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TEXTES A L’APPUI

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TEXTES A L’APPUI

Page 2: Du Monopole Au March - Nouvellebiblio.com

sous la direction de

pierre-eric tixier

du monopoleau marché

les stratégies de modernisationdes entreprises publiques

publié avec le concoursdu ministère de l’emploi et de la solidarité(direction de l’animation, de la recherche,

des études et des statistiques)

ÉDITIONS LA DÉCOUVERTE9 bis, rue abel-hovelacque

PARIS XIIIe

2002

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Remerciements

Nous remercions l’ensemble des personnes que nous avons inter-viewées au cours de ces dernières années et qui ont bien voulurépondre à nos multiples sollicitations pour comprendre leursunivers sociaux, ainsi que les entreprises qui nous ont laissés effec-tuer ces enquêtes et, la plupart du temps, les ont financées.

Catalogage Électre-Bibliographie

TIXIER, Pierre-EricDu monopole au marché : les stratégies de modernisation des entreprises publiques /collab. Renaud Damesin, Patricia Maingenaud, Claire Guélaud et al. – Paris : La Décou-verte, 2002. – (Textes à l’appui)ISBN 2-7071-3617-4Rameau : entreprises publiques : France : gestion entreprises : réorganisation :

FranceDewey : 338.5 : Économie de la production. Organisation

et économie de la production. Microéconomie658.11 : Gestion des entreprises. Gestion. Généralités

Public concerné : Professionnel, spécialiste. Niveau universitaire

Le logo qui figure sur la couverture de ce livre mérite une explication. Son objet estd’alerter le lecteur sur la menace que représente pour l’avenir du livre, tout particulière-ment dans le domaine des sciences humaines et sociales, le développement massif duphotocopillage.

Le Code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992 interdit en effet expressément,sous peine des sanctions pénales réprimant la contrefaçon, la photocopie à usage collectifsans autorisation des ayants droit. Or cette pratique s’est généralisée dans les établisse-ments d’enseignement, provoquant une baisse brutale des achats de livres, au point que lapossibilité même pour les auteurs de créer des œuvres nouvelles et de les faire éditer cor-rectement est aujourd’hui menacée.

Nous rappelons donc qu’en application des articles L. 122-10 à L. 122-12 du Code dela propriété intellectuelle, toute photocopie à usage collectif, intégrale ou partielle, du pré-sent ouvrage est interdite sans autorisation du Centre français d’exploitation du droit decopie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris). Toute autre forme de reproduc-tion, intégrale ou partielle, est également interdite sans autorisation de l’éditeur.

Si vous désirez être tenu régulièrement au courant de nos parutions, il vous suffitd’envoyer vos nom et adresse aux Éditions La Découverte, 9 bis, rue Abel-Hovelacque,75013 Paris. Vous recevrez gratuitement notre bulletin trimestriel À La Découverte.

Éditions La Découverte & Syros, Paris, 2002.

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Introduction

Les entreprises publiques ont fréquemment défrayé la chro-nique ces dernières années. Elles ont été au centre de différentsmouvements sociaux, comme le conflit de novembre-décembre1995 qui, pendant trois semaines, a vu les salariés du secteurpublic descendre dans la rue pour défendre des « acquis » mis àmal par le plan Juppé. Cette présence dans l’actualité, provoquéepar l’inquiétude de personnels désireux de sauvegarder ce qu’ilsconsidèrent comme des droits structurant des conditions de vie autravail, des modes de rémunération, de construction des carrièreset de formes de dialogue social, pose à l’évidence des problèmesde gouvernance.

En France, les entreprises publiques occupent une place singu-lière. Elles ont été au cœur de la constitution des classesmoyennes dans le giron de l’État. Elles ont contribué à la perfor-mance de l’État-nation industriel autour de la réussite de grandsprojets technologiques comme le TGV 1. Et elles ont servi delieux d’intermédiation en créant un lien social entre le citoyen etl’État. Elles participent donc de ce « modèle français » caracté-risé à la fois par l’importance d’un secteur public sous la tutelle del’État national et par la faiblesse des mécanismes de négociationcollective et de régulation intermédiaire. En ce sens, elles appa-raissent comme des marqueurs identitaires de la société fran-çaise. Leur transformation n’a pas seulement des effets internes :elle remet en cause le tissu et les arrangements institutionnels qui

1. E. SULEIMAN, Les ressorts cachés de la réussite française, Seuil, Paris, 1995 ;E. SULEIMAN, G. COURTY, L’âge d’or de l’État, une métamorphose annoncée, Seuil,Paris, 1997.

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lient société nationale, entreprises publiques et mécanismes derégulation collective. D’où une sorte d’« effet sociétal 2 » qu’il estessentiel de comprendre pour conduire paisiblement les change-ments nécessaires.

Mais, autant les débats sont nombreux sur les nécessités duchangement et la remise en cause des monopoles, autant les poli-tiques internes d’adaptation au marché ont souffert d’un déficit depédagogie et leurs effets sont peu connus. Les élites françaises ontagi comme si, s’agissant d’un chemin inéluctable, les salariésn’avaient pas de choix, même celui de résister. Elles ont, par làmême, négligé les façons de vivre, d’être ensemble, les soclesculturels de ces entreprises. Or le passage du monopole au marchése traduit par des remises en cause fondamentales des formes detravail, de gestion des ressources humaines et des relationssociales. Et il peut provoquer un véritable trouble identitaire chezles personnels, qui ne savent plus ce qui fonde leur activité et leursmissions.

Pourquoi changer ?

Le changement des entreprises publiques se situe au carrefourde plusieurs problématiques : la modernisation du service public,la construction européenne et la mondialisation. Ces différentsniveaux de changements se croisent et s’entrelacent. Et compo-sent un cocktail socialement explosif dans un pays aussi forte-ment centralisé que la France.

L’enjeu de la modernisation du service public

L’évolution des entreprises publiques a été favorisée par lavolonté politique de moderniser le service public, telle qu’elleapparaît dans le décret de novembre 1983 sur les rapports entreusagers et administration, dans les circulaires de février 1989 surle renouveau du service public et de juillet 1995 sur la réforme del’État et des services publics. Ces textes traduisent une certainecontinuité de la politique de l’État. Le rapport aux usagers yreprésente un dénominateur commun, un principe de justifica-tion. L’usager, comme le note Philippe Warin, « (re)devient la

2. B. GAZIER, D. MARSDEN, J.-J. SILVESTRE, Repenser l’économie du travail, del’effet d’entreprise à l’effet sociétal, Octarès, Toulouse, 1998.

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référence ultime du service public, au moment où l’impératifd’efficacité dû à des obligations tant économiques que politiquesconduit à opérer de profondes transformations 3 ». Ces orienta-tions sont nourries dans la décennie 1980-1990 d’un « ré-enchan-tement » de l’entreprise privée proposée comme modèle à un sec-teur public « ringardisé ». Volonté de réduire les coûts,d’améliorer les prestations offertes, notamment aux plus défavo-risés, ou encore d’aller vers une société libérale de type anglo-saxon : plusieurs lectures de la modernisation du service publicsont possibles. En remettant en cause la notion d’égalité de traite-ment au sein d’une même catégorie sociale, toutes les réformespossèdent le même effet : elles entraînent un traitement diffé-rencié des besoins sociaux sujet à des interprétations contradic-toires et elles interrogent la conception normative du « servicepublic à la française ». La dissociation du statut des personnels etdes missions de service public, jusque-là amalgamés par les syn-dicats 4, interroge d’une part la nature des missions et desgaranties à apporter aux citoyens et, d’autre part, celle descompromis sociétaux fondant ces échanges. En 1989, le gouver-nement de Michel Rocard annonce que la modernisation de l’Étatfera l’objet d’un grand « chantier ». Ce dernier vise à transformerles modes de gestion de la main-d’œuvre, à créer un nouveaumodèle managérial de l’administration tout en contenant lesdépenses publiques, à partir de quatre lignes de force : l’amélio-ration des relations avec les usagers, l’évaluation des politiquespubliques, la rénovation des relations de travail et l’encourage-ment à la prise de responsabilités. De ces réformes devaitdécouler, au lieu d’une négociation entre l’État et les syndicats,un nouvel équilibre à trois partenaires avec l’usager.

La circulaire de juillet 1995 décalque les dispositions prisesantérieurement, mais cherche en plus à donner au service publicun « caractère supplétif » en modifiant ses normes d’accès. Touten défendant le « maintien du service public à la française » auniveau européen, le gouvernement Juppé affirme la possibilité detransfert de missions de service public vers des acteurs privés.Cette ouverture au marché peut être interprétée comme une« marchandisation » des services publics. Elle introduit la

3. P. WARIN, « Les services publics : modernisation, découverte de l’usager etconversion libérale », in P. WARIN, Quelle modernisation des services publics ? Lesusagers au cœur des réformes, La Découverte, Paris, 1997.

4. É. COHEN, La tentation hexagonale, Fayard, Paris, 1996.

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possibilité de rapports de concurrence là où l’État disposait d’unesituation de monopole.

Derrière ces trois étapes de la modernisation se profile un chan-gement de rationalité de l’État 5, qui devrait s’apparenterdésormais davantage à une instance de régulation. La préoccupa-tion d’un service public plus réactif, centré sur l’usager avec unpersonnel dont on mesurerait la performance 6, pose, enfin, auxdirections des problèmes nouveaux de mobilisation des res-sources humaines : comment faire accepter ces transformations,sur quoi construire le changement, quelles stratégies adopter ?

La construction européenne et la mondialisation

Autre défi encore plus présent : l’Europe, qui modifie le péri-mètre d’action de la majorité des entreprises publiques 7. Jusqu’aumilieu des années quatre-vingt, les services publics avaient étéquasi ignorés de la construction européenne et leur définitionrésultait des cadres nationaux. À partir de l’Acte unique, leschoses changent. Ce texte de 1986 visait à préparer, pour janvier1993, la libre circulation des biens, des services et des capitaux 8,et prévoyait l’instauration, pour ce marché unique, du vote à lamajorité. À cet édifice, le traité sur l’Union européenne, adopté àMaastricht en 1991 et entré en vigueur en 1993, ajoute une pierresupplémentaire : il fait le choix d’une économie de marchéouverte, de la libre concurrence, d’une Union économique etmonétaire traduite par une monnaie unique et la création d’unebanque centrale indépendante. L’objectif est de construire ungrand espace économique unifié, considéré comme une source deprogrès par tous les États membres, et donc de limiter ce quientrave le libre jeu de la concurrence, comme les effets de posi-tion dominante ou les subventions publiques. Mais, si les traitéseuropéens sont clairs sur l’objectif d’une économie de marché, les

5. C. STOFFAËS, Services publics, question d’avenir, Commissariat général auplan, Odile Jacob/La Documentation française, Paris, 1995, et « Le service public encrise », Science de la société, nº 43, 1998 (2).

6. R. FAUROUX, B. SPITZ (sous la dir.), Notre État, le livre vérité de la fonctionpublique, Robert Laffont, Paris, 2001.

7. P. BAUBY, J.-C. BOUAL, « La prise en compte de la notion de “service public”dans la construction européenne » in P. WARIN, Quelle modernisation des servicespublics ?, op. cit. Voir aussi J. LECA, Gouvernance et institutions publiques. L’Étatentre société nationale et mondialisation, Odile Jacob, Paris, 1996.

8. Sur la saga de la libéralisation des marchés, D. RERGIN, J. STANISLAS, TheCommanding Heights, Simon & Schuster, New York, 1999.

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États ont fait des choix différents en matière de services publicset le statut des agents qui en sont chargés varie. Ainsi, en France,où les services publics sont associés à des monopoles, l’électri-cité était dans ce cas depuis 1946, alors qu’en Belgique elle relèved’agences intercommunales, et qu’en Grande Bretagne elle estcomplètement privatisée. Cet écart entre les objectifs de laconstruction européenne et la diversité des pratiques des Étatsmembres a posé un problème aigu en France en raison du carac-tère hautement intégré des entreprises de service public à l’État.Cette forte intégration ne se retrouve dans aucun pays européenet suscite la méfiance de nos voisins portés à y voir « un appareilélaboré pour protéger les monopoles nationaux et les intérêtscatégoriels, que le mouvement engagé dans l’Union sur la base dutraité vise précisément à démanteler 9 ». Quoi qu’il en soit, lespolitiques communautaires se développent dans les domaines del’économie, de l’industrie, des réseaux, de l’environnement, de lasolidarité régionale, de la protection des consommateurs et d’uneEurope sociale à laquelle ne s’associent pas les Britanniques.« Alors que l’intégration européenne s’était menée jusqu’iciselon la seule logique de la concurrence et du marché, on assiste-rait à l’émergence possible de deux autres logiques, à la fois encoexistence et en concurrence avec la première, celle de la coopé-ration entre les acteurs des différents pays et celle de la solida-rité 10 », analysent Pierre Bauby et Jean-Claude Boual. Il faut, tou-tefois, attendre le conflit de l’automne 1995 en France et lesinterrogations parallèles qui se font jour en Allemagne, au Dane-mark… ou en Italie, pour voir réapparaître la volonté de « rappro-cher l’Europe des citoyens » et remettre en cause la conceptionstrictement libérale de l’Acte unique de 1986.

Entre 1986 et la période actuelle, se déroule une négociation àquatre entre l’État français, les entreprises publiques, les diffé-rentes instances de l’Union européenne et les mouvementssociaux qui ont pesé ou pèsent encore pour obtenir le maintien decertaines spécificités. Cette négociation multiacteurs, pour partieimplicite, s’est traduite par un questionnement sur le niveaud’ouverture des monopoles et par des bras de fer entre les diffé-rents protagonistes.

9. C. HENRY, Concurrence et services publics dans l’Union européenne, PUF,Paris, 1997, p. 6.

10. P. BAUBY, J.-C. BOUAL, art. cit., p. 311.

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À cela s’ajoute la mondialisation, porteuse de plusieurs phéno-mènes, notamment de la diffusion d’un « imaginaire de l’efface-ment » construit autour de l’hypothèse de l’abolition de toutefrontière politique, culturelle et historique. Pour l’idéologie ultra-libérale, « les marqueurs identitaires non marchands » disparaî-traient au « bénéfice exclusif du marché 11 ». D’où un déplace-ment de la formation des compromis sociaux de l’espace nationalvers l’espace mondial et une remise en cause de la position desclasses moyennes qui éprouveraient de profondes difficultés àévoluer dans cet espace mondialisé. Dans cette pseudo-théorie duchangement social, décryptée par Z. Laïdi, il n’y aurait pasd’autres règles que celles du marché, exception faite du droitpénal. Cette évacuation des histoires, des spécificités nationales,pour une nouvelle fusion dans l’espace mondial, ferait de la firmeet de l’échange marchand une nouvelle parabole qui s’applique-rait aux individus liés les uns aux autres par une logique ducontrat.

À partir du milieu des années quatre-vingt, la modernisation duservice public, la construction européenne et la mondialisationont ainsi conjugué leurs effets et injecté dans le social des entre-prises publiques un mélange fortement volatil, le changementproposé déplaçant fondamentalement les modes de fonctionne-ment antérieurs.

Comment changer ?

S’il existe des débats sur la nécessité du changement, c’est surles moyens et les politiques concrets que les controverses et lesconflits ont été et demeurent les plus forts.

Le premier paramètre à prendre en compte pour comprendre lanature des transformations actuelles est l’ouverture des marchés.À cet égard, les entreprises publiques se trouvent dans des situa-tions différentes. La RATP conserve un monopole naturel pour lemétro sur la région parisienne. France Télécom se retrouved’emblée en concurrence au niveau mondial : la mise sur lemarché de sa filiale Orange à Londres et à Paris en février 2001en est un vivant exemple, de même que les mouvements de yo-yode son cours en Bourse. EDF verra rapidement un tiers de son

11. Z. LAÏDI, « Nous passons de l’économie de marché à la société de marché », LeMonde, 9 juin 1998.

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marché ouvert et veut réaliser 50 % de son chiffre d’affaires àl’international dans cinq ans, et La Poste devrait évoluer dans unmarché concurrentiel à partir de 2003. La SNCF elle-même vaêtre en concurrence sur les réseaux régionaux. Ces différencesconditionnent la temporalité des changements mais aussi leurnature et leur intensité.

Le second enjeu, d’ordre managérial, est lié aux tentatives dedécentralisation engagées par les entreprises publiques pour serapprocher de leur clientèle et améliorer leur qualité de service.La décentralisation des organisations, contraire à leur tradition,déplace les repères. Autrefois chargées d’appliquer des règles etd’accomplir des tâches techniques, les directions locales se voienttransformées en responsables des politiques de l’entreprise, sou-vent sans en avoir l’autonomie ! De plus – et c’est une autre diffi-culté –, les réformes organisationnelles peuvent être contradic-toires. Les dirigeants d’unités doivent-ils rester de loyauxserviteurs du service public, le doigt sur la couture du pantalon,ou devenir des patrons ? En 1989, par exemple, la RATP voulaittransformer ses unités décentralisées en centres de profit. Cepen-dant, il est apparu à l’usage que cela n’était pas pertinent, lesentrées et les sorties des passagers n’étant pas isolables dans unréseau interconnecté… L’autonomie des unités ayant subi, par-tout, des coups d’accordéon, les managers ne savent plus à quois’en tenir. À EDF, au début des années quatre-vingt-dix, on avaittendance à faire des patrons de PME – des « cow-boys », selon lessyndicalistes – et les voilà, dix ans plus tard, transformés en chefsde projet ou d’unité dans une entreprise au périmètre modifié parle regroupement ou la mutualisation de certaines fonctions (lacomptabilité, les achats, etc.). À France Télécom, les ancienschefs de service technique doivent devenir des patrons opéra-tionnels responsables du « business » et du dialogue social avec lepersonnel.

La troisième source de tension est le statut des entreprises etcelui des personnels, créés à la fin de la Seconde Guerre mon-diale en fonction de leurs missions. La modification de ces statutsse révèle fort complexe, particulièrement pour les entreprisespubliques qui emploient des fonctionnaires, comme La Poste ouFrance Télécom. En effet, les textes qui les régissent « appartien-nent » à la fonction publique et ne peuvent être modifiés unilaté-ralement par ces entreprises sauf à donner lieu à des contentieuxrépétés. Même dans les entreprises dont le personnel ne relève pasde la fonction publique comme EDF, la modification des statuts

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aboutit à des contestations diverses, sinon à de véritables imbro-glios juridiques, comme l’annulation, en septembre 1998 par lacour d’appel de Paris, de l’accord du 31 janvier 1997 dont près de11 000 personnes bénéficiaient. Les statuts des personnels repré-sentent aujourd’hui une sorte de no man’s land juridique, la scèned’une guerre judiciaire à l’issue incertaine et qui est facteurd’instabilité.

La transformation des règles de gestion du personnel constitueun autre défi. Autrefois, les agents admis à un concours ou à unexamen professionnel étaient nommés dans un grade et faisaientcarrière dans un corps, avec des systèmes d’avancement contrôléspar les syndicats. Aujourd’hui, les entreprises publiques tendentà substituer à ces systèmes une évaluation des performances indi-viduelles accompagnée d’entretiens effectués par la hiérarchie,qui mesurent les compétences dans le poste. Ces changementsinquiètent une partie des personnels qui craignent d’être évaluéssur des critères subjectifs, là où régnaient l’égalitarisme et la pro-motion à l’ancienneté. Ils sont, dans tous les cas, objets de contro-verse avec les syndicats qui y lisent l’arbitraire et l’inégalité. Defait, les outils d’évaluation individuelle et les « démarchescompétences » sont complexes et difficiles à maîtriser dans lesecteur public comme dans le privé.

La cinquième dimension introduite par les directions concerneles systèmes de relations professionnelles qui reposaient, tradi-tionnellement, sur des structures paritaires. Y participaient lesdirections, au nom de l’État, et les syndicats qui représentaient lepersonnel en fonction du nombre de voix obtenu aux électionsprofessionnelles. Ces instances étaient le siège de débats sur lespolitiques concernant le personnel ou les réformes organisation-nelles. Mais il n’y avait pas d’engagement réciproque entre lesparties, les décisions prises relevant toujours du sommet desentreprises. Aux PTT, par exemple, avant la séparation en 1990de La Poste et de France Télécom, il n’existait pas de négociationproprement dite sur les salaires. Or, en une dizaine d’années, ledéveloppement de la négociation collective et la volonté desdirections d’affaiblir les instances paritaires bousculent les tradi-tions. Ces modifications, qui s’apparentent à un changement derègle en cours de partie, créent un trouble et entraînent de nom-breux contentieux 12. Les syndicats, généralement majoritaires,

12. E. REYNAUD, J.-D. REYNAUD, La régulation des marchés internes, l’exempledes télécommunications, CEE, mars 1996.

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contestent les réformes et sont souvent portés à voir dans la stra-tégie des directions une façon de les contourner.

Dernier problème et non des moindres : la division syndicale.Au fil des années, une sorte de spécialisation syndicale s’estopérée entre les syndicats oppositionnels et les syndicats réforma-teurs. Les premiers, souvent majoritaires, s’appuyaient sur unparitarisme tournant à vide mais où ils disposaient d’une repré-sentativité prouvée. Les seconds, généralement minoritaires,misaient sur la négociation collective. Ces clivages laissaient auxdirections des marges considérables, qui n’étaient pas dénuéesd’effets paradoxaux. En effet, les directions pouvaient fairepasser leurs projets, contestés par les syndicats majoritaires, ens’appuyant sur les minoritaires. Mais elles couraient le risque devoir leur politique invalidée par les juridictions de droit privé ouadministratives. L’ensemble des règles qui gouvernaient lesfaçons de travailler, de faire carrière, d’exercer un métier s’esteffectivement trouvé modifié, mais dans un climat social tendu.Les effets pervers de ces stratégies d’un côté, le maintien de lagauche au pouvoir en 1988 de l’autre conduisent les directions àassouplir leur politique et à rechercher davantage une modernisa-tion négociée. Toutefois, le paysage syndical a été bouleversé parl’apparition de nouveaux venus comme SUD ou l’UNSA. Le jeusocial n’est plus stabilisé et le risque de nouvelles explosions seprofile à l’horizon. Le problème posé par le changement est alorsautant une bataille sur les représentations et l’imaginaire, sur lesmodes de vivre ensemble, qu’une simple querelle sur les avan-tages acquis des salariés, par ailleurs réels.

Une problématique commune, des trajectoires différenciées

Rapport au marché, décentralisation, développement de lanégociation collective, etc. : les changements que vivent les entre-prises publiques ont l’air similaires. En réalité, les équilibres entreces divers éléments sont profondément différents et construisentdes trajectoires spécifiques. Chaque entreprise représente un casparticulier dont il faut comprendre la rationalité et l’histoire, enfonction des métiers, des marchés, des caractéristiques des popu-lations au travail et des types de syndicalisme qui sont les siens.Le management pensait devoir agir sur de « simples » politiquesd’adaptation au marché. Il s’est trouvé confronté à des sédimen-tations culturelles sans prendre nécessairement la mesure des dif-ficultés qu’il allait affronter.

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Pour comprendre ce qui est en jeu, les formes d’arrangementsqui se sont construites et qui sédimentent des compromis col-lectifs, les régulations sociales 13, nous examinerons les fonde-ments de la structure sociale des entreprises publiques et la dyna-mique qui les affecte, dans la longue durée 14. C’est dans uneplongée à vif dans les méandres des pratiques de management etde la redéfinition des régulations sociales que nous voulonsentraîner le lecteur 15. Pour ce faire, nous nous appuyons sur unensemble d’enquêtes de terrain réalisées depuis une dizained’années par le GIP Mutations Industrielles et des Services. Cetravail représente plus d’un millier d’entretiens individuels, denombreuses restitutions de résultats et plusieurs rapports derecherche. En cela – et au-delà de ses seuls auteurs –, ce livre doitbeaucoup aux travaux auxquels ont collaboré de nombreux cher-cheurs, particulièrement E. Chauffier, L. Duclos, L. Merlin etA. Vila. Les outils analytiques qui ont été utilisés reposent sur lasociologie des organisations indispensable à la compréhensiondes jeux des acteurs, sur les sciences politiques pour analyser lanature des compromis sociaux et leurs transformations, et surl’économie du travail pour étudier la dynamique des marchésinternes du travail.

Quatre métaphores sur le changement

La transformation actuelle des entreprises publiques se prête àdiverses interprétations. Ce livre ne tranche pas entre elles. Iloffre la possibilité de comprendre, de façon plus ouverte, lacomplexité du réel à partir d’un matériau empirique etd’approches variées. Aussi propose-t-il de lire les changementscomme des récits, des métaphores, qui insistent sur des dimen-sions différentes d’une histoire largement commune 16.

13. J.-D. REYNAUD, Le conflit, la négociation et la règle, Octarès, Toulouse, 1995.14. Un ouvrage a porté sur une telle problématique à partir d’une comparaison

européenne, mais sans entrer dans la spécificité de chaque entreprise, Y. MOREAU,Entreprises de service public européennes et relations sociales, l’acteur oublié,ASPE Europe, collection « Prospective », Paris, 1996.

15. P. E. TIXIER, « Quelles régulations sociales pour les entreprises publiques »,Revue d’administration publique, nº 80, 1996.

16. G. MORGAN, Images of Organization, Sage, Thousand Oaks, 1986. Nousempruntons à cet auteur l’idée de métaphore qu’il a utilisée dans cet ouvrage avecbonheur pour analyser les différentes théories de l’organisation.

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La métaphore de la reproduction

La métaphore de la reproduction renvoie à deux conceptionsdifférentes sinon contradictoires. Dans une première acception,l’ordre ancien est pensé par les acteurs comme adapté. Il s’agit dele conserver. Et, s’il existe des problèmes, c’est justement parceque certains ne le respectent pas. Les syndicats accusent les direc-tions de ne pas être fidèles à la tradition de l’entreprise – parexemple le paritarisme – et de chercher à les contourner. Lesdirections reprochent aux syndicats de méconnaître lescontraintes de l’entreprise et la nécessité du changement. Laméfiance mutuelle règne. Les syndicats résistent au changementperçu comme dangereux et interprété de façon univoque :l’emploi est menacé, le service public bradé, le privé est perçucomme porteur d’inégalités. Dans un tel contexte, les innovationssont très difficiles à mettre en place. Elles se heurtent aux bar-rières institutionnelles des statuts et, à l’intérieur de l’entreprise, àla résistance d’une large partie des acteurs. La Poste, par exemple,avait proposé que des commissions mixtes débattent des ques-tions d’organisation, mais la CGT et SUD ont refusé de parti-ciper aux négociations sur le terrain. Lorsque, localement, cessyndicats étaient largement majoritaires, les directions pouvaientéventuellement obtenir la signature des organisations minori-taires, mais elles ne disposaient pas de ressources pour faire appli-quer les accords signés, ou dans des conditions extrêmement dif-ficiles. À EDF, jusqu’en 1998, le dialogue directions-CGT tenaitplus du dialogue de sourds que de la volonté de trouver des solu-tions. Dans ce genre de situation, l’entreprise devient le champd’une bataille sur les représentations sociales du changement, quimène souvent à une situation bloquée décrite depuis longtempspar Michel Crozier 17 ou à un changement incrémental avec sonlot inhérent d’incertitudes.

Dans une seconde acception, la métaphore de la reproductionfait référence à la capacité d’autoproduction d’un système social.On peut utiliser l’analogie d’un système fermé de type biolo-gique, qu’Humberto Maturana et Francisco Varela désignent duterme d’« autopoïésis 18 ». Selon ces deux chercheurs, un sys-tème fermé, même connecté à un environnement, maintient sonidentité en subordonnant les changements à la structure de

17. M. CROZIER, Le phénomène bureaucratique, Seuil, Paris, 1963.18. Voir le résumé que fait G. Morgan de ces travaux, ouvrage précité, chapitre 8.

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relations préexistantes. Il peut évoluer mais à condition de pro-duire des changements d’identité. En d’autres termes, le systèmesélectionne lui-même les opportunités de changements qui appa-raissent compatibles avec sa structure. Cette théorie, qui n’a paspour champ l’organisation ou l’entreprise, pose une question inté-ressante en ce qui concerne les entreprises publiques : quellesinnovations s’approprient-elles ? À quelles conditions les acteursont-ils le sentiment de maîtriser les changements et les accep-tent-ils ? En examinant sous cet angle les mutations, nous voyonsque les entreprises publiques ont une forte capacité à intégrer leschangements techniques ou même à vivre des ruptures technolo-giques. On ne peut pas en dire autant de leurs formes de régula-tions sociales qui n’évoluent que difficilement.

La métaphore de la substitution

Les acteurs et les institutions sont perçus comme des freins auchangement. La direction de l’entreprise définit un but à atteindreet met en place de nouvelles structures. Elle crée un parti du chan-gement dans l’entreprise ou, au minimum, contourne ceux quirésistent pour substituer un nouveau modèle au modèle histo-rique. Les directions souvent accusent les anciens – qui appartien-nent la plupart du temps à leur classe d’âge – de ne pascomprendre les enjeux du changement, de s’accrocher à leursdroits acquis. D’où l’idée de « transfuser du sang neuf » qui doitpermettre d’impulser des stratégies adaptées au marché. Onpousse les anciens au départ, notamment avec des préretraites. Etle renouvellement des générations est censé accompagner unetransformation des institutions. L’ordre ancien, notamment leparitarisme, est rangé au rayon des accessoires. Il est remplacé parla négociation collective qui est conçue comme un échanged’intérêts matériels et ne tient pas compte de l’identité des entre-prises. Ce type de stratégie se heurte à des obstacles imprévus : ilpeut provoquer des mouvements sociaux ou être invalidé par lejuge. Mais, au début des années quatre-vingt-dix, le contexteidéologique le favorise. Le modèle de l’entreprise privée et lelibéralisme apparaissent triomphants. L’adaptation des entre-prises publiques est pensée comme un décalque de l’entrepriseprivée. Le développement de stratégies de substitution tient aussià la psychologie des dirigeants qui peuvent être conduits à penserle changement sur le mode d’un clivage entre l’ancien et lenouveau. Incertains sur la meilleure façon de conduire la

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transformation de ces entreprises, qui sont des ensemblescomplexes et de grande taille, les dirigeants sont parfois tentés de« scotomiser » une partie de la réalité qu’ils ne savent pascomment gérer sans la reproduire. Ils clivent leurs représenta-tions entre un ordre ancien rejeté et un ordre nouveau porteur d’unavenir radieux. Pourtant, les histoires de transformation de mono-poles en entreprises concurrentielles ne sont pas toutes des his-toires heureuses, y compris aux États-Unis où ATT, par exemple,a vécu de nombreux rebondissements. En fait, c’est la figure du« sujet 19 » dissimulé derrière la position d’acteur dirigeant avecses peurs et ses craintes, qui vient envahir la scène organisation-nelle et qui participe de la difficulté de la conduite duchangement.

La métaphore de la transition

Comme pour la stratégie de substitution, le managementdéfinit les objectifs de l’entreprise par rapport à un état ou un butà atteindre. Mais, au lieu d’un changement radical et immédiatimposant une recomposition préalable des acteurs, on conserveles arrangements institutionnels pour assurer une transition pro-gressive vers le nouveau paradigme. « Pour pouvoir se produire,le changement n’implique pas de grands bouleversements institu-tionnels, il exige seulement que la distribution des pouvoirs àl’intérieur des institutions permette aux acteurs en présence decomprendre les effets des politiques et de visualiser un ou plu-sieurs paradigmes alternatifs : le changement est alors plus oumoins planifié par ces derniers, et se produit par ajustements suc-cessifs, impliquant les mêmes acteurs et les mêmes réseaux 20. »Les stratégies de transition sont souvent mises en place aprèsl’échec de changements radicaux. Les cercles dirigeants valori-sent moins ces politiques qui demandent du temps, sont peuvisibles à l’extérieur et difficiles à vanter aux médias. La RATP,après la présidence de Christian Blanc et sa tentative de rupture,a choisi la voie de la transition. Mais la question reste posée desavoir si une telle politique peut échapper à une reproduction

19. B. OLLIVIER, L’acteur et le sujet, Desclée de Brouwer, Paris, 1995.20. E. FOUILLEUX, « Le polycentrisme : contraintes et ressources stratégiques. Le

cas de la politique agricole commune », in J. COMMAILLE et B. JOBERT (sous la dir.de), Les métamorphoses de la régulation politique, LGDJ, Paris, 1998.

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déguisée et à quelles conditions elle conduit effectivement à unchangement des régulations internes.La métaphore de l’hybridation

Cette métaphore empruntée à la génétique rend compte dessituations où deux types d’institutions ou de fonctions vonts’hybrider. C’est l’hypothèse à laquelle les acteurs se réfèrent lemoins mais elle est, à nos yeux, la plus probable. Tradition etmodernité se mélangent pour donner des équilibres qui varientsuivant les champs ou les sous-systèmes considérés. Il y a bien eurupture d’un équilibre avec apparition de nouvelles institutions,mais celles-ci peuvent cohabiter avec des anciennes et les usagessociaux se recomposent.

Compte tenu des résistances opposées à la stratégie de substi-tution qu’elle a jouée jusqu’en 1992, EDF s’est engagée en 1998sur la voie de l’hybridation avec l’accord du 25 janvier 1999sur la réduction du temps de travail signé, à la différence desprécédents, par l’ensemble des syndicats. Il s’agissait de créerune conscience commune sur les nouveaux enjeux auxquelsl’entreprise doit faire face, en tentant de renouveler l’échangepolitique fondateur qui a donné naissance à l’entreprise. La direc-tion voulait ainsi éviter un climat social désastreux et, en organi-sant un débat social interne sur les missions d’EDF, coordonnerles forces de l’entreprise. Ce genre de stratégie est compatibleavec la nécessité de maintenir ou de créer un espace « transi-tionnel » qui permet aux acteurs de conserver leur identité et oùils peuvent à la fois se référer à la tradition et expérimenter deschangements.

Les processus d’hybridation dessinent des trajectoires origi-nales susceptibles de s’ajuster aux jeux des acteurs. Ils intègrentle fait que l’ensemble des sous-systèmes pris dans le champ descompromis internes peut évoluer à des rythmes différents etdonner des architectures variées. L’entreprise n’est pas conçuecomme un champ d’action unifié mais différencié. En mêlantl’ancien et le moderne, le marché et le service public, la stratégied’hybridation pose le problème du sens des mouvements engagéset de la légitimité du changement sur lesquels le management del’entreprise est interpellé. Éphémère, la stratégie d’hybridationdissimule une simple transition. Durable, elle peut signer l’inven-tion d’un nouveau modèle.

Pour étudier ces différentes faces du changement, nous avonsconcentré nos investigations sur cinq entreprises qui font chacune

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l’objet d’un chapitre : Électricité de France (EDF), la Régie Auto-nome des Transports Parisiens (RATP), France Télécom, LaPoste et la Société Nationale des Chemins de Fer Français(SNCF). Enfin, la comparaison des compromis sociaux et l’ana-lyse des pratiques de management font l’objet de deux chapitrestransversaux.

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EDF : le renouvellement d’une stratégied’échange politique

par Nelly Mauchamp

Le marché européen de l’électricité a été ouvert à la concur-rence par une directive de la Communauté européenne, ratifiée enjuin 1996 par le Conseil des ministres de l’Énergie des Quinze 1.La directive européenne imposait à chaque pays membre uneouverture progressive : au moins 25 % du marché en 1999, 33 %en 2003. En février 2000 – avec un an de retard sur l’échéanceprévue –, le Parlement français a adopté une loi mettant le droitfrançais en conformité avec le texte européen.

Pendant toute la décennie précédente, EDF, premier énergéti-cien au monde avec 57 tranches nucléaires, se trouvait dans unesituation un peu étrange à plusieurs égards. Par rapport aumarché, l’entreprise jouait en quelque sorte à attendre Godot, unpersonnage qui n’arrive jamais : les managers devaient préparerEDF à un marché insaisissable ! L’entreprise disposait d’unmonopole sur le territoire français, mais sa surcapacité de produc-tion l’amenait à vendre de l’électricité dans les pays limitrophes.De plus, elle développait un réseau de filiales dans le mondeentier.

Le marché français de l’électricité, ouvert depuis 2000 à hau-teur de 30 % (pour les plus grands clients industriels situés sur leterritoire), reste l’un des plus fermés d’Europe (avec l’Irlande etle Portugal). Alors qu’EDF vise à faire 50 % de son chiffred’affaires à l’étranger d’ici cinq ans, par une politique de rachatsde filiales, les opérateurs désireux d’entrer sur le marché français

1. Cet article reprend l’argument de l’ouvrage publié en 2000 : P.-E. TIXIER etN. MAUCHAMP, EDF-GDF, une entreprise publique en mutation, La Découverte,Paris, 2000.

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se voient appliquer une règle qu’ils considèrent comme un bar-rage financier : ils doivent adopter comme une sorte de conven-tion collective de branche le même statut du personnel quel’entreprise publique.

Pour faire face à ses objectifs d’ouverture à la concurrence,l’entreprise a été réorganisée. Elle a aussi un enjeu majeur lié à larestructuration du marché énergétique mondial, où dominerontdésormais les opérateurs multiénergies. Si elle veut jouer un rôlede premier plan, elle doit engager des alliances non seulementavec des électriciens, mais aussi avec des gaziers et des pétroliers.

Dans une entreprise imprégnée d’une culture de l’excellencetechnique, mais qui a une faible expérience de la concurrence,comment mobiliser les hommes face aux incertitudes d’unmarché énergétique en reconfiguration ? Quels compromissociaux passer avec les personnels et les syndicats pour adapterl’entreprise à un avenir en totale mutation ?

Nous nous efforcerons d’analyser les compromis sociaux ins-taurés dans l’entreprise – dans son histoire récente – et les enjeuxauxquels elle se trouve affrontée – aujourd’hui – à partir de lanotion d’échange politique 2. Cette notion permet de comprendrele jeu auquel se livre une direction lorsqu’elle cherche à accroîtrela capacité de médiation d’un syndicat susceptible de s’opposer àelle. L’échange politique joue, en première instance, sur l’éco-nomie que procure à la direction le bénéfice des capacités du syn-dicat à agréger des soutiens et à produire du consentement :il s’agit d’augmenter ses ressources pour restaurer des capacitésde contrôle, en échange précisément de sa participation aucontrôle social. L’échange politique est donc une forme parti-culière d’association, un exercice de recomposition des forces,qui instaure, voire institutionnalise, un espace de jeu critique etde participation, en vue d’accroître l’effectivité et la légitimité dela politique engagée, en l’occurrence celle d’une entreprisepublique.

2. A. PIZZORNO, « Political exchange and collective identity in industrialconflict », in C. CROUCH et al., The Resurgence of Classe Conflict in Western Europesince 1968, McMillan, Londres, vol. 2, 1978.

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Une tradition de cogestion

Le principe des nationalisations des secteurs clés de l’éco-nomie, notamment l’énergie, était inscrit dans le programme duConseil national de la Résistance (signé en 1944), qui fixait lesmesures à appliquer dès la Libération pour la reconstruction dupays. Aux lendemains de la guerre, gaullistes et communistess’accordent sur un modèle de développement construit autour degrandes firmes nationalisées, disposant de monopoles et destatuts spécifiques. Ce choix repose sur un double compromis,politique et social. Le monde des ingénieurs et les syndicats serépartissent les rôles : aux ingénieurs, la technique ; aux syn-dicats, la gestion du social. Ces arrangements institutionnels sontau cœur de ce que l’on appellera plus tard le « modèle français »,un système de décision hautement centralisé, composé d’entre-prises contrôlées par l’État, orientées autour d’un pacte liantmodernisation, recherche d’excellence technique et promotion dela classe ouvrière.

Dans cet ensemble, EDF, créée en 1946, est le modèle le plusavancé. Le communiste Marcel Paul, ministre de la Productionindustrielle (ex-responsable CGT dans le secteur de l’énergie),veut faire de l’entreprise un exemple de coopération entre lesforces productives. Il crée un principe de coresponsabilité dans labonne exécution du service public et fait de la CGT et de la CFTCles cofondateurs du statut de l’entreprise. Cette volonté politiquese traduit par la création de quatre instances de débat entre syn-dicats et directions : sur le plan de la production, les comitésmixtes à la production (CMP) et les sous-CMP (au niveau desunités de travail) ; sur le plan de la gestion du personnel, lescommissions du personnel ; pour la sécurité sociale, les caissesmutuelles complémentaires et d’action sociale (CCAS) ; pour lasanté, les comités de médecine du travail. Ces structures consti-tuent le ressort d’une véritable cogestion.

Dès 1947, avec la guerre froide, les communistes sortent dugouvernement, le pouvoir institutionnel des syndicats est réduit.Le schéma mis en place un an plus tôt est modifié. Les CMP,pierres angulaires du modèle puisque Marcel Paul voulait en fairedes « parlements de l’industrie », voient leur champ d’actionlimité. Le paritarisme originel se transforme, l’idée de cogestionde droit est abandonnée. Dans les diverses commissions pari-taires, les directions sont tenues de s’expliquer sur leurs poli-tiques devant les syndicats, les syndicats émettent des avis, mais il

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n’y a pas d’accord explicite entre les parties, celles-ci ne sont pasengagées par les « avis » exprimés. Le fonctionnement quiémerge, caractéristique des relations sociales dans le secteurpublic, satisfait à la fois la tradition des élites françaises, toujoursenclines à décider sans consulter les acteurs. Il satisfait aussi,d’une certaine façon, la CGT : la cogestion supposait d’accepterque le syndicalisme fût un acteur réformiste, ce qui était uneentorse à la doctrine léniniste, d’autant plus difficile à tenir enpleine guerre froide. Ce choix idéologique et cette architectureinstitutionnelle aboutissent à un fonctionnement observable dansd’autres entreprises publiques : le syndicat ayant gagné un« droit » sur l’administration du marché interne du travail, onpeut parler dans ce domaine d’une cogestion de fait. Dans denombreuses unités, les directions délèguent le recrutement et lagestion des carrières aux syndicats.

En dépit de quelques explosions sociales, ce système a bienfonctionné de nombreuses années, pendant toute la période oùl’entreprise devait fournir un service public, et non pas vendre unproduit. Les premières expériences commerciales d’EDF avaienteu lieu dans les années soixante, avec le « compteur bleu », unecampagne de promotion incitant les particuliers à renforcer lapuissance de leurs installations pour utiliser leurs appareils élec-triques. Elles furent relancées dans les années soixante-dix, avecle « tout électrique ». C’est à cette époque que fut décidée la miseen place du parc de centrales nucléaires. La vision techniciste etindustrielle que portait le nucléaire était en harmonie avec lesvaleurs « industrialistes » de la CGT : le développement dunucléaire a été possible grâce à la cogestion de fait et malgré lesrésistances des écologistes. La crise pétrolière du milieu desannées soixante-dix changea la donne commerciale puisquel’État cherchait alors à limiter la consommation d’énergie.

Faire d’EDF « une entreprise comme les autres »

Au milieu des années quatre-vingt, la politique de l’entreprisechangea en profondeur sous l’effet de deux facteurs : le ralentis-sement de la croissance de la demande d’électricité (tombée de7 % ou 8 % par an à 3 %) et le choix européen qui supposait, àterme, une concurrence entre les États membres de l’Union.L’entreprise savait qu’elle devrait s’ouvrir au marché, sans pou-voir en imaginer les règles. EDF assurait alors 95 % de la

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production française d’électricité ; elle avait le monopole dutransport et de l’essentiel de la distribution (le reste étant partagéen 150 régies). Pour pallier la baisse de la demande, les direc-tions voulurent augmenter la productivité du travail, particulière-ment la productivité de l’emploi. Entre 1985 et 1992, les effectifsdiminuèrent de 1 000 à 1 500 personnes par an (par le jeu dedéparts naturels). EDF commença à décentraliser ses établisse-ments, mit en place une gestion des ressources humaines axée surl’évaluation et le développement des compétences individuelles.Dans le même temps, l’entreprise engagea son développementinternational.

Cette stratégie, énoncée par les directions comme une néces-sité, provoqua une rupture du compromis implicite qui structuraitles relations avec la CGT. Alors qu’il y avait jusque-là, dans lesunités, malgré un certain nombre de conflits, une cogestion defait, les directions considérant les structures paritaires comme desinstances lourdes et coûteuses, mais néanmoins utiles, bonnombre de chefs d’unité commencèrent à percevoir le parita-risme comme un « théâtre d’ombres » pollué par l’atmosphèreconflictuelle, une sorte d’obligation formelle dont l’économien’était plus productrice de régulation sociale 3. Le système derelations professionnelles se trouvait dans l’impasse : un dialogueformalisé très intense, mais qui ne produisait pas de compromissociaux. La tentation était forte de disqualifier tout à la fois lesstructures paritaires et la CGT, considérée comme défendant unestratégie obsolète, car elle restait attachée au monopole et voulaitlimiter la stratégie internationale de l’entreprise. Faute de pou-voir abolir le paritarisme, inscrit dans le statut de l’entreprise, lesdirections essayèrent de minimiser l’influence de la CGT auprèsdes agents. Entre 1984 et 1985, elles lancèrent un projet d’entre-prise, relayé par des projets d’établissements. Pour mobilisertoutes les forces de l’entreprise sur des objectifs communs, ellescherchèrent à contourner la médiation syndicale en s’adressantdirectement au personnel. On ne peut pas dire que ces essaisfurent couronnés d’un franc succès. Ils constituèrent cependantpour les directions un premier apprentissage de la communicationinterne, alors qu’auparavant elles avaient tendance à s’effacerdevant le savoir-faire de la CGT.

3. Le jugement général était moins négatif pour les structures les plus décentra-lisées (les sous-CMP) qui permettaient de lier les réformes de l’entreprise aux enjeuxles plus immédiats et concrets du travail.

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Au début des années quatre-vingt-dix, le président Delaportelança un nouveau mot d’ordre. Dans un entretien accordé auFigaro Magazine daté du 16 janvier 1991, il déclarait vouloir« faire de l’entreprise une entreprise comme les autres », à savoirsubstituer au monopole un nouveau modèle d’entreprise concur-rentielle. Ce projet était difficile à conduire : il supposait de modi-fier en profondeur l’ensemble des régulations socio-économiquesde l’entreprise, et notamment de transformer les fondements dudialogue social en introduisant la négociation collective. La suc-cession des essais et erreurs atteste des difficultés rencontrées.

La stratégie de contournement de la CGT s’est révélée assezinefficace. Ce syndicat continuait à faire fonctionner le systèmeparitaire, jouait un rôle dans la gestion des carrières, tenait lesœuvres sociales. Dans une entreprise où le taux de participationaux élections professionnelles a toujours été exceptionnellementélevé (90 %), la CGT disposait d’une grande stabilité des votes :plus de 53 % des électeurs (depuis les débuts d’EDF). Elle n’avaitdonc pas de problème de légitimité. Plutôt que l’affrontementdirect, les directions s’essayèrent au contournement « en dou-ceur ». Elles annoncèrent leur volonté de « rééquilibrer » le sys-tème paritaire, accusé d’être trop formel et de favoriser l’irrespon-sabilité des syndicats, en proposant un espace de dialoguealternatif, la négociation collective, une possibilité ouverte dansles entreprises publiques par les lois Auroux de 1982. Cette stra-tégie semblait devoir permettre de modifier le poids relatif desdifférents partenaires sociaux. La négociation collective devaits’efforcer de montrer qu’elle permettait d’obtenir plus d’avan-tages que le paritarisme et le conflit 4.

Après dix mois de négociations, le 19 novembre 1993, unaccord « Pour le développement de l’emploi et une nouvelledynamique sociale » fut signé au niveau national par les direc-tions générales d’EDF et GDF et quatre organisations syndicales(CFDT, CFTC, CGT-FO, CFE-CGC). En affirmant la volontéd’insuffler une « nouvelle dynamique sociale », en associant lesorganisations syndicales à la gestion de l’emploi dans le cadre dela négociation collective, les signataires marquaient leur volontéde se démarquer radicalement des compromis antérieurs. Sur lefond, l’accord de 1993 était présenté comme un accord de gestion

4. Sur la genèse de l’accord et ses tribulations, voir Laurent DUCLOS, « L’accordemploi comme instrument de gestion des relations professionnelles », Cahiers desrelations professionnelles, nº 12, mai 1998, p. 57-78.

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prévisionnelle de l’emploi interne ; il visait aussi à apporter unsoutien à l’emploi externe. Sur la forme, il stipulait que les organi-sations non signataires au plan national ne pouvaient pas signerau niveau local. La CGT, qui avait refusé de signer l’accordnational, dans lequel elle voyait une atteinte au statut du per-sonnel, se trouvait donc exclue des négociations locales. Lesunités avaient dix-huit mois pour négocier au niveau local. Aubout du compte, 145 avenants furent signés (72,5 % des200 unités) et 97 200 agents (68,7 % des effectifs globaux) furentconcernés par l’application de l’accord.

Les avenants locaux ont le plus souvent été de simplesdécalques de l’accord national. Les chefs d’unité, pour la plupartd’entre eux, considéraient la négociation comme une obligationformelle, qui ne les engageait pas au-delà de la production d’undocument du type circulaire administrative interne, listant lesnouveaux droits des agents, en particulier le « temps choisi 5 » (letemps partiel). Mise à part l’utilisation massive de CES (contratemploi solidarité), à savoir des emplois non statutaires, le nombrede créations d’emplois a été jugé décevant par les syndicats signa-taires. Le débat sur la gestion des ressources humaines, qui auraitpu permettre de modifier les règles de gestion du marché internedu travail, a été occulté. En dehors des mesures d’accompagne-ment de la mobilité, les syndicalistes locaux ne se sont pas aven-turés à intervenir sur le chapitre « management », jugé tropcompromettant.

Le fait que l’accord du 19 novembre 1993 ait donné peu derésultats appelle plusieurs commentaires. Le flou des pratiquesdes directions (certaines annonçaient les prévisions de baissesd’effectifs, d’autres pas), l’indétermination sur la comptabilitédes emplois étaient des sources permanentes de rumeurs etd’incertitudes pour les agents 6. La logique du « partage » del’emploi était loin d’être acquise. Une grande partie des agentsétait d’accord pour considérer que l’entreprise avait bien undevoir de solidarité, à condition de conserver le périmètre de

5. Les mesures de temps choisi proposées par l’accord associaient deux mesurescomplémentaires : la réduction du temps de travail, considérée comme un progrèssocial pour les salariés, et la création d’emplois par mutualisation du temps libéré,pour répondre à un principe de solidarité. Le nombre de personnes ayant opté pour letemps choisi a été inférieur aux prévisions et le profil des bénéficiaires n’était pas trèsnovateur : par exemple femmes avec de jeunes enfants voulant prendre le mercredi.

6. N. MAUCHAMP, « Un accord emploi, des désaccords sur les mots », Cahiers desrelations professionnelles, nº 12, 1998.

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l’emploi interne. Une question prégnante traversait l’entreprise :plutôt que de pourvoir les créations d’emplois par des embauchesexternes, ne fallait-il pas d’abord les utiliser pour résorber les per-sonnels EDF « en surnombre » (sans affectation) ? Quant auxemplois précaires, beaucoup se demandaient s’ils n’allaient pasmettre en cause les emplois statutaires, ou encore s’il ne fallait pasles attribuer en priorité aux enfants des agents.

Une autre faiblesse de l’accord a été qu’il n’a guère produit de« dynamique sociale ». Une des raisons majeures de l’échec asans doute tenu – outre l’insuffisance de savoir-faire des négocia-teurs – à l’absence de la CGT, le syndicat majoritaire. Exclue dela négociation locale et des comités de suivi de l’accord, la CGTa souvent joué le conflit pour obtenir des créations d’emplois etdémontrer ainsi sa supériorité. En outre, la cohabitation entre ins-tances statutaires et négociation collective était parfois difficile.Le paritarisme et la culture de la représentativité demeuraient laréférence partagée par tous 7. Si la qualité de signataire permettaità des organisations syndicales minoritaires de conquérir uneplace institutionnelle dans le jeu des négociations, elle ne leurconférait pas de légitimité auprès des agents (ce qui peut aussiexpliquer leur refus d’entrer en débat avec les directions sur lesmodes de gestion du marché interne du travail). De surcroît, lessyndicalistes qui participaient aux négociations étaient souventcoupés de leur base sociale. Puisqu’ils passaient beaucoup detemps en réunions, expertises, examens de dossiers, ils étaientpeu sur le terrain, ils ne débattaient pas avec les salariés. Commedans d’autres entreprises, qui se sont lancées dans la gestion pré-visionnelle de l’emploi, l’accord a produit une sorte d’« effetclub », avec des débats intéressants entre syndicalistes signataireset directions, mais sans interactions avec le personnel. Par ail-leurs, la concurrence entre syndicats signataires et syndicats nonsignataires a continué à se jouer sur le thème de l’emploi. Entre lavoie du conflit et la voie de la négociation collective, chacun descamps s’efforçait de prouver que sa stratégie était la plus effi-cace. Les directions se trouvaient au final en position d’arbitre :elles devaient « lâcher » des emplois, soit pour sortir d’un conflit,soit pour soutenir les signataires. Autant dire que les créations

7. Dans certaines unités, le syndicat signataire majoritaire – la CFDT ou FO selonles cas –, a demandé à disposer à la table de la négociation d’un nombre de représen-tants supérieur à celui des autres syndicats.

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d’emplois paraissaient plus liées à des considérations tactiquesqu’à des besoins clairement identifiés en termes économiques.

C’est sans doute au niveau du sommet de l’entreprise – respon-sables des fédérations syndicales, directions opérationnelles etdirection du personnel (DPRS) 8 – que l’accord a donné lieu auxapprentissages les plus conséquents. Les uns et les autres ontcommencé à apprendre à « gérer » le social, et pas seulement àl’administrer. L’accord a enclenché une dynamique organisation-nelle dans la mesure où il a permis des échanges entre syndicatset directions, sans la dramatisation du paritarisme. Il a contribuéà faire émerger des enjeux partagés autour de l’emploi. On peutavancer qu’il a participé à une prise de conscience : l’emploi desentreprises publiques ne peut se résumer à la « défense du servicepublic », ce n’est pas un patrimoine intangible dans lequels’amalgameraient nécessairement les intérêts du personnel etceux des consommateurs.

Vers une stratégie de transition :la recherche d’un nouveau compromis

Devant ces résultats insatisfaisants et un climat social de plusen plus délétère, les directions s’engagèrent dans une nouvelledémarche début 1996. Lorsqu’Edmond Alphandéry, ancien mini-stre de l’Économie, fut nommé président d’EDF pendant l’été,son mandat était clair : apaiser la situation sociale. La Francevenait de connaître en novembre-décembre 1995 trois semainesde grèves qui avaient fait tanguer le pays. La direction d’EDF fai-sait un diagnostic pessimiste de la situation : elle reconnaissait lafragilisation sociale de l’entreprise, qui avait vu, pour la premièrefois de son histoire, l’envahissement de salles de commandes decentrales nucléaires ; elle constatait une inquiétude générale dupersonnel sur l’emploi. Le « modèle EDF » était vraiment en dif-ficulté. Les réformes engagées passaient mal, le management nedisposait guère que d’une « pédagogie de la souffrance » pour lesjustifier au nom du marché, il ne pouvait aligner que des« moins » : moins d’effectifs, moins d’heuressupplémentaires, etc.

Il y avait urgence à retrouver une capacité de régulation socialeau moment où des échéances décisives se rapprochaient : la

8. DPR : direction du personnel et des relations sociales.

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directive européenne permettant l’entrée de concurrents sur lemarché devait entrer théoriquement en application à partir de1999. L’heure n’était plus au contournement des « forteressesouvrières », mais à la recherche d’une transition entre le modèleantérieur de service public et celui, à venir, d’entreprise concur-rentielle. Préparer l’entreprise au marché supposait d’en amé-liorer la flexibilité, notamment en allongeant les heures d’ouver-ture au public des centres de distribution. En échange, et pourapaiser le climat social interne, les directions étaient prêtes àréduire le temps de travail, à accroître le volume desrecrutements.

C’est sur ces bases que démarre, en février 1996, la négocia-tion d’un nouvel accord. Lors des premières réunions, le corpssocial porte encore les stigmates du conflit de l’automne 1995(qui a donné lieu à des mesures disciplinaires), la CGT et FO prê-chent pour une négociation en forme d’« armistice ». La négocia-tion commence par une période d’exploration des différentespositions, au départ fort éloignées. Les syndicats réformistesconsidèrent qu’un nouvel accord doit renforcer leur légitimité etéviter que ne se renouvellent les pertes d’adhérents ayant suivil’accord de 1993 ; ils réclament des gains clairement identifiablesen termes d’emplois. La CGT affirme qu’un éventuel accord doitd’abord préserver le statut de l’entreprise. Remisant leurs que-relles, les cinq fédérations syndicales présentent un front uni pourréclamer un moratoire sur les effectifs et les réformes de struc-tures (« La direction elle-même sentait bien qu’on ne pouvait pasfaire de la productivité sur la seule diminution des effectifs.À hauteur de 1 500 agents en moins par an, les directions d’unitén’y arrivaient plus. La question était maintenant de savoircomment on pouvait faire de la compétitivité tout en maintenantles effectifs », nous confia un cadre de l’entreprise). En avril, lesdirections générales font un premier pas en prenant trois engage-ments : le recrutement de 2 500 agents, dont 400 apprentis, avantla fin de l’année ; la stabilisation des effectifs pendant les négo-ciations ; l’ajournement des réformes de structure pendant aumoins six mois. Mais ces promesses ne suffisent pas aux organi-sations syndicales. Le dialogue social est difficile, ponctué deplusieurs grèves d’une journée (dont certaines sont unitaires), lerapprochement des points de vue est délicat. Les directions seprojettent dans le futur de la concurrence ; les agents, attachés aufonctionnement antérieur, ne voient dans le marché qu’une abs-traction inquiétante. Alors que la société française est saisie d’une

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angoisse collective sur son avenir – le chômage n’a jamais étéaussi haut (13 % de la population active) –, les directions accep-tent de faire une seconde concession majeure : donner aux syn-dicats les perspectives réelles d’emploi. En novembre, les respon-sables des deux principales directions opérationnelles leurprésentent une note portant sur « les perspectives d’évolution del’emploi d’EDF et de GDF ». Cette présentation communetémoigne autant d’un compromis entre directions (qui faisait lar-gement défaut en 1993) que de la volonté d’aboutir à un accordavec les syndicats. Début janvier 1997, la négociation reprend àun rythme accéléré, avec une programmation de séances intense 9,utilisée comme « argument de vente » dans la communicationinstitutionnelle des syndicats. La négociation-marathon estcensée témoigner de l’âpreté des échanges et apporter la preuvede l’engagement de chacun. L’image de la négociation commehuis clos animé par un jeu de concessions réciproques est valo-risée dans une mise en scène de l’effort de représentation.

L’accord national, intitulé « Développement service public,temps de travail emploi des jeunes, 15 000 embauches ; un projetpour tous 10 », est finalement signé le 31 janvier 1997 par troisorganisations syndicales, la CFDT, la CGC et la CFTC (qui repré-sentent à elles trois 33 % du personnel). Au dernier moment, FOrefuse de le signer, en raison d’une disposition prévoyant l’appli-cation obligatoire des 32 heures à tous les nouveaux recrutés 11.

À masse salariale officiellement constante, il s’agit deconvertir en emplois les différents dispositifs proposés à la négo-ciation et de trouver la formule la plus « labour saving 12 ». La

9. « Nous assistons […] à une première dans nos établissements. Une négociationnon-stop est menée du 16 au 20 janvier 1997. À noter, l’intensité des débats, maisaussi la mini-révolution culturelle que ces quelque 100 heures de négociation ontprovoquée. Les relations entre partenaires et directions en seront durablementchangées », Pierre GAUDONNET (délégué national CFE-CGC), in Présence énergie,nº 813, p. 12.

10. Ce long énoncé traduit la complexité des logiques en présence. Les directionsveulent mettre en avant la dimension économique avec le chapitre « Développe-ment ». Les syndicats n’ont pas tous les mêmes objectifs. Ils sont partagés sur lesmesures concernant le temps de travail, ils sont d’accord sur l’emploi des jeunes et leservice public.

11. Cf. Liaisons sociales, cahier joint au nº 12367, nº 7617, mardi 25 février 1997.FO était opposée aussi au développement des expériences collectives de réduction dutemps de travail. Elles devaient reposer sur le volontariat, mais elles auraient pu êtrel’occasion, selon FO, de « pressions intolérables ».

12. À ce stade, les raisonnements portant sur le partage du travail sont générale-ment tenus : toutes choses égales par ailleurs, il suffirait pour créer un nouvel emploisalarié de réallouer un stock d’heures gagné ailleurs. Le partage du travail « grandeur

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CFDT, focalisée sur la réduction du temps de travail, peut diffici-lement refuser de composer avec l’exigence de compétitivité. FOet la CFTC considèrent, l’une et l’autre, que le volontariat faitpartie de leur culture, mais la CFTC, au contraire de FO, n’en faitpas un principe intangible ; dès lors que l’embauche est statutaire,la question des volumes d’emploi et du recrutement des jeunesl’intéresse davantage que la nature de ces emplois.

La concurrence syndicale s’est longtemps nourrie de l’identifi-cation de la CFDT à la négociation collective, tandis que la CGTdéfendait âprement le paritarisme. En demandant que soit rap-pelée, dans le préambule de l’accord de 1993, la complémentaritédes deux procédés, FO et la CFTC voulaient éteindre la querelleet marquer un certain attachement au paritarisme. Dans l’accorddu 31 janvier 1997, les négociateurs « neutralisent » les réfé-rences au paritarisme. L’exclusion des organismes statutaires duprocessus conventionnel est ainsi entérinée.

À la différence du texte qui l’avait précédé, l’accord du 31 jan-vier 1997 engendra un débat social d’importance. Par les objectifsqu’il ouvrait, il interrogeait chacun sur son rapport au temps et àl’emploi, sur ses équilibres de vie. En participant au débat plusvaste sur les orientations de l’entreprise et sur la situation socié-tale de l’emploi, il s’inscrivait dans la tradition d’EDF et faisaitrevivre le mythe de la « cité entreprise » constitutif de sa fonda-tion. Dans le même temps, il heurtait profondément la culture del’entreprise dans le domaine de la durée du travail. En effet, début1997, 2,5 % seulement des salariés d’EDF-GDF travaillaient àtemps partiel (contre 16 % d’actifs au niveau national) ; or, pourpermettre le recrutement de 11 000 personnes minimum 13 (ce surquoi les entreprises s’étaient engagées), il fallait, selon les direc-tions, que 30 000 personnes 14 en trois ans acceptent de travaillermoins (ce chiffre n’a été atteint qu’en janvier 2001).

nature » ne peut être, quant à lui, que le produit d’une stratégie de gestion. Il faut pro-duire, en remontant parfois très en amont, les conditions qui permettront de créer le« gisement d’emplois » dont l’équation de partage du travail, lorsqu’elle est réduite àsa plus simple expression, suppose a priori l’existence. Le sachant pertinent, l’accordconstruit toute une rhétorique de l’« organisation du travail » et de l’adaptation duservice aux conditions locales de sa production (vingt mentions dans le texte final)qui ne font, finalement, que déléguer au terrain l’invention de cette gestion.

13. L’objectif de l’accord était plus ambitieux (que le contrat) puisqu’il prévoyait15 000 embauches.

14. Ces chiffres sont ceux donnés par la direction du personnel commune aux deuxentreprises (DPRS).

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Une des inconnues majeures concernait donc le comportementdes agents par rapport à l’aménagement et la réduction du tempsde travail (ARTT). Durant les cinq premiers mois, les demandesde temps réduit restèrent modestes (800), montrant la pérennitédes comportements sociaux : prégnance du temps typique, margi-nalité relative des temps partiels, crainte pour le déroulement dela carrière. Excepté une faible minorité d’agents considérant lesobjectifs de créations d’emplois comme un devoir civique, lessalariés optant pour les nouvelles dispositions d’ARTT conti-nuaient d’être majoritairement des femmes, jeunes et avecenfants, généralement non cadres. Une recherche montrait que lamajorité des salariés se déclarait favorable au statu quo 15. Un pre-mier groupe d’agents, majoritaire, continuait à défendre le travailà plein temps, considéré comme une norme protectrice et équi-table. Un second groupe considérait que les règles antérieuresaccordaient suffisamment de souplesse dans la gestion du tempsde travail et trouvait peu de motivations dans les nouvelles dispo-sitions sur la RTT. Un troisième groupe, composé d’individus fra-giles sur le plan économique (souvent des hommes en couple avecun salaire unique), insistait sur le fait que la RTT représentait uneperte de salaire trop importante 16. Six mois après sa signature,l’accord de 1997 semblait sur une trajectoire proche de celui de1993. Le pari pris sur 6 000 embauches paraissait peu réalisable.

Deux facteurs concomitants modifièrent profondément cettedonne. Un facteur externe : pendant l’été 1997, le gouvernementJospin décida d’engager le chantier des 35 heures, un choix poli-tique venant légitimer l’accord d’EDF et de GDF. Un facteurinterne : face à la montée de la grogne syndicale (en juin 1997, laCFDT menaçait de dénoncer l’accord national), la direction géné-rale imposa fermement aux directions opérationnelles de faireappliquer l’accord dans leurs unités, notamment en matièred’embauche.

Dix-huit mois après la signature de l’accord national, un bilandressé pour le « groupe de contrôle » faisait apparaître desrésultats assez encourageants : 179 accords locaux signés,30 unités prévoyant une réduction collective du temps de travaildans certains services, 16 855 salariés au total recourant au temps

15. G. DAHAN SELTZER, N. MAUCHAMP, « Les représentations sociales de l’emploià EDF-GDF », rapport de recherche GIP MIS/LSCI, 1998.

16. Les pertes de salaire occasionnées par le passage à 32 heures étaient variablessuivant les revenus des agents. Suivant la direction du personnel, cela représentaitune diminution de salaire de 2 % pour un agent d’exécution, 8 % pour un cadre.

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réduit sous diverses formes (dont 11 000 dans le cadrede l’accord). Ces résultats étaient pourtant critiqués par lessyndicats signataires : ils faisaient remarquer que le nombredes embauches n’était pas conforme aux engagements(3 567 embauches au lieu de 6 000 prévues) et en juin 1998, ilsmenaçaient, à nouveau, de dénoncer l’accord. Les directionsacceptèrent alors d’inciter davantage à l’utilisation de mesurescollectives de RTT ; les présidents d’EDF-GDF rappelèrentl’importance du texte dans une lettre conjointe à l’ensemble dupersonnel.

Mais le 22 septembre 1998, coup de théâtre ! À la suite derecours engagés par les syndicats non signataires (CGT et FO) etaprès que la justice eut d’abord donné raison à l’entreprise, unedécision de la cour d’appel de Paris annula l’accord pour non-respect du statut.

L’accord de 1999 : le marché plus le service public

Quatre mois après son arrivée, en juillet 1998, le nouveau pré-sident d’EDF, François Roussely, précise ses intentions dans untexte intitulé « Vers le client », qui fixe les objectifs généraux del’entreprise. Il déclare qu’il n’entend pas construire une entreprise« contre » 53 % du personnel, c’est-à-dire contre les salariés quivotent pour la CGT aux élections de représentativité ! Les coûtsd’une modernisation arrachée au personnel et à la CGT apparais-sent désormais comme un luxe que ne peut pas s’offrir l’entre-prise. Si l’apprentissage de la relation avec le client a été un rudeexercice, celui du marché s’annonce plus sportif et demande lesoutien du personnel ; l’apaisement du climat social devient unobjectif prioritaire. L’annulation de l’accord de 1997 donne à lanouvelle direction l’opportunité de mettre rapidement sesobjectifs en pratique.

En janvier 1999, un nouvel accord est signé, cette fois par lescinq organisations représentatives présentes dans l’entreprise.Plusieurs facteurs peuvent expliquer ce succès. D’une part,comme nous venons de l’évoquer, il paraît primordial d’essayerd’améliorer le climat social de l’entreprise à un moment où lesenjeux d’adaptation sont vitaux pour sa stratégie (de multiplesenquêtes font état d’un climat social exécrable). D’autre part, laCGT, qui a vu sa légitimité écornée lors des résultats d’électionsayant suivi l’annulation de l’accord en novembre 1998, se sait

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confrontée à la nécessité d’évoluer ; faute de quoi, elle risque dese trouver dans une position défensive, conforme aux critiques deses détracteurs qui l’accusent d’être un syndicat « conserva-teur ». De plus, la confédération CGT vient de changer de direc-tion et d’engager un virage stratégique en affichant sa volonté dedévelopper un « syndicalisme de proposition ». Au moment ducongrès confédéral, la signature d’un accord par une fédérationimportante est une belle occasion de faire d’une pierre deuxcoups : la démonstration d’une visée modernisatrice et de la capa-cité d’autonomie stratégique de la fédération Énergie. Enfin, danscette période, la loi Aubry sur les 35 heures connaît quelquesdéboires dans le secteur privé, en raison de l’hostilité du MEDEFet de la CGP-ME. Il y a peu d’accords de branche signés, lescréations d’emplois massives annoncées ne sont pas au rendez-vous… le gouvernement Jospin souhaite que les entreprisespubliques donnent le bon exemple. Autant de facteurs favorablesà la conclusion d’un nouvel accord collectif à EDF-GDF 17.

Apparemment, l’accord de 1999 est dans la continuité du pré-cédent. Il a les mêmes caractéristiques institutionnelles : unaccord national et des accords locaux, dont la négociation doit sefaire « sans préjudice des attributions des organismes statutairescompétents ». Le temps laissé pour la négociation des accordslocaux est cependant plus court : neuf mois au lieu de douze pré-cédemment. Il est prévu un dispositif de contrôle aux niveauxnational et local. Le préambule développe un argumentaireproche de celui de 1997 : la compétitivité, la nécessité de« moderniser le service public », le développement, la disponibi-lité des services. En revanche, les objectifs sociaux précèdent lesdimensions économiques (l’accord est « une opportunité pourcontribuer à la lutte contre le chômage et l’exclusion »), il est faitexplicitement référence au respect du statut, et le style d’écriturea changé : l’accord de 1999 est prudent dans ses formulations etn’oublie pas de mentionner les droits des agents. La forme est cer-tainement plus acceptable par la culture de l’entreprise et par laCGT. L’accord est aussi plus ambitieux en termes d’emplois : ilprévoit entre 18 000 et 20 000 embauches, soit 3 000 à4 000 créations nettes d’emplois. Enfin, les signatures de la CGT

17. Le ministre de l’Économie et des Finances, Dominique Strauss-Kahn, souhai-tait même venir féliciter les négociateurs publiquement, ce qu’ils refuseront car celaferait apparaître l’entreprise comme une sorte d’appendice de l’État. Il devra secontenter de déclarer à la télévision qu’il s’agit d’un « bon accord ».

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et de FO en modifient profondément la signification, puisqu’ellesouvrent la possibilité de fonder un nouveau pacte social.

L’accord de 1999 permet le passage à 35 heures pourl’ensemble du personnel sans perte de salaire, assorti d’unemodération salariale. Il prévoit aussi le développement de laréduction collective du temps de travail à 32 heures, quasimentsans diminution du pouvoir d’achat (32 heures 18 payées36,9 heures, soit 97,1 % d’un salaire pour un temps plein) : cettepossibilité est ouverte aux équipes où plus de la moitié des agentssont volontaires, à condition qu’il y ait maintien a minima d’unfonctionnement sur cinq jours (il est cependant possible aux indi-vidus qui le souhaitent de travailler sur quatre jours). L’accordcomporte des mesures d’aménagement du temps de travail afind’augmenter la disponibilité de service à l’égard de la clientèle.Le temps de travail des cadres (sur lequel l’accord de 1997 n’avaitpas été innovateur) est abordé de manière explicite. Le texte leuraccorde des avantages non négligeables : ils peuvent bénéficier,sous certaines conditions, d’une « répartition du temps de travailavec une alternance d’une semaine de quatre jours et d’unesemaine de cinq jours » ; les dépassements d’horaires peuventdonner lieu à quinze jours de congés supplémentaires par an. Letemps choisi individuel est laissé au volontariat, y compris pourles nouveaux embauchés (qui étaient contraints dans l’accord pré-cédent). La réduction des heures supplémentaires fait toujourspartie des objectifs visés, avec une ambition qui ne dépasse pasles termes de l’accord précédent (une réduction d’au moins unquart d’ici trois ans). L’accord ne prévoit pas d’engagementprécis sur la diminution des rémunérations complémentaires, ledébat (délicat !) étant renvoyé ultérieurement. Le dispositif pré-cédent sur les départs anticipés en retraite est maintenu (avec unepossibilité supplémentaire de dérogation pour les salariés ne tota-lisant pas les 37,5 annuités nécessaires 19), les départs en retraitedevant « intégralement être compensés par des embauches auniveau global des entreprises ». Enfin, EDF et GDF se fixent pourobjectif – certains syndicalistes y tenant beaucoup – « d’avoir enpermanence au moins 1 500 jeunes de tous niveaux en formation

18. La réduction collective à 32 heures était prévue dans l’accord précédent, maissur une base financière moins intéressante.

19. Les salariés qui n’auraient pas atteint 37,5 annuités peuvent bénéficier d’une« indemnisation financière calculée sur la base de deux mois de rémunération parannuité manquante (dans la limite de 5 annuités et avec un plancher égal à trois moisde rémunération) ».

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par alternance (apprentissage ou qualification) ayant vocation àêtre embauchés par nos entreprises ».

Les négociations se sont engagées le 26 novembre 1998,l’accord est signé le 25 janvier 1999. Un temps record. Elles sedéroulent dans un temps contraint par la pression d’un doubleenjeu : un enjeu explicite, associé à la loi Aubry sur les 35 heures ;un enjeu implicite, lié au débat sur la loi portant sur la transcrip-tion de la directive européenne sur l’ouverture du marché del’électricité (qui devait être présentée au Parlement enjanvier-février 1999).

Les premières propositions des directions suscitent un tollé dela part des organisations syndicales : le document préparatoire àla négociation qui leur est remis le 24 novembre prévoit 7 000 à8 000 suppressions d’emplois ! Le 3 décembre, la négociation estsuspendue : dans une déclaration commune, les fédérations syn-dicales rejettent le « plan social des directions ». Le 8 décembre,FO et la CGT appellent à la grève. La négociation entre dans unenouvelle phase avec de multiples réunions bilatérales pourrepérer les demandes de chaque participant. Parallèlement, leprojet de loi présenté au Conseil des ministres étend de facto lestatut du personnel d’EDF à l’ensemble des opérateurs voulantentrer sur le marché de l’électricité. En dépit de la résistance affi-chée de FO et de la CGT, un décret du gouvernement daté du30 décembre 1998 modifie les articles 15 et 28 du statut, quiavaient donné lieu à l’annulation de l’accord de 1997. Début jan-vier 1998, la négociation entre dans sa phase finale.

L’accord de 1999 peut être interprété de manière contradic-toire. Ses partisans affirment qu’il peut permettre à EDF de menerles modernisations nécessaires dans un climat interne apaisé.Après l’expérience de l’accord de 1997, le management estinformé des difficultés rencontrées par la hiérarchie de premierniveau lorsqu’elle doit gérer les absences des agents à tempsréduit : la généralisation des 35 heures suppose une nouvelleorganisation du travail, les recrutements massifs prévus doiventpermettre d’alléger les charges de travail. Sur le plan individuel,les salariés, y compris les cadres, sont satisfaits par les avantagesdont ils bénéficient. L’accord permet ainsi de tracer un cercle ver-tueux entre amélioration des conditions de travail et mobilisationdes salariés sur les objectifs de l’entreprise. À l’inverse, lesdétracteurs de l’accord considèrent que le texte peut être assimiléà une nouvelle circulaire administrative – une « PERS » dans lelangage de l’entreprise – qui renforce les droits des agents, sans

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véritable contrepartie pour l’entreprise. Ils dénoncent un marchéde dupes…

Qu’observe-t-on aujourd’hui ? EDF paraît gagnée par unepuissante torpeur sociale, comme si l’accord avait joué l’effetd’un anesthésique puissant, au moins temporairement 20. La CGTsemble, au moins en théorie, avoir accepté la sortie du monopole.Il y aurait eu un véritable échange politique à la française, à savoirun échange implicite… L’accord donne aux directions la capa-cité de faire d’EDF un groupe international dans le secteur del’énergie. En échange, le syndicalisme voit reconnaître sa place– singulière – dans l’entreprise. La direction accepte de continuerà verser 1 % de son chiffre d’affaires au comité d’entreprise, elleefface les dettes liées à une mauvaise gestion des œuvres sociales,en échange de l’acceptation d’un plan d’économie de la mutuellequi devrait se traduire par une diminution de 200 emplois. Toutcela conforterait l’hypothèse d’un nouveau pacte social déve-loppée par François Roussely 21.

Un nouveau modèle d’entreprise ?

Les accords signés depuis une dizaine d’années ne peuvent passe réduire à un échange d’avantages et de contraintes ou à desgains matériels. Ils comportent des éléments symboliques quiparticipent de leur dynamique.

Les accords peuvent être interprétés comme une métaphore del’organisation sur son histoire et son destin. Cette métaphore peutse décliner – tant pour le management que pour les agents –comme un ensemble d’images qui vise à justifier le changementet à retrouver un sens collectif face aux transformations del’entreprise. Les accords effectuent sur le plan symbolique deuxtypes de mise en travail. D’une part, ils provoquent la construc-tion de « scénarios d’alignement », qui produisent une mise encohérence, un forçage symbolique dans lequel un élément d’unraisonnement renvoie à un deuxième élément, lequel implique untroisième, etc. (Marché = exigence de réactivité > décentralisa-tion = logique adaptative > autonomie stratégique > managementpar les objectifs > négociation des implications sociales des choix

20. D. COSNARD, Les Échos, 13 février 2001.21. Entretien avec François Roussely, Valérie DEVILLECHABROLLE, Liaisons

sociales, janvier 2001

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économiques > négociation collective = engagement par contrat> syndicalisme constructif.) D’autre part, et dans le même temps,les accords proposent, par les opportunités offertes aux indi-vidus, des possibilités d’association, de composition, de brico-lage, de chaînage entre vie privée, vie de l’entreprise et société.La puissance symbolique déployée, l’intensité des discours sus-cités sont dues à cette capacité d’articuler ce double registre, miseen alignement et association. Les accords participeraient ainsi àune sorte d’encadrement cognitif collectif, en créant une liaisonobligée entre marché, modernisation et performance, dans lequell’« imaginaire moteur 22 » pourrait se déployer. On est loin d’unelecture simple en termes d’avantages et de coûts : les accordsentraînent la mobilisation d’éléments symboliques qui font senssur la place de chacun dans la société et sur ses choix.

Les accords comme métaphore de la cité

L’ambition des accords de 1997 et de 1999 va bien au-delà del’accord de 1993 en termes d’enjeux. Les accords reposent surune analyse de la situation sociétale au terme de laquelle l’emploiimplique un gros effort de la part des entreprises publiques. Lesdirections nationales ont pris des engagements chiffrésd’embauches qui contraignent les directions d’unités à lesdécliner localement. Lorsqu’EDF-GDF se mobilise sur ce ter-rain, elle conforte sa légitimité dans la société française et fait, enmême temps, fonctionner le mythe interne de la « cité entre-prise ». Après la reconstruction de la France dans l’après-guerreet la mise en place du nucléaire pour assurer l’indépendance éner-gétique du pays, le nouveau défi de l’entreprise à l’égard de lanation serait l’emploi. Il est vrai que cette dimension, très pré-sente dans le discours des directions nationales, l’est beaucoupmoins dans le discours des directions locales : l’aspect instru-mental est dominant, les embauches sont surtout considéréescomme une monnaie d’échange avec le personnel. Le discoursdes directions locales fonctionne lui aussi sur une mise en aligne-ment : « Nous créerons des emplois dans la mesure où vousaccepterez de vous adapter et de réduire votre temps de travail. »

Cette nouvelle comptabilité de l’action de l’entreprise a engagéun débat intense, la création d’emplois constituant une sorte dedéclencheur civique renvoyant chacun à son appartenance à la

22. E. ENRIQUEZ, L’organisation en analyse, PUF, Paris, 1992.

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nation, à sa participation aux mutations de la société. Les accordsfonctionnent sur une sorte de métaphore de l’« effort de guerre »,qui n’est pas sans écho dans l’inconscient collectif de l’entreprise,puisqu’ils la renvoient à l’époque de sa fondation. Ces accordsconstruisent ainsi un autre type d’alignement, entre pratiques demanagement et légitimité des actions de direction, au momentmême où ces pratiques sont les plus contestées par la nature deschangements que connaît l’entreprise et les incertitudes que celacrée. Les accords proposent enfin un alignement entre efficacitééconomique, effort civique et mieux-être pour les salariés.L’entreprise devrait être plus performante, devrait recruter, maiselle offrirait aussi aux individus la possibilité d’un mieux-être, enleur permettant de développer leur vie personnelle. Elle créeraitainsi une sorte de nouvelle totalité articulant le social et l’écono-mique, en quelque sorte l’esquisse d’une nouvelle société.

Les accords porteurs d’un nouveau mythe

Au mythe ouvriériste porté par la CGT lors de la création del’entreprise – un temps typique de travail (comme à l’usine), unmarché du travail régulé permettant la mobilité sociale par lesécoles ouvrières, l’entrée de la classe ouvrière dans la société deconsommation, des structures de débat organisées au sein du sys-tème paritaire sur le mode « classe contre classe » (les directionsd’un côté, les ouvriers de l’autre) –, les accords opposent unnouvel imaginaire : celui d’une société dans laquelle se dessineune nouvelle rationalité de l’homme au travail, où chacunconstruirait son destin individuel, avec de nouveaux équilibresentre vie de travail et vie hors travail. Le temps typique, construc-teur de la classe ouvrière et de l’industrialisation, disparaîtrait auprofit de temps variables, « atypiques », où se construirait unéchange entre les besoins de l’entreprise et les besoins indivi-duels. Le travail ne renverrait plus uniquement à l’activité de laclasse des producteurs, fiers de participer à la construction d’unmonde meilleur pour les générations à venir. Le travail ne suppo-serait plus seulement l’obéissance aux ordres d’une hiérarchiefondée sur la technique, selon une conception scientiste de l’orga-nisation : les travailleurs responsables et impliqués devraients’engager dans le processus de production.

La logique de la négociation collective viendrait ainsi sceller lenouveau pacte social, porteur de cette société à venir. Le modèleantérieur de l’entreprise faisait fonctionner une « cité entreprise »

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fondée sur un ordre socio-politique interne, où le paritarisme for-çait au débat permanent sur les finalités de l’entreprise. Lesaccords font résonner cette tradition du débat en proposant unimaginaire où l’entreprise se repositionne sur une des questionsde société les plus brûlantes de cette période – l’emploi – maisavec une autre technologie politique, la négociation collective. Cefaisant, l’accord construit une transition entre le modèle antérieurde régulation sociale et l’entreprise à venir. En mettant l’emploiau cœur de son action, il projette symboliquement une autre défi-nition des rapports sociaux : EDF « abandonnerait » partielle-ment le service public (le bien produit et distribué par l’entre-prise devenant concurrentiel), mais créerait avec l’emploi unnouveau bien public. Autant d’images potentielles qui peuventêtre associées et qui tracent les fils d’une nouvelle légitimité del’entreprise… comme d’une nouvelle forme de « gestion symbo-lique 23 ». Il existerait ainsi une continuité entre les objectifs stra-tégiques de l’entreprise (le marché à l’international, les clientsindustriels, le service public pour les consommateurs individuels)et sa stratégie sociale.

Conclusion : un compromis mis à l’épreuve

Les conditions du succès ou de l’échec des politiques dépen-dent du comportement des acteurs sociaux, de leurs capacités col-lectives à bâtir des compromis permettant l’adaptation de l’entre-prise au marché. Or les choix des partenaires sociaux (syndicatset direction) sont autant liés à des systèmes de contraintes etd’opportunités qu’à des choix idéologiques.

Du côté des syndicats

Pour comprendre le rôle du syndicalisme, arrêtons-nous sur lerôle des deux syndicats principaux, tout en analysant la dyna-mique globale du système.

La CGT : une légitimité historique questionnée

Au début de la décennie quatre-vingt-dix, la CGT défendait leparitarisme et la légitimité fonctionnelle qu’elle y avait acquise,

23. V. DEGOT, « La gestion symbolique », Revue française de gestion, nº 52, juin,juillet, août 1985

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le statut de l’entreprise étant considéré comme un acquis de laclasse ouvrière. Elle a cherché à mobiliser le personnel autour durefus des accords, notamment en organisant des référendums. En1993, elle avait laissé les signataires s’engager en terrain décou-vert dans la négociation, puis elle avait cherché à invalider juridi-quement les accords locaux en s’appuyant quelquefois sur leCHSCT. La « stratégie de l’édredon » avait trouvé sa limite. En1997, elle s’est engagée activement dans la lutte contre l’accord,car celui-ci représentait, à ses yeux, une attaque frontale contre le« modèle EDF 24 » historique. Mais les débats internes ont étébeaucoup plus intenses que précédemment : ainsi, le GNC (laCGT cadres) n’a pas toujours suivi les positions de la CGT sur lesrecours juridiques. Les débats tournaient principalement autourde deux points. Était-il judicieux d’exercer un droit d’oppositionayant pour conséquence de bloquer les opportunités personnellesoffertes par les accords locaux (départ anticipé en retraite, réduc-tion du temps de travail) ? Une stratégie avant tout défensive nerisquait-elle pas d’isoler le syndicat par rapport aux agents ? LaCGT était consciente que, malgré la stabilité de ses scores auxélections de représentativité, ses options n’étaient pas nécessaire-ment partagées par le personnel. Sa stratégie s’est jouée en deuxtemps. Dans un premier temps, les sections locales ont largementutilisé leur droit d’opposition devant les tribunaux (la volonté degagner les recours n’étant cependant pas toujours manifeste !).Dans un second temps, la CGT s’est employée à renforcer sa posi-tion juridique dans quelques unités, pour que les recours puissentaboutir, mais l’exercice du droit d’opposition entraînait l’annula-tion des accords locaux et des avantages potentiels qui leur étaientliés. Les directions, notamment à la DEGS, en ont profité pourengager une campagne de communication efficace : elles mon-traient que par la faute de la CGT l’annulation d’un accord dansune unité faisait perdre aux agents de nouveaux droits, particuliè-rement les possibilités de retraite anticipée. D’où quelques revire-ments de sections locales CGT, soucieuses de satisfaire auxdemandes des agents.

Le mouvement stratégique effectué par la CGT en signantl’accord de 1999 lui a permis de sortir d’une situation inconfor-table. Puisque les objectifs de l’accord en matière d’emploi susci-taient un consensus interne, le syndicat retrouvait sa légitimité

24. M. WIEVIORKA, S. TRINH, Le modèle EDF. Essai de sociologie des organisa-tions, La Découverte, Paris, 1989

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auprès des agents. Il avait à la fois la possibilité de bâtir de nou-velles convergences avec les autres organisations syndicales et dediscuter de la politique industrielle et commerciale avec lesdirections.

Cette stratégie participe d’une nouvelle donne dans l’entre-prise. Les déclarations de Denis Cohen, secrétaire général de laCGT Énergie, à propos de la directive européenne, laissent pré-sager une évolution majeure 25, qui n’est pour l’instant pasdémentie, bien au contraire. Le 15 novembre 2001, la CGT aaccepté de signer avec les directions la constitution des comitésd’entreprise européens (CEE) d’EDF et GDF (« Nous allons pou-voir nous exprimer sur les fusions et acquisitions, obtenir desdroits nouveaux et rassembler les syndicats concernés enEurope », déclare Denis Cohen, au journal Le Monde). Les chan-gements ne se feront pas sans quelques à-coups. Les militantslocaux ne partagent pas tous nécessairement les options prises parla fédération. La nouvelle ligne du syndicat 26 – négociation etlutte – implique des ajustements multiples en fonction des situa-tions locales. Le pari du syndicat – dans une stratégie d’échangepolitique – est toujours d’influer la direction au-delà de ce qu’elleest prête à engager. Cette stratégie résistera-t-elle à l’épreuve deréalité du marché ?

La CFDT, un pari modernisateur de la « cité entreprise » ?

Faute de pouvoir peser dans le jeu paritaire, la CFDT a pariésur le développement de la négociation collective, d’abord avecl’accord de 1993, encore plus avec l’accord de 1997. Elle se pro-posait de renouveler le modèle de la « cité entreprise » en partici-pant, dans une alliance objective avec les directions, à une redéfi-nition de l’entreprise à venir.

Au couple antérieur CGT/direction, s’est substitué, pendantune dizaine d’années, un couple CFDT/direction, approuvé etsuivi par les autres syndicats minoritaires. La tradition de débatsur le rôle de l’entreprise – construite, comme nous l’avons vu, àtravers le paritarisme, autour du temps typique, de l’emploi

25. « Oui, mais … à la concurrence européenne », interview de Denis Cohen parHervé NATHAN, Libération, 17 février 1999.

26. « Avant nous avions la réputation de privilégier le rapport de forces etd’occuper la rue. Le fait que la CGT s’engage à négocier a beaucoup contribué àdébloquer la situation à EDF… Le syndicalisme, c’est la lutte mais c’est aussi lanégociation, nous retrouvons quelque chose que l’on avait oublié », interview deDenis Cohen, Libération, op. cit.

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statutaire, de la mobilité interne – a été orientée vers de nouveauxenjeux : la réduction du temps de travail, la flexibilité, la questiondu marché. La CFDT a développé, dans les unités, une stratégieparticipative explicite. Ses représentants ont organisé des ren-contres avec le personnel, parfois en tandem avec le manage-ment, pour expliquer les différentes mesures de l’accord de 1997et convaincre le personnel de les utiliser. La question du « volon-tariat » a pu donner lieu à des débats intenses dans les unités entrele personnel, le management et les syndicats. Si les positions de laCFDT ont parfois rencontré au départ une résistance de la part desa propre base, qui avait du mal à être convaincue par les avan-tages de l’accord, les adhérents ont généralement suivi la direc-tion fédérale. En créant des espaces de parole, de débats, la CFDTa contribué à la définition d’une forme de gouvernement alternatifau modèle paritaire. Le pari modernisateur de la CFDT a d’unecertaine façon connu un certain succès, mais quel bilan peut-onfaire de ses gains ?

L’engagement de la CFDT aux côtés de la direction, au niveaucentral et au niveau des unités, l’a souvent fait percevoir commeun « syndicat de direction ». C’était un choix risqué, particulière-ment dans un système pluraliste. On peut, certes, dresser un paral-lèle entre l’alliance CGT/direction en 1946 et l’alliance CFDT/direction en 1997, mais la nature des enjeux n’est pas vraimentéquivalente. Aux lendemains de la guerre, l’objectif était defédérer des personnels très divers, d’augmenter la productivité,plus largement de favoriser la reconstruction de la France. Dansles années quatre-vingt-dix, il s’agissait, pour bâtir une Europeéconomique et sociale, d’adapter l’entreprise à la concurrence enlimitant les destructions d’emplois, un thème sans doute moinsmotivant. En s’engageant dans la logique de l’accord, en mobili-sant l’ensemble de ses ressources à cet effet, la CFDT a acquis lestatut d’« autorité gouvernante », pour reprendre un terme dePierre Rosanvallon 27. Mais, ce faisant, elle a supporté en contre-partie les effets négatifs de sa stratégie, alors qu’elle ne disposaitpas de ressources militantes suffisantes pour construire l’opiniondes salariés et peser pleinement sur les choix des directions. Elles’est heurtée à la résistance d’une partie du personnel, et ced’autant plus que les embauches promises n’étaient pas toujoursau rendez-vous.

27. P. ROSANVALLON, La question syndicale, Calmann-Lévy, Paris, 1988.

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En 1997, la CFDT était le seul syndicat d’importance à soutenirl’accord. En 1999, elle s’est retrouvée signataire aux côtés de laCGT. Le changement de cap de celle-ci lui pose d’évidents pro-blèmes de positionnement. Pour la fédération CFDT, l’accord de1999 est présenté comme traçant une continuité avec l’accord de1997 28. Ses militants peuvent alors avoir le sentiment que la CGT« adopte » leur point de vue. Cela ne les protège pas vraiment, nidans le débat avec les salariés ni face à la CGT. La crise de la nou-velle fédération Chimie Énergie, interprétée comme une crise defusion, semble également causée par la difficulté du syndicat àrenouveler un positionnement stratégique au sein d’EDF et GDF.La CFDT risque de n’avoir été qu’une « autorité gouvernante »de transition, sauf à inventer de nouveaux ressourcementsstratégiques.

La bipolarisation de la vie syndicale au sein de l’entreprise– dix années de concurrence entre les deux organisations sur lesystème juridique et sur le projet d’entreprise – a renforcé, auxyeux des agents, la dimension « politique » du syndicalisme. Lesdébats leur paraissent souvent relever d’enjeux nationaux plusque locaux. La CFDT et la CGT risquent en fait d’êtreconfrontées au même type de difficultés : il n’est pas impossibleque l’on assiste, dans les années à venir, à la naissance d’un syndi-calisme à dimension corporatiste, les salariés faisant moinsconfiance aux confédérations, quels que soient les habillages.

Du côté des directions

Si on s’attache maintenant à la position des directions, il fautsouligner que la difficulté majeure a été, pendant au moins unedécennie, de devoir conduire le changement sans savoir quellesseraient les règles d’ouverture du marché. Leur stratégie pre-mière a été à certains égards paradoxale. D’un côté, elles ont opa-cifié le fonctionnement de l’entreprise pour freiner la pénétrationdu marché. De l’autre, elles ont joué, sur le plan social, la menacedu basculement du modèle du service public vers l’entrepriseconcurrentielle. Cette stratégie a suscité une grande inquiétude dupersonnel et des résistances majeures. C’est pourquoi, à partir de1997, les directions ont donné du grain à moudre dans la négocia-tion, pour rendre crédibles leurs choix et pour obtenir le soutien

28. « La CFDT se félicite de l’unité syndicale retrouvée chez EDF-GDF », inter-view de Bruno Léchevin par Dominique GALLOIS, Le Monde, 26 janvier 1999.

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du personnel. Cela a pu convaincre certains agents, mais pas laCGT.

L’entreprise souhaite aujourd’hui obtenir une paix sociale afind’assurer la gouvernabilité nécessaire pour faire face au marché.L’ouverture à la concurrence peut entraîner des réductionsd’effectifs, des mouvements d’achats ou de cessions d’activités.De plus, l’entreprise est profondément remaniée par des mutuali-sations qui redéfinissent le périmètre des unités et des directions.La nouvelle configuration, très éloignée du modèle historique del’entreprise intégrée, déplace les repères des générations anté-rieures, même si elle séduit de jeunes recrutés, intéressés par lapossibilité de participer à une aventure collective.

L’entreprise annonce explicitement son intention de constituerun groupe mondialisé. Elle entend réaliser, d’ici 2005, 50 % deson chiffre d’affaires à l’étranger. Elle a déjà racheté de nom-breuses entreprises en Europe : London Electricity, EMW enAllemagne, Montedison en Italie (en alliance avec Fiat).

La cohabitation entre activités de service public et activités demarché suscite des interrogations. Quels sont les nouveauxrepères à créer ? Au nom de quelle légitimité agir ? Une stratégiequi joue l’hybridation de modèles est nécessairement confrontéeà ces questions. Elle exige de la direction un travail d’orientationpermanent permettant de construire un sens pour les acteurs.Dans la période qui vient de s’écouler, l’emploi et le temps de tra-vail ont été une sorte de monnaie d’échange, ils ont légitimé latransformation des formes de travail et ont dessiné un nouveaumodèle d’entreprise. La période à venir suppose, pour que cettestratégie d’échange politique trouve son efficacité, que les termesen soient renouvelés. Quels en sont les termes aujourd’hui ?

Le développement durable

Les achats d’entreprises étrangères sont une façon decompenser les pertes que l’entreprise doit connaître sur le terri-toire français dans les années à venir. Mais la stratégie internatio-nale d’EDF est souvent critiquée, car l’entreprise apparaît à cer-tains égards comme ne jouant pas le jeu. Son capital est détenu parl’État français ; il y aura sans doute des changements après lesélections de 2002, mais il restera à dominante publique. Lemarché de l’électricité est peu ouvert sur le territoire français(30 %), même si son ouverture doit augmenter dans les années quiviennent.

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Pour se démarquer du modèle nord-américain, pris en défaut àtravers les problèmes d’électricité de la Californie et sa non-priseen compte des problèmes environnementaux, la stratégie del’entreprise est de s’inscrire dans les valeurs du « développementdurable », de passer des contrats avec des sociétés nationales etlocales respectueuses de l’environnement économique etécologique.

Un dialogue en profondeur avec les syndicats

L’objectif de la direction est d’engager une stratégie d’échangepolitique, ayant pour ambition de refonder le compromis histo-rique d’origine. Le pari est qu’en impliquant les syndicats dans ladéfinition des orientations la direction en retirera une capacité demobilisation des personnels sur des objectifs communs. Le pas-sage de l’entreprise intégrée au groupe concurrentiel interna-tional se ferait ainsi avec l’accord des syndicats, en particuliercelui de la CGT, a contrario des positions prises précédemment.Il s’agirait de négocier avec les syndicats des contreparties pour lepersonnel, pour qu’il accepte de s’adapter à la transformation deson environnement. De nouveaux champs de négociations sont entrain de s’ouvrir aujourd’hui avec la transformation de la GRH etde la rémunération de la performance. Il n’est pas possible de direaujourd’hui si cette stratégie va réussir. Elle se développe plutôtdans de bonnes conditions depuis la signature de l’accord de1999. Mais un nouveau syndicat, SUD, rentre à petits pas dansl’entreprise.

Un dialogue interactif avec le personnel

Le dialogue avec les syndicats est nourri par une mise enexpression et une participation du personnel à grande échelle.Dans chacune des 200 unités, les agents ont été invités à discuteravec la direction des enjeux de l’entreprise. Des forums régio-naux ont été organisés. À leur suite, les salariés pouvaient fairedes propositions sur des thèmes ciblés. L’ensemble des proposi-tions (6 000) a été étudié au sommet de l’entreprise, et celles quiont été retenues sont devenues des « engagements » de change-ment des directions, avec mise en place de mécanismes d’évalua-tion. L’ensemble du dispositif s’est conclu par la « rencontre deBercy » qui s’est déroulée en juin 2001, où 7 000 agents avaientété invités.

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Ce dispositif a pour objectif de favoriser une prise deconscience commune des enjeux de l’entreprise, une confronta-tion entre directions et agents, et vise implicitement à exercer unepression sur le management pour qu’il modifie ses comporte-ments encore souvent bureaucratiques. Ce système permet aussi,à travers la remontée des propositions, d’analyser les principalesdysfonctions internes du système. Il est ainsi ressorti de nom-breuses propositions concernant les ressources humaines, avecdes problèmes liés à la rémunération ou à l’entretien d’apprécia-tion du professionnalisme, qui vont donner lieu à de nouvellesnégociations avec les syndicats.

Le pacte social proposé par la direction semble rencontreraujourd’hui un certain succès. Il s’inscrit dans une orientationplutôt centriste de la société, que l’on peut observer de façonmanifeste en politique. La (re)construction d’un nouveau modèleEDF représente pourtant un redoutable défi. L’invention d’unmodèle d’entreprise alliant service public et marché est attendue,mais elle doit démontrer son efficacité.

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La RATP : une modernisation sous contrainte

par Pierre-Eric Tixier

Après vingt ans d’efforts considérables de modernisation, laRégie autonome des transports parisiens (RATP), ce « poumonde la capitale », s’oriente vers une stratégie proche de celled’EDF 1. Elle remplit une mission de service public, tout en sor-tant du principe de spécialisation afin d’être mieux armée dans lacompétition pour l’exploitation des réseaux de transport endehors de la région parisienne.

La RATP a été créée en 1949. Elle a connu de profondes trans-formations techniques au long de son histoire émaillée de conflitssociaux majeurs. En mai 1990, Christian Blanc y engage un vasteprocessus de « modernisation » dans le droit fil du chantier derénovation du service public de Michel Rocard. L’ancien préfetde Nouvelle-Calédonie, nommé président en février 1989, entend« placer le voyageur au centre des préoccupations » de la RATP.Il en décentralise la gestion. Cette réorganisation radicales’appuie sur un constat de défaillance du fonctionnement de laRégie. Le conflit des ouvriers de maintenance en décembre 1988 2

a révélé un malaise profond : une perte de cohésion sociale et un

1. Le texte de cet article est issu de différentes études réalisées par le GIP Muta-tions Industrielles, particulièrement les travaux suivants : E. CHAUFFIER,P.-E. TIXIER, « Gestion du changement et rôle du syndicalisme », département dudéveloppement, Prospective et recherches sociétales, RATP, nº 115, avril 1997 ;R. FOOT, « Le voyageur, l’électricité et le conducteur », Cahier du GIP MutationsIndustrielles, nº 56, 1991 ; J.-C. THÉNARD, P.-E. TIXIER, « La fonction de directeur deligne », département du métro, 1998.

2. Le conflit de la maintenance a duré trois semaines, ce qui s’est traduit par unethrombose de l’entreprise. Les agents de maintenance n’effectuant plus le « petitentretien » ont ainsi peu à peu bloqué les trains pour des raisons de sécurité, amenantau fur et à mesure la fermeture des lignes et l’arrêt quasi complet du métro.

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besoin de reconnaissance non satisfait. Les dirigeants y ont vu laconséquence de la position hégémonique occupée par les conduc-teurs de métro dans le système des rapports salariaux 3. L’organi-sation bureaucratique et centralisée est également considéréecomme une « faiblesse préoccupante » au regard d’un environne-ment plus menaçant, de l’évolution du profil de la clientèle et desattentes professionnelles des salariés.

« Moderniser » la RATP devient un impératif. La nécessité desatisfaire la clientèle est érigée en « raison d’être d’une entreprisepublique au service de tous 4 ». Elle constitue le pivot de laréforme Blanc qui conjugue une refonte de la structure organisa-tionnelle, une transformation des modes de gestion de la main-d’œuvre et une redéfinition des règles du dialogue social. L’amé-lioration de la productivité et de la réactivité de l’entreprise, lavalorisation des compétences et du professionnalisme des agents,la restauration d’une équité de gestion entre les catégories de per-sonnels sont désignées comme trois objectifs prioritaires. Maiscomment faire évoluer une entreprise conflictuelle, dotée d’unetrentaine de syndicats et confrontée, en Île-de-France, à uneconcurrence difficile à appréhender, en l’espèce ces milliersd’individus qui décident de prendre ou non leur voiture ?

La stratégie de changement de la RATP

Longtemps, les usagers de la RATP ont constitué une « clien-tèle captive » : le taux d’équipement des ménages en voitures étaitbas et les Franciliens se déplaçaient principalement pour aller àleur travail ou en revenir. La croissance du « trafic » était essen-tiellement fonction de l’augmentation de la population concernéepar l’offre de transports collectifs, de l’extension de l’urbanisa-tion de la région parisienne et de la géographie mouvante deszones résidentielles et d’activités.

3. R. FOOT, « De l’écriture de la production à l’écriture du travail : un processusd’automatisation dans un terminus de métro », Cahier du GIP Mutations Indus-trielles, nº 54, janvier 1991, p. 33.

4. Conseil d’administration du 30 juin 1989, grandes orientations du présidentdirecteur général, RATP.

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Vers une approche client 5

À partir du milieu des années quatre-vingt, un double phéno-mène apparaît : une croissance fortement ralentie et dépendante,cette fois-ci, de l’extension de l’offre de transport, ainsi que desmouvements globaux de faible amplitude – de l’ordre de 1 % à2 % – d’une année sur l’autre. Les premières analyses en termesde « marché » aboutissent en 1992 à un triple constat :

— la faible amplitude du trafic en volume résulte paradoxale-ment d’importants mouvements, pouvant atteindre jusqu’à 20 %l’an, au sein de l’ensemble des voyageurs de la RATP lorsqu’ilssont décomposés en segments de clientèle ;

— la part de la « clientèle captive » a considérablement chuté.Le transport collectif est confronté à la concurrence de l’automo-bile, avec des arbitrages peu stabilisés, liés aux phénomènes sai-sonniers, aux jours ouvrables, au week-end ou aux 35 heures parexemple ;

— ces arbitrages sont d’autant plus instables qu’ils correspon-dent à l’élargissement du spectre des motifs de déplacement :domicile-travail, domicile-école, courses hebdomadaires ou« shopping », promenades, loisirs, augmentation des déplace-ments « d’affaires », etc.

La RATP perd des parts de marché sur les déplacements pro-fessionnels ; elle en regagne ailleurs. Les clients-usagers sont deplus en plus « volatils ». Leur comportement lors du conflit dedécembre 1995 l’a révélé : pour la première fois, une grève aussiforte et étendue des moyens de transport collectifs ne paralysepas, même temporairement, les activités en Île-de-France. Cettesituation inédite renseigne sur la capacité d’arrangements etd’ajustements de la population francilienne qui, dans certains cas,a définitivement choisi d’autres systèmes de transport. Autrementdit, c’est au moment où la politique de la RATP se veut fortementorientée vers le « client » que les comportements de ce dernierdeviennent insaisissables…

5. J.-C. THÉNARD, « L’activité et la politique commerciale de la RATP, de lamesure du trafic à l’appréhension du marché jusqu’à l’approche “client” », noteGIP MI, janvier 1998.

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La décentralisation de l’organisation

Pour améliorer les relations avec la clientèle, la directiondécide de décentraliser la gestion et de se rapprocher du terrain.Trois niveaux de responsabilité sont instaurés : la direction géné-rale, les départements et les unités décentralisées. La directiongénérale est composée du P-DG et d’un directoire. Les départe-ments regroupent les unités décentralisées et des structures trans-versales. Les unités décentralisées comportent, entre autres, lesunités décentralisées opérationnelles que sont les lignes de métroou de RER et les dépôts d’autobus.

Ces unités opérationnelles, dirigées par un responsable, consti-tuent le « concept de base choisi pour reconstruire l’entreprise àpartir du service au voyageur 6 ». Elles doivent intégrer et gérerdes objectifs qualitatifs et quantitatifs de performance écono-mique (qualité du service, maîtrise des coûts, croissance dutrafic…) et de gestion des ressources humaines. Les responsablesopérationnels ont un rôle majeur à jouer. Intégrés au collectifmanagérial, « placés sur le devant de la scène 7 » de la modernisa-tion, ils disposent de délégations d’autorité sur les horaires dupersonnel, les conditions de travail et la gestion des effectifs (quirestent pourtant calculés suivant une formule mathématique…).Les lignes hiérarchiques sont recomposées. Le statut et le rôle descadres et des agents de maîtrise sont revalorisés, les relationsmanagériales entre l’encadrement et les agents d’exécution sontpersonnalisées.

Cette stratégie s’accompagne d’une transformation de la ges-tion du personnel, connue sous le nom de « progrès partagé ». Lesystème d’évolution des agents est remanié. L’avancement tendà être modulé en fonction de l’appréciation professionnelle del’encadrement direct. Parallèlement, l’entreprise s’efforced’homogénéiser le traitement des différentes catégories desalariés. Les conducteurs de métro achèvent ainsi leur carrière aumême niveau que les agents de maîtrise. En 1998, la directionavait voulu refondre les grilles de classification de la maîtrise etde l’encadrement en une grille unique. Elle a dû y renoncer devantla résistance de la CFE-CGC. Mais une règle fondamentale a ététransformée : l’automaticité de l’avancement a été supprimée, ce

6. E. HEURGON, « Un regard de l’intérieur, enjeux stratégiques de la modernisationde l’entreprise publique », in A. DAVID, RATP : la métamorphose, réalités et théoriedu pilotage du changement, InterÉditions, Paris, 1995, p. 297-316.

7. E. HEURGON, op. cit.

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qui laisse une place plus grande à l’évaluation des performanceset des compétences 8.

Toutes ces modifications ont, pourtant, des effets limités. Carle principe d’une libre mobilité géographique, considéré par lesagents, y compris la maîtrise, comme un « droit acquis » histo-rique, laisse de larges marges de manœuvre aux salariés. En effet,l’instabilité du personnel sur les lignes rend difficile une évalua-tion des performances individuelles. Par ailleurs, les horaires deslignes de métro restent gérés de façon centralisée et les tentativespour transformer la gestion du temps dans les bus ont été aban-données après des conflits douloureux. Enfin, le régime desprimes (environ 150 dans la « STC 15 », bible interne de la ges-tion du travail) n’a pas été modifié : les responsables ont très peude latitude pour rémunérer davantage les agents les plus efficacesou les plus dévoués.

Le temps au cœur des relations de travail

Le temps est au cœur de la gestion et de la régulation des sys-tèmes de transport. Il en assure la fluidité et détermine les attentesde la clientèle. Il est un des enjeux essentiels du travail. En effet,« l’objet produit n’est pas un objet au sens courant de bien maté-riel mais un déplacement de voyageurs, c’est-à-dire un bien quiest consommé dans le même temps où il est produit 9 ». « Ce quiest vendu, c’est le processus de travail lui-même, donc quelquechose qui n’est pas stockable 10. » L’absence de médiation tempo-relle entre la production et la consommation aboutit à ce que « laréponse à une demande ne peut être différée d’un jour sur l’autre,ni même d’une heure sur l’autre sans que son utilité sociale nes’en trouve remise en cause 11 ». Cette caractéristique imposed’intégrer, dans l’offre de production, la variabilité de la demandedans le temps, qui exige un personnel disponible. Les systèmes

8. Voir interview de Josette Théophile, directeur des ressources humaines, LaLettre du management, nº 15, septembre 1997, spéciale gestion de l’encadrement.

9. R. FOOT, « Le voyageur, l’électricité et le conducteur », Cahier du GIP Muta-tions Industrielles, nº 56, mai 1991, 41 p.

10. A. LIPIETZ, Le tribu foncier urbain, Maspero, Paris, 1974, p. 279, cité parR. FOOT, « Le voyageur, l’électricité et le conducteur », op. cit.

11. R. FOOT, « De l’écriture de la production à l’écriture du travail : un processusd’automatisation dans un terminus de métro », op. cit.

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d’échanges entre la hiérarchie et les agents se construisent dans lecreuset de cette exigence de disponibilité pour la clientèle.

Temps de travail et temps hors travail

Le temps de travail est défini par des programmes prévi-sionnels de production, par l’offre de service et par ses condi-tions de mise en œuvre. L’offre de service recouvre l’horaire decirculation des rames de métro et des bus ainsi que la constructiondes tableaux de marche (ou tableaux de présence) qui précisent lenombre de personnes et les services nécessaires pour assurerl’horaire. Ces tableaux constituent « les normes sur la base des-quelles va se dérouler l’exploitation en temps réel 12 » des lignesde métro et de bus et ils déterminent les heures et le rythme de tra-vail des agents. Le temps de travail individuel est découpé en ser-vices successifs qui couvrent les différentes périodes de lajournée. Continuité de service oblige, les agents de la RATP ontdes horaires atypiques (soirée, jours fériés, jours de fêtes, week-end, etc.) qui pèsent sur leur vie sociale et familiale.

Le temps est ensuite géré au quotidien. En cas de perturbationdu trafic, l’intervention des agents chargés de la régulation serépercute sur les conditions de travail des machinistes et desconducteurs (raccourcissement des temps de repos prévus entredeux tours, etc.). Les agents peuvent bénéficier de repos compen-sateurs ou les transformer en gain monétaire. Dans les bus, lesmachinistes se plaignent beaucoup de leurs conditions de travail.L’irrégularité du service est liée aux aléas de la circulation rou-tière qu’ils ne peuvent anticiper. La recherche de temps compen-sateur, vécue comme une réparation de la pénibilité du travail, setraduit par des phénomènes d’évasion producteurs de dysfonc-tionnements. Lorsqu’un agent estime ne pas avoir assez de reposcompensateur, il est parfois tenté de se mettre « en maladie ». Cetabsentéisme crée un retard dans le service, à l’origine de l’agres-sivité de certains clients, qui provoque à son tour un désir de fuitedes agents. Pour résoudre le problème posé par un agent défail-lant, le responsable hiérarchique fera appel à un autre agent quilui demandera du temps en contrepartie. C’est ainsi que le sys-tème s’autoalimente… En comparaison, le métro se déplace dansun espace fermé où le trafic est moins sujet aux aléas de

12. R. FOOT, N. RAJOHARISON, « Groupe interface homme/machine et système derégulation : le réseau routier et le réseau ferré », Réseau 2000, 1985, 80 p.

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l’environnement. Les conducteurs ont des horaires plus régu-liers, mais ils se plaignent aussi de la pénibilité de leur travail, del’« univers du tunnel » et de l’ennui qu’ils éprouvent. Quant auxagents de station, ils trouvent leur activité difficile en raison de sapolyvalence (la vente de titres de transport, l’information de laclientèle, le contrôle exercé dans les stations, etc.).

Une sociabilité construite autour de l’« ambiance »

La qualité de l’« ambiance », mise en avant comme un élé-ment décisif de la vie de travail, désigne la capacité collective desagents à mobiliser un ensemble de ressources : collègues, hiérar-chie, règles de conditions d’utilisation du personnel, tableaux demarche, radiotéléphonie et installations sur la voirie. Ces res-sources permettent de gérer la relation au voyageur, de produirele transport, d’assurer la qualité de service et de maximiser letemps hors travail. L’attachement à l’ambiance démontre sa fonc-tionnalité dans la gestion des situations de travail : rendre effi-cace la coopération, neutraliser les conflits intercatégoriels dansles terminus, lutter contre l’ennui, contre le temps qui passe lente-ment, procéder à des échanges de services, etc. Veiller au main-tien de bonnes relations entre les différentes catégories d’agentsest considéré par l’encadrement comme essentiel au bon fonc-tionnement des lignes. La hiérarchie doit pouvoir compter sur lesmachinistes et les conducteurs, être certaine de leur présence, deleur ponctualité, de leur collaboration en cas de « coup dur », etc.Les aléas d’un système de transport impliquent la coopération detous, avec comme corollaire des jeux de négociations régulant lesrapports entre les groupes. Les services rendus sont échangéscontre du temps hors travail. En contrepartie de leur disponibi-lité, les agents enregistrent des minutes supplémentaires,cumulées et comptabilisées, qui sont ensuite récupérables sousforme de temps libre ou de rétribution financière. Ce temps trans-formé est fortement valorisé.

Les arrangements autour des horaires sont de nature etd’importance différentes. Dans le métro, la régulation collectiveprévaut. Dans les lignes de bus, où le temps de travail est consi-déré comme la principale variable d’ajustement du système deproduction, les arrangements interindividuels dominent les rela-tions avec la hiérarchie de proximité ou avec les collègues. Lefonctionnement du réseau routier participe à une dérive du sys-tème. L’acte de production se déplace d’une activité collective

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vers une multiplicité d’actes individuels. Le dépôt n’est plus unespace créé par une collectivité, mais une somme de parcoursindividuels tracés par une quête de temps personnel.

Les conditions de travail, enfin, créent des situationscontrastées en termes de sociabilité. Les terminus de métro sontdes lieux de socialisation intercatégoriels. Pour que le systèmefonctionne, chacun doit intégrer dans son action la logique del’autre et les liens entre les différents participants. Par ailleurs, lesconducteurs disposent d’un champ de ressources relationnelles,matérielles et organisationnelles, plus large que les machinistes.Ils peuvent plus facilement s’arranger avec leurs collègues. Legroupe des conducteurs gère collectivement ses conditions de tra-vail. Les machinistes manifestent un sentiment d’isolement, qui aune incidence négative directe sur les conditions d’exercice dumétier et sur leur motivation à l’exercer, fortement altérée aprèsquelques années de conduite 13. Toutefois, ils peuvent peserensemble sur leurs conditions de travail. En effet, si le « graphi-cage 14 » (sur lequel reposent les discussions entre les délégués deligne et le responsable de l’équipe de ligne) représente le premierlieu stratégique d’élaboration des conditions de travail, le secondest la ligne elle-même. C’est à partir des pratiques de conduite desmachinistes que sont faits les ajustements entre les temps de par-cours de « référence » et les temps de battement, entre les toursqu’effectuent les bus. La cohésion de l’équipe occupe une placeessentielle pour éviter que certains ne « cassent les minutes ». Ceséchanges quotidiens créent parfois des situations de contre-dépendance, qui peuvent conduire les agents de maîtrise à devenirdes « adjoints » des conducteurs ou des machinistes.

Dans les stations, des microliens de solidarité se constituentpour résoudre les problèmes liés à l’isolement et à la sédentarité.Les directions ont cherché à développer la polyvalence du tra-vail, mais cette tentative est diversement suivie. Les agents de sta-tion rencontrent moins fréquemment la maîtrise et leurs margesde négociation sur le temps de travail sont étroites.

Ces ajustements et les types de sociabilité qui les accompa-gnent, constituent le cœur de la régulation sociale de l’entreprise.Pourtant, le temps récupéré n’est pas reconnu comme légitime. Il

13. J.-M. WELLER, « Le machiniste et le voyageur, expertises et apprentissaged’une relation », Travaux sociologiques du LSCI, nº 35, Laboratoire de sociologie duchangement des institutions, IRESCO, 108 p.

14. Le graphique correspond aux passages des voitures en des points donnés et àpartir duquel vont être ensuite mises à plat les heures de départ et d’arrivée des bus.

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est même jugé contraire à l’éthique et à la mission de servicepublic. Certes, il compense la dureté de la vie professionnelle etrécompense la qualité du travail ou le dévouement de certainsagents, dont les salaires évoluent peu. Mais ce systèmed’échanges interhiérarchiques doit rester implicite. Les possibi-lités de transformation de l’organisation du travail et des formesde management s’en trouvent limitées : car elles impliqueraient,pour certains agents, une remise en cause de ces arrangementsqu’Henri Vacquin a appelés les « acquis mortifères ».

Le client : une figure ambiguë

La direction a voulu faire du client une figure mobilisatrice,porteuse d’une transformation de la Régie, et déplacer l’activitédes agents vers le service. La valorisation de compétencescommerciales devait rééquilibrer celle de l’excellence techniquecaractéristique de la période antérieure. Cette volonté se heurte àun obstacle de taille : le « client » lui-même, figure contrastée etambiguë. Il donne sens à l’activité, mais sa présence peut être dif-ficile à vivre et engendrer des attitudes de repli et de désengage-ment. Pour les agents de station, les machinistes ou les conduc-teurs, il n’y a pas une clientèle mais des clients. Certains ne posentpas de problème et sont respectueux du travail réalisé. D’autresfraudent, refusent de montrer leur titre de transport ou manifes-tent leur hostilité. Cette double face du voyageur, représentant dumarché et expression d’une violence sociale 15, fait partie de laréalité quotidienne. Elle crée un sentiment d’insécurité auxracines complexes, qui pèse sur les comportements des acteurssociaux et déclenche ce qu’Éric Massé a nommé un « corpora-tisme défensif 16 ». La modernisation doit donc compter avecl’héritage des cultures de travail et des modes de sociabilité col-lectives spécifiques.

15. L’entreprise doit faire face par « jour calme » à quatre ou cinq « agressions »,dont 90 % s’exercent en direction des machinistes.

16. É. MASSÉ, « Transports publics et insécurité urbaine », Sociologie du travail,Dunod, Paris, avril 1997.

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La redéfinition des règles du dialogue social

Pour soutenir la transformation de la RATP, le dialogue socialest reconfiguré. Il se pratique, désormais, aux trois niveaux dedécision de la Régie : direction, départements et unités décentra-lisées. Le modèle corporatiste laisse place à une organisationintercatégorielle. La négociation collective se développe auxdépens du paritarisme.

Les institutions représentatives

Certaines structures de représentation sont empruntées au droitcommun, même si elles sont aménagées. D’autres sont propres àl’entreprise. L’ensemble du système, très complexe, tend à dis-perser les forces syndicales et accentue, par là même, un des traitsdominants du syndicalisme français : son éclatement.

Les départements : comité d’établissementet délégués syndicaux

Le comité d’entreprise (CE) est une institution clé des entre-prises françaises, doté d’attributions économiques et sociales. Lesprojets, les décisions de gestion courantes, le fonctionnement del’entreprise sont soumis au CE pour consultation, de même quela politique sociale (plan de formation ou temps de travail). À laRATP, la configuration actuelle du CE, composé du comité RégieEntreprise (CRE) et des comités départementaux économiques etprofessionnels (CDEP), est le fruit de deux réformes majeuresdatant de 1984 et de 1990. Avant 1984, le système de relationsprofessionnelles était très centralisé. Outre le CE au niveau cen-tral, existaient six comités professionnels (CP) qui jouaient unrôle tenant à la fois du comité d’établissement et du délégué dupersonnel sur une base catégorielle. Les syndicats exerçaientalors un fort contrôle sur la politique de l’entreprise.

En 1984, les CP sont supprimés. Leurs missions principalessont transférées aux délégués du personnel décentralisés et auxcomités d’établissement départementaux (CED), qui deviennentdes instances complémentaires et dépendantes du CE. Lesmembres des CED sont désignés par le CE sur proposition dessyndicats, en fonction des résultats obtenus aux élections CEdans chaque direction. Les CED fonctionnent sur une base

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intercatégorielle. Ainsi, pour le réseau routier, le CED regroupaitl’exploitation, la maintenance et la filière administrative.

En 1990, le découpage par départements signifie le retour à laséparation de l’exploitation et de la maintenance, avec la créationd’unités d’environ 1 000 personnes. Cette décentralisations’accompagne d’une refonte du système de représentation et de lamise en place des comités d’établissement (CDEP) et du comitécentral d’entreprise (CCE). Les syndicats interprètent la décentra-lisation comme une volonté d’affaiblir la CGT qui risque, avec lacréation des CDEP, de perdre la majorité de contrôle au CE.

La réforme entraîne des conflits entre direction et syndicats età l’intérieur même des organisations syndicales, car la décentrali-sation du dialogue social diminue la capacité de contrôle des res-ponsables syndicaux sur les militants de terrain. Finalement,après moult rebondissements, diverses expertises et procéduresen justice, dix CDEP seront créés sur décision du directeurrégional du travail en août 1990. Six ans plus tard, les départe-ments sont dotés de délégués syndicaux. Ce qui déplace l’équi-libre des rapports de forces au sein des organisations syndicalesentre centre et périphérie.

Les unités opérationnelles : délégués du personnel (DP),délégués de ligne (DL) et tableaux de marche

Les délégués de ligne au bus, la négociation des tableaux demarche au métro et les heures d’informations syndicales structu-rent la vie syndicale dans les unités.

Sur le terrain, la gestion du temps de travail met en scène deuxinstitutions originales. Dans les dépôts de bus, les délégués deligne jouent un rôle de régulation effectif 17. Ils doivent fournir unimportant travail d’étude sur les temps, consulter les machinistes(consultation faite par écrit dans les terminus), rencontrer les res-ponsables d’équipes de ligne et le « RH » de l’unité. En cas decontestation, les « DL » jouent un rôle décisif. Ils sont au cœur dela gestion des temps de production et des microcompromis avecla hiérarchie de proximité et les collègues. Un « bon » délégué deligne sait « monter » un tableau de marche en maximisant letemps de repos des agents, en réduisant le nombre de tours, tout enremplissant les contraintes de production. Les délégués se présen-tent à cette fonction, soit à partir d’une formation ou d’un mandat

17. Voir le rapport de Noëlle GÉROME, « Les délégués de ligne du département busde la RATP », février 1993.

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syndical, soit directement à la demande des collègues ou de la hié-rarchie. Issus de la collectivité de travail, ils ressemblent aux shopstewards anglais. En cas de difficulté, les syndicats relaient lesproblèmes recensés par ces délégués auprès de la direction.

Dans le métro, la négociation des tableaux de marche qui défi-nissent les temps de travail et de repos, peut prendre plusieursannées. Les conducteurs votent sur les propositions de la direc-tion et selon des procédures qui ne sont pas standardisées.Contrôlées par les syndicats, elles dépendent des lignes : soit lenouveau tableau est affiché dans les terminus et les conducteurs yinscrivent leurs observations, soit le vote se fait par écrit. Les syn-dicalistes agissent alors plutôt comme délégués de la corporationdes conducteurs que comme des représentants autonomes.

L’instance des délégués du personnel

L’instance des délégués du personnel était prévue dans lestatut, mais l’entreprise a mis trente-sept ans à se conformer audroit commun. Jusque-là, la fonction était occupée à la fois par lescomités professionnels et par des syndicalistes.

La nouvelle configuration mise en place en 1985 à la suite deslois Auroux a suscité de nombreux débats internes car elle amodifié profondément les traditions institutionnelles. Les syn-dicats ont perdu une partie de leur contrôle sur le système dereprésentation 18. Il y avait autrefois 35 DP. Ils sont actuellement650 DP titulaires et autant de suppléants. Mais, tous comptesfaits, l’instance des DP fait l’objet d’un certain consensus.L’action au sein d’une même unité permet d’associer des profes-sionnalités différentes, de favoriser la création d’une commu-nauté locale centrée sur son environnement. Parallèlement, elledéconstruit les dimensions corporatives et améliore la capacitéd’ajustement au terrain. En revanche, certains délégués font leconstat d’une diminution des échanges et des rencontres avec lesautres dépôts ou les lignes de métro. L’intensité des critiques estliée à la densité syndicale : la CGT, qui dispose de ressourcesmilitantes fortes, n’est pas pénalisée par ce système. Elle peutconstruire par elle-même un réseau entre unités différentes. Cen’est pas le cas du délégué isolé d’une organisation faible. L’agré-gation des revendications, l’échange d’informations relatives à

18. Pour les DP, les salariés élisent les représentants que les syndicats peuvent pré-senter, mais ils ne sont plus désignés par les syndicats comme antérieurement dans lecadre des comités professionnels

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plusieurs lignes de métro par exemple sont désormais liés aux res-sources internes des syndicats.

Les DP sont chargés de présenter des réclamations indivi-duelles et collectives et de poser des questions sur les conditionsde travail à la direction. N’ayant pas vocation à négocier, ils neconstituent pas un véritable enjeu pour les syndicalistes et lesdirections d’unité. Citons le discours d’un syndicaliste sur uneligne de métro : « Un syndicat, c’est fait pour négocier quelquechose, discuter d’un plan de travail. On n’a rien à négocier, lesplans sont faits. On entérine, c’est frustrant. Et ça se retournecontre nous, quand on discute avec les agents, ils nous deman-dent des choses importantes dans leur travail, leurs conditionsd’hygiène. On dit d’accord, on va le dire au chef d’unité et à lasortie on a rien à leur dire puisqu’on ne peut rien faire. Les troisquarts des gens pensent que le syndicat ne sert à rien et ils n’ontpas tort. Quand on demande, on nous dit c’est pas possible, c’estpas négociable. »

Les délégués du personnel sont également chargés de pré-senter les réclamations individuelles et collectives à propos del’application de la réglementation sociale. Cette mission prenaittout son sens dans des organisations tayloriennes ou « militaro-bureaucratiques », où l’application de la règle donnait lieu à desconflits permanents entre la hiérarchie et les salariés. Elle estmoins évidente dans des entreprises à la culture participative. Parailleurs, le rôle des délégués se trouve réduit dans les organisa-tions contemporaines du fait de la décentralisation desresponsabilités.

Au-delà de ces constats, l’instance des DP participe à laconstruction du dialogue social, qui varie suivant les unités enfonction de la politique du directeur et du climat social. La stra-tégie des représentants syndicaux vis-à-vis des mandats de DP, deDL et de la négociation des tableaux de marche au métro est fon-damentale dans la construction de la légitimité du syndicalisme.Ces mandats peuvent servir avant tout une stratégie de quadril-lage organisationnel, de contrôle du territoire de l’unité, sans êtrefortement investis. Ils peuvent aussi ne correspondre qu’à desmotivations personnelles (échapper au travail quotidien, exercerdes responsabilités, etc.). Ces phénomènes d’appropriation per-sonnelle, fréquents pour le mandat de DP, sont plus rares pour lesmandats de DL, quasi absents au métro pour les conducteurs.À l’inverse, un DP ou un DL disponible et attaché à trouver dessolutions innovantes légitime le rôle du syndicalisme. La

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dispersion syndicale et le grand nombre d’instances aboutissent àune multiplication des mandats. Il arrive fréquemment « que lesDP soient aussi les représentants syndicaux, ce qui les amène àêtre présents aux audiences et en DP 19 ». D’où, parfois, une cer-taine confusion…

Les heures d’information syndicale

L’heure dite d’information syndicale est une heure supplémen-taire accordée chaque mois aux salariés pour que les syndicats lesinforment sur le lieu de travail. Cette heure, intégrée dans le tempsde travail, n’est payée que s’il y a contact entre représentants syn-dicaux et salariés. Cette situation transforme une partie des agentsen acheteurs utilitaristes… Citons deux propos à cet égard :« L’heure d’information syndicale rapporte 60 minutes de tempssupplémentaire, point final. » « C’est ni plus ni moins payé, lesgens ont 60 minutes pour lire un tract, on vous file un papier àremplir. N’importe quel syndicat. On remplit la feuille et on agagné 60 balles. »

Le problème est d’obtenir que l’heure soit distribuée, peuimporte par qui. Et il arrive même, lorsque les dimensions corpo-ratistes transcendent les appartenances syndicales, que les syn-dicats eux-mêmes abondent dans le sens des agents : « Unefois X, une fois Y, une fois Z, on s’arrange pour les faire chacun ànotre tour. »

Les syndicats deviennent, ainsi, des prestataires de services.Mais, au-delà de la qualité de leurs prestations, c’est leur capa-cité d’organisation qui est significative. En fonction des rapportsde forces locaux, de la densité des ressources, de la qualité desliaisons entre sommet et base, des qualités personnelles des indi-vidus et de leur connaissance des problèmes, il existe de trèsfortes disparités entre organisations syndicales. Dans un dépôt,par exemple, la qualité du travail effectué par la CGT lui donneun rôle central, y compris pour les heures syndicales, même s’ilpeut y avoir des consommateurs attirés par autre chose.A contrario, les syndicats minoritaires peuvent n’être que des dis-tributeurs d’heures. Par ailleurs, si l’éclatement syndical crée unevariété de l’offre, il participe aussi de la colonisation du milieuprofessionnel par un syndicalisme sans capacité de construction

19. N. GOULLIN, « Bilan du protocole de 1996 », RATP, GIP MIS, mars-avril2000.

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de l’opinion des salariés, CGT et syndicalisme autonomeexceptés.

L’essor de la négociation collective

La négociation collective ne se développe réellement à laRATP qu’à partir des années quatre-vingt-dix et de la réforme deChristian Blanc qui essaya, sans parvenir à ses fins, de limiter ledroit de grève. Deux textes principaux ont défini l’architecturedes relations professionnelles : l’accord de 1970 sur le droit syn-dical et l’avenant de 1996.

L’accord sur le droit syndical de 1970

Ce texte formalise les droits et les moyens, considérables dontdisposent les syndicats depuis 1959. Il conforte la centralisationsyndicale et le syndicalisme catégoriel. L’entreprise, en se mon-trant généreuse, poursuit la tradition et achète la paix sociale aumoment où les machinistes-receveurs et 15 000 chefs de train per-dent leur emploi.

L’accord distingue trois sortes de relèves : les relèves spé-ciales, les relèves A et B. Les relèves spéciales concernent les per-manents syndicaux. Les relèves A correspondent à un montantchiffré attribué chaque année à chaque syndicat qui peut utiliserces heures en « relevant » les salariés de son choix. En général, ils’agit de membres actifs du syndicat ayant des mandats électifs.Les relèves B servent à maintenir et à financer la rémunérationdes syndicalistes pendant les réunions avec la direction (intersyn-dicales, audience).

La relève spéciale apparaît relativement simple. Chaque syn-dicat dispose d’un permanent dès lors qu’il atteint le seuil – trèsbas – de 401 voix. Le nombre de permanents augmente en fonc-tion de paliers successifs. Généreux, l’accord de 1970 est aussiimprécis sur les moyens dévolus aux syndicats. Le système derelèves A s’apparente au crédit d’heures institué par le Code dutravail pour le délégué syndical 20, mais il est très dénaturé. À laRATP, les relèves A ne sont pas rattachées à la personne, ellessont globalisées et accordées au syndicat qui est globalementmaître de leur affectation. Autre différence notable avec le droit

20. L’article L. 412-20 précise cependant que ces crédits peuvent être répartisentre les différents délégués syndicaux, à condition d’en informer le chef d’entre-prise.

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commun, le crédit d’heures n’est pas forfaitaire, mais tientcompte de la représentativité réelle des syndicats (plusieursgrandes entreprises procèdent à des démarches similaires).

L’accord de 1970 prévoit deux sortes de crédits : en premierlieu, un crédit destiné à chaque « groupe », qui sert aux déléguéssyndicaux et aux représentants locaux. Il est de 2 000 heures(art. 31) et augmente en fonction des résultats aux élections. Lanotion de groupe, souvent utilisée, n’est pas clairement définie.Elle semble correspondre à un regroupement de syndicats d’unemême confédération. En second lieu, l’accord crée un crédit de1 000 heures par syndicat, majoré par paliers. Le calcul descrédits d’heures et du nombre de permanents peut être fait parcatégorie de syndicats. La complexité du système compliquemécaniquement les relations entre la direction et les syndicats,mais aussi entre les syndicats et les sections locales. Elle crée unedouble situation de bargaining, objet de multiples jeuxorganisationnels.

L’accord de 1970 a provoqué un éclatement de la représenta-tion syndicale. La CGT dispose de cinq syndicats en 1970 et dedix en 1977. FO en a deux en 1970 et sept en 1977. En 1995, bienque tous les acteurs institutionnels aient conscience de la fragilitédu système de représentation, le Syndicat indépendant (SI) décided’éclater en cinq syndicats pour augmenter les moyens dont il dis-pose. Devant le refus de la direction d’appliquer l’accord de 1970,il créera une fédération syndicale…

Le protocole d’accord de 1996 relatif « au droit syndicalet à l’amélioration du dialogue social »

Consciente des effets pervers de l’accord de 1970, désireuse destabiliser les relations professionnelles et de recomposer le pay-sage syndical, la direction ouvre une négociation sur le dialoguesocial à la suite du conflit de 1995. Un protocole d’accord estsigné, le 30 mai 1996, par toutes les organisations syndicales saufla CGT. Ce texte propose une nouvelle architecture des relationsprofessionnelles et vise à remédier à l’émiettement syndical. Ildurcit les conditions de représentativité et de délégation et pro-pose un code de déontologie clarifiant les procédures internes deconsultation et de négociation. Une « alarme sociale » est crééedans les unités pour anticiper les conflits et améliorer le retourd’expériences. Enfin, l’avenant de 1996 précise les niveaux denégociation avec les systèmes de délégation afférents. Il applique

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donc le principe de subsidiarité de la négociation collective,jusqu’alors contesté.

La procédure d’alarme sociale vise à limiter les dépôts fré-quents de préavis de grève dans une entreprise où dominait uneculture de l’affrontement. La loi de 1982 sur le droit de grève dansles services publics, complétant un dispositif de 1963, avait léga-lisé les arrêts de travail de courte durée et rendu la grève moinscoûteuse pour les agents, ce qui dans le transport permetd’exercer une pression forte sur les directions. La possibilité dedéclencher une alarme sociale doit désormais permettre, par uneconcertation à froid 21, d’anticiper les conflits et de rechercher dessolutions aux problèmes posés. Elle fait entrer l’entreprise dansune culture de la négociation. Expérience faite, le protocole a étélargement utilisé par les syndicats : 1997, 103 dépôts d’alarme et63 % de constats d’accords ; même situation en 1998 ; 1999,129 dépôts d’alarmes et 57 % de constats d’accords. Toutefois, laconflictualité, après avoir baissé de moitié dans la seconde partiedes années quatre-vingt-dix, a remonté en 2000 et 2001.

La décentralisation du dialogue social

Parallèlement à la redéfinition des formes du dialogue social,l’entreprise intensifie les négociations visant à favoriser unerecomposition des métiers dans les départements. En 1996-1999,29 accords sont signés, dont 15 à ce niveau.

Si le protocole de 1996 a permis d’améliorer notablement laqualité du dialogue social à tous les niveaux, la modernisation del’entreprise s’apparente à un paradoxe : la mobilisation de lamain-d’œuvre, le management et la gestion des relations socialesont sensiblement évolué, mais la gestion du temps de travail et lesinstitutions qui la soutiennent, apparaissent inchangées.

L’institution des comités départementaux économiques et pro-fessionnels (CDEP) a trouvé sa place et son rythme. Les ques-tions traitées n’y sont plus noyées dans le formalisme d’une struc-ture centralisée qui enfermait l’activité dans un carcan de règlesinefficaces. La pertinence de l’institution des DP au niveau desétablissements est moins évidente car ils se trouvent en

21. Le nombre de préavis a tendance à diminuer dans les dix dernières années : en1990, ils sont au nombre de 790, alors qu’ils ne sont plus que 339 en 1996 dont 30 %n’ont pas donné lieu à un arrêt de travail, alors que 15 % représentaient moins de 5 %des agents.

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apesanteur par rapport aux instances qui définissent et négocientle temps de travail.

La capacité des syndicats à jouer un nouveau rôle dans le cadrede la décentralisation dépend de la densité des ressources dontchacun dispose pour être présent sur le terrain, pour construirel’opinion des salariés et une offre syndicale à même de fédérer lesattentes. Désormais, les syndicats doivent passer, à chaque fois,l’épreuve de l’élection et composer avec un système de relationsprofessionnelles à trois niveaux : un niveau local, théâtre demicroenjeux liés à la vie quotidienne de travail, mais avec unespace de négociation limité ; le niveau du département, où sejouent les recompositions autour de l’activité et du métier ; unniveau central, où se négocient les enjeux collectifs de portée plusgénérale (salaires, déroulement de carrière, etc.). Pour les syn-dicats forts, ce nouveau mode de fonctionnement ne pose pas deproblème. Ainsi, la CGT, qui avait perdu la majorité au comité en1984, contrôle aujourd’hui les dix CDEP. En revanche, les syn-dicats faibles, même très actifs sur le terrain, ont des difficultés àdéfinir des orientations collectives. Et se laissent souvent « colo-niser » par les problèmes locaux. Le personnel des unités attendessentiellement des délégués qu’ils manifestent des qualités detraitement des dossiers et d’optimisation du temps hors travail. Lamobilisation de qualités personnelles par les représentants syndi-caux est au cœur de la relation entre les salariés et les syndicats àla RATP. Elle sert à justifier le vote, voire l’adhésion, alors que,par ailleurs, l’intérêt déclaré pour le syndicalisme et la confianceaccordée aux syndicats sont faibles. Cette personnalisation desliens et son instabilité révèlent la fragilité structurelle du syndica-lisme à la RATP.

La décentralisation a modifié aussi les pratiques des respon-sables d’unité. Leur fonction, autrefois centrée sur l’applicationdes règles, relève désormais d’un véritable management deshommes et de l’organisation. Cette transition s’est accompagnéed’une professionnalisation de l’encadrement intermédiaire. Lagestion du conflit de novembre-décembre 1995, située au niveaudes unités et non plus uniquement au sommet de l’organisation,est le signe le plus manifeste de ces évolutions et d’une certainecapacité d’autonomie du management local.

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Attentes des salariés et offre syndicale

Le système de relations professionnelles de la RATP est quasiunique dans le secteur public. Sa singularité tient à la nature ducompromis social interne, aux attentes des salariés à l’égard dusyndicalisme, aux règles juridiques qui structurent les échangesentre les syndicats et la direction, et à la multiplicité de l’offresyndicale.

Les attentes des salariés face au syndicalisme

L’implication des salariés dans le syndicalisme et le taux departicipation aux élections de représentativité sont en baisse régu-lière. Les interviewés évoquent fréquemment un manqued’intérêt pour les questions syndicales.

Pour la majorité des salariés toutefois, la crise du syndicalismetrouve son origine dans des pratiques très critiquées. Les griefsressortent de différents motifs : politisation trop forte des syn-dicats, division et clivages catégoriels, partialité des informa-tions données aux salariés, problèmes de fiabilité des modes detraitement des revendications, etc. La faible visibilité des stra-tégies et des revendications syndicales, liée à l’éclatement syn-dical, à la rareté des contacts entre les agents et les représentantssyndicaux, accroît les suspicions. L’intensité des critiquesconduit à une perte de confiance et de crédit. Mais elle ne fait pasdisparaître l’intérêt de la majorité des salariés pour une représen-tation collective.

Trois fonctions idéales sont attendues des syndicats dansl’exercice de la représentation :

— l’expression des revendications : les syndicats devraientjouer un rôle de porte-parole, d’intermédiaire au sujet de thèmesdivers, plus ou moins clairement énoncés (salaires, temps de tra-vail, conditions de travail…). Cette fonction concerne tantôt« tous les agents », tantôt le groupe professionnel auquel appar-tient l’agent, parfois les deux ;

— la protection collective et individuelle : les syndicatsdevraient se montrer vigilants quant aux décisions prises par ladirection, veiller à ce qu’elles soient conformes aux intérêts dessalariés. Leur rôle est aussi d’intercéder en faveur de l’agentauprès de la hiérarchie en cas de problème ;

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— l’information : les syndicats devraient informer les salariéssur les règles de fonctionnement en matière administrative, surleurs droits, etc.

Les salariés ont des attentes variées et, parfois, contradictoires.S’ils expriment une exigence générale abstraite de solidarité col-lective, ils réclament – notamment les conducteurs – une ligne dedéfense étroitement catégorielle. De même, tout en défendant leprincipe de la négociation préalable, la plupart juge légitime lerecours à la grève. Plus généralement, ils attendent du syndica-lisme qu’il protège le compromis social interne. Lors du conflitde l’automne 1995, les agents – en particulier les roulants – ontressenti la mise en cause par le plan Juppé de la règle du un cin-quième gouvernant le régime des retraites comme une dénoncia-tion unilatérale du compromis social interne sur le temps de tra-vail, considéré comme un bien collectif acquis par le fruit deluttes antérieures. Comme le déclarait un conducteur de métro :« Quand je suis entré à la RATP, on m’a dit que je travaillerai lesdimanches et jours fériés, mais que je pourrais prendre ma retraiteà cinquante ans. »

L’émiettement de l’offre syndicale

La recherche de créneaux est au cœur de l’activité syndicale àla RATP. Pour attirer les salariés, certains syndicats développentdes stratégies de niches sophistiquées, que ne renieraient pas desprofessionnels du marketing. L’entreprise compte une trentainede syndicats représentatifs, qu’ils soient regroupés selon desprincipes idéologiques et catégoriels ou qu’ils se proclamentindépendants.

Le premier type de regroupement s’organise autour des cinqgrandes confédérations françaises (CGT, CGT-FO, CFE-CGC,CFDT, CFTC). Si le syndicalisme catégoriel est porté par les syn-dicats autonomes, les syndicats confédérés portent des tracescatégorielles : les familles syndicales sont divisées entre réseauroutier, réseau ferré, la maintenance, et chaque syndicat regroupeun nombre restreint de métiers. Seuls quelques syndicats de petitetaille échappent à cette division par activité ou catégorie : laCFDT, qui a refusé la partition pour des raisons idéologiques – cequi explique son affaiblissement ; le Syndicat indépendantjusqu’en 1959 et la CFTC.

Les organisations autonomes sont regroupées dans trois syn-dicats : le Syndicat autonome Traction (SAT), ouvert depuis peu à

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l’ensemble des personnels du réseau ferré, le SAM (machinistes)et le GATC (toutes catégories).

Le syndicalisme d’entreprise est représenté par le Syndicatindépendant qui, après avoir été confédéré à la CFT de 1968 à1977, revendique son autonomie.

Des organisations peuvent également se donner pour objectifde représenter les intérêts des salariés en dehors de toute apparte-nance syndicale. Ce fut le cas de l’Association de défense desagents de la RATP (ADAR), créée en octobre 1991 par quelquesdissidents du SAT, ou lors de la tentative d’implantation del’extrême droite…

De 1949 à 1953, le nombre de syndicats passe de trois à qua-torze. Ce foisonnement est facilité par le comportement de ladirection et du ministre des Transports qui reconnaissent la repré-sentativité des nouveaux syndicats, dès qu’ils réussissent àobtenir quelques sièges dans les institutions représentatives dupersonnel. Cette stratégie, courante à l’époque, vise à affaiblirune CGT puissante et revendicative. Mais elle favorise le déve-loppement d’un syndicalisme autonome et catégoriel, générale-ment issu de scissions au sein des syndicats confédérés. Le Syn-dicat autonome Traction, créé en 1947 à la suite d’un conflit entreles conducteurs de métro et la CGT, obtient ainsi la représentati-vité générale en 1950 22. Une division plus large, par branched’activité, s’ajoute aux divisions catégorielles. Cette situationtrouve son origine dans la diversité des métiers du transport etdans l’organisation de la Régie, marquée par une séparation netteentre le ferré, les bus et la maintenance. Très tôt, les syndicatsconfédérés adaptent leurs structures à cette réalité.

La deuxième vague de division syndicale intervient aprèsl’accord de 1970 sur le droit syndical. Parallèlement, des rappro-chements au sein de chaque famille syndicale débouchent sur lacréation d’unions communes.

En règle générale, la division renforce les jeux de concurrence,essentiellement sur un mode défensif et dans une rhétoriquebasiste. Les syndicats se spécialisent dans un registre ou un autrede l’action syndicale : certains optent pour la mobilisation catégo-rielle, d’autres pour des stratégies globalisantes ou participatives.Ces jeux de spécialisation et de concurrence limitent la possibi-lité de fédérer les différentes dimensions de l’action syndicale. Ils

22. Voir P. BÈGUE, « Aspects du syndicalisme et conflits du travail à la RATP1949-1982 », maîtrise d’histoire, université de Paris-VII, septembre 1984.

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interdisent de construire une stratégie qui serait partagée par lesgroupes sociaux de l’entreprise, sinon pour partie sur un registredéfensif incarné par la CGT.

Dans un contexte intersyndical très concurrentiel, un syndicat,pour être fort, doit être avant tout oppositionnel. Cela conduit àdes surenchères intersyndicales permanentes et accentue leseffets de différenciation. En revanche, un syndicat faible a intérêtà signer des accords pour exister institutionnellement. Mais sasignature jouera comme un effet de leurre : les réalisations ne sui-vront pas, le syndicat ne pouvant faire appliquer l’accord signé…

Le problème n’est pas ici que les syndicats défendent lesintérêts catégoriels ou la communauté d’entreprise, mais qu’ils sespécialisent. Cette tension entre intérêt général et intérêts spéci-fiques prend un tour paroxystique à la RATP. La double spéciali-sation des syndicats produit des empilements de compromissociaux construits autour de la maximisation du temps hors tra-vail. La pénibilité du travail représentée par les horaires, l’universsouterrain ou les conditions de circulation de la région pari-sienne, dimensions auxquelles s’ajoute la violence urbaine, jus-tifie un travail stigmatisé avec le risque d’évasion qui l’accom-pagne. Les syndicats sont tenus de défendre les comportementsde repli ou de désengagement des agents, même lorsqu’ils n’ysont pas favorables. Il se constitue ainsi une sorte de rationalitéperverse de l’organisation qui ne doit pas changer pour justifierles avantages acquis. La pénibilité du travail est pourtant tout àfait réelle et entraîne des coûts sociaux très lourds pour les indi-vidus et la collectivité, comme en atteste l’augmentation dunombre des inaptes chez les machinistes 23.

Attentes des salariés et offre syndicale ne font pas système.Elles représentent un ensemble désarticulé, ouvert aux suren-chères, créateur d’une incertitude permanente sur la gestion dusocial dans l’entreprise avec ses effets connus pour la clientèle.En dépit des efforts de modernisation de la RATP, le cœur de larégulation sociale interne, construite autour des conditions et dutemps de travail, continue à se reproduire. Le compromis catégo-riel des conducteurs sert encore d’étalon aux autres catégories etlégitime les pratiques des différents groupes professionnels. Ilexiste même un ensemble de sous-compromis qui sont desmélanges catégoriels liés à des lieux d’exercice du travail (telle

23. Voir I. JOSEPH, J.-F. LAE, D. BONNIEL, Y. BUCAS-FRANÇAIS, « Généalogie etitinéraire de l’inaptitude », op. cit.

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ligne, tel dépôt ou tel terminus). La qualité des relations avec lescollègues et la hiérarchie de proximité construit des isolatssociaux avec leurs habitudes et dérogations, justifiées d’une partpar le sentiment de vivre dans un univers social stigmatisé, « uneculture de la détresse », pour reprendre l’expression d’YvesBucas-Français 24 et, d’autre part, par une attention très forteportée à l’ambiance de travail. Dans un univers social où peu dechoses peuvent évoluer à court terme, la qualité de la vie quoti-dienne prend une importance primordiale : elle permet de sup-porter le destin collectif de la communauté.

La stratégie de modernisation à la hussarde et qui a servi dedéclencheur, engagée par Christian Blanc, a fait place à desréformes conduites de manière plus paisible. Si l’entreprise estbien confrontée à un marché concurrentiel pour les dessertes enÎle-de-France, particulièrement pour le réseau routier, elle dis-pose d’un monopole pour le réseau ferré. Aux yeux du personnel,une modernisation à marche forcée ne s’impose donc pas. Leclient, cette figure ambiguë parfois porteuse d’insécurité, n’estpas un allié véritable pour l’entreprise : la direction ne peut pasmobiliser le personnel autour du service à la clientèle. En d’autrestermes, les ressources de changement par l’appel à la contin-gence externe sont ici plus faibles que dans d’autres entreprisespubliques comme France Télécom.

Le problème de la RATP est plus de participer à l’améliorationde l’intégration urbaine et de diminuer la violence sociale.L’entreprise doit se mobiliser davantage sur ses missions, effec-tuer un travail sur elle-même au nom du milieu urbain et de lasociété française. Dans ce cadre, le système de relations profes-sionnelles est un enjeu majeur. La stratégie de contournement dela CGT a été abandonnée. La direction a renoncé à encourager ladivision syndicale, ce qui lui permettait d’obtenir des gainsmomentanés, mais posait, à long terme, des problèmes majeurs degouvernabilité de l’entreprise et de conduite du changement. Ellevient de compléter la réforme de 1996 en mettant en place un sys-tème de négociation reposant sur le principe de l’accord majori-taire. Il faut désormais que les syndicats signataires d’un accordreprésentent 35 % du personnel pour qu’il soit valide.

24. Y. BUCAS-FRANÇAIS, « Une culture de la détresse, éléments de généalogie »,document interne RATP, 17 p.

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Conclusion : une modernisation à petits pas ?

Aujourd’hui, l’heure est à la mobilisation des ressources col-lectives internes. La direction a engagé depuis cinq ans un dia-logue de fond avec toutes les organisations syndicales pour faireévoluer le système de relations professionnelles. Mais le cheminsera long pour passer d’une culture de l’affrontement à uneculture de la négociation. Et il implique d’améliorer les carrièresdes agents et leurs conditions de travail, ce qui suppose quel’entreprise soit plus performante.

La RATP reste confrontée à des forces de rappel qui la ren-voient au modèle antérieur. La décentralisation ou la négociationpeuvent n’être qu’un acquis de façade. Le retour à la centralisa-tion et au repli est toujours séduisant pour les syndicats, car ildiminue l’épreuve de la représentativité. Une gestion par le ren-forcement des règles, jugée la plus protectrice par les agents, peuttenter aussi une partie du management.

Le chantier de la modernisation engagé en 1989 est à mi-chemin.Il a donné la possibilité d’évoluer à certains agents, que LaurenceServel a joliment nommés les « braconniers du changement 25 ».

L’entreprise s’est mise en mouvement. Mais sa mutation, quiavait été pensée comme une rupture, se révèle un processus itératifet de long terme. Ce type de changement, qui suppose une grandecontinuité des objectifs, ne permet pas de transformer fondamenta-lement les régulations internes. Il reste, en outre, beaucoup à fairepour développer une culture gestionnaire à la RATP. Un premierpas en ce sens a été fait dans le contrat de plan 2001-2003. Y figure,en effet, un accord passé avec le Syndicat des transports d’Île-de-France, qui rend la RATP responsable des dépenses, des ventes etdes recettes annexes et qui crée un système d’intéressement. Parailleurs, l’entreprise affirme son ambition de devenir un des opéra-teurs mondiaux pour la gestion des systèmes multimodaux desgrandes agglomérations. La réalisation de cet objectif, inséparabled’un benchmarking avec d’autres opérateurs, peut constituer unlevier de modernisation. La diffusion d’une « culture du résultat »procède du même objectif. Dans les prochaines années, la moder-nisation de la RATP se jouera beaucoup sur la capacité de la direc-tion à transformer les modes de gestion de l’entreprise.

25. L. SERVEL, « Temps du changement et changements de temporalités », inD. GERRITSEN, D. MARTIN (sous la dir. de), Effets et méfaits de la modernisation dansla crise, Desclée de Brouwer, Paris, 1998.

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France Télécom : d’une régulation administréeà une régulation de marché

par Patricia Mainguenaud

L’essor du secteur des télécommunications en Europe a engagéles anciens opérateurs de téléphonie fixe dans des processus detransformation accélérés. En France, sous le premier ministère deGérard Longuet (1986-1988), l’idée de privatisation s’imposeprogressivement pour faire face à la libéralisation des marchéstant internationaux qu’européens. Une libéralisation inscrite,selon le rapport Stoffaës 1, dans l’esprit et la lettre du traité deRome de 1957, dont « l’article 90 établissait clairement que laconcurrence dans des services comme ceux des réseaux est larègle et que les distorsions de concurrence ne sauraient être quel’exception dûment motivée ». Un Livre vert, rendu public le30 juin 1987, assigne à la politique européenne des télécommuni-cations l’objectif « de créer les conditions d’un marché offrantaux utilisateurs européens une plus grande variété de services detélécommunication, d’une meilleure qualité et à un prix réduit ».En 1989, alors que Paul Quilès était ministre de l’Industrie, lamission Prévost lance un débat public sur le statut des Postes etTélécommunications (P & T). Il aboutit au vote de la loi du2 juillet 1990 qui crée deux établissements autonomes de droitpublic (EADP), France Télécom et La Poste, à compter du 1er jan-vier 1991. Cette réforme institutionnelle donne naissance augroupe France Télécom composé de l’exploitant public, de la hol-ding et de différentes filiales. En juin 1990, une directive euro-péenne dite ONP (open network provision) définit les conditionsd’ouverture des réseaux publics de télécommunication et affirme

1. Rapport de la commission présidée par C. STOFFAËS, Services publics, questiond’avenir, op. cit.

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le principe de liberté d’accès. La libéralisation du secteurs’amplifie. Sous le second ministère de Gérard Longuet(1993-1994), le Conseil européen décide, dans une résolution dejuillet 1993, que la téléphonie vocale sera libéralisée à partir du1er janvier 1998. Les infrastructures alternatives (au réseau deFrance Télécom) ainsi que les réseaux de télévision câblés sontlibéralisés le 1er janvier 1996. L’ouverture du marché s’accom-pagne d’une transformation du statut de l’entreprise en sociétéanonyme le 1er janvier 1997. Une première tranche de 25 % ducapital est mise en Bourse en octobre 1997, une seconde en 1998.En 1999, sur la place de Paris, un actionnaire sur deux possédaitdes actions France Télécom. Et les salariés de l’entreprise, action-naires à 75 %, détenaient 3,4 % du capital. Le 1er janvier 1998, lemarché est totalement libéralisé. En 2000, plus de 80 opérateursont obtenu des licences d’opérateurs ou de fournisseurs de ser-vices téléphoniques.

L’entreprise publique, qui était encore une administration il ya une dizaine d’années 2, est le premier opérateur de télécommu-nication en France, le deuxième opérateur mobile et fournisseurd’accès à Internet en Europe. Elle est active dans 75 pays et elle aplus de 71 millions d’abonnés dans le monde en 2001. Cettemutation s’est faite avec un personnel composé à 89 % de fonc-tionnaires. Pour s’adapter au marché et à une succession de rup-tures technologiques, l’entreprise, qui conserve des missions deservice public, a lancé une stratégie de croissance à l’internationalet s’est tournée vers le client. Elle a modifié en profondeur sa poli-tique de ressources humaines et redéfini son système de relationsprofessionnelles en cherchant à rapprocher la gestion de son per-sonnel public de ses salariés de droit privé.

De l’entreprise publique au groupe concurrentiel

Pour se transformer en entreprise, France Télécom commencepar modifier son organisation 3. Elle substitue au point de mire du

2. C. BERTHO, Télégraphes et téléphones. De Valmy au microprocesseur, Le Livrede poche, Librairie générale française, Paris, 1981. C. Giraud, Bureaucratie et chan-gement. Le cas de l’administration des télécommunications, du 22 à Asnières à latélématique, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », Paris, 1987.

3. E. COHEN, France Télécom, les trois modernisations, Le service public la voiemoderne, Colloque de Cerisy, L’Harmattan, 1995.

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réseau technique 4, celui du client et ce, jusqu’au niveau local. Samétamorphose en un groupe concurrentiel s’est faite en deuxétapes : en 1996 puis en 2000. Les réformes organisationnellesont entraîné des ajustements difficiles à vivre pour le personnel.

Au niveau national, deux branches sont créées autour des seg-ments de clientèle « entreprises » et « service fixes grand public »(résidentiels et professionnels). La branche entreprises doit créerde nouveaux services et usages et favoriser l’émergence de nou-veaux usages associés aux services existants. La branche grandpublic a pour objectif d’accroître l’usage des télécommunicationsen France, ce qui impliquait, dans la seconde moitié des annéesquatre-vingt-dix, une tarification moins complexe et une coordi-nation de l’action commerciale. Trois autres branches 5 leur pro-posent des ressources et des services : la branche réseaux ; labranche ressources, chargée d’optimiser la gestion de l’entre-prise, et la branche développement, qui doit repérer les opportu-nités de croissance nationale et internationale, prévoir la tarifica-tion téléphonique ou encore effectuer le suivi du programme desautoroutes de l’information.

Créée plus tard, la branche Internet grand public a été trans-formée en filiale : Wanadoo développe les services d’accès àInternet, des solutions pour le e-commerce et des réseauxd’Internet. En janvier 2000, Wanadoo SA avait plus de 1,5 mil-lion d’abonnés. En février 2001, France Télécom rachète Orangeà Vodaphone et en fait une nouvelle filiale, Orange SA, sur le sec-teur des mobiles aux perspectives de croissance prometteuses.

Faire face au coût des technologies

Avec la libéralisation des télécommunications apparaissent desopérateurs concurrents. En raison de la numérisation du réseaufrançais, ces nouveaux entrants ne peuvent se limiter au seultransport d’informations : ils doivent offrir des services pourgagner des parts de marché. D’où le rôle central des évolutions

4. Entretien avec J. Champeaux, directeur exécutif de la branche « Entreprises »,Fréquences Télécom, nº 98, mars 1996 et entretien avec J.-F. Pontal, directeur exé-cutif de la branche « grand public », Fréquences Télécom, nº 101, juin 1996.

5. Entretien avec J.-Y. Gouiffès, directeur exécutif de la branche « réseaux », Fré-quences Télécom, nº 100, mai 1996 ; entretien avec P. Dauvillaire, directeur exécutifde la branche « ressources », Fréquences Télécom, nº 105, novembre 1996 et entre-tien avec J.-J. Damlamian, directeur exécutif de la branche « développement », Fré-quences Télécom, nº 103, septembre 1996.

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technologiques dans la compétition mondiale. Le Web n’a pascessé de se développer depuis sa généralisation en 1992. Sonaccès élargi aux entreprises et aux particuliers tient en grandepartie à la convivialité de l’interface proposée. Potentiellement, lademande peut « s’envoler » sur la base de services électroniquesd’information ou de vente à distance.

Une mission résiduelle de service public

Au sein de l’Union européenne, le service universel est fondésur les principes d’universalité, d’égalité et de continuité qui,dans le domaine des télécommunications, doivent permettre« l’accès à un ensemble minimal de services définis d’une qualitédonnée, ainsi que la fourniture de ces services à tous les utilisa-teurs, indépendamment de leur localisation géographique et, à lalumière des conditions spécifiques nationales, à un prix abor-dable ». Cet ensemble de services a été défini par la loi de régle-mentation des télécommunications (articles L. 35-1 à L. 35-4). Leservice universel est fourni dans des conditions tarifaires et tech-niques qui prennent en compte les difficultés d’accès au servicetéléphonique de certaines catégories de personnes, en raisonnotamment de leur handicap ou de leur niveau de revenu. FranceTélécom est chargé du service universel, mais son coût doit êtrepartagé entre les opérateurs de réseaux et les fournisseurs de ser-vices téléphoniques, au prorata de leur part de trafic.

En France, la définition du service public des télécommunica-tions est plus large que le service minimum européen précédem-ment décrit. Elle intègre des missions d’intérêt général du fait desobligations inhérentes à la relation entre l’exploitant et l’État. Lemaintien d’obligations de service public, devenues « rési-duelles » au regard de la part prise par l’activité commerciale del’entreprise, constitue un élément essentiel de justification de lamise à disposition d’agents de la fonction publique auprès del’ancien opérateur national.

Quelles dynamiques pour les ressources humaines ?

Une nouvelle politique des ressources humaines a été mise enplace. Elle vise à transformer le contrat qui liait les fonctionnairesà l’administration des télécommunications. L’ancien pacte socialétait fondé sur un système de concours, sur la sécurité de l’emploi,

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sur une progression régulière de la rémunération et sur la possibi-lité de revenir dans sa région d’origine. La direction cherche à leremplacer par un autre contrat, qui repose sur la performance desindividus et sur des rémunérations individualisées. Soucieused’adapter l’entreprise à son environnement, elle s’efforce de rap-procher les modes de gestion du personnel soumis au droit de lafonction publique de ceux du personnel de droit privé. Mais, pource faire, elle a dû effectuer quelques « bricolages » juridiques àl’avenir incertain.

Dans la nouvelle politique des ressources humaines, deuxquestions étaient centrales 6 : Peut-on maintenir un corps de fonc-tionnaires en position d’activité au sein d’une société anonyme ?Quel pouvoir donner au président de l’entreprise ? Le Conseild’État a répondu positivement à la première question, en jugeantque ces fonctionnaires appartenaient bien à la fonction publiqued’État et non à une nouvelle catégorie de la fonction publique.Mais l’institution du Palais-Royal a assorti sa réponse d’impor-tantes conditions : « La loi doit précisément définir les missionsde service public dévolues à France Télécom ; le capital del’entreprise doit être majoritairement détenu de manière directeou indirecte par l’État ; la loi doit fixer “les règles essentiellesd’un cahier des charges imposant à la société anonyme le respectd’obligations garantissant la bonne exécution du service public” ;la continuité du service public doit être garantie par lelégislateur 7. »

La seconde question portait sur le pouvoir du président deFrance Télécom sur ce corps. Le Conseil d’État a considéré que leprésident de la société pouvait détenir un pouvoir hiérarchique surles fonctionnaires de l’État au sens de l’article 4 de l’ordonnancede 1958. Autant de changements qui ont bouleversé la gestion desressources humaines.

La gestion des emplois : du grade à la fonction

Pour s’adapter à l’évolution des métiers, qui résulte des muta-tions technologiques, des besoins nouveaux des clients et descontraintes commerciales des marchés, France Télécom adopte

6. Sur l’imbrication des logiques entre droit de la fonction publique et droit du tra-vail : L. MAGNIENVILLE, « France Télécom, l’intérêt général et les métiers des télé-communications », in Servir l’intérêt général, PUF, Paris, 2000.

7. DE MAGNIENVILLE, op. cit., p. 209.

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en 1993 un nouvel outil de classification évolutif. La direction selance dans la gestion prévisionnelle des emplois avec l’objectif demieux prendre en compte les responsabilités des salariés. Troiscents fonctions sont identifiées dans l’entreprise et positionnéessur une grille en 15 niveaux regroupés en 4 classes 8. Cette listeest élaborée à partir de 80 fonctions-repères décrites puis éva-luées à partir de huit critères mesurant le degré de contribution aufonctionnement de l’entreprise (autonomie, dimension relation-nelle, pénibilité, niveau d’encadrement, étendue des responsabi-lités, impact, compétence/expérience, complexité des pro-blèmes). La « reclassification » consiste à rapprocher chaqueposte d’un niveau de fonction, avant de rattacher chaque agent àsa fonction et de lui attribuer un grade de reclassement. L’indicede rémunération est défini avec le grade de reclassification etl’ancienneté, qui détermine l’échelon. Les fonctionnaires ont dûchoisir entre l’intégration dans le nouveau grade dit de « classifi-cation » et le maintien dans le grade de reclassement indiciaire dela grille fonction publique. La reclassification a réduit de 45 à 6le nombre de corps (agents professionnels, agents professionnelsqualifiés, collaborateurs et agents de maîtrise, cadres d’exploita-tion, cadres et cadres supérieurs), et de 111 à 10 le nombre degrades. L’entreprise a effectué un travail considérable sur elle-même en déplaçant les référents traditionnels de la gestion del’emploi.

La gestion des carrières : changement et continuité

Les nouvelles règles de gestion sont issues de l’accord socialdu 9 juillet 1990 et du débat en comité technique paritaire des PTTdu 21 décembre 1990. Elles précisent les conditions de mise à dis-position auprès de France Télécom de fonctionnaires recrutésdans les corps de l’administration des PTT. Et procèdent d’unelogique de changement dans la continuité, qu’il s’agisse du recru-tement externe, de la mobilité, de l’évaluation professionnelle oude la promotion interne. En dynamique, ces règles empruntent ausystème de l’emploi dans lequel l’agent est recruté pour occuperun poste précis, choisi en fonction de ses compétences et lié àl’entreprise par un contrat. Actuellement, une gestion des car-rières axée sur la fonction exercée à court terme et sur les

8. Classe IV : bac + 5 ; classe III : bac + 3 et bac + 2 ; classe II : bac ; classe I : BEP.

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compétences, se surajoute, sinon se substitue à une gestion axéesur les missions résiduelles de service public.

Un recrutement externe décentralisé

Traditionnellement, les fonctionnaires étaient recrutés lors deconcours nationaux qui leur permettaient d’accéder à un grade etd’occuper des emplois variés. Pour combler un poste vacant, desrègles statutaires fixaient des proportions à respecter entre recru-tement externe, mutation et concours interne. Or, « du fait desprocédures nationales, le recrutement d’agents pour les régionspeu recherchées provoquait le mouvement de jeunes vers cesrégions. En contrepartie, France Télécom assurait aux agents lapossibilité de retourner dans le lieu où ils souhaitaient aller. Ledroit à mutation garanti par le statut s’était concrétisé par la règlegénérale de la priorité à la mutation sur tout autre mode decomblement des postes. Cette règle avait suscité un mouvementanalogue de délocalisation des agents obtenant une promotioninterne puisque la priorité à la mutation empêchait toute promo-tion sur place 9 ».

Afin de rompre avec ce système, qui privilégiait la prise encompte de critères non professionnels et excluait toute possibilitéde promotion sur place, le recrutement externe a été décentraliséaux niveaux opérationnels. Il appartient désormais à la directionet aux organisations syndicales de négocier, au niveau desrégions, le taux de « promotion-mutation-recrutement », c’est-à-dire la part réservée à chacune de ces manières de pourvoir despostes. Théoriquement, France Télécom pouvait embaucher desagents publics par voie de concours externe jusqu’au 1er janvier2002. En pratique, elle a cessé de recruter des fonctionnairesdès 1997.

Et, depuis 1996, elle peut recruter des salariés sous contrat dedroit privé.

Une mobilité à la recherche d’intérêts congruents

Troisième axe de la nouvelle politique de ressourceshumaines : le développement d’une mobilité professionnelle quipermet de changer d’emploi en restant au même niveau de fonc-tion. Ce système se double parfois d’une mobilité géographiqueappelée « mutation », à laquelle, comme nous venons de le voir,

9. Extrait du CTP des PTT du 21 décembre 1990.

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l’usage conférait une priorité. L’ampleur des vœux de mutationnon satisfaits avant 1990 a fait de la politique de mobilité un enjeucentral des réformes. De nombreux fonctionnaires étaient scep-tiques sur la capacité de l’entreprise à résorber les demandes eninstance tout en privilégiant l’adéquation des compétences auxfonctions à pourvoir. Le CTP des PTT du 21 décembre 1990 a prisacte de ces difficultés. In fine, l’ampleur des redéploiements quenécessitait la transformation d’une entreprise technique en entre-prise commerciale, aura certainement contribué à la réussite de cepari. Entre 1996 et 2000, 40 000 personnes ont changé de poste etun cadre sur quatre a changé de métier.

De la notation à l’« entretien de progrès »

Pour reconnaître et développer le professionnalisme, la direc-tion a « misé » sur l’évaluation des compétences des salariés. Ceprincipe d’appréciation n’est pas nouveau mais, à l’époque dumonopole, sa mise en œuvre passait par une procédure de nota-tion annuelle codifiée par décret 10, qui se traduisait par une infla-tion de la notation. Dans un système où les responsables hiérar-chiques avaient peu de moyens de récompenser ou de sanctionnerles agents en termes de carrière – celle-ci dépendant largementdes concours et de l’ancienneté –, il était rationnel de survaloriserla note attribuée. Cela permettait de diminuer le face-à-face entrehiérarchie et subordonnés et rendait la vie au travail plus facilepour chacun. Dès 1990, un « entretien de progrès » mesure lamaîtrise du poste et la contribution aux résultats. Mais cet outild’évaluation heurte la vision traditionnelle du principe d’égalitéde traitement des agents publics, quand il n’est pas assorti derègles de contrôle suffisantes pour prévenir l’arbitraire. Dans cetesprit, le CTP des PTT du 21 décembre 1990 avait énoncé qu’il« doit être établi des règles générales claires et connues de tous,des procédures et des décisions équitables et motivées assortiesde possibilités de recours, des garanties d’accès à la formation etdes mesures particulières pour assurer l’absence de discrimina-tion entre les hommes et les femmes ». L’exigence d’un forma-lisme qui garantisse le principe d’égalité a été confirmée par le

10. Pour l’ensemble des fonctionnaires, la notation est régie par le décret nº 59-308du 14 février 1959, publié au Journal officiel du 20 février 1959, qui dispose en sonarticle 2 que « la note chiffrée […] est établie selon une cotation de 0 à 20 par le chefde service ayant pouvoir de notation après avis, le cas échéant, des supérieurs hiérar-chiques du fonctionnaire à noter ».

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décret du 2 avril 1996 relatif à la notation annuelle des agentspublics de France Télécom. En l’absence d’une instruction régle-mentaire précisant les éléments à prendre en compte dans l’appré-ciation du professionnalisme, les directions régionales ontapporté leurs propres réponses à cette question. Pour la Fédéra-tion SUD-PTT, il s’agit « d’une porte ouverte à l’individualisa-tion à outrance, à tous les dérapages 11 ». Toutefois, les commis-sions administratives paritaires qui ont connaissance des notes etappréciations servent de recours aux intéressés en cas dedésaccord.

Une promotion interne fondée sur l’équité

Ayant besoin de personnels mobilisés et motivés, l’entreprisea donné la priorité aux promotions internes sur critères profes-sionnels. Historiquement, le statut de la fonction publique distin-guait changement de grade et changement de corps. Pour le chan-gement de grade, corrélé à l’ancienneté et à la mobilitégéographique, l’agent était proposé « au choix » avant d’être for-mellement inscrit sur un tableau annuel d’avancement. Pour lechangement de corps permettant d’obtenir plusieurs avance-ments de grade, l’agent devait présenter des concours internes etacquérir un diplôme reconnu par l’Éducation nationale.

Les nouvelles règles de gestion ont substitué l’examen del’aptitude au changement de grade, et maintenu le principe duconcours interne pour le changement de corps. L’examen del’aptitude (EDA) permet de franchir un niveau de fonction entenant compte de l’expérience dans le poste, sous réserve d’uneancienneté minimale de trois ans et de l’appréciation portée parle responsable hiérarchique. Il favorise la mobilité profession-nelle dans un bassin d’emploi régional. Le concours internepermet de franchir plusieurs niveaux de fonction et atteste que leslauréats ont le même niveau que les salariés recrutés sur titre.L’accord social du 9 janvier 1997 a apporté de nouveaux change-ments. Il a créé la promotion « reconnaissance des compé-tences » qui donne accès à un niveau de fonction supérieur, àpartir d’une présélection sur dossier, suivie d’un entretien avec unjury ; et la promotion « aptitude et potentiel » qui permet, de lamême manière, de changer de classe et le plus souvent de corpsd’appartenance professionnelle. Cet accord va au-delà des

11. Les Nouvelles du Sud, journal aux adhérents, nº 81, avril 1998.

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aménagements négociés en 1990 : il rompt avec le système de lacarrière en vigueur dans la fonction publique française. Le8 février 1999, le Conseil d’État a annulé pour excès de pouvoirla décision prise deux ans plus tôt par le directeur des ressourceshumaines de France Télécom de rendre ces nouvelles règlesopposables aux fonctionnaires 12.

La gestion des rémunérations : une individualisation croissante

La politique de rémunération, encadrée par un principe de ges-tion associant l’économique et le social, a été un des leviers d’unecertaine acceptation du changement : « […] Les gains de produc-tivité doivent être répartis d’une manière équitable entre larecherche d’une situation financière répondant aux perspectivesde développement des activités ; l’évolution des tarifs ; l’amélio-ration de la qualité et l’offre de nouvelles gammes de services ;l’amélioration des rémunérations, dont l’intéressement, et lesconditions de travail du personnel 13. » Globalement, la directionpoursuit un double objectif : susciter une émulation en valorisantla performance individuelle, créer une passerelle entre marchéinterne et marché externe de l’emploi en fournissant des élémentsde comparaison salariale.

Le salaire

À la classification des emplois correspond une grille de rému-nération. Celle-ci peut être corrélée à la grille indiciaire de lafonction publique, où les emplois sont positionnés les uns par rap-port aux autres à partir d’indices déterminant le salaire. En 1946,cette grille indiciaire était venue remplacer les échelles de traite-ment spécifiques à chaque corps de l’administration. Sa structureavait été conçue sur un principe d’égalité de traitement entre tousceux qui avaient les mêmes grades et échelons. Depuis cette date,les fonctionnaires ont droit à une rémunération comprenant le

12. Décision du Conseil d’État, « Association syndicale des cadres supérieurs etingénieurs aux télécommunications (ASCIT) et Fédération syndicale Sud des PTTc/France Télécom » en date du 8 février 1999. Il a été jugé qu’en substituant aux pres-criptions des statuts particuliers une présélection fondée sur un dossier individuelconstitué des appréciations et notations des trois dernières années, les critères cher-chant à instaurer dans la fonction publique l’égalité des chances d’accès auxconcours et examens de promotion professionnelle n’avaient pas été respectés.

13. Article 27 du décret nº 90-1213 du 29 décembre 1990 relatif au cahier descharges de France Télécom.

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traitement, l’indemnité de résidence (liée au différentiel géogra-phique du coût de la vie) et les indemnités instituées par un textelégislatif ou réglementaire. Si l’administration des PTT respec-tait le principe d’égalité pour le traitement de ses agents, diversesindemnités avaient réintroduit la différenciation des revenus quiexistait antérieurement. La création progressive d’indemnitéslocales – le « coutumier » – a suscité des disparités parfois signifi-catives et opaques.

Entre 1993 et 1994, une commission mixte de concertation etde négociation nationale énonce les différents éléments consti-tutifs du revenu 14 en distinguant : le traitement qui, pour les fonc-tionnaires, correspond à l’indice détenu dans le grade de classifi-cation et le complément France Télécom, prime mensuelledéfinie individuellement qui intègre les indemnités permanentesliées à la fonction, à l’affectation ou au grade, ainsi qu’une partiedu coutumier ; les avantages non monétaires attribués en naturetels que voiture, logement, unités téléphoniques, et les avantagesmonétaires liés à la qualité d’agent public ; les rétributions spéci-fiques liées à des événements tels que le surcroît de travail (heuressupplémentaires) ; et le bonus variable pour les cadres dont lemontant est fixé chaque année en fonction des objectifs atteints.À la fin de 1995, une nouvelle structure de rémunération estadoptée 15. Elle individualise les revenus des personnels en fonc-tion de leurs performances dans l’emploi occupé. La rémunéra-tion globale comprend, pour les fonctionnaires, le traitement indi-ciaire brut, le complément France Télécom, les avantagesmonétaires ou non monétaires ainsi qu’un bonus variable pour lescadres ; et pour les salariés relevant de la convention collectivecommune à La Poste et France Télécom, le salaire de base corres-pond au traitement indiciaire brut et au complément FranceTélécom. À l’instar des entreprises privées, la part fixe du salaireest révisée dans le cadre d’une négociation annuelle au lieu d’êtreliée au point de la fonction publique. À celle-ci est ajoutée, pourles cadres contractuels, une prime variable qui équivaut au bonusvariable des cadres fonctionnaires. Une dernière partie intituléeautres ressources comprend les primes et indemnités liées à dessituations spécifiques.

14. Fréquences Télécom, nº 68, juin 1993.15. Fréquences Télécom, nº 95, décembre 1995.

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L’intéressement, la participation et l’actionnariat

Trois composantes périphériques au salaire, tout à fait étran-gères au statut de la fonction publique, contribuent à la transfor-mation de France Télécom en entreprise concurrentielle. D’unepart, la loi du 2 juillet 1990 a rendu l’intéressement applicable àl’ensemble des personnels. Il est versé à tous les salariés, sousréserve d’une ancienneté minimale de trois mois, immédiatementperceptible ou placé sur l’un des fonds communs de placement(FCP) du plan d’épargne de l’entreprise. L’entreprise entend ainsimotiver ses salariés et renforcer l’idée de communauté d’apparte-nance, les organisations syndicales négociant avec la direction lescritères sur lesquels l’intéressement est calculé.

La transformation de France Télécom en société anonyme asoumis de plein droit le groupe à la mise en place de la participa-tion aux bénéfices 16 et l’accord signé le 19 novembre 1997 17

permet aux salariés ayant au moins trois mois d’ancienneté de separtager une réserve spéciale de participation 18. Son montant estcalculé en tenant compte de la rémunération brute annuelle(80 %) et du temps de présence (20 %). Les sommes attribuéessont obligatoirement versées sur l’un des trois FCP constituant leplan d’épargne du groupe 19 et restent bloquées pendant cinq ans.

Enfin, l’actionnariat vise à favoriser une épargne individuelledans des conditions fiscales et financières favorables aux salariés.L’État a cédé en octobre 1997 une première fraction de 25 % ducapital de France Télécom. En novembre 1998, il a vendu 5 % deplus, procédé à une augmentation de 5 % et à un échanged’actions à hauteur de 2 % avec Deutsche Telekom. Selon le

16. Loi nº 96-660 du 26 juillet 1996, Fréquences Télécom, nº 130, mai 1999 :environ 508 millions de francs ont été versés aux salariés en 1998, ce qui représente1,8 % de la masse salariale.

17. Outre France Télécom SA, les sociétés françaises de France Télécom dont lecapital est détenu à plus de 50 % par la maison mère et dont le groupe assure la ges-tion sont signataires de l’accord.

18. « France Télécom, Bilan social 1997 », Fréquences Télécom, nº 119, avril1998 ; Fréquences Télécom, nº 129, avril 1999 : environ 990 millions de francs ontété redistribués aux salariés au titre de l’exercice 1997 et 940 millions de francs pourcelui de 1998.

19. France Télécom a créé un plan d’épargne entreprise (PEE) le 15 avril 1993 afinde permettre aux salariés de constituer un portefeuille de valeurs mobilières qui estalimenté par les versements facultatifs de tout ou partie de l’intéressement, et volon-taires des salariés épargnants. L’ouverture du capital de France Télécom en Bourse aété l’occasion de lui substituer un plan d’épargne de groupe (PEG), destiné àl’ensemble des personnels de France Télécom, Cogecom et TDF qui peuvent, depuis1997, y affecter le montant annuel de la participation.

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président de la Fédération des associations d’actionnairessalariés, « le taux de désengagement, une fois terminé le délailégal de gel des actions (généralement cinq ans) est d’environ80 % ». Les salariés semblent considérer l’actionnariat comme unmoyen de rémunération complémentaire. Il n’est pas extraordi-naire, dans ces conditions, qu’il y ait eu dans l’entreprise un fortpourcentage de salariés mobilisés contre la privatisation (75 % en1993, 65 % en 1995) et une proportion élevée de salariés action-naires (70 % en 1997, 60 % en 1998). Reste, aujourd’hui, à savoircomment le personnel réagit au yo-yo de la Bourse…

Toutes ces réformes ont permis un déplacement de la nature del’échange social entre les salariés et la direction, et l’acceptationdes règles du marché sans rupture radicale. La cohabitation desstatuts d’emploi perdure. Hier, elle réunissait agents publics titu-laires ou stagiaires, agents contractuels, et agents auxiliaires nonpermanents. Aujourd’hui, elle rapproche fonctionnaires etcontractuels sous contrat à durée indéterminée (agents de droitpublic et salariés sous convention collective) et indéterminée.

Par leur variété et leur intensité, ces réformes participent d’unestratégie de rupture par rapport à l’ancien modèle du servicepublic. Les changements ont d’ailleurs donné lieu à de nombreuxrecours, résistances et conflits. Les deux plus fortes zones derésistance ont concerné la reclassification et le coutumier. Nor-bert Alter montre la difficulté d’un exercice de clarification :« Comment prendre par exemple en considération l’utilisationd’un véhicule pour rentrer au domicile, après l’avoir utilisé pourles besoins du service. Le dispositif bute également sur la conver-sion des rétributions officieuses en rétributions réglementaires. Ilest par exemple extrêmement difficile de convertir des frais demission ou des heures supplémentaires fictifs en revenus transpa-rents, parce que les uns et les autres obéissent à des pratiquesvariant selon les établissements ou les métiers, et parce que lemontant de ces rétributions n’obéit pas aux mêmes règles d’impo-sition fiscale qu’une rémunération classique 20. »

Tous ces changements ont été servis par une forte progressiondes résultats (6 % en 1997 ; 9 % en 1998), qui a rendu possible uneredistribution équitable des fruits de la croissance entre salariés,entreprise et clients. Une des questions posées à France Télécomest de savoir si le groupe pourra soutenir cet effort dans la périodeà venir.

20. N. ALTER, L’innovation ordinaire, PUF, Paris, 2000, p. 105.

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Quelles formes de dialogue social pour faire face au marché ?

Au temps du monopole, la régulation des tensions internes pré-sentait une certaine stabilité. Le conflit était toujours « surgis-sant », comme dans toute la fonction publique, et il était marquépar la confrontation des principes de continuité du service publicet de licéité du droit de grève 21. À partir du moment où FranceTélécom agit sur un marché concurrentiel, la grève comporte unrisque : celui de voir les clients acheter leurs services ailleurs.L’entreprise s’est donc employée à prévenir d’éventuels conflitsen renforçant la négociation collective « à froid ». Pour ce faire,le législateur a introduit en 1990 une obligation de négocier dontl’objet est très large : l’emploi, la formation, l’organisation et lesconditions de travail. C’était une première rupture par rapport à latradition.

Un modèle historique : fonction déclamatoire centraliséeet gestion localisée des conflits

Avant les réformes des années quatre-vingt-dix, le système derelations professionnelles se caractérisait par un dialogue de typedéclaratif centralisé et par une régulation informelle et masquéeau niveau local.

Deux types de structures innervaient alors le dialogue social :les institutions paritaires de droit public créées dans les annéescinquante et les CHSCT créés en 1970. Le statut général des fonc-tionnaires de 1946 crée les CAP « pour toutes questions concer-nant le personnel », et les comités techniques paritaires (CTP)pour « les problèmes intéressant l’organisation ou le fonctionne-ment de l’administration ou du service ». Lors des modificationssuccessives du statut des fonctionnaires en 1959 et en1983-1984 22, ces institutions sont maintenues, avec la possibilitéde créer des CAP et CTP dits « locaux ». Les CAP ont, dès l’ori-gine, été instituées aux différents niveaux de l’organisation admi-nistrative des PTT (national, régional, départemental), tandis queles CTP locaux ont été mis en place à la suite des accords du 4 juin1968 et ce jusqu’en 1993. Les institutions paritaires en vigueur

21. P. CHARPIN, J.-B. DEBOST, P. GONIN, C. NEVEU, Histoire des relations socialesaux PTT depuis 1945, Qipo, rapport d’étude interne à France Télécom, 1992.

22. Ordonnance nº 59-244 du 4 février 1959 et décret nº 59-306 du 14 février1959 ; loi nº 83-634 du 13 juillet 1983 et loi nº 84-16 du 11 janvier 1984.

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comprennent la CAP et le CTP centraux, les CAP régionales pourles agents fonctionnaires, et les commissions consultatives pari-taires des contractuels (CCPC) nationale et régionales. Ces ins-tances disposent en propre d’un droit de saisine pour avis et/ouinformation sur tout sujet en rapport avec les règles du contrat detravail et avec l’activité productive. Les CAP sont garantes de labonne application des règles de gestion du contrat de travail vis-à-vis de chaque agent : recrutement, disponibilité, réintégration,démission, promotion, appréciation, discipline, mouvements depersonnel, détachement. Pour leur part, les CTP territoriauxétaient obligatoirement saisis des projets de texte relatifs à l’orga-nisation générale des services. Ils intervenaient préalablement àla décision de l’autorité compétente, à titre consultatif, pourl’organisation du travail et les problèmes d’hygiène et sécurité. Etdevaient garantir le respect des engagements statutaires pris parl’État-patron vis-à-vis de ses personnels, à charge pour ceux-cid’assumer les obligations inhérentes au service public. Symboli-quement, la présence à parité des représentants de la direction etdes représentants syndicaux définit un équilibre de droits etd’obligations réciproques entre les parties. Lorsqu’au début desannées 1990 le volet social de la réforme a introduit des principesindividuels de GRH, qui ont supplanté l’ancienne gestion uni-forme et collective des personnels, la CAP est devenue pour lesagents un espace de justiciabilité quant à l’application des nou-velles règles de gestion, un lieu où se définissent des limites et oùles positions de chacun sont « actées » dans un compte rendu. LesCAP ont été dévitalisées peu à peu par une participation symbo-lique des représentants de la direction. Simultanément, les CTPorganisaient un espace public au sein duquel les syndicats pre-naient position à l’égard des projets de mutation organisationnelleet sociale des directions.

À compter de 1982, l’implantation de comités d’hygiène et desécurité (CHS) est autorisée si les CTP régionaux et départemen-taux en font la demande ou en fonction de l’importance deseffectifs et de la nature des risques professionnels. En 1993,France Télécom met systématiquement en place des CHS (CT) auniveau des directions régionales pour couvrir ses établissements.Les différences réglementaires entre entreprises publiques etprivées s’estompent progressivement dans ce domaine avec latransposition des directives européennes en droit français. À cejour, les instances de droit commun qui se réunissent sont leCNHS (CT) au niveau national et les CHS (CT) aux niveaux

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régional (directions régionales) et local (unités). En canalisantl’expression directe des personnels les CHS (CT) locaux « désac-tivent » d’une certaine façon le système de représentation. Lesdirections ont été tentées de prendre appui sur cette institutionpour élargir le débat à l’organisation du travail, mais elles se sontheurtées aux réticences des partenaires sociaux, inégalementreprésentés dans les unités.

Dans un tel système, la résolution des tensions internes inhé-rentes aux rapports de travail bute sur la distance entre les espacesparitaires et les espaces de travail comme sur l’inégalité desparties liée à la double qualité d’employeur et de puissancepublique de l’État. Comment construire la régulation des conflits,comment faire entendre la voix des travailleurs ? Au sein de ladirection générale des télécommunications et dans un premiertemps, la presse associative interne servira d’exutoire aux désac-cords existants. Ainsi, dès 1865, « les agents du télégraphes’étaient regroupés autour d’un journal, le Journal des télé-graphes dont les articles, souvent anonymes, faisaient connaîtreles sujets de mécontentement des agents 23 ». La légitimité decette modalité d’action sera d’ailleurs confirmée par l’arrêtWinkell du Conseil d’État, en date du 7 août 1909 24. Puis, lorsquele droit de grève figurera au préambule de la Constitution de1946, le conflit ouvert s’imposera progressivement, comme unexutoire permettant de répondre aux revendications des fonction-naires : « Jusqu’en 1968, il n’y avait pas de section syndicaled’entreprise au niveau local, pas de dialogue ; l’historique denotre maison c’est une structure quasi militaire » (un chef d’éta-blissement). Pour autant, la pratique sociale avait développé lanégociation collective « à chaud » comme mode de solution desgrèves, bien avant de faire l’objet d’une législation 25.

23. C. BERTHO, Télégraphes et téléphones. De Valmy au microprocesseur, op. cit.24. Par son acceptation de l’emploi qui lui a été confié, le fonctionnaire s’est

soumis à toutes les obligations dérivant des nécessités mêmes des services publics eta renoncé à toutes les facultés incompatibles avec une continuité essentielle à la vienationale.

25. D’après Yves CHALARON, « La validité du procédé semble avoir été reconnuepar la jurisprudence, suite au vote de la loi du 24 mars 1884 légitimant le syndica-lisme », in « Conventions et accords collectifs », Juris-classeur, fascicule 19-10,1995. En outre, la loi du 31 juillet 1963 a instauré un encadrement minimal desconflits en imposant aux organisations syndicales le dépôt d’un préavis de grève et enautorisant l’administration à réquisitionner des personnels afin de garantir le main-tien d’un service minimum.

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Ces deux éléments constitutifs d’une régulation informelle(inégalité des parties, obligation de continuité du service public)participaient à la détermination du niveau territorial de la régula-tion. Dans un univers bureaucratique centralisé, seuls les cadressupérieurs étaient investis d’un pouvoir de représentation institu-tionnelle de l’État-patron. Cette délégation restreinte permettaitde garantir la permanence de l’État-puissance publique indépen-damment des gouvernements en place, car la neutralité des fonc-tionnaires garantit la continuité des institutions. Le prolongementsui generis de ce raisonnement a conduit à appliquer le mêmeprincipe aux niveaux territoriaux intermédiaires, en attribuant auxreprésentants régionaux et départementaux mandatés par l’État lacapacité de négocier avec les organisations syndicales. La loi du31 juillet 1963 les a rendus destinataires des préavis de grève tou-chant les personnels sur lesquels ils ont autorité et la loi du19 octobre 1982 les a obligés à négocier pendant le préavis.Cependant, comme la négociation doit rechercher un pointd’équilibre entre un droit de grève inscrit dans la Constitutionmais non réglementé par le législateur et l’obligation de conti-nuité de service public, c’est au plus près du terrain que cet équi-libre peut être trouvé. Le niveau local était ainsi le niveau perti-nent de la gestion des conflits. Jusqu’à la remise à plat en 1993du régime des indemnités locales, les établissements disposaientd’une allocation de ressource spécifique – le « coutumier » – bienutile pour apaiser les tensions. « France Télécom était une entre-prise avec des moyens considérables et quand on avait un pro-blème avec du personnel on distribuait de l’argent, alors il n’y apas de problèmes sociaux avec ça » (un chef d’établissement). Lalogique de l’arrangement, d’un côté, une justification déclama-toire des principes au niveau central, de l’autre, représentaient unsystème coûteux, dans lequel le conflit possédait une utilité fonc-tionnelle d’ajustement.

Un système de concertation-négociation

Pour renforcer sa capacité d’adaptation et conduire le change-ment, France Télécom entame, avec les réformes de 1990 et de1996, un processus d’apprentissage institutionnel, encore ina-chevé, construit autour d’une concertation « négociée ». Le légis-lateur pousse au développement de la négociation collective

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« hors conflit 26 ». L’entreprise inaugure un système original deconcertation-négociation 27. La force institutionnelle de ceséchanges conduit à un engagement d’honneur liant moralementles parties sans créer d’obligations juridiques entre elles. « Laconcertation se distingue d’une part de la consultation, en cequ’elle comporte l’idée d’un engagement moral, et d’autre part dela négociation collective, en ce que la partie syndicale ne disposed’aucun pouvoir de décision en raison du caractère réglementairede la fonction publique 28. » Le principe de concertation construitun espace intermédiaire entre le fonctionnement déclaratif desstructures paritaires et l’informel des arrangements localisés anté-rieurs. La consultation et l’information des représentants du per-sonnel constituent un autre stade de concertation, assuré dans lesinstances paritaires de la fonction publique. Or c’est à ceniveau-là et au sein d’instances ad hoc, que la direction promeutau cours des années quatre-vingt-dix une concertation « négo-ciée ». Simultanément, le basculement progressif de l’entrepriseen secteur concurrentiel entraîne une reconfiguration desanciennes structures de concertation.

Les institutions conventionnelles des années quatre-vingt-dix

Le 8 juillet 1993, France Télécom signe avec trois organisa-tions syndicales (CFDT, CFTC, CFE-CGC) « un accord sur lesstructures de concertation et de négociation » qui instaure descommissions permanentes de concertation et de négociation(CPCN) nationale et régionales et crée en leur sein des commis-sions mixtes (CMCN), et des commissions locales de suivi (CLS)situées au niveau régional 29.

Les CPCNL sont dédiées à la consultation des partenairessociaux, sans droit de saisine particulier. Elles peuvent traiter à la

26. Le décret nº 90-1213 du 29 décembre 1990 relatif au cahier des charges deFrance Télécom et au code des postes et télécommunications, préconisant la négocia-tion collective « hors conflit » dans son article 27 a trouvé une base légale avec la loinº 96-660 du 26 juillet 1996 venant modifier l’article 31.1 de la loi nº 90-568 du2 juillet 1990.

27. Le système des décisions concertées est né historiquement de l’urgence poli-tique qu’il y avait à désamorcer certains conflits sociaux. Les pouvoirs publics ontpris l’initiative d’une telle concertation avec les organisations syndicales, après lagrève des mineurs en 1963 ou après les événements de mai 1968.

28. Y. SAINT-JOURS, « Réflexions sur la politique de concertation dans la fonctionpublique », Revue de droit social, avril 1995, p. 227-238.

29. Sur l’étude de ces structures P. MAINGUENAUD, « Structures de représentationdu personnel et dialogue social à France Télécom », GIP MI, 1996.

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fois de la gestion collective des personnels et de l’organisation dutravail qui ne dépend d’aucune instance territoriale depuis la dis-parition des CTP régionaux. Les commissions permanentes n’ontpeut-être qu’une validité temporaire compte tenu de la création decomités territoriaux et de commissions pour la négociation et laconcertation « qui seront les lieux privilégiés d’information et deconcertation sur les enjeux économiques et sociaux (en particu-lier l’emploi, la formation et l’organisation du travail) 30. » Lafinalité de ces instances est de construire des compromis de courtterme adaptés au nouvel environnement concurrentiel de l’entre-prise. Ainsi les CPCNL proposent un espace de débat ouvert à lavolonté des parties. L’objectif est de légitimer les décisions etorientations qui seront prises en région après avoir étéconfrontées aux points de vue des partenaires sociaux. D’origineconventionnelle, et contrairement aux institutions qui les ont pré-cédées, elles définissent un espace de jeu auquel les acteurssociaux sont libres d’accéder. Ces instances ont été utilisées diffé-remment suivant les situations régionales. Souvent « boudées »par les acteurs régionaux, le développement des CPCNL a étéentravé par l’indétermination du champ de compétences attribuéà chaque niveau de décision territorial.

Dans certains cas, la CPCNL a fait fonction d’instance substi-tutive au CTP, de droit public, ou au comité d’entreprise (CE), dedroit privé. En jouant un rôle d’information, elle a aussi limité lerisque d’un dialogue social à deux vitesses entre syndicats signa-taires et non signataires. Certaines régions avaient opté pour unerationalité défensive face à des syndicats majoritaires qui, absentsde la structure, déconstruisaient la légitimité des décisions prisesaprès débat avec les autres organisations. D’autres régionsavaient adopté une rationalité offensive en prenant leurs distancesavec une institution qui, de leur point de vue, recherchait préma-turément un soutien explicite auprès des partenaires sociaux. Cefaisant, soit la CPCNL n’était pas réunie, soit elle était à l’inverseutilisée comme un lieu d’information des syndicats.

De façon distincte, les commissions locales de suivi ont étédédiées dans un premier temps à la négociation d’accords col-lectifs régionaux et à l’application de ceux conclus au niveaunational. Ici encore, les acteurs régionaux se sont montrés réti-cents à se mobiliser, ce qui a contribué à restreindre l’objectif ini-tial de concertation « négociée ». Il y a à cela plusieurs raisons.

30. En Direct, nº 327, 22 septembre 1998.

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Les syndicats signataires de l’accord du 8 juillet 1993 (CFDT,FO, CGE-CFTC) estimaient que s’afficher garant de la traduc-tion concrète des négociations centrales ne présentait pas tou-jours un intérêt régional suffisant pour s’aligner sur la stratégie deleurs fédérations respectives quand, localement minoritaires, ilsne pouvaient garantir l’application des accords régionaux qu’ilssignaient. Les syndicats non signataires (CGT et SUD) rejetaientla création d’une IRP qui ne fonctionnait pas sur le principe d’unereprésentativité prouvée. À la suite de ces difficultés de mise enplace au niveau des unités, l’entreprise a revu sa copie en renfor-çant la pratique d’un dialogue décentralisé et en créant, en 1998,des lieux de négociation et de concertation locaux. Chaque unitéa réuni en moyenne deux commissions de concertation et denégociation afin de conduire les changements au plus près despréoccupations des salariés (essentiellement les réorganisationset l’évolution de la politique indemnitaire). Les directeursd’unité, qui étaient davantage jusque-là des responsables de ser-vices techniques que des managers, ont fait l’apprentissage desrelations professionnelles. L’entreprise a aussi fait le point avecles différents acteurs en réunissant « la table ronde de la commis-sion nationale de concertation et négociation (CNCN) du 16 juin1999. Cette volonté d’amplification du dialogue social s’est tra-duite par l’engagement de favoriser la visibilité sur les grandsenjeux et évolutions, de donner du sens aux projets envisagés,d’organiser des échanges sur leur finalité et d’ouvrir le dialoguesur les conséquences en matière de ressources humaines 31 ».Néanmoins, un arrêt du Conseil d’État a annulé les dispositionscréant ces commissions au motif que la représentation des syn-dicats était fondée sur les résultats des élections nationales et nonlocales, ce qui donnera probablement lieu à de nouveaux ajuste-ments pour permettre l’expression d’une représentativité locale.

Les ressorts de la négociation collective

La décennie quatre-vingt-dix a été riche en accords collectifsnégociés au niveau de la direction de l’entreprise. Au cours decette période, on peut distinguer trois types d’accords : desaccords « fondateurs » qui jettent les bases d’un nouveau rap-port d’échange entre direction et organisations syndicales signa-taires en favorisant leur accès à des dotations en ressources

31. Bilan social, France Télécom, 1999.

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institutionnelles ; des accords « tests » qui portent sur des thèmespériphériques au regard des règles de gestion collective du contratde travail. Ils permettent aux acteurs sociaux d’éprouver la vali-dité du compromis en gestation et d’acquérir un savoir-faire ennégociation ; des accords de « partenariat » qui portent sur desthèmes sensibles liés à la gestion du marché interne de l’emploi,et au travers desquels les syndicats signataires avalisent les poli-tiques de ressources humaines de la direction (emploi, carrière,rémunération, temps de travail).

Si les salariés sous contrat sont soumis aux règles de droitcommun du travail, et donc à celles issues de la négociation col-lective, les fonctionnaires relèvent, théoriquement, du statut de lafonction publique. Les dirigeants de France Télécom ont déve-loppé la concertation avec les partenaires sociaux, de telle sorteque les accords négociés soient suffisamment consensuels pourêtre entérinés par un acte réglementaire les rendant opposablesaux fonctionnaires. Cette stratégie présente un inconvénient : laphase de négociation d’un accord s’accompagne d’une conflic-tualité qui peut être intense.

De la régulation administrée à la régulation de marché ?

Le formalisme des débats dans les organes paritaires et la régu-lation localisée des conflits étaient adaptés à un certain typed’environnement et d’organisation : la sphère publique en appuisur un monopole et une bureaucratie d’État. L’ouverture aumarché et la constitution d’un groupe créent des rapports de co-opération conflictuelle entre « partenaires » du développementéconomique plus qu’elles ne régulent des rapports conflictuelsentre pouvoir de direction et contre-pouvoir syndical.

France Télécom peut s’appuyer sur les outils de gestion desressources humaines pour reconnaître la contribution de chacunaux objectifs. La suppression du coutumier traduit le changementde modèle qui était au cœur de la négociation informelle menéepar les chefs de centre. Politique de rémunération et politique denégociation ont œuvré à la remise en cause des ancienscompromis locaux 32. Une régulation régionale s’est substituée à

32. Selon Nathalie TRUYÉ, « Primes et indemnités liées au grade, avantages moné-taires et en nature, indemnité de résidence, primes exceptionnelles, indemnité desujétions, sans parler des frais de missions et heures supplémentaires plus ou moinsréels : les divers éléments qui composent l’ensemble des revenus d’un salarié deFrance Télécom sont tellement nombreux qu’ils ont aujourd’hui, pour beaucoup,perdu leur sens. Il faut bien le reconnaître, c’était jusqu’à présent le seul moyen de

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l’ancienne régulation locale informelle depuis que la légitimité dela concertation « négociée » autorise les directeurs régionaux àassumer ce rôle. Ce changement n’est pas allé de soi puisque lamajorité d’entre eux n’était pas engagée antérieurement par leschoix de l’État-patron. Le temps de la neutralité des cadres estdésormais révolu. Pour autant, le système dirigeant ne peutignorer la présence de cadres fonctionnaires qui, au niveau local,doivent construire des ajustements entre rationalités marchandeet non marchande et qui peuvent s’estimer porteurs de la logiquedu service public. De fait, l’encadrement local a été plutôt placéen situation d’intermédiation auprès des agents pendant la der-nière décennie et l’encadrement régional en situation de média-teur auprès des organisations syndicales. Mais cette configurationorganisationnelle est en train de changer. Pour mieux s’ajusteraux besoins de ses clients, l’entreprise doit augmenter les margesd’autonomie des directeurs d’unité, ce qui implique de décentra-liser les mécanismes de régulation sociale au niveau des unités.Elle a commencé à le faire en mettant en place des commissionsde concertation locale au niveau des unités et en formant sonencadrement à la conduite des relations sociales. Elle devrait ren-forcer cet effort dans la période à venir. Parallèlement, l’entre-prise a décentralisé la politique de gestion des ressourceshumaines avec la reconnaissance de bassins d’emploi territo-riaux. En prenant ses distances avec l’ancienne organisationadministrative et territoriale (région, département, commune),France Télécom a supprimé les directions départementales etfusionné les directions régionales trop « petites » pour êtreviables. Ces changements profonds des formes de régulationsociale et de la politique de ressources humaines se sont accom-pagnés d’une redéfinition des stratégies syndicales. Les choix dedirection ont été accompagnés sinon partagés par la CFDT aunom d’objectifs de société, notamment la construction euro-péenne et le renouvellement du dialogue social. Le syndicat adonc signé les accords collectifs : cette politique lui a coûté cheren termes électoraux ainsi qu’à la CFTC. L’inquiétude des

rétribuer les personnes, du fait de la rigidité d’un système codifiant les augmentationsindiciaires en fonction de la seule ancienneté. Sujet tabou que ce système de rétribu-tion annexe, conduisant à des situations aberrantes où des primes liées à des situa-tions provisoires devenaient des éléments de rémunération sans rapport avec leurobjet initial ; ce que l’on appelle pudiquement le “coutumier” », in Le Volet Social dela réforme, une nouvelle structure de rémunération, nº 68, publication interne àFrance Télécom, juin 1993.

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salariés face aux changements n’est pas pour rien dans la montéeen puissance de la Fédération syndicale SUD-PTT créée à la suitedu conflit postal des camions jaunes en 1988 sur un désaccordavec la CFDT.

Le dialogue social est fragile car il est clivé : négociation col-lective avec les syndicats minoritaires d’un côté, paritarisme avecles syndicats majoritaires (CGT, SUD) de l’autre. Ce clivage aconduit à l’émergence des salariés comme acteurs non institu-tionnels du système de relations professionnelles, avec qui lesresponsables hiérarchiques locaux sont en prise directe pourgarantir la faisabilité sociale des accords conclus. La remontée dela conflictualité en 1999 démontre d’ailleurs que le système n’estpas encore stabilisé (la rénovation de la politique indemnitaire etle changement du système de restauration d’entreprise ont été àl’origine de 64 % des journées de travail perdues, 32 % pourl’aménagement et la réduction du temps de travail). La fragilitédu compromis obtenu dans le cadre de concertations « négo-ciées » et l’insuffisante différenciation des formes de la négocia-tion collective (concertation négociée rendue opposable auxfonctionnaires par une décision administrative, et négociationcollective de droit commun) suivant les statuts d’emploi des per-sonnels constituent autant de tâtonnements qui ne garantissentpas, à ce jour, la pleine efficience de ce mode de régulation. À ladifférence d’un certain nombre d’entreprises privées, FranceTélécom reste caractérisée par le poids majoritaire des syndicatsreprésentatifs oppositionnels et le maintien d’obligations de ser-vice public avec un personnel composé de fonctionnaires. Endynamique les changements engagés peuvent être interprétéscomme le résultat d’une nouvelle articulation entre finalitécommerciale de l’entreprise et gestion des intérêts des acteursinternes.

Conclusion : le marché mais jusqu’où ?

France Télécom est le groupe public qui a connu les change-ments les plus profonds et les plus rapides en termes d’organisa-tion, de formes d’emploi et de régulation sociale. Le compromissocial interne face à ces changements reste cependant calculé àl’aune de la réussite économique et d’une série d’obstacles insti-tutionnels qui ne sont pas tous franchis. Le transfert de logique duservice public au marché a abouti au cumul actuel d’instances

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paritaire, légale et conventionnelle. Cette cohabitation quel-quefois houleuse a été porteuse de transformations fondamen-tales du système de relations professionnelles. Dans les annéescinquante, les institutions paritaires étaient chargées de rééquili-brer les forces respectives des parties en présence (puissancepublique, agents publics). En 1991, cet équilibre a été transformépar la direction dont les représentants se sont désengagés des ins-titutions paritaires (suppression des CTP en 1993, dévitalisationdes CAP). Dans les années soixante-dix, la mise en place desCHSCT a soutenu l’émergence et la constitution progressive d’unespace de débat et d’implication démocratique où s’expriment denombreux acteurs internes et externes. Dans les années quatre-vingt-dix, la création d’un nouvel espace de dialogue a été struc-turée par le jeu des acteurs sociaux et notamment par l’intérêtcommun que direction et syndicats conféraient au produit de leursdébats. L’entreprise a construit des accords aux échéances tempo-relles rapprochées, qui sont liés à la nécessité de se caler sur lesévolutions du marché, là où l’État recherchait un compromisintemporel rendu possible par la situation de monopole. Et les ins-tances conventionnelles ont fonctionné avec les organisationssyndicales minoritaires. Cette situation va probablement évoluer,ce qui pourrait permettre de renforcer les régulations internes. Aufond, l’intérêt de ce détour est d’avoir mis les acteurs en situationde débattre de leurs représentations communes et de reconnaîtrefinalement que les IRP ont pour finalité première de maintenirune certaine permanence dans la communication entre directionet syndicats. Le développement de la négociation collective a sus-cité une vingtaine d’accords collectifs entre 1990 et 2000, etintroduit une bipolarisation de la vie syndicale qui propulse lessyndicats minoritaires au rang de partenaires et a cantonné lessyndicats majoritaires dans un rôle d’opposants, même si cettelecture binaire tend à s’estomper en partie aujourd’hui. Peu à peu,le dialogue social se développe sur un mode tripartite entre ladirection de France Télécom substituée à l’État, les organisationssyndicales et les salariés.

En se saisissant des outils de la gestion des ressourceshumaines, la ligne managériale a accru le dialogue avec les agentsau niveau local, de même qu’elle a développé l’individualisationdes rapports professionnels. Dans les unités, la notion de dia-logue social réfère aux relations humaines qui s’engagent autourdu travail dans un face-à-face entre hiérarchie et agents. Ce« débordement » de la représentation instituée des personnels par

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la négociation directe et interpersonnelle entre différentes caté-gories de salariés s’accompagne d’une volonté d’harmonisationsociale qui s’affranchit sans doute un peu rapidement de la diver-sité des statuts d’emploi. Les politiques de communicationinterne et externe recherchent d’ailleurs l’adhésion directe dessalariés aux choix et orientations de l’entreprise. Ainsi, les struc-tures d’information telles que les forum et institut des métiers ontpour finalité de donner aux salariés une plus grande visibilité surle marché interne de l’emploi. La communication externeconstruit une image dynamique de l’entreprise sur son marché quiest destinée à ses clients, mais aussi renvoyée aux salariés pourleur donner une image valorisante d’eux-mêmes. In fine, l’imageinstitutionnelle de l’entreprise reflète l’image de soi chez l’autre.La négociation de droit commun produit un résultat précis(accord collectif ou convention collective) à la différence desorganismes de concertation précédents. Elle ne suffit cependantpas à générer automatiquement de la régulation, car la finalité desinstitutions sociales est d’animer une organisation productive enlui donnant un sens commun, c’est-à-dire une direction, uneorientation. Si, à court terme, les accords collectifs conclus per-mettent de répondre aux attentes des salariés (ARTT, travail àtemps partiel, redéploiement, mutation, départ en retraite anti-cipé, etc.), il n’est pas certain qu’ils rendent acceptables dans ladurée les orientations mises en œuvre. Il reste à l’entreprise àfédérer plus avant l’ensemble des acteurs sur la logique dumarché.

France Télécom : d’une régulation administrée à une régulation de marché

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La Poste : territoires, marchéet compromis sociaux

par Renaud Damesin

La Poste occupe une place singulière parmi les entreprisespubliques. L’ancienne administration postale dispose, en effet, de17 000 points de vente ou de contact réalisant des opérationscourrier et financières. Elle effectue la relève de 130 000 boîtesaux lettres et réalise chaque jour 74 000 tournées de distribution.Ce maillage de services en fait un acteur clé de la politique d’amé-nagement du territoire sur lequel les acteurs politiques (Bercy etles élus locaux) pèsent de diverses façons. Or l’État se comportede manière ambiguë à l’égard de La Poste : il exige qu’ellecontribue à la cohésion nationale par sa présence sur l’ensembledu territoire, tout en lui demandant d’être rentable.

Les trois activités principales de l’entreprise sont la lettre, lecolis et les services financiers 1. La clientèle courrier est avant toutconstituée d’entreprises (90 % du total traité). L’établissementpublic achemine 95 % des colis de particuliers vers des particu-liers mais également 65 % des colis d’entreprises vers des parti-culiers. Si 21,4 millions de livrets d’épargne étaient gérés par LaPoste fin 1999, le rapport annuel de cette même année souligneque, pour le réseau grand public, « 83 % des bureaux sont situésdans des communes de moins de 10 000 habitants. Seulement17 % sont dans les communes de plus de 10 000 habitants, oùvivent 49 % de la population française métropolitaine. […] Les

1. Le chiffre d’affaires consolidé du groupe La Poste en 2000 se répartit commesuit : 9 903 millions d’euros pour les activités courrier, 3 711 millions d’euros pourles activités financières, 2 247 millions d’euros pour les activités de colis et logis-tique. Le chiffre d’affaires des activités colis et logistique est celui qui connaît la plusforte progression ces dernières années, notamment grâce au développement desfiliales.

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7 300 premiers bureaux du réseau réalisent ainsi… 90 % duchiffre d’affaires ! Et parmi eux, les 1 380 bureaux les plus actifs(soit 8 % du réseau) réalisent la moitié de l’activité ». Les pos-tiers en contact avec la clientèle fournissent une activité dont unepart non négligeable est consacrée à des « prestations de cohé-sion sociale 2 ». Ce mélange complexe de logiques (ancienneadministration publique-entreprise, opérateur orienté vers lesacteurs économiques-opérateur de service public) constitue unesource de tensions fortes sur le terrain.

Pour réaliser localement les missions confiées par l’État etattendues par les usagers, les personnels, leurs représentants et lesdirigeants (les receveurs, devenus chefs d’établissement) avaientconstruit des compromis sociaux divisant et organisant l’activitépour partie en fonction de l’ancienneté et de la vie hors travail.Participait historiquement aux termes de l’échange la perspectived’un retour dans la région d’origine, après l’embauche par la réus-site à un concours national impliquant de facto une mobilité géo-graphique. Les règles nationales de la fonction publique faisaientoffice d’une « régulation de contrôle 3 » qui bornait lescompromis locaux spécifiques et leur donnait sens 4.

L’évolution du contexte économique et politique a contraint lesdirigeants de La Poste et les fédérations syndicales à modifier leurjeu traditionnel. Leur champ d’action s’est élargi au-delà du terri-toire national, au fil du processus menant à l’adoption de la direc-tive postale et engageant l’ouverture au marché des activités sousmonopole, dont une nouvelle étape est prévue dès 2003.

2. Une recherche dirigée par Jean Gadrey en 1998 évalue le temps de travailconsacré aux prestations de cohésion sociale, qui demandent « un effort particulier(c’est-à-dire plus important) en direction des publics les moins favorisés pour réduireleurs difficultés d’existence et améliorer leur participation à la vie sociale ». Dans larelation de guichet, les aides personnalisées, les retraits multiples, les autorisations deretraits de faibles montants, représentent environ 8 % des activités observées ; lesfacteurs consacrent 17 % de leur temps de tournée à des activités obligatoires commeles retraits et dépôts d’argent sur les CCP et les livrets, et à des activités dites horscadre comme remplir des papiers administratifs, des chèques pour facture, fournirdivers « coups de main » ; dans les centres financiers, la gestion des personnesimpayées, des interdits bancaires, des facilités de trésorerie représente 23 % desappels et 32 % du temps de travail au téléphone. J. GADREY et al., Les prestations decohésion sociale à La Poste, Éd. Mission recherche de La Poste, 1998.

3. J.-D. REYNAUD, La règle du jeu, Armand Colin, Paris, 1992.4. D. BOURGEOIS, J.-M. DENIS, N. MAUCHAMP, Tensions et compromis dans les

bureaux de poste, rapport GIP-MIS pour La Poste, 2001.

la Poste : territoires, marché et compromis sociaux

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La Poste, entre économie, politique et territoire

La Poste française s’est historiquement constituée au carrefourde trois dimensions économique, politique et territoriale : elle ainitialement pour mission de fournir un service (qui deviendraservice public) marchand sur l’ensemble du territoire national 5.Jusqu’aux années quatre-vingt-dix, les compromis sociaux sesont agencés sur cette base.

Du service du roi au service public commercial

Les premières tentatives d’organisation des postes auXVIIIe siècle sont réalisées au service du souverain qui entendrégner sur un espace politiquement circonscrit et maîtrisé. La pré-sence postale incarne la présence/puissance du roi. Parallèlement,l’activité essentiellement marchande du service rendu soutient ledéveloppement économique du pays : les échanges de lettres etcolis dynamisent le tissu marchand. La révolution industrielledonnera une véritable importance à ces dimensions, au momentoù le service postal devient administration d’État. À partir duXIXe siècle, les activités du service postal et des services finan-ciers vont s’étendre. Les mandats postaux sont créés en 1817. Leservice de lettre recommandée apparaît en 1829. L’année sui-vante, la distribution et le relevage du courrier dans l’ensembledes communes sont instaurés. Le service ambulant (triant le

5. Très tôt d’ailleurs, La Poste considérera qu’elle offre un service à des« clients ». Jean Animi, administrateur à la direction du budget et de la comptabilitéaux PTT, explique ainsi en 1957 : « S’ils ont la nature de “service public”, les PTTsont aussi “au service du public”, c’est-à-dire qu’ils doivent fonctionner commeauxiliaires de la vie économique, comme une entreprise capable de fournir les ser-vices demandés aux meilleures conditions et d’une qualité irréprochable », inJ. ANIMI, « Organisation financière et comptable des PTT », Encyclopédie des PostesTélégraphes et Téléphones, vol. 1, Éd. Rombaldi, Paris, 1957, p. 55. B. Cornut-Gentil, ministre des Postes et Télécommunications en 1959 présente fièrement sonadministration qu’il vient de renommer : « La Poste est aussi soucieuse d’économiserle temps de ses “clients” […]. La Poste a mis en œuvre cet impératif de notre époque :“Le temps c’est de l’argent” […]. Les PTT marchent au rythme de l’industrieprivée. » (B. Cornut-Gentil, ministre des Postes et Télécommunications, La Revuedes Deux Mondes, 1959, nº 22, p. 196-197 et p. 205). L’historienne O. Join-Lambertsouligne qu’à la fin des années soixante et durant les années soixante-dix, l’adminis-tration postale engage une nette « orientation commerciale » consécutive auxréflexions sur la modernisation de l’État : « Pour les partisans de la nouvelle poli-tique, l’introduction de plus en plus nette de préoccupations commerciales dansl’action du service postal répond à une vocation commerciale fondamentale compa-tible avec le service public », in O. JOIN-LAMBERT, Les receveurs des postes, entrel’État et l’usager (1944-1973), Belin, Paris, 2001, p. 183.

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courrier pendant son acheminement) est créé en 1845. Le timbre-poste arrive en 1848. La Caisse nationale d’épargne est créée en1881. Les chèques postaux font leur apparition en 1918. Cettedernière création, qui répond au besoin d’encours de l’État,permet également de reverser les pensions de guerre en utilisant lemaillage des (déjà) 17 000 bureaux existants.

Au début du XXe siècle, les finalités de l’administration postaleseront reformulées via l’émergence d’une doctrine de servicepublic : « Si l’on reconnaît un pouvoir aux gouvernants, ce n’estplus en vertu d’un droit primaire de puissance publique, mais àraison des devoirs qui leur incombent ; par conséquent, ce pou-voir n’existe que dans la mesure où ils remplissent ces devoirs.Ces activités dont l’accomplissement s’impose aux gouvernantsconstituent l’objet même des services publics 6 », écrit ainsi LéonDuguit en 1913.

L’intervention de l’État dans les affaires postales n’en demeurepas moins, en pratique, sujette à critique. L’existence d’un mono-pole pour rendre le service (monopole institué par la Consti-tuante en 1790) n’est pas contestée. Du rapport d’Henri Fayol(1921) 7 à celui d’Hubert Prévot (1989) 8, en passant par ceux deJacques Chevalier (1984) 9, les dénonciations auront plutôt pourcible le lien entre conjoncture politique (changements de gouver-nement) et turn-over des dirigeants de l’administration postale.Ce lien est présenté comme un frein majeur à la modernisation duservice. L’ensemble des rapporteurs souligne la césure croissanteentre l’univers politique fluctuant des dirigeants des PTT etl’univers de travail des fonctionnaires exécutants, qui assurent lapermanence du service.

6. La référence au service public est abandonnée dans l’édition de 1899, ne distin-guant plus ce qui relève du monopole de ce qui n’en relève pas. L. Duguit, Les trans-formations du droit public, Librairie Armand Colin, coll. « Le mouvement socialcontemporain », Paris, p. XVIII. L’idée d’un service public postal était apparue avantcette théorisation juridique. On en trouve une première trace dans l’Instruction géné-rale sur le service des Postes en 1822 : « Art. 1er. Les postes sont un service publicauquel les lois attribuent : 1º Le transport exclusif des lettres et des journaux, et de laconduite des voyageurs en poste ; […] 2º Le transport non exclusif des livres brochés,des brochures et imprimés, ainsi que des voyageurs, par les malles-postes ; […] 3º Laremise des valeurs d’argent. »

7. H. FAYOL, L’incapacité industrielle de l’État : les PTT, Dunod, Paris, 1921.8. H. PRÉVOT, Rapport de synthèse, pour le ministère des PTE, 1989.9. J. CHEVALLIER, L’avenir de la Poste, rapport de mission au ministre des Postes et

Télécommunications et de la Télédiffusion, La Documentation française, Paris,1984.

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Des compromis sociaux autour d’un modèle administratifde relations professionnelles

Au point de rencontre entre dimensions économique, politiqueet territoriale ne se trouve pas en effet simplement l’État commeinstitution, mais également le personnel des postes.

L’activité même de l’administration des PTT rendait difficile àses agents titulaires le sentiment d’appartenance à l’état de« fonctionnaires comme les autres ». C’est ce que rappelle JeanneSiwek-Pouydesseau 10 en citant le secrétaire de l’Associationgénérale des agents des PTT en 1911 : « L’administration despostes est industrielle. Nous avons des conditions de travail, unesituation sociale un peu différente de celle qu’on attribue à ceuxqu’on appelle fonctionnaires. » Le service rendu, essentiellementtourné vers l’entreprise, semble un facteur fort de différenciationdes personnels. Ceux-ci s’identifient plus à leur mission qu’àl’État qui les emploie. Toutefois, après la Seconde Guerre mon-diale, leur adhésion au statut général des fonctionnaires les rap-prochera du reste de la fonction publique.

L’application de la loi de 1946 portant statut général des fonc-tionnaires permit la création d’instances paritaires. Dans l’admi-nistration des PTT, les commissions administratives paritaires(CAP) sont consultées pour la titularisation, les contentieux liésaux titulaires (refus de temps partiel, refus de congé pour prépa-ration de concours), les recours concernant l’appréciation et lamobilité fonctionnelle, les problèmes de discipline, les tableauxde mutation, les stagiaires (prolongation de stage, reclassement,réintégration, licenciements, congés sans traitement). Lescomités techniques paritaires (CTP) nationaux et locaux donnentleur avis sur l’organisation et le fonctionnement des services, lesstatuts particuliers et l’évolution des classifications 11.

Le recrutement se déroule essentiellement par concoursnational et le premier poste est souvent pourvu à Paris ou dans larégion parisienne. La perspective d’un « retour au pays » (dans sarégion d’origine) est une contrepartie à l’exécution des règles.Les « ambulants » qui trient le courrier dans les trains, les agentsdes centres de tri notamment en fonctionnement de nuit, lesagents des bureaux de poste, les facteurs, les agents des

10. J. SIWEK POUYDESSEAU, « Les syndicats et la réforme des PTT », Bulletin deL’IRPP, 1991, p. 48.

11. Les CTP locaux sont une spécificité de l’administration des PTT, créés en1969, suite aux événements de mai 1968.

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chèques… tous ces ensembles professionnels construisent eux-mêmes localement des règles qui permettent d’équilibrer vie autravail et vie hors travail, et de remplir les objectifs de produc-tion 12. Mais, lorsque les réformes de l’administration remettenten cause ces équilibres, il n’existe pas d’instances de représenta-tion du personnel qui permettent de négocier le changement. LesCTP, par exemple, émettent de simples avis sur les réformes orga-nisationnelles. Les positions des dirigeants et des représentantsdes personnels sont donc souvent fixées avant la réunion : commeil n’est pas nécessaire de s’engager contractuellement, chacundéfend ses positions, ce pour quoi il est mandaté. Ce système derelations professionnelles est in fine producteur de conflits locauxet nationaux qui sont le moyen privilégié d’expression des rap-ports de forces entre les personnels et leur administration.

Tirant parti des expériences passées, les « pères » de la réformede 1990, qui a transformé l’administration postale en deux éta-blissements distincts – La Poste et France Télécom –, ont orga-nisé une large consultation des personnels et des fédérations syn-dicales. Mais, derrière les transformations institutionnellesconsidérables qui s’engageront, les compromis sociaux se trouve-ront pour partie mis en cause.

La réforme de 1990 : les compromis perturbés

La création des établissements publics La Poste et FranceTélécom, votée par le Parlement en 1990, devait conférer uneautonomie administrative et financière aux deux entités, per-mettre d’anticiper une ouverture plus large à la concurrence.L’État est présent au conseil d’administration tripartite de LaPoste et les missions de service public que cette entreprise doitaccomplir sont consignées dans un cahier des charges. Les fonc-tionnaires conservent leur statut mais disposent d’une nouvellegrille de classification, les auxiliaires de la fonction publiquedeviennent contractuels dépendant d’une convention (collective)commune à La Poste et à France Télécom. De nouvelles règles degestion des personnels apparaissent.

12. V. AZYKOFF, Organisation et mobilité, L’Harmattan, collection « Logiquessociales », Paris, 1993.

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Une mobilité géographique freinée

Les transformations consécutives à la loi de 1990 ne concer-nent pas simplement le statut de La Poste. S’ajoute également lavolonté, défendue par certaines fédérations syndicales (CGT-FO,CFDT, CFTC), de modifier la grille de classification et les règlesde gestion du personnel. La réforme était un compromis entregouvernement et dirigeants des PTT d’un côté, entre certainesorganisations syndicales de l’autre 13. Les agents de La Poste res-tent fonctionnaires bien que leur statut ait été aménagé.

Ainsi, du comité technique paritaire ministériel (CTPM) du9 juillet 1990 résulte un accord sur le cadre général de la réformedes classifications du personnel des PTT signé par les fédérationsCFDT, CGT-FO et CFTC. Il a notamment statué sur le reclasse-ment de tous les agents. Par le regroupement de grades, s’opère un« glissement sur l’échelle indiciaire » qui permet une redéfini-tion des qualifications et une revalorisation des rémunérations. Leprincipe d’une nouvelle classification est adopté : « Quinzeniveaux de fonctions ont été identifiés et répartis entre quatreclasses de fonctions » (art. 1-3), où sont localisés les agentscompte tenu du poste qu’ils occupent effectivement au momentde la reclassification 14. La reclassification est un choix desagents. Mais, si ces derniers conservent l’ancien système, leursperspectives de carrière sont quasi nulles.

Un autre CTPM, tenu le 21 décembre 1990, est l’occasiond’acter le principe d’une déconcentration de la gestion des per-sonnels. Ainsi le président de La Poste peut déléguer une part deses pouvoirs en matière de recrutement et de gestion des per-sonnels aux chefs de service des directions régionales, départe-mentales, et des directions opérationnelles, sous réserve de l’exis-tence de CAP locales. De plus, « étendue à la mobilité, à lapromotion et aux recrutements, la déconcentration tend plus par-ticulièrement à limiter les déplacements des personnes et, parconséquent, à leur assurer une plus grande stabilité dans leurintérêt comme dans celui du service dont le bon fonctionnementdépend, pour une grande part, de l’épanouissement personnel desagents ». Dans ce cadre, les compromis sociaux fondés sur la

13. J. SIWEK POUYDESSEAU, « Les syndicats et la réforme des PTT », op. cit. etJ. BARREAU, La réforme des PTT. Quel avenir pour le service public, La Découverte,Paris, 1995.

14. La précédente grille comportait 111 grades, la nouvelle 11 plus 4 statuts à ges-tion individualisée hors grille de la fonction publique.

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possibilité d’un retour au pays sont perturbés. La possibilité pourles établissements postaux d’embaucher directement des contrac-tuels 15 et la stabilité géographique promise par les textes sur ladéconcentration de la gestion des personnels ralentissent en effetla mobilité des agents qui souhaitaient retourner au pays.

Changement des règles de représentation localedes personnels

En vue de l’application locale des nouvelles règles de gestiondu personnel, la direction, certaines fédérations syndicales(notamment la CFDT) et, indirectement, le ministère des Postes,des Télécommunications et de l’Espace souhaitent construire unsystème de concertation-négociation permanent qui ne soit plusbasé sur la séquence traditionnelle aux PTT : mécontentement-grève-négociation.

L’accord du 28 février 1992 introduit un changement impor-tant dans les relations professionnelles : il modifie la place desorganismes paritaires et de la négociation collective. Les comitéstechniques paritaires (CTP) locaux qui discutaient au niveaudécentralisé des conditions et de l’organisation du travail sontabandonnés au profit de commissions mixtes locales en charge del’application de la réforme. Les dirigeants et certaines organisa-tions syndicales (principalement la CFDT) veulent éviterl’affrontement en CTP local ou national. Toutefois, leur systèmede négociation du changement ne prend pas en compte la spécifi-cité de la représentation du personnel fonctionnaire, qui doit enprincipe transiter par des instances paritaires, et qui reconnaît auxorganisations syndicales une place proportionnelle à leur repré-sentativité. Le non-respect de ces deux éléments a conduit leConseil d’État à abroger le système de concertation-négociationmis en place, à la suite d’un recours de la fédération SUD-PTT 16.« En ne prévoyant pas pour les commissions mixtes locales deconcertation et de négociation la présence de syndicats représen-tatifs aux différents niveaux auxquels ces commissions seront

15. En 1999, sur 10 293 personnes recrutées en CDI, seules 1994 l’étaient parconcours. Cette même année 23 551 personnes faisaient l’objet d’un recrutement enCDD. La Poste comptait cette année-là 81 860 contractuels parmi ses 312 439 pos-tiers.

16. Le Conseil d’État statuant au contentieux, séance du 21 mai 1997, lecture du18 juin 1997, à propos d’une requête de la fédération SUD-PTT enregistrée le 7 juin1993.

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appelées à se réunir, ledit accord a porté atteinte aux droits syndi-caux et au principe général de représentativité », explique leConseil d’État en 1997 dans sa décision d’invalidation del’accord de 1992. Les militants des syndicats SUD-PTT, quiétaient représentatifs localement dans de nombreuses instances,n’ont en effet pas pu prendre part aux débats dans les commis-sions mixtes. Dès leur mise en place, CGT et CGT-FO ont large-ment dénigré les commissions mixtes considérées comme deschambres d’enregistrement. L’éviction de SUD et le blocage deces instances par la CGT et FO permirent un détachement des res-ponsabilités entre fédérations syndicales signataires et fédéra-tions syndicales non signataires. La CFDT, qui a perdu de nom-breuses voix aux élections professionnelles entre 1990 et 1995,explique ses mauvais résultats par le soutien qu’elle a apporté auvolet social de la réforme sans avoir pu maîtriser sa mise enœuvre. In fine, à la suite de la décision du Conseil d’État, les diri-geants de La Poste furent contraints de rétablir des structures pari-taires locales calquées sur le modèle de la fonction publique pourpérenniser et développer les pratiques de négociation qu’ilsavaient mises en place.

Résultats aux élections professionnelles CAP/CCP

Organisationssyndicales

CAP/CCP1990-1992

CAP/CCP1995-1997

CAP/CCP1998-2000

CAP/CCP2001-2003

CGT 35,37 % 37,67 % 34,76 % 33,5 %

CGT-FO 22,46 % 21,87 % 19,63 % 17,55 %

CFDT 23,01 % 17,76 % 17,23 % 17,45 %

SUD 4,5 % 12,11 % 16,37 % 18,74 %

CFTC 6,26 % 5,65 % 5,19 % 4,72 %

CSL 5,81 % 2,87 % 3,41 % 2,57 %

FNSA 1,87 % 1,28 % 2,51 % 2,75 %

CGC 0,66 % 0,75 % 0,91 % 1,65 %

UNSA – – – 1,09 %

Sources : Bilans sociaux.

Il faut ainsi distinguer, d’une part, ce qui constituait les attentes(évaluation plus réelle des tâches effectuées) et les acquis

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(augmentations de salaire) de la réforme, d’autre part, les len-teurs dans sa mise en place, la remise en cause d’une partie descompromis locaux qu’elle a pu induire, et les mécontentementsqui ont pu s’exprimer via les urnes lors des élections des représen-tants des personnels. Les élections aux CAP pour les années1995-1997 consolident ainsi la présence des syndicats SUD dansl’entreprise, tandis que la CFDT, qui avait soutenu les deux volets(statutaire et social) de la réforme, perd une partie de sonélectorat 17.

Europe postale versus présence postale ?

Dans la seconde moitié des années quatre-vingt-dix, laconstruction de l’Europe postale et l’adaptation de La Poste conti-nueront de marquer les relations professionnelles.

La loi de 1990 et les accords sociaux qui suivirent, furentconçus pour adapter La Poste et ses personnels à l’ouverture aumarché du secteur postal. Cette dernière s’est effectivementengagée au cours des années quatre-vingt-dix. Et le fait que l’éco-nomie postale soit essentiellement tournée vers le service auxentreprises pourrait peser lourd, économiquement et socialement,dans un contexte de disparition totale des monopoles.

Autour de la directive européenne,un élargissement du jeu à la disposition des acteurs

En 1992, un livre vert publié par la Commission ouvre uneréflexion sur l’espace postal européen en soutenant l’idée d’unservice universel, c’est-à-dire un « service de base offert à tousdans l’ensemble de la communauté à des conditions tarifairesabordables, et avec un niveau de qualité standard ». La distinc-tion entre un service réservable et un service ouvert à la concur-rence se justifie par un critère de rentabilité : « À présent, per-sonne ne croit plus sérieusement que l’impératif de serviceuniversel serait réalisé si une libéralisation complète avait lieu. Ilest certain qu’aucun opérateur privé ne semble intéressé defournir un service de lettres standard sur la totalité d’un territoire

17. R. DAMESIN et J.-M. DENIS, « Syndicalisme(s) SUD », Les Cahiers duGIPMIS, nº 77, avril 2001.

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national quel qu’il soit » (Commission des communautés euro-péennes, 1992).

L’ouverture au marché telle que souhaitée par la Commissions’est accompagnée d’une étude des contours du service postalrendu en termes de définition des besoins et des modalités de ser-vice. La directive du 1erdécembre 1997 adoptée par le Conseil desministres des postes européennes définit le service universel, lesservices réservés et les services non réservés de l’activité de cour-rier en Europe.

Différents services de courrier définispar la directive du 1er décembre 1997

Service universel Services réservés Services non réservés

Une offre de servicespostaux, de qualitédéterminée, fournie demanière permanente,en tout point du terri-toire, à des prix abor-dables pour tous les uti-lisateurs, c’est-à-direau moins cinq fois parsemaine :– la levée, le tri, letransport et la distri-bution des envois pos-taux (correspondances,livres, catalogues,périodiques) jusqu’à2 kg ;– la levée, le tri, letransport et la distribu-tion des colis postauxjusqu’à 10 kg ;– les services relatifsaux envois recomman-dés et valeur déclarée.

Dans la mesure où celas’avère nécessaire aumaintien du serviceuniversel, les servicessusceptibles d’êtreréservés sont :– la levée, le tri, letransport et la distribu-tion des envois de cor-respondance intérieuredont le prix est infé-rieur à cinq fois le tarifde base et d’un poidsinférieur à 350 g ;– le courrier transfron-talier et le publipostagedans les limites de prixfixées ci-dessus.

Ouverts aux opérateursautorisés par réglemen-tation nationale. Ilsconcernent :– le champ d’applica-tion des services uni-versels hors envoisentrant dans le champdes services réservés ;– le champ d’applica-tion hors service uni-versel (Express, mail,échanges de docu-ments…).

La négociation de la directive postale a duré près de cinqannées. Pendant cette période, une manifestation simplementnationale des positions des acteurs n’a pas suffi à influer sur lecontenu du texte final, que celui-ci soit ou non in fine jugé accep-table. Les stratégies des fédérations syndicales comme des

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dirigeants de La Poste ont donc été pour partie supranationales.Une intense activité de lobbying s’est développée auprès des ins-titutions européennes et du gouvernement français en tant quemembre du Conseil européen. La CFDT, la CGT-FO (par l’inter-médiaire de leur fédération européenne d’appartenance 18), laCGT (directement représentée) et La Poste (par l’intermédiairedu CEEP) ont pu participer à une instance paritaire européenne :le comité paritaire des postes européennes (CPPE) 19. L’instancepeut émettre des avis ou recommandations tentant d’influer direc-tement sur la rédaction des règles. Ainsi le CPPE a approuvé ladirective européenne. Dans le cadre de cette instance consulta-tive, si FO et la CFDT (par l’intermédiaire de l’IC) ont marquéavec La Poste (par l’intermédiaire du CEEP) leur approbation dutexte communautaire, la CGT n’a pas pris part au vote lors del’approbation.

Les fédérations CFDT et CGT-FO ont misé sur la capacité derégulation de la directive. Ce positionnement était déjà percep-tible dans les années quatre-vingt lors des premiers débats surl’Europe postale. Comme leur homologue de la CGT, ces deuxorganisations s’opposaient aux positions des commissaires euro-péens en matière de service public et de monopole public. Enrevanche, contrairement à la fédération cégétiste, elles estimaientque l’espace communautaire européen pouvait devenir un cadrede régulation et de redéfinition du service postal. La position dela fédération SUD se rapproche de celle de la CGT au sens d’uneopposition formelle à la directive 20.

À la suite du vote du texte européen, les fédérations se sontengagées dans une nouvelle activité de lobbying auprès des éluset du gouvernement, pour que la transposition de la directive seréalise au profit de La Poste dans le cadre d’une loi postale.Arguant que la rédaction d’une loi nécessite du temps, et tenu au

18. La fédération de branche Poste Europe de l’Internationale des Postes et Télé-communications (IPTT) était affiliée à la Confédération européenne des syndicats(CES). L’IPTT s’est ensuite transformée pour devenir en 1998 l’Internationale descommunications (IC), puis en 2000 l’Unions Networks International (UNI). L’UNIcompte désormais douze secteurs d’activité (contre deux principaux pour l’IPTT),dont le secteur postal, donc la branche Europe reste affiliée à la CES.

19. Il est aujourd’hui dénommé comité sectoriel.20. R. DAMESIN, 1998, « Ouverture au marché du service public et positions syndi-

cales dans le secteur postal », Colloque « Le syndicalisme dans la régionalisation del’économie mondiale », Pôle Marne-la-Vallée, 23-24 septembre. J.-M. DENIS, « Lesyndicalisme autonome face à la création européenne : Quelles menaces ? Quellesperspectives ? Réflexions à partir d’un cas particulier : l’Union syndicale du Groupedes Dix », Droit Social, nº 5, mai 2001.

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respect d’un certain délai, le gouvernement de Lionel Jospin adécidé une transposition provisoire. Il a fait insérer des articlesconcernant le service postal dans la loi d’orientation pour l’amé-nagement et le développement durable du territoire du 25 juin1999. Ce choix est significatif des tensions actuelles qui portentsur la régulation de l’activité postale en France : tandis que ladirective avait pour projet d’engager l’ouverture du marché postaleuropéen, le texte se trouve finalement inséré dans une probléma-tique d’aménagement du territoire national.

Après le vote de la directive, la Commission européenne a trèsrapidement souhaité faire progresser la libéralisation du cour-rier : le texte adopté en 1997 n’ouvrait à la concurrence que 3 %du marché européen dans ce secteur. En décembre 2000, son sou-hait de fixer une date pour une concurrence complète essuyait lerefus de la France, aux côtés de l’Italie, de l’Espagne, du Luxem-bourg et de la Grèce. Le 10 octobre 2001, les fédérations des pos-tiers CGT, FO, CFDT, SUD, CFTC et CGC signèrent un commu-niqué commun exprimant ensemble leur refus d’une plus largeouverture du secteur à la concurrence, mettant ainsi fin à la bipo-larisation des positions (CGT-SUD versus CFDT et FO)constatée quatre années plus tôt. L’organisation syndicale euro-péenne UNI et l’organisation patronale européenne PostEuroprefusaient toutes deux l’idée d’une libéralisation complète, Pos-tEurop proposant un abaissement des seuils de poids et de prix desenvois de correspondance. Le compromis finalement dégagé le15 octobre 2001 entre les États membres de l’Union européenneprévoit un tel abaissement pour le 1er janvier 2006, fixant à 50 g etdeux fois le tarif de base le monopole possible pour un opérateurnational.

Dans leur communiqué commun d’octobre 2001, les cinq orga-nisations « affirment que La Poste, opérateur chargé du serviceuniversel, doit bénéficier de services réservés suffisammentimportants pour exercer toutes ses missions de service public. Leservice public est le meilleur garant de cohésion sociale et d’amé-nagement du territoire pour notre pays. Il ne peut être soumis à lalogique commerciale et doit demeurer sous la tutelle de l’État ».La présence postale au niveau local, incarnée par l’activité de sesbureaux de poste et ses tournées de facteur, demeure un enjeupolitique central.

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La présence postale fait de la résistance

En 1990, le sénateur Gérard Delfau indiquait dans un rapportau ministère des Postes, des Télécommunications et de l’Espace :« L’enjeu majeur du débat parlementaire, c’est d’avoir fait appa-raître que la mission fondamentale de La Poste est de contribuer àorganiser l’espace, y compris dans les zones les plus peuplées. Ence sens on peut dire que “La Poste, c’est le territoire”, c’est-à-dire un élément essentiel d’articulation entre les portions de ter-ritoire qui constituent le territoire national. […] À l’heure où laFrance construit l’Union politique européenne, il serait dange-reux de vouer à la désespérance des populations isolées et margi-nalisées 21. » En fait, la contrainte européenne, tout comme lesinvectives du secteur bancaire, n’entameront que très peu l’idéed’un statu quo sur la présence postale, statu quo largement sou-tenu par les élus locaux.

Le 10 mai 1993, Édouard Balladur qui vient d’être nommé Pre-mier ministre, décide – par voie de circulaire – un moratoire surla fermeture des services publics dans les communes de moins de2 000 habitants, qui concerne les bureaux de poste. Les diri-geants de La Poste mis devant le fait accompli adaptent leur stra-tégie. Aussi l’opération « zéro fermeture » avancée par AndréDarrigrand (président de La Poste jusqu’en 1996) est-elleannoncée à la presse le 21 juin 1995 et entérinée dans le contratde plan 1995-1997. Elle implique une réorganisation du réseau(projet Réseau 2000) : une concentration de la distribution, unetransformation des bureaux en agences postales, segmentés selonles besoins des utilisateurs.

Le développement des activités financières des bureaux deposte est contesté par les établissements bancaires. Ceux-ci criti-quent l’usage que fait l’établissement public de son réseau debureaux de poste indirectement subventionné, pour y vendre desproduits financiers. En effet, le réseau postal bénéficie d’une exo-nération de la taxe professionnelle au titre de sa contribution àl’aménagement du territoire. Il s’agit là d’une compensationfinancière pour la « présence postale », économiquement nonrentable, notamment dans les espaces ruraux. Consulté sur cepoint par l’Association française des banques (AFB) en 1996, leConseil de la concurrence n’a pas conclu à un abus de position

21. G. DELFAU, Maintenir chaque fois que possible, conforter la présence postaleen milieu rural, ministère des PTE, 1990.

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dominante ni à l’exercice d’une concurrence déloyale, mais aémis un avis favorable à la filialisation des activités financières,afin de les distinguer de celles du courrier au sein des bureaux deposte (avis nº 96 A 10) 22. Dans le cadre des questions au gouver-nement au Sénat, un sénateur (Michel Moreigne) interrogea leministre de l’Industrie, de la Poste et des Télécommunications :« Les agents de La Poste sont vivement préoccupés par une pos-sible “filialisation” des services financiers, ainsi que les élus despetites communes rurales, inquiets pour le maintien des petitesagences locales. Quelles suites seront réservées à l’avis duConseil de la concurrence ? » Réponse de Frank Borotra : « Lechoix de la filialisation fait dans certains pays européens a mis enlumière les difficultés qui en découlent notamment sur la ques-tion de l’accès au réseau et de sa tarification. Le gouvernement neremettra pas en cause l’unicité de La Poste, qui est nécessaire aubon accomplissement de ses missions de service public. » Cettegarantie remporte-t-elle aujourd’hui la satisfaction des dirigeantsde La Poste ? Si la question peut être posée, il n’en est pas moinssûr que la position du gouvernement serait déterminante avanttoute tentative de réforme.

En 1997, le gouvernement d’Alain Juppé ne s’écarte pas desprocédés de celui d’Édouard Balladur. Le 6 février 1997,François Fillon rappelle, ainsi, que La Poste est un outil de la poli-tique publique. Les 17 000 bureaux de poste ainsi que « lesdécentralisations ou opérations pilotes de services supplémen-taires offerts par les postiers à la population rurale » sont décritscomme la participation de La Poste à la politique d’aménage-ment du territoire. Et François Fillon d’ajouter que l’absence defermeture des bureaux représente « un coût que l’État devracompenser d’une manière ou d’une autre », La Poste, surl’ensemble de ses activités devant « en sortir bénéficiaire » (AFP,6 février 1997). Les remarques du rapport de Henri Fayol (1921)sur le lien entre gouvernement et service postal ne semblent pasêtre démenties : le politique intervient toujours dans la stratégieindustrielle de La Poste. L’alternance politique et la cohabitationne changeront pas cette donnée.

22. Dans l’analyse qu’ils font de l’avis, C. Courtois, chef du service juridique deLa Poste et D. Laffont, remarquent : « La filialisation ne s’impose pas d’un strictpoint de vue du droit de la concurrence, puisqu’elle ne permettrait pas de clarifier undébat dont il ressort d’ores et déjà que les activités financières de La Poste ne sont passubventionnées par les services en monopole. »

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Lors du comité interministériel d’aménagement du territoire(CIAT) de décembre 1998, Lionel Jospin devenu Premier mini-stre qualifie de factice la politique de ses prédécesseurs ÉdouardBalladur et Alain Juppé et il déclare souhaiter la remplacer « parune vraie politique assurant un service moderne et solidaire »(AFP, 15 décembre 1998). Dominique Voynet ministre del’Aménagement du territoire et de l’Environnement déclare auSénat à la même époque : « L’évolution des maternités et des ser-vices d’urgence, des commissariats et des gendarmeries ouencore la modernisation de La Poste affectent la répartition de cesservices publics sur le territoire. Elles ne peuvent être conduitesindépendamment les unes des autres ou sans concertation suffi-sante par chacune des administrations et chacun des établisse-ments publics concernés 23. » Autrement dit, si l’interdiction defermeture est levée, le contrôle reste important sur les stratégiesde réorganisation que pourrait avancer La Poste.

L’interventionnisme des gouvernements est contradictoireavec les missions qu’ils assignent explicitement ou implicite-ment à l’établissement public. La Poste joue par exemple un rôlede banque sociale non officiel mais reconnu par l’intermédiairede ses guichets, et sa présence reste un lien fort entre l’État et lescitoyens. Cependant, sa présence sur le territoire n’est pas bienrépartie. La Poste est pourvoyeuse d’emplois dans les zonesrurales les plus durement touchées par la désertification. On laprésente comme un agent du développement local même si leseffets proprement économiques de la présence postale sontlimités 24. Mais les zones urbaines sont nettement moins bien des-servies que les zones rurales, compte tenu de l’histoire du mail-lage. La contractualisation à l’intérieur comme à l’extérieur del’entreprise permet de garantir le développement de la présencepostale dans les espaces les moins couverts. Un accord « pour ledéveloppement d’une politique spécifique de La Poste en zoneurbaine sensible » a été signé en mars 1999 avec quatre organisa-tions syndicales : CGT-FO, CFDT, CFTC, et CGC. Il prévoit lerecrutement d’emplois-jeunes et la réhabilitation ou la création de

23. « Déclaration du gouvernement sur l’aménagement du territoire » prononcéepar D. Voynet, ministre de l’Aménagement du territoire et de l’environnement,Sénat, session ordinaire de 1998-1999, annexe au procès verbal de la séance du10 décembre 1998, nº 110.

24. H. PANDOLFONI, Impacts de La Poste sur la dynamique des territoires : défini-tion, analyse et évaluation des effets postaux localisés, Creuset, plaquette mission dela recherche de La Poste, 2001.

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points de contact. Dans l’accord, il est stipulé que 10 % des créa-tions de bureaux ces cinq prochaines années devront s’effectueren ZUS, et le contrat de plan État-La Poste reprend cette disposi-tion. Des mesures spécifiques sont prévues à l’attention des pos-tiers, notamment un plus large accès à la formation, une accéléra-tion du déroulement de carrière, et la création d’un compteépargne temps. En juin 1999, une convention a été renouveléeentre La Poste et l’Association des maires des grandes villes deFrance (AMGVF) engageant notamment l’établissement publicdans une « politique de recomposition urbaine » dans les quar-tiers en difficulté, politique mise en œuvre en association avec lesmairies. L’accès aux nouvelles technologies constitue un axe pri-vilégié de cette convention.

Entre l’Europe et le local, La Poste se trouve ainsi prise entrel’enclume et le marteau. Restructurant difficilement son maillagede bureaux de poste comme elle l’entend, les marges demanœuvre à sa disposition sont essentiellement contenues dansl’organisation du groupe.

Entre l’Europe et le local, La Poste organise le grand écart

Les éléments de contexte supranationaux et nationaux men-tionnés plus haut ont incité les dirigeants à adapter l’organisationde l’établissement public. Trois types de transformations ont étémenés ou sont en cours : une nouvelle répartition spatiale descompétences, des différenciations fonctionnelles par branched’activité, une structuration en groupe.

Trois niveaux de déconcentration

Dès 1991 ont été créées huit délégations territoriales « tailléesà l’échelle de l’Europe 25 ». Il s’agissait d’abandonner le décou-page en vingt-deux régions administratives. Ces délégations ontpour fonction de décliner la stratégie du siège sous la forme deprogrammes triennaux. Le niveau départemental est maintenu. Ilest chargé de la déclinaison annuelle des plans de la délégation etde la gestion des personnels. En 1993 et 1994 ont été constitués348 groupements territoriaux. Chacun dispose d’un directeur et

25. Connaître expliquer convaincre, document de communication interne àl’attention des cadres de La Poste pour présenter la réforme aux agents.

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ses limites géographiques sont calquées sur les bassins d’emploiset zones socio-économiques locales. Les groupements ont pourfonction la mise en œuvre des décisions et la concertation localeavec les élus locaux, les clients, les responsables du personnel.

Segmentation des activités

Pour le courrier, deux branches ont été créées (lettre et colis/messagerie), qui permettent une prise en charge particulière desdemandes types. Au sein de la branche colis, le marché est seg-menté selon la clientèle : entreprise/entreprise, entreprise/particu-lier, particulier/particulier. La branche réseau grand public trans-forme ses bureaux de poste en conséquence : le traitement ducourrier entreprise est de plus en plus nettement séparé du traite-ment du courrier grand public. Des plates-formes spécialisées etun réseau de transport dédié sont créés, essentiellement à destina-tion du trafic entreprise-entreprise, écartant parfois le bureau deposte de son rôle de principal transiteur. En 2001, une importanteréforme engage la restructuration des bureaux distributeurs. Cesbureaux, qui exercent à la fois une activité de guichet clientèle etune activité de coordination de la distribution du courrier par lesfacteurs, doivent être scindés en deux établissements distincts.Les dirigeants souhaitent ainsi mieux identifier l’activité distribu-tion et consolider une branche distincte du réseau des bureaux deposte. Cette réforme est refusée par l’ensemble des fédérationssyndicales qui dénoncent un risque de fragmentation de l’activitépostale et de filialisation. Les réorganisations qui touchent aucœur du métier de l’entreprise sont aujourd’hui particulièrementsensibles.

Au milieu des années quatre-vingt-dix, un réseau de neufcentres de tri est mis en place pour un acheminement parallèle encas de grève. L’un de ces centres, détenu par la Société de trans-port automatisé et d’acheminement (STAA) est chargé de trier leslettres. À la demande des fédérations syndicales en 1997, Chris-tian Pierret, secrétaire d’État à l’industrie, obtient des dirigeantsde La Poste la réintégration de l’activité de la STAA dans lamaison-mère. La Poste ne peut, de l’avis du ministère, développerdans le secteur privé des activités relevant du monopole.

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L’affirmation d’un groupe La Poste

Il est composé d’une importante société mère (91 % du chiffred’affaires consolidé du groupe en 2000), et d’un ensemble dePME et de grandes entreprises. Pendant dix ans, l’ensemble desfiliales du groupe La Poste a été regroupé dans un holding, Sofi-post. Aujourd’hui, trois holdings sont constitués distinguant lesactivités colis, services financiers, courrier et NTIC. Le holdingcolis et logistique (Coelo, aujourd’hui Géopost) est rapproché dela direction des colis de La Poste et a le même directeur. Cetteréorganisation vise à favoriser les synergies entre les réseaux dela maison-mère et ceux des filiales. Elle accentue le développe-ment de l’activité par branche. Ainsi la messagerie, activité quifut toujours en concurrence, est aujourd’hui formellement distin-guée du traitement de la lettre, qui dispose encore d’un mono-pole. La Poste espère également prendre une participation impor-tante dans un des premiers groupes de transport logistique enEurope, Géodis, et accroître ainsi sa présence dans ce secteurd’activité dédié aux entreprises. Parallèlement, en s’appuyant jus-tement sur cet ensemble de filiales, La Poste accroît le développe-ment de ses activités internationales, qui représentent aujourd’hui10 % de son chiffre d’affaires. Son rachat du réseau de colis DPDen fait le troisième opérateur européen sur cette activité, et sonalliance avec Federal Express étend son maillage d’achemine-ment et de distribution.

Ces différentes logiques organisationnelles (territoriale, parmétier, par statut d’entreprise et marché) témoignent bien del’ensemble des injonctions auxquelles les dirigeants tentent derépondre. L’élargissement des régions s’accompagne d’un ren-forcement de l’attention portée aux enjeux de développementéconomique local, attribution des groupements. La segmentationdes activités permet d’espérer un accroissement de la compétiti-vité du service rendu aux entreprises, tout en identifiant claire-ment la présence postale à un réseau grand public. Le développe-ment des filiales permet au groupe de s’engager sur les marchésnationaux et étrangers de service aux entreprises.

Préserver et reconstruire des compromis sociaux

Les transformations organisationnelles de La Poste sont doncréelles et d’importance. Au sein du groupe, les règles nationales

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de la fonction publique et la gestion administrée du personnel sontaujourd’hui des référentiels moins légitimes pour valider l’actiondes agents. La croissance du nombre de contractuels, l’existencede poches d’activité concurrentielles gérées de façon exclusive-ment privée, en marge de l’établissement public (les filiales) ouen son sein (Dilipack, direction nationale des colis express),contribuent à une modification des formes de la régulation decontrôle à La Poste. La pratique de la négociation reste largementdifférenciée, selon qu’elle est menée dans l’établissement publicou dans les filiales. C’est sur ces nouvelles bases que peuvent êtreaujourd’hui reconstruits ou préservés les compromis sociauxlocaux.

Une régulation de contrôle partiellement redéfinie

Dans l’établissement public : mise en place d’un système mixtede négociation-consultation. – Le 29 décembre 1998 paraît undécret relatif aux comités techniques paritaires à La Poste. Il rap-pelle la place du comité technique paritaire (CTP) national, etrétablit les CTP locaux en remplacement des commissions mixteslocales créées pour accompagner la réforme de 1990. Ce rappel àl’ordre statutaire administratif n’a cependant pas infléchi le choixdes dirigeants de développer la négociation collective. AinsiGeorges Lefebvre directeur des ressources humaines et des rela-tions sociales, rappelle, en 1998 : « L’obligation de consulter leCTP ne couvre que les questions relevant de sa compétence et lechamp du dialogue s’étend bien au-delà. D’autre part, la tenued’un CTP n’exonère en aucun cas du respect des principes néces-saires au bon fonctionnement des relations sociales : informa-tions le plus en amont possible, concertation tout au long de l’éla-boration des différentes étapes du projet, négociation et, quand onle peut, conclusion d’accords. » Autrement dit, les deux systèmesvont désormais conjointement fonctionner, la négociation collec-tive trouvant une part de sa légitimité dans le respect des ins-tances paritaires ordinaires que sont les CTP. Localement commeau niveau national, les accords concernant l’organisation des ser-vices ne suffisent pas pour engager les changements. Une consul-tation préalable du CTP est nécessaire 26. Ce système mixte de

26. Les représentants du personnel d’une fédération syndicale peuvent rencontrerseuls la direction principalement par deux moyens : d’une part les audiences, d’autrepart les bilatérales qui précèdent la tenue d’un CTP et/ou d’une négociation. Le pre-

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négociation-concertation contraste avec l’application unique duCode du travail dans les filiales.

Dans la fonction publique, la gestion des personnels est suiviedans les instances paritaires. Dans le système hybride actuel (ins-tances paritaires et négociation collective), l’essentiel de la régu-lation de l’emploi revient à la fonction ressources humaines. Lafonction ressources humaines doit gérer une double logique,l’une spatiale, l’autre fonctionnelle. Dans la première logique, lesdélégations régionales disposent de la gestion des cadres supé-rieurs et les départements de la gestion des autres catégories depersonnel. Si le siège du groupe reste le lieu de définition de tousles enjeux stratégiques, une délégation régionale, un départe-ment, un groupement ou un établissement sont également deslieux possibles de négociation entre acteurs. La seconde logiques’appuie sur la constitution de filières de métiers. Des directionsde ressources humaines ont été mises en place dans les directionsdu courrier, du colis et des services financiers du siège. À la suitede la réforme de 1990, la possibilité de mener de vastes concerta-tions et de signer des accords (prérogative essentielle des mini-stères auparavant) a redéfini la fonction ressources humaines, larapprochant d’une GRH d’entreprise privée par ses outils (éva-luation et appréciation professionnelles, tentative de gestion pré-visionnelle…). Les deux logiques se retrouvent au niveau local,dans les bureaux de poste, les centres financiers ou les centres detri.

Dans les filiales : des relations professionnelles relevant dudroit du travail. – Les salariés des filiales ne sont pas rattachés àla convention commune des contractuels des établissementspublics La Poste et France Télécom. Une partie est affiliée à desconventions collectives de branche qui correspondent à l’activitéde leur entreprise (transport et logistique, publicité…). Les rela-tions professionnelles dans les filiales prennent également formeautour d’organes de représentation propres aux entreprisesprivées : délégations du personnel, sections syndicales

mier moyen est utilisé à la demande d’un représentant syndical. Les audiences sontun espace traditionnel de revendication à La Poste, et permettent d’identifier larequête à une organisation syndicale particulière. Les bilatérales, rencontres en tête àtête avec chacune des organisations syndicales représentatives indépendamment lesunes des autres, sont quant à elles une étape dans la négociation. Elles permettentd’accompagner les réformes et propositions de réformes des directions de l’établis-sement public. Dans ce cadre, l’appropriation des avancées sociales par une seule desfédérations est plus difficile.

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d’entreprise et délégations syndicales, comités d’entreprise. Unaccord signé entre dirigeants du holding Sofipost et fédérationssyndicales en 1999 concerne l’ensemble des filiales de La Poste,et porte sur le système de prestations sociales (mutuelle, pré-voyance). Il permet aux salariés de bénéficier d’une couvertureproposée par la mutuelle des postiers de la maison mère, la MGPTT.

Les pratiques syndicales des fédérations PTT doivents’adapter 27. La syndicalisation des salariés des filiales passenotamment par une modification des statuts des fédérations qui nepermettaient autrefois que la syndicalisation des seuls agents etsalariés de La Poste et de France Télécom. La CFDT et la CGTsouhaitent syndiquer les salariés de l’ensemble du secteur postal,englobant donc les salariés d’entreprises concurrentes du groupeLa Poste. La CGT-FO et SUD circonscrivent aujourd’hui leuraction au groupe La Poste. Ces principes ne couvrent pas tous lescas de figure, par exemple la CGT, la CGT-FO et la CFDT lais-sent la syndicalisation de TAT Express à leur fédération des trans-ports présente avant le rachat de ces entreprises par La Poste.

L’implantation de SUD-PTT dans les filiales de La Poste estquasi nulle. Plusieurs explications peuvent être avancées à cesujet. En premier lieu, l’absence de structures interprofession-nelles locales très développées, à l’exception de quelques villes,freine les premiers pas des militants potentiels. Ceux-ci prennenten effet souvent appui sur les unions locales ou départementalespour créer des sections syndicales, avant même de contacter unefédération. En deuxième lieu, la fédération SUD-PTT a d’abordété préoccupée par sa survie dans l’établissement public, qui amis longtemps à reconnaître sa représentativité et à admettre saprésence dans les instances paritaires locales. En troisième lieu,être présent dans les filiales et en représenter les salariés néces-site un projet syndical adapté. Toutes les fédérations syndicalesont dans un premier temps refusé la création des filiales, deman-dant leur réintégration dans la maison mère, revendiquant un seulstatut, celui de fonctionnaire. Elles ont évolué et soutiennent plusdirectement les demandes des salariés des filiales (salaires, condi-tions de travail…). SUD-PTT réalise aujourd’hui le même effort

27. R. DAMESIN, Les solidarités corporatives à l’épreuve. Les fédérations syndi-cales françaises face aux transformations des secteurs ferroviaire, postal et gazier,rapport GIP-MIS pour la DARES, 2001. R. DAMESIN, « SUD-PTT et SUD-Rail faceà la transformation des secteurs publics : entre coopération et conflit », in R. DAMESIN

et J.-M. DENIS, Syndicalisme(s) SUD, Cahier du GIP MIS, nº 77, 2001.

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que celui consenti par les autres fédérations : ajuster une part deses revendications aux attentes de l’ensemble de ses adhérentspotentiels. Les résultats aux élections des représentants dessalariés au conseil d’administration de La Poste, élections quiconcernent les personnels de la maison mère et des filiales de plusde 200 salariés, témoignent d’une présence accrue de SUD dansl’ensemble du groupe. Cette fédération possède désormais deuxsièges au CA (+ 1), la CFDT un siège (inchangé), la CGT troissièges (inchangé), et la CGT-FO un siège (– 1).

Les compromis locaux à l’épreuve du marché :la RTT comme révélateur

Les choix stratégiques des dirigeants de La Poste, les contin-gences de l’ouverture à la concurrence du monopole, la mise enœuvre des négociations nationales se confrontent aux compromislocaux construits dans les établissements. Dans un centre de tri dela région parisienne, par exemple, les agents qui réalisent le trimanuellement (au maximum quelques centaines de lettres àl’heure) ne veulent pas faire de manutention, ni charger en cour-rier les machines à lecture optique en mesure de traiter automati-quement 35 000 plis à l’heure : la noblesse du métier ne se nichepas dans la mécanisation. Le directeur accepte que la nouvelleorganisation du travail, notamment la polyvalence des trieurs,induite par l’arrivée de machines toujours plus performantes,s’effectue sans ces agents. Plus largement, le directeur explique àpropos des dispositions de son personnel face au marché :« Aujourd’hui tout le monde a compris qu’il y avait l’Europe, toutle monde a compris qu’il y avait des intégrateurs qui veulent nouspiquer les bonnes parts de marché et nous laisser le reste. Ils nesont pas fous, nos agents. Ils lisent la même presse que nous, ilsregardent la même télévision que nous. Ils le savent très bien.Cela dit… même s’ils comprennent les évolutions de la maison,ils essaient quand même de conserver, je ne veux pas parlerd’avantages acquis, je ne veux pas parler de statut, parce que tousces mots sont ambigus… je veux dire leur positionnement. Quandon fait un métier qu’on n’a pas forcément choisi de faire, dans unlieu géographique qu’on n’a pas forcément choisi, sur deshoraires difficiles qu’au départ on n’a pas forcément choisis, avecune activité qu’on n’a pas non plus choisie, et qu’on a réussi à sefaire là-dessus une vie, eh bien, on veut se la garder. »

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Au niveau local, le contexte économique pèse sur les agents autravers des changements dans l’organisation et le sens donné autravail (rythme des journées, contenu des tâches, représentationssymboliques de ce contenu, etc.). Ces changements sont particu-lièrement sensibles lorsque les évolutions de l’environnementaffaiblissent les compromis locaux. Dans les établissements,l’activité de service se construit en effet sur le rapport au travail,sur l’articulation concrète entre vie au travail et vie hors travail.Les horaires résultent ainsi de compromis qui permettent au tri, àla distribution, aux établissements financiers et aux bureaux deposte de fonctionner.

L’engagement dans l’aménagement et la réduction du temps detravail à la suite de l’accord signé le 17 février 1999 par les fédéra-tions CFDT, CFTC, CGC et CGT-FO a remis à plat cescompromis locaux, qui doivent désormais s’articuler de façonexplicite aux contraintes externes des besoins des clients et de laconcurrence.

Pour négocier puis appliquer l’accord sur l’ARTT, les commu-nautés construites sur les lieux de travail sont explicitement ques-tionnées, à partir des objectifs d’entreprise. Ainsi, par exemple,un chef de bureau de poste souligne : « Le but ce n’est pas deréduire les horaires, c’est de satisfaire la clientèle. J’ai bien dit laclientèle d’abord, le personnel après. […] On ne constitue plus unrèglement intérieur autour des agents, mais autour du taux de fré-quentation du bureau. Parce que, pour nous, c’est la satisfactionde la clientèle au départ. Si on peut adapter et satisfaire les agentsaprès, pourquoi pas. »

L’ARTT a été conçue pour adapter plus encore l’entreprise àson environnement (contrepartie des organisations syndicalessignataires) comme pour maintenir et transformer des emplois(contrepartie des dirigeants). L’accord prévoit la mise en œuvrede l’ARTT au niveau opérationnel, c’est-à-dire au niveau des éta-blissements. Ce faisant, les parties signataires ont implicitement– mais pas nécessairement volontairement – engagé la renégocia-tion et la redéfinition des compromis locaux. Les différentsniveaux hiérarchiques supérieurs que sont les départements et lesdélégations disposent d’un stock d’emplois à répartir. Les respon-sables d’établissement doivent les convaincre de la nécessité d’endisposer 28.

28. Au mois de juillet 2001, la commission nationale de suivi de l’accord sur laréduction du temps de travail proposait un premier bilan. L’embauche de 29 393 per-

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Dans ce cadre, la fonction syndicale est interrogée. Le mêmechef d’établissement qui constatait l’usage de l’ARTT pourmieux s’adapter au marché, regrette l’absence des militants dansson bureau de poste, soulignant qu’ils sont porteurs d’informa-tions et utiles intermédiaires avec la base pour engager de telschangements. Le directeur du centre de tri cité ci-dessus constatela faible capacité des organisations syndicales non à représenterles agents, mais à se faire suivre par eux. Pour lui, les militantsdevraient être avant tout des leaders d’opinion, ce qu’ils étaientd’après lui avant 1990. Devant l’importance des transformationsà mener localement, transformations qui touchent aux compromislocaux et donc in fine à l’efficacité du travail dans chaque établis-sement, il arrive que les dirigeants locaux en viennent à défendrel’idée selon laquelle le renouveau souhaitable des relationssociales doit prendre appui sur un mode traditionnel de médiationsyndicale.

Conclusion

Les dirigeants de La Poste et les fédérations syndicales se trou-vent finalement confrontés à l’écart grandissant entre d’une partun contexte économique et institutionnel en mouvement quiintroduit via l’Europe une concurrence postale mondiale, d’autrepart la permanence de la présence postale et des compromislocaux qui permettent l’activité postale quotidienne en France.

Les uns et les autres exercent séparément une activité de lob-bying à Bruxelles, à Strasbourg et auprès du Conseil, sur des posi-tions qui rejoignent souvent les propositions du gouvernementfrançais. Ce dernier ne peut pas sortir du cadre communautairefixé par la directive, mais a pu obtenir, dans le cadre de la renégo-ciation de ce texte, une limitation des velléités de concurrenceexprimées par d’autres États membres et la Commission. Commel’activité de l’exploitant public La Poste, historiquement liée auterritoire national, se trouve réorientée sur un marché à terme deplus en plus concurrentiel, l’État, les dirigeants et les fédérations

sonnes en équivalent temps complet (ETC) est venue remplacer le départ de23 969 ETC, soit un gain de 5 424 ETC. Ces gains se sont notamment réalisés par une« déprécarisation » de l’emploi dans l’entreprise, par exemple la transformation deCDD en CDI. Des postes de fonctionnaires ont été pourvus : 7 144 au total contre6 000 prévus initialement. En revanche, les objectifs de réduction du nombred’heures supplémentaire et du nombre de CDD ne sont pas pleinement atteints.

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syndicales évoquent la nécessité de définir une Europe postale quipuisse préserver la poste française et ses missions de servicepublic.

Si La Poste remplit celles-ci, elle diversifie également ses acti-vités, notamment par le biais de ses filiales, accroissant du mêmecoup la part de son chiffre d’affaires réalisé sur des activités horsmonopole. L’État ne freine pas cette évolution lorsqu’elle sedéroule dans le champ d’activités hors monopole. Des entre-prises privées s’installent sur le territoire national, notammentpour l’activité de la messagerie. Le MEDEF a d’ailleurs réclaméen 2001 une plus large concurrence dans le secteur postal. Lesfédérations syndicales ont, de leur côté, à prendre en charge descatégories de personnel de plus en plus hétérogènes, choisissantde syndiquer non seulement les agents et salariés de la maisonmère La Poste, mais également les personnels des filiales etparfois ceux du secteur privé. La pratique syndicale quotidienneévolue : la défense du service public n’est pas un thème fédérateurpour l’ensemble des salariés du secteur postal.

L’enjeu consiste pour les fédérations syndicales, comme pourles dirigeants, à définir des projets qui soient conciliables avecl’hétérogénéité des personnels concernés et donc une grandediversité des intérêts. Les compromis locaux permettent encoreaujourd’hui à La Poste de lever, acheminer, trier et distribuer lecourrier, mais ils ne sont pas applicables à l’ensemble du groupe.

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La SNCF : une stratégie de croissance,un imaginaire du déclin

par Claire Guélaud

La SNCF va connaître de profondes mutations dans les pro-chaines années. La plupart sont partie intégrante d’un long pro-cessus d’ouverture du trafic ferroviaire européen. Effectivementamorcé en 1991, avec une directive enjoignant les entreprises fer-roviaires de séparer la gestion des infrastructures de celle dutransport, le mouvement s’est poursuivi depuis. Trois années dediscussion viennent d’aboutir à l’adoption des directives du« paquet ferroviaire 1 ». Ces textes, entrés en vigueur le 15 mars2001, précisent notamment les conditions et le calendrier del’ouverture du marché du fret international. S’il reste de nom-breux points à préciser, en particulier les liens financiers entreÉtats et compagnies de chemins de fer, il est clair qu’une ère nou-velle s’ouvre en Europe pour les entreprises ferroviaires. D’autantque le commissaire aux transports, Loyola de Palacio, entendmettre les bouchées doubles et pousse à la création d’un « railunique » européen.

En cinquante-cinq ans d’existence, la SNCF a eu l’occasion dese frotter à la concurrence de l’automobile, du camion et del’avion. Mais, pour la première fois, elle va affronter la réalité dumarché sur ce qui constitue son cœur de métier : le transport ferro-viaire. Certaines échéances sont très proches. Le trafic interna-tional de marchandises doit s’ouvrir à la concurrence dès le16 mars 2003. En perdant progressivement son monopole, la

1. Directives 2001/12 relative au « développement de chemins de fer communau-taires », 2001/13 concernant les licences des entreprises ferroviaires, 2001/14concernant la répartition des capacités d’infrastructure ferroviaire, la tarification del’infrastructure ferroviaire et la certification en matière de sécurité.

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SNCF verra inévitablement ses parts de marché grignotées sur leterritoire national. Mais, comme toutes les entreprises publiquesengagées dans des processus de déréglementation, elle fait le parid’en gagner à l’international. Pour elle, comme pour ses concur-rents, l’Europe représente à la fois un risque et une opportunité decroissance. Dans une Union sensibilisée aux exigences du déve-loppement durable, le rail a des arguments à faire valoir. Le replin’a donc rien d’inéluctable.

Le groupe SNCF est composé de l’établissement public SNCFet de plus de 640 filiales et participations regroupées pour la pluslarge part au sein de SNCF participations. Il constitue l’un destout premiers groupes de transport terrestre en Europe et possèdede nombreux atouts, même si les associations d’usagers del’entreprise publique épinglent régulièrement ses insuffisances.Le nom de la SNCF est attaché à l’une des plus belles réussitestechnologiques et commerciales françaises, le TGV Paris-Lyon.Son réseau de grandes lignes est l’un des meilleurs d’Europe. Et,si la qualité de services est très inégale d’une région ou d’un typede train à l’autre, la sécurité est un des points forts des cheminsde fer français, loin devant leurs homologues britanniques ouitaliens.

La SNCF soutient donc la comparaison avec ses homologueseuropéens. Mais les cheminots ont du mal à s’en convaincre. Lemarché est, pour eux, synonyme de déclin. De fait, depuis la créa-tion de la SNCF par fusion, en 1937, des deux réseaux d’État etdes cinq compagnies privées de chemins de fer, le train n’a cesséde perdre du terrain sur ses concurrents. Au début des années cin-quante, la SNCF assurait 50 % du transport marchandises enFrance. Elle en assure moins de 8 % aujourd’hui. Elle employait515 000 personnes au lendemain de la Seconde Guerre mon-diale. Elle en emploie 181 011 à l’heure actuelle. Et, s’il n’y avaitpas eu le TGV dans les années quatre-vingt, la déprime se seraitgénéralisée. Chez les anciens « seigneurs du rail », élevés dans lafierté du métier de cheminot et dans une certaine idée de la luttedes classes – la CGT fait encore 42 % des voix cheminotes –, ladécroissance réelle de l’activité a nourri un imaginaire du déclin.La SNCF a les plus grandes peines du monde à s’en défaire. C’estune faiblesse au moment où elle renoue avec la croissance etaborde des échéances européennes décisives.

L’entreprise publique, bien sûr, n’en est pas à sa premièretransformation. En plus d’un demi-siècle, elle s’est plusieurs foismodernisée. Les trente glorieuses et les vingt années suivantes

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ont été marquées par de nombreux changements : techniques(traction électrique, passage au courant alternatif industriel, etc.),organisationnels, commerciaux, managériaux. La plupart ont étéimposés d’en haut. Comme toutes les grandes maisons d’ingé-nieurs, où les impératifs de sécurité pèsent lourd, la SNCF estrompue aux innovations techniques. En revanche, elle est trèsdémunie dans le domaine de la conduite du changement faute desavoir gérer le social et négocier la modernisation. La dureté desrelations direction-CGT sur la longue durée d’un côté, le peu decas fait du management de l’autre n’ont pas facilité les choses.L’entreprise est restée bloquée dans une culture de l’affronte-ment et dans son tropisme technique. Elle continue de buter – etce, depuis des lustres – sur la même difficulté : commentchanger ?

Le nombre de journées perdues pour fait de grève donne uneidée de la gravité de la situation : 44 000 pour le « creux » de1982, 1 054 920 pour le « pic » de 1995, plus de 104 000 entrejanvier et juin 2001. Cette conflictualité est supportable en situa-tion de monopole, pas dans un marché ouvert. Les trois semainesde paralysie quasi totale du trafic de 1986 et de 1995 seraientdésastreuses pour le fret en 2003. Le conflit social d’avril 2001 luia déjà coûté 400 millions de francs, sans compter les dommageset intérêts que lui ont réclamés, pour la première fois, ses grandscomptes. Entre le coût du lancement du TGV Méditerranée etcelui de cette grève des agents de conduite, la SNCF va replongerdans le déficit en 2001 2.

La transformation de grands groupes, publics ou privés, est unexercice redoutable. À la SNCF, elle tient de la gageure : l’entre-prise, cette fois-ci, doit mener de front plusieurs mutations etréussir impérieusement sa modernisation sociale. Faute d’y par-venir, elle perdra sur tous les terrains. Loïk Le Floch-Prigent,chargé par les pouvoirs publics de renouer les fils du dialogueaprès le conflit de novembre-décembre 1995, puis Louis Galloisl’ont compris. Le premier pendant quelques mois, le seconddepuis cinq ans ont fait le pari de redonner des perspectives auxcheminots pour sortir d’une culture du déclin et trouver les termesd’un compromis qui permette d’affronter sereinement l’avenir.« Plus » de croissance, plus d’effectifs, de changements négociésd’un côté, plus de paix sociale de l’autre. La stratégie est intelli-gente, mais difficile à mettre en œuvre dans une entreprise où la

2. Rapport annuel 2000.

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logique de l’affrontement l’a longtemps emporté. Toute la ques-tion pour la SNCF, son personnel et ses clients est de savoir sicette stratégie n’arrive pas trop tard dans une entreprise où le cor-poratisme et le radicalisme syndical combinent, depuis peu, leurseffets.

Les ressorts du changement

Le choix européen impose, depuis une dizaine d’années,d’accélérer la modernisation des entreprises ferroviaires. Nul nel’ignorait en France : ni la direction ni les gouvernements. Maisles uns et les autres ont temporisé par crainte d’un débordementsemblable à celui de 1986. La nécessité du changement est doncvenue de la rue. Le mouvement social de la fin 1995 est né à laSNCF. Trois semaines de grève des cheminots ont contraintdes millions de Franciliens à se déplacer sans transport encommun. Et culminé, le 12 décembre, avec des manifestationsrassemblant plus d’un million de personnes à Paris et dans lesgrandes villes françaises. Le Premier ministre de l’époque ne s’enest pas relevé. Sa « méthode » en matière de réforme – on imposele changement, on ne le négocie pas – est restée dans les annalescomme un véritable contre-exemple. Alain Juppé y a perdu sonfauteuil de chef du gouvernement : la dissolution de l’Assembléenationale et les élections législatives de 1997, marquées par leretour de la gauche, sont une des conséquences indirectes dumouvement social de l’automne 1995.

Quoi qu’il en soit, à la fin de cette année-là, les pouvoirspublics sont convaincus de la nécessité d’agir. Et persuadés quele rétablissement d’une paix sociale durable est une condition sinequa non de la modernisation de la SNCF.

1995 ou l’urgence de la modernisation sociale

Depuis le début des années quatre-vingt-dix, l’avenir del’entreprise a suscité moult débats et fait couler beaucoupd’encre 3. La préparation du contrat de plan entre l’État et laSNCF est une source de préoccupations permanentes. Elleinquiète les pouvoirs publics : Édouard Balladur avait déjà

3. Voir le rapport de la commission d’enquête sénatoriale présidée par HubertHaenel (RPR, Haut-Rhin).

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repoussé à l’après-présidentielle le bouclage de ce texte initiale-ment prévu le 1er janvier 1995. Les fédérations syndicales de che-minots redoutent la filialisation et, à terme, la privatisation de lasociété nationale. Dans le mois précédent le conflit, les signes decrispation se multiplient. Le 10 octobre, une journée nationaled’action est largement suivie. Deux jours plus tard, les syndicatsappellent, ensemble, les agents de maîtrise et les cadres à mani-fester. Du jamais vu depuis 1979 ! Ils dénoncent pêle-mêle lecomportement « autocratique et méprisant » du président Ber-gougnoux, le « management coercitif » et le « dépeçage de laSNCF ». Deux semaines plus tard, le 25 octobre, une nouvellejournée nationale d’action pour la défense du statut mobilise qua-siment un cheminot sur trois. Dans ce contexte tendu, les projetsd’Alain Juppé de réforme de la Sécurité sociale et l’éventualitéd’une remise en cause des régimes spéciaux de retraite, en parti-culier celui de la SNCF, mettent le feu aux poudres.

Le droit à la retraite à cinquante ans, réservé aux seuls agents deconduite, est un des éléments du « statut » des cheminots. Il faitpartie d’un ensemble de droits concédés à la fin du XIXe siècle etau début du XXe par les compagnies de chemins de fer ou lesréseaux d’État, en échange des obligations ou des servitudes inhé-rentes au métier de cheminot (dureté des conditions de travail,horaires décalés, disponibilité, etc.). Il est inscrit dans la loidepuis 1909. Même s’il coûte fort cher à l’État (environ 14 mil-liards de francs par an à l’heure actuelle), sa remise en cause uni-latérale est particulièrement maladroite. Circonstance aggra-vante, la méthode Juppé rappelle celle qu’emploient en interne lesdirigeants de la SNCF. Le gouvernement, de son côté, semblefrappé d’amnésie. Car le conflit de 1986, lui aussi exceptionnel-lement long (22 jours), avait débuté quelques semaines après lapublication dans les colonnes du Monde d’une interview deJacques Douffiagues, qui fit grand bruit. Le ministre des Trans-ports s’y interrogeait – déjà – sur l’opportunité d’une réforme durégime des retraites des cheminots.

Comme en 1986, les velléités réformatrices d’Alain Juppéheurtent de front une population clé dans la corporation des che-minots. Les anciens « barons du rail » sont en proie à un malaisegrandissant. Leurs conditions de travail (matériel fréquemmentvétuste, horaires décalés, etc.) sont difficiles. Contrairement auxcontrôleurs, qui travaillent généralement en équipe, les conduc-teurs sont isolés. Ils sont seuls dans leurs cabines depuis la sup-pression du poste d’aide-conducteur et ils ont peu d’occasions de

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se retrouver tous ensemble (à peine quatre jours de formation encommun par an !). Ils se sentent marginalisés et se reconnaissentde moins en moins dans une entreprise qui essaie de se tournervers ses clients. Or, pour eux, le client est une figure ambiguë :lointaine – ils peuvent passer leur vie professionnelle sans en ren-contrer – ou négative en raison de l’insécurité et de l’incivilitécroissantes dans les TER ou le Transilien. D’où la difficulté de lesmobiliser sur ce thème.

Historiquement, la CGT et la Fédération générale autonomedes agents de conduite (FGAAC), champions du syndicalismecatégoriel, se disputent les voix des roulants. Depuis les dernièresélections professionnelles, en 2000, la FGAAC et Sud-Rail fontla moitié des voix des agents de conduite, qui ont toujours étéprompts à se mobiliser sur la défense d’un statut au cœur del’identité cheminote. Or 15 % de conducteurs en grève suffisent àimmobiliser le tiers des trains !

Une fois la machine emballée, il faudra beaucoup de tempspour obtenir la reprise du travail. L’annonce par Alain Juppé dugel du contrat de plan et de la suspension des travaux de lacommission Le Vert sur les régimes spéciaux de retraite mettraplusieurs jours à faire son chemin dans les esprits. Les mêmescauses produisant les mêmes effets, Jean Bergougnoux, nommé àla tête de la SNCF après le conflit de 1986, est « lâché » par lespouvoirs publics. Pareille mésaventure n’est pas nouvelle : on necompte plus le nombre de présidents et/ou de directeurs générauxcontraints de démissionner à la suite d’un conflit social. Ce fai-sant, l’État donne indirectement raison aux organisations syndi-cales, construit la légitimité de la résistance au changement etrend impossible l’exercice du métier de dirigeant d’entreprisepublique.

Jean Bergougnoux remercié, le gouvernement Juppé s’enquiertd’un possible remplaçant susceptible de mettre un terme au fonc-tionnement d’une entreprise oscillant entre des conflits sociauxexceptionnellement longs et durs, les mauvaises années, et desdizaines de milliers de journées perdues pour fait de grève lesannées « normales ». Loïk Le Floch-Prigent, « patron degauche » et homme de réseaux connu pour son attachement audialogue social, est chargé par un gouvernement de droite d’unemission claire : remettre de l’ordre à la SNCF et y assurer la paixsociale. Pour ce faire, l’ex-président d’Elf-Aquitaine aura lescoudées franches. Il n’y a plus, depuis 1995, de contrat de planentre l’État et la SNCF. Avantage de la situation : les dirigeants de

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la société nationale disposent d’une large autonomie de gestion auquotidien. Revers de la médaille : ils manquent de visibilitéà moyen terme, faute de connaître les intentions de leuractionnaire…

Une entreprise à bout de souffle

Dès son arrivée, le nouveau président lance un audit. Lesrésultats de cet état des lieux sont éloquents. Malgré 50 milliardsde francs d’aides publiques par an, l’entreprise est au bord de lafaillite. Son endettement dépasse les 200 milliards de francs. Ellea accumulé les pertes : 3 milliards de francs en 1992, 7,5 milliardsen 1993, 8,5 milliards en 1994 et près de 17 milliards en 1995.

TGV excepté, la SNCF gère la décroissance : il y a moins detrafic, moins de cheminots, moins de qualité de service. Fauted’investissements suffisants, le parc de locomotives a vieilli.« Sauf sur les TGV et les TER, les locomotives sont vétustes.Elles ont trente ans en moyenne au fret. Ce qui impose aux che-minots des conditions de travail difficiles dans des cabinesbruyantes et inconfortables », témoignait encore, début 2000,Michel Lasnes, secrétaire général de la FGAAC.

L’organisation de l’entreprise date du début des annéessoixante-dix. Elle a vieilli sans se bonifier. Au milieu des annéesquatre-vingt-dix, la SNCF ressemble encore à une bureaucratiemilitaro-hiérarchique, avec des effectifs pléthoriques au niveaudu siège et un encadrement sur le terrain qui ne sait plus où donnerde la tête. Le style de commandement est militaire : les impé-ratifs de sécurité ont structuré le management dans une certaineforme d’autoritarisme, fort éloignée de l’art de la délégation et del’animation d’équipe. Parallèlement, existent de multiples possi-bilités d’arrangements informels au niveau des établissements.Enfin, malgré de nombreux efforts, le commercial reste un despoints faibles de l’entreprise.

Les résultats de l’audit sont d’autant plus préoccupants que leconstat des insuffisances et des faiblesses structurelles de laSNCF a été dressé plusieurs fois depuis les années soixante. Plansde redressement et tentatives de modernisation se sont succédé,sans donner beaucoup de résultats.

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L’aiguillon européen et la création de RFF

Or le temps presse : les échéances européennes se rapprochent.La France ne pourra pas, indéfiniment, freiner des quatre fers. Leprincipe de l’ouverture progressive à la concurrence est acquis.La directive de 1991 portant, entre autres choses, sur la sépara-tion de l’infrastructure et de l’exploitation a été adoptée. Les payseuropéens avaient deux ans pour la transposer. La majorité s’estexécutée dans les délais. Dès le 1er janvier 1994, l’Allemagne adonné naissance à la Deutsche Bahn en fusionnant les deuxanciennes compagnies d’Allemagne de l’Est et d’Allemagne del’Ouest. Un holding de tête est créé et la gestion de l’infrastruc-ture est confiée à une filiale. L’État a repris à sa charge les 67 mil-liards de DM de dette des deux anciennes sociétés de chemins defer. Il s’est aussi engagé à investir quelque 200 milliards de DMentre 1994 et 2003. La France, elle, a traîné ostensiblement lespieds et prôné une application a minima de la directive avec unesimple séparation comptable des activités. Mais elle sait qu’ellene pourra pas en rester là.

Le 11 juin 1996, à l’Assemblée nationale, le ministre desTransports, Bernard Pons, présente donc un plan de sauvetageprévoyant de transférer le patrimoine ferroviaire de la SNCF(voirie, foncier, etc.) à un établissement public industriel etcommercial (EPIC) qui doit être mis en place le 1er janvier 1997et qui héritera de 125 milliards de francs de dette. Ses ressourcesseront pour partie tirées d’une dotation de l’État et des péagesacquittés par la SNCF et, à terme, par les autres transporteurs.80 milliards de dette restent à la charge de la SNCF. Le projet deloi donnant le coup d’envoi à la réforme et à la création du Réseauferré de France (RFF) est adopté le 15 octobre en Conseil desministres. Il sera finalement voté en février 1997 (PS et PCF ontvoté contre). RFF créé, la SNCF doit se recentrer sur son métierd’exploitant commercial de voyageurs et de marchandises. Quantau gouvernement, il s’est engagé, dans la loi, à maintenir l’uni-cité de l’entreprise ainsi que le statut et le régime de retraite descheminots. Jean-Claude Gayssot, ministre des Transports du gou-vernement Jospin, ne reviendra pas sur cette réforme qu’il a pourl’essentiel reprise à son compte.

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Réconcilier l’économique et le social

Le choix de la croissance

Loïk Le Floch-Prigent a exercé peu de temps les fonctions deprésident de la SNCF. Mais, de l’avis général, ces six mois ont étéfructueux. Il renoue les fils du dialogue avec toutes les organisa-tions syndicales. Reprend langue, en particulier, avec la CGT.Esquisse un projet d’entreprise qui ouvre des perspectives nou-velles. Rattrapé par l’affaire Elf, il est incarcéré à la prison de laSanté et doit abandonner son poste. Nommé en juillet 1996, LouisGallois annonce rapidement son intention de poursuivre etd’amplifier la politique engagée par son prédécesseur. Il confirmele choix d’une croissance tous azimuts, qui rompt avec unelongue période de recul. Finie la recherche de niches de trafic,place à la politique de volume ! Pour la première fois depuis unevingtaine d’années, les perspectives de développement concer-nent toute l’entreprise et pas seulement cette vitrine technolo-gique qu’est le TGV. Ce renversement stratégique a les faveursdes organisations syndicales, qui contestaient la décroissance del’activité et le tout TGV.

Le « projet industriel »

Louis Gallois et son équipe, soutenus par les pouvoirs publicsqui préparent activement la création de RFF, élaborent un « projetindustriel » pour les cinq prochaines années. Les maîtres mots ensont « Client, Europe, Efficacité ». « La SNCF, a expliqué sonprésident 4, vivait sur des valeurs fortes liées à son histoired’entreprise de service public, mais elle avait beaucoup souffertet perdu assez largement confiance en elle-même […]. Il fallaitdonc faire preuve de ténacité, de persévérance, d’ouverture, etsavoir jouer dans la durée. Ces éléments étaient essentiels dans lafiabilité du premier volet du projet industriel lancé pour la période1997-1999. Nous avons annoncé un retour à l’équilibre de notreexploitation et nous nous sommes tenus à cet objectif. » Pour yparvenir, une cinquantaine de « programmes prioritaires » sontarrêtés pour les années 1997 à 1999, une trentaine pour les années2000 à 2002. Tous visent à mettre les différents secteurs de

4. Cité par Valeurs Actuelles dans son édition du 25 février 2000.

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l’entreprise en ligne avec les objectifs de rentabilité et de recon-quête du trafic marchandises et voyageurs.

Seul problème, mais de taille : les cheminots, de l’aveu dudirecteur des ressources humaines, Pierre Izard, n’ont pas réussià s’approprier ces programmes prioritaires. En conséquence,l’entreprise en a réduit le nombre et elle a intimé l’ordre aux direc-teurs de région et d’établissement de bâtir quelques projets clésavec l’encadrement. De là à imaginer qu’ils pourraient associerles organisations syndicales à leurs discussions, il y a un abîme.On peut rêver mieux en matière de changement partagé ! Si le capest fixé – devenir « l’entreprise de service public de référence enFrance et en Europe » –, la SNCF ne sait toujours pas commentchanger, c’est-à-dire comment associer sur la durée le personnelet ses représentants au changement. Et faute d’avoir trouvé cesésame, la rupture se consomme entre une élite acquise au mou-vement et la masse du corps social tétanisée par le changement.

L’orientation client

Les groupes dans lesquels la culture technique et les impératifsde sécurité sont très prégnants éprouvent des difficultés à setourner vers leurs clients. La SNCF ne fait pas exception à larègle. Les services commerciaux ont été longtemps traités commedes parents pauvres. Il a fallu attendre la « révolution commer-ciale et managériale des années soixante-dix » (Ribeill), œuvre dudirecteur général Roger Guibert, pour voir le marketing faire sonentrée à la SNCF. Et pourtant, vingt ans plus tard, cette dernièrese prenait encore les pieds dans Socrate, qui fit tant gloser surl’esprit technocratique des ingénieurs maison et ruina son image.Comme toutes les entreprises publiques, la SNCF a d’abord eudes usagers avant de se découvrir des clients. Le changement determinologie, que les associations d’usagers tardent à s’appro-prier, a marqué un tournant. À partir de ce moment, l’idée dumarché, qui a longtemps révulsé les cheminots, a commencé àfaire son chemin. Mais ce travail est loin d’être achevé. D’où ceslogan un peu simpliste répété aux cheminots : « Votre patron,c’est le client. »

La devise est rien moins qu’évidente. Car la clientèle de laSNCF a toujours été hétérogène. Et cette hétérogénéité s’accroît.Les 400 clients du fret, qui ont confié 141,7 millions de tonnes demarchandises au transporteur ferroviaire en 2000, ont peu depoints communs avec les 314 millions de voyageurs des grandes

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lignes et des TER (hors Île-de-France) ou les 547 millions devoyageurs d’Île-de-France. L’orientation-client, devenue à la findes années quatre-vingt une règle de base du management, estcomplexe à mettre en œuvre à la SNCF. Elle l’est d’autant plusque, pendant plusieurs dizaines d’années, les clients ont été des« usagers » plutôt satisfaits de leurs chemins de fer assez bonmarché. Il a fallu attendre le tournant des années quatre-vingtavec le « tout TGV » pour que leur comportement change etqu’ils se métamorphosent en clients exigeants. Depuis, la direc-tion a entrepris de structurer l’entreprise autour de ses différentsmarchés (fret, grandes lignes, TER, Transilien). Mais, pour desraisons historiques, on est encore loin du compte, même si le redé-coupage de la direction générale et la création des régions avaientcet objectif. Les changements d’organisation, inachevés auniveau des 300 établissements, sont délicats à mettre en œuvre. Ilsheurtent la sensibilité des cheminots qui, comme l’analysaitFrancis Rol-Tanguy 5, directeur général délégué fret, « ont besoinde se sentir appartenir à la même maison ».

Rénover le management

La modernisation du management figure en bonne place dansle projet industriel. C’est un thème récurrent : au lendemain duconflit de1986, rappelait Georges Ribeill dans Les cheminots 6,« un audit social montre que les cadres de la SNCF constituentune population conformiste, insérée dans une organisation mili-taro-hiérarchique caractérisée par la fragmentation des tâches, laprédominance des fonctionnels sur les opérationnels, le cloison-nement des services et le formalisme des modes de fonctionne-ment et de communication ». Diverses tentatives ont été engagéesdepuis vingt ans pour faire évoluer cette population clé. JeanBergougnoux avait essayé de développer le management partici-patif, introduit quelques années plus tôt, sous la forme de groupesd’initiative et de progrès. La greffe a mal pris dans cette entre-prise où l’exercice de l’autorité ne se partage pas. Mais l’adapta-tion de l’encadrement est plus que jamais nécessaire. Impossible,sans elle, d’insuffler une culture du résultat.

Début 2000, la SNCF a mené une enquête auprès de ses22 000 cadres pour évaluer leur degré d’adhésion à la politique de

5. Cité par Le Nouvel Économiste dans son nº 1176 du 18 au 31 mai 2001.6. M. LEMOINE, G. RIBEILL et A. MALAN, Les cheminots, Syros, Paris, 1993.

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la direction et recenser ce qui, à leur avis, leur manquait. Le tauxde réponse a dépassé les 50 %. Les résultats ont montré que lescadres étaient à 45 % demandeurs de formation au managementet qu’ils ressentaient un besoin de clarification sur la gestion desressources humaines. Qu’il s’agisse de l’évaluation, des entre-tiens individuels ou des liens que l’entreprise établit entre lesrésultats professionnels et le déroulement de carrière. Dans lafoulée, des groupes de réflexion ont été constitués. Deux millecadres y ont participé. Au mois d’octobre, une convention aadopté vingt mesures. Parmi elles, l’introduction prudente de larémunération au mérite : dorénavant, la contribution des cadressera évaluée une fois par an et donnera lieu, le cas échéant, àl’octroi d’une prime de résultats.

L’entreprise ne s’arrête pas là. Elle va créer un Institut dumanagement. D’ici à la fin de 2002, dix mille cadres s’y rendrontpour consolider leur formation managériale (comment faire unentretien individuel, gérer un conflit, gérer un projet, etc.) ou pourse perfectionner à l’occasion d’une prise de responsabilités.Parallèlement, le recrutement de cadres à l’extérieur, venusd’horizons différents (écoles de commerce, universités, entre-prises privées…), va se développer. La direction parie aussi sur le« sang neuf » pour renouveler la culture d’entreprise.

Une modernisation concertée

Dans la stratégie de changement de Louis Gallois, le choix dela croissance et celui de la modernisation concertée sont indisso-ciables. Ils se nourrissent mutuellement et donnent au projetd’entreprise sa cohérence. La rupture avec l’histoire récente estdouble : la croissance contre le déclin, la modernisation concertéecontre le changement décrété. En pariant sur le renouveau du dia-logue social, donc sur la capacité à évoluer des organisations syn-dicales et du management de l’entreprise, le nouveau présidentrompt avec les pratiques de la plupart de ses prédécesseurs.« Nous savons par expérience qu’on ne réforme pas une entre-prise contre son personnel », analyse Guillaume Pépy, directeurgénéral délégué clientèle. « Nous avons donc opté pour unemodernisation concertée. » Un choix raisonnable dans une entre-prise où la participation aux élections professionnelles est élevéeet où les syndicats n’ont pas de problème de représentativité.

Comme Loïk Le Floch-Prigent l’avait fait, Louis Gallois adonc pris contact avec l’ensemble des syndicats. Et cessé de

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contourner la CGT, de loin la première organisation à la SNCF.La conjoncture politique et sociale a aidé l’ancien militant duCeres : la fédération CGT des cheminots, emboîtant le pas à sonancien secrétaire général, Bernard Thibault, désormais à la tête dela confédération, s’est engagée sur la voie de la modernisation.Elle a accepté de ne plus se cantonner dans le seul syndicalismed’opposition. Cette mue a été facilitée par la présence au mini-stère des Transports, à partir de juin 1997, du communiste Jean-Claude Gayssot. Figure suffisamment rassurante pour conforterla CGT dans son désir de changement.

L’apprentissage du dialogue

La SNCF, toutefois, n’a pas l’habitude de la négociation col-lective. Elle lui a longtemps préféré la consultation au seind’organismes paritaires, qui avait l’avantage de n’engager per-sonne, ni les représentants du personnel ni ceux de la direction,également réfractaires à l’idée de cogestion. Historiquement, lechangement n’a jamais été négocié mais décrété, par la directionou par les cheminots. On ne compte plus le nombre de tablesrondes direction-syndicats organisées à la suite d’un conflit. Lagreffe de la négociation a du mal à prendre. Et, si la régulation decontrôle et la régulation autonome sont fréquentes dans l’entre-prise ferroviaire, la régulation conjointe, elle, brille par sonabsence.

Les lois Aubry ont donné l’occasion à la SNCF d’écrire unenouvelle page de son histoire sociale. Désireuse d’obtenir lasignature des syndicats majoritaires, la direction a mis deux ans àélaborer un projet d’accord sur les 35 heures avec ses interlocu-teurs syndicaux. Deux ans de rencontres informelles et de tracta-tions, de négociations en bilatérale et en plénière, pour décrocher,en juin 1999, la signature de la CFDT mais surtout de la CGT.C’était une première dans l’histoire des relations sociales chemi-notes. « Nous avons beaucoup travaillé pour arriver à ce résultat.Nous avons construit pas à pas la structure de l’accord. Ce fut unexercice très difficile », nous a déclaré le DRH, Pierre Izard. Maisle jeu en valait la chandelle : pour la première fois, la CGT et ladirection ont accepté de sortir d’un modèle de conflit dans lequelon ne reconnaît l’autre que s’il est dans cette logique. Seule ombreau tableau, la SNCF n’a pas réussi à contracter avec l’UNSA,pourtant son interlocuteur naturel, ni avec les petits syndicats,comme FO ou la CFTC, qui se sentent lésés par le tête-à-tête

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direction/CGT-CFDT. Les non-signataires ont jugé le nombred’emplois créés insuffisant et contesté le chiffrage de la direction(environ 5 000 postes supplémentaires). Eux évaluaient le soldenet de créations d’emplois à moins de 2 000 sur trois ans.L’accord, en ligne avec le choix de la croissance, a mis fin à plu-sieurs décennies de diminution des effectifs. En trois ans, le soldenet de créations de postes a été de l’ordre de 5 500. C’est beau-coup dans une entreprise habituée à tailler dans ses effectifs.Signé au niveau national, le texte ne prévoyait pas que l’applica-tion des 35 heures fasse, localement, l’objet de négociations. Ladirection y a sûrement perdu une occasion précieuse de diffuserla culture du changement partagé aux représentants du personnelcomme aux managers.

Une entreprise sous tension

Les premiers effets de la croissance

La nouvelle politique a porté ses fruits. Depuis quatre ans,l’augmentation du trafic est sensible quasiment partout : dans lesgrandes lignes, dans les trains express régionaux (TER), en Île-de-France et même au fret. En 2000, la progression des trafics aété « historique » (Louis Gallois) : + 7,4 % pour le TGV ; + 0,8 %pour les trains rapides nationaux ; + 6,6 % pour les TER ; + 8,2 %pour le Transilien ; + 6,2 % pour le fret. Les comptes se sontredressés. En 1998, l’entreprise a affiché son premier résultatcourant positif depuis dix ans (458 millions de francs). En 2000,pour la première fois depuis quinze ans, les résultats du groupe(177 millions d’euros pour un chiffre d’affaires de 19,8 milliardsd’euros) et de la SNCF elle-même (68 millions d’euros pour unchiffre d’affaires de 14,34 milliards d’euros) ont été positifs. Ceredressement, obtenu malgré les charges liées aux 35 heures etl’augmentation des péages, est de bon augure. Il est aussi fragile.L’endettement a diminué, passant de 7,3 milliards d’euros(47,8 milliards de francs) en 1999 à 6,5 milliards d’euros(42,6 milliards de francs) en 2000.

La croissance, toutefois, s’est révélée difficile à vivre.« La dernière grande modernisation du réseau ferroviaire datede l’électrification dans les années soixante-soixante-dix. C’estun peu comme si on voulait faire rouler les voitures sur deschemins vicinaux ! Nous avions un problème de moyens et

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d’autorisations. Les seuls investissements qu’on a faits, TGVexcepté, ont été des investissements de productivité. Nous avonsété très performants pour gérer le déclin. Gérer la croissance estune autre affaire » (Éric Tournebeuf, secrétaire général del’UNSA). Une fois signé l’accord sur les 35 heures, la SNCF arecruté près de 10 000 personnes. Mais les embauches ne se sontpas vues tout de suite : en moyenne, il faut sept mois pour formerun aiguilleur et quinze mois pour former un conducteur. Enrevanche, le personnel a dû s’adapter dès le 1er janvier 2000 à denouvelles organisations du travail.

Entre la tension sur l’emploi et l’augmentation du trafic, lescheminots, à quelque niveau qu’ils soient, ne savent plus oùdonner de la tête. Les hommes et le matériel sont usés jusqu’à lacorde. Avec tous les risques de conflit inhérents à une telle situa-tion. « La mise en service du TGV Méditerranée, le 10 juin, s’estfaite à moyens constants, déplore Jean-Paul Lahouse, administra-teur CGT. Les premières nouvelles rames n’arriveront qu’en2002. Sur les trains rapides nationaux, il y a un programme derénovation mais pas d’acquisition de matériel nouveau. » Lesagents de la maintenance en savent quelque chose. Même son decloche du responsable de la fédération Force Ouvrière des che-minots, Éric Falempin : « Le réseau est saturé. Il faudrait danscertains cas doubler, quand ce n’est pas quadrupler les lignes pourfaire face à l’accroissement du trafic. Nous manquons cruelle-ment de moyens. La qualité de service s’en ressent. L’an dernierau fret, il y a eu plus de 22 000 trains “calés” (restés en gare). Etnous avons laissé un million et demi de voyageurs sur lecarreau. »

Le manque de moyens

La direction n’ignore rien de ces tensions. Elle avait mêmeprévu, pour cause de surcroît de travail, de reporter la moitié descongés RTT de 1999 sur l’an 2000. SUD-Rail a évalué à 4 000 lenombre de créations d’emplois nécessaire pour faire face à lahausse du trafic et aux 35 heures. Louis Gallois a fait un pas endirection des organisations syndicales en avril, en proposant lacréation de 1 000 postes supplémentaires. Une façon implicite dereconnaître qu’à la SNCF aussi la productivité humaine a seslimites.

Les « couacs » qui ont accompagné la mise en service du TGVMéditerranée ont plutôt donné raison aux organisations

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syndicales. La direction admet désormais que la politique devolume ne doit pas se faire au détriment de la qualité. Directionet syndicats devaient se retrouver au début du mois d’octobre eten novembre 2001 pour faire l’inventaire des moyens humains,techniques et financiers dont dispose l’entreprise. Une sorted’« exercice pédagogique », selon l’expression d’un dirigeant,qui peut aussi bien servir en interne qu’à l’extérieur, à quelquesmois des élections présidentielle et législatives.

Des fragilités persistantes

Comme la majorité de ses prédécesseurs, Louis Gallois serajugé par les pouvoirs publics sur sa capacité à gérer le social. Or,sur ce terrain, le bilan de ses cinq premières années de présidenceest mitigé. Le nombre de journées perdues annuellement pour faitde grève reste très élevé : 124 259 en 1997, 180 431 en 1998,53 779 en 1999, 85 094 en 2000, 104 446 sur les six premiersmois de l’année 2000. Et, pour la première fois de son histoire, en2001, la SNCF a été dans l’incapacité d’assurer correctement lesdéparts en vacances de Pâques en raison d’une nouvelle grève desconducteurs.

Le conflit d’avril 2001

Le conflit a démarré à la fin du mois de mars, duré une quin-zaine de jours et mobilisé, pour l’essentiel, les agents de conduite.Les organisations syndicales, dépassées par la base, ont suivi lemouvement, quand elles n’ont pas essayé, comme la CGT, de lefreiner. Officiellement, le motif de la grève était l’extension de lagestion par activités aux établissements d’exploitation. La direc-tion voyait dans cette réforme connue sous le nom de Cap Clientsune rationalisation nécessaire, la traduction sur le terrain del’orientation-clients, donc une façon d’accorder l’organisationterritoriale de l’entreprise et le marché. En lieu et place des300 établissements d’exploitation multiactivités, il s’agissait deredistribuer les tâches en créant des établissements monoactivité(voyageur, fret, infrastructure, etc.) et d’intégrer les équipes dansune structure par ligne de produits, plus lisible pour les clients.Les syndicats redoutaient que la réforme ne prélude à d’autreschangements, une filialisation par exemple, voire une privatisa-tion. Ils faisaient aussi remarquer, comme SUD-Rail, que les

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établissements d’exploitation étaient un des rares endroits où « onse retrouvait ensemble : les guichetiers, les aiguilleurs, les agentsde main-d’œuvre ». Certains, dont la CFDT, ont donc appelé à lamobilisation des cheminots. Dans une entreprise que la reprise dutrafic avait mise sous tension, l’appel a été, comme d’habitude,très entendu par les conducteurs.

Conflit de croissance peut-être, conflit catégoriel sûrement. Lapropension des agents de conduite à la grève pose de redoutablesproblèmes à la SNCF. Elle traduit les états d’âme d’une catégoriede personnel qui ne se sent plus reconnue, même si elle est bienpayée. La direction reconnaît avoir du mal à manager ces travail-leurs nomades aux horaires atypiques et à leur donner le senti-ment d’appartenir à l’entreprise : « Le métier de conducteur estassez solitaire. Les agents de conduite dorment hors de chez euxtrois ou quatre jours par semaine. Leur vie est rythmée par le tra-vail et, à chaque changement d’organisation, on change leursrepères. Leurs responsabilités en matière de sécurité sont grandes.La charge mentale de leur travail est forte » (un dirigeant). « Ilsont une paie de cadre et un statut d’ouvrier. Ils réclament depuistrès longtemps la reconnaissance du niveau de technicien » (unsyndicaliste). De plus, les organisations syndicales qui ont leursfaveurs (la FGAAC, la CGT et SUD-Rail) ont longtemps entre-tenu ou entretiennent encore le mythe d’un âge d’or révolu, quifit d’eux à la fois des « seigneurs » du rail et l’élite de la classeouvrière.

Une régulation sociale problématique

La SNCF est difficilement gouvernable. La réforme ne souritguère à ses partisans : la CGT a perdu 6,5 points dans l’ensembledes collèges et 12,27 chez les agents de conduite après avoir signél’accord sur les 35 heures. Ce sont là des pertes considérables.« Nous avons passé des mois entre nous à discuter de la réduc-tion du temps de travail. Au point d’en délaisser le syndicalismede proximité. Mais nous savons aussi que, pour rien au monde, lesgens ne reviendraient en arrière et à l’époque d’avant les35 heures. » (Jean-Paul Lahouse, administrateur CGT à laSNCF). En revanche, le camp des partisans du syndicalismed’opposition s’est étoffé. SUD-Rail, créé après le conflit de 1995,prospère sur ce terrain, à la gauche de la CGT.

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Les résultats aux élections professionnelles(délégués du personnel, 2000)

Ensemble des collèges Résultats 2000 Évolution 2000/1998

CGT 42,01 % – 6,55 pointsCFDT 19,03 % – 0,86 pointUNSA 11,31 % + 0,88 pointSUD-Rail 10,70 % + 4,15 pointsFO 6,15 % + 0,95 pointCFTC 5,32 % + 0,24 pointFGAAC 3,96 % + 0,87 pointCFE-CGC 1,22 % + 0,21 pointDivers 0,30 % + 0,11 point

Inscrits : 184 393 ; votants : 149 421 (81,04 %) ; suffrages valables : 142 207(77,12 %).

Agents de conduite Résultats 2000 Évolution 2000/1998

CGT 33,74 % – 12,27 pointsFGAAC 36,89 % + 7,59 pointsSUD-Rail 14,96 % + 4,38 pointsCFDT 8,92 % – 1,62 pointFO 3,86 % + 1,64 pointCFTC 0,98 % – 0,36 pointUNSA 0,65 %

Inscrits 19 007 ; votants : 15 887 (83,58 %) ; suffrages valables : 15 253 (80,25 %).

Source : SNCF.

Circonstance aggravante, les dirigeants de l’entreprisepublique ont longtemps hésité sur le niveau pertinent de laconcertation (national, régional, local…). Et rien ne dit qu’ilsl’aient trouvé depuis que Louis Gallois est président. « L’entre-prise a joué un jeu dangereux en souhaitant diffuser le dialoguesocial jusqu’au niveau local, terrain de développement de Sud,alors qu’il y avait une prédominance forte du national jusqu’en1985-1990 » (un syndicaliste de l’UNSA). Ces allers et retourscompliquent la vie des organisations syndicales qui perdent déjàbeaucoup de temps en réunions dans de multiples structures(CHSCT, comités d’établissement régionaux, commissions pro-fessionnelles, CCE, comités de groupe, etc.). Le dialogue social,qui, selon un chiffrage rendu public fin 1995, mobilise l’équiva-lent de 8 000 personnes à temps plein, ne se révèle guère efficace.

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Historiquement, la CGT et la FGAAC se partageaient les troisquarts des voix des conducteurs. Mais, depuis le conflit de 1995qui a vu la FGAAC passer en tête et creuser son avantage, la situa-tion s’est compliquée. SUD-Rail a consolidé ses positions.Reconnue représentative en 1997, l’organisation syndicale pèsequasiment 15 % des voix et joue à fond la carte du syndicalismede proximité. Elle n’a pas hésité, en avril 2001, à trouver dans laFGAAC un allié de circonstance. La direction a tout à perdre durapprochement ponctuel du corporatisme et du radicalisme : àdéfaut d’être une drogue, comme le déplorent les dirigeants de laSNCF quand ils expriment leurs états d’âme, le conflit socialdevient chez les conducteurs « une sorte de constituant identitairequi est réactivé périodiquement et vient refonder l’assise commu-nautaire du groupe 7 ».

Les journées d’action et de défense du statut ne devraient pasmanquer d’émailler les mois prochains : les organisations syndi-cales se préparent à faire campagne en prévision des électionsprofessionnelles de mars 2002. Il faut donc s’attendre à quelquessurenchères. Le scrutin, à quelques mois des électionsprud’homales, est d’importance : il permettra de voir si SUD-Rail a continué sa progression dans l’entreprise ou souffert duconflit de Pâques 2001, et si la CGT réussit à stabiliser ses posi-tions, voire à reconquérir le terrain perdu depuis la signature del’accord sur les 35 heures. Des données décisives pour mesurerles marges de manœuvre de la direction.

Conclusion

La fragilité de la SNCF n’est pas seulement sociale. Elle tientaussi aux fortes incertitudes avec lesquelles l’entreprise estobligée de composer en permanence. Certes, la spirale du déclinest enrayée. À partir du 1er janvier 2002, toutes les régions fran-çaises auront hérité des compétences de l’État en matière de trans-port collectif régional. Elles décideront, en liaison avec lescomités d’usagers, du contenu du service public du transportrégional de voyageurs, notamment des dessertes, des tarifs ou duniveau de prestations à assurer. La décentralisation, expérimentée

7. P. E. TIXIER, cité in « Monographie d’un conflit : la gare Montparnasse engrève » par V. ANIELLO, S. DALGALARRONDO, N. PETTE et F. SCHOENAERS, mémoirede DEA de sociologie IEP, 1995-1996.

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avec succès dans sept régions 8, ouvre de nouvelles perspectivesde développement au transport ferroviaire régional. Avec ses4 800 trains express régionaux (TER) par jour, la SNCF est bienplacée pour en profiter. Sauf si elle ne conserve que les canardsboiteux et si ses concurrents héritent des lignes rentables. Lasituation du fret n’est pas moins délicate qui doit, pour tenir sesobjectifs et résister à la concurrence, pouvoir s’organiser enconséquence et nouer des partenariats internationaux.

Sur tous ces sujets, l’État demeure un actionnaire très silen-cieux. Certes, le gouvernement français a fini, avec retard, par seconformer à la directive de 1991 en créant le RFF qui a repris unepartie des dettes de la SNCF. Mais le problème de l’endettementdes chemins de fer français est loin d’être réglé. La plupart desexperts évalue désormais à 12,2 milliards d’euros la sommenécessaire au désendettement de RFF qui devait tirer ses res-sources d’une partie des recettes de privatisation. Ce qui ne s’estpas fait pour cause d’alternance. La SNCF, de son côté, doitacquitter des péages de plus en plus chers au gestionnaired’infrastructure. Les pouvoirs publics ne pourront pas jouer lapolitique de l’autruche éternellement. La suppression des aidesferroviaires est envisagée pour 2003. Elle changera la donne pourla SNCF et RFF.

De plus, la Commission européenne veut aller vite. Elle vientde proposer un projet de « second paquet ferroviaire ». Bien sûr,l’ouverture du marché prendra du temps : les trains de voyageursespagnols ou allemands n’obtiendront pas demain des « sillons »en France. Mais cette perspective se rapproche. Il vaudrait mieuxpour la SNCF que le prochain gouvernement adopte rapidementune stratégie claire. Sinon, l’entreprise ferroviaire en pâtira.

Cette conjonction d’incertitudes rend la tâche de la directionextrêmement ardue et complexe. Pendant les cinq premièresannées de son mandat de président Louis Gallois a bénéficié dusoutien de son ministère de tutelle, du gouvernement et, eninterne, d’une CGT réformatrice. Rien ne dit qu’il en sera ainsiaprès l’élection présidentielle, au moment où les négociations secorseront en Europe. Seule certitude : les pouvoirs publics s’yprendront à deux fois avant de toucher à la SNCF. Ils saventqu’elle peut se transformer en poudrière. C’est un atout pour leprésident de l’entreprise ferroviaire qui doit faire face à une

8. Alsace, Centre, Nord-Pas-de-Calais, Pays de Loire, PACA, Rhône-Alpes,Limousin.

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difficulté paradoxale : les effets du dynamisme retrouvé sur lemoral des agents. Au lendemain du conflit de l’automne 1995, uncheminot sur cinq seulement se déclarait optimiste sur l’avenir dela SNCF. Cinq ans plus tard, la proportion d’optimistes a grimpéà 75 %. Mais l’inquiétude demeure : « D’une certaine manière,analyse un dirigeant, pour les agents, attachés à l’idée d’entre-prise intégrée et de service public, la garantie essentielle de non-privatisation est que la SNCF aille mal. Toute réussite est donc àleurs yeux suspecte. »

« L’enjeu de la nouvelle SNCF, c’est la confiance : celle descheminots dans son avenir, celle des clients dans la qualité du ser-vice, celle de la collectivité nationale dans l’efficacité et la fiabi-lité du service public dont elle a la charge », souligne LouisGallois dans le Rapport annuel 2000. Mais, pour faire grandircette confiance, la SNCF manque encore d’une compétence clé :la capacité à penser le changement organisationnel, managérial etsocial sur la durée et à l’intégrer à une stratégie globale. Il a falludix ans à une grande entreprise comme EDF pour apprendre àassocier les organisations syndicales aux changements. La SNCFa beaucoup moins de temps devant elle.

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La conduite du changementou le management à l’épreuve

par Pierre-Eric Tixier

À partir du milieu des années quatre-vingt, les entreprisespubliques ont été confrontées à un exercice d’apprentissageculturel à grande échelle : elles ont dû déplacer les repères anté-rieurs qui étaient construits autour de la technique, de la règle etde l’égalité de traitement des usagers 1. Le changement, insépa-rable d’une série de tâtonnements et d’ajustements, a plongé lesacteurs dans un malaise à la mesure du défi que représentaitl’hypothèse du marché généralisé pour un personnel rompu aumonopole. Pas toujours sûr de ses objectifs ni de ses méthodes,l’encadrement a été tenté de fuir dans le non-dit, le parti pris, lerepli identitaire ou les affirmations péremptoires, là où il auraitfallu s’expliquer et accepter l’échange pour permettre aux agentsde s’approprier les réformes. Le renouvellement managérial a étédifficile à réaliser. Les politiques traditionnelles, fondées sur unsystème de références partagées, ont perdu du terrain. Les nou-velles n’étaient pas encore stabilisées, posant la question du sensde l’action pour tous les acteurs 2 et de la redéfinition despratiques 3.

1. La dimension égalitaire du modèle français est fondamentale dans sa constitu-tion, voir à cet égard F. DREYFUS, L’invention de la bureaucratie, La Découverte,coll. « Textes à l’appui », Paris, 2000.

2. Ces dimensions sont reconnues comme telles dans les entreprises publiques,voir par exemple, J.-F. RAUX, « Le management à EDF », in Le service public ? Lavoie moderne, L’Harmattan, Paris, 1995.

3. M. FINGER, B. RUCHAT (sous la dir. de), Pour une nouvelle approche du mana-gement public, réflexion autour de Michel Crozier, Seli Arsan, Paris, 1997.

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Dans les années quatre-vingt…

Dans un premier temps, les dirigeants des entreprisespubliques se sont inspirés du modèle de l’entreprise privée pourpenser la transformation des sociétés dont ils avaient la responsa-bilité. Ils s’attendaient à devoir gérer une période de transition decourte durée avant de pouvoir faire table rase du passé. Cettevision manichéenne, souvent présentée comme d’inspirationanglo-saxonne et libérale, trouve aussi son origine dansl’angoisse du management face à l’ampleur du changement. Biensûr, les entreprises publiques s’étaient déjà modernisées : pas-sage de l’hydraulique et du thermique au nucléaire à EDF, de laconduite manuelle à la conduite automatique au métro, desréseaux à la numérisation et à la fibre optique à France Télécom…Mais ces transformations, au fort contenu technique, n’avaientpas de conséquences sur le périmètre des entreprises. Ce n’estplus le cas avec le développement de la concurrence.

Incertains sur leurs stratégies, conscients de devoir réformerdes systèmes institutionnels rigides, les dirigeants du public ontoffert une alternative magique aux contingences et aux rigiditésdu quotidien en parant l’entreprise privée de toutes les vertus. Ilsont pensé le changement comme un passage en force. De là desreprésentations sociales concurrentes entre l’ancien et le nou-veau modèle, vécues par les acteurs comme de véritables clivageset sources de blocages identitaires.

L’observation du fonctionnement des entreprises publiques,des réformes et du jeu des acteurs montre sur plus d’une dizained’années un phénomène bien différent de celui qui était envisagé.Il n’y a pas eu de « bascule » vers le modèle de l’entreprise privée,mais des phénomènes d’hybridation, de transition, de reproduc-tion, de substitution ou encore de concurrence entre logiquespubliques et privées. Ces processus, toujours à l’œuvre, ont des-siné pour chaque entreprise des trajectoires protéiformes.

Les tensions et les conflits sociaux ont été nombreux. Les per-sonnels étaient, pour une large part, prêts au changement. Mais ilsrefusaient que la modernisation se jouât sur le mode du mépris ouqu’elle ne tînt pas compte de leurs traditions. Ils avaient le senti-ment que l’on bradait leurs avantages acquis sur l’autel de la mon-dialisation pour des raisons qui leur restaient obscures ou qui leurapparaissaient essentiellement idéologiques. Le reaganisme et lethatchérisme ont mis les privatisations à l’honneur. Ils y voyaientle gage d’une performance accrue des entreprises publiques. Dans

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Une représentation binaire de l’entreprise

Typed’entreprise

Caractéristiques

Entreprise publiquetraditionnelle

Entreprise publiqueconcurrentielle

Contrôle Actionnaire oucontrôle public

Privatisation ou mixtepublic/privé

Missions Mixte monopolemarché

Marché et serviceuniversel

Management Rationnel – Légal –Technique

Animation orientéeclient

Relationsprofessionnelles

Paritarisme Négociation collective

GRH Concoursancienneté/examend’aptitudes

CompétencesÉvaluation desperformances

Formes de travail MétierTechnique

Orientation clientRésultats

Statut du personnel Fonctionnaires Contractuels

Destinataire du service Usager puis usagerclient

Client/marché

la foulée, la vague libérale et la vogue des privatisations se sontétendues en Europe. En France, on n’a pas débattu des causes dece mouvement, à savoir des relations entre la construction euro-péenne et la disparition des monopoles publics. En conséquence,les réformes n’ont jamais été pleinement légitimes, puisque leursens est resté opaque.

La période des années quatre-vingt-dix :des stratégies différenciées

Les années quatre-vingt-dix ont vu poindre quelques échangessur les enjeux des réformes, en particulier aux PTT et dans cer-taines unités à EDF. Mais cet effort de mise en débat n’a pas étépoursuivi 4. Le changement a été imposé d’en haut. Les syndicats

4. J. BARREAU, La réforme des PTT. Quel avenir pour le service public ?, Paris, LaDécouverte, 1995.

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ont été renvoyés à une « ringardisation » généralisée : « inter-roger les réformes ou les contester » était interprété comme lesymptôme d’une inadaptation, sinon d’une maladie sénileavancée. Il a fallu attendre le mouvement de novembre-décembre 1995 pour voir les directions infléchir leurs stratégieset s’intéresser à la modernisation négociée. Par ailleurs, c’est aucours de cette décennie que les stratégies des entreprisespubliques se sont différenciées en fonction de leur degré d’ouver-ture à la concurrence.

L’exemple d’EDF ou une gestion virtuelle du marché

Pour se préparer au marché, EDF a engagé des réformes qui sesont avérées contradictoires. La première consistait à accroîtrel’autonomie des responsables locaux pour introduire une logiquedu client 5. La seconde portait sur la réduction des coûts, qui a étéle plus souvent limitée à la diminution des effectifs. Pour mener àbien cette opération, les fonctions centrales ont élaboré des bat-teries d’indicateurs que les chefs d’établissement devaient appli-quer. Elles se sont engluées dans cette tentative pour contraindrele social à obéir à la nouvelle rationalité du « lean manage-ment ». Les établissements ont dû mettre en œuvre des politiquesdescendantes sans disposer de marges d’autonomie. La situationa débouché sur des contradictions difficiles à gérer et sur lescomportements paradoxaux des managers.

Au lieu de moderniser réellement EDF, les managers ont jouédes stratégies de l’affichage. Ils ont souvent mis en scène lamodernisation et le changement plus qu’ils ne les ont mis enœuvre, aidés en cela par les règles de la carrière qui imposaientune mobilité rapide. Dans un monde social où le marché n’étaitqu’une abstraction menaçante, non représentable sous la forme dela concurrence, le changement n’était pas valorisé si les acteursn’avaient pas un sens aigu de sa nécessité. Le cœur de la stratégiedes chefs d’unité était plus la communication, orientée autant versle sommet de l’entreprise que vers les agents. Les managers pro-jetaient ainsi une image positive du changement, même si leurspratiques restaient classiques.

5. M. CROZIER, État moderne, État modeste, stratégie pour un autre changement,Fayard, Paris, 1987.

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L’exemple du fonctionnement par projet

Pour adapter son organisation à une ouverture à la concurrenceencore virtuelle, EDF s’est lancée dans la gestion de projet, une« démarche qui permet de structurer méthodiquement et progres-sivement une réalité à venir ». Défini et mis en œuvre pourrépondre au besoin d’un client, le projet est une création collec-tive organisée dans le temps et l’espace, en vue d’unedemande 6 ». Il peut être entendu comme une cible mais aussicomme un mode d’organisation du travail : différentes spécia-lités sont intégrées dans un processus de production orienté versla demande. Dans ces configurations, il y a toujours dominationsoit du métier, soit du projet. La structure reconnaît la suprématiede l’un sur l’autre pour des raisons stratégiques internes ouexternes, mais les positions des acteurs peuvent renforcer la cohé-rence de ces modes d’organisation ou à l’inverse les battre enbrèche.

Les effets de la mise en place de projets

Selon l’entreprise, l’unité, l’activité, le parcours ou le métier,l’organisation par projet peut susciter de l’inquiétude, de la lassi-tude, du fatalisme ou du rejet. L’opinion des salariés est complexeà analyser en raison du caractère multidimensionnel des projets.

Le fonctionnement par projet formalise les interdépendances.Il induit une clarification des responsabilités au sein du processusde production. Et fait apparaître des « territoires », des « clans »,des « baronnies », qui restaient auparavant « secrets ». Cette« révélation » implique que l’encadrement apprenne à prendre encompte des intérêts divergents, alors que les contraintes fortes desprojets peuvent exacerber les tensions (« Une équipe dédiée, c’estcomme une famille ; parfois on lave son linge sale, ou alors onaccumule les rancœurs », dit un cadre). Les réunions servent sou-vent d’espaces de coordination, ce qui peut cristalliser les cli-vages entre cultures professionnelles. Dans certains univers, lesagents ont le sentiment que la multiplication des réunions nonseulement accentue la charge de travail, mais réduit et surtout

6. Voir les développements apportés aux différentes problématiques projets inV. GIARD et C. MIDLER (sous la dir. de), Pilotages de projets et entreprises. Diversitéset convergences, ECOSIP, Economica, Paris, 1993.

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délégitime les régulations informelles auxquelles ils sontattachés.

Le projet touche également aux qualifications profession-nelles. Les exigences de rationalisation, avec identification desfonctions clés du processus de production, contraignent à uneredéfinition de la spécialisation de chacun. La question concerneassez peu les jeunes et les cadres, détenteurs d’une expertise noncontestable, certifiée par un diplôme. En revanche, elle se posedavantage pour les anciens et les agents faiblement diplômés.Souvent attachés à la « variété » de leur métier, synonyme poureux de richesse du travail, de responsabilités, ils se sententmenacés par la spécialisation. Elle peut être vécue comme unrétrécissement du poste et s’accompagner de nouveaux typesd’expertises, plus gestionnaires que techniques.

Troisième effet de la gestion de projet : elle entraîne une cer-taine déconnexion entre les métiers des salariés et les structuresdans lesquelles ils les exercent. Dans une centrale nucléaire parexemple, les agents peuvent appartenir à la fois à une tranche, unpôle, un métier, un projet, un atelier et une antenne (« Entre lesmétiers, les projets, les antennes, les pôles, c’est qui le vrai chef ?Le boulot ne se fait plus », un agent). Les exécutants, soumis àplusieurs autorités, perdent leurs repères (« Il y a au moins deuxchefs par ouvrier et pourtant personne ne décide de rien »). Cettemultiappartenance fait éclater le lien à l’entreprise. Faute d’unpositionnement clair, les agents peuvent se mettre en retrait oun’investir que partiellement leur poste.

Parce qu’il vise à améliorer la transversalité, le projet modifiele contenu de la mission d’encadrement et requiert des aptitudesrelationnelles spécifiques. Les discours managériaux officielsvalorisent ces compétences de coordination, de régulation etd’animation – des compétences difficiles à définir, donc à recon-naître – au détriment des compétences techniques. Pourtant, lesstructures-projets font souvent réémerger des attentes d’encadre-ment technique. Ainsi l’exercice du management se complexifie :le manager doit développer de nouvelles compétences sans perdreles anciennes.

Le développement de la contractualisation

Les nouvelles organisations mettent en évidence des logiquesd’intérêts divergents que, traditionnellement, la suprématie de latechnique et l’effet intégrateur du statut amoindrissaient. Cette

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différenciation impose de construire d’autres modes relationnels,horizontaux et verticaux. Si « les pratiques contractuelles visentà résoudre les problèmes de coordination entre acteurs 7 », reste àsavoir quel mode de contractualisation convient à des universporteurs d’héritages culturels, techniques et réglementaireslourds, construits sur la base de microajustements informels dans(et entre) les bases opérationnelles dans la limite d’un cadrestatutaire.

Michel Nakhla et Louis-Georges Soler désignent commecontrat « tout engagement formalisé qu’un acteur ou un grouped’acteurs prend à un moment donné vis-à-vis d’un autre, en fonc-tion d’une certaine vision de leur futur commun ». Ils distinguenttrois types de contrats : un contrat de contractualisation verbale(non formalisée) ; un contrat de type « client-fournisseur » (eninterne) et ce qu’ils appellent le « recours à des engagements for-malisés comme supports d’une dynamique collective ». Le pre-mier type de contrat – la contractualisation verbale non forma-lisée – a pour mérite de respecter l’attachement de nombreuxsalariés du bas de l’échelle à la culture orale, à une forme d’enga-gement « moral ». Ce système assure réactivité et souplesse desacteurs vis-à-vis des aléas, mais il n’aide guère à construire la per-ception d’un futur commun puisqu’il continue à privilégier lesarrangements bilatéraux. La seconde forme de contrat – l’établis-sement d’un véritable contrat « client-fournisseur » en interne –introduit une lourdeur gestionnaire certaine. L’explicitation desprestations attendues limite les risques de conflits, mais freine laréactivité et l’innovation, car il faut prévoir les procédures d’arbi-trage, voire les sanctions, en cas de non-respect du contrat. Et celarisque de créer des tensions à long terme entre des acteurs quiauront à nouveau à travailler ensemble (on ne se débarrasse pasd’un collègue, d’un chef ou d’un subordonné comme d’un presta-taire extérieur !). La troisième modalité de contrat cherche à créerune solidarité entre les différents acteurs autour d’un objectif oud’un projet, tout en respectant leur autonomie. Un contrat initialfixe des objectifs, des moyens, des marges de manœuvre, contrac-tualise uniquement un cadre et définit le champ du renégociable.Le contrat n’est pas une finalité, mais un processus. Les interdé-pendances ayant été admises et reconnues en amont, les acteursdu projet peuvent construire des argumentaires dans un champ

7. M. NAKHLA, L. G. SOLER, « Pilotage de projets et contrats internes », Revuefrançaise de gestion, septembre, octobre 1996.

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légitime en cas de divergences d’intérêt, marquer les plagesd’autonomie de chacun et s’engager dans une résolution collec-tive des conflits. Cela peut permettre la construction d’un mouve-ment d’intercompréhension entre acteurs porteurs de logiquesdifférentes.

Le contrat a été aussi introduit depuis plusieurs années dansl’entreprise sous la forme des « retours d’expérience », des« entretiens annuels d’évaluation » et des « contrats d’objectifs »,qui sont plus ou moins bien acceptés par les salariés selon leurshéritages culturels. Dans les univers techniques, la logique duretour d’expérience heurte une culture professionnelle valorisantl’action immédiate, et les entretiens annuels d’évaluation sont vusparfois comme « des bavardages inutiles, parce qu’un bon contre-maître n’a pas besoin de ça pour connaître ses gars ». Ce qui esten question, c’est une certaine tradition de l’implicite. Le faitd’évaluer en face à face le travail effectué vient à contre-courantdes modes de relations habituels où on cherchait, autant du côtéde la hiérarchie que des agents, à éviter la confrontation. Dans lesunivers de service, la généralisation des contrats d’objectifs aparfois entraîné des effets paradoxaux comme la création d’unecompétition entre équipes, qui peut diminuer les solidarités entreles différents collectifs de travail (« Il faut se méfier de cet esprit,ça peut conduire à la balkanisation »). Certains salariés pointentaussi le fait qu’une contractualisation a réellement un senslorsqu’elle résulte d’une véritable négociation, alors que, seloneux, la marge de discussion est souvent faible. En fait, l’entre-prise a fait ainsi l’apprentissage d’une logique contractuelle. Laquestion centrale qu’elle s’est posée concernait la définition ducontrat : que faut-il mettre en négociation, que faut-il fixercomme objectif imposé ?

L’adaptation de la GRH

L’organisation par projet et la contractualisation interpellentaussi la fonction ressources humaines : comment adapter les car-rières, accompagner la transformation des identités profession-nelles, maintenir la cohésion organisationnelle et sociale, brefcomment contribuer à l’évolution du management des hommes ?Les outils habituels de GRH sont apparus inadaptés. En effet, lesnouvelles organisations ont fait émerger des managers et dessalariés d’un genre nouveau, aux compétences traditionnellement

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peu valorisées dans les univers technico-bureaucratiques. Mais ilfaut du temps pour recréer des repères pertinents.

D’une part, les salariés doivent accepter de vivre dans l’ambi-guïté hiérarchique : il leur faut désormais composer avec le pou-voir institutionnel (les responsables de métiers) et le « pouvoird’influence » (les responsables de projets). D’autre part, dans dessituations de confrontations de logiques, chacun doit développerdes compétences de dialogue et de négociation. Enfin, tous lesacteurs de l’entreprise, y compris le management, doiventapprendre à relativiser leurs propres valeurs professionnelles. Leshiérarchies entre les activités sont ainsi remises en cause et suppo-sent des réajustements en cascade.

France Télécom ou le managementface à la réalité du marché

À la différence d’EDF, le marché est devenu une réalité pourFrance Télécom dès 1996. Le management a dû modifier en pro-fondeur ses façons de faire, l’entreprise étant confrontée à uneaccélération sans précédent du rythme des innovations technolo-giques (développement de la téléphonie mobile, des réseaux àhaut débit et d’Internet…). Pendant cette période, la téléphoniefixe a aussi connu des changements majeurs. Les nouvelles tech-nologies en commutation et le pilotage du réseau ont conduit àune nouvelle centralisation, la maintenance pouvant de son côtéêtre effectuée à distance. Ces mutations se sont traduites par desrestructurations d’activité, des réductions d’équipes techniques etdes reconversions massives de personnels vers le commercial. Lamaîtrise technique est devenue un outil efficace de vente, quipermet de conseiller le client.

L’organisation de l’entreprise a acquis une forte dimensionréseau – ce qui rend incontournable la maîtrise de coordination 8 –et elle a été pensée en fonction de la segmentation de ses marchés.Cette politique, nommée opération EO2 en interne, a été amorcéeavant l’arrivée de Michel Bon et renforcée depuis. Elle s’est tra-duite par un affaiblissement des grandes branches verticales et parune plus grande autonomie au niveau local.

Le passage du tout technique au marché a modifié les équi-libres internes de pouvoir. À une organisation fondée sur un corps

8. L. BOLTANSKI, E. CHIAPELLO, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris,2000.

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d’État orienté vers la technique et issu d’une école spécifique,s’est substituée une pluralité de recrutements, notamment decadres commerciaux. La gestion des ressources humaines a étésimplifiée. Il y a désormais trois niveaux de classements, ycompris pour les cadres, et une mise en équivalence des fonc-tions techniques avec les autres fonctions de l’entreprise. Ceschangements ne se sont pas faits sans difficultés. Il a même falluadapter le contenu de l’« entretien de progrès » dans les unitéstechniques.

Le management intermédiaire s’est transformé. Il a dû prendreen charge la gestion des unités en les orientant vers le marché etapprendre à évaluer les agents au lieu d’en rester, commeautrefois, à l’application des règles dans un contexte concurren-tiel. Cette mutation s’est accompagnée de processus de formationet d’apprentissage très intenses qui peu à peu ont pénétré et trans-formé les pratiques, créant un espace de face à face plus intenseentre hiérarchie et agents sur les orientations de l’entreprise et desétablissements.

Les stratégies des acteurs de management

À EDF comme à France Télécom, la construction d’un cadred’action « pour la conduite du changement » était encore en défi-nition dans les années quatre-vingt-dix. Or manager implique defixer des orientations aux services et aux agents. Une gageure,lorsque les règles du jeu sont en train d’être redéfinies ! Devantcette situation, les managers ont adopté des stratégies variées :certains ont « bricolé » les objectifs nationaux pour les adapter àleur établissement, d’autres les ont répercutés avec plus ou moinsde nuances.

L’incertitude autour de la règle construit des espaces de négo-ciation informels, des marges de manœuvre assurant une certainesouplesse d’ajustement, nécessaire dans un contexte d’interdé-pendances accrues. Se pose alors la question du mode deconstruction du cadre de l’action managériale et, par là, de sa légi-timation. À quel niveau doit-il être construit, au niveau central ouau niveau local ? Doit-il être approuvé et comment, dans le cadredu système de relations professionnelles, dans la mesure où il estintrinsèquement lié à des modes d’organisation du travail dont lesévolutions doivent faire l’objet de consultations syndicales ?

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La modernisation par adaptation

Certains managers ont fait face à cette situation en discrimi-nant dans les injonctions du sommet, celles qui leur paraissaientpertinentes et celles qu’ils considéraient comme inadaptées. Ilsont davantage orienté leur action vers leur unité que vers les ser-vices fonctionnels, en travaillant de façon rapprochée avec lesagents pour dégager des solutions adaptées. La clé de l’efficiencepour le responsable d’unité consiste à assigner le « bon » rôle àchacun, à définir des missions et des responsabilités pour cha-cune des strates hiérarchiques. « Profondément, je n’attends pasle même mouvement des différentes couches de l’entreprise. Celane me sert à rien d’avoir des agents de maîtrise experts en matièreinternationale » (direction d’unité). La ligne managériale esteffectivement sereine, les messages de la direction sur les prio-rités d’action lui semblent suffisamment clairs. En revanche, lamaîtrise vit un malaise proche de celui rencontré dans d’autresunités dans la mesure où la stratification des rôles ne règle pas laquestion, cruciale pour elle, de la « distance » entre la base et lahiérarchie.

La modernisation par référence au cadre de cohérence

Faute d’explicitation sur les politiques engagées, les directionspeuvent répercuter le cadre de cohérence défini au niveau centralsur les établissements. Les agents peuvent avoir le sentimentd’être dans une bureaucratie descendante, où la référence à larègle sert de justification à l’action. Les effets perturbateurs d’uncadre d’action non stabilisé se perçoivent alors dans les réactionsdu personnel (« On peut se poser des questions, attendre desréponses aux questions que l’on se pose, attendre une aide. Onpeut avoir un choix à faire et avoir besoin d’une assistance sur unchoix. Avec l’encadrement de proximité, on n’a pas de retour.C’est un problème de communication. Actuellement, c’est flou, iln’y a pas de grandes lignes de tracées »).

Une autre stratégie a consisté à prolonger le modèle rationnellégal antérieur. Puisque l’entreprise continuait de se comporter demanière bureaucratique – non dans le discours de ses dirigeantsmais dans les pratiques de ses services fonctionnels –, certainsmanagers ont répondu aux injonctions sur le même mode. Labureaucratie justifiait ainsi sa propre existence et sa reproduction.Le modèle du manager bureaucrate pouvait alors fonctionner

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avec un discours moderniste et un comportement d’évitement surce qui faisait problème pour le personnel.

La modernisation implicite

Dans certains univers communautaires et techniques, laconstruction d’un cadre d’action autonome s’est faite grâce àl’héritage de solidarité de groupe et interhiérarchique. La tradi-tion de l’ajustement mutuel argumenté perdure et guide l’actionde la ligne managériale, du directeur aux agents de maîtrise. Laquestion n’est pas celle de la priorité des actions à mener, maiscelle de la mise au jour des principes d’action légitimes. Iln’existe pas toujours de projet managérial clairement explicité etleur évolution n’est pas toujours affichée comme une priorité. Enrevanche, les normes managériales, longtemps restées implicites,sont formalisées pour compenser les incertitudes par des effortsde transparence interne. La coprésence de ces stratégies démontrequ’il n’existe pas une seule forme de modernisation, mais plu-sieurs qui coexistent dans l’action, se télescopent, créent desinterdépendances, se contredisent en posant pour les acteurs laquestion du sens des réformes. Les politiques engagées rencon-trent ainsi des circonstances contingentes qui, loin des schémas apriori, se traduisent par une multiplicité d’effets sociaux induitsque l’organisation doit intégrer pour construire son efficacité. Lesmanagers peuvent alors adopter la politique de l’autruche et rap-peler la doxa censée fonder le changement ou créer les ajuste-ments nécessaires au jeu contingent dans lequel ils sont placés.

Des ressources d’action inégales

La construction d’un projet local de conduite du changementdépend aussi des ressources des unités, qui dépendent de plu-sieurs variables. Par exemple, des effectifs nombreux amplifientla question délicate de l’emploi, sur laquelle se focalisent fré-quemment les oppositions direction-syndicats, sachant que la ten-dance est à la réduction des personnels les moins qualifiés et à unemodification des profils de recrutement.

La noblesse de l’activité a longtemps constitué un atout dans lajustification du rythme, du mode et du coût de mise en place desréformes. Les univers à forte expertise technique, à risque, oudont l’activité était stratégique ont longtemps bénéficié

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d’importants moyens budgétaires et de marges de manœuvre,notamment en matière de politique du personnel. C’estaujourd’hui un atout et un frein. Un atout, parce que les politiquespassées ont permis d’instaurer des relations privilégiées avec lesautorités centrales et d’obtenir une forte implication profession-nelle des salariés. Un frein, car il n’est pas facilement acceptablepour ces activités « nobles » de devoir envisager la fin d’un « âged’or ».

Autre certitude : les univers organisationnels directement aucontact du client, comme les agences commerciales de FranceTélécom, apparaissent dans un premier temps comme une« vitrine stratégique ». Ils subissent de la part des directions uneforte pression, mais négocient les moyens mis en œuvre. Une tellesituation ne peut être que passagère : au fur à mesure que lesconcurrents apparaissent et en fonction des segments de marché,les populations commerciales peuvent aussi être touchées par lesréductions d’effectifs.

Le passage au marché se traduit par une instabilité des res-sources organisationnelles et une remise en cause des territoiresmatériels et symboliques qui sont difficiles à vivre pour des per-sonnels venant généralement d’univers caractérisés par une fortestabilité des normes. La différenciation des ressources d’actionpermet de comprendre – au-delà des hommes – qu’il y ait, selonles unités, de grandes différences de stratégies dans la conduite duchangement.

Quatre grands types de processus de modernisation et deconduite du changement peuvent ainsi être repérés.

Un processus continu

Certains managers construisent des processus de réforme encontinu et cherchent à en piloter les effets sociaux. C’est le cas àEDF où la plupart des unités ont connu, depuis le début desannées quatre-vingt-dix, plusieurs vagues de réformes visant àaméliorer la relation au client, à réduire les coûts, à rationaliser lesprocédures de travail et la gestion. Le poids des différents métiersa été modifié, les zones géographiques d’intervention ont étéredécoupées. Dans certaines unités, les salariés ont su intégrer lechangement, peut-être en raison de leurs contacts directs avec lasociété civile et l’environnement. Dans d’autres, la multiplicationdes réformes a provoqué un rejet et engendré des comportementsde fatigue sociale, de cynisme organisationnel ou d’apathie.

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La réforme homéopathique

Une direction peut engager une réforme sans l’afficher claire-ment. Elle met en place des outils de gestion et un fonctionne-ment qui percutent de fait le schéma organisationnel antérieur.Mais elle le fait lentement. Pas question, pour elle, de heurter defront le corps social ni de perturber un milieu habitué à laconfiance, à la convivialité, au dialogue. C’est en quelque sortela stratégie du « cheval de Troie ». Ce mode de réforme, souventutilisé dans les univers techniques, peut rencontrer un certainsuccès : il permet une acculturation progressive du changement,alors qu’une stratégie du type rouleau compresseur entraîneraitune forte résistance.

La réforme transparente

La réforme peut aussi consister en une refonte organisation-nelle, avec la mise en place de structures matricielles permettantd’améliorer la qualité des projets. Dans une unité étudiée, le pro-cessus a été le suivant : après une phase de consultation internedes organisations syndicales, de la hiérarchie et de quelques pro-fessionnels considérés comme des références, le directeur a établiun schéma organisationnel. Il l’a soumis à la critique des res-sources humaines, des hiérarchiques, des syndicats, en réunionsbilatérales, puis en groupes de travail. Après l’acceptation infor-melle du schéma, il a été discuté, puis validé de façon formelle.La mise en place a également donné lieu à de nombreuses séancesd’information avec les cadres, puis avec le personnel, le tout sefaisant dans la transparence.

La modernisation imposée

Toute autre est la modernisation imposée. Dans certainesunités, la conduite du changement semble moins maîtrisée, ren-contre davantage de résistances. Qu’il s’agisse de réductions bud-gétaires, de redéploiements d’effectifs, de recours à la sous-trai-tance, de fonctionnements par projets ou d’augmentation de laproductivité, les réformes sont peu négociées avec les syndicats,peu expliquées au personnel ou peu comprises, et elles suscitentla méfiance des agents, y compris d’une partie de l’encadrementde proximité. L’encadrement de haut niveau se réfugie dans uneforme d’autoritarisme. Et les résistances sont nombreuses.

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Ces différents modes de conduite du changement sont le pro-duit des ressources des unités, de leurs expériences antérieures etdu savoir-faire de leurs dirigeants. Quand les unités n’ont pasintégré de savoir-faire collectif en matière de modernisation, lesdirections peuvent être tentées d’imposer le changement.

À l’évidence, les comportements hiérarchiques structurent lesmodes d’exercice du pouvoir. Dans un contexte de complexifica-tion de l’organisation, la hiérarchie doit faire preuve de capacitéd’innovation, sans pouvoir toujours identifier les bornes de sonautonomie. L’encadrement est pris en tenaille entre les normesd’une entreprise qui attend fidélité et loyauté et l’impératif deréactivité qui suppose un pouvoir de décision local. Tous lesmanagers des entreprises publiques ont dû en tenir compte et doi-vent inventer de nouveaux positionnements. La complexité ren-contrée par l’entreprise est que ces phénomènes coexistent dansune même période, posant ainsi des problèmes de gouvernance.

La segmentation des managers face au changement

Derrière le jeu des contraintes et les ressources des unités, lafaçon dont les hommes exercent leur pouvoir est structurante dansla conduite du changement. Un directeur d’unité peut incarner lesbouleversements en cours. Tel l’« homme orchestre », il s’efforcede maintenir à distance les niveaux centraux et de répondre auxenjeux locaux de la modernisation. Proche des agents, il est géné-ralement soutenu par un encadrement motivé et par des syndicatssignataires des accords sociaux. Respectueux du paritarisme, il« modernise » sans trop heurter le corps social. Seul problème :les effets vertueux d’une telle stratégie peuvent ne pas survivre audépart de ce type de responsable, qui s’apparente à la figure wébé-rienne du dirigeant charismatique.

Le modernisateur offensif adhère davantage à la logique demodernisation impulsée par les directions nationales, mais ils’efforce d’en gérer les effets. Il compte sur sa capacité à remplirses objectifs pour négocier des moyens pour son unité. Mais ilpeine à se faire relayer par la ligne hiérarchique, notamment lamaîtrise, et ses relations sont quelquefois conflictuelles avec lesorganisations syndicales sur les finalités des réformes.

Le modernisateur défensif ne parvient pas à décliner locale-ment les politiques nationales. Il a du mal à obtenir des résultatset se heurte à de nombreuses difficultés : un encadrement souvent

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passif, des agents qui freinent les réformes, faute de lescomprendre, et des syndicats hostiles.

L’encadrement de deuxième niveau

Avec le raccourcissement de la ligne hiérarchique, cet encadre-ment a souvent du mal à définir sa position : association aux déci-sions stratégiques de l’unité, courroie de transmission des poli-tiques venant du haut, relais des demandes émanant de la base ?Son positionnement pose la question du système de médiationentre les fonctions de décision et celles d’animation et de coordi-nation. Le malaise de la fonction est patent, y compris dans lesunivers à forte cohésion hiérarchique et sociale. Ainsi, dans unétablissement technique, malgré les « vertus » du systèmecommunautaire, il n’est pas facile de construire une équipe dedirection collégiale. Les responsables de services n’ont pas lesentiment d’avoir une place organisationnelle claire. Ils se sen-tent représentants des « expertises » et responsables de la ges-tion, ils souhaiteraient être des interlocuteurs plus importants ausein du processus de décision local, et pourtant ils adoptentparfois une position de retrait volontaire (par rapport auxdécisions). Ils se sentent « en dehors » de l’activité et du succèsde leur unité, parce que le cœur de l’activité est sous la respon-sabilité de chefs de projets. L’intégration des dimensionsdécisionnelles et gestionnaires de l’encadrement reste doncproblématique.

Les difficultés qui peuvent être rencontrées sont aussi d’unautre ordre. Par exemple à EDF, les structures d’organisation seressemblent dans les différentes unités : une équipe de directioncomposée d’un directeur, éventuellement d’un assistant, et de« chefs de pôle », coiffe en râteau les unités de travail, les groupesresponsables (GR). Comme les chefs de pôle (le deuxième niveaud’encadrement) sont étroitement associés à la direction de l’unité,ils ne peuvent pas toujours s’investir suffisamment dans la défini-tion, le soutien, le contrôle de leur pôle, et le fonctionnementrepose alors essentiellement sur les chefs de GR. Mais ces der-niers sont eux-mêmes tiraillés entre des fonctions de décision etun management de proximité qui appelle une présence (au moinssymbolique) sur les lieux de travail.

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L’encadrement de proximité

Les managers de première ligne assurent le fonctionnement desorganisations au quotidien, la coopération effective entre lessalariés, l’articulation entre les prescriptions de l’encadrementsupérieur et le travail réel. Or, dans la plupart des univers étudiés,ils apparaissent comme un maillon fragile de la ligne hiérar-chique. Leur fonction a évolué d’un encadrement technique versdes tâches de gestion, de contrôle budgétaire et des responsabi-lités d’animation de groupes. Les anciens, issus de la promotioninterne, acceptent souvent mal ces évolutions et continuent à pri-vilégier les aspects techniques de leur fonction, tout en ayant lesentiment d’être en perte de vitesse. Les jeunes, recrutés sur desprofils de gestionnaires ou d’animateurs, ont du mal à trouverleurs marques auprès des agents qui se réfèrent pour partie aumodèle antérieur.

De plus, les premiers niveaux d’encadrement hésitent souvententre deux modes de reconnaissance et de valorisation du travailde leurs subordonnés. (« Tout le monde oublie le travail de ter-rain. Moi je ne peux agir que sur les propositions d’avancement,mais je suis coincé : qui je félicite ? Celui qui fait du projet oucelui qui fait son boulot ? »).

D’une certaine manière, l’intensité des changements rend inte-nable la position de médiation des managers de « premièreligne ». Il se crée des clivages entre les partisans des réformes, quise calent sur les positions des directions, et les adversaires duchangement qui désinvestissent leur vie professionnelle ous’accrochent aux règles du passé.

Les polarités de l’action managériale

Ces différents phénomènes sont en partie interdépendants. Lesdirecteurs servent souvent de référence aux salariés. Et il arrivequ’ils déclenchent un phénomène de mimétisme dans l’encadre-ment intermédiaire. Ce comportement renvoie à l’intériorisationdes normes attendues en matière de « loyauté » de la part descadres, ou manifeste un désir de cohésion. Il laisse aussi entrevoirla fragilité de l’autonomie managériale : une partie des cadres nese sent pas autorisée – ou n’a pas les ressources officielles et/oupersonnelles – à faire valoir son point de vue.

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En fonction des positions tenues par les directeurs d’unité, onpeut ainsi mettre en évidence quatre pôles qui servent de tenseursaux positions managériales.

Le management par l’exemplarité

Le manager veut être un exemple, que ce soit en matièred’investissement professionnel ou d’adhésion aux politiqueslocales et nationale. Il souhaite jouer un rôle de pédagogue : il sesent une responsabilité dans la clarification des enjeux, mêmelorsqu’il ne bénéficie pas lui-même de toute la lumière sur lesinformations qu’il doit faire passer. C’est une figure classique del’encadrement, proche du modèle de l’« officier » exposé parClaude Dubar. Sa mission consiste à définir un cadre d’action,avec une certaine capacité à se créer des marges de manœuvre. Ledirecteur assume une forme d’autorité, il se doit d’attribuer àchaque niveau d’encadrement un champ de responsabilités spéci-fique dans le projet de l’unité.

Le management par soutien des réformes

Un second axe de stratégie est celui d’un soutien des réformes,qui peut aller jusqu’à une sorte de « parti pris » pour la directionou, à l’inverse, à une opposition (discrète ou forte) aux politiquesnationales et aux projets locaux, souvent portés par la personne dudirecteur (parti pris « basiste »). Ce schéma se rencontre plutôtdans les univers où le directeur affiche clairement un objectif demodernisation, comme si le fait qu’il expose nettement une posi-tion poussait l’ensemble de l’encadrement à prendre parti(adhérer ou résister). Une telle situation tend à faire de l’établis-sement un forum sur les réformes et leurs significations.

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Le management par évitement

Les managers peuvent jouer l’évitement, tant à l’égard dessubordonnés que de la hiérarchie. Cette stratégie, qui renvoie à lapeur du dire, consiste à rester vague sur les changements pourlimiter les risques de désaccord. L’intervention est axée sur lecontrôle a posteriori en cas de difficulté. Les agents vivent malcette attitude qu’ils interprètent comme une forme de « démis-sion ». Le directeur d’unité adopte une attitude défensive vis-à-vis des politiques du niveau central. Les cadres peuvent sereplier sur des stratégies d’autoprotection et de construction decarrière valorisant la mobilité, ce qui accentue leur rejet par despopulations techniciennes très attachées au local.

Ces différents pôles de l’action représentent des systèmes detensions dans lesquels se jouent les stratégies réelles des direc-tions. Plus que des positions managériales clairement constituées,ce sont des lignes d’action qui sont en débat et qui se déplacenten fonction des enjeux, même si des dominantes apparaissent enfonction des individus et des unités.

Le management par soutien de la base

Les managers peuvent aussi estimer qu’ils doivent soutenir lepersonnel « chamboulé » par les réformes. Une telle posture revêtdeux connotations différentes. Mettre en avant la base peut êtreune façon discrète de résister soi-même au changement. Mais unetelle attitude peut aussi procéder d’une réelle volonté de montrerles difficultés d’agents pour lesquels le changement est synonymede souffrance.

Ces diverses formes de management doivent être comprisescomme des résultantes des systèmes contingents liés aux poli-tiques de modernisation et à la façon dont les acteurs les actuali-sent dans des contextes différents, plus qu’à des choix conscientset volontaires que les acteurs effectueraient en fonction de sys-tèmes de référence explicites.

Les années 2000…

Cette période est caractérisée par une transformation intense del’environnement des entreprises publiques. Le marché n’est plusune abstraction, mais une réalité. L’exemple le plus clair de cette

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mutation est représenté par France Télécom confronté, au mêmetitre que ses concurrents, à des marchés très évolutifs sur ses dif-férents segments d’activité. Dans ce cas, être manager consiste àsavoir gérer l’incertitude et à s’ajuster en permanence auchangement.

À notre sens, une grande partie des difficultés des entreprisespubliques, au-delà de leurs problèmes bien réels de conduite duchangement, sont liées à la conception française des élites : les-quelles décident en surplomb, au nom du bien commun, maisn’expliquent pas assez les réformes et contournent ce qu’ellesconsidèrent comme des résistances illégitimes, notamment dessyndicats. Or, justement, ce qui est en question aujourd’hui dansles bouleversements en cours suppose une vision partagée etimplique des formes d’échange, de débat aux différents niveauxdes entreprises. Les élites françaises devraient être les accou-cheurs d’une vision du changement et favoriser les débats. La fra-gilité du modèle français tient au fait que ce travail politique n’estpas effectué : nous avons tendance collectivement à nouscomporter comme si le marché était une donnée contournable.

Comme le déclare, dans un article provocateur et stimulant,Gilles de la Margerie : « Ne dites pas aux Français que leur éco-nomie est maintenant une économie de marché comme les autres,raisonnablement efficace et moderne : ils se croient encore leshéritiers des figures tutélaires de l’entrepreneur d’État et del’intervention publique 9. » Nous fonctionnons sur une sorted’implicite, comme si la reconnaissance du marché impliquait dedevoir partager les valeurs et les choix des sociétés anglo-saxonnes, là où justement il faudrait débattre pour trouver dessolutions innovantes qui tiennent compte de notre histoire collec-tive. Comme l’analyse Bruno Jobert : « Les choix institutionnelspassés exercent une contrainte forte sur les développements insti-tutionnels ultérieurs 10. » « Plus un système est englobant,exclusif et régulé, plus le path dependency sera fort. Inverse-ment, plus le système est partiel, concurrencé par d’autres institu-tions et/ou régulé de façon polycentrique, plus la dépendance serafaible 11. » La théorie du sentier de dépendance repose ainsi sur

9. G. DE LA MARGERIE, « La révolution libérale masquée », in R. FAUROUX,B. SPITZ, Notre État, Robert Laffont, Paris, 2001.

10. B. JOBERT, « La régulation politique : le point de vue d’un politiste », inJ. COMMAILLE, B. JOBERT, Les métamorphoses de la régulation politique, op. cit.,p. 138.

11. B. JOBERT, ibid., p. 139.

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l’hypothèse d’un verrouillage construit par les systèmes institu-tionnels. Or, justement, les entreprises publiques se caractérisentpar de tels verrouillages, en l’occurrence la culture et les méca-nismes institutionnels des statuts du personnel et du paritarisme.Le développement de solutions innovantes passe par des appren-tissages culturels et institutionnels. Plutôt que de raisonner parrupture sans négociation, il faut envisager le changement explici-tement sur l’hypothèse de paliers d’apprentissage qui permettentde construire une acculturation à la logique du marché.

Gestion du changement

L’hypothèse que suggère ce schéma, compte tenu de la variétédes marchés, est qu’on ne peut plus raisonner de façon homogènesur la trajectoire des entreprises publiques dans la période à venir.L’affaiblissement des monopoles en limite la possibilité. Lemarché crée des effets différenciateurs qui rendent illusoire unraisonnement globalisé. Les trajectoires des entreprises publiquestendent à se différencier les unes des autres. À une vision desdirections quelque peu manichéenne et illusoire reposant sur lepostulat que le social devait suivre, quitte à susciter conflits etrésistances, auquel a répondu en miroir une sociologie critique 12

plus férue d’analyse des dogmatiques managériales 13 que des

12. D. COURPASSON, L’action contrainte. Organisations libérales et domination,PUF, Paris, 2000.

13. L. BOLTANSKI, E. CHIAPELLO, op. cit.

la conduite du changement ou le management à l’épreuve

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pratiques, l’observation montre la variété et la différenciation descomportements d’acteurs. Il est probable que dans la période àvenir la multiplicité des comportements sociaux, la disparitiondes systèmes de normes comportementales qui fonctionnaientavec les monopoles imposent aux entreprises publiques le déve-loppement de nouveaux principes de management qui ne sont pasaujourd’hui clairement définis.

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Régulations, compromis et acteurs

par Pierre-Eric Tixier

Les entreprises publiques en voie de modernisation et d’ouver-ture au marché se présentent comme des ensembles où seconfrontent à la fois logique publique et logique privée, mono-poles et marchés, tradition et modernisation. Cette confrontationse traduit par de nombreuses controverses sur le sens desréformes, notamment sur les systèmes de relations profession-nelles et la gestion des ressources humaines.

Les réformes du début de la décennie quatre-vingt-dix ont faitl’économie de l’histoire des entreprises publiques, particulière-ment des compromis sociaux qui en avaient fondé l’activité et lessystèmes d’échange auxquels ils donnaient lieu entre le per-sonnel, les directions, l’État et la société française. En modifiantles règles de la carrière et de la mobilité, des compétences valo-risées par l’entreprise, les règles concernant les systèmes de rela-tions professionnelles, le mouvement de réformes est apparu pourle personnel en place comme un changement de règles du jeu 1,sinon de façon minoritaire comme une rupture du contrat impli-cite qui liait les agents aux entreprises publiques, ce qui posait desproblèmes de légitimité et d’acceptabilité sociale. Ce qui était enquestion n’était pas simplement des avantages acquis, par ailleursbien réels, mais autant des modes de vie collective, des façonsd’appréhender la vie de travail, mais aussi la vie personnelle, dese situer dans la société. Il a fallu une dizaine d’années d’expéri-mentations multiples pour que ces politiques se mettent effective-ment en place avec une efficacité différente suivant les

1. E. REYNAUD, J.-D. REYNAUD, « La régulation des marchés internes, l’exempledes télécommunications », Centre d’études de l’emploi, mars 1996.

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entreprises notamment à partir de leur exposition au marché quiest apparu comme une sorte d’instance de réalité, légitimant ounon les politiques de changement. Ainsi France Télécom a pumodifier en profondeur ses modes de fonctionnement interne etses comportements managériaux, même si cela s’est traduit parune conflictualité sur le « coutumier », parce que l’entreprisedevait s’adapter à un marché très concurrentiel. À l’inverse, laSNCF éprouve toujours des difficultés à transformer les compor-tements de ses agents, encore peu exposés à la concurrence, maissubissant en revanche les comportements asociaux d’une partiede ses utilisateurs.

Comment analyser les compromis sociaux ?

L’élaboration de compromis sociaux pour permettre le change-ment et éviter des guerres entre direction, syndicats et personneldevient désormais un enjeu stratégique pour les grandes entre-prises, plus encore que dans la période antérieure. L’analyse deces compromis suppose d’étudier les formes de régulations quipeuvent être de trois types pour Jean-Daniel Reynaud 2 : des régu-lations de contrôle qui sont émises par le sommet de l’organisa-tion, des régulations autonomes que les acteurs se donnent à labase et qui structurent leurs échanges, et des régulationsconjointes qui lient régulation de contrôle et régulation auto-nome. Or c’est justement la faiblesse de ces régulationsconjointes qui caractérise les systèmes de relations profession-nelles français, comme le montre cet auteur.

Mais, et cela est essentiel de notre point de vue, il ne peutexister de compromis, au sens strict, que s’il existe un système derelations professionnelles qui permette par le biais de la négocia-tion collective de passer des accords, de représenter les acteurs etde créer un espace de médiation entre intérêts. Le renforcementde la fonction de représentation est une nécessité pour que secréent des régulations conjointes qui permettent d’articuler régu-lations de contrôle et régulations autonomes.

Les divers compromis sociaux observés peuvent revêtir uneforme explicite par laquelle un ensemble d’acteurs s’entendentpour définir des règles communes qui vont structurer leurs

2. J.-D. REYNAUD, La règles du jeu, l’action collective et la régulation sociale,op. cit.

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actions, leur forme de dialogue, mais ils peuvent aussi comporterdes zones d’ombre et des zones de désaccords ou des zonesd’actions non arbitrées 3. Ils peuvent revêtir une forme implicitedans laquelle il n’y a pas d’accord en bonne et due forme et naîtrede la pratique, auquel cas les acteurs constateront leur existence,s’y référeront sans que personne ne se soit jamais entendu sur unedéfinition, ce qui est souvent le cas en France. Le compromis seconstruit alors par itérations successives et peut représenter unesorte de quasi-contrat dont la solidité n’est pas nécessairementmoindre que s’il y a accord explicite des volontés, mais qui posedes problèmes de changement dans la mesure où les acteurs n’ontpas de référence nommée. Les règles du jeu qui émergent ainsides pratiques permettent une stabilité des interactions entre lesdirections d’entreprise, le syndicalisme et le personnel. C’est laqualité de ces interactions qui permet la mobilisation au travaildes agents et leur efficacité productive et construit la performancede l’entreprise. Historiquement, par exemple, dans les entre-prises publiques, la stabilité de la relation d’emploi était conçuepour permettre à chacun de s’investir dans la recherche d’unemeilleure productivité 4. Ainsi, la sécurité de l’emploi ou lesrègles de carrière qui existaient sur les grands marchés internes dutravail que représentaient ces entreprises étaient accompagnéesdans la plupart des cas d’une obligation de formation et de dispo-nibilité fondant un système d’échange reconnu et partagé.

Un essai d’intégration de la sociologie de l’entrepriseet des relations professionnelles

Un compromis représente ainsi une façon d’être ensemble dansla vie de travail, de se représenter la réalité et renvoie à des mythespartagés, une histoire collective. L’ensemble des arrangements etdes enchâssements entre ces différents sous-systèmes construitun type de performance socio-politique, économique et socialequi peut varier suivant les entreprises.

3. E. FRIEDBERG, Le pouvoir et la règle, Seuil, Paris, 1993. Cet auteur montre ainsique les systèmes de relations professionnelles des pays ayant un système de pilotagenéocorporatiste sont fondés sur l’hypothèse d’un système d’échange dans lequel cha-cune des parties peut retirer des gains, même si ces gains ne sont pas identifiés apriori.

4. M. PIORE, C. SABEL, The Second Industrial Divide, Basic Books, New York,1984.

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Examinons à partir de cette grille d’analyse les architecturesdes compromis sociaux des différentes entreprises publiques ana-lysées. Ces entreprises ont fonctionné, de notre point de vue, sui-vant trois formes d’arrangements qui mêlent dimensions institu-tionnelles, cultures, formes de travail et systèmes de relationsprofessionnelles : des modes d’arrangements corporatistes, desmodes d’arrangements néocorporatistes et des modes d’arrange-ments en transition entre administration et marché.

Le modèle du corporatisme d’État :l’exemple de la RATP 5

Par modèle corporatiste, il faut entendre « un phénomènesocial, renvoyant à un groupe structuré et agissant autour d’uneculture de métier dans laquelle ses membres se reconnaissent, et àlaquelle ils s’identifient prioritairement 6 ».

Or, si la notion de corporatisme a été souvent au cœur du débatsocial, paradoxalement, la régulation de métier stricto sensu pourla catégorie ouvrière n’a été reconnue depuis la Révolution fran-çaise que pour quelques activités fermées : dockers, ouvriers dulivre, marins de la marine marchande, l’intérêt conjointemployeurs-salariés « contre le consommateur » étant alors plusfort que l’affrontement de classes. Le corporatisme existe aussipour des professions comme les médecins ou les pilotes de ligne.

La faible légitimité du syndicalisme de métier s’explique enFrance par une sorte d’interdit du corporatisme depuis 1791.Pierre Rosanvallon note dans son ouvrage La question syndicale 7

que la haine des corporations issue de l’Ancien Régime a induitune conception particulièrement abstraite de l’intérêt général. Ilcite à cet égard Le Chapelier déclarant en 1791 : « Il n’y plus decorporation dans l’État. Il n’y a plus que l’intérêt particulier dechaque individu et l’intérêt général. Il n’est plus permis à per-sonne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de leséparer de la chose publique par un esprit de corporation 8. »L’énoncé des intérêts d’un groupe social particulier ne peut se

5. Le terme de corporatisme d’État est utilisé par Denis Segrestin qui distinguedeux formes de corporatismes : le corporatisme contractuel et le corporatisme d’État.Denis SEGRESTIN, Le phénomène corporatiste, op. cit.

6. J. CAPDEVIELLE, Modernité du corporatisme, Presses de Sciences Po, Paris,2001, p. 12.

7. P. ROSANVALLON, La question syndicale, Calmann-Lévy, Paris, 1988.8. Ibid., p. 180.

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faire désormais légitimement que par référence à l’intérêt général,lui-même référé à l’universalisme de la Révolution, même si, dès1793, avec les sans-culottes, des corporations se recréent sous lenom d’associations « révolutionnaires » autour de petits métiersqualifiés. Ce tabou a été renforcé après la période de Vichy, quandles autorités publiques ont voulu éliminer le corporatisme tel qu’ilétait exprimé dans la charte du travail sous la forme de collabora-tion syndicats-employeurs 9. Cet interdit obscurcit en perma-nence les débats sur la représentation des intérêts en France. Lecorporatisme n’a ainsi pas bonne presse dans notre pays 10, mêmes’il est au cœur des pratiques sociales des secteurs qui nousintéressent.

Claude Dubar et Pierre Tripier, dans leur ouvrage consacré auxprofessions, montrent qu’en France l’État organise les différentsgroupes professionnels en les intégrant dans des institutions cen-tralisées 11 dont l’origine est la « corporation catholique », à lafois « personne légale » et « communauté personnifiée ». Laplace dominante du politique, le fait que l’activité de travail soitdéveloppée sur la base de l’entreprise et non à partir d’un marchédu travail externe, la faiblesse du syndicalisme et l’absence demonopole syndical pour le recrutement ont empêché aussil’absence de constitution d’un syndicalisme de métier comme enGrande-Bretagne. En dehors des métiers cités, d’autres organisa-tions corporatives existent. Elles reposent sur des conditions detravail spécifiques, qui peuvent fonder une régulation socialeautonome : horaires décalés, risque lié à la technique et responsa-bilité de l’acte professionnel, etc. Dans ces métiers, où existe uneforte conscience partagée et transhiérarchique, les catégorieseffectuant l’acte noble de production servent de référence àchacun. Ces groupes sociaux n’ont pas pour interlocuteur lesdirections d’entreprise ou des organismes patronaux. La centrali-sation du pouvoir au sommet de l’État a eu tendance à faire de cer-taines entreprises publiques une coquille vide en termes de déci-sion politique, un système technique sans autonomie. Leursdirigeants, hauts fonctionnaires, valsent au gré de fréquentsconflits sociaux. Les travailleurs des entreprises gérant des res-sources stratégiques fortes, comme le transport, ont traditionnel-lement l’État comme interlocuteur direct.

9. J.-P. LE CROM, Syndicats, nous voilà, Éditions de l’Atelier, Paris, 1995.10. F. DE CLOSETS, Toujours plus, Gallimard, Paris, 1984.11. C. DUBAR, P. TRIPIER, Sociologie des professions, Armand Colin, Paris, 1998.

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La composante du métier est un des traits spécifiques dumodèle corporatiste. À la RATP, le corporatisme a été construitautour d’une communauté, les « roulants », sinon d’une caté-gorie spécifique – les conducteurs – autour de laquelle est struc-turée l’activité. Les instances de représentation du personnelétaient fortement centralisées et elles comportaient des structuresspécifiques par profession (les comités professionnels). Dans unetelle configuration, le syndicalisme est colonisé par les différentsmétiers de l’entreprise et n’a pas la capacité de construire l’opi-nion des salariés, sinon sur des objectifs avant tout défensifs. Il enressort des formes d’action syndicale éclatées où chaque groupeprofessionnel est concurrent des autres et habillé par différentesidéologies confédérales plus ou moins sans rapport avec les pra-tiques sociales, avec une forte implantation du syndicalisme auto-nome délégataire de la communauté professionnelle des roulants.

Le modèle corporatiste est fragile par essence parce qu’il viseà reproduire des avantages acquis et des formes de socialisation.Sa fragilité s’amplifie quand les bases techniques ayant fondé lareconnaissance des métiers évoluent en raison, par exemple, dudéveloppement de systèmes d’information sophistiqués (ce fut lecas avec la suppression des mécaniciens embarqués sur certainstypes d’avions). Dans ce cas, le corporatisme ne se maintientqu’en se renouvelant. La nature des compromis sociaux sédi-mentés avec l’État pose parfois problème. Le conflit denovembre-décembre 1995 en atteste : l’annonce du plan Juppé,sans négociation préalable, a été vécue comme la dénonciationunilatérale d’un compromis social : « Quand je suis entré à laRATP, on m’a dit que je travaillerais dimanches et jours fériés,mais que je pourrais prendre ma retraite à cinquante ans » (Unconducteur).

La régulation corporatiste n’a pas été détruite à la RATP – lestableaux de marche au métro et les délégués de ligne au bus conti-nuent à gérer le temps de travail en liaison avec la hiérarchie –mais elle est grignotée par un processus de changement quil’attaque sur ses marges. En effet, la décentralisation du systèmede relations professionnelles, avec la présence de délégués dupersonnel et de délégués syndicaux dans chaque établissement, apermis au dialogue de s’exercer sur le lieu du travail entre les dif-férentes catégories de salariés et les directions, et non principale-ment au sein de chaque catégorie comme antérieurement. Sauf àprendre le risque d’une crise majeure, la trajectoire d’un tel sys-tème ne peut être infléchie brutalement. Sous la présidence de

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Christian Blanc en 1993, la direction de la RATP a joué, sanssuccès, une stratégie de rupture en essayant de déstabiliser legroupe des conducteurs. Depuis l’échec de cette tentative, ellecherche à agir en amont des conflits : elle a développé un « droitd’alerte » qui, en offrant la possibilité d’échanges, crée un lan-gage commun, sinon une conscience commune des enjeux del’entreprise. À Air France, la régulation corporatiste n’a pas nonplus disparu : les pilotes sont devenus actionnaires de leur entre-prise en échange d’une limitation de leur rémunération.

Face à ces formes de régulation qui mobilisent des sédimenta-tions culturelles inscrites dans l’histoire, la meilleure chance dedéplacer les compromis sociaux consiste à les aménager partouches successives en créant une conscience collective desenjeux de l’entreprise, sauf à disposer de la capacité de lesrompre 12, ce qui n’est pas dans la tradition de l’État français.

Néocorporatisme et stratégie d’échange politique :le cas EDF

Un mode d’arrangement néocorporatiste dans son acceptationla plus large suppose une forme stable de concertation destinée àassurer une régulation économique et sociale qui permet auxacteurs sociaux de bâtir des compromis durables, reposant sur desconcessions réciproques en créant un intérêt commun entre lesforces économiques et sociales, traduites sous forme d’accordexplicite en donnant un statut quasi public à des groupesd’intérêts. Ce mode de définition des compromis suppose en der-nier lieu une forte légitimité de la représentation syndicale. Danscette hypothèse, la composante du métier qui peut être présenten’est pas néanmoins le cœur de la régulation sociale.

L’archétype du néocorporatisme implicite à la française estreprésenté par EDF-GDF, mais fonctionne de façon dégradéedans d’autres entreprises publiques comme la SNCF.

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, le modèle de dévelop-pement français s’est construit sous le contrôle de l’État, à partirdes grandes entreprises nationalisées et publiques. Pour exercerleurs missions, les entreprises publiques ont été dotées de statutsqui avaient vocation à régler conjointement les questions d’ordreprofessionnel et social et qui prévoyaient un régime de représen-tation spécifique, le paritarisme. Les pouvoirs publics voulaient

12. L. HISLAIRE, Dockers, corporatisme et changement, CEP Éditions, Paris, 1993.

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assurer la continuité du service public en favorisant la paixsociale.

Ces objectifs ont pris, pour EDF-GDF, la forme du statut de1946 qui était le modèle le plus achevé d’intégration entre lesintérêts de la classe ouvrière et ceux de la nation pour mener la« bataille pour la production », faciliter la reconstruction et uni-fier le réseau d’électricité.

Cette volonté commune s’est incarnée dans un système dereprésentation spécifique dans lequel le personnel était tradition-nellement représenté par les organisations syndicales les plusreprésentatives. Il comprend quatre types d’instances : sur le plande la production, les institutions de la filière des comités mixtes àla production ; sur le plan administratif, les commissions du per-sonnel ; pour la sécurité sociale, les caisses mutuelles complé-mentaires et d’action sociale, et sur le plan de la santé des comitésde médecine du travail. Le conseil d’administration et lesCHSCT, institution de droit commun, compléteront le dispositif.L’ensemble de ces institutions comprenait à la fois des instancescentralisées et des commissions locales réparties en fonction decritères territoriaux et fonctionnels.

Formellement, ces dispositifs, CHSCT non compris, diffèrentdu droit commun en ce que chacun exerce une partie des préroga-tives d’un comité d’entreprise. Dans les faits, et malgré une dis-tinction conforme au droit français sur la double représentation dupersonnel, par les organisations syndicales d’une part, par les ins-titutions représentatives dotées d’une autonomie organiqued’autre part, l’exercice de la représentation a souvent accru lasphère d’action des délégués du personnel et des délégués syndi-caux par rapport aux autres entreprises françaises. Le monopolede présentation des candidatures pour la désignation des déléguésdu personnel par les organisations syndicales et leurs pouvoirs ausein des institutions représentatives ont brouillé la distinctionentre ces deux types de délégués. « Les règles de remplacement(ou de révocation) des délégués, le mode d’attribution du secréta-riat finissant alors de consacrer les pouvoirs des organisationssyndicales sur le fonctionnement des commissions (les commis-sions du personnel), sur le choix du délégué, puis sur l’exercice dela délégation. Les délégués seraient de fait moins des délégués dupersonnel stricto sensu que des plénipotentiaires du syndicat 13. »

13. L. DUCLOS, N. MAUCHAMP, « Bilan et perspective des relations sociales et pro-fessionnelles », rapport de recherche GIP MI-LSCI, juin 1994.

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Les élections dites de représentativité pour la formation tri-annuelle des commissions secondaires du personnel, la décisiond’en faire le scrutin de référence ont accru la fusion des représen-tations dans l’entreprise et la force de la représentation institu-tionnelle du personnel. Toutes ces caractéristiques ont conduit àune économie des relations sociales et professionnelles spéci-fiques : la participation aux élections est exceptionnellementélevée (plus de 90 % de votants) ; la CGT est majoritaire dans lalongue durée : la représentativité et la densité institutionnelle,produit de la technologie politique mise en place, renforcel’homogénéité du système. L’institutionnalisation du syndica-lisme 14, souvent décrite en France comme une faiblesse, est iciune ressource pour chacun des protagonistes pour autant qu’il lereconnaisse et sache l’utiliser. Directions et syndicats peuventconstituer les uns pour les autres des interlocuteurs crédibles. Parailleurs, la densité des structures permet de faire cohabiter desvisées syndicales différentes aux divers niveaux de l’entreprise etdes jeux complexes sur l’élaboration des règles en central.

Cette architecture institutionnelle allait de pair, à l’origine,avec un principe de coresponsabilité dans la bonne exécution duservice public. Mais l’espace de cogestion un instant prévu estrapidement abandonné. Laurent Duclos note que, dès septembre1946, une circulaire précise que « les CMP 15 n’ont pas pour objetde s’occuper de la gestion qui est l’affaire des conseils d’adminis-tration dans lesquels le personnel est d’ailleurs représenté ». En1947, les CMP voient leur champ d’action limité. Le compromisexplicité un temps ne le sera plus, les zones d’accord resterontimplicites ainsi que le prévoient les dispositifs institutionnels. Lemodèle de relations mis en place permettait à la CGT d’affirmersa pureté idéologique. La définition d’un compromis explicite,donc engageant conjointement les forces sociales, aurait supposéun compromis de classe. Cette explicitation était inacceptablepour la CGT et le Parti communiste, comme pour les directions, àpartir de la guerre froide. Parallèlement, le fait que le paritarismene soit pas une cogestion de jure satisfaisait la tradition autori-taire des élites françaises. La CGT gagnera cependant un « droit »sur l’administration du marché interne du travail. Les commis-sions du personnel verront leur poids relatif se renforcer avec ledéveloppement d’élections de représentativité en 1969 et avec

14. G. ADAM, Le pouvoir syndical, Dunod, Paris, 1983.15. Commissions mixtes paritaires.

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l’aménagement d’une surreprésentation du collège exécutiondans les mêmes commissions « garantissant, au-delà des bonnesintentions, un accès des ouvriers au pouvoir 16 ».

La cohérence du « modèle EDF 17 » qui résultait de ces choixtrouvait sa traduction dans le fonctionnement des instances statu-taires. La forte densité d’organismes 18 permet aux syndicats dequadriller le territoire de l’entreprise. Il s’ensuit souvent une dra-matisation du débat entre directions et syndicats, qui témoigne del’effort de représentation dont les agents sont l’objet, et plus géné-ralement d’une culture du « débat contradictoire » faisant descomptes rendus ou des procès verbaux une littérature particuliè-rement attendue 19. Par les régularités qu’il impose à la prise dedécision dans l’entreprise, ce face-à-face au sein des organismesstatutaires crée un ensemble de fonctionnalités cumulatives.Conçues pour faciliter le contrôle social, ces structures paritairesdoivent être nourries d’un débat permanent sur les missions del’entreprise. Par un effet de rémanence, certains thèmes commele développement à l’international, la sous-traitance ou l’impactdes décisions européennes sur l’accès des tiers au réseau, y fontl’objet de débats fréquents, y compris au plan local.

Ce « néocorporatisme implicite » s’est accompagné d’unestructure du marché interne du travail favorisant la mobilitésociale. Dès l’origine, des écoles professionnelles sont crééespour permettre aux « ouvriers » de progresser dans la hiérarchieet des services de formation permanente accompagnent le per-sonnel bien avant la loi sur la formation permanente de 1971.Portée par une forte croissance de la demande d’électricitéjusqu’aux années quatre-vingt, EDF-GDF a pu offrir une mobilitéascendante importante à la classe ouvrière. En 1992, par exemple,7 % des chefs d’unité (de la DEGS) étaient issus de la promotiontechnique et de la promotion ouvrière.

16. L. DUCLOS, « La représentation des salariés par les organismes statutairesd’EDF-GDF : une économie du paritarisme », Cahiers des relations profession-nelles, nº 11, décembre 1995, p. 95-111.

17. S. TRINH, M. WIERVIORKA, Le modèle EDF, op. cit.18. En 1987, il existait 147 CSP, 181 CMP et 857 sous-CMP. Leur nombre a ten-

dance à décroître depuis.19. L’intérêt de ces documents est patent pour le personnel. Lors de la dernière

enquête, « Vous et votre entreprise », les répondants manifestent leur intérêt pour cessupports d’information. Parmi les agents, 74 % classent les comptes rendus des orga-nismes statutaires comme premier support d’information, dont 83 % dans le collègeexécution, 76 % pour la maîtrise et 49 % pour les cadres.

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Ce fonctionnement social original a représenté une double res-source d’adaptabilité pour l’entreprise. D’une part, il y a eu« échange politique » : la direction a reconnu aux organisationssyndicales et particulièrement à la CGT un droit de regard sur lagestion ; en contrepartie, elle a obtenu leur adhésion aux missionsde l’entreprise, ce qui permettait d’assurer la continuité du servicepublic. D’autre part, les instances paritaires ont servi de lieux dedébats et permis de faire le lien entre les réformes engagées parles directions et l’activité quotidienne de travail des agents, bâtis-sant par sédimentations institutionnelles et culturelles accu-mulées la matrice du « technocorporatisme électrique 20 ». Dansun tel système, l’adhésion des salariés peut fort bien ne pas êtreidéologique. De facto, et dans de nombreuses unités, les direc-tions ont délégué aux syndicats le problème du recrutement pourla catégorie exécution, même si formellement cela n’a jamais étéle cas. Cette délégation a naturalisé l’adhésion comme une fonc-tionnalité du système de relations professionnelles, ce qui s’esttraduit par des taux d’adhésion très supérieurs, et dans la longuedurée, au taux d’adhésion moyen dans les entreprises françaises.

Le système a fonctionné peu ou prou une quarantaine d’années.Au milieu des années quatre-vingt, il a commencé à se gripper, enraison d’un désaccord entre les directions et la CGT sur lamanière de pallier la baisse de la demande d’électricité. Ladécennie quatre-vingt-dix a vu ensuite ce compromis historiqueébranlé par la diffusion de la négociation collective et d’accordssociaux instituant les organisations syndicales minoritairescomme partenaires des directions.

Pour mobiliser les ressources internes du personnel et sortir dedix ans de guerre de tranchée avec la CGT, la présidence d’EDFa proposé une refondation du pacte social interne à l’occasion del’accord social de 1999, que l’ensemble des syndicats a signé. Cenouvel échange politique s’inscrit dans la tradition de l’entre-prise. Reste à savoir s’il lui permettra de construire les ressourcesd’adaptabilité nécessaires pour faire face au marché.

La SNCF possède un système de relations professionnelles trèsproche de celui d’EDF-GDF. Les conflits sociaux y sont toutefoisplus fréquents et l’échange politique direction-syndicats a du malà se nouer. La présence d’un plus grand nombre de syndicats, et

20. R.L. FROST, « La technocratie au pouvoir… avec le consentement des syn-dicats : la technologie, les syndicats et la direction à l’EDF (1946-1968) », Le Mouve-ment social, nº 130, janvier-mars 1985, p. 81-96.

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notamment de SUD qui refuse cette stratégie et contourne uneCGT moins forte qu’à EDF-GDF (39 % contre 53 %), expliquecette situation. En effet, un échange politique ne peut tenir que siun syndicat occupe une place largement dominante : ce n’est plusle cas à la SNCF, quand Louis Gallois arrive à la présidence del’entreprise. Or la loi d’airain du pluralisme donne une prime ausyndicat le plus radical en période de changement. De plus, si laCGT a joué un rôle majeur dans la « bataille du rail » pendant laSeconde Guerre mondiale, le compromis historique entre direc-tion et syndicats n’a pas été retrempé dans l’histoire récente del’entreprise comme à EDF avec le nucléaire. Enfin, comme à laRATP, la SNCF doit composer avec une corporation de métier– les conducteurs – qui dispose de capacités de négociationexceptionnelles et directes avec le pouvoir politique.

Compromis administrés et compromis de marché :La Poste et France Télecom

La Poste et France Télécom ont connu des trajectoires institu-tionnelles différentes. Les formes de compromis qui s’y sontdéveloppées ne sont pas issues d’une volonté politique partagéeportant l’emblème de la modernisation. Elles sont nées du statutde la fonction publique et des pratiques autour de la mobilité géo-graphique, qui a fait du retour au pays une sorte de contrepartietraditionnelle aux conditions de sujétion imposées aux fonction-naires. Autres différences de taille : le syndicalisme n’estpas cofondateur de ces entreprises et il n’y a pas de monopolede représentation syndicale au second tour des électionsprofessionnelles.

Dans les entreprises nées de l’administration des PTT, lescompromis ne se sont pas construits, comme à EDF-GDF, sur lalégitimité d’une parole partagée entre directions et syndicats surla politique de l’entreprise grâce à un appareil de représentationsophistiqué. Ils se sont bâtis par l’exercice d’un droit de regardlimité mais efficace sur la carrière des agents. Et reposaient surdeux mécanismes de régulation sociale. En premier lieu, unerégulation conjointe implicite aux termes de laquelle les règles dela mobilité géographique et professionnelle permettaient auxagents de revenir dans leur région d’origine. La performance dusystème reposait sur l’échange silencieux qui résultait de la dispo-nibilité des agents et de leur acceptation de changement d’activitéen fonction des besoins de l’entreprise. En second lieu, il existait

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des formes de compromis autonomes qui fonctionnaient sur unebase locale. Par le biais du « coutumier », à France Télécom,directions et syndicats réglaient un certain nombre de conflits liésaux conditions de travail, la règle du jeu interne étant que lesprimes ou avantages accordés ne remontent pas au sommet del’entreprise. À La Poste, les compromis locaux tournaient large-ment autour du temps de travail, directions et personnels s’enten-dant pour rendre la vie de travail supportable. La règle implicitedu « fini parti » était de pratique commune dans les bureaux deposte et les centres de tri.

Les compromis fonctionnaient ainsi sur une double régula-tion : nationale et centralisée d’un côté, locale de l’autre, sans queces deux dimensions soient nécessairement intégrées. La fai-blesse des régulations conjointes permettait de fonctionner sur lafiction d’une égalité de traitement des personnels en affichant desmécanismes de contrôle, tout en laissant subsister des aménage-ments locaux autonomes qui restaient masqués au niveau central,même si chacun dans l’organisation connaissait ces pratiques.

La réforme de 1990, qui a donné naissance à France Télécomet à La Poste, a changé la donne. La reclassification a supprimé lecaractère d’automaticité de la carrière et de la mobilité. Les direc-tions ont voulu limiter le champ du paritarisme en supprimant lescomités techniques paritaires (CTP) locaux et en mettant en placeun système de négociation-concertation au niveau régional pourappliquer les réformes plus près du terrain. Ces changements ontentraîné un trouble profond sur la nature du système d’échangeentre les entreprises et les salariés, même si le personnel pouvaitrester fonctionnaire. Les compromis locaux ont été modifiés, cequi a entraîné des conflits sociaux : à La Poste, les arrangementsautour du temps ont été mis à plat avec la loi Aubry sur la réduc-tion du temps de travail et France Télécom a supprimé le« coutumier ».

Le changement de règles du jeu conduit actuellement La Posteet France Télécom à faire vivre en parallèle plusieurs formes decompromis qui concernent des populations différentes. Certainsagents ont opté pour l’ancien statut et les règles de la fonctionpublique, mais ils ne profitent plus de la règle de l’automaticitéen termes de mobilité géographique. D’autres sont contractuels.Chacune de ces populations relève de structures de représentationdifférentes : les CAP et les CTP pour les fonctionnaires, les CTPcommuns et les CCP par exemple à La Poste pour les populations

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contractuelles. Autant dire que le système est particulièrementcomplexe.

France Télécom et La Poste sont d’ailleurs confrontées à desboucles de rappel jurisprudentielles pour la gestion de leur per-sonnel fonctionnaire. Ainsi, encore récemment, le juge a annuléles commissions locales de négociation-concertation mises enplace dans les unités de France Télécom au motif que cescommissions étaient constituées à partir de la représentativité desorganisations syndicales au niveau national et non local. Derrièrel’image homogénéisante de l’entreprise publique, la variété deshistoires institutionnelles, des formes de compromis et des condi-tions de marché dessine des trajectoires d’entreprise qui tendent às’éloigner les unes des autres.

Quelles régulations sociales face au changement ?

Les directions des entreprises publiques ont cherché à trans-former les formes de régulations sociales, ce qui les a déstabi-lisées profondément. Elles ont introduit la négociation collectivecomme vecteur de changement et déstabilisé les régulations pari-taires. Ce faisant, elles mettaient en cause les modes de construc-tion du dialogue social et les rapports de forces syndicaux. Tradi-tionnellement, la négociation collective ne jouait en France qu’unrôle très limité dans le secteur public. Il a fallu attendre les loisAuroux de 1982 pour voir reconnaître la possibilité d’y déve-lopper la négociation collective d’entreprise. Et ce de façonlimitée, car elle ne peut que compléter le statut ou instituer desdispositions plus favorables. Or, si l’on compare terme à termeces deux formes de construction du dialogue social, les diffé-rences apparaissent majeures :

— la négociation collective repose sur un principe de repré-sentation plus étroit – les salariés et les directions – que celuimobilisé à l’origine par le paritarisme à EDF – la classe ouvrièreet l’État –, à France Télécom ou à La Poste un principe du droitpublic ;

— elle ne renvoie pas à l’hypothèse d’une mobilisation natio-nale, contexte dans lequel le paritarisme s’est développé, maisplus simplement à une logique d’intérêt des salariés ;

— la négociation collective substitue à une représentationprouvée, une représentation légale. Les cinq organisationsreconnues comme représentatives à la fin de la Seconde Guerre

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Formes de régulation comparée entre paritarismeet négociation collective

StructuresPrincipes d’action

Paritarisme Négociation collective

Représentation État/Classe ouvrière Direction/Salariés

Mobilisation ReconstructionMobilisation nationale

Capital/Travail

Représentativité ProuvéeSièges en fonction dunombre de voix

De jureOrganisations ditesreprésentatives

Engagement Avis sans engagement Convention duréelimitée

Échange « Toujours plus » Donnant/Donnant

Débat Échange obligé Lié à la volonté desparties, saufnégociation annuellesur les salaires

Obligation Obligation de« moyens »

Obligation de résultats

mondiale ont le droit de signer des accords au niveau national,conformément au droit du travail, quelles que soient les res-sources militantes dont elles disposent. Les syndicats majori-taires le contestent. Ils font valoir que le nombre de sièges au seindes organismes paritaires est attribué en fonction des résultats auxélections professionnelles ;

— la logique de la négociation collective substitue au prin-cipe d’un avis qui n’engage pas les parties, le principe d’uneconvention qui les engage pour sa durée. En même temps, lanégociation réduit l’étendue et la permanence du face-à-facequ’implique le paritarisme. La négociation collective substitue àune conception parlementaire et déclamatoire du débat où direc-tion et syndicats sont représentés sur la base d’une parité arithmé-tique une logique d’échange, du donnant-donnant, là où existaitplutôt du toujours plus. Il n’y pas non plus dans les processus denégociation collective de production de procès verbal distribué àla suite des rencontres qu’elle génère. L’information des salariésest laissée au choix des négociateurs et à leur capacité ;

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— la logique de la négociation collective n’appelle pas lesmultiples rencontres en cascade que supposaient les organismesparitaires. Celles-ci peuvent exister, mais elles sont laissées à lalibre volonté et aux ressources des acteurs. En conséquence, lanégociation ne pénètre pas aussi profondément le corps social quele paritarisme. Elle ne peut mobiliser directement que les négo-ciateurs. Cette autonomie des acteurs dans la conduite et l’utilisa-tion de la négociation se traduit par des effets extrêmement diffé-renciés suivant leurs ressources et leurs volontés.

Le développement de la négociation collective et l’affaiblisse-ment parallèle du paritarisme ont entraîné un trouble partagé parl’ensemble des acteurs et une insuffisance de la représentation. Siles formes paritaires pouvaient apparaître obsolètes, l’insuffi-sance notoire des espaces sociaux pour débattre des réformes, dutravail, en dehors du CHSCT, a diminué la stabilité des systèmesorganisationnels, au moment où les compromis qui les avaientfondés étaient bouleversés.

Pour expliciter ces enjeux, prenons par exemple la scène desdébats sur l’organisation du travail à EDF-GDF, qui se dérou-laient traditionnellement dans les sous-CMP. Avec la disqualifi-cation relative de ces instances décentralisées, l’organisation dutravail, qui aurait dû être au cœur des discussions sur la mise enplace de l’accord sur le temps de travail de 1997, a été peudébattue. Dans les unités, cette insuffisante prise en compte col-lective a été un facteur de tension sociale majeur, le managementdevant gérer une plus grande variété d’horaires avec une organi-sation du travail souvent inchangée.

Laisser aux acteurs la responsabilité, le choix d’informer, dedébattre sur les orientations de l’entreprise, c’est aussi prendre lerisque qu’ils ne le fassent pas. Ce risque était d’autant plus fortqu’un certain nombre de managers voulaient s’affranchir de cetteobligation qu’imposait un paritarisme considéré comme ineffi-cace. Pour un management issu du secteur public, devenir une« entreprise comme les autres » pouvait fantasmatiquementsignifier devenir une entreprise où le management n’a pas às’expliquer et où le syndicalisme est faible. Avec le risque deperdre la capacité de réforme et d’adaptation en ne permettant pasaux salariés d’établir un lien entre leur activité de travail et leschangements de l’entreprise. Les accords sociaux peuvent icientraîner un effet de leurre. En d’autres termes, la disparitiondu paritarisme pose la question de la capacité managériale àgérer le changement, et celle de l’efficacité des instances de

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représentation du personnel. Or le passage d’une logique paritaireà une logique de négociation représente un changement majeurpour les acteurs de direction et les acteurs syndicaux. En effet, ilsuppose de passer d’une obligation de moyen (le paritarisme)– informer sur les réformes –, sans obligation de résultats, à unesorte d’obligation de résultats, s’il y a accord sanctionné juridi-quement, mais pas socialement, sinon par la qualité des relationset de la mobilisation des acteurs autour d’objectifs communs. Siun accord n’est pas respecté, il peut donner lieu à recours, cepen-dant ce n’est pas son effectivité sociale qui est alors évaluée, maisle respect des engagements juridiquement pris. Dans une périoded’intense changement, le système complexe que représente uneentreprise publique ne peut se réguler pleinement que par undébat intense sur les enjeux de la négociation collective, si lesdirections et les syndicats s’en servent comme support de stra-tégie commune. Quelles complémentarités construire entre lesystème statutaire et la négociation collective ?

À l’ensemble de ces facteurs, on peut ajouter un autre typed’interprétation. Le psychanalyste Donald Winicott 21, reprenantles travaux de Melanie Klein sur la relation objectale, a montrél’importance des objets transitionnels dans les processus de chan-gement des individus qui permettent d’expérimenter et de main-tenir l’identité du sujet lorsque celui-ci se sent menacé. Cetteperspective a été reprise par des spécialistes des organisations,particulièrement au Tavistock Institute. À leurs yeux, certainsarrangements organisationnels peuvent s’interpréter comme desphénomènes transitionnels, car ils jouent un rôle critique dans lanature et l’identité de l’entreprise et de ses membres 22. Une telleinterprétation peut s’appliquer aux instances paritaires. Ces struc-tures, en effet, permettent des échanges sans risque majeur pourles deux parties. Et peuvent participer de la construction d’un senspartagé. D’un côté, les directions, si elles sont forcées de s’expli-quer dans ce cadre, conservent leur libre arbitre sur la décision,de l’autre côté les syndicats peuvent émettre des réserves etcontester, tout en laissant passer les décisions. La structure a ainsiune sorte de fonctionnalité qui permet l’échange, tout en préser-vant les positions et l’identité des parties présentes.

21. D. WINNICOTT, The Child, the family and the outside world, Penguin, Londres,1964.

22. Sur ces débats, voir l’ouvrage de Gareth MORGAN, Images of Organization, op.cit, particulièrement le chapitre consacré à l’organisation comme prison psychique.

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Le développement de la négociation collective s’est traduitdans la plupart des entreprises publiques par la coprésence dedeux formes de régulation sociale concurrentes. Le paritarisme,en effet, n’a pas disparu. À EDF-GDF, l’objectif des directionsétait explicitement dans les années quatre-vingt-dix de « fairepasser la CGT sous la barre des 50 % ». Leur calcul était le sui-vant : si la négociation collective devenait l’instance pertinente degestion du changement, le paritarisme deviendrait un « théâtred’ombres », le syndicat majoritaire – la CGT – se trouverait lui-même en porte-à-faux et verrait ses forces et sa légitimité dimi-nuer. Le management s’est donc appuyé sur les organisationsminoritaires prêtes à s’investir dans des accords sociaux, particu-lièrement sur la CFDT qui, au nom de la survie de l’entreprise etde la construction européenne, partageait l’objectif d’adaptationau marché de la direction.

Forme de systèmede relationsprofession-

nelles

Syndicats

Paritarisme Négociation collective

Organisationsmajoritaires

+ –

Organisationsminoritaires

– +

Les systèmes de relations professionnelles des entreprisespubliques sont alors apparus comme saisis d’une schizophrénieinstitutionnelle, comme s’il existait un double système d’acteurset de structures : les syndicats majoritaires et le paritarisme d’uncôté, les minoritaires et la négociation collective de l’autre. Lavolonté de contourner les forces considérées comme résistantesau changement a cependant eu des résultats paradoxaux. Laréforme de l’administration des PTT et la naissance de FranceTélécom et de La Poste n’auraient pas été possibles sans un surin-vestissement de la CFDT, qui a semé le doute sur les effets duchangement et sur la légitimité des syndicats signataires, tout encréant un mauvais climat social. De plus, ces organisations n’ontpas réalisé les gains attendus. La CFDT à France Télécom et à LaPoste a perdu des voix et une partie de ses militants sont allés

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fonder le syndicat SUD 23, qui a réalisé en 2000 à France Télécomun score électoral nettement plus élevé (27,5 %) que la CFDT(18,3 %). À EDF-GDF, où le premier accord sur l’emploi date de1993, le développement de la négociation collective ne s’est pastraduit par l’affaissement attendu de la CGT. La CFDT, quant àelle, n’a pas connu le même sort qu’à France Télécom : elle aperdu un point aux élections suivant l’accord de 1993 et elle estrestée quasi stable après les accords de 1997 et de 1999, même sisa position s’est fragilisée face à une CGT qui a retrouvé unespace stratégique en signant l’accord de 1999.

Le jeu de concurrence entre paritarisme et négociation pendantla décennie des années quatre-vingt-dix a été rendu pluscomplexe par les batailles juridiques auxquelles il a donné lieudans quasiment toutes les entreprises publiques. France Télécomet La Poste, par exemple, avaient supprimé les comités tech-niques paritaires (CTP) locaux issus de la tradition de la fonctionpublique, pour ne maintenir qu’un CTP au sommet. Les direc-tions avaient aussi mis en place, par un accord du 8 juillet 1993signé par la CFDT, la CFTC et la CFE-CGC, un système d’ins-tances de suivi, de concertation et de négociation. Ces différentesstructures à l’efficacité très variable ont été perçues dans un pre-mier temps comme des machines de guerre par les organisationsmajoritaires.

Parallèlement, ces stratégies ont rencontré sur leur chemin nonseulement la résistance des organisations syndicales majori-taires, un certain attentisme des personnels, mais aussi la jurispru-dence. Certaines dispositions des accords ont été annulées dans lamesure où elles remettaient en cause des dispositions statutaires.

À EDF-GDF, l’accord du 31 janvier 1997 a été annulé par lacour d’appel de Paris en septembre 1998, au motif qu’il ne respec-tait pas les articles 15 et 28 du statut. Pour La Poste et FranceTélécom, le Conseil d’État a annulé les dispositions supprimantles CTP locaux, au motif que ces deux entreprises ne respectaientpas le statut de la fonction publique. Il subsiste une ambiguïtémajeure, que montre de façon éclairante Patricia Mainguenaud,quant aux logiques d’intérêts en présence. Si la direction del’entreprise est légitime à porter l’intérêt collectif de la personnemorale qu’elle représente, en se substituant à l’État-patron,

23. R. DAMESIN, J.-M. DENIS, Syndicalisme(s) Sud, Cahier de recherche du GIPMIS. J.-M. DENIS, Le groupe des dix un modèle syndical alternatif, La Documenta-tion française, Paris, 2001.

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employeur de droit des fonctionnaires et actionnaire principal, sarationalité est-elle définie par l’intérêt général « réduit à celui del’organisation ou élargi à celui des citoyens » ? La stratégie decontournement des syndicats majoritaires, jouée de façon domi-nante dans les années quatre-vingt-dix, est devenue minoritaire,car elle s’est traduite par une perte de régulation plus que par unrenforcement des capacités stratégiques de changement.

Conclusion : une nouvelle donne ?

Les entreprises publiques font aujourd’hui l’apprentissaged’une nouvelle façon de conduire les relations sociales. Les direc-tions s’efforcent fréquemment d’obtenir pour les accords sociaux,la signature de l’ensemble des syndicats ou, à défaut, de syn-dicats représentant une majorité du personnel. Et elles cherchentmoins que dans la période antérieure à faire signer aux syndicatsdes accords qui ne se traduisent pas par des gains identifiables parles salariés. Le développement de la négociation collectived’entreprise ne s’est pas traduit seulement par la transformationdes formes de dialogue. Il participe d’un changement de techno-logie politique et de la reconfiguration des compromis sociauxantérieurs. Or ces derniers s’inscrivent dans un registre historiquequi en conditionne l’évolution. Le temps de l’apprentissage d’unmodèle de relations sociales qui ne soit plus déclamatoire, maiscentré sur des objectifs contractuels et la définition d’objectifspartagés en fonction des transformations de l’entreprise et de sondegré d’exposition au marché. À France Télécom et à EDF, lesmises en place de branches professionnelles et de comités degroupes européens relativisent les appareils institutionnels pari-taires issus des compromis de la fin de la Seconde Guerre mon-diale. Les nouvelles institutions mettent en place des mécanismesde régulation qui débordent l’ancien périmètre du monopole etimpliquent une conduite des relations sociales plus sophistiquée.L’affaiblissement des structures paritaires suppose de renforcerles espaces d’information et de débats et de rechercher un partagesur les objectifs de modernisation.

L’amélioration des systèmes de relations professionnellesdevient un élément essentiel pour la performance de l’État-nationaffronté à la mondialisation. Distinguons deux types de stratégiesqui vont créer des ressources de changement. La première, quel’on peut qualifier d’échange politique, peut être jouée lorsque le

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syndicalisme dispose de ressources fortes. Mais ce type de pactede modernisation des relations sociales comporte trois typesd’écueils. À défaut d’une densité syndicale forte, le risque est quele syndicat soit réduit à devenir une annexe des ressourceshumaines. En prenant l’hypothèse d’une bonne foi des directionsau niveau central, l’échange ne pourra se réaliser dans de bonnesconditions au niveau local que si le syndicat dispose de res-sources militantes fortes. S’il est possible de peser sur les choix ausommet d’une organisation centralisée en étant un acteur syn-dical faible par la définition de règles, cela n’est plus le cas dansune organisation décentralisée, a fortiori dans un groupe mondia-lisé. Les directions locales peuvent être tentées par un double jeu :une affirmation des principes, ce qui leur permet d’atteindre leursobjectifs par la mobilisation des syndicats signataires et par ail-leurs une réalisation a minima des ambitions des accords signés,lorsque le syndicat n’exerce pas de pression forte. Les gainsimmédiats engrangés au moment de la réalisation de l’échangeseront réduits dans la période qui suit par la déconstruction dusyndicat signataire. Sa légitimité sera mise en cause par lessalariés qui ne verront pas la réalisation des objectifs annoncés.Un échange politique suppose de jouer avec l’organisation majo-ritaire, sinon cela se traduit par l’apparition ou le renforcement defractions radicales, ou a minima une faible crédibilité du discourssur le changement auprès des salariés, ce qui diminue d’autant lacapacité de mobilisation sur les objectifs de l’organisation. Lesecond type de risque que comporte ce type de stratégie ambi-tieuse est de déstabiliser le management. Lorsque les relationsentre syndicats et directions sont caractérisées par une conflictua-lité récurrente, le passage d’un jeu oppositionnel à une stratégied’échange politique peut se traduire par une mise en cause desdirections locales qui perdent leurs marques et sont questionnéespar les syndicats qui s’appuient sur les échanges au sommet del’organisation. Le troisième risque tient à la capacité effective dusyndicat d’encadrer le social, ce qui est toujours en question dansun système pluraliste.

Face au corporatisme catégoriel puissant que représentent lesconducteurs du métro parisien, à la RATP, où le syndicat n’aqu’une faible capacité d’encadrement du social et où ses repré-sentants sont des délégataires de la communauté professionnelle,un échange politique ne peut être construit. À défaut d’unetelle possibilité et devant l’échec d’une stratégie de passage enforce, l’entreprise a mis en place une stratégie procédurale dont

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l’objectif est d’agréger les fractions syndicales, en détachant leconflit des acteurs et en leur permettant par l’exercice d’un droitd’alerte de faire connaître leurs revendications et d’en discuteravec les directions. Cette entreprise accompagne désormais cedroit d’alerte d’un système d’« accord majoritaire », les syn-dicats signataires doivent représenter aux élections profession-nelles au moins 35 % du personnel pour qu’un accord soit consi-déré comme valide. Cette stratégie permet de réduire laconflictualité. L’entreprise crée ainsi un processus de réforme encontinu en réduisant les dysfonctions qu’elle peut repérer. Ellepermet aux différents acteurs un apprentissage culturel duchangement.

Désormais, dans une France confrontée à la mondialisation, lesrelations sociales deviennent un élément majeur des stratégies dechangement des grandes entreprises, car elles conditionnent lesressources de changement. Elles impliquent une nouvelle volontéde compromis et des stratégies fondées sur la recherche d’accep-tabilité sociale. Mais ces stratégies de changement restent fra-giles car affrontées à un modèle culturel qui a encore pour réfé-rence commune le conflit comme mode dominant de relationsentre les décideurs et les travailleurs.

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Conclusion

Comment gérer le social ?

Après une dizaine d’années d’expérimentations diverses, lesentreprises publiques ont engagé de profondes réformes. Leurtransformation exige que la recherche de « régulation conjointe »devienne un des axes majeurs du changement au même titre quela stratégie face au marché et aux mutations technologiques. Unebonne décision n’est pas celle qui rationalise le mieux une situa-tion de façon abstraite et a priori, mais celle qui est effective-ment mise en place parce qu’elle est acceptable socialement dansdes entreprises dont les histoires collectives et les statuts construi-sent les trajectoires de changement. Le poids des acteurs syndi-caux dans les entreprises publiques, leur représentativité ainsi quela constance de la confiance que leur témoigne le personnel,même s’il est par ailleurs critique, impliquent qu’ils soient aucœur des réformes. Il faut donc construire les termes d’unéchange qui soient valorisés par les acteurs. L’élaboration d’unmodèle social plus pertinent sera l’un des enjeux majeurs des pro-chaines années pour faire face à la mondialisation. Il passe parune transformation des systèmes de relations professionnelles. Eneffet, plus le marché est présent, plus les capacités d’interactionsde l’entreprise avec l’environnement socio-économique devien-nent stratégiques, plus le syndicalisme est questionné sur sa capa-cité à débattre des orientations stratégiques et à codéfinir des poli-tiques de flexibilité 1. Plus, en même temps, le management doitlui-même au nom d’une politique de développement durable seposer la question du débat avec les différentes forces sociales.

1. C. HECKSCHER, The New Unionism, Cornell University Press, New York, 1996.

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Le cas des entreprises publiques peut être interprété commeune sorte de laboratoire social du changement. Il aide àcomprendre les types de problèmes auxquels la société françaiseest confrontée et à réfléchir sur des scénarios possibles d’évolu-tion. C’est notre capacité collective à imaginer de nouveauxchemins, à construire des espaces de transition et à bâtir descompromis, qui permettra d’inventer un avenir commun paisible.

La période actuelle questionne ainsi en profondeur le « modèlefrançais », construit autour d’un État rationalisateur et de grandessociétés nationalisées ou publiques qui ont été dotées de statutsparticuliers correspondant à des missions d’intérêt général. Cesentreprises, centrées sur la recherche de performances techniqueset l’application d’une réglementation, ont longtemps administréle social. Elles en déléguaient partiellement la gestion aux syn-dicats. Dans le meilleur des cas, les grandes orientations straté-giques étaient évoquées en réunion paritaire. Le syndicalismetrouvait son compte dans cette façon de faire. Les organisationssyndicales étaient informées des choix des directions sans y êtreimpliquées. Elles en géraient les conséquences. Comme les stra-tégies des dirigeants heurtaient souvent de front les corpora-tismes, les explosions sociales étaient fréquentes.

Ce modèle, qui a donné des signes de fragilité après 1968,devient clairement obsolète dans les années quatre-vingt.L’ouverture au marché, sans médiation efficace, d’activitésmonopolistiques déclenche des conflits dans toutes les entre-prises publiques. Les élites, par manque de compétences enmatière sociale et sur les stratégies de changement, renvoient lessyndicats à l’image d’une « inadaptation » généralisée et y trou-vent prétexte pour les contourner. La France se complaît dans cejeu de miroirs, où chacun est le bouc émissaire de l’autre. Mais cemode de fonctionnement se révèle coûteux et source d’incerti-tudes majeures pour le pays.

Le conflit de novembre-décembre 1995 s’apparente à un bas-culement : refuser le « plan Juppé », c’était aussi refuser que lesocial se soumette, sans explication préalable, aux impératifs dela gestion. Ce qui est en cause, ce ne sont pas seulement lesoptions en présence mais l’absence totale de négociation, notam-ment sur les régimes de retraite des employés de la SNCF ou dela RATP. Désormais, le social va être pris en compte par les poli-tiques d’État, mais de façon défensive. La dissolution del’Assemblée nationale et les élections législatives anticipées de1997, qui sonnent le retour de la cohabitation, nourrissent toutes

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les confusions. Elles marquent le retour au gouvernement de la« gauche plurielle », dont les choix de société ne sont pas clairs.Le scrutin ne traduit pas l’adhésion à un modèle nouveau qui per-mettrait de gérer la mondialisation et la construction européenne.

Dans les entreprises publiques, le retour de la gauche se traduitpar une volonté de compromis : les directions de la SNCF etd’EDF cherchent à faire entrer la CGT dans la négociation collec-tive. La Poste et la RATP gèrent le social plus prudemment. SeuleFrance Télécom, confrontée à un marché immédiatement ouvert,choisit de rompre avec son modèle historique. Toutefois, larecherche dominante de compromis internes s’est faite sans débatavec l’opinion publique. En d’autres termes, les élites n’ont pasouvertement assumé les choix politiques qui étaient les leurs :aller vers un modèle européen et faire face à la mondialisation.Les orientations frileuses du gouvernement Jospin s’expliquenten partie par un véritable syndrome de l’« automne 1995 ». Maisla partie de cache-cache des politiques français sur la disparitiondes monopoles laisse le social en état d’apesanteur : les règles dujeu antérieures ne sont plus légitimes, sans qu’apparaissent claire-ment de nouvelles régulations.

Plusieurs hypothèses peuvent être formulées. La première estl’accélération de la mise sur le marché des entreprises publiques,qui impliquerait une flexibilité accrue. De tels changementsentraîneraient à la fois la diffusion massive d’une culture demarché et de nouvelles attitudes au travail observables en partie àFrance Télécom. Un tel modèle n’apparaîtra probablement pasrapidement comme dominant : une partie importante de la sociétéfrançaise reste méfiante à l’égard du marché 2. À ses yeux, lamondialisation a des effets néfastes pour les salariés. Le Conseild’État intervient d’ailleurs pour maintenir la notion d’intérêtgénéral dans sa jurisprudence à propos des entreprises publiques,ce qui peut couvrir de nombreux domaines comme le droit degrève 3.

L’hypothèse de la préservation, malgré tout, d’un périmètreconsidéré comme intangible n’est plus crédible aujourd’hui. Une

2. Un sondage réalisé pour le journal Le Monde montre que la mondialisation estperçue comme une chance par une majorité des jeunes âgés de 18 à 24 ans (54 %contre 43 %), et une majorité relative des 25-34 ans (48 % contre 47 %), alors qu’elleest largement considérée comme une menace par les plus âgés. G. Coutois, LeMonde, 19 juillet 2001.

3. J.-L. BODIGUEL, C.-A. GARBAR, A. SUPIOT, Servir l’intérêt général, PUF, Paris,2000.

conclusion

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logique du « bunker » nous couperait des autres pays européens 4

qui recomposent les rapports entre marché et service public, ycompris en intégrant dans la fonction publique des techniquesmanagériales empruntées au secteur privé 5. L’hypothèse d’unrenforcement de la dimension publique irait a contrario des enga-gements pris au sein de l’Union européenne et poserait des pro-blèmes politiques et économiques majeurs, car la France est déjàconsidérée comme ne jouant pas le jeu. Aujourd’hui, le seulmarché réellement ouvert est celui des télécommunicationsmobiles, où il n’était pas possible de bâtir une ligne Maginot.Mais le statu quo n’est plus tenable : la pression de nos parte-naires européens augmente et la dérégulation s’impose peu à peupartout.

Le « tout marché » étant rejeté par la société française – enattestent les attitudes de l’opinion publique face aux restructura-tions 6 –, un scénario d’évolution probable pour les entreprisespubliques est celui de l’entre-deux. Il se traduirait par desavancées différenciées du marché et des formes de régulationsociale correspondantes, en fonction des situations d’entreprise etdes rapports de forces complexes qui peuvent se jouer entre lescorporatismes, l’Union européenne, le pouvoir politique et la rue.Ce scénario est porteur d’une fragilité sociale certaine et syno-nyme, pour tout pouvoir politique, de conflits récurrents etd’allers et retours limitant la performance socio-économique deces entreprises.

Éviter ce scénario et ses conséquences régressives suppose quel’État et les politiques assument les conséquences du choix euro-péen. Aujourd’hui, dès que le vent mauvais d’un mouvementsocial vient perturber une entreprise publique, l’État a tendance àreculer au nom d’intérêts politiques immédiats. Cette stratégieenkyste le social dans une résistance sans légitimité, créant unmécontentement des acteurs même lorsqu’ils ont retardé un pro-cessus de changement. Le social peut devenir son propre enjeu etperdre les racines de ses missions. La résistance des corpora-tismes trouve ses ressources dans l’absence de partage deschoix de réforme, la faiblesse des négociations et l’absence de

4. Dans une interview au journal La Tribune le 9 juillet 2001, le commissaire euro-péen Frits Bolkestein déclare : « Il faut libérer l’Europe des éléments corporatistes dupassé », en s’attaquant au monopole d’EDF.

5. F. DREYFUS, L’invention de la bureaucratie, op. cit.6. T. LEMASLE, P.-E. TIXIER, Des restructurations et des hommes, Dunod, Paris,

2000.

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pédagogie des dirigeants. Mais les services publics à la françaisen’ont de légitimité au sein de l’Union européenne que s’ils offrentdes services plus larges, de bonne qualité et à prix compétitif parrapport aux autres pays. Faute de quoi, la société française verrasa position s’affaiblir et le syndrome du village gauloisperdurera…

Chacun des arrangements corporatistes que nous avons décritspeut justifier son existence par des spécificités historiques. Maisl’analyse du jeu des acteurs démontre l’épuisement d’un systèmede relations fondé avant tout sur le conflit comme ressource dechangement. C’est par une mise en débat des enjeux à venir entrel’ensemble des acteurs que peut se jouer positivement le change-ment. Les élites doivent accepter de ne plus décider en surplombdu social. L’insuffisante formation des dirigeants à la gestionsociale, considérée comme la dernière roue du carrosse dans lesstratégies de changement, est un facteur aggravant.

C’est par l’apprentissage d’un modèle de régulation qui reposesur des formes de dialogue interactif qui viennent nourrir lechamp de la décision et par des choix assumés du modèle desociété à venir que de nouvelles adaptations peuvent êtreinventées.

conclusion

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Les auteurs

Renaud Damesin est chercheur au groupement d’intérêtpublic Mutation des industries et des ser-vices (GIP MIS), CNRS, et doctorant àl’IEP Paris.

Claire Guélaud grand reporteur au Nouvel Économiste,suit les questions sociales et du manage-ment depuis 1985.

Patricia Mainguenaud cadre à EDF, a été chercheur au Labora-toire de sociologie du changement desinstitutions de 1996 à 1999.

Nelly Mauchamp est chercheur au (LSCI), CNRS.

Pierre-Eric Tixier est professeur des universités à l’IEPParis, chercheur au Centre de sociologiedes organisations (FNSP) et conseillerscientifique du GIP-MIS et de l’Associa-tion Entreprise & Personnel.

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Table

Introduction ...................................................................... 5

1. EDF : le renouvellement d’une stratégie d’échangepolitique, par Nelly Mauchamp ................................... 21

2. La RATP : une modernisation sous contrainte,par Pierre-Eric Tixier .................................................. 49

3. France Télécom : d’une régulation administréeà une régulation de marché,par Patricia Mainguenaud .......................................... 73

4. La Poste : territoires, marché et compromissociaux, par Renaud Damesin ..................................... 100

5. La SNCF : une stratégie de croissance,un imaginaire du déclin, par Claire Guélaud ............... 126

6. La conduite du changement ou le managementà l’épreuve, par Pierre-Eric Tixier .............................. 147

7. Régulations, compromis et acteurs,par Pierre-Eric Tixier .................................................. 171

Conclusion : Comment gérer le social ? ........................... 193

Les auteurs ........................................................................ 198

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Composition Facompo, LisieuxAchevé d’imprimer en mars 2002

par l’imprimerie BussièreDépôt légal : Mars 2002

Numéro d’imprimeur :

Imprimé en France