, force est de constater que l'instrumentalité moderne

change radicalement notre perception du monde à travers le changement du point

d'Archimède. En regardant le monde humain à partir de l'infini, la pensée calculante aurait

non seulement déchainé des forces universelles au sein de l'artefact humain, mais

également accentué l'aliénation vis-à-vis d'un monde dont l'étrangeté semble préconiser un

désintérêt constant ainsi qu'une déresponsabilisation asymptotique.

Enfin, la troisième partie du second chapitre démontre la spécificité de la modernité en

ceci que l'histoire en tant que science s'est vue emprunter aux sciences naturelles le concept

de processus qui devient le dénominateur commun de la nature et de l'histoire. La nature et

l'artefact sont maintenant perçus comme un ensemble de processus sans fin et l'histoire, en

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270

particulier, semble incapable de sauver les apparences. Le causalisme processuel devient

ainsi la pierre de touche de la science historique qui ne voit jamais des événements, mais un

ensemble de conséquences nécessaires au développement de l'humanité. En d'autres termes,

il s'est avéré que l'histoire ne sauve plus l'apparaître de l'action humaine, mais cherche

inlassablement les causes latentes qui ont préparé les événements. La critique du

causalisme historique, lui-même inspiré du causalisme physique, que fait Arendt s'est

avérée éclairante dans la mesure où celui-ci indique un changement de paradigme entre la

nature et l'œuvre. Dans cette perspective, la nature n'est plus considérée comme éternelle,

mais comme un processus en développement et l'histoire n'est plus censée immortaliser

l'action de l'homme, mais doit maintenant rendre compte du processus historique causal. Ce

changement de paradigme constitue pour ainsi dire un changement de notre perception du

monde, le monde de l'apparaître perd sa dignité et la modernité semble requérir les sciences

naturelles comme les sciences historiques à rendre compte des causes cachées qui ont

permis le développement de la nature et de l'histoire. Le concept de processus devient donc

effectivement le dénominateur commun de l'histoire et de la nature. Avec lui s'opère

l'avènement d'un paradigme évolutif au sein duquel la nature aurait perdu son éternité

antithétique et exemplaire pour l'œuvre humaine durable. Ainsi, la disparition de la

frontière entre nature et œuvre historique aurait permis ce que Arendt appelle l'action dans

la nature.

Avec l'action dans la nature, la nature semble avoir effectivement intégré l'artefact

humain. Cette intégration, cette naturalisation de l'artefact demeure problématique et pour

la durabilité de l'artefact et pour l'éternité de la nature. En effet, en intégrant la nature dans

l'artefact humain, la technologie semble avoir intégré des forces universelles propres à

détruire le monde humain. De plus, en pénétrant l'artefact humain, la nature semble être le

lieu de la contingence. Livrée à la manipulation technologique, la nature n'est plus laissée à

elle-même et l'artefact n'est plus capable de résister à la nature. Le pouvoir intégrant (la

nature) appelle évidemment son pendant qui est la perte de résistance et de durabilité de

l'artefact humain. La crise de la durabilité du monde humain reposerait donc, selon notre

interprétation, sur cette intégration de la nature, intégration au sein de laquelle l'homme

aurait perdu la durabilité jadis constituante de son artefact ainsi que son miroir naturel, à

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271

savoir, l'éternité de la nature. Cette hybridation entre la nature et l'artefact constitue donc la

clef de voûte de la compréhension de la modernité qui aurait fluidifié les frontières jadis

constituantes. En outre, la nouveauté n'est plus le propre de l'action politique réduite à une

peau de chagrin, comme nous l'avons déjà analysé au chapitre 1, mais le propre de l'action

dans la nature. Ce qui signifie que les lois d'airain de la nature sont devenues le domaine

contingent d'une manipulation qui ouvre nécessairement la boite à Pandore d'un point de

vue environnemental. Avec la modernité, la question de la durabilité a donc changé de cap :

ce n'est plus le monde artefactuel humain qui doit durer, mais la nature qu'on manipule,

puise et épuise au sein d'un mouvement technologique incessant. Notre thèse a touché ici

l'épineux problème de la durabilité. L'œuvre humaine n'est plus censée entretenir la

durabilité de l'artefact, mais bien entretenir si possible la durabilité d'une nature intégrée en

son sein. Grâce à notre analyse, il est maintenant possible de comprendre pourquoi la

question de la durabilité s'est vue attribuée à la nature alors qu'elle était originellement une

question artificielle. Ce déplacement du concept de durabilité demeure le nœud du

problème de la modernité et du concept de ressource naturelle. En effet, la nature intégrée

dans l'artifice devient nécessairement une ressource dont l'exploitation et la modification se

heurtent éventuellement à son épuisement potentiel. Le danger qui guette la nature et qui a

déjà commencé à se manifester à travers l'artificialisation et la modification de son être-à-

jamais se couple au danger qui guette l'artifice humain livré lui aussi à un processus sans

fin au sein duquel la durabilité est consumée dans le procès de croissance. La ruinification

propre au monde moderne est donc le processus au sein duquel l'artefact humain est requis

par le métabolisme d'une société dévorante et consumériste ainsi que le processus au sein

duquel la nature est inlassablement modifiée.

Cette constatation conceptuelle nous a placé devant la nécessité de penser le

développement durable. Pour ce faire, nous avons remonté à l'arrière-plan philosophique du

concept de développement durable à partir de sa filiation développementaliste. Le discours

sur le développement, popularisé avec le discours de Truman en 1949, semble ainsi avoir

envahi les discours internationaux en s'imposant de manière exemplaire. Avec lui naît une

nouvelle démarcation entre pays développés et pays sous-développés. Ce discours

inclusiviste au sein duquel l'humanité entière semble subsumée sous l'unité génésique de la

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272

famille humaine semble masquer non seulement une nouvelle forme d'impérialisme, mais

également une revalorisation de la modernité productiviste. Le développement des pays

modernes industrialisés semble se poser comme un modèle pour les sociétés dont

l'économie archaïque doit nécessairement rattraper le retard. Loin de rompre avec la

dichotomie classique entre civilisés et sauvages, cette nouvelle dichotomie semble

revitaliser le clivage sous l'angle unitaire inclusiviste de la famille humaine. La différence

n'est plus essentialiste, mais développementaliste. La famille humaine plus ou moins

développée doit nécessairement suivre le cours de l'histoire dicté par les pays développés et

leur économie. Le voile économique semble ainsi légitimer ce nouvel impérialisme qui ne

dit pas son nom dans la mesure où la neutralité économicisante semble blanchir en

apparence toute velléité politique.

En outre, le concept de développement tire son arrière-plan philosophique du concept de

nature. Hautement naturalisant, il permet d'intégrer au sein des forces productives

artificielles de l'homme la nécessité inhérente au développement de la nature. Ce faisant, le

développement incorpore l'incontestabilité du mouvement auto-génésique de la nature en

l'important à l'artefact humain. De plus, le concept de développement aurait également

intégré l'aspect historicisant à travers le concept de progrès ou de procès. Le procès du

développement est donc à la fois artificiel et naturel. Il implique un progrès qui ne peut

souffrir d'aucune contestation. Le caractère incontestable du développement repose sur la

naturalisation et l'historicisation du concept qui se transforme littéralement en idéologie. La

logique du développement devient à ce point incontestable qu'elle englobe l'unité

symbiotique de l'humanité entière au sein d'une dynamique économicisante implacable. Le

développement ne se présente plus comme un choix décisionnel politique, mais comme une

nécessité ou encore une fatalité de l'histoire de l'humanité. L'idéologie du développement

prend donc acte, à sa manière, de l'automatisme génésique de l'humanité. Cependant,

conscient des contestations factuelles relatives à son caractère inéquitable et à la

détérioration de l'environnement qu'il provoque, le discours sur le développement était à la

recherche d'une légitimation nouvelle à travers le concept de développement durable.

Par conséquent, le développement durable apparaît comme une métamorphose propre à

endiguer le vent de contestation marxisant et écologisant. En effet, dès les années soixante

Page 288: Durabilité et modernité - Université Laval

273

et soixante-dix, la contestation vis-à-vis du développement économique prolifère et ses

mots d'ordre sont l'équité et le respect de la nature. C'est pourquoi, avec le Rapport

Brundtland, le concept de développement durable se pose comme un discours salvateur et

réconciliateur. La durabilité devient ainsi le nouveau cheval de Troie du développement à la

recherche d'une légitimation conciliante. Or, nous avons montré que le développement

durable reste dans la continuité de l'idéologie développementaliste, plus encore, nous avons

démontré qu'il était une forme d'accomplissement de la modernité. En effet, en intégrant la

nature dans l'équation du développement, ce discours devient en apparence indiscutable.

Dorénavant, le développement prendra compte du souci de la nature, de la durabilité des

ressources, de l'équité intra-générationnelle et même inter-générationnelle. Cette

incorporation de la nature dans le développement humain est pourtant ce que nous avions

dénoncé dans l'esprit arendtien. En analysant le discours sur le développement durable,

nous avons, à la manière arendtienne, tenté de relever le point d'Archimède du discours. Ce

faisant, il nous est vite apparu que le développement durable prend acte de ce qu'Arendt

appelait le point de vue de l'univers. En regardant le monde à partir de l'espace, les activités

humaines semblent indifférenciées dans la mesure où la nature et l'activité anthropique

semblent indiscernables. Cet amalgame entre nature et artefact constitue la pierre angulaire

du développement durable qui tend à concevoir le développement humain comme une force

génésique naturelle. Dans ce sens, le concept d'anthropocène est d'ailleurs parlant.

L'homme devient une force tellurique au même titre que les forces de la nature. En tant que

force naturelle, il est donc normal et nécessaire que l'activité humaine intègre la nature et la

modifie à son gré. L'idéologie du développement durable devient donc indiscutable dans la

mesure où l'indistinction entre la nature et l'activité humaine tend à subsumer le

décisionnel. En définitive, il apparait clairement que le développement durable est un avatar

de la modernité dans la mesure où il éternise la nécessité du développement au sein d'un

processus en changement continu. De plus, la dynamique du développement interdit de

penser en direction de la durabilité spécifique du monde humain. En outre, la durabilité de

la nature comme but avoué du développement durable n'est que l'aveu de faiblesse d'une

modernité qui a littéralement liquidé la durabilité de ses œuvres à travers le dynamisme

développementaliste processuel.

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274

Cette thèse s'achève sur des considérations sur la possibilité de penser en dehors de la

modernité la durabilité du monde humain. En effet, au lieu d'adhérer aveuglément au

progressisme automatisé d'une pensée développementaliste, il semble judicieux de repenser

à la durabilité de la production humaine. Ce faisant, c'est toute l'économie qu'il faut

repenser. La croissance économique ne devrait pas ainsi être le fin mot de l'histoire, mais

une possibilité comme une autre qui serait le fruit d'une décision politique délibérée. Les

enjeux de la durabilité repensée de la sorte ouvrent pour nous la possibilité de penser le

durable au-delà de l'effervescence productiviste. En effet, force est de constater que la

durabilité est une valeur nécessaire à la vie humaine dans la mesure où l'homme ne peut

habiter un monde en constant changement. D'un point de vue arendtien, le souci de

durabilité peut sans doute être pensé à travers le concept de culture durable. Le cultiver

devient ainsi l'attitude amoderne dont la résultante tacite est le prendre soin de la nature et

de l'artefact. Au lieu de convoquer l'ensemble de la production humaine à la consommation

éphémère, force est de constater qu'il est possible de conjuguer nos forces en vue d'un

entretien durable de l'œuvre humaine. Si donc la durabilité est une valeur centrale pour

l'humanité, il semble nécessaire de la penser en dehors de l'hubris du développement

dévorant. Cette position implique un changement de cap radical vis-à-vis de notre

conception du monde. Elle implique en outre que l'on sorte de la société de consommation

et de l'économicisation du monde. Elle implique surtout que nous ne soyons plus requis par

la ruinification de nos productions culturelles et que, ce faisant, nous soyons à nouveau

capables d'entretenir le monde.

Si donc l'œuvre arendtienne semble traversée de part en part par la nostalgie du

politique, c'est également parce que le politique ne peut exister que dans la mesure où il

existe une fondation, une tradition et même une autorité des commencements. Ainsi, il

apparait que même l'activité la plus natale et la plus novatrice, l'activité politique, s'inscrit

pour Arendt dans une relation au passé, dans une relation de refondation. Ce retour aux

racines n'est cependant pas un conservatisme simple, il implique une attitude de respect

envers un monde qui nous a précédé et qui, on doit l'espérer, nous survivra. Nous sommes

donc là à l'antipode d'une croyance au développement et au progrès dans la mesure où le

passé et le présent ne doivent pas être entrevus comme quelque chose qu'il faut à tout prix

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275

dépasser. En d'autres termes, si l'idéologie du développement durable est essentiellement

dévorante vis-à-vis du monde c'est qu'elle tend à entretenir le mythe d'un nécessaire oubli

du passé à travers l'apologie d'un renouveau technologique autosuffisant et progressif. De

plus, le changement du point d'Archimède relatif à l'idéologie développementaliste tend à

poser l'homme dans une position acosmique et amondaine. L'aliénation de l'homme vis-à-

vis de sa condition terrestre est une conséquence de cette vision processuellee au sein de

laquelle rien n'est fait pour durer et perdurer. En effet, l'attachement au monde ou

l'appartenance est intrinsèquement liée à la durabilité. La conséquence de la perte de

durabilité est donc l'aliénation en tant que déracinement.

En d'autres termes, le développementalisme entame l'enracinement de l'homme sur terre

en évacuant le rapport au passé et à la culture. Ce constat nous met en demeure de penser

l'habitat humain à partir du cultiver, du prendre soin. En effet, si l'enracinement est

synonyme de vie, le déracinement inhérent au développement implique un processus

mortifère à partir duquel l'homme ne sent jamais chez lui. L'impossible appropriation du

monde en développement invoque une durabilité d'un autre fût, elle invoque la nécessité

d'édifier un monde autour duquel la pluralité humaine puisse se reconnaitre et s'enraciner.

En outre, ce qui demeure à penser c'est cette condition terrestre de l'homme qui semble

requérir partout où il vit un socle durable sans lequel il ne pourrait s'installer dans la durée.

Au processus dévorant et destructeur du développement que nous avons longuement décrit

comme avènement de l'éphémère, il faut pouvoir opposer un enchâssement de l'économie et

de la productivité humaine au sein du monde durable de l'homme. Si le développement

durable se contente in fine d'une croissance économique dans les limites des ressources

renouvelables de la nature, il faut, à notre sens, aller plus loin et élargir le concept de

durabilité à la production humaine. C'est donc avant tout notre relation au monde des

objets, au monde artificiel, qui est minée par cette propension à tout juger en fonction de la

nouveauté et qui institue de manière générale l'apologie du renouvellement incessant des

objets dont on use. En d'autres termes, il apparait clairement que nous n'avons plus le temps

de nous habituer à un monde artificiel qui est censé durer. En lieu et place de l'habituation,

nous avons l'excitation que provoquent les nouveaux gadgets d'une société de

consommation et de gaspillage. Cet état d'excitation est associé à l'état d'un bonheur qui ne

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276

peut se maintenir que dans la mesure où des nouveaux stimulus lui sont incessamment

proposés. Or, ce bonheur fébrile ne peut plus se proposer honnêtement la tâche d'instaurer

la durabilité du monde humain. Accaparé par l'excitation provocante du renouveau

incessant des objets de ce monde, l'homme semble s'être rendu complètement étranger à lui.

Ce sentiment d'étrangeté, cette aliénation, provient de ce défilement d'objets qui ne font que

passer et dont la durée n'excède pas ou peu les produits de consommation stricts tels que le

pain. Or, sans l'habituation à un monde qui nous est familier en raison de son caractère

durable, la durabilité n'est qu'une valeur vidée de son sens et ne peut que se métamorphoser

en vacuité ou inconsistance. Si donc nous avons insisté sur la durabilité de l'œuvre humaine

c'est qu'il nous a semblé qu'elle était la condition de possibilité du respect de la nature

considérée comme éternelle. Bien que l'éternité de la nature ne soit en elle-même qu'un

idéal type et nullement une éternité effective, le danger qui la guette ne s'origine pas

primordialement dans notre attitude vis-à-vis d'elle, mais dans notre attitude vis-à-vis de

notre production. En effet, le danger de l'épuisement des ressources s'origine dans notre

mode de production et de consommation. L'épuisement naturel est donc une conséquence

de la vacuité de l'artefact.

Si donc la modernité est souvent accusée d'un matérialisme et d'un prosaïsme sans

précédent, elle est en même temps et paradoxalement imprégnée d'un détachement inédit

vis-à-vis de la réification de l'œuvre. L'effervescence de la consommation de biens

matériels n'est que l'envers d'un détachement vis-à-vis de la matière œuvrée. Le problème

de la modernité ne se pose donc pas simplement en termes de matérialisme, mais en termes

de matérialisme dématérialisé et inconsistant. Dit autrement, il est possible d'affirmer que

l'effervescence de la consommation est stimulée par l'impression de l'évaporation des

œuvres humaines. Afin de pousser à l'extrême cette intuition, il est possible d'affirmer que

le véritable problème de la modernité s'enracine moins dans le matérialisme ambiant que

dans la dématérialisation constante de notre productivité ou encore dans une forme de

matérialité fuyante et insaisissable.

Or, même au sein de la vacuité du monde moderne, la durabilité semble encore être

capable de mobiliser positivement les hommes. En effet, il suffit de penser à la façon dont

nous jugeons positivement des objets qui durent pour comprendre que l'idéal de durabilité

Page 292: Durabilité et modernité - Université Laval

277

reste encore perceptible. Autrement dit, l'apologie moderne de la nouveauté n'aurait pas

complètement évincé le souci de durabilité inhérent à la condition humaine. Ainsi, même si

l'artefact humain est principalement constitué d'objets d'usage qui ont une durée limitée,

notre attachement à ce monde est coextensif de la durée de vie de ces objets. Autrement dit,

plus les objets d'usage dure plus nous y sommes attachés, plus précisément encore, plus les

objets d'usage paraissent inusables plus nous leur accordons de la valeur.

En arabe également, le mot dayan signifie effectivement ce qui dure et ne peut être usé,

et qui subséquemment, est synonyme de qualité. Si donc dans l'absolu rien n'est inusable si

ce n'est les œuvres d'art dont on a parlé, il n'en reste pas moins que l'impression de

l'inusable est paradoxalement ce qui donne de la valeur aux choses dont on use. Plus une

chose d'usage parait inusable et plus elle est considérée valeureusement. Or, de tous les

objets d'usage dont l'homme use, il en est un qui requiert nécessairement l'impression de

l'inusabilité, à savoir, l'habitat de l'homme.

En effet, même si Arendt n'a pas pensé spécifiquement l'habiter, quand elle pense à la

durabilité du monde elle utilise l'image de la maison humaine comme pour invoquer

subrepticement le seul objet nécessairement résistant au procès de consommation. De plus,

en analysant le concept de culture, nous avons pu établir l'importance de l'enracinement

durable que l'on a opposé au déracinement aliénant des réfugiés. Ce faisant, nous avons

démontré l'importance de l'habitation et la propension à l'installation durable en montrant

comment, au Liban même, les réfugiés palestiniens ne s'étaient pas contentés des camps de

fortunes amovibles. Par effet de miroir, il est donc encore possible de comprendre que la

signification de l'expérience des réfugiés s'applique à l'humanité toute entière dans la

mesure où en tant que nouveaux venus, pour reprendre une expression chère à Arendt, nous

sommes tous à notre naissance des réfugiés, c'est-à-dire des êtres à la recherche de leur

chez-soi. Le refuge n'est véritablement trouvé que dans la mesure où il nous donné la

possibilité d'habiter le monde en s'habituant. L'oikos appelle donc un ethos, c'est-à-dire un

habitus sans lequel le monde serait inhabitable. Toute éthique de la durabilité doit prendre

pour départ cette connexion intrinsèque entre l'habitus vital de l'homme et la durabilité de

son monde œuvré. Et si, comme le pense Arendt, la modernité installe partout une forme de

désolation et de déracinement, il faut penser que même dans le désespoir zoologique que

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278

provoque l'expérience des camps pour le réfugié, l'oikos originelle lui fait encore parvenir

sa lointaine lueur de telle sorte qu'il nous est possible de dire que tout réfugié est un réfugié

oikonomique, c'est-à-dire un être à la recherche de son chez-soi. Métaphoriquement, la

condition de l'homme moderne qu'Arendt décrit comme encline à la désolation et au

déracinement tend à ressembler tragiquement à l'expérience des réfugiés. Bien que le

rapprochement soit métaphorique, il nous aide à comprendre l'importance d'élaborer

ultérieurement une éthique de la durabilité.

La question de la durabilité que nous avons ici traité ne se limite donc pas à une

question purement environnementale. Du point de vue existentiel, la durabilité indique la

manière dont l'homme habite en s'habituant. Ce faisant, la richesse sémantique et

symbolique du durable peut encore ouvrir des significations multiples à condition qu'on

l'éloigne de l'idéologie développementaliste. En d'autres termes, même si nous nous savons

mortels, même si, au regard de notre finitude, la durabilité de notre monde peut sembler

futile, elle n'en reste pas moins nécessaire pour la vie humaine dans la mesure où elle

excommunie relativement l'imminence de la mort individuelle. Autrement dit, la durabilité

nomme la façon dont l'homme habite la terre en faisant comme si il lui était possible de

perdurer. Sans ce conditionnel, la vie humaine serait tout simplement absurde. La maison

symbolise cette possibilité de retour à un lieu qui perdure, à un lieu stable. Quelle que soit

l'aventure politique de l'homme, quel que soit le degré de sa mobilité, le retour chez soi

symbolise toujours la sécurité habituelle sans laquelle il ne pourrait vivre. Ainsi, du point

de vue de l'architecture, de l'urbanisme ou même de l'environnementalisme, la durabilité

semble incarner un concept qui mérite encore d'être pensé aux yeux de sa signification

sémantique hautement culturelle. Cette piste de réflexion constitue pour nous le départ d'un

nouveau penser dont l'inspiration existentielle trouve son origine dans l'exil qu'a nécessité

pour nous l'expérience mortifère de la présente thèse. L'achèvement signe donc le moment

critique du retour tant espéré au lieu où s'origine le chez-soi durable. Sachant que la pensée

nécessite toujours un exil, un retrait du monde, voire, une mort symbolique au monde des

hommes, le retour n'en reste pas moins traversé par la joie qu'incarne la présence familière

de nos semblables. Sur cette note joyeuse nous en profitons pour clore ce qui fût pour nous

l'exil contemplatif de notre itinéraire de pensée.

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279

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Bibliographie

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