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DUMÊMEAUTEUR

CHEZLEMÊMEÉDITEUR

«Laphilosophien’estpastoutàfaitinnocente»,avecKarlJaspersLaNaturedutotalitarisme

CorrespondanceavecKarlJaspers,1926-1969Considérationsmorales

LeConceptd’amourchezAugustinQu’est-cequelaphilosophiedel’existence?

LaPhilosophiedel’existenceetautresessais

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HannahArendt

Responsabilité

etjugement

ÉditionétablieetpréfacéeparJeromeKohn

Traduitdel’anglais(États-Unis)parJean-LucFidel

PetiteBibliothèquePayot

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Retrouvezl’ensembledesparutions

desÉditionsPayot&Rivagessurwww.payot-rivages.fr

Titreoriginal:RESPONSIBILITYANDJUDGEMENT

(NewYork,SchockenBooks)

©2003byTheLiteraryTrustofHannahArendtandJeromeKohn

©2005,ÉditionsPayot&Rivagespourlatraductionfrançaise,

©2009,ÉditionsPayot&Rivages,pourl’éditiondepoche,

106,boulevardSaint-Germain,75006Paris

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Préface

«Auxquestionsparticulières,ilfautdesréponsesparticulières;silasériedecrisesdanslaquellenous vivonsdepuis ledébutdu sièclepeutnous enseignerquelque chose, c’est, jecrois, le simple fait qu’il n’existe pas de normes générales pour déterminer infailliblementnos jugements,niderèglesgénéralessous lesquellessubsumer lescasparticuliersavecuncertaindegrédecertitude.»C’estencesmotsqu’HannahArendt(1906-1975)aenferméceque, toute sa vie, elle a considéré comme la nature problématique de la relationqu’entretiennent la philosophie avec la politique, la théorie avec la pratique ou, plussimplement et précisément, la pensée avec l’action. Elle s’adressait alors à un vaste publicvenu de tous les États-Unis se rassembler dans l’église de Riverside, à Manhattan, pourassisteràuncolloquesur«lecaractèredecrisedelasociétémoderne(1)».Onétaiten1966,et une crise politique très particulière, l’escalade dans la guerre du Viêt-nam, occupaitl’essentieldesespritschezlescitoyensrassembléslàpourexprimerleurinquiétudefaceàlapolitique américaine en Asie du Sud-Est et pour discuter de ce que, individuellement etcollectivement, ils pouvaient faire pour changer cette politique. Convaincus que ladévastationparleurnationd’unecultureetd’unpeupleanciensetquineprésentaientpourelleaucundangerconstituaituneinjusticemorale,ilssetournaientversArendtetlesautresconférenciersdansl’espoirqueleurexpériencedescrisespasséeséclaireraitlaprésente.

AvecArendt,ilsontétéquelquepeudéçus.MalgrélefaitqueletotalitarismeetlesautrescrisesduXXe siècle avaient occupé le centrede sapenséependantdenombreuses années,elleneleurapasproposéde«normesgénérales»pourprendrelamesuredel’injusticequiavaitétécommise,nonplusquede«règlesgénérales»àappliqueràcellequi l’étaitalors.Ellen’a rienditpouralimenter les convictionsqui étaientdéjà les leurs,pour rendre leursopinionsplusconvaincantesauxyeuxdesautres,ouencoreafindeconférerplusd’efficacitéà leurs efforts pour lutter contre la guerre. Arendt ne croyait pas que les analogies tiréesrétrospectivementdecequiaounonfonctionnédanslepassépermettentd’éviterlespiègesprésents. Selon elle, la spontanéité de l’action politique est prise sous le joug de lacontingence liéeàsesconditionsspécifiques,cequi invalidede tellesanalogies.Le faitquel’« apaisement » ait échoué à Munich en 1938, par exemple, n’impliquait pas que desnégociationsétaienthorsdeproposen1966.Arendtcroyaitque lemondeentiera intérêtàrestervigilantetàrésisteràdesphénomènescommeleracismeet l’expansionnismeglobalqui se sont cristallisés dans le totalitarisme ; elle était cependant hostile à l’usageindéterminéetanalogiquedu terme« totalitarisme»pourdésigner tout régimeauquel lesÉtats-Unispourraients’opposer.

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Arendtnevoulaitnullementdirequelepassécommetelétaitsanspertinence—elleneselassaitpasderépéterl’aphorismedeWilliamFaulkner:«Lepassén’estjamaismort,iln’estmême pas passé » — ; elle estimait plutôt que s’appuyer sur les « prétendues leçons del’histoire»pourindiquercequelefuturnousprépareestàpeineplusutilequed’examinerdesentraillesou liredes feuillesde thé.End’autres termes, savisiondupassé, clairementformuléedans«Retourdebâton»,lederniertextereprisdansResponsabilitéetJugement,était plus complexe et moins optimiste que celle contenue dans la remarque souventressassée de Santayana : « Ceux qui ne peuvent se rappeler le passé sont condamnés à lerépéter.»Aucontraire,Arendtcroyaitque,«pourlemeilleuroupourlepire»,notremondeest « devenu» ce qu’en réalité il est : à savoir que « lemonde dans lequel nous vivons àn’importequelmomentestlemondedupassé».Sacroyancen’estqu’àpeineune«leçon»de l’histoire, et elle pose la question de savoir comment on peut faire l’expérience dans leprésentdupassé—c’est-à-diredel’actionpassée.Dans«RetourdeBâton»,ellenerépondpasàcettequestionparunethéorie,maislejugementaigre-douxqu’elledonnedel’étatdelaRépublique américaine en 1975 fournit un exemple de ce qu’elle entend par présence dupassé.Bienqueses«commencementsilyadeuxsiècles»aientété«glorieux»,dit-elle,latrahisondes«institutionsdelaliberté»del’Amériquenous«hante»désormais.Lesfaitssesontretournéscontreleursauteurs,etlaseulefaçonderesterfidèlesànosoriginesn’estpas d’accuser des « boucs émissaires » ou de fuir dans des « images, théories ou puresfolies»,maisdetenterd’«accueillir»cesfaits.C’estnousentantquepeuplequisommesresponsablespoureuxdésormais.

Le seul conseil, si l’on peut dire, qu’elle ait jamais donné était enchâssé dans les« réponses particulières » qu’elle a données à des « questions particulières », ce quel’anecdote suivante peut illustrer(2). À la fin des années 1960, quand ses étudiants lui ontdemandés’ilsdevaientcoopéreraveclessyndicatspours’opposeràlaguerreduViêt-nam,àleurgrandesurprise,ellearépondusanshésiteretavecbeaucoupdebonsens:«Oui,parcequ’ainsi,vouspourrezutiliserleursmachinesàpolycopier.»Uneautreanecdotedatantdelamêmeépoqueillustreuneperspectiveentièrementdifférente,quin’arienàvoiraveclefaitde donner des conseils. Lorsque les étudiantsmanifestant contre la guerre ont occupé lessallesdecoursdelaNewSchoolforSocialResearch,àNewYork,lecorpsenseignantaappeléàuneréunionpouraborderlaquestiondesavoirs’ilfallaitounonfairevenirlapolicepourrestaurerl’ordre.Desargumentspouretcontreontétéprésentés,etàmesurequelaréunionavançait,ilssemblaientfairepencherlabalanceenfaveurd’uneréponsepositive.Arendtn’ariendit jusqu’àceque l’undesescollègues,unamiqu’elleconnaissaitdepuis sa jeunesse,approuvenonsansrépugnancel’idéequ’ilfallaitinformerles«autorités».Elles’esttournéebrusquement vers lui et s’est exclamée : «Mais BonDieu, ce sont des étudiants, pas descriminels!»Onn’aplusmentionnélapoliceetcesmotsontclosladiscussion.Prononcéesspontanément et sur la base de son expérience, les paroles d’Arendt ont rappelé à sescollèguesque l’affairedont ils traitaient se jouait entre eux et leurs étudiants, etpas entreleursétudiantsetlaloi(3).Laréactiond’Arendtétaitunjugementprononcésurunesituationparticulièreconsidéréedanssaparticularité,cequelesgrandsdiscoursprononcésauparavant

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avaientfaitoublier.

Personnen’avaitdavantageconsciencequ’HannahArendtdufaitquelescrisespolitiquesduXXe siècle—toutd’abord ledéclenchementde laguerre totaleen1914 ;puis lamontéedesrégimestotalitairesenRussieetenAllemagne,etl’annihilationpareuxdeclassesetderaces d’êtres humains tout entières ; puis l’invention de la bombe atomique et sondéploiement pour rayer de la carte deux villes japonaises pendant la Seconde Guerremondiale;puislaguerrefroideetlacapacitésansprécédentdonts’estdotélemondepost-totalitairedesedétruireaumoyend’armesnucléaires;puislaCorée;puisleViêt-nam;etainsi de suite, événements survenant « en cascade comme les chutes du Niagara del’histoire»—peuventêtreregardéescommeuneffondrementmoral.Qu’unetellechutesesoit produite est évident.Mais le nœud controversé, ardu et difficile de ce qu’Arendt a vu,c’était que cet effondrement moral n’était pas dû à l’ignorance ou à la méchanceté deshommesneparvenantpasàadmettredes«vérités»morales,maisplutôtà l’inadéquationdes«vérités»moralesconsidéréescommedesstandardsservantàjugercequeleshommesétaient devenus capables de faire. La seule conclusion générale qu’Arendt se permettaitindiquait ironiquement le caractère généraldu changement fondamental intervenudans cequelalonguetraditiondelapenséeoccidentaleavaittenupoursacro-saint.Latraditiondelapenséemoraleavaitétécassée,nonpardesidéesphilosophiques,maisparlesfaitspolitiquesduXXesiècle,etonnepouvaitpluslaréparer.

Arendt n’était ni nihiliste nimoraliste ; c’était un penseur qui allait là où sa pensée laconduisait.La suivre, cependant, imposeun travailde lapartde ses lecteurs—pas tantdeleurintelligenceoudeleursavoirquedeleuraptitudeàpenser.Cenesontpasdessolutionsthéoriquesqu’elleavance,maisabondanced’incitationsàpenserparsoi-même.Elleatrouvéextrêmement significative lavisiondeTocqueville selon laquelle, lorsquedans lespériodesdecrisesoudevéritablestournants,«lepasséacesséd’éclairerl’avenir,l’espritdel’hommeerre dans l’obscurité ». Dans ces moments-là (et pour elle, le présent en était un), elle adécouvert que l’obscurité qui règne dans l’esprit est l’indication la plus claire qu’il estnécessaire d’envisager à nouveaux frais la signification de la responsabilité humaine et lepouvoirdujugementhumain.

En1966,HannahArendtétaitcélèbre,cequenedémentpaslefaitque,pourcertains,sarenommée semblait une infamie. Trois ans plus tôt, en 1963, la publication de son livreintituléEichmannà Jérusalem.Rapport sur la banalité dumal avait fait éclater un oragepolémique qui a anéanti beaucoup d’amitiés proches et lui a aliéné presque toute lacommunautéjuivedanslemondeentier.CefutcruelpourArendt,néejuiveallemande,faitqu’elle considérait comme une « donnée » de son existence, comme le don d’une formespécifiqued’expériencequis’estavéréecrucialedansledéveloppementdesapensée.Voiciunsimple exemple : attaquée comme juive, Arendt estimait nécessaire de répondre commejuive.Répondre aunomde l’humanité, en appeler auxdroits de l’homme, était absurde ethors de propos ; c’était nier, mais pas réfuter l’accusation selon laquelle les juifs étaientmoinsqu’humains,qu’ilsn’étaientrienquedelavermineetque,tellelavermine,ondevaitlesgazer.Laseuleréponsevalableétait:jesuisjuive,etjemedéfendsentantquejuivepour

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montrer que j’ai autant de droits à appartenir au monde que n’importe qui d’autre. Laresponsabilitéd’Arendt en tantque juive a abouti à sonappel en faveurd’une armée juivepourdétruirelesennemisetlesagresseursdesjuifs(4).

QuellesfurentlesréactionsàEichmann?Lescandalechezlesjuifspeutserésumeràleurréactionàl’égarddeladizainedepagesconsacréesparArendtàla«coopération»offerteàAdolf Eichmann par certains dirigeants des communautés juives européennes poursélectionner ceux de leurs coreligionnaires, les moins « importants », qui devaient lesprécéderdansleschambresàgaz.Quecelasoitarrivéestunfait,quiaétéabordéauprocèsetcorroboré à la fois avant et depuis. Mais que le concept arendtien de banalité du mal aitbanalisé cequ’Eichmannavait fait etmême l’aitdisculpé,qu’il l’ait rendumoins coupable,moins«monstrueux»quesesvictimes,cequiétaitcequ’onluireprochait,étaitàl’évidenceabsurde.Quellequ’aitétéla«coopération»offerteparlesdirigeantsjuifs,cesontHitleretsessbires,aveclesoutiend’hommescommeEichmann,quiontinauguréetmenéàbienla«solution finale»à laquestionde l’existencedes juifs : à savoir lemeurtre systématique,industriel. Assurément, ce que les dirigeants juifs ont fait était un signe fort del’effondrementmoralgénéral,maisaucunjuifn’aportéderesponsabilitéquelconquepourlapolitiquegénocidaireelle-même,cequiétaitévidentpourArendtcommepourn’importequid’autre.

Honnête ou malhonnête, l’échec des lecteurs juifs à reconnaître là où résidait leurresponsabilité spécifique et là où elle ne résidait pas indiquait pour Arendt une inversioncomplètedelapropositionsocratique:«Mieuxvautsubiruneinjusticequed’encommettreune. » Désormais il semblait non seulement compréhensible et acceptable, mais aussi«responsable» (commeon l’adit)que, sous labottenazie, lesanciens juifsaientcommisune injustice,aient choisi lesmoins«célèbres»pourêtreenvoyés lespremiersà lamort,plutôtqued’avoiràsubireux-mêmesuneinjustice.Quandl’opinionpopulairel’acondamnéàmort,SocrateajugélasituationetadécidéderesterpourmouriràAthènesplutôtquedes’échapperpourmenerailleursuneviedépourvuedesens.PourArendt,c’est sonexemple,davantageencorequesonargumentation,quiafaitdesapositionleprincipefondateurdelapenséemoraleoccidentale(5).Socrateavécu il ya très longtemps, sousunrégimequiétaitpeut-être corrompu, mais certainement pas mauvais au sens de l’Allemagne de Hitler. Etpourtant, lesprincipesmorauxnesont-ilspascenséstranscender letempshistoriqueet lescontingencesdecemonde?

Eichmann à Jérusalem a suscité différentes réactions, toutes aussi troublantes pourArendt. On a souvent dit, par exemple, qu’il y a du Eichmann en chacun de nous, poursignifier par là que, dans les conditions où nous vivons, chacun de nous, bon grémal gré,n’est rien d’autre qu’un « rouage » dans la machine, ce qui ruine la distinction entrecomportementsresponsablesetirresponsables.PourArendt,laprincipalevertuduprocèsquis’est tenu à Jérusalem, comme de tout procès d’ailleurs, fut de ne pas traiter l’accuséEichmann,meurtrierencolblancparexcellence,commeunrouage,maiscommeunindividujugéaupérildesavie,unhommeparticulier jugépoursaresponsabilitéspécifiquedans lemeurtredemillionsd’êtreshumains.Lui-mêmen’avaitpascommislesmeurtres,maisilles

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avait rendus possibles en fournissant les victimes, en les rassemblant et en les expédiantdanslesusinesdelamortd’Auschwitz.Enfindecompte,lacouraestiméqu’Eichmannétaitdavantage coupable — et en cela, Arendt était d’accord avec elle — que ceux qui avaientréellementmaniélesinstrumentspermettantladestructionphysique.

SansréférenceàEichmann,etpourtantétrangementprochedecetteréaction,ilyeneutuneautre(mentionnéedans«Responsabilitépersonnelleetrégimedictatorial»)suggérantque, sous la terreur de la domination nazie, la tentation de ne pas agir de façon justeéquivalait à être forcé à agir injustement et que, dans ces circonstances, on ne pouvaitattendredepersonnequ’il se conduise commeun saint.Mais si on lit cequ’Arendt a écritdansEichmann,ilestclairquecen’estpaselle,maisleprocureurisraélienquiasoulevélaquestiondesavoirpourquoilesjuifsn’avaientpasrésistéet,danscertainscas,avaientmêmefacilitélesprocessusd’extermination.Pourelle,l’introductiondelanotiondetentationétaitune autre indication du dévoiementmoral régnant alors, car elle est toujours un défi à lanotion de liberté humaine. Lamorale dépend du libre choix, dans lequel la tentation et laforce ne s’équivalent jamais ; la tentation, comme le dit Arendt, ne peut être une« justification morale » d’aucune action, alors que la force n’a presque pas d’implicationmoralepourceuxquiysontsoumis.

Unefoisaumoins,onaditque,puisque«lemeurtredesixmillionsdejuifseuropéens»était « l’événement tragique suprêmedes tempsmodernes »,Eichmann à Jérusalem était«l’œuvred’artlaplusintéressanteetlaplusémouvantedesdixdernièresannées(6)».Arendttrouvait la logiquedecetteréactionextraordinairement inadaptée.Ellen’avaitpascrééunetragédie tiréede sapensée, commeDostoïevskiouMelville ; elleavaitanalysé les faitsquis’étaientdérouléspendantunprocèsdonné.Pourelle,laseulequestionpertinenteaucoursdu procès était un jugement (en fin de compte le sien et pas celui de la cour) qui rendaitmanifestelaresponsabilitéd’Eichmannpouravoirviolélapluralité«del’humanitédanssonentier[…]ladiversitéhumaineentantquetelle[…]sanslaquellelesmotsmêmesde“genrehumain” ou d’“humanité” seraient dénués de signification ». En d’autres termes, dans leprocès Eichmann, Arendt a discerné le sens en fonction duquel son crime pouvaitlégitimement être jugé comme crime contre l’humanité, contre le statut d’être humain,contretoutêtrehumain.

Onaditaussiqueleconceptdebanalitédumalreprésentaitunethéoriedifficileàréfuterdufaitdesaplausibilité,réactionàlaquellefaitéchoaujourd’huil’usageincessantdutermedanslesjournauxpourrendrecompted’actescriminelscourantsetordinaires.PourArendt,la banalité du mal n’était pas une théorie ni une doctrine, mais elle signifiait la naturefactuelle dumal perpétré par un être humain qui n’avait pas réfléchi—par quelqu’un quin’avait jamaispenséàcequ’il faisait,aucoursdesacarrièred’officierdelaGestapochargédutransportdesjuifsetcommeaccuséàlabarre.Lecourstoutentierduprocèsexprimaitetconfirmaitcetteidée.Lefaitbrutdelabanalitédumalasurprisetchoquéparceque,commeelleledit,«ilcontreditnosthéoriesconcernantlemal»,ilsoulignequelquechosequi,bienque«vrai»,n’estpas«plausible».DansEichmann,Arendtn’apasrêvé,imaginénipenséleconceptdebanalitédumal.C’était,dit-elle,un«défiàlapensée».

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Àuneexceptionprès,lesdiscours,conférencesetessaisrassemblésdanscevolumedatentd’après le procès et représentent de différentes manières les efforts d’Arendt pourcomprendre l’incapacité à penser d’Eichmann. Ce dernier sort du contexte historique largeexploré dans Les Origines du totalitarisme et dans La Condition humaine, et il apparaîtcommeunhommeparticulier,unhommeordinaireetnormal,commeun«pitre»,etentantquetelcommeunauteurdumalplutôtimprobable.Arendtfutlaseuleàêtrefrappéeparlefait que la banalité d’Eichmann, son manque total de spontanéité, n’a fait de lui ni un«monstre » ni un « démon », alors qu’il était l’agent dumal le plus extrême. C’est cetteperceptionquiaétélecatalyseurdelacompréhensionfinaleparArendtdessujetsprincipauxduprésentvolume:laresponsabilitéetlejugement.

Qu’est-cequin’apasétéditmaiscependantsetrouvederrièrecesmécompréhensions,etlesnombreusesautresquin’ontpasétémentionnées,decequ’ArendtaécritdansEichmannà Jérusalem(7) ? S’il y a bien quelque chose, je crois que c’est le problème vraimenthallucinantdelaconscienced’Eichmann,quepersonnemisàpartArendtn’aperçu,comprisni abordé. Cet échec est remarquable à deux égards au moins : premièrement, dans sontémoignage, Eichmann a donné de nombreuses preuves qu’il possédait ce qu’on appelled’ordinaireune«conscience».Quandilaétéinterrogéparlapoliceisraélienne,iladéclaréqu’ilavait«vécutoutesavieselonlespréceptesmorauxdeKant»,qu’ilavait«agiselonladéfinitionkantiennedudevoir»,qu’iln’avaitpasseulementrespectélaloidel’AllemagnedeHitler,mais avait aussi calqué sa volonté sur le «principe à l’œuvrederrière cette loi(8) ».Deuxièmement (bien qu’on le nie presque toujours), rien nemontre plus sûrement qu’entraitant des preuves concernant Eichmann, Arendt a compris ce qu’elle prétendait faire, àsavoirunrapportsurcequiestapparupendantleprocès,bienqu’àunniveaudecomplexitérarement atteint dans ce genre de rapports. Le fait que la « conscience » d’Eichmann soitapparueau coursduprocès estpartie intégrantedu sensde labanalitédumal—c’était lapreuvedel’uneculminantdansleconceptdel’autre—,maisdecefaitmême,ondoitajouterqu’à travers toutes les études théoriques sur le mal, la banalité d’Eichmann a révélé larépugnance des philosophes, des psychologues et autres, dont l’intelligence est hors dequestion,àanalyserlephénomènedelaconsciencehumaine.Ilsontaucontrairetendanceàla concevoir comme la rationalisation d’une motivation, comme une émotion irrésistible,commeune«prescription»pourl’actionou,plussubtilement,commeuneintentionnoyéedansl’inconscient.Lephénomènedelaconsciencesemblerécalcitrantàl’analyse.

Quoi qu’il en soit, sans vouloir faire une théorie du concept de banalité du mal, dans«Pensée et considérionsmorales »,Arendt se posait la question kantienne : de quel droitpuis-jeposséderetutiliserceconcept?Iln’estpasaccidentelqu’ici,etavecforcedétailsdansles conférences qui constituent « Questions de philosophie morale » Arendt procède enexaminantlesexpériencesenveloppéesdansl’étymologielatinedumot«conscience»etdesesapparentésgrecs,ennotantlebasculementquiafaitpasserd’unefonctionnégativedelaconscienceàunefonctionpositive,avecl’avènementduchristianismeetladécouvertedelavolonté,etfinalementenlaissantentendrequelaréalitéphénoménaledelaconsciencepeut

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être découverte là où on l’a rarement cherchée, à savoir dans l’exercice de la faculté dejugement. C’est presque comme si elle mettait en jugement le mot « conscience », lepimentantdequestionsdontlesracinesvivantes,bienqu’enfouiesdanslepasséhistorique,étaient nourries dans son esprit. Ce procès, dans lequel Arendt apparaît comme uneenquêtricepassionnéeetunejugeimpartiale,acommencéàJérusalem,maisilnes’estpasachevélàetn’estpasencoreterminé.Ilyasansdouteencoreplusdeproblèmesenjeudansces investigations, qui comprennentLaVie de l’Esprit, inachevée et publiée après samort,qu’unesimple tentativepouren finiravec lacontroverseautourd’Eichmann, cequ’en toutcasellesn’ontpasréussiàfaire.

Cequiestenjeu,c’estl’effortd’Arendtpourcomprendreànouveauxfraislasignificationde lamorale en tant que connaissance de la différence entre ce qui est juste et ce qui estinjuste, entre le bien et le mal. C’est Nietzsche, le penseur et philologue avec lequel larelation profonde d’Arendt était due à une tournure d’esprit similaire plutôt qu’à uneinfluence intellectuelle — à une commune capacité à la vision soudaine plutôt qu’à laphilosophiesystématique—,quisuggéraitquelamoraleetl’éthiquenesontriendeplusquece qu’elles dénotent : les us et coutumes. Sur sa terre natale, Arendt a vu ce qu’elle etbeaucoup d’autres tenaient pour assuré, à savoir une structure morale solide et sûre enapparence,s’effondrersouslabottenazie,sousuneformeextrême,lecommandement.«Tune tueras point » ayant été inversé pour donner « Tu tueras ». Après la fin de la SecondeGuerre mondiale, elle a assisté à un autre renversement à la faveur duquel l’anciennestructure a été invoquée à nouveau.Mais alors comment pouvait-elle être solide et sûre ?Nietzschen’avait-ilpasenfindecompteraisonlorsqu’ilsoutenaitquelesprincipesdesquelsdériventlesnormesetlesstandardsdelaconduitehumainesontdesvaleurséchangeables?Onauraitpus’attendreàcequ’Arendtsoitd’accord,maisellenel’étaitpas.Ellecroyaitquela«grandeuréternelle»deNietzschenetenaitpasaufaitd’avoirrévélélaréalitédelamorale,maisd’avoir«osédémontreràquelpointelleestdevenuemesquineetvidedesens»,cequiest trèsdifférent.CommeNietzsche,ellerécusait l’impositionet l’acceptationdenormesetdevaleursdontlasourceseraitlaloidivineounaturelle,souslaquelleilfaudraitsubsumertous les cas particuliers,mais à la différencede lui,Arendt était authentiquement étonnéequ’en vingt-cinq ans, « la littérature, la philosophie et la religion » n’aient pas trouvé un«autremot»pourlamoraleetpourses«prêchesconcernantl’existenced’une“conscience”parlantd’unemêmevoixàtousleshommes».Surtout,sonétonnementétaitdûaufaitquecertainespersonnesdistinguent lebiendumalet,cequiestplus important,danscertainescirconstances, pour autant qu’elles le peuvent, agissent selon les distinctions qu’elles ontelles-mêmesfaites.Quoiquecenesoientnidessaintsnideshéros,etbienquecespersonnesn’entendent pas la voix de Dieu ni ne voient la lumière universelle de la nature (lumennaturale),ellesconnaissentladifférenceentrelebienetlemal,etelless’yconforment.Danslemonde qui s’est révélé au XXe siècle, ce fait était trop extraordinaire pour qu’Arendt leconsidèrecommeune«noblesse»innéedecaractère.

Depuis les années 1940 aumoins et jusqu’à lamort de Staline en 1953, le leitmotiv dutravail d’Arendt était ce qu’elle appelait lemal« radical » ou« absolu»du totalitarisme :

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l’annihilation en masse d’êtres humains perpétrée par le nazisme et le bolchevisme sansfinalitéhumainementcompréhensible.Letotalitarismedéfiaitetviolaitlaraisonhumaine;en faisant exploser les catégories traditionnelles permettant de comprendre la politique, ledroit et la morale, il mettait en pièce la structure intelligible de l’expérience humaine. Lapossibilité de démolir le monde humain, bien qu’entièrement sans précédent, a étédémontrée par les « expérimentations » menées dans les « laboratoires » des camps deconcentration totalitaires. Là, l’existence d’êtres humains distincts, la substance même del’idéed’humanité,aétéoblitérée;desvieshumainesontétérendues«superflues»parleurtransformationenmatière«inanimée»pouralimenterlesmachinesexterminatricesquiontaccéléré le mouvement des lois idéologiques de la nature et de l’histoire(9). Le mal de ladominationtotalitaireauXXesiècleétaitinconnudeNietzsche,biensûr,ouden’importequiavant lui qui avait réfléchi au vieux problème du mal humain. En l’appelant « radical »,Arendtvoulaitdirequelaracinedumalétaitpourlapremièrefoisapparuedanslemonde.

Mais ce qu’Arendt elle-même n’avait pas compris avant d’être confrontée à l’inaptituded’Eichmannàréfléchirsurcequ’ilavaitfait,qu’elledistinguaitdelastupidité,c’étaitqu’untelmalpouvaitsediffusersanslimitessurlaTerre,quesonaspectleplusfrappantétaitquesadilatationn’avaitpasbesoind’êtreenracinéedansuneidéologiedequelqueordrequecesoit.Lemalhumainestsanslimitequandilnesusciteaucunremords,quandsesactessontoubliés aussitôt commis. C’est seulement alors que, pour Arendt, la disposition despersonnes individuelles,pasnécessairementàrésistermaisàéviterdecommettre lemal,àrejeterouànemêmepasêtretentéesparlemal,attiraitl’attentiondetous,etpasseulementdesphilosophesouautresintellectuels,surceque,«fauted’unmeilleurterme»,commeelleledisait, «nousappelons lamorale».End’autres termes,dans sesderniers écrits,Arendttentaitdesauver lesphénomènesmorauxetenmêmetempsdemontrerque laconsciencen’est pas, comme le pensait Nietzsche, seulement un épiphénomène tardif dans la« généalogie de la morale ». Tous les textes de ce recueil peuvent à leur manière se lirecommedeshistoiresde«meilleurterme»manquant,demêmequel’und’eux,«LeVicaire:coupablede silence ?»,peut se lire commeunehistoiredepapemanquant.Arendt écrivitEichmann à Jérusalem en état d’euphorie, non parce que le mal sans racine pouvait sepenser,maisparcequ’ilpouvaitêtresurmontéparlapensée.

Toutceladoitsemblerinhabitueletétrangeauxlecteursquiconsidèrentàbondroitquelapolitique était l’objet principal de l’œuvre d’Arendt. En maints endroits, elle distingue lapolitique de la morale, tout comme Machiavel longtemps auparavant à l’époque de laRenaissance.Ici,dans«Laresponsabilitécollective»,ellerendcettedistinctionirrévocable:«Aucentredesconsidérationsmoralesquiconcernentlaconduitehumainesetientlesoi;aucentredesconsidérationspolitiquessetientlemonde.»C’estencoreplusfortsionajoutequelamoraleetaussilareligiontendentànier(maispasàdétruirecommeletotalitarisme)la propension politique fondamentale, enracinée dans la condition humaine plurielle, à sesoucierdavantagedumondequedesoioudusalutdesonâme.Les«vérités»oules«vraiesnormes»moralesetreligieuses,qu’ellessoientlefruitdelacontemplationphilosophiqueoude laméditationspirituelle,nesont-ellespasactualiséesdans l’esprit,«vues»par l’œilde

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l’esprit dans ce qui, du point de vue du monde, constitue la plus intensément privée desexpériences?Enthéorie,decepointdevue,cesvéritésempêchentceuxquilestiennentpour«absolues»departiciperauxaffairespubliques,puisquel’activitépolitiqueauthentique,quidépend par définition du libre accord des autres, ne peut facilement s’accommoder dequelqu’un qui répond à des lois « supérieures » plutôt que publiquement incarnées etpubliquementamendées.Ici,ArendtétaitprochedeMachiavel:quandlescommandementsmoraux et religieux sont prononcés en public au mépris de la diversité des opinionshumaines,ilscorrompentlemondeenmêmetempsqu’eux.

Surtout,silalibertéhumaine,commelecroyaitArendt,estlaraisond’êtredelapolitique,etsil’expériencedelalibertén’estdépourvued’ambiguïtéquedansl’action,cequ’ellecroyaitaussimalgréKant, alors endistinguant la pensée de l’action, elle pointe deux activités quidivergentessentiellementl’unedel’autre.Lapenséeestréflexionsursoi,alorsqu’unagentnepeutagirqu’avecd’autresque lui ; l’activitédepensée,quia lieudans lasolitude,cesselorsqu’unpenseurcommenceàagir,demêmequel’activitéd’agir,quirequiertlacompagniedes autres, cesse lorsqu’un agent commence à penser avec lui-même.Mais soucieuse desactivitéselles-mêmesplutôtquedes résultatsde lapenséeoude l’action,Arendt faisaitunpasdansladirectiondeKant.Parcequelesrésultatsdenosactessontdéterminésdefaçoncontingenteetnondemanièreautonome,leplussouventparlesréactionsdesautresfaceàcequenousavonsl’intentiond’accomplir,danssaphilosophiemorale,Kantsituaitlalibertédansnotremotivationà agir,dansnotredécisionnon contrainte àobéir à la loidontnoussommesnous-mêmes l’auteur, la« loi de la liberté» et son impératif catégorique.Pour lamêmeraison,parcequenousnepouvonsconnaîtreà l’avance les résultatsde cequenousfaisons quand nous agissons avec les autres, Arendt estimait que l’expérience de la libertés’actualisedans leprocessusd’initiative, dans le fait d’apporterquelque chosedenouveau,quoique celadonne,dans lemonde.Pourelle, cequeKant entendaitpar libertéhumaine,c’est-à-dire l’autonomie, ne dépend pas de l’obéissance à la loi, qui par définition nie laliberté,maisdel’apparitiondanslemondedelapersonnemoraleoudelapersonnalitéquiincarnelaloi.Arendtestd’accordpourdirequecettepersonnekantienne(lemot«morale»est ici redondant) se constituedans l’activitéde réflexion sur soi, et c’est justement là sonproblème.Quandcettepersonneapparaîtaumilieudesautreshommes,elleestàpartd’euxau sens où elle n’est responsable que vis-à-vis d’elle-même : pour elle, toute inclination, àfaire bien ou mal, est une tentation qui la conduit à « s’égarer » d’elle-même et dans lemonde;c’estpourcetteraisonqu’ilfautluirésister.L’impératifcatégoriqueestpeut-êtrelaformulation laplus convaincante jamaisproposéede lanotion traditionnellede consciencemoraleoudeconscience,etKantlui-mêmepensaitquec’étaitune«boussole»dérivéedelaloiuniversellede la raisonpurepratique,différenciant lebiendumal et accessibleà toutecréaturerationnelle.MaispourArendt,elleétaitinsuffisammentpolitique,parcequel’agentœuvrantenconsciencen’assumeaucuneresponsabilitédans lesconséquencesdesesactes,parcequelanotionkantiennededevoir,commel’amontréEichmann,peutêtrepervertieetparceque(mêmesiKant,biensûr,n’ensavaitrien)lecaractèresanslimitedumaldépourvudepenséeéchappeàtoutesaisieconceptuelle.

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Unautreingrédientàajouteràcettevuecursivedel’intérêtqu’éprouvaitArendtpourcequenous sommeshabituésàpenser comme lamoraleest l’exempledeJésusdeNazareth.Danssonamourdel’action,defairelebien—deréaliserdeschosessansprécédentcommeaccomplir des « miracles » et de rendre possibles de nouveaux commencements enpardonnantlestrépassés—,quedufaitdesapureénergieellecomparaitàl’amourdepenserdeSocrate,ArendtdistinguaitdemanièresignificativeJésusduChristsauveurdespécheursselonlareligionchrétienne.Cequicompteleplusdanscecontexte,c’estl’insistancedeJésussur le faitque,pourfaire lebien, labontédecequiest faitdoitêtrecachéenonseulementauxautres,maisaussiàceluiquilefait(samaingauchenedoitpassavoircequesadroitefait), ce qui, pour Arendt, impliquait le désintéressement de l’agent, l’absence du soi del’agent,etpasseulementsadroiture.Encesens,l’agentdubienestplusseuldanslemondeque lepenseur,puisqu’ilne jouitmêmepasde la compagniede lui-même.Commentalorscomprendreladistinctionentrelebienetlemal,surlaquelleleNazaréeninsistaitégalement,sisonorigineestl’actiondésintéresséeetnon,commelepensaitKant,lapenséeréflexive?L’insouciance sublime et révolutionnaire de Jésus (quand on lui demandait quoi faire, ilrépondaitdelesuivre,defairecommelui,etdenepassesoucierdulendemain)impliqueunmanque d’intérêt pour les institutions stables, et peut-être pour la vie elle-même, l’un etl’autre reflétésdans les croyances eschatologiquesdespremiers chrétiens.Mais elle donneaussi à penser et pourrait en partie expliquer l’interprétation par Arendt de la virtumachiavéliennecommevirtuosité(10).

Iln’yeutsûrementjamaisplusgrandvirtuosedel’actionqueJésus.Lamarquedistinctivedelaconceptiondel’actionselonArendt,paroppositionaucomportement,estqu’elleestsapropre fin. Parce que les buts posés par certains agents entrent nécessairement en conflitavecceuxquisontposéspard’autres, lesensde l’action,sielleenaun,doit se trouverenelle-même.PourArendt,celadistinguaitl’actionnonseulementdufaitd’œuvrerpourlavie,maisaussidetouteformedefaire,puisquelafindufairerésidenondansl’activité,maisendehorsetau-delà,danscequiestfait,ycomprislesœuvresdesartsproductifs,quiajoutentaumondeetl’embellissent.ArendtcroyaitqueMachiavelpartageaitsafaçondecomprendrel’action comme la seule activité pure et parfaite de la vie active et que Jésus, dans son« insouciance», c’est-à-dire sonabsencedebut, l’exemplifiait. Leproblèmedans tout cela,c’estdesavoirquiestbon,enparticulierdepuisqueJésusaniéqu’ill’était,maisaussiparcequeMachiavels’estestiméobligéd’enseignerauxprincescommentnepas êtrebons.SelonArendt, l’unicité de l’agent, révélée dans l’action, peut apparaître aux autres comme de la«gloire»oudela«grandeur»,etpourtantilnepeutapparaîtrecommeuniquementbon.Laraison en est double : si ce qui est pris pourde lamorale est défini par une règle, commec’était le cas à la fois pour Jésus et pour Machiavel, il n’y a rien d’unique dans le faitd’adhéreràcesrègles;etdemêmeàlafoispourJésusetpourMachiavel,aumêmesens,sifairelebien,c’estêtrebon,celadoitapparaîtrecommeteldanslemonde.

D’oùvient lebien,alors?LorsqueJésusnousenjoignede tendre l’autre joue lorsqu’onnous frappe, de ne pas donner seulement la tunique qu’on nous demande, mais notremanteau aussi, bref de ne pas seulement aimer notre prochain comme nous-mêmesmais

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aussi notre ennemi, il écarte les règles de la morale traditionnelle, ou plutôt il les jugeinadéquates.NiJésusniMachiavelnesesentaient liéspar lesnormesconventionnelles,ettoutdeuxontdonnédesexemplesd’actionsdontlesprincipesémergeaientdansl’actionelle-même.Cesprincipescomprenaientlafoietlecourage,maispaslaméfianceoulahaine,quine peuvent apparaître ni comme glorieuses ni comme grandes. Bien sûr, la comparaisonpousséedeJésusetdeMachiavelaseslimites.Cequej’aiessayédemontrer,c’estquetousdeux étaient des acteurs désintéressés (dans le cas de Machiavel un acteur frustré, unfondateurratéderépubliques)etquenil’unnil’autren’étaitphilosophe,cequimontreleurmanqued’intérêtpourlavolonté,lafacultémentalequinouspousseàagir.Aveclavenueduchristianisme,lesthéologiensontconsidérélafacultéqu’estlavolontécommecrucialepourdéterminer la grâce du ciel ou les tourments de l’enfer comme condition d’une vie futurepourunindividu,desavieéternelleaprèslamort.ArendtconsidéraitPaul,paroppositionàJésus, comme le fondateur non seulement de la religion chrétienne, mais aussi de laphilosophiechrétienne,luiqui,s’efforçantdemériterlesalut,découvritqu’ilnepouvaitfairelebienqu’ilvoulait;cequ’iladécouvert,end’autrestermes,c’étaitquelejeveuxestcoupédu jepeux. TandisquePaul voyaitdans cette coupureune contradiction entre l’esprit et lecorps, qui exigeait la Grâce divine pour être guérie, Augustin a plus tard radicalisé cettedoctrine. Il situait la contradiction dans la volonté elle-même, au sein de la liberté de lavolonté en tant que sa propre cause. Pour lui, ce n’était pas le corps qui désobéissait à lavolonté,maislavolontéquisedésobéissaitàelle-même.Entantqueconscience,conscientede ladifférenceentre lebienet lemal, lavolontéestpositive :ellecommandecequ’il fautfaire,maisenmêmetemps,parsaliberté,elleempêchecequ’ellecommande.

Arendt, sur laquelleAugustin a exercé une grande influence, a vu que l’incapacité de lavolonté à faire le bien qu’elle veut posait des questionsmorales dérangeantes : si elle estdivisée, la volonté peut-elle faire un quelconque bien ? « Et pourtant, sans la volonté,comment pourrais-je jamais être poussé à agir ? » Arendt avait une grande dette vis-à-visd’Augustinpoursonexpériencedelapenséecommeactivitéguidéeparl’amourdubiendecequiexiste.Parcequepensernepeutêtreguidéparlemal,puisquelemaldétruitcequiexiste,elleafiniparcroirequel’activitédepenserconditionneceluiquis’yengagecontrelefaitdefairelemal.Siimportantquecelapouvaitêtrepourelle,ellefaisaitmieuxquesuggérerquela pensée détermine la bonté des actes spécifiques(11), ce qui revient à dire que penser nerésoutpasensoileproblèmedel’actiontelqu’ilapparaîtàtraverslescontradictionsinternesdelavolonté.Quantàlaspontanéitédel’action,lalibertédelavolontéestunabîme.

Dansuneébauchetardive(1973)deréflexionsdonnéesàl’AmericanSocietyofChristianEthics(12),Arendtditque,«pour lapremièrefoisdepuis l’Antiquité»,nousvivonsdansunmondequinebénéficieplusd’autoritésstableset,pourcequiconcerne l’actionmorale,enparticulier de l’autorité de l’Église(13). Pendant des siècles, l’Église a tenu en suspens lesoscillations de la volonté, contraignant l’action par la menace de la damnation, maisdésormais, dit-elle, presquepluspersonne, et certainementpas lesmasses,ne croit à cetteautorité. Puisque, selon elle, l’action et le commencement, sont une seule etmême chose,Arendtattiraitl’attentionsurlefaitquetouslescommencementscontiennent«unélément

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depurarbitraire»et liait cetarbitraireà lanatalitécommeconditionaccidentelledenotrenaissance.D’un côté, elle voulait dire que les rencontres denos parents, grands-parents etgéniteurs,aussiloinqu’onremonte,sontdesévénementscontingentsquin’ontpasdecausenécessaire. D’un autre côté, elle voulait dire que notre contingence en tant quecommencementestleprixquenouspayonspourêtrelibres,pourpouvoirfairel’expériencedelalibertécommecommencement.PourArendt,lacontingencedelalibertéhumaineestlacrise réelle que nous vivons aujourd’hui ; on ne peut l’éviter, et la seule question senséequ’onpuisseposerestdesavoirsinotreliberténousplaîtounon,sinousvoulonsounonenpayerleprix.

Dans ses réflexions, Arendt en vient à dire que la pensée socratique, la pensée dans sa« fonctionmaïeutique » ou « obstétrique », correspond à notre crise en nous préparant àrencontrertoutcequiapparaît,toutcequivientànous,peut-ondire,dufutur.Enmettantenquestion les opinions et les préjugés (les préjugements) de ses interlocuteurs, Socrate n’ajamaisdécouvert«unenfant[…]quinesoitpasunœufpleindevent»,cequipourArendtsignifiait que, quand ce type de pensée cessait, non seulement ses interlocuteurs, maisSocrateaussiseretrouvaient«vides».«Unefoisquevousêtesvides,disait-elle,vousêtesprêts à juger » sans subsumer les cas particuliers sous des règles et des normes qui ontdisparuavecleventdelapensée.Cependant,iln’yapasdenécessitéàcequevousjugiez.Sion exerce son jugement, on rencontre lesphénomènes«deplein fouet»dans leur réalitécontingente:ceciestbien,celaestmal,ceciestjuste,celaestinjuste.Arendtcroyaitquenouspouvonsjugerlesphénomènesmorauxetpolitiquescomme,enfait,nousjugeonsbelleuneroseparticulièrequiestapparuedansnotrejardin,etpasuneautre.End’autrestermes,notrejugementencesmatièresestlibre,cequiestlaraisonpourlaquelleArendt,dans«Questionsdephilosophiemorale», le considérait comme liéau libre choix (liberumarbitrium) de lavolonté,lafonctiond’arbitrediscernéeparAugustindanslavolontéavantqu’ilnedécouvrela contradiction interne de la volonté et se concentre dessus. Arendt comprenait le jugecommeunarbitredu«purarbitraire»detous lescommencementset le jugementcommeunefacultédistinctede lavolonté, facultéqueKant,denombreuxsièclesaprèsAugustin,adécouvertedans ledomainede l’esthétique. Il serait intéressantdespéculer,quoiquecenesoitpaslelieu,surlapertinencedanscesaffairesdurôled’Augustindansl’établissementdel’Église,etsurlefaitqueKantaréalisésadécouvertedurantunévénementsansprécédent,laRévolutionfrançaise,quil’intéressaitprofondément.

Danssesréflexions,Arendtindiquaitquele«caractèreimpérissable»desœuvresdel’artproductif,lefaitquenouspouvonslesjugeretlesjugeonseffectivementcommebellesaprèsdescentainesetdesmilliersd’annéesnousapporteuneexpériencedeladurabilitédupasséetdoncde lastabilitédumonde.Maisà ladifférencedesartsproductifsquisoutiennent lastructure du monde, l’action, sans plan ni paradigme, la change. L’action, comme entémoigneleXXesiècle,démontrelafragilitéetlamalléabilitédumondequisecachedanslalibertéabyssaledelavolonté.Pourtant,selonArendt,malgrésacontingence«hasardeuse»et«chaotique»,quandelleestfinie,onpeutraconterunehistoirequi«donneunsens»àl’action. Comment, demandait-elle, est-ce possible ? Par opposition aux philosophes de

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l’histoire,quiengénérallisentunprogrèsouundéclindanslesrésultatsdel’action,Arendtsepréoccupaitsurtoutdel’actionlibre,dontlesrésultatssontinconnusquandonl’accomplit.Si la facultéde jugementestàpartde l’actionpourentrerdansunehistoire,elledoitaussiêtre opérationnelle chez l’acteur, qu’Arendt assimilait à un exécutant. Bien que laperformancedel’acteurdisparaisseaussitôtqu’elleestfinie,tantqu’elledure,elle«éclaire»lesprincipesquil’inspirent.L’acteurjugespontanémentleprincipefaitpourapparaîtredanslemonde:illuiplaît,etsonactionestunappelauxautres,unplaidoyerquileurplairaaussi.L’acteur est trop occupé pour penser alors que l’action est sans pensée, et toute activitémentale, selon Arendt, se reflète sur elle. Cependant, à la différence de la pensée et de lavolonté, le jugement est étroitement lié au sens qui lui correspond, à savoir le goût. Laréflexivitédujugementestqualifiéeparles«j’aime»ou«jen’aimepas»dugoût,etlorsquele jugement reflète le goût d’autres juges, l’immédiateté du goût du juge est transcendée.L’acte de juger transforme le goût, le plus subjectif de nos sens, en sens communspécifiquementhumain,quiorienteleshommes,leshommesquijugent,danslemonde.

Alors,lejugementestunesorted’activitéd’équilibre,«figée»danslafiguredelabalancede la justice qui soupèse la stabilité dumondedans lequel sonpassé est présent contre lerenouveaudumonde,sonouvertureàl’action,mêmesicelapeutsecouerlastructuremêmedumonde.Danssonvolumenonécritsurlejugement,Arendtauraitpubarrercertainsdes«t»etmettredespointssurcertainsdes«i»qu’ellementionneàlafinde«Questionsdephilosophiemorale».Personnebiensûrnepeutdirecequecevolumeauraitcontenu,ous’ilauraitrésolulesnombreuxproblèmesliésàl’actionqu’Arendtadistinguésdanslesécritsquicomposent la première partie du présent ouvrage, intitulée « Responsabilité ». Avec unecertaineconfiance,onpourraitdirequel’aptitudeàpenser,dontmanquaitEichmann,estlapréconditiondujugementetquelerefuscommel’inaptitudeà juger,à imaginerdevantsesyeuxlesautresquereprésentenotrejugementetauquelilrépond,invitelemalàentrerdanslemondeetàl’infecter.Onpourraitaussidirequelafacultédejugement,paroppositionàlavolonté, ne se contredit pas : l’aptitude à formuler un jugement n’est pas coupée de sonexpression;enfait,ellessontvirtuellement identiquesenparolecommeenacte.Quantau«meilleur terme » d’Arendt, on pourrait dire que le phénomène de la conscience est réelquandonécoutelesvoixdesvivantsetfaitattentionàelles,ainsiqu’àcellesdeceuxquineviventplusoupasencore,quiontencommununmondequileurplaîtetquidure,dontcettepossibilitéstimulelejugementetenestlerésultat.Onpourraitencoredirequel’aptitudeàrépondreenjugeantimpartialement—enexaminantetentraitantavecconsidérationautantde points de vue différents qu’il est possible — pour savoir s’il convient ou non que desphénomènes particuliers apparaissent dans le monde fait se rejoindre la politique et lamoraledans le champde l’action.La secondepartiede ce volume, intitulée«Jugement»,offredesexemplesdelaformidablecapacitéd’Arendtàréagirainsi.Finalement,onpourraitsedemandersiArendtneseréféraitpasaupouvoirstrictementmoraldujugementquand,àla finde«Penséeet considérationsmorales», elleécrivaitque juger«peutempêcherdescatastrophes,dumoinspoursoi,danslesmomentscruciaux».

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JeromeKohn

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Préface

1.Lesbrèvesremarquesd’ArendtontensuiteétépubliéesdansChristianityandCrisis.AChristianJournalofOpinion,vol.26,n°9,30mai1966,p.112-114.

2.JeremercieElisabethYoung-Bruehldem’avoirrapportécetincident.3. Arendt avait plaisir à raconter l’histoire de son arrestation à cause de son travail pour le compte d’une organisation

sionisteàBerlinen1933.Lepoliciersouslagardeduquelellefutplacéevitimmédiatementquecen’étaitpasunecriminelle,qu’ellenedevaitpasallerenprison,etilarrangeasalibération.Ellequittal’Allemagnesurlechamp.

4.L’importance,particulièrementmalcomprise,del’expérienced’Arendtentantquejuive,dontsesvuessurlesionismeetlaformationdel’Étatd’Israël,feral’objetd’unvolumeàparaîtredanscettesériedesesécritsinédits.

5.Dans«Questionsdephilosophiemorale»,Arendtditclairementqu’elleneconsidèrepascomme«politique»laviedeSocrate,bienquesamortaitétéessentiellepour laphilosophiepolitiquedePlaton.Quandon l’aappelé,Socrateaaccomplisondevoirdecitoyenathénien, ilacombattucommesoldatetaunefois jouéunrôleofficielpourAthènes.Mais ilpréféraitpenseraveclui-mêmeetsesamisplutôtqued’interagiravecla«multitude»;encesens,sonjugementetsonactionunefoiscondamnéàmortétaientmorauxplutôtquepolitiques.

6.SusanSontag,NewYorkHeraldTribune,1ermars1964.7. Pour un examen complet des nombreux articles et livres qui ont alimenté la polémique dans les années suivant

immédiatementlapublicationd’EichmannàJérusalem,voirR.L.Braham,TheEichmannCase.ASourceBook,NewYork,World Fédération of Hungarian Jews, 1969. [Voir aussi Pierre Bouretz, introduction à Eichmann à Jérusalem, Paris,Gallimard, coll. « Quarto », 2002, p. 979-1013 (NdT).] Depuis 1969, pratiquement tous les multiples travaux portant surArendtonttraitéduconceptdebanalitédumalsansparveniràunconsensussursasignification,cequifaitd’Eichmann l’undeslivreslesplusdiscutésjamaisécrits.

8.Le«principe»d’EichmannétaitlavolontédeHitleretnonpaslaraisonpratiquedeKant.

9.Dans l’Allemagnenazie, la« loi»de lanature imposaitde créerune racemonstrueuse, cequi implique logiquementl’exterminationde toutes les racesdéclarées« impropresà lavie» ; sous lebolchevisme, la« loi»de l’histoire imposaitdecréerunesociétésansclasses,cequiimpliquelogiquementlaliquidationdetouteslesclasses«moribondes»,c’est-à-diredesclasses composéesde ceuxqui sont« condamnés àmourir». Le lecteur trouverapeudementionsdubolchevismedans leprésentrecueil,parcequelaquestionmoraleiciaétémasquéeparl’hypocrisie.Moralement,maispassocialement,lenazismeétaitlemouvementleplusrévolutionnaire.

10.Par-delàlespeupleset lesmillénaires,JésusetMachiavel jettentlamêmelumièresurl’audaceainsiqueledanger, laqualitéiconoclaste,delafaçondepenserd’Arendtaprèslarupturedelapenséeoccidentale.

11. Heidegger est un bon exemple à cet égard, mais ce n’est nullement le seul. Arendt croyait que la propension à latyrannieparticipaitdeladéformationprofessionnelledesphilosophes.

12.Cesremarquessemblentavoirétéuneréponsed’Arendtàplusieursarticlesconsacrésàsonœuvre.

13. La « préférence » controversée d’Arendt pour l’Antiquité contre la modernité apparaît ici au même titre que leursimilarité;enregardantl’Antiquité,ilestpossibledenousvoiràdistance,c’est-à-direavecimpartialité.

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Notesurletexte

Tous les textes — conférences, discours et essais — qui composent Responsabilité etJugementontétéécritsparHannahArendtenanglais,languequ’elleaapprisealorsqu’elleavaitdéjàtrente-cinqansetvenaitd’arriverenAmériquecommeréfugiéeissuedel’Europesousdominationnazie.Auboutd’unan,en1942,elleécrivaitdanscettelanguenouvellepourelle,maistantqu’elleavécu,elleasoumissesmotsanglaisàune«anglicisation»antérieureà leur publication, processus qui a été poursuivi ici. Arendt écrivait naturellement ; aprèsavoirpensé,dit-elleunjour,elles’asseyaitpourtaperaussivitequesemouvaientsesdoigts.Cela a brillamment fonctionné tant qu’elle a écrit en allemand, sa languematernelle,maistoutepersonnequi s’estpenchée sur sesmanuscritsanglais saitque savitessed’écritureaconnu des difficultés à ses débuts. Elle avait un vocabulaire énorme, développé par laconnaissancedulatinetdugrecanciens;maisenanglais,l’immédiatetédesavoix,saqualitéunique,adonnédetroplonguesphrases,dontlesmotsetlaponctuationnes’accordentpastoujoursavecl’usageadmis.Unautreproblèmetientaufaitquelesmanuscritscontiennentnombredecoupes,l’apparitiondesratures(elleécrivaitavantlesordinateurs)etd’additionsécritesà lamain,dont la lisibilitéet la localisationsouhaitéesont fréquemment loind’êtreclaires. Lamission de l’éditeur consiste à rendre les écrits anglais d’Arendt cohérents sansaltérercequ’ellevoulaitdireoulafaçondontellevoulaitledire:modifiersasyntaxequandc’estnécessaire,maispréserversonstyle,quireflètelessinuositésdesonesprit.

Letextedu«Prologue»estundiscoursqu’HannahArendtaprononcéàCopenhagueen1975, lors de la remise par le gouvernement danois du prix Sonning pour son apport à lacivilisationeuropéenne.Arendtaétélapremièrecitoyenneaméricaineàobtenirceprixetlapremièrefemmeàlerecevoir—parmileslauréatsantérieursfiguraientNielsBohr,WinstonChurchill,BertrandRusselletAlbertSchweitzer.Danssondiscoursderéception,elleposaitla question peu habituelle de savoir pourquoi elle, qui n’était « pas une personnalitépublique»etn’avait«pasledésirdeledevenir»,méritaitun«honneurpublic»puisque,autant que possible, les penseurs « vivent cachés » loin des lumières de la publicité. Cen’étaitpaslàuntraitdemodestie,laquellediffèredel’humilitéetesttoujoursfausse:vingtans plus tôt, elle avait écrit à son mari que paraître « sous le regard du public » est un«malheur ». Elle se sentait comme si elle devait se chercher partout(1). Dans ce discours,Arendtaccomplitenpublicl’acterareetdifficiledesejugersoi-même,indiquantaupassagequel’aptitudeàjugerquececiestjusteetquecelaestinjustedépendd’abordetsurtoutdelacompréhension que le juge a de lui-même. Arendt s’est jugée et, ce faisant, elle donnel’exempledel’injonctionancestralequ’estle«connais-toitoi-même»,entantquecondition

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dujugement.Ellerecourtaunomlatinpersona,dérivéduverbeper-sonare,quirenvoyaitàl’origine à la voix passant à travers lemasque de l’acteur de théâtre. Elle ne l’a pas utilisécomme les Romains, en guise demétaphore pour la personne politique par opposition au«membredel’espècehumaine»,maisausensmétaphoriquequiluiestpropredequelqu’unquiest«identifiable»sansêtre«définissable»,c’est-à-direunecécitéuniquequipersisteàtravers les masques échangeables que l’acteur arbore pour jouer son rôle sur « le grandthéâtredumonde»etdontelleportaitunexemplaireenparlant. Il estdifficiled’imaginercommentArendtauraitpusuggérerdefaçonplustransparentelefaitquelejugenepeutêtrecoupé de l’acteur dépourvu de soi, dont l’unicité n’apparaît qu’aux autres comme sa faceintérieure,invisible,audible.

Danscevolume,cesontles«Questionsdephilosophiemorale»quireprésententlatâchelaplusintimidante.En1965et1966,Arendtadonnédeuxcours,lepremieràlaNewSchoolforSocialResearchdeNewYork,quiportaitce titre,et le secondà l’universitédeChicago,quiétaitintituléBasicMoralPropositions(«Propositionsmoralesélémentaires»).Lecoursde laNewSchool a consisté enquatre longues conférences et celui deChicago endix-septséances qui, en majeure partie, utilisaient le matériel des conférences. Les conférenceséditées constituent le corpsdu texte repris ici, tandis quedes variantes significativesde sapensée telle qu’elle s’exprime dansBasicMoral Propositions ont été intégrées aux notes.Danscetexte,lelecteuralachanced’écouterArendtprofesseur;ilpourraainsipeut-êtreselareprésentervisuellementdanscerôle.Je tiensàremercierElizabethM.Meadepoursonaide dans la préparation des versions successives de «Questions de philosophiemorale ».Inutilededireques’ilrestedesbévuesdanslaversionfinale,ellessontdemonfait.

« Responsabilité personnelle et régime dictatorial », « La responsabilité collective »,«Penséeetconsidérationsmorales»et«Retourdebâton»ontaussiétépréparésàl’originepar Arendt pour être dits, à titre de conférences ou de discours publics. Puisque le «Prologue » et « Retour de bâton » ont été prononcés durant la dernière année de la vied’Arendt, ce livre commence et se termine par ses deux dernières apparitions en public.«Responsabilitépersonnelleetrégimedictatorial»estconnuparcertainslecteursd’Arendtdans une forme bien plus courte qui a été radiodiffusée en Angleterre et en Amérique, etpubliée dans The Listener en 1964. C’est le manuscrit complet qui est publié ici pour lapremière fois. « La responsabilité collective » n’était pas le titre d’Arendt,mais celui d’unsymposium qui s’est tenu le 27 décembre 1968, au cours d’une réunion de la Sociétéphilosophique américaine. Dans sa réponse à une communication qui y était présentée,Arendtétaitrésolueàdistinguerlaresponsabilitépolitiqueetpersonnelle,etàsoulignerlesdifférentesnuancesde senspropresà lamanièredontonutilise lemot« responsabilité».Sauf dans trois cas,mentionnés en note, les références à la communication à laquelle ellerépondaitontétésupprimées.Lechoixconsistaiteneffetoubienàprocéderainsi,oubienàreprendrel’autrecommunication,cequin’étaitpassouhaitable.Endécembre1968,eneffet,ArendtécrivaitàMaryMcCarthy:«Talettreestarrivéeaumomentmêmeoùjetentaisdetrouverquoidirepourdiscuterunecontributionsur laresponsabilitécollective, lasemaineprochaineàWashington,à laSociétéphilosophique, sansperdremonsang-froidetdevenir

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atrocement impolie. Le manque d’à-propos des universitaires dépasse tout ce qu’on peutcroire et escompter(2). » Les autres écrits repris dansResponsabilité et Jugement sont desessais.«RéflexionssurLittleRock»constitueunexempledechoixdu jugementd’Arendt.C’estleseultexteantérieuràEichmannàJérusalemquifiguredanscerecueil,cequiméritedesexplications.Aprèsunlongretard,Arendtretiraces«Réflexions»deCommentary,quil’avait commandé, et les publia dansDissent, accompagnées de l’avertissement suivant del’éditeur : « Nous publions [cet essai] non parce que nous sommes d’accord avec — c’estmême tout le contraire !—,mais parce quenous croyons en la liberté d’expressionmêmepourdesidéesquinoussemblententièrementerronées.»Lesréactionsauvitriolsuscitéesparces«Réflexions»,anticipantlapolémiquequisedéclenchaquatreansplustardàproposd’Eichmann,étaientduesaufaitqu’ellestapaientsurlesnerfsàvifdeslibéraux,cequ’ellescontinuentàfaireaujourd’huiencore.Arendtn’étaitni libéraleniconservatrice,maisellearemisencauselatendancedeslibérauxàsubsumerlaquestionparticulièredel’instructiondesenfantsnoirssouslarèglepolitiquegénéraliséedel’«égalité».Elles’estopposéeàtouteformede législation raciale, enparticulier les lois sur lemélangedes races,maisaussià ladécisiondelaCoursuprêmed’imposerparlaloiunepolitiquededéségrégationscolaire.Pourelle,celarevenaitàabrogerledroitprivédesparentsàchoisirlesécolesdeleursenfantsetàfuirdevantladiscriminationquidominaitlechampsocial.Laphotographiereproduitedansla presse et à l’origine de ses réflexions avait un statut exemplaire, jugeait Arendt ; ellepermettaitdevoirdesespropresyeuxlepointdevuepossibled’unemèrenoire,cequiétaitfondamentalselonellepourformulerunjugementvisantl’impartialité.

Cequiestprésentécommel’«Introduction»aux«Réflexions»d’Arendtaétépubliéàl’origine comme « Réponse » à deux de ses critiques. En réalité, elle ne réplique à aucund’entreeux : l’un,dansunmélangeéhontéd’ignoranceetdepréjugés, seplaçaithorsde lacommunauté des juges ; l’autre avait simal comprisArendt qu’au lieu de répliquer, elle aécritcequireprésenteréellementuneintroductionàcetessai,unrésumédesesargumentsmettant l’accent sur leursprincipes.Plus tard,en1965,Arendta répondudansune lettreàRalph Ellison, admettant qu’elle avait négligé l’« idéal du sacrifice » qui prévaut chez lesparents noirs lorsqu’ils initient leurs enfants aux réalités de l’expérience raciale. C’est unélémentquipeutàjustetitrerevendiquerunrôledanslarecherchedujugementàadopterenlamatière, nonpour sa certitude apodictique,maispour le consensusqu’il peutpermettred’atteindre afin de parvenir à l’accord des opinions diverses. Et pourtant, il n’altère guèrel’argumentconstitutionneldebased’Arendtcontreladéségrégationscolaireobligatoire,nonplus qu’il ne rend compte de l’absence du père de l’élève noire sur la photographie. Ladéségrégation des écoles n’a pas atteint ses objectifs escomptés ; bien desmises en garded’Arendtsesontréalisées,ettoutelaquestionresteouverteaujugement(3).

«LeVicaire:coupabledesilence?»et«Auschwitzenprocès»sonttousdeuxaussidesexemples du jugement d’Arendt, le premier sur la « culpabilité » de Pie XII qui, selon salecturedelapiècedeRolfHochhuth,étaitdenepasavoirfaitquelquechose,c’est-à-direunpéchéd’omission.LePapen’avaitpasdénoncéladestructionparHitlerdesjuifsd’Europe,etl’aurait-ilfait,lesconséquencesdesonactionétaientinconnaissablespourluiouquiquece

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soitd’autre.Lejugementd’ArendtsurlePapeasoulevél’autrequestiondesavoirpourquoinous-mêmes esquivons notre responsabilité de juger l’incapacité à agir d’un hommeparticulier, qui prétendait être le vicaire de Jésus-Christ sur la Terre, et pourquoi, au lieud’exercernotrejugement,nouspréféronsenvoyerbaladerdeuxmilleansdechristianismeetcongédier l’idéemême d’humanité. Le second exemple de jugement concernait unmondedésormaislatêteenbas,unmondefacticeayantperdutoutsemblantderéalité,unmondeoùtoutes les horreurs imaginables étaient possibles même quand elles n’étaient pasofficiellementautorisées.Dansl’essaisurAuschwitz,Arendtaréaliséunechosequisemblaitimpossible, à savoir rendre justice au seul homme correct qui était en procès, lemédecinFranzLucas,lequel,àladifférenced’Eichmann,sembleavoirbeletbienpenséàcequ’ilavaitfait et être devenu muet quand il a compris les implications pleines et entières quecomportaitlefaitd’avoirétéle«citoyen»d’unÉtatouvertementcriminel.

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Notesurletexte

1.WithinFourWalls.TheCorrespondancebetweenHannahArendtandHeinrichBluecher,1936-1968,LotteKohler(éd.),NewYork,Harcourt,2000,p.236.

2.BetweenFriends.TheCorrespondanceofHannahArendtandMaryMcCarthy,1949-1975,CarolBrightman(éd.),NewYork,Harcourt,1995,p.228.

3.Pouruneprésentationfinedesjugementsd’Arendtdans«RéflexionssurLittleRock»,voirKirstieM.McClure,«TheOdorofJudgement.Exemplarity,Propriety,andPolitics intheCompanyofHannahArendt», inC.Calhoun,J.McGowan(dir.),HannahArendtandtheMeaningofPolitics,Minneapolis,UniversityofMinnesotaPress,1997,p.53-84.VoiraussilesconférencesHolmesàlaHarvardLawSchooldeLearnedHandsursonoppositionàBrownc.BoardofEducation.

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Prologue(1)

Depuisquej’aireçulanouvelleplutôtétonnantedevotredécisiondemechoisircommelauréatduprixSonningenhommageàmonapportà lacivilisationeuropéenne, jemesuisefforcéedecomprendrecequejepourraisrépondre.Dupointdevuedemavie,d’uncôté,etdemonattitudegénéraleàl’égarddecegenred’événementspublics,del’autre,lesimplefaitauqueljemetrouveconfrontéearemuéenmoitantderéactionsetderéflexionsengrandepartie conflictuelles qu’il ne m’a pas été facile d’y voir clair — sans compter la gratitudefondamentalequinous laissedésarmésquand lemondenousoffreunvrai cadeau, c’est-à-direquelquechosequivientréellementànousgratuitement,quandlaFortunenoussourit,ignorantsuperbementtoutcequenousavonschériconsciemmentouinconsciemmentàtitred’objectifs,d’attentes,debuts.

Permettez-moi de tenter de débrouiller tout cela. Je commencerai par les aspectspurementbiographiques.Cen’estpasuneminceaffairequederecevoirunhommagepoursonapport à la civilisation européennequandon est quelqu’unqui a quitté l’Europe il y atrente-cinqans,etcesansnullementlevouloir,pourdevenircitoyendesÉtats-Unis,defaçonentièrement et consciemment volontaire parce que la République américaine était ungouvernement du droit et non des hommes. Ce que j’ai appris durant ces premières etcrucialesannéespasséesentreimmigrationetnaturalisationrevenaitàpeuprèsàuncoursqu’on apprend tout seul sur la philosophie politique des Pères fondateurs, et ce qui m’aconvaincue de devenir américaine, c’était l’existence de fait d’un corps politique, enopposition complète aux États-nations européens, avec leur population homogène, leursentimentorganiquede l’histoire, leursdivisionsdeclassesplusoumoinsdécisiveset leursouveraineténationale fondéesur lanotionde raisond’État.L’idéeque,dans lesmomentscruciaux, la diversité doit être sacrifiée à l’« union sacrée » de la nation, jadis triomphesupérieurdelapuissanceassimilatricedugroupeethniquedominant,acommencéàs’effritersous la pression de la transformationmenaçante de tous les gouvernements— y comprisceluidesÉtats-Unis—enbureaucraties;cen’estplusl’Étatdedroitnilegouvernementdeshommes, mais l’empire des bureaux ou des ordinateurs anonymes, dont la dominationentièrementanonymepeutdevenirunplusgranddangerpourlalibertéetpourleminimumdecivismesanslequelaucuneviecommunen’estconcevablequel’arbitraireleplusterribleque les tyrannies passées aient vu. Mais ces périls liés à une simple question d’échelle,associée à la technocratie, dont la domination menace toute forme de gouvernementd’extinction, de « dépérissement » — qui n’est d’abord qu’un mauvais rêve idéologiquedélibéréetdontlespropriétéscauchemardesquesnesedétectentquemoyennantunexamen

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critique—,n’étaientpas encore à l’ordredu jourde lapolitiquequotidienne, et cequim’ainfluencélorsquejesuisarrivéeauxÉtats-Unis,c’étaitprécisémentlalibertédedevenirunecitoyennesansavoiràpayerleprixdel’assimilation.

Jesuisjuive,commevouslesavez.Parmamère.JesuisnéeetaireçuuneinstructionenAllemagne,comme,sansaucundoute,vous l’avezentendudire,et j’aiété forméedansunecertainemesureparleshuitlonguesetheureusesannéesquej’aipasséesenFrance.J’ignorequel estmon apport à la civilisation européenne,mais je reconnais que, depuis toutes cesannées, jeme suis cramponnée à ce fonds européen avec une grande ténacité et celle-ci aparfois frisé l’obstination quelque peu polémique depuis que j’ai vécu parmi des gens,souventmêmedevieuxamis,quiessayaientàtouteforcededevenirjustel’inverse:àsavoirdefairedeleurmieuxpoursecomportercommede«vraisAméricains»,d’enavoirl’air,dese sentir tels, en se conformant surtout à la simple forcede l’habitude, l’habitudede vivredans unÉtat-nation dans lequel vous devez être comme les nationaux si vous souhaitez yappartenir.Ma gêne est venue du fait que je n’ai jamais souhaité appartenir, pasmême àl’Allemagne ; il m’était donc difficile de comprendre le rôle important que joue asseznaturellementlanostalgiecheztouslesimmigrés,enparticulierauxÉtats-Unis,oùl’originenationale, une fois qu’elle a perdu sa pertinence politique, est devenue le lien le plus fortdanslasociétéetlavieprivée.Cependant,cequipourceuxquim’entouraientétaitunpays,peut-êtreunpaysage,unensembled’habitudesetdetraditions,et,cequiestplusimportant,une certaine mentalité, était pour moi un langage. Et si j’ai jamais fait quelque chose deconscientpourlacivilisationeuropéenne,cen’estsansaucundoutequel’intentiondélibérée,dumomentoùj’aifuil’Allemagne,denetroquermalanguematernellecontreaucunelanguequ’onmeproposeraitoumeforceraitd’adopter.Ilm’asembléque,pourlaplupartdesgens,enparticulierceuxquinesontpasdouéspourleslangues,lalanguematernelleresteleseulrepèrefiablepourtoutesleslanguesqu’onacquiertensuiteparapprentissage;pourlasimpleraisonque lesmotsquenousutilisonsdans laparoleordinairetirent leurpoidsspécifique,celuiquiguidenotreusageetlesauvedesclichéssuperficiels,desnombreusesassociationsqui apparaissent automatiquement et proviennent seulement du trésor représenté par lapoésiequecettelangueenparticulieretaucuneautreaeulebonheurdeposséder.

Lesecondaspectquinepeutpasnepasêtreprisenconsidérationdupointdevuedemavieconcernelepaysauqueljedoisaujourd’huicethommage.J’aitoujoursétéfascinéeparlafaçonparticulièredontlepeupleetlegouvernementdanoisontgéréetrésolulesproblèmeshautement explosifs poséspar la conquêtenaziede l’Europe. J’ai toujourspenséque cettehistoireextraordinaire,surlaquelle,biensûr,vousensavezbeaucoupplusquemoi,devraitêtreétudiéedanstouslescoursdesciencespolitiquesquitraitentdesrelationsentrepouvoiretviolence,dontlafréquenteéquationfaitpartiedessophismesélémentairesnonseulementdelathéoriepolitique,maisaussidelapratiquepolitiqueréelle.Cetépisodedevotrehistoireoffreunexempleextrêmementinstructifdel’importantpotentieldepouvoirquiestinhérentà l’action non violente et à la résistance à un adversaire possédant desmoyens largementsupérieursd’exercerlaviolence.Etpuisquelavictoirelaplusspectaculairedanscettebatailleconcerne la défaite de la « solution finale » et le sauvetage de presque tous les juifs du

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territoire danois, quelle qu’ait été leur origine, qu’ils aient été citoyens danois ou réfugiésd’Allemagnedéchusde leurnationalité, il semblenaturelque les juifsquiont survécuà lacatastrophesesententeux-mêmesliésàcepaysd’unemanièretrèsparticulière.

Il y a deux choses que je trouve tout particulièrement impressionnantes dans cettehistoire.C’estpremièrementlefaitqu’avantlaguerre,leDanemarkn’avaitnullementtraitéses réfugiés avec bienveillance ; comme tous les autres États-nations, il refusait de lesnaturaliser et de leur accorder des permis de travail.Malgré l’absence d’antisémitisme, lesjuifs,considéréscommedesétrangers,n’étaientpasbienaccueillis,maisledroitd’asile,quin’étaitrespecténullepartailleurs,étaitapparemmentconsidérécommesacro-saint.Lorsquelesnazisréclamèrentd’abordseulementlesréfugiésallemandsqu’ilsavaientdéchusdeleurnationalité, les Danois expliquèrent que, puisque ces réfugiés n’étaient plus citoyensallemands, lesnazisnepouvaient lesréclamersans leurassentiment.Deuxièmement,alorsquepeudepaysdansl’Europeoccupéeparlesnazisontréussipartouslesmoyensàsauverlaplupartdeleursjuifs,ilmesemblequelesDanoisontétélesseulsàoseraborderlesujetavec leursmaîtres.Lerésultataétéque,sous lapressiondel’opinionpubliqueetsansêtremenacésniparunerésistancearméenipardesactionsdeguérilla,lesautoritésallemandesauDanemark ont changéd’avis ; elles n’étaient plus fortes, elles étaient surpassées par cequ’elles avaient le plusméprisé, de simplesmots, prononcés haut et fort. Cela n’est arrivénullepartailleurs.

Permettez-moid’envenirmaintenantàl’autreaspectdecesconsidérations.Lacérémonied’aujourd’hui est, sans aucun doute possible, un événement public, et l’honneur que vousaccordezàsonrécipiendaireexprimelareconnaissancepubliqueàl’égarddequelqu’unqui,du faitdecettecirconstancemême,se retrouve transforméen figurepublique.Àcetégard,j’enaipeur,votrechoixlaisseundoute.Jenesouhaitepassoulevericiladélicatequestiondumérite ; un honneur, si je comprends bien, nous donne une impressionnante leçond’humilité,carilimpliquequecen’estpasànousqu’ilappartientdenousjuger,quenousnesommespasdignesdejugercequenousavonsfaitcommenousjugeonscequelesautresontfait.Jesuisassezportéeàestimercettehumiliténécessaireparceque j’ai toujourscruquepersonnenepeut seconnaître,quepersonnen’apparaît à lui-mêmecomme ilapparaîtauxautres.Seul lepauvreNarcissese laissetromperparsonreflet, languissantparamourd’unmirage. Mais alors que je suis prête à céder à l’humilité quand je suis confrontée au faitévidentquepersonnenepeutêtrejugedesoncas,jenesuispasdisposéeàabandonnermafacultédejugementtoutentièreetàdire,commepeut-êtrelediraitunvraichrétien:«Quisuis-jepour juger ?»Par inclinationpurementpersonnelle et individuelle, je seraisplutôtd’accord,jecrois,aveclepoèteW.H.Auden:

Desvisagesprivésenpublic

Sontplussagesetplusdoux

Quedesvisagespublicsenprivé(2).

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En d’autres termes, par tempérament et inclination personnels, ces qualités psychiquesinnéesquine formentpasnécessairementnos jugementsdéfinitifs,maiscertainementnospréjugésetnosimpulsionsinstinctives,j’aitendanceàfuirl’espacepublic.Celapeutsemblerfauxouinauthentiqueàceuxquiontlucertainsdemeslivresetserappellentmeslouanges,voiremaglorification,del’espacepublicentantqu’ilestl’espaced’apparitiondelaparoleetde l’action publique. Enmatière de théorie et de compréhension, il n’est pas rare que desgensextérieursetdesimplesspectateursparviennentàunevueplusnetteetplusprofondedusensréeldecequiarriveavantetautourd’euxqu’ilneseraitpossiblepourlesacteursetlesparticipantsréels,entièrementabsorbésqu’ilssont,commeilsedoit,parlesévénementsauxquels ils participent. Or, il est très possible de comprendre la politique et de réfléchirdessussansêtrecequ’onappelleunanimalpolitique.

Ces impulsions originelles, ces défauts de naissance si l’on veut, ont été fortementrenforcéspardeuxtendancestrèsdifférentes,hostilestoutesdeuxàtoutcequiestpublic,etquiontasseznaturellementcoïncidépendantlesannéesvingtdecesiècle,durantlapérioded’aprèslaPremièreGuerremondiale,laquelle,mêmeàl’époque,dumoinsdansl’opiniondelajeunegénérationd’alors,amarquéledéclindel’Europe.Ladécisionquej’aiprised’étudierlaphilosophieétaittrèscourantealors,bienquepasbanale,etcetengagementdansunebiostheôrètikos,dansuneviecontemplative,impliquaitdéjà,mêmesijenelesavaispas,unnon-engagementpublic.Lavieilleexhortationd’Épicureauphilosophe,lathèbiôsas,«viscaché»,que l’on comprend souvent à tort comme un conseil de prudence, découle en fait asseznaturellementdumodedeviedupenseur.Carlapenséeelle-même,distinctequ’elleestdesautresactivitéshumaines,nonseulementestuneactivitéinvisible—quinesemanifestepasd’elle-même ouvertement — mais aussi, et à cet égard elle est peut-être la seule, n’a pasbesoin d’apparaître ou bien même n’a qu’une impulsion limitée à se communiquer auxautres.DepuisPlaton,lapenséeaétédéfiniecommeundialoguesilencieuxentremoietmoi-même;c’estlaseulefaçondesetenircompagnieàsoietd’êtreheureux.Laphilosophieestuneaffairesolitaire,etilnesemblequetropnaturelquelebesoindephilosophieapparaisseauxépoquesdetransition,lorsqueleshommesn’ontplusconfianceenlastabilitédumondeet dans le rôle qu’ils y jouent, et lorsque la question des conditions générales de la viehumaine,lesquellesentantquetellessontcontemporainesdel’apparitiondel’hommesurlaTerre,prennentuneintensitérare.Hegelavaitsansdouteraison:«LachouettedeMinervenedéploiesesailesquelorsquetombelecrépuscule.»

La tombée du crépuscule, quand la scène publique s’est assombrie, n’a cependantaucunementeulieudanslesilence.Bienaucontraire,jamaislascènepubliquen’aétéaussiremplied’annonces,engénéraltrèsoptimistes,et lebruitquiagitait l’airsecomposaitnonseulement des slogans de propagande lancés par les deux idéologies rivales, chacunepromettant un avenir bien différent,mais aussi des déclarations terre à terre des hommespolitiquesordinairesetdesdéclarationsdecentre-gauche,decentre-droitetducentre,toutesayantpourrésultatnetderetirerleursubstanceàtouteslesquestionsqu’ilsabordaient,etdejeter la confusiondans l’esprit de leur public.Ce rejet presque automatiquede tout ce quiétait public était très répandu dans l’Europe des années 1920, avec ses « générations

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perdues »— comme elles se désignaient—, lesquelles bien sûr étaient desminorités danstous les pays, des avant-gardes ou des élites, selon comme on les évaluait. Le fait qu’ellesétaientpeunombreusesne les rendpasmoins caractéristiquesdu climatde l’époque,bienquecelapuisseexpliquerlacurieusemauvaiseinterprétationselonlaquellelesannées1920auraientétélesroaringtwenties,leurexaltationet l’oublipresquetotaldeladésintégrationdetouteslesinstitutionspolitiquesquiaprécédélesgrandescatastrophesdesannées1930.On trouvera un témoignage de ce climat antipublic dans la poésie, l’art et la philosophie ;c’estladécenniedurantlaquelleHeideggeradécouvertdasman,le«on»paroppositionà« l’être-soi authentique» et oùBergson enFrance a estiménécessaire de« sauver lemoifondamental»des«contraintesde lavie socialeengénéraletdu langageenparticulier».C’estladécennieoù,enAngleterre,Audenaditenquatreverscequiauraitpusemblerunebanalitédanslabouchedebeaucoup:

TouslesmotscommePaixetAmour,

Touteaffirmationsensée,

Ontétésouillés,profanés,avilis

Etsontdevenusunhorriblecrincrinmécanique(3).

Ces inclinations— ces idiosyncrasies ? ces affaires de goût ?—que j’ai essayédedaterhistoriquement et d’expliquer dans les faits, qu’on acquiert dans ses années de formation,peuventallertrèsloin.Ellespeuventconduireàlapassiondusecretetdel’anonymat,commesitoutcequicomptaitpersonnellementdevaitêtretenusecret—«Necherchejamaisàdireton amour / L’amour qui ne peut être dit » (Willst du deinHerz schenken, / So fang estheimlich an)— et comme si ne serait-ce que porter un nom connu du public, c’est-à-direcélèbre, ne pouvait que vous infecter de l’inauthenticité du « on » heideggerien, du «moisocial » de Bergson et corrompre la parole par la vulgarité de l’« horrible crincrinmécanique»d’Auden.IlaexistéaprèslaPremièreGuerremondialeunecurieusestructuresocialequi a encore échappéà l’attentiondes critiques littérairesprofessionnels aussi bienqu’àcelledeshistoriensprofessionnelsetdesspécialistesdessciencessociales;onpourraitl’appeler la« société internationaledesgensconnus» ;mêmeaujourd’hui, ilne seraitpastropdifficilededresserunelistedesesmembres,maisonn’ytrouveraitaucundesnomsdeceuxquiont finalement représenté lesauteurs lesplusmarquantsde lapériode. Il estvraiqu’aucundeces«internationaux»desannées1920n’aréponduàleursattentescollectivesdesolidaritédanslesannées1930,maisilestaussiirréfutable,jecrois,qu’aucund’entreeuxne s’est écroulé plus vite et n’a jeté les autres dans un plus grand désespoir que la chutesoudainedetoutecettesociétéapolitiquedontlesmembres,gâtéspar«lapuissanceradieusedelarenommée»,ontétémoinscapablesdefairefaceàlacatastrophequelamultitudedesgensanonymes,seulementprivésdelapuissanceprotectricedeleurpasseport.Jetireceladel’autobiographie de Stefan Zweig,LeMonde d’aujourd’hui, qu’il a écrite et publiée peu detemps avant de se suicider. C’est à ma connaissance le seul témoignage écrit de ce

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phénomène insaisissable et trompeurdont l’aura apermis à ceuxqui y avaientdroit de sedorerausoleildelarenomméedecequ’onappelleraitaujourd’huileur«identité».

Sijen’étaistropvieillepouradoptersansindécencelesmanièresactuellesdeparlerdelajeunegénération,jepourraiscertainementdirequelefaitmêmederecevoirceprixaeupourconséquenceimmédiateet,dansmoncas,logiquededéclencherune«crised’identité».La«sociétédesgens connus», assurément,n’estplusunemenace ;Dieumerci, ellen’existeplus.Rienn’estpluséphémèreencemonde,moinsstableetsolideque la formedesuccèsquiapportelarenommée;riennevientpluspromptementniplusfacilementquel’oubli.Ilsiérait davantage à ma génération — une génération déjà âgée certes, mais pas encorecomplètement morte — de laisser de côté toutes ces considérations psychologiques etd’admettrequecetteintrusionheureusedansmavien’estquedelabonnefortune,maissansjamaisoublierquelesdieux,dumoinslesdieuxgrecs,sontironiquesetaussifacétieux.Unpeudanscestyle,Socratecommençantàs’interrogeretàposersesquestionsaporétiquesàlamanièredel’oracledeDelphes,connupoursesambiguïtéscryptiques,avaitdéclaréqu’ilétaitleplussagedesmortels.Selonlui,c’étaitunehyperboledangereuse;elleindiquaitpeut-êtrequ’aucunhommen’est sage ;Apollonavaitainsi voulu lui indiquer comment réaliser cetteidéeenjetantlaperplexitéparmisesconcitoyens.Qu’est-cedoncquelesdieuxontpuavoiren tête envous incitant à sélectionnerpourunhonneurpublicquelqu’un commemoi,quin’estpasunepersonnalitépubliqueetn’apasl’ambitiondeledevenir?

Puisqueladifficultéiciaévidemmentquelquechoseàvoiravecmoientantquepersonne,je voudrais aborder autrement le problème représenté par le fait d’être soudainementtransforméeenpersonnalitépubliqueparlaforceindéniablenondelarenommée,maisdelareconnaissance publique. Permettez-moi de vous rappeler l’origine étymologique du mot« personne », qui a été adopté presque sans changement à partir du latinpersona par leslangueseuropéennesaveclamêmeunanimitéque,parexemple,lemot«politique»,dérivédu grec polis. Il n’est pas dépourvu de signification qu’un mot si important dans nosvocabulairescontemporains,quenousutilisonspartoutenEuropepourdiscuterdequestionsjuridiques,politiquesetphilosophiquestrèsdiverses,dérived’unesourceantiqueidentique.Danscevocableancien,onentendquelquechosedefondamentalquirésonneavecmaintesmodulationsetvariationsàtraversl’histoireintellectuelledel’humanitéoccidentale.

Persona,entoutcas,renvoyaitàl’origineaumasquedel’acteurquirecouvraitsonvisage«personnel»d’individuet indiquait au spectateur le rôlequ’il jouaitdans lapièce.Sur cemasque, conçu pour la pièce et déterminé par elle, il se trouvait une large ouverture àl’emplacementdelabouche,parlaquellelavoixindividuelleetnuedel’acteurpouvaitpasser.C’estdecesonpassantàtraversquevientlemotpersona:per-sonare,«sonneràtravers»,esteneffetleverbedontpersona,lemasque,estlenom.EtlesRomainsfurentlespremiersà utiliser le nom au sensmétaphorique ; en droit romain, la persona était quelqu’un quipossédait des droits civiques, par opposition au mot homo, dénotant quelqu’un qui étaitsimplement membre de l’espèce humaine, différent assurément d’un animal, mais sansqualification ni distinction spécifique, de sorte que homo, comme le grecanthropos, étaitfréquemmentutilisé avecdédainpourdésigner des gens qui n’étaient protégéspar aucune

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loi.

Cette interprétation latine de ce qu’est une personne me semble utile pour mesconsidérations, parce qu’elle invite à d’autres métaphores, les métaphores étant le painquotidiendelapenséeconceptuelle.Lemasqueromaincorrespondavecunegrandeprécisionànotrefaçond’apparaîtredansunesociétédontnousnesommespascitoyens,c’est-à-direoùnousnesommespaségauxdansl’espacepublicétablietréservéàlaparolepolitiqueetauxactes politiques, mais où nous sommes acceptés en tant qu’individus jouissant de droitspropresetcependantenaucuncasentantqu’êtreshumainscommetels.Nousapparaissonstoujoursdansunmondequiestunescèneetnoussommesreconnusenfonctiondurôlequenotreprofessionnousassigne,entantquemédecinsouhommesdeloi,entantqu’auteursouéditeurs,entantqueprofesseursouétudiants,etainsidesuite.C’estparlebiaisdecerôle,résonnant à travers, que quelque chose d’autre semanifeste, quelque chose d’entièrementidiosyncrasique, d’indéfinissable et cependant d’identifiable sans erreur, de sorte que noussommes dérangés par un soudain changement de rôle, lorsque par exemple un étudiantparvient à son but, qui était de devenir professeur, ou lorsqu’une maîtresse de maison,socialementconnuecommemédecin,sertàboireaulieudesoignersespatients.End’autrestermes, l’avantaged’adopter lanotiondepersonapourmesconsidérations tientau faitqueles masques ou rôles que le monde nous assigne et que nous devons accepter et mêmeacquérirsinoussouhaitonsparticiperauthéâtredumonde,sontéchangeables ; ilsnesontpasinaliénablesausensoùnousparlonsde«droitsinaliénables»,etilsneconstituentpasuneinstallationpermanenteannexéeànotresoiintérieurausensoùlavoixdelaconscience,comme le croient la plupart des gens, serait quelque chose que l’âme humaine porteraitconstammentenelle.

C’est en ce sens que je peux m’accommoder d’apparaître ici comme « personnalitépublique»pourlesbesoinsd’unévénementpublic.Celasignifiequelorsquelesévénementspourlesquelslemasqueaétéconçuserontpassésetquej’auraiterminéd’useretabuserdemondroitindividueldeparleràtraverslemasque,leschosesseremettrontenplace.Alors,trèshonoréeetprofondémentreconnaissantepourcemoment,jeserailibrenonseulementd’échangerlesrôlesetlesmasquesquelagrandepiècequ’estlemondepeutproposer,maisaussi libre pour me mouvoir à travers cette pièce dans ma « céci-ité », identifiable, jel’espère ; cependant, je ne me laisserai ni définir ni séduire par la tentation forte quereprésentelareconnaissance,laquelle,quellequesoitsaforme,nepeutnousreconnaîtrequecomme ceci et cela, c’est-à-dire comme quelque chose que fondamentalement nous nesommespas.

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Prologue

1.CediscoursaétéprononcéparHannahArendtpourlaréceptionduprixSonning,àCopenhague,le18avril1975.Voirsupra,lapréface,pourd’autrescommentaires.

2.W.H.Auden,Shorts.3.W.H.Auden,«WeTooHadKnownGoldenHours».

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I.RESPONSABILITÉ

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Responsabilitépersonnelle

etrégimedictatorial

Pourcommencer,jevoudraisfairequelquescommentairessurlapolémiqueassezenragéequ’a fait éclatermon livreEichmann à Jérusalem. J’emploie délibérément lesmots « faitéclater»plutôtquelemot«causé»,carunegrandepartiedelaquerelleaétéconsacréeàunlivrequin’ajamaisétéécrit.Mapremièreréactionadoncétéd’écartertoutecetteaffaireenreprenantlecélèbrebonmotautrichien:«Iln’yariendeplusamusantqu’unepolémiqueautour d’un livre que personne n’a lu. » Toutefois, puisque cette histoire a continué etpuisque, en particulier au cours de ses derniers épisodes, de plus en plus de voix se sontélevées non seulement pour m’attaquer à propos de ce que je n’avais pas dit, mais aucontraire pourme défendre, il m’est venu à l’esprit qu’il y aurait peut-être plus, dans cetexercice assez sinistre, que du scandale ou de l’amusement. Il m’a aussi semblé qu’étaitimpliquédavantagequedes«émotions»,c’est-à-direplusquelesbonsvieuxcontresensqui,dans certains cas, ont causé une authentique rupture de communication entre auteur etlecteur—etaussiplusquedesdistorsionsetdesfalsificationsduesàdesgroupesd’intérêt,lesquels avaient bien moins peur de mon livre que du fait qu’il déclenche un examenimpartialetdétaillédelapériodeenquestion.

Cette querelle a invariablement soulevé toutes sortes de questions strictementmorales,dont beaucoup ne m’étaient jamais apparues, alors que d’autres, je ne les avais évoquéesqu’en passant. J’avais donné un compte rendu factuel du procès, etmême le sous-titre dulivre,Rapportsurlabanalitédumal,mesemblaitsiévidemmentcorroboréparlesfaitsliésàl’affairequejen’avaispascrunécessairedel’expliquerdavantage.J’avaismisenlumièreunfait que j’estimais choquant parce qu’il contredit nos théories concernant le mal, quelquechosequiestvraimaispasplausible.

J’avaisd’unecertainemanière tenupourassuréquenouscroyonstoujoursavecSocratequ’ilvautmieuxsubirquecommettreunemauvaiseaction.Cettecertitudes’estrévéléeêtreune erreur. On est généralement convaincu qu’il est impossible de résister à la tentationquellequ’ellesoit,qu’onnepeutsefieràaucundenousouattendredequiquecesoitqu’ilsoit fidèle dans les moments cruciaux, qu’être tenté et être forcé reviennent presque aumême,alorsque,selonlesparolesdeMaryMcCarthy,quia lapremièremis ledoigtsurcesophisme:«Siquelqu’unpointeunrevolversurvousetvousdit:“Tuetonamioujetetue”,ilestentraindevoustenter,unpointc’esttout.»Mêmesiunetentationalorsquelaviedequelqu’unestenjeupeutexcuseruncrimeauxyeuxdelajustice,cen’estcertainementpasune justification morale. Finalement, et d’une façon des plus surprenantes, puisque nous

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traitonsd’unprocèsdontlerésultatfutbiendeprononcerunjugement,onm’adéclaréquejugerétaitensoiinjuste:personnenepeutjugersansavoirétéprésent.Incidemment,c’étaitl’argumentqu’Eichmannlui-mêmeopposaitaujugementdutribunal.Quandonluiaditqued’autres choix étaient possibles et qu’il aurait pu échapper à ses devoirs meurtriers, il ainsisté sur le fait que c’étaient là des légendes rétrospectives nées après-guerre, défenduespardesgensquinesavaientpasouavaientoubliécequisepassaitréellement.

Nombrederaisonsexpliquentpourquoi ladiscussionsur ledroitou lacapacitéde jugertouche la question morale la plus importante. Deux choses sont impliquées ici :premièrement, commentpuis-jedire cequi est justeet cequi est injuste, si lamajoritéoutoutmonenvironnementapréjugédelaréponse?Quisuis-jepourjuger?Etdeuxièmement,dansquellemesurepouvons-nous juger les événementsou les circonstancesdans lesquelsnous n’étions pas présents ? Dans ce cas, il semble criant qu’aucun travail historique niaucuneprocédurejudiciairen’estpossiblesinousnionspossédercettecapacité.Onpourraitaller encore plus loin et soutenir qu’il existe peu de cas dans lesquels, en nous servant denotre capacité de juger, nous ne jugeons pas rétrospectivement ; c’est tout aussi vrai del’historienquedujuge,quipeuventavoirdebonnesraisonspournepasfaireconfianceauxtémoignagesouaujugementdeceuxquiétaientprésents.Deplus,puisquecettequestiondesavoir si on peut juger sans avoir été présent est habituellement accouplée à l’accusationd’arrogance, qui a jamais soutenu qu’en jugeant une mauvaise action, je présuppose quej’auraismoi-mêmeétéincapabledelacommettre?Mêmelejugequicondamneunhommepourmeurtrepeutencoredire:àlagrâcedeDieu!

Ainsi,àpremièrevue,toutcelapeutsemblerunevasteabsurdité,mais,lorsquebeaucoupdegens,sansavoirétémanipulés,semettentàdiredesabsurditésets’ilsetrouveparmieuxdespersonnes intelligentes, il y a là habituellementplus qu’une simple absurdité. Il existedansnotresociétéunepeurtrèsrépanduedejugerquin’arienàvoiravecle«Nejugepassitu ne veux pas être jugé » biblique, et si cette peur s’apparente à la crainte de « jeter lapremièrepierre»,elleestvaine.Carderrièrecetteréticenceàjugersecachelesoupçonquepersonne n’est un agent libre, et donc le doute que quiconque soit responsable ou qu’onpuisseattendredeluiqu’ilrépondedecequ’ilafait.Aumomentoùseposentdesproblèmesmoraux, même en passant, celui qui les aborde sera confronté à cet effrayantmanque deconfiance en soi et donc de fierté, ainsi qu’à une forme de fausse modestie en vertu delaquelleendisant:«Quisuis-jepourjuger?»onveutenréalitédire:«Noussommestouspareils, tous aussi mauvais, et ceux qui essayent ou prétendent essayer d’être un peuconvenables sont ou des saints ou des hypocrites ; dans les deux cas, ils devraient nouslaisser.»D’oùdevivesprotestations lorsquequelqu’unattribueune fautespécifiqueàunepersonneparticulièreau lieuderapporter toutes les fautesouévénementsàdes tendanceshistoriques ou à des mouvements dialectiques, bref à une sorte de nécessité mystérieuseœuvrant derrière le dos des hommes et conférant à tout ce qu’ils font une sorte de sensprofond. Tant qu’on fait remonter les racines de ce que Hitler a accompli à Platon, àGiocchinodaFiore,àHegelouàNietzsche,ouàlascienceetàlatechnologiemodernes,ouaunihilismeouàlaRévolutionfrançaise,toutvabien.Maisdèsqu’onditqueHitlerétaitun

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meurtrierdemasse—enconcédantbiensûrquecemeurtrierdemasseparticulierétaittrèsdouéetaussiquetoutlephénomèneduIIIeReichnepeuts’expliquerseulementsurlabasedecequ’étaitHitleretde la façondont ila influencé lesgens—,ons’accordeengénéralàpenserquece jugementportantsur lapersonneestvulgaire,dépourvudesophistication,etqu’onnedevraitpaspermettrequ’il interfèreavec l’interprétationde l’Histoire.Ainsi,pourvousdonnerunautreexempletiréd’unequerellerécente,lathèsedéveloppéedanslapiècedeRolfHochhuth intituléeLeVicaire, dans laquelle le papePieXII est accuséd’être restéétrangementsilencieuxàl’époquedesgrandsmassacresdejuifsàl’Est,aétéimmédiatementattaquée, et elle n’a pas seulement soulevé des protestations de la part de la hiérarchiecatholique, ce qui est compréhensible. On lui a aussi opposé les falsifications des faiseursd’images nés :Hochhuth, a-t-on dit, faisait du pape le principal coupable afin de disculperHitleretlepeupleallemand,cequiestunecontre-véritépureetsimple.Plussignificatifpournotreproposaété le reprocheselon lequel il est«biensûr» superficield’accuser lepape,alorsquec’esttoutelachrétientéquiestmiseenaccusation;voireque:«Sansaucundoute,il y amatière à accusation,mais c’est toute la racehumainequi se trouve accusée(1). » Lepointquejeveuxsoulevericivaau-delàdusophismebienconnusurlequelreposeleconceptdeculpabilitécollective, lequelaétéappliquépourlapremièrefoisaupeupleallemandetàsonpassécollectif—touslesAllemandssontenaccusation,ettoutel’histoireallemandedeLuther à Hitler —; en pratique, il a contribué à blanchir très efficacement tous ceux quiavaient réellement faitquelquechose,carsi toussontcoupables,personnene l’est. Ilvoussuffit de mettre la chrétienté ou toute la race humaine à la place réservée à l’origine àl’Allemagne pour percevoir, semble-t-il, l’absurdité de ce concept, car désormais lesAllemandsnesontmêmepluscoupables : iln’yapersonnepourquinousayonsunnomàmettre à la place du concept de culpabilité collective. Ce que je veux indiquer, outre cesconsidérations,c’estàquelpointdoitêtreprofondelapeurd’émettreunjugement,dedonnerdesnomsetd’imputerune faute— spécialementhélas à l’encontrede gensqui ont été aupouvoir ou importants, qu’ils soientmorts ou vivants— si on appelle à l’aide ce genre demanœuvres intellectuelles désespérées.Carn’est-il pas évident que la chrétienté a survécuplutôtbienàmaintspapespiresquePieXII,précisémentparcequecen’estjamaistoutelachrétienté qui a étémise en accusation ?Et que dire de ceux qui jetteraient plutôt tout legenrehumainparlafenêtre,afindesauverunhommeimportant,delesauverdel’accusationde ne pasmême avoir commis un crime,mais simplement un grave péché prétendumentd’omission?

Il est heureux et sage qu’il n’existe aucune loi pour les péchés d’omission et qu’aucuntribunal humain ne soit appelé à en juger.Mais il est tout aussi heureux qu’il existe uneinstitution dans la société où il est presque impossible de fuir les problèmes liés à laresponsabilitépersonnelle,oùtouteslesjustificationsinvoquantlanaturenonspécifiqueouabstraitedel’acteenjeu—duZeitgeistaucomplexed’Œdipe—tombent,oùcenesontpasdessystèmes,destendancesoulepéchéoriginelquisontjugés,maisdeshommesdechairetdesangcommevousoumoi,dontlesactessontbiensûrtoujoursdesacteshumains,maispassentautribunalparcequ’ilsontenfreintuneloidontnousconsidéronslerespectcomme

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essentielà l’intégritédenotrecommunehumanité.Lesproblèmes juridiquesetmorauxnesontpasdutout lesmêmes,mais ilsontuneaffinitécertaine lesunsavec lesautres,parcequ’ilsprésupposent tous lepouvoirde juger.Aucunchroniqueur judiciaire, s’il sait cequ’ilfait,nepeutmanquerd’être impliquédanscesquestions.Commentdirecequiest justeetinjustesionneconnaîtpaslaloi?Etcommentjugersansavoirétédanslamêmesituation?

C’esticiquejecroisbondefairemadeuxièmeremarquepersonnelle.Silebruitcauséparma«miseenjugement»aprouvé,commejelepense,combienlaplupartd’entrenoussontembarrassésquandilssontconfrontésàdesproblèmesmoraux,jeferaisbiend’admettrequeje ne suis pas la moins embarrassée. Ma formation intellectuelle a commencé dans uneatmosphèreoùpersonneneprêtaitbeaucoupd’attentionauxquestionsmorales;nousétionsélevésdansleprésupposé:DasMoralischeverstehtsichvonselbst(«Laconduitemoralesecomprendd’elle-même»).Jemerappelleencoreassezbienceque jepensaisquand j’étaisjeunedelarectitudemoralequenousappelonsengénérallecaractère;touteinsistancesurunetellevertumeseraitapparuecommephilistine,parcequecelaaussi,pensions-nous,étaittout naturel et donc sans grande importance — ce n’était pas une qualité décisive, parexemple, pour évaluer une personne donnée. Assurément, chaque fois que nous étionsconfrontés àune faiblessemorale, àunmanquede fermetéoude loyauté, à la curieuse etpresque automatique capitulation sous la pression, en particulier de la part de l’opinionpublique, laquelle est si symptomatique des couches cultivées de certaines sociétés, nousn’avions aucune idée du sérieux de ces choses et de ce à quoi elles conduiraient. Nousconnaissionsmallanaturedecesphénomènes,etnousnousenpréoccupionsencoremoins,j’enaipeur.Maisils’esttrouvéquenousavonseuamplementl’occasiond’apprendre.Pourmagénérationetmonpeupled’origine, la leçonacommencéen1933etelles’est terminéelorsque non seulement les juifs allemands mais le monde entier a eu à connaître desmonstruositésquepersonnenecroyaitpossiblesaudébut.Onpeutestimerquecequenousavons appris depuis, et ce n’est nullement sans importance, constitue des additions et desramificationsausavoiracquispendantcespremièresvingtannées,de1933à1945.

IIafalluàbeaucoupd’entrenouslesvingtannéessuivantesafind’yvoirclairdanscequiestarrivé,nonen1933,maisen1941,en1942eten1943,etjusqu’aubout.Jeneparlepasdeladouleuretdelapeinepersonnelle,maisdel’horreurelle-mêmeaveclaquelle,commeonpeutlevoirdésormais,aucunedespartiesconcernéesn’aencoreétécapabledeseréconcilier.Pourtoutcecomplexe, lesAllemandsontforgéletermetrèsproblématiquede«passénonmaîtrisé».Toutsepassecommesiaujourd’hui,aprèstantd’années,cepasséallemands’étaitavéréresterimmaîtrisablepourunebonnepartdumondecivilisé.Àl’époque,l’horreurelle-même,danssamonstruositénue,semblaitnonseulementàmoi,maisàbeaucoupd’autrestranscendertouteslescatégoriesmoralesetexplosertouteslesnormesdelajurisprudence;c’était quelque chose que les hommes ne pouvaient ni punir ni pardonner. Et dans cettehorreurinexprimable,jelecrains,nousavonstoustendanceàoublierlesleçonsmoralesetmaîtrisables qu’on nous a apprises et qu’on nous apprenait encore, à la faveurd’innombrablesdiscussions,danslespalaisdejusticeetendehors.

Afin de clarifier la distinction entre l’horreur muette, qui n’apprend rien, et les

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expériencesquinesontpasdutouthorriblesmaissouventdégoûtantesetoùlaconduitedesgensseprêteàdesjugementsnormaux,permettez-moid’aborddementionnerunfaitquiestévident, mais qu’on évoque rarement. Ce qui comptait dans notre prime éducation nonthéorique à la morale, ce n’était jamais la conduite du vrai coupable dont, même alors,personnedesensénepouvaitattendreautrechosequelepire.Nousétionsdoncoutrés,maispasmoralementgênésparlecomportementbestialdesmembresdessectionsd’assautdansles camps de concentration et les cellules de torture de la police secrète, et il aurait étéétrange d’être moralement indigné par les discours des huiles nazies au pouvoir dont lesopinions étaient bien connues depuis des années. Le nouveau régimenenous posait alorsrien de plus qu’un problèmepolitique très complexe, dont un aspect était l’intrusion de lacriminalité dans le champ politique. Je pense que nous étions aussi préparés auxconséquencesdelaterreurimpitoyableetnousaurionsvolontiersadmisquecetteformedepeuradeschancesdetransformerenlâcheslaplupartdeshommes.Toutcelaétaitterribleetdangereux,maisneposait aucunproblèmemoral. L’interrogationmoralene venait queduphénomène de « coordination », c’est-à-dire, non pas de l’hypocrisie inspirée par la peur,mais de cette avidité très précoce à ne pas manquer le train de l’Histoire, du soudain ethonnête changement d’opinion qui est survenu chez une grandemajorité de personnalitéspubliquesdanstouteslessphèresdelavieettouteslesramificationsdelaculture,ainsiquedel’incroyablefacilitéaveclaquelledesamitiésd’unevieontétébriséeset laisséesdecôté.Enbref,cequinoustroublait,c’étaitlecomportementnondenosennemismaisdenosamis,quin’avaientrienfaitpouramenercettesituation.Ilsn’étaientpasresponsablesdesnazis,ilsétaient seulement impressionnés par la réussite nazie et incapables d’opposer leur proprejugementauverdictdel’Histoire,telqu’onlelisaitalors.Ilestimpossibledecomprendrecequiestréellementarrivésionneprendpasencomptelachutepresqueuniverselle,nondelaresponsabilitépersonnelle,maisdujugementpersonnelauxpremierstempsdurégimenazi.Il est vrai que beaucoup de ces gens ont vite été désappointés, et il est bien connu que laplupartdeshommesdu20juillet1940,lesquelsontpayédeleurvieleurconspirationcontreHitler,avaientété liésaurégimeàuneépoqueouàuneautre.Pourtant, jepensequecettedésintégrationmoraledesdébutsdanslasociétéallemande,àpeineperceptibledel’extérieur,étaitcommeuneformederépétitionpoursadésagrégationtotale,quis’estproduitedurantlesannéesdeguerre.

Si j’aiportécesaffairespersonnellesàvotreattention,c’estafindememontrerouverte,nonàl’accusationd’arrogance,quejecroishorsdepropos,maisàlaquestionplusjustifiablede savoir si des gens aussi peu préparésmentalement et conceptuellement aux problèmesmorauxsontqualifiéspourendiscuter.

Nousavonsdûtoutapprendredezéro,ànu—c’est-à-diresansl’aidedescatégoriesetdesrèglesgénéralessous lesquellessubsumernosexpériences.Cependant,de l’autrecôtéde labarrière, ilyavaitceuxquiétaientpleinementqualifiésdanslesquestionsdemoraleetquiles tenaient en haute estime. Ces gens ne se sont pas seulement avérés incapablesd’apprendrequoiquecesoit;pireencore,cédantavecfacilitéàlatentation,ilsontdémontréd’unefaçondesplusconvaincantesparleurmanièred’appliquerlesconceptsetlesmesures

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traditionnels pendant et après les faits en question à quel point ils étaient devenusinadéquats et combien ils étaient peu faits et conçus, comme nous le verrons, pour lesconditions actuelles telles qu’elles sont apparues. Plus on discute de ces choses, plus ildevientclair,jecrois,quenousnoustrouvonsicidansunepositionsituéeentreCharybdeetScylla.

Pour ne donner ici qu’un cas particulier de notre confusion dans toutes ces matières,prenons laquestionde lapunition judiciaire,peinequiestengénéral justifiéesur l’undesfondementssuivants:lebesoinqu’alasociétédeseprotégercontrelecrime,l’améliorationducriminel, lavertudissuasivedel’exemplepourlescriminelspotentielsetenfinlajusticerétributive.Uninstantderéflexionvousconvaincraqu’aucundecesfondementsn’estvalidepour la punition de ce qu’on a appelé les criminels de guerre : ces gens n’étaient pas descriminels ordinaires et on ne pouvait craindre de presque aucun d’eux qu’il commette denouveaux crimes ; il n’est pas nécessaire que la société se protège d’eux. Qu’ils puissents’améliorer grâce à des peines de prison est encore moins probable que dans le cas descriminels ordinaires, et quant à la possibilité de dissuader de tels criminels à l’avenir, leschances sont elles aussi lugubrementminces au vu des circonstances extraordinaires danslesquelles ces crimes ont été commis ou pourraient être commis dans l’avenir. Même lanotionderétribution,laseuleraisonnonutilitairequ’onpeutdonneràlapeinejudiciaireetdonc quelquepeu endésaccord avec la pensée juridique actuelle, est à peine applicable auregarddel’ampleurducrime.Etpourtant,bienqu’aucunedesraisonsquenousinvoquonsengénéral pour punir ne soit valide, notre sens de la justice trouverait intolérable que l’onrenonce à la peine et laisse impunis ceux qui ont assassiné desmilliers, des centaines demilliersetdesmillionsdegens.Sicen’étaitqu’undésirderevanche,ceseraitridicule,àpartlefaitqueledroitetlapeinequ’ilinfligesontapparussurTerreafindebriserl’éternelcerclevicieuxdelavengeance.Nousvoilàainsiexigeantetinfligeantunepeineenaccordavecnotresensde la justice, alorsque,d’unautre côté, cemêmesensde la justicenous informequetoutesnosconceptionsanciennesdelapeineetdesesjustificationsnousfontdéfaut.

Pourreveniràmesréflexionspersonnellessurquidevraitêtrequalifiépourdiscutercesmatières:ceuxquiontdesstandardsetdesnormesnecorrespondantpasàuneexpérienceoubienceuxquin’ontriend’autrequeleurexpérience,laquelleestsurtoutnondéforméepardes concepts préconçus ? Comment penser et même, ce qui est plus important dans lecontextequiestlenôtre,commentjugersanssecramponneràdesstandards,àdesnormespréconçusetàdesrèglesgénéralessouslesquellessubsumerlescasparticuliers?Oupourlediredifféremment,qu’arrive-t-ilàlafacultéhumainedejugementquandelleestconfrontéeàdescirconstancesquisignifientlachutedetouteslesnormescoutumièresetsontdoncsansprécédentausensoùlesrèglesgénéralesnelesprévoientpas,pasmêmecommeexceptionsàcesrègles?Pourbienrépondreàcesquestions,ilfaudraitcommencerparanalyserlanatureencore trèsmystérieusedu jugementhumain,àsavoircequ’ilpeutetnepeutpasréaliser.Carcen’estquesinoussupposonsqu’ilexisteunefacultéhumainenousrendantcapablesdejuger rationnellement sans être entraînés par l’émotion ou l’intérêt personnel, et qui àcertainsmomentsfonctionnespontanément,c’est-à-direquin’estpas liéepar lesstandards

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etlesrèglessouslesquelslescasparticulierssontsimplementsubsumés,maisquiproduitaucontrairesespropresprincipesenvertudel’activitédejugementelle-même;cen’estquesinous supposons cela que nous pouvons nous risquer sur ce terrainmoral très glissant enespérantnepasperdrepied.

Par chance pour moi, notre sujet de ce soir n’exige pas que je vous propose unephilosophiedujugement.Maismêmeuneperspectivelimitéesurleproblèmedelamoraleetdesesfondementsimposedeclarifierunequestiongénéraleainsiquequelquesdistinctionsqui, je le crains, ne sont pas généralement admises. La question générale concerne lapremièrepartiedemontitre : la«responsabilitépersonnelle».Cetermedoitêtrecomprisparoppositionà laresponsabilitépolitiquequetoutgouvernementassumepourlesactionset méfaits de son prédécesseur, et chaque nation pour les actions et méfaits du passé.LorsqueNapoléon, prenant le pouvoir enFrance après laRévolution, a dit : j’assumerai laresponsabilité de tout ce que la France a fait depuis saint Louis jusqu’au Comité de salutpublic,ilaseulementénoncédefaçonquelquepeuemphatiquel’undesfaitsdebasedetoutela vie politique. Pour une nation, il est évident que chaque génération, procédant d’uncontinuumhistorique,portelefardeaudespéchésdesespèresetestcréditéedesactesdesesancêtres.CeluiquiendosseuneresponsabilitépolitiqueenviendratoujoursaupointdedireavecHamlet:

Notremondeesttordu;oh,mauditcoupdusort!

Quejesoisjamaisné,moi,pourleredresser.

Remettre l’époque en ordre signifie renouveler le monde, et cela, nous pouvonsl’accomplirparcequenousarrivonstousàunmomentouàunautrecommedesnouveauxvenusdansunmondequiétaitlàavantnousetquiseraencorelàquandnousseronspartis,quand nous aurons légué ce fardeau à nos successeurs.Mais il ne s’agit pas là du type deresponsabilité dont je parle ici ; elle n’est pas personnelle, à strictement parler, et ce n’estqu’au sens métaphorique que nous pouvons dire que nous nous sentons coupables despéchésdenospèresoudenotrepeupleoudugenrehumain,àsavoirpourdesactesquenousn’avonspascommis.Moralementparlant,ilestinjustedesesentircoupablesansavoirrienfait de spécifique, tout comme il est injustede se sentir librede toute culpabilité si on esteffectivementcoupabledequelquechose.J’aitoujoursconsidérécommelaquintessencedela confusionmorale le fait que, pendant la période d’après-guerre en Allemagne, ceux quiétaient à titre personnel complètement innocents aient affirmé les uns aux autres et aumondeengénérall’ampleurdelaculpabilitéqu’ilsressentaient,alorsquetrèspeuparmilescriminels étaient prêts à admettremême le plus léger remords. L’admission spontanée decette responsabilité collective a eu pour résultat le blanchiment très efficace quoiqueinattendudeceuxquiavaient faitquelquechose:commenousl’avonsdéjàvu,quandtoussontcoupables,personnenel’est.Etquandnousavonsentendu,aucoursdurécentdébatenAllemagne sur l’extension du statut des limitations pour les assassins nazis, comment leministre de la Justice s’est opposé à une telle extension aumotif que davantage de zèle à

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recherchercequelesAllemandsappellent«lesassassinsparminous»créeraitseulementdelacomplaisancemoraleparmilesAllemandsquinesontpasdesassassins(DerSpiegel,n°5,1963,p.23),c’est-à-direchezceuxquisontinnocents,nousvoyonscombiencetteconfusionmorale est devenue dangereuse. Le raisonnement n’est pas neuf. Il y a quelques années,l’exécution de la sentence de mort rendue pour Eichmann a suscité une oppositiongénéralisée,aumotifqu’elleauraitallégélaconsciencedesAllemandsordinaireset«serviàexpier la culpabilité ressentie par beaucoup de jeunes gens enAllemagne », comme l’a ditMartinBuber.Maissilesjeunesd’Allemagne,tropjeunespouravoirfaitquoiquecesoit,sesententcoupables,oubienilsonttortetsontdanslaconfusionoubienils’agitd’unjeudel’esprit. Il n’existe rien de tel que la culpabilité collective ou l’innocence collective ; laculpabilitéetl’innocencen’ontdesensqu’appliquéesàdesindividus.

Récemment,pendantledébatsurleprocèsEichmann,cesquestionsrelativementsimplesont été compliquées par ce que j’appellerai la théorie des rouages. Quand on décrit unsystème politique — à savoir comment il fonctionne, quelles sont les relations entre lesdifférentes branches du gouvernement, comment fonctionnent les grosses machineriesbureaucratiqueset leurs chaînesdecommandement, et comment le civil, lemilitaireet lesforces de police sont interconnectés, pour ne mentionner que des caractéristiquesimportantes—, il est inévitable que nous parlions de toutes les personnes utilisées par lesystèmeentermesderouagesquifonttournerl’administration.Chaquerouage,c’est-à-direchaquepersonne,doitêtre remplaçablesansqu’il soitbesoindechanger lesystème,cequiestleprésupposésous-jacentàtouteslesbureaucraties,àtouslesservicespublicsetàtouteslesfonctionsproprementdites.Cepointdevueestlepointdevuedelasciencepolitique,etsi nous portons des accusations ou plutôt évaluons d’après son cadre de référence, nousparlonsalorsdebonsetdemauvaissystèmes,etnoscritèressontlalibertéoulebonheurouledegrédeparticipationdescitoyens,maislaquestiondelaresponsabilitédeceuxquifonttourner toute l’affaire est marginale. Ici devient vrai ce que tous les accusés des procèsd’après-guerreontditpours’excuser:sijenel’avaispasfait,quelqu’und’autreauraitpulefaireetl’auraitfait.

Cardanstoutedictature,àplusforteraisontotalitaire,mêmelerelativementpetitnombrededécideursqu’onpeutencorenommerdansungouvernementnormalseréduitàun,tandisque toutes les institutionset corpsexerçantuncontrôle sur lesdécisionsexécutivesou lesratifiant ont été abolies. Au sein du IIIe Reich, en tout cas, un seul homme prenait desdécisions et pouvait les prendre, et était donc d’un point de vue politique pleinementresponsable. C’était Hitler lui-même, lequel, par conséquent, et non pas dans un accès demégalomaniemaisassez lucidement,s’estdécritun jourcommeleseulhommedanstoutel’Allemagnequiétaitirremplaçable.N’importequid’autre,dehautenbas,quiavaitquoiquece soit à voir avec les affaires publiques était en fait un rouage, qu’il l’ait su ou non. Celasignifie-t-il pour autant que personne d’autre ne pouvait être tenu pour personnellementresponsable?

Quand je suis allée à Jérusalem pour assister au procès Eichmann, j’ai ressenti que laprocédure judiciaire avait le grand avantage de n’accorder aucun sens à cette affaire de

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rouages et qu’elle nous forçait donc à regarder toutes ces questions d’un point de vuedifférent.Assurément,lefaitqueladéfenseessayedeplaiderqu’Eichmannn’étaitqu’unpetitrouageétaitprévisible;quel’accusélui-mêmepenseencestermesétaitprobable,etill’afaitjusqu’àuncertainpoint,alorsquelatentativedel’accusationpourfairedeluileplusgrandrouage—pireetplusimportantqueHitler—futunecuriositéinattendue.Lesjugesontfaitce qui était bien et correct, ils ont écarté cette notion, et moi aussi incidemment, malgrétoutes les critiques et les éloges contraires. Car, comme les juges ont eu grand mal à lesoulignerexplicitement,dansuntribunal,cen’estpasunsystèmequ’onjuge,pasl’Histoireouunetendancehistorique,pasun-isme,l’antisémitismeparexemple,maisunepersonne,ets’ilsetrouvequel’accusésoitunfonctionnaire,ilestmisenaccusationprécisémentparcequemêmeunfonctionnaireestunêtrehumain,etc’estpourcettecapacitéqu’onluifaitunprocès.Évidemment,danslaplupartdesorganisationscriminelles,cesontlespetitsrouagesqui commettent effectivement les grands crimes, et on peutmême soutenir que l’une descaractéristiques de la criminalité organisée du IIIe Reich était qu’elle exigeait des preuvestangibles d’implication criminelle de la part de tous ses serviteurs, et pas seulement auxéchelons inférieurs.Donc, laquestionposéepar lacourà l’accuséest :avez-vous,untelouuntel,individudotéd’unnom,d’unedateetd’unlieudenaissance,identifiableetcefaisantirremplaçable,commislecrimedontonvousaccuseetpourquoi?Sil’accusérépond:«Cen’étaitpasmoilapersonnequil’aitcommis,jen’avaisnilavolonténilepouvoirdefairequoique ce soit dema propre initiative ; j’étais un simple rouage, j’étais remplaçable ; tout lemondeàmaplacel’auraitfait;jecomparaisdevantcetribunalparaccident»—cetteréponseseraécartéecommesansfondement.Sionpermettaitàl’accusédeplaidercoupableounoncoupableentantquereprésentantunsystème,ildeviendraitunboucémissaire. (Eichmannlui-mêmesouhaitaitdevenirunboucémissaire— ilaproposédesependreenpublicetdeprendretousles«péchés»surlui.Lacourluiarefusécettedernièreoccasiondejouersurlessentiments.)Danstoutsystèmebureaucratique,déplacer lesresponsabilitésrelèvede laroutinequotidienne,etsionveutdéfinirlabureaucratieentermesdesciencepolitique,c’est-à-direcommeune formedegouvernement— legouvernementdesbureaux,paroppositionau gouvernement des hommes, d’un homme, de quelques-uns ou de la multitude —, labureaucratie n’est malheureusement le gouvernement de personne et, pour cette raisonmême, c’est peut-être la forme la moins humaine et la plus cruelle de pouvoir. Mais autribunal,cesdéfinitionsnesontpasvalables.Àlaréponse:«Cen’estpasmoiquiaifaitça,c’estlesystèmedontj’étaisunrouage»,lacourposeimmédiatementlaquestionsuivante:«Etpourquoi, s’il vousplaît, êtes-vousdevenuun rouageouavez-vous continuéà êtreunrouage dans ces circonstances ? » Si l’accusé souhaite déplacer ses responsabilités, il doitimpliquerd’autrespersonnesencore,ildoitdonnerdesnoms,etcespersonnesapparaissentalors comme de possibles coaccusés, elles ne sont pas l’incarnation de la bureaucratie oud’une quelconque autre nécessité. Le procèsEichmann, comme tous les procès de ce type,n’auraiteuaucunintérêts’iln’avaitpastransforméenhommelerouageou«réfèrent»delasectionIVB4deladirectiondelaSécuritéduReich.Cen’estqueparcequecetteopérationaété réalisée avant même que ne commence le procès que la question de la responsabilité

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personnelle, et donc de la culpabilité judiciaire, s’est posée. Etmême cette transformationd’unrouageenhommen’impliquepasquequelquechosecommela«rouagéité»,lefaitqueles systèmes transforment les hommes en rouages, et les systèmes totalitaires plustotalementque lesautres,étaitenprocès.Cette interprétationneseraitqu’uneautre façond’échapperauxlimitationsstrictesdelaprocédurejudiciaire.

Et pourtant, alors que la procédure judiciaire ou la question de la responsabilitépersonnellesousunrégimedictatorialempêchededéplacerlaresponsabilitédel’hommeausystème,lesystèmenepeutpasnepasdutoutêtreprisencompte.Ilapparaîtsouslaformedecirconstances,dupointdevuejuridiquecommemoral,beaucoupausensoùnousprenonsencomptelesconditionsdeviedesdéfavoriséscommecirconstancesatténuantes,maispascommedes excuses, dans les affaires de crimes commis dans lesmilieux pauvres. Et c’estpourcetteraisonque,envenantàladeuxièmepartiedemontitre,le«régimedictatorial»,jedoismaintenantvousennuyeravecquelquesdistinctionsquinousaiderontàcomprendrecescirconstances.Lesformestotalitairesdegouvernementetlesdictaturesausensusuelnesontpasidentiques;laplusgrandepartiedecequej’aidits’appliqueautotalitarisme.Ladictatureausensromainantiquedumotétaitconçuecommeuneformed’urgencedegouvernementconstitutionneletlégal,limitéestrictementdansletempsetlespouvoirs,etellel’estrestée;nouslaconnaissonsencoreassezbienàtraversl’étatd’urgenceoulaloimartialeproclaméedansleszonessinistréesouentempsdeguerre.Nousconnaissonségalementdesdictaturesmodernes qui sont de nouvelles formes de gouvernement où les militaires prennent lepouvoir,abolissentlegouvernementciviletpriventlescitoyensdeleursdroitspolitiquesetde leurs libertés, ou bien où unparti prend l’appareil d’État aux dépens de tous les autrespartisetdoncdetouteoppositionpolitiqueorganisée.Cesdeuxtypesdedictaturesonnentleglas de la liberté politique, mais la vie privée et les activités non politiques ne sont pasnécessairementtouchées.Ilestvraiquecesrégimespersécutentengénéralleursopposantspolitiques avec une grande brutalité et qu’ils sont assurément loin d’être des formes degouvernementausensoùnousensommesvenusàlescomprendre—aucungouvernementconstitutionnel n’est possible sans dispositions ménageant les droits d’une opposition —,maisilsnesontpascriminelsausenscommundumot.S’ilscommettentdescrimes,ceux-cisont dirigés contre les ennemis déclarés du régime au pouvoir. Mais les crimes desgouvernements totalitairesconcernaientdesgensquiétaient« innocents»mêmedupointde vue du parti au pouvoir. C’est pour cette raison liée à la criminalité généralisée que laplupartdespaysontsignéaprèslaguerreunaccordpournepasaccorderlestatutderéfugiépolitiqueauxcoupablesquifuyaientl’Allemagnenazie.

De plus, la domination totale s’étend à toutes les sphères de la vie, pas seulement auchamp politique. La société totalitaire, distincte du gouvernement totalitaire, estmonolithique ; toutes les manifestations publiques, culturelles, artistiques, savantes, ettoutes les organisations, les services sociaux, même les sports et les distractions, sont« coordonnées ». Il n’y a pas de bureau ni d’emploi ayant une quelconque significationpublique,desagencesdepublicitéauxcabinetsjuridiques,del’artdramatiqueaujournalisme

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sportif,desécolesprimairesetsecondairesauxuniversitésetsociétéssavantes,danslesquelsonn’exigepasuneacceptationsanséquivoquedesprincipesaupouvoir.Quiparticipeàlaviepublique, en étant membre du parti ou membre des formations d’élite du régime, estimpliquéd’unemanièreoud’uneautredanslesactesdurégimedanssonensemble.Cequeles tribunaux exigent dans tous ces procès d’après-guerre, c’est que les accusésn’aient pasparticipé aux crimes légalisés par ce gouvernement, et cette non-participation, considéréecomme standard juridique de ce qui est juste et de ce qui est injuste, pose des problèmesconsidérablesprécisémenteuégardàlaquestiondelaresponsabilité.Carlefonddel’affaire,c’est que seuls ceux qui ont quitté tout à fait la vie publique, qui ont refusé touteresponsabilitépolitiqueontpuéviterd’êtreimpliquésdansdescrimes,etontdoncpuéviterd’avoir à porter une responsabilité morale et judiciaire. Dans la polémique tumultueuseautourdesquestionsmoralesquiduredepuisladéfaitedel’Allemagnenazieetlarévélationde la complicité totaledans les crimes commisde tous les échelonsde la sociétéofficielle,c’est-à-diredel’effondrementtotaldesstandardsmorauxnormaux,leraisonnementsuivantaétéformuléavecd’infiniesvariantes:nousquisemblonscoupablesaujourd’huisommesenfait ceux qui sont restés en poste afin d’empêcher que ne se produisent des choses piresencore;seulsceuxquisontrestésàl’intérieurdusystèmeonteulapossibilitéd’atténuerleschosesetd’aumoinsaiderquelquespersonnes;nousavonspayésondûaudiablesans luivendre notre âme, alors que ceux qui n’ont rien fait ont fui toutes leurs responsabilités etn’ontpenséqu’àeux,ausalutdeleurprécieuseâme.Politiquementparlant,ceraisonnementpourraitavoirunsenssionavaitréussiàrenverserlerégimedeHitler,ouneserait-cequetentédelefaire,àsesdébuts.Carilestvraiqu’unsystèmetotalitairenepeutêtrerenverséquedel’intérieur—etnonparunerévolution.(OnpourraitsupposerquequelquechosedecegenreestarrivéenUnionsoviétique,avantouimmédiatementaprèslamortdeStaline;lepoint de basculement d’un système totalitaire avéré à une dictature ou tyrannie à partiuniques’estprobablementproduitavec la liquidationdeBeria, lechefde lapolicesecrète.)Maislesgensquiparlentainsin’étaientaucunementlesconspirateurs—qu’ilsaientréussioupas.Cesontenrèglegénéralelesfonctionnairessansl’expertisedesquelsnilerégimedeHitler ni l’administration Adenauer qui lui a succédé n’auraient été capables de survivre.Hitler a hérité des fonctionnaires de la république de Weimar, laquelle en a hérité del’empire,toutcommeAdenauerenahéritédesnazis,sansbeaucoupdedifficultés.

Je dois ici vous rappeler que la question personnelle ou morale, distincte de celle del’imputabilitéjuridique,neseposeguèrepourceuxquiétaientdesadhérentsconvaincusaurégime:lefaitqu’ilsnepouvaientsesentircoupablesmaisseulementvaincusétaitpresquenaturel, sauf s’ils changeaient d’avis et se repentaient. Et pourtant, même cette questionsimpleestdevenueconfuseparceque, lorsque lemomentderendredescomptesa finipararriver,ils’estavéréqu’iln’yavaitpasd’adhérentsconvaincus,dumoinspasauprogrammecriminelpourlequelilspassaientenjugement.Etleproblème,c’estque,bienquecelaaitétéunmensonge,cen’étaitpasunmensongesimplenicomplet.Carcequiavaitcommencédanslespremiers tempsavec lesgensneutresquin’étaientpasdesnazismais coopéraientaveceuxestarrivédanslesdernierstempsaveclesmembresdupartietmêmeaveclesformations

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d’élitedesSS:trèspeudegens,mêmedansleIIIeReich,étaientdetoutcœurd’accordaveclesdernierscrimesdurégime,et cependantungrandnombredegensétaientparfaitementprêtsàlescommettre.Etmaintenant,chacund’entreeux,oùqu’ilsesoittrouvéetquoiqu’ilait fait, prétend que ceux qui, sous tel ou tel prétexte, s’étaient retirés dans la vie privéeavaientchoisilasolutionfacile,irresponsable.Àmoinsbiensûrqu’ilsnesesoientservisdecettepositionprivéecommed’unecouverturepourfairedel’oppositionactive—choixqu’onpeutfacilementécarterpuisquecen’estévidemmentpasl’affairedetoutlemonded’êtreunsaintouunhéros.Maislaresponsabilitémoraleestl’affairedetoutlemondeetilétaitplus« responsable », prétend-on, de rester en poste, peu importent les conditions ou lesconséquences.

Pour leur justificationmorale, l’argument dumoindremal a joué un rôle important. Sil’onestconfrontéàdeuxmaux,alorsleraisonnementtient:ilestdesondevoird’opterpourle moindre, alors qu’il est irresponsable de refuser de choisir. Ceux qui dénoncent lesophismemoraldeceraisonnementsontengénéraltaxésd’uneformedemoralismeaseptiséétrangèreauxcirconstancesde laviepolitique ;on lesaccusedenepasvouloir se salir lesmains;etondoitadmettrequecen’estpastantlaphilosophiepolitiqueoumorale(àlaseuleexceptiondeKant,quipourcetteraisonmêmeasouventétéaccuséderigorismemoraliste)que la pensée religieuse qui a sans ambiguïté rejeté tout compromis avec lemoindremal.Ainsi leTalmuddit, commeonme l’a appris lors d’un récentdébat sur ces affaires : si onvousdemandedesacrifierunhommepourlasécuritédelacommunauté,neledonnezpas;si on vous demande de consentir à l’enlèvement d’une femme afin de sauver toutes lesfemmes, ne la laissez pas être enlevée. Dans lamême veine, ce qui rappelle clairement lapolitique du Vatican pendant la dernière guerre, le pape Jean XXIII a défini à propos ducomportement politique du pape et des évêques, ce qu’on appelle la « pratique deprudence»:ils«doiventsegarder[…]detouteconnivenceaveclemaldansl’espoirque,cefaisant,ilsseraientutilesàquelqu’un».

Politiquement, la faiblesse de l’argument du moindre mal a toujours été que ceux quichoisissentlemoindremaloublienttrèsvitequ’ilsontchoisilemal.PuisquelemalcommisparleIIIeReichétaitsimonstrueuxqu’aucuneffortdel’imaginationnepouvaitpermettredel’appeler«moindremal»,ondevaitsupposerque,àcetteépoque,leraisonnementauraitdûs’effondrer une fois pour toutes, ce qui, étonnamment, n’a pas été le cas. De plus, si onconsidère lestechniquesdegouvernementtotalitaire, ilestévidentque leraisonnementdu«moindremal»—loind’êtreavancéseulementdel’extérieurparceuxquin’appartiennentpasàl’éliteaupouvoir—estl’undesmécanismesintégrésàlamachineriedelaterreuretdelacriminalité.L’acceptationdumoindremalestconsciemmentutiliséepourconditionnerlesfonctionnaires comme la population en général à accepter le mal comme tel. Pour n’endonnerqu’unparmimaintsexemples:l’exterminationdesjuifsaétéprécédéeparunesuitetrès progressive demesures antijuives, et chacune a été acceptée aumotif que refuser decoopérerauraitempiréleschoses—jusqu’austadeoùriendepiren’auraitpuarriver.Lefaitqu’à ce dernier stade, le raisonnement n’a pas été abandonné et qu’il survit mêmeaujourd’huique son erreur estdevenue si éclatanted’évidence—dans lapolémique sur la

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pièce de Hochhuth, on a encore entendu dire qu’une protestation du Vatican n’aurait faitqu’empirerleschoses!—estassezétonnant.Onvoiticiàquelpointl’esprithumainestpeudisposéàaffronterdesréalitésquicontredisentd’unemanièreoud’uneautretotalementsonschéma de référence.Malheureusement, il semble être bien plus facile de conditionner lecomportementhumainetd’inciterlesgensàseconduiredelafaçonlaplusinattendueetlaplusscandaleusequedeconvaincrequiquecesoitdetirerlesleçonsdel’expérience,commeondit;c’est-à-diredecommenceràpenseretàjugeraulieud’appliquerdescatégoriesetdesformules qui sont profondément implantées dans notre esprit, mais dont les fondementsdansl’expériencesontoubliésetdontlaplausibilitérésidedansleurcohérenceintellectuelleplutôtquedansleuradéquationauxévénementsréels.

Pour clarifier ce préjugé lorsqu’on n’est pas capable de revenir à l’application de règlesgénéralementadmises,jepasseraidesstandardsmorauxauxstandardsjuridiquesparcequeces derniers sont souvent mieux définis. Vous savez sans doute que, dans les procès descriminels de guerre et le débat sur leur responsabilité personnelle, les accusés et leursavocatsonteurecoursauraisonnementselonlequelcescrimesrelevaientd’«actesd’État»ouqu’ilsétaientcommisenvertud’«ordressupérieurs».Ilnefautpasconfondrecesdeuxcatégories.Lesordressupérieurstombentjuridiquementdanslechampdelajustice,mêmesil’accusépeutsetrouverdanslapositionclassiquement«difficile»dusoldat«susceptibled’êtrefusilléparunecourmartiales’ildésobéitàunordreetpenduparunjugeetunjurys’ilyobéit»(commeleditDiceydansLawoftheConstitution).Cependant,lesactesd’Étatsonthorsducadre juridique;cesontdesactessupposéssouverainssur lesquelsaucuntribunaln’ade juridiction. Selon la théorie qui se trouvederrière cette formule, les gouvernementssouverains peuvent dans des circonstances extraordinaires être forcés à recourir à desmoyenscriminelsparcequeleurexistencemêmeoulemaintiendeleurpouvoirendépend;laraisond’Étatnepeutêtreliéepardeslimitationsjuridiquesoudesconsidérationsmorales,quisontvalidespourlescitoyensprivésvivantàl’intérieurdesesfrontières,parcequel’Étatpriscommeuntout,etdoncl’existencedetoutcequisepasseensonsein,sontenjeu.Seloncettethéorie,l’acted’Étatéquivauttacitementau«crime»qu’unindividupeutêtreforcédecommettreparautodéfense,c’est-à-direàunactedontonpermetqu’ilresteimpuniparsuitedecirconstancesextraordinaires,àsavoirdanslesquelleslavieentantquetelleestmenacée.Ce qui rend ce raisonnement inapplicable aux crimes commis par les gouvernementstotalitaires et par leurs serviteurs, ce n’est pas seulement le fait que ces crimes n’étaientnullementdictésparunenécessitédequelque formequecesoit ;aucontraire,onpourraitavanceravecunecertaineforceque,parexemple,legouvernementnaziauraitétécapabledesurvivre,voiredegagnerlaguerre,s’iln’avaitpascommissescrimesbienconnus.Enthéorie,il estmême encore plus important que le raisonnement de la raison d’État, qui sous-tendtoute la discussion sur les actes d’État, présuppose qu’un tel crime est commis dans uncontexte de légalité qu’il sert à maintenir en même temps que l’existence politique de lanation. Pour s’imposer, la loi a besoin du pouvoir politique ; un élément de politique depouvoirestdonctoujoursimpliquédanslemaintiendel’ordrelégal.(Jeneparleici,biensûr,pasdesactescommiscontred’autresnations,ninetraitedelaquestiondesavoirsilaguerre

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elle-mêmepeutêtredéfiniecommeun«crimecontrelapaix»—pourutiliserlelangagedesprocès de Nuremberg.) Ce que ni la théorie politique de la raison d’État ni le conceptjuridiqued’actesd’Étatneprévoyaient,c’étaitlerenversementcompletdelalégalité;danslecas du régime de Hitler, toute la machinerie étatique imposait des activités normalementconsidérées comme criminelles, et c’est un euphémisme : il n’y avait pasd’acte d’État qui,selonlesstandardsnormaux,n’étaitpascriminel.Donc,cen’étaitplusl’actecriminelqui,entantqu’exceptionàlarègle,étaitcenséserviràmaintenirladominationdupartiaupouvoir— comme, par exemple, dans le cas de crimes célèbres tels le meurtre de Matteotti dansl’Italiemussolinienne ou l’assassinat duducd’EnghienparNapoléon—,mais au contrairedes actes non criminels occasionnels — comme l’ordre donné par Himmler de stopper leprogrammed’extermination—qui étaientdes exceptions à la« loi»de l’Allemagnenazie,concessions faites à la dure nécessité. Pour revenir un instant à la distinction entregouvernementtotalitaireetautresdictatures,c’estprécisément larelativeraretédescrimesnetsquidistinguelesdictaturesfascistesdesdictaturestotalitairespleinementdéveloppées,bienqu’ilsoitvraiquedavantagedecrimesaientétécommispar lesdictaturesfascistesoucommunistes qu’on pourrait l’imaginer sous un gouvernement constitutionnel. Ce quicomptedanslecontextequiestlenôtre,c’estseulementlefaitqu’ilssontencoreclairementreconnaissablesàtitred’exceptionetquelerégimenelesreconnaîtpasouvertement.

De même, le raisonnement des « ordres supérieurs » ou la réplique des juges selonlaquellelefaitquedesordressupérieursnesontpasuneexcusepourcommettredescrimessont inadéquats. Ici aussi, le présupposé est que les ordres ne sont normalement pascriminelsetque,pourcetteraison,onnepeutdemanderàceluiquilesreçoitdereconnaîtrelanaturecriminelled’unordreparticulier—commedanslecasd’unofficierdevenufouquiordonnedefusillerd’autresofficiersoudanslecasdumauvaistraitementoudel’assassinatdeprisonniersdeguerre.En termes juridiques, lesordresauxquels il fautdésobéirdoiventêtre«manifestementillégaux»; l’illégalité«doitclaquercommeundrapeaunoirdemiseen garde disant : interdit ». En d’autres termes, pour l’homme qui est concerné par laquestion de décider s’il obéit ou non, l’ordre doit être clairement marqué comme uneexception ; leproblème, c’est que,dans les régimes totalitaires, enparticulier au coursdesdernièresannéesdurégimedeHitler, cettemarqueaclairementappartenuauxordresnoncriminels.AinsipourEichmann,qui avaitdécidéd’être etde resteruncitoyen respectueuxdesloisduIIIeReich,ledrapeaunoirdel’illégalitémanifesteflottaitsurlesderniersordresdonnésparHimmleràl’automne1944;lesdéportationsdevaienteneffetêtrearrêtéesetlesinstallationsdesusinesdelamortdémantelées.Lesextraitsquejeviensdeciterproviennentd’un jugement d’une cour militaire israélienne qui, davantage que la plupart des autrestribunauxdumonde, était conscientedesdifficultés inhérentes aumot« illégalité», vu lanatureterribleet juridiquementcriminelledel’AllemagnedeHitler.Ilestdoncalléau-delàde la phraséologie habituelle, selon laquelle un « sentiment de la légalité […] se trouveprofondémentdanschaqueconsciencehumaine,mêmechezceuxquinesontpasversésdansleslivresdedroit»,etquiparlaitd’«uneillégalitéapparaissantàl’œiletrévulsantlecœur,pourvuquel’œilnesoitpasaveugleet lecœurnidurnicorrompu»—cequiesttrèsbien,

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mais sera un peu court dans les moments cruciaux, j’en ai peur. En ce cas, en effet, leshommesquiontmalagiétaienttrèsfamiliersdelalettreetdel’espritdelaloidupaysoùilsvivaient, et aujourd’hui, quand on les rend responsables, ce que nous exigeons en réalitéd’eux,c’estun«sentimentde légalité»profondqui lesaurait incitésàcontredire la loideleur pays et la connaissance qu’ils en avaient. Dans ces circonstances, on requiertconsidérablement plus qu’unœil qui ne soit pas aveugle et un cœur qui ne soit ni dur nicorrompuafindesaisir«l’illégalité».Ilsontagidansdesconditionsdanslesquelleschaqueactemoralétaitillégaletchaqueactelégalétaituncrime.

Donc, la vision assez optimiste de la nature humaine qui transpire du verdict nonseulement des juges du procès de Jérusalem, mais de tous les procès d’après-guerreprésupposeunefacultéhumaineindépendante,vis-à-visdelaloietdel’opinionpublique,quijugeàneufetentoutespontanéitéchaqueacteetchaqueintentionentouteoccasion.Peut-êtrepossédons-nousunetellefacultéetsommes-nousdeslégislateurs,tousautantquenoussommes,quelsquesoientnosactes:maiscen’étaitpasl’opiniondesjuges.Malgrétouteleurrhétorique, ils voulaient seulement dire qu’un sentiment de ces choses a été implanté ennouspendanttantdesièclesqu’ilnepeuts’êtresoudainementperdu.Etcelaest,jecrois,trèsdouteux vu les données que nous possédons et vu aussi le fait qu’année après année, desordres«illégaux»ontsuivid’autresordresillégaux,tousn’exigeantpasauhasardseulementdes crimes sans lien les uns avec les autres,mais formant avec une cohérence et un soinextrêmes ce qu’on appelait le nouvel ordre. Ce « nouvel ordre » était exactement ce qu’ildisaitêtre—iln’étaitpasseulementépouvantablementnouveau,c’étaitaussietsurtoutunordre.

L’idéetrèsrépandueselonlaquellenousn’avonsaffaireiciàriendeplusqu’àungangdecriminels qui, en réunion, auraient commisn’importe quels crimes est gravement erronée.C’estvrai,ilyavaituncertainnombredecriminelsdanslesformationsd’élitedumouvementetunplusgrandnombreencored’hommessesontrenducoupablesd’atrocités.Cependant,cen’estqu’audébutdu régimeque,dans les campsde concentrationplacés sous l’autoritédes sections d’assaut, ces atrocités avaient un objectif politique clair : répandre la peur etnoyer sous une terreur inexprimable toutes les tentatives d’opposition organisée.Mais cesatrocités n’étaient pas typiques et, ce qui est plus important, bien que la tolérance ait étégrandeà leurendroit, ellesn’étaientpasvraimentpermises.Demêmeque levolou le faitd’accepter des pots-de-vin. Au contraire, commeEichmannn’a eu de cesse d’y insister, lesdirectivesdisaient:«Évitezlesduretésquinesontpasnécessaires.»Etlorsque,durantsoninterrogatoire de police, on lui a suggéré que ces mots semblaient quelque peu ironiquess’agissant de gens envoyés à une mort certaine, il n’a même pas compris ce dont parlaitl’officier de police qui l’interrogeait. La conscience d’Eichmann était révoltée par l’idée decruauté,pasparcelled’assassinat.Toutaussierronéeestl’idéecommuneselonlaquellenousavonsiciaffaireàunaccèsdenihilismemoderne,sioncomprendlecredonihilisteausensduXIXe siècle :àsavoir« toutestpermis».La facilitéavec laquelleonapu faire taire lesconsciences était en partie la conséquence directe du fait que tout n’était en aucun caspermis.

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Lenœudmoraldecetteaffaire,onnel’atteintpasendésignantcequiestarrivédunomde«génocide»ouencomptantlesnombreuxmillionsdevictimes:l’exterminationdepeuplesentierss’estdéjàproduitedansl’Antiquité,ainsiqu’aucoursdelacolonisationmoderne.Onnel’atteintquesioncomprendquecelaestadvenudanslecadred’unordrejuridiqueetquelaclédevoûtedecette«nouvelleloi»consistaitdanslecommandement«Tutueras»,nonpastonennemi,maisdesgensinnocentsquin’étaientmêmepaspotentiellementdangereux,etnonpasparnécessité,maisaucontraireaudétrimentdetouteconsidérationmilitaireetutilitaire. Le programmed’assassinat n’était pas censé toucher à sa fin avec le dernier juiftrouvé sur Terre, et il n’avait rien à voir avec la guerre, si ce n’est queHitler croyait avoirbesoin d’une guerre en guise d’écran de fumée pour ses opérations d’assassinat nonmilitaires ; et ces opérations elles-mêmes étaient censées continuer, sur une plus grandeéchelle même, en temps de paix. Ces actes n’ont pas été commis par des criminels, desmonstres, des violeurs sadiques, mais par les membres les plus respectés de la sociétérespectable.Enfin, ondoit comprendreque, bienque cesmeurtriersdemasse aient agi enaccordavecuneidéologieraciste,antisémiteouentoutcasdémographique,lesmeurtriersetleurs complices directs ne croyaient le plus souvent pas à ces justifications idéologiques ;poureux,ilsuffisaitquetoutsepasseselon«lavolontéduFührer»,quiétaitlaloidupays,etenaccordavec«lesparolesduFührer»,quiavaientforcedeloi.

Lameilleurepreuve,s’ilenestbesoin,dufaitquelepeupletoutentier,quellequesoitsonaffiliationpartisaneousonimplicationdirecte,croyaitau«nouvelordre»pournulleautreraisonqueparcequeleschosesétaientainsi,estpeut-êtrel’incroyableremarquequel’avocatd’Eichmann,quin’avaitjamaisappartenuaupartinazi,aformulédeuxfoispendantleprocèsdeJérusalem:cequis’étaitproduitàAuschwitzetdans lesautrescampsdeconcentrationétaitune«affairemédicale».Touts’estpassécommesilamorale,aumomentmêmedesonécroulementtotalauseind’unevieillenationhautementcivilisée,serévélaitausensoriginaldumot commeun ensembledemores, d’us et coutumes, qu’onpouvait troquer contre unautreensemblesansquecelacauseplusdedifficultésquedechangerlesmanièresdetabledetoutunpeuple(2).

Sijemesuisétenduesurcettesituationgénérale,c’estparcequ’aucundébatportantsurlaresponsabilitépersonnellenepeutavoirdesenssionneconnaîtpasprécisémentlecontextefactuel.Jevoudraismaintenantposerdeuxquestions:premièrement,commentontfait lesquelquespersonnesdifférentesqui,danstouslessecteursdelavie,n’ontpascollaboréetontrefusédeparticiperàlaviepublique,bienqu’ellesn’aientpuserévolteretnel’aientpasfait?Deuxièmement,sil’onconvientqueceuxquin’ontpasserviàquelqueniveauquecesoitetenquelque capacité que ce soit n’étaient pas simplementdesmonstres, qu’est-ce qui les aconduits à se comporter ainsi ? Sur quels fondements moraux, et non juridiques, ont-ilsjustifié leur conduite après la défaite du régime et la chute du « nouvel ordre » et de sonnouvelensembledevaleurs?Laréponseàlapremièrequestionestrelativementsimple:lesnon-participants,qualifiésd’irresponsablesparlamajorité,ontétélesseulsàoserjugerpareux-mêmes,etilsontétécapablesdelefaireparcequ’ilsdisposaientd’unmeilleursystèmedevaleurouparceque les vieux standards sur cequi est juste et cequi est injuste étaient

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encore fermement implantés dans leur esprit et leur conscience. Au contraire, toutes nosexpériences nous disent que c’étaient précisément les membres de la société respectable,lesquelsn’avaientpasété touchéspar lebouleversement intellectueletmoraldespremierstemps de la période nazie, qui ont été les premiers à céder. Ils ont simplement troqué unsystèmedevaleurscontreunautre.Jesuggéreraisdoncquelesnon-participantsontétéceuxdont la conscience n’a pas fonctionné de cette manière automatique — comme si nousdisposions d’un ensemble de règles apprises ou innées que nous appliquerions au casparticulierquandilsurvient,desortequechaquenouvelleexpérienceousituationsoitdéjàpréjugée etqu’il nous faille seulement réaliser cequenous avonsappris oupossédonsparavance. Leur critère, je crois, était différent : ils se sont demandé dans quelle mesure ilsseraientencorecapablesdevivreenpaixaveceux-mêmesaprèsavoircommiscertainsactes;etilsontdécidéqu’ilvalaitmieuxnerienfaire,nonparcequelemondes’enporteraitmieux,maissimplementparcequecen’étaitqu’àcetteconditionqu’ilspourraientcontinueràvivreaveceux-mêmes.Ilsontdoncaussichoisidemourirquandonlesaforcésàparticiper.Pourledire crûment, ilsont refusé lemeurtre,nonpas tantparcequ’ils tenaient fermementaucommandement « Tu ne tueras point », que parce qu’ils ne voulaient pas vivre avec unmeurtrier—àsavoireux-mêmes.

La condition préalable à cette forme de jugement n’est pas une intelligence hautementdéveloppéeouunegrandesophisticationdanslesaffairesmorales,c’estplutôtladispositionàvivreexplicitementavecsoi,àavoirunerelationavecsoi,c’est-à-direàêtreengagédanscedialoguesilencieuxentremoietmoi-mêmeque,depuisSocrateetPlaton,nousappelonsengénéral penser.Cette formedupenser, quoique à la racinede toute penséephilosophique,n’estpas technique etne concernepas lesproblèmes théoriques.La lignedepartage entreceuxquiveulentpenseretdoncdoiventjugerpareux-mêmes,etlesautrestranscendetouteslesdifférencessociales, culturellesoud’instruction.Àcetégard, l’effondrementmoral totalde la société respectable sous le régime de Hitler peut nous enseigner qu’en de tellescirconstances, ceux qui chérissent les valeurs et tiennent fermement aux normes et auxstandards moraux ne sont pas fiables : nous savons désormais que les normes et lesstandards moraux peuvent changer en une nuit, et qu’il ne restera plus que la simplehabitudedetenirfermementàquelquechose.Bienplusfiablessontceuxquidoutentetsontsceptiques, non parce que le scepticisme est bon ou le doute salutaire, mais parce qu’ilsserventàexaminer leschosesetàse formerunavis.Lesmeilleursdetousserontceuxquisaventseulementunechose:que,quoiqu’ilsepasse,tantquenousvivrons,nousauronsàvivreavecnous-mêmes.

Maisqu’enest-ildu reproched’irresponsabilité adresséaux rarespersonnesqui se sontlavélesmainsdecequisepassaitautourd’eux?Jepensequenousdevrionsadmettrequ’ilexiste des situations extrêmes dans lesquelles la responsabilité dumonde, qui est d’abordpolitique,nepeutêtreassuméeparcequelaresponsabilitépolitiqueprésupposeaumoinsunminimum de pouvoir politique. L’impuissance, ou l’impouvoir complet, constitue, je crois,uneexcusevalide.Savaliditéestd’autantplus fortequereconnaîtreson impouvoirsembleexiger une certaine qualité morale, la bonne volonté et la bonne foi qui font regarder les

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réalitésenfaceetnonsebercerd’illusions.Deplus,c’estprécisémentparlefaitd’admettreson impuissancequepeut encore êtrepréservéundernier restede force, voiredepouvoir,mêmedansdesconditionsdésespérées.

Cedernierpointdeviendraunpeuplusclairsinoustournonsmaintenantnotreattentionversma deuxième question, vers ceux qui n’ont pas seulement participé bon grémal gré,maispensaientqu’ilétaitdeleurdevoirdefairecequ’onleurdemandait.Leurraisonnementétait différent de celui des simples participants invoquant le moindre mal ou le Zeitgeist,niant ainsi implicitement la faculté humaine de jugement, ou dans des cas étonnammentrares la crainte qui est générale sous les gouvernements totalitaires. Des procès deNurembergauprocèsEichmannetauxprocèsplusrécentsenAllemagne,ceraisonnementatoujoursétélemême:chaqueorganisationexiged’obéirauxsupérieursainsiqu’auxloisdupays.L’obéissanceestunevertupolitiquedepremierordreetsanselleaucuncorpspolitiquenesurvivrait.Lalibertédeconsciencesansrestrictionn’existenullepart,carellesonneraitleglasdetoutecommunautéorganisée.Toutcelasemblesiplausiblequ’il fautfaireuneffortpourdétecterlesophisme.Saplausibilitétientàlavéritéselonlaquelle,commeditMadison,« tous les gouvernements»,même les plus autocratiques,même les tyrannies, « reposentsur leconsentement», et l’erreur résidedans l’équationentre consentementetobéissance.Unadulteconsent làoùunenfantobéit ;sionditqu’unadulteobéit,enréalité, ilsoutientl’organisation,l’autoritéoulaloiàlaquelleilprétend«obéir».Cesophismeestd’autantpluspernicieux qu’il est très traditionnel. Notre usage du mot « obéissance » dans toutes cessituationsstrictementpolitiquesremonteà lavieilleconceptionde lasciencepolitiquequi,depuisPlatonetAristote,nousditquetoutcorpspolitiqueestconstituédegouvernantsetdegouvernés,etquelespremiersdonnentdesordresalorsquelessecondsdoiventobéir.

Bien sûr, jenepeux entrer ici dans les raisonsqui expliquentpourquoi ces concepts sesont glissés dans notre pensée politique traditionnelle, mais je voudrais tout de mêmesouligner qu’ils ont supplanté des conceptions antérieures et, je crois, plus précises desrelations entre les hommes dans la sphère de l’action concertée. Selon ces conceptionsantérieures, toute action, accomplie par une pluralité d’hommes, peut se diviser en deuxétapes : le commencement, initié par un « chef », et la réalisation, au cours de laquellebeaucoupdegensviennentsejoindreàcequidevientalorsuneentreprisecommune.Danslecontextequiest lenôtre, toutcequicompte,c’est l’idéequenulhomme,quellequesoitsaforce, ne peut accomplir quoi que ce soit, de juste ou d’injuste, sans l’aide d’autrui. Nousavons ici une notion d’égalité : le « chef » n’est rien de plus que primus inter pares, lepremier parmi ses pairs. Ceux qui semblent lui obéir le soutiennent en réalité lui et sonentreprise;sansunetelle«obéissance»,ilseraitimpuissant,alorsqu’aujardind’enfantsouensituationd’esclavage— lesdeuxsphèresoù lanotiond’obéissanceavaitunsensetd’oùelle a été transposée dans les affaires politiques —, c’est l’enfant ou l’esclave qui devientimpuissant s’il refuse de « coopérer ». Même dans une organisation strictementbureaucratique, avec son ordre hiérarchique fixe, il serait bien plus sensé de considérer lefonctionnement des « rouages » en termes de soutien global à une entreprise communequ’en termes habituels d’obéissance aux supérieurs. Si j’obéis aux lois de mon pays, je

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soutiens en fait sa constitution, comme c’est criant d’évidence dans le cas desrévolutionnairesoudesrebellesquidésobéissentparcequ’ilsontrenoncéàceconsentementtacite.

Dansces termes, lesnon-participantsà laviepubliquesousunedictaturesontceuxquiontrefuséd’accorderleursoutienenfuyantleslieuxde«responsabilité»oùonexige,souslenomd’obéissance,un tel soutien. Il est faciled’imaginer cequi serait arrivéàn’importelaquelle de ces formes de gouvernement si assez de gens avaient agi de façon« irresponsable» et avaient refuséd’accorder leur soutien,même sans résistance activenirébellion,etdevoircombienceseraitunearmeefficace.C’estenfaitl’unedesnombreusesvariantesdel’actionetdelarésistancenonviolente—parexemplelepouvoirpotentieldeladésobéissance civile — que l’on découvre au cours de notre siècle. Cependant, si nouspouvons quandmême tenir ces criminels nouveaux, qui n’ont jamais commisun crimedeleurinitiative,pourresponsablesdecequ’ilsontfait,c’estparcequ’iln’yariendesemblableà l’obéissance en matière politique et morale. Le seul domaine dans lequel ce mot peuts’appliquer à des adultes qui ne sont pas des esclaves est celui de la religion, où les gensdisentqu’ilsobéissentàlaparoleouaucommandementdeDieuparcequelarelationentreDieuet l’hommepeutà justetitreêtreconsidéréedansdestermessemblablesàcelleentrel’adulteetl’enfant.

Laquestionposéeàceuxquiontparticipéetobéiauxordresnedevraitdoncjamaisêtre:« Pourquoi avez-vous obéi ? » mais : « Pourquoi avez-vous donné votre soutien ? » Cechangementverbaln’estpassanspertinencesémantiquepourceuxquiconnaissentl’étrangeet puissante influence qu’exercent de simples «mots » sur l’esprit des hommes, lesquels,avant tout, sont des animaux parlants. On gagnerait beaucoup a pouvoir éliminer duvocabulairedenotrepenséemoraleetpolitiquecepernicieuxmotd’«obéissance».Sinousenvisagions cesmatières par lemenu, nous pourrions retrouver une certaine confiance ennous et même une certaine fierté, c’est-à-dire ce qu’on appelait autrefois la dignité oul’honneurdel’homme:nonpas,peut-être,dugenrehumain,maisdustatutd’êtrehumain.

1964

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Responsabilitépersonnelle

etrégimedictatorial

1.RobertWeltsch,«EinDeutscherklagtdenPapstan»,Summa inuiriaoderDurftederPapst schweigen?Hochhuths«Stellvertreter»inderöffentlichenKritik,F.J.Raddatz(éd.),Rowohlt,1963,p.156.

2.Arendt aimait beaucoup l’analogie entre les us et coutumes et lesmanières de table, et elle l’a utilisée dans beaucoupd’autresdiscussions(notedel’éditeuraméricain).

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Questionsdephilosophiemorale

I

Ces dernières semaines, beaucoup d’entre nous, je suppose, ont repensé à WinstonSpencerChurchill,deloinleplusgrandhommed’Étatdenotresiècle.Ilvientdemourirautermed’unevie incroyablement longueetdont le sommetaétéatteintauseuilde l’ancientemps;etcetévénement,commepresquetoutcequ’iladéfendudanssesprisesdeposition,ses écrits, le style impressionnantmaisnullementgrandiloquentde sesdiscours, contrastenettementaveccequ’onpeutconsidèrecommeleZeitgeistdenotreépoque.C’estd’ailleurspeut-êtrecequinoustouchelepluslorsquenousconsidéronssagrandeur.OnapudirequeChurchillétaitunefigureduXVIIIesiècleprojetéeauXXe,commesi lesvertusd’hiernousavaient abandonnés alorsmême que nous traversions leurs crises les plus désespérées, cequi,jecrois,restevrai.Maispeut-êtreya-t-illàdavantage.Toutsepassecommesi,malgrélepassage des siècles, une forme permanente d’excellence caractérisant l’esprit humain avaitbrilléuncourtmomenthistoriquepournousrévélerquecequifaitlagrandeur—àsavoirlanoblesse, ladignité, la fermetéetunesortede tranquille courage—restaitessentiellementidentiqueàtraverslessiècles.

Churchillétaitvieuxjeu,ouplutôt,commejel’aisuggéré,iltranscendaitlesmodes,maisilétaitparfaitementaufaitdescourantsousous-courantsdel’époquedanslaquelleilvivait.Dans les années 1930, alors qu’on ne connaissait pas encore les vraies monstruosités dusiècle, il écrivait ainsi : « Presque rien de matériel ou d’établi que j’ai été formé à croirepermanentetvitaln’aduré.Toutcequejetenaispourassurémentimpossibleouqu’onm’aapprisàcroiretels’estproduit.»Sij’aitenuàmentionnercesquelquesmotsqui,hélas,sontdevenus pleinement vrais quelques années seulement après avoir été énoncés, c’est afind’introduire les expériences de base auxquelles ils renvoient invariablement. Parmi lesnombreuseschosesquel’oncroyaitencore«permanentesetvitales»audébutdusiècleetquin’ontpourtantpasduré, j’ai choisi deportermonattention sur lesproblèmesmoraux,ceux qui concernent la conduite et le comportement individuels, les quelques règles etnormesselonlesquellesleshommesavaientl’habitudededistinguerlejusteetl’injuste,quiétaient invoquées pour juger ou justifier les autres et soi-même, et dont la validité étaitsupposée évidente par elle-même pour chaque personne saine d’esprit en tant qu’ellesparticipaientdelaloidivineounaturelle.Jusqu’àplusampleexamen,c’est-à-diresansqu’ilsoitbesoind’untelexamen, toutcelas’esteffondrépresqued’uncoup,et ilaalorssembléquelamoraleretrouvaitsoudainement lesensorigineldumot,c’est-à-direunensembledemores,d’usetcoutumes,qu’onpouvaittroquercontreunautreensembleavecàpeineplus

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degênequ’onenéprouveraits’ils’agissaitdemodifierlesmanièresdetabled’unindividuoud’unpeuple.Comme il est étrange et inquiétant que les termesmêmesquenousutilisonspourdésignerceschoses—la«morale»,auxorigineslatines,etl’«éthique»,auxoriginesgrecques—nedoiventdésormais signifier riendeplusque lesusageset leshabitudes !Etaussi que deuxmille cinq cents ans de pensée, à travers la littérature, la philosophie et lareligion,n’aientpufaireémergerunautremot,malgrétouteslesformulesemphatiques,lesassertionsetlesprêchessurl’existenced’uneconscienceparlantd’unemêmevoixàtousleshommes.Ques’est-ilproduit?Noussommes-nousfinalementréveillésd’unrêve?

Assurément,quelquespersonnessavaientauparavantqueleprésupposéd’aprèslequellescommandements moraux seraient évidents par eux-mêmes avait quelque chose de faux,comme si le : « Tu ne porteras pas de faux témoignage » pouvait jamais avoir la mêmevalidité que l’énoncé : deux et deux font quatre. La quête nietzschéenne de « nouvellesvaleurs » fut certainement une claire indication de la dévalorisation affectant ce que sonépoqueappelaitles«valeurs»etcequelestempsplusanciensappelaientmieuxdesvertus.LaseulenormeàlaquelleparvintNietzscheétait laVieelle-même,etsacritiquedesvertustraditionnelles et essentiellement chrétiennes fut inspirée par l’idée plus générale selonlaquelle toute l’éthique, non seulement chrétienne mais aussi platonicienne, se sert derepèresetdemesuresquineviennentpasdecemondemaisdequelquechoseau-delà—quecesoitlecieldesidéessurplombantlacaverneobscuredesaffairesstrictementhumainesoul’au-delà vraiment transcendant d’une autre vie régie par le divin. Nietzsche se disaitmoraliste, et il l’était assurément ; mais faire de la vie le souverain bien est en réalitéproblématique, en ce qui concerne l’éthique, puisque toute l’éthique, chrétienne ou pas,présupposequelavien’estpaslesouverainbienpourleshommesmortelsetquelaviemettoujoursen jeuquelquechosedeplusque lapréservationet laprocréationdesorganismesvivantsindividuels.Quecequiestenjeupourraitêtretrèsdifférent;quecelapourraitêtrelagrandeur et la gloire, comme dans la Grèce présocratique ; que cela pourrait être lapermanencedelacité,commedanslaverturomaine;quecelapourraitêtrelasantédel’âmedanscettevieoulesalutdel’âmeaprèslamort;quecelapourraitêtrelalibertéoulajustice,oubiend’autreschosesencore.

Ceschosesouprincipes,dontsontenfindecomptedérivéestouteslesvertus,étaient-cedesimplesvaleurséchangeablescontred’autres,dès lorsque lepeuplechangeaitd’avissurelles ? Passeraient-elles par-dessus bord, comme Nietzsche semble l’indiquer, devantl’exigencesupérieuredelaVieelle-même?Assurément, ilnepouvaitsavoirquel’existencedel’humanitédanssonensemblepourraitêtremiseenpérilparlaconduitehumaineetque,face à cet événement, on pourrait soutenir que la Vie, la survie du monde et de l’espècehumaine étaient le souverain bien. Mais cela veut dire seulement que toute éthique oumoralecesseraitd’exister.Danssonprincipe,cetteidéeaétéanticipéeparl’antiquequestionromaine:Fiatjusticia,pereatmundus(Lemondedoit-ilpérirpourquejusticesoitfaite?);àcettequestion,Kantarépondu:«Silajusticepérit, laviehumainesurlaTerreauraperdusonsens»(WenndieGerrechtigkeituntergeht,hateskeinenWertmehr,dassMenschenaufErden leben). Le seulnouveauprincipemoral, proclaméà l’époquemoderne, devient alors

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nonpasl’affirmationde«nouvellesvaleurs»,maislanégationdelamoraleentantquetelle,mêmesibiensûrNietzschenelesavaitpas.Avoirosédémontreràquelpointlamoraleétaitdésormaisuséeetvidedesensestprécisémentcequifaitsagrandeuréternelle.

Les mots de Churchill se présentaient comme une affirmation, mais nous, instruitsrétrospectivement, sommes tentés de les lire aussi comme une prémonition. Et s’il étaitsimplementquestiondeprémonitions, jepourraisajouterunnombreétonnantdecitationsquinous feraientremonteraumoins jusqu’aupremier tiersduXVIIIe siècle.Cependant, lefonddelaquestionpournous,c’estquenousn’avonsplusaffaireàdesprémonitions,maisàdesfaits.

Nous—outoutdumoinslesplusâgésparminous—avonsététémoinsdel’effondrementtotaldetouteslesnormesmoralesétabliesdanslaviepubliqueetprivéependantlesannées1930 et 1940, non seulement (comme on le présuppose en général) dans l’Allemagne deHitler, mais aussi dans la Russie de Staline. Pourtant, les différences entre les deux sontassez significatives pourmériter d’êtrementionnées.On a souvent noté que laRévolutionrusseacauséunbouleversementsocialetunremodelagedetoutelanationsanséquivalentsmêmeàl’aubedeladictaturefascisteradicaleenAllemagnenazie,laquelle,c’estvrai,alaissélesstructuresdepropriétépresqueintactesetn’apaséliminélesgroupesdominantsdanslasociété.D’où l’onconclutengénéralquecequis’estproduitpendant leIIIeReichétaitparnature,etpasseulementdufaitd’unaccidentdel’histoire,pluspermanentetmoinsextrême.Cela pourrait être vrai eu égard aux événements strictement politiques, mais c’estassurément faux si on considère le problème de lamorale. D’un point de vue strictementmoral,lescrimesdeStalineétaientvieuxjeu,sil’onpeutdire;teluncriminelordinaire,ilneles a jamais reconnus,mais il les a entourésd’unnuaged’hypocrisie etdedouble langage,alors que ses partisans les ont justifiés en tant quemoyens temporaires au service d’une«bonne»causeou,s’ilssetrouvaientêtreunpeuplussophistiqués,parlesloisdel’histoireauxquelles les révolutionnairesdevaient se soumettre et se sacrifier si besoin est.Deplus,riendans lemarxisme,malgré tout ce qu’il dit de la «morale bourgeoise », n’annonceunnouvel ensembledevaleursmorales.Cequi caractériseau contraireLénineouTrotsky, entant que représentants des révolutionnaires professionnels, c’est la croyance naïve dans lefaitqu’unefoisquelescirconstancessocialesaurontchangégrâceàlarévolution,l’humanitésuivraautomatiquementlesquelquespréceptesmorauxqu’onconnaîtetrépètedepuisl’aubedel’histoire.

À cet égard, les événements allemands sont bien plus extrêmes et peut-être aussi plusrévélateurs.Iln’yapasseulementlefaitbrutdesusinesdelamortconçuesavecminutieetl’absence totale d’hypocrisie chez les très nombreuses personnes impliquées dans leprogramme d’extermination. Ce qui est tout aussi important et peut-être plus effrayantencore, c’est la collaboration banalisée de toutes les couches de la société allemande, ycompris des anciennes élites que les nazis ont laissées intactes et qui ne se sont jamaisidentifiéesaveclepartiaupouvoir.Dupointdevuedesfaits,jepensejustifiédesoutenirquemoralementparlant,mêmesicen’estpasvraiauplansocial, lerégimenaziétaitbienplusextrême que celui de Staline à ses pires extrêmes. Il annonçait bel et bien un nouvel

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ensembledevaleursetilacrééunsystèmejuridiqueenaccordavecelles.Deplus,iln’étaitpasnécessairequequiconquesedéclarenazipours’yconformeretpourd’uncoupoubliernonpassonstatutsocial,maislesconvictionsmoralesauxquellesilcroyaitauparavant.

Dans ladiscussionsurcesquestions,enparticulier lacontroversemoralesur lescrimesnazis, on oublie presque toujours que ce qui pose le vrai problèmemoral, ce n’est pas lecomportementdesnazis,maislaconduitedeceuxquisesontseulement«coordonnés»sansagir par conviction. Il n’est guère difficile de voir et même de comprendre commentquelqu’unpeutdéciderde«devenirunmonstre»et,étantdonnélescirconstances,detenterd’inverserledécalogue,encommençantparlecommandement:«Tutueras»,pourfinirparle concept : « Tu mentiras ». Toute communauté recèle un grand nombre de criminels,commeonnelesaitquetropbien,ettandisquelaplupartn’ontqu’uneimaginationplutôtlimitée,onpeutconcéderquecertainssonttoutaussidouésqueHitleretsesacolytes.Cequeces gens ont fait était horrible et la manière dont ils ont organisé l’Allemagne d’abord etl’Europesousoccupationnazieensuiteestd’ungrandintérêtpourlessciencespolitiquesetl’étudedesformesdegouvernement;maiscelaneposepasdeproblèmesmoraux.Lamorales’est effondrée pour devenir un simple ensemble de mœurs — d’us et coutumes, deconventionsmodifiablesàvolonté—nonpasaveclescriminels,maisaveclesgensordinairesqui,tantquelesnormesmoralesétaientadmisessocialement,n’ontjamaisrêvédedouterdecequ’onleuravaitapprisàcroire.Etcetteaffaire,c’est-à-direleproblèmequ’ellepose,n’estpas résolue si on admet, comme on le doit, que la doctrine nazie n’est pas restée celle dupeuple allemand, que la morale criminelle de Hitler a de nouveau changé aumoment où« l’histoire»asonnésadéfaite.Ondoitdoncdirequenousavonsassistéà l’effondrementtotal d’un ordre « moral » non pas une fois mais deux, et que ce soudain retour à la« normale », contrairement à ce qu’on suppose souvent avec complaisance, ne peut querenforcernosdoutes.

Quand je repense aux vingt années écoulées depuis la fin de la dernière guerre, j’ai lesentiment que cette question morale est restée dormante parce qu’elle était occultée parquelquechosedontilestbienplusdifficiledeparleretaveclequelilestpresqueimpossibledes’accommoder—l’horreurelle-mêmedanssamonstruositénue.Quandnousyavonsétépourlapremièrefoisconfrontés,elleaparu,nonseulementàmoimaisàbeaucoupd’autres,transcendertoutes lescatégoriesmoraleset faireexplosertoutes lesnormes juridiques.Onpeut exprimer ce sentiment demanières très diverses. J’ai dit que c’est quelque chose quin’aurait jamaisdûarrivercar leshommesnepourrontni lepunirni lepardonner.Nousnepourronspasnousréconcilieravec,nousenaccommoder,commenousledevonsavectoutcequiestpassé—parcequec’étaitmaletquenousdevonsnousendébarrasseroubienparcequec’étaitbienetquenousnepouvonssupporterdeleperdre.C’estunpasséquiestdevenudepireenpireàmesurequelesannéessesontécoulées,enpartieparcequelesAllemandsontlongtempsrefusédepoursuivremêmelesassassinsparmieux,maisenpartieaussiparcequecepassé,personnenepeut le«maîtriser».Même les fameuxpouvoirsréparateursdutempsontenquelquesorteéchoué.Aucontraire,cepasséestdevenupireaufildesansdesorte que nous sommes parfois tentés de penser qu’il n’en finira pas aussi longtemps que

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nousne serons pas tousmorts. À n’en pas douter, c’est en partie dû à la complaisance durégimed’Adenauer,lequeln’apendantlongtempsabsolumentrienfaitàproposdesfameux« assassins parmi nous » et n’a pas considéré la participation au régime hitlérien, sauflorsqu’elle tournait au crime, commeune raison pour disqualifier quiconque occupant desfonctionspubliques.Maisjecroisquecenesontlàquedesexplicationspartielles:lefaitestaussiquecepasséafinipardevenir«nonmaîtrisé»partoutlemonde,etpasseulementparlanationallemande.Etl’incapacitédelajusticeciviliséeàletraitersousuneformejuridique,saconstanceàprétendrequecesassassinsd’unnouveaugenrenesontnullementdifférentsdesmeurtriersordinairesetontagienvertudesmêmesmotivationsestuneconséquence,etpeut-êtreàlongtermelaplusfatale,decetétatdelaquestion.Jen’enparleraipasicipuisquenous traitons de questions morales et non juridiques. Je voulais seulement indiquer quecettemême indicible horreur, ce refus de penser l’impensable, a peut-être empêché la trèsnécessaire réévaluation de nos catégories juridiques et nous a fait oublier les leçonsstrictementmorales et, je l’espère, plus abordables qui sont intimement liées à toute cettehistoire,mais qui peuvent paraître des questions inoffensives en comparaisonde l’horreurelle-même.

Malheureusement,unautreaspectpeutconstituerunobstacleànotreentreprise.Puisquelesgenstrouventdifficile,àjustetitre,devivreavecquelquechosequileurcoupelesouffleet les rendmuets, ils n’ont que trop souvent cédé à la tentation évidente de traduire leurincapacité à s’exprimer dans toutes les expressions d’émotion qu’ils avaient sous lamain,toutes étant inadéquates. Par suite, toute l’histoire est aujourd’hui racontée en termessentimentaux, lesquels n’ont même pas besoin d’être mièvres par eux-mêmes poursentimentaliserde façonmièvrecettehistoire. Ilexiste trèspeud’exemplesoùcen’estpasvraietilssontpourlaplupartmalconnusetreconnus.Toutel’atmosphèredanslaquelleonparledeceschosesaujourd’huiestsaturéed’émotions,souventpasd’uncalibretrèsélevé,etquiposecesquestionsdoits’attendreàsevoirrabaissé,sic’estpossible,àunniveauoùriendesérieuxnepeutsedire.Quoiqu’ilensoit,n’oublionspascettedistinctionentrel’horreurindicible, dans laquelle on n’apprend rien d’autre que ce qui peut se communiquerdirectement,etlesexpériencesquinesontpashorriblesmaisrépugnantes,danslesquelleslaconduitedespersonnesseprêteaujugementnormaletoùseposelaquestiondelamoraleetdel’éthique.

J’aiditquelaquestionmoraleestrestéedormantependantuntempsconsidérable,cequiimpliquequ’ellea reprisviecesdernièresannées.Qu’est-cequi l’a fait renaître?Plusieursaffairesliéesentreellesontjouéensecumulant,mesemble-t-il.Ilyad’abordetsurtouteul’effet des procès après-guerre de ce qu’on a appelé les criminels de guerre. Ce qui a étédécisif ici, ce fut simplement lespoursuitespénalesquiont forcé tout lemonde,même lesspécialistesensciencespolitiques,àregardercesaffairesd’unpointdevuemoral. Ilest, jecrois,bienconnuqu’onnevoitpresqueaucunsecteurdelavieoùl’ontrouvedesgensaussiprudents et soupçonneux à l’égard des normesmorales,même des normes de justice, quecelui des juristes. Les sciences sociales et psychologiques modernes ont bien sûr aussicontribuéàcescepticismegénéral.Etpourtant,lesimplefaitdesprocéduresjudiciairesdans

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lesaffairespénales,àsavoirlaséquenceaccusation/défense/jugementquidemeuredanslesdiverssystèmesjudiciairesetestaussivieillequel’histoireécrite,défietouslesscrupulesetlesdoutes—nonpas,assurément,ausensoùellepeutlesfairetaire,maisdanslamesureoùcetteinstitutionparticulièrereposesurleprésupposédelaresponsabilitéetdelaculpabilitéde personnes, d’un côté, et sur la croyance dans le fonctionnement de la conscience, del’autre.Lesquestionsjuridiquesetmoralesnesontnullementlesmêmes,maisellesontencommundetraiterdepersonnes,etnondesystèmesoud’organisations.

C’est l’indéniable grandeur du judiciaire de devoir attirer l’attention sur la personneindividuelle, même à l’époque de la société de masse, où tout le monde est tenté de seconsidérer comme un simple rouage dans unemachine — que ce soit la machinerie bienhuilée d’une énorme entreprise bureaucratique, la machinerie sociale, politique ouprofessionnelle, ou encore la structure chaotique et aléatoire des circonstances danslesquelles nous passons tous notre vie d’une certaine manière. Le déplacement presqueautomatique de responsabilités qui a lieu d’habitude dans la société moderne s’arrêtesoudainementlorsqu’onentredansuntribunal.Touteslesjustificationsdenatureabstraiteetimprécise—tout,duZeitgeistaucomplexed’Œdipe,cequi indiqueque l’onn’estpasunhommemaisunefonctiondequelquechose,etquel’onestdoncunechoseinterchangeableplutôt qu’une personne — cessent. Quoi que puissent affirmer les modes scientifiques del’époque,quellesquesoient leurpénétrationdans l’opinionpubliqueetdonc leur influencesurlespraticiensdudroit, l’institutionelle-mêmelesdéfie,etdoit lesdéfiertoutesoubiencesser d’exister. Dès lors qu’il s’agit de la personne individuelle, la question qui doit êtreposéen’estplus:Commentfonctionnaitcesystème?mais:Pourquoil’accuséest-ildevenufonctionnairedanscetteorganisation(1)?

Cela ne veut bien sûr pas dire qu’il n’est pas important pour les sciences politiques etsocialesdecomprendrelefonctionnementdesgouvernementstotalitaires,d’étudierl’essencedelabureaucratieetsatendanceinévitableàtransformerleshommesenfonctionnaires,àenfaire de simples rouages dans la machinerie administrative, et ainsi à les déshumaniser.Toutefois, l’administration judiciaire ne peut considérer ces facteurs que comme descirconstances, atténuantes peut-être, affectant ce qu’un homme de chair et de sang a fait.Dansunebureaucratieparfaitelaquelle,entermesdepouvoir,n’est lepouvoirdepersonne—laprocédurejudiciaireseraitsuperflue;ilsuffiraitdechangerdesrouagesimproprespardesrouagesplusadaptés.QuandHitleraditqu’ilespéraitvoirlejouroùonestimeraitqu’ilest honteux enAllemagne d’être juriste, il s’exprimait en plein accord avec son rêve d’unebureaucratieparfaite.

L’horreurindicible,dontj’aimentionnéplushautquec’étaituneréactioninadéquateausystème pris dans son ensemble, se dissout au tribunal, où on traite de personnes sous laforme discursive ordonnée de l’accusation, de la défense et du jugement. La raison pourlaquelle ces procédures judiciaires ont pu faire renaître des questions spécifiquementmorales—cequin’estpaslecasdanslesprocèsdescriminelsordinaires—estévidente;cesgensn’étaientpasdescriminelsordinaires,maisdesgensordinairesquiavaientcommisdescrimesavecplusoumoinsd’enthousiasme,simplementparcequ’ilsavaientfaitcequ’onleur

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avait dit de faire. Parmi eux se trouvaient aussi des criminels ordinaires qui pouvaientaccomplirentouteimpunitésouslesystèmenazicequ’ilsavaienttoujoursvoulufaire;maispuisque les sadiques et les pervers ont été sous les projecteurs de la publicité durant cesprocès,ilssontd’unintérêtmoindredanslecontextequiestlenôtre.

Jepensequ’onpeutmontrerquecesprocèsont incitéà l’étudeplusgénéralede lapartspécifique de responsabilité de ceux qui n’appartenaient à aucune de ces catégoriescriminelles,maisquin’enontpasmoinsjouéleurrôledanslerégime,ouencoredeceuxquiontgardélesilenceoutolérécequisepassaitalorsqu’ilsétaientenpositiondes’exprimer.Vousvousrappelez lescandalequiaaccueilli l’accusationportéecontre lepapePieXIIparHochhuthet aussimonpropre livre sur leprocèsEichmann.Si onmetde côté la voixdespartiesdirectementintéressées—leVaticanetlesorganisationsjuives—,cequiacaractériséde façon frappante ces « polémiques », c’est l’intérêt généralisé pour des questionsstrictementmorales.Plusétonnantencorequecetintérêtfutpeut-êtrel’incroyableconfusionmorale que ces débats ont révélée, ainsi que l’étrange tendance à prendre le parti ducoupable, quel qu’il ait pu être à ce moment-là. Un concert de voix m’a assuré qu’« unEichmannrésideenchacundenous»,demêmequ’unchœuraditàHochhuthquecen’étaitpaslepapePieXII—quin’étaitaprèstoutqu’unhommeetqu’unpape—quiétaitcoupable,maistoutelachrétientéetmêmelaracehumainetoutentière.Lesseulsvéritablescoupables,a-t-on souvent estimé etmême dit, c’étaient les gens commeHochhuth etmoi-même quiosionsjuger;carpersonnenepeutjugers’ilnes’estpasretrouvédanslescirconstancesdanslesquelles, suppose-t-on, on se serait comporté comme tous les autres. Cette position,incidemment,coïncidaitétrangementaveclaconceptiond’Eichmannencesmatières.

En d’autres termes, alors même qu’on débattait avec force de questions morales, ellesétaientmises de côté et éludées avec autant de hargne. Et ce n’était pas dû aux questionsmoralesparticulièresquiétaientdébattues,maiscelasemblaitarriverquelquesoit lesujetmoral discuté, pas en généralmais dans chaque cas particulier. Jeme souviens ainsi d’unincident survenu il y a quelques années en liaison avec un célèbre quiz comique de latélévision.UnarticleduNewYorkTimesMagazinesignéElansMorgenthau(«RéactionàlaréactiondeVanToren»,22novembre1959)soulignaitdesévidences—àsavoirqu’ilestmaldetricherpourdel’argent,quec’estdoublementmalenmatièreintellectuelle,ettriplementpour un professeur. La réponse était insultante : un tel jugement contredisait la charitéchrétienne et on ne pouvait attendre d’aucun homme, sauf d’un saint, qu’il résiste à latentationdegagnertantd’argent.Cen’étaitpasditdansunespritcyniquepourridiculiserlarespectabilitéhypocrite,et cen’étaitpascenséêtreunraisonnementnihiliste.Personnenedisait—commeceseraitsansdoutearrivéilyatrenteouquaranteans,dumoinsenEurope— que tricher est drôle, que la vertu est ennuyeuse et que les gens sont assommants.Personnen’aditnonplusquecequiz étaitmal,quequelquechosecommeunequestionàsoixante-quatremilledollarsétaitpresqueuneinvitationàfrauder,nidéfenduladignitédusavoiretcritiquél’universitépournepasavoirempêchél’undesesmembresdetomberdansuneconduiteà l’évidencenonprofessionnelle,mêmes’ilnedevaitpasyavoirde tricherie.Les nombreuses lettres écrites en réponse à l’article ont montré que le public dans son

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ensemble, y compris beaucoup d’étudiants, pensait que seule une personne devait êtreblâmée sans équivoque : l’homme qui jugeait, et non l’homme qui avait mal agi, nonl’institution,nonlasociétéengénéraloulesmédiasenparticulier.

Maintenant,énuméronsbrièvementlesquestionsgénéralesquecettesituationfactuelle,telleque je lavois,amisesenavant.Lapremièreconclusion, jecrois,estquepersonnedesensénepeutplusprétendrequelaconduitemoraleestévidenteparelle-même—quedasMoralische versteht sich selbst, postulat dans le cadre duquel la génération à laquellej’appartiens a été élevée. Ce postulat incluait une nette distinction entre la légalité et lamoralité ; alors qu’un vague consensus inarticulé stipulait que, en gros, la loi du paysénonçaitcequelaloimoraleexigeait,onnedoutaitguèreque,encasdeconflit,laloimoraleétait la loi la plus élevée et qu’il fallait lui obéir en premier. En retour, cette affirmationn’avait de sens que si on tenait pour assurés tous les phénomènes auxquels on pense engénéral quand on parle de conscience humaine. Quelle que puisse être la source de laconnaissancemorale— les commandements divins ou la raison humaine—, tout hommesaind’esprit,supposait-on,portaitenluiunevoixluidisantcequiétait justeetcequiétaitinjuste,etcequellequ’aitétélaloidesonpaysetquoiquedisaientlesgensquil’entouraient.Kantapourtantfaitremarquerqu’ilpouvaityavoirunedifficulté:«Quiapassésavieparmilaracaillesansrienconnaîtred’autrenepeutavoirdeconceptdelavertu»(DenBegriffderTugendwürdekeinMenschhaben,wenner immerunter lauterSpitzbubenwäre).Mais ilvoulaitseulementdirequel’esprithumainestguidéenlamatièreparlesexemples.Jamaisiln’adoutéque, confrontée à l’exemplede la vertu, la raisonhumainene sait pas ce qui estjuste et que le contraire est injuste.Assurément,Kant croyait qu’il avait trouvé la formulequel’esprithumainappliquequandilaàdirecequiestjusteetcequiestinjuste.Ilappelaitcetteformulel’impératifcatégorique;maisilnecroyaitpasdutoutavoirfaitunedécouverteenphilosophiemoralequiauraitimpliquéquepersonneavantluin’auraitsucequiestjusteet injuste — idée à l’évidence absurde. Il compare sa formule (sur laquelle nous auronsdavantageàdiredanslesprochainesconférences)àun«compas»grâceauquelleshommesaurontplusdefacilitéà«distinguercequiestbien,cequiestmal[…]pourvuque,sansrienapprendre le moins du monde de nouveau [à la raison humaine commune], on la rendeattentive,commelefaisaitSocrate,àsonpropreprincipe»,desorteque«laconnaissancedecequ’ilappartientàtouthommedefaire,etparconséquentencoredesavoir,doitêtreaussilefaitdetouthomme,mêmedupluscommun(2)».EtsionavaitdemandéàKantoùcetteconnaissanceaccessibleàtousétaitsituée,ilauraitrépondudanslastructurerationnelledel’esprithumain, alorsqued’autres avaientbien sûr situé cettemême connaissancedans lecœur humain. Mais Kant ne tenait nullement pour assuré que l’homme agirait selon sonjugement.L’hommen’estpasseulementunêtrerationnel,ilappartientaussiaumondedessens, lequel l’incite à céder à ses penchants au lieu de suivre sa raison ou son cœur. Laconduitemoralenevadoncpasdesoi,maislaconnaissancemorale,laconnaissancedujusteet de l’injuste si. Parce que les penchants et la tentation sont enracinés dans la naturehumaine,maispasdanslaraisonhumaine,Kantappelait«malradical»lefaitquel’hommesoit tentédemalagir en suivant sespenchants.Ni luini aucunautrephilosophemoralne

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croyaitréellementquel’hommepouvaitvouloirlemalpourlemal;touteslestransgressionss’expliquentselonKantcommedesexceptionsqu’unhommeesttentédefaireàuneloiqu’ilreconnaîtparailleurscommevalide—c’estainsiquelevoleuradmetlesloisdelapropriété,souhaitemêmeêtreprotégéparellesetnefaituneexceptiontemporaireparrapportàellesqu’ensafaveur.

Personneneveut êtreméchant, et ceuxquin’enagissentpasmoinsde façonméchantetombent dans un absurdum morale — dans l’absurdité morale. Celui qui fait cela est enréalité en contradiction avec lui-même et avec sa raison, et, selon Kant, il doit donc semépriserlui-même.Quecettepeurduméprisdesoi-mêmepuissenepasêtresuffisantepourgarantir la légalité est une évidence ;mais tant qu’on évolue dans une société de citoyensrespectant la loi,onsupposeenquelquesorteque leméprisdesoi-même fonctionne.Biensûr, Kant savait que lemépris de soi-même, ou plutôt la crainte d’avoir à semépriser, nefonctionnait très souvent pas, et il l’expliquait en disant que l’homme peut sementir. Il adoncestiméquela«vraiesouilluredenotreespèce»étaitlafausseté,lafacultédementir(3).Au premier abord, cette affirmation semble très surprenante parce qu’aucun de nos codeséthiques ou religieux (à l’exception de celui de Zoroastre) n’a jamais contenu uncommandement comme«Tunementiras pas »— sans compter quenon seulement nousmaistous lescodesdesnationsciviliséesontplacé lemeurtreentêtede la listedescrimeshumains.Assezbizarrement,Dostoïevskisembleavoirpartagé—sansbiensûr laconnaître—l’opiniondeKant.DansLesFrèresKaramazov,DimitriK.demandeauStarov:«Quefairepourêtresauvé?»EtleStarovrépond:«Par-dessustout,nejamaissementiràsoi-même.»

Dans cette présentation très schématique et préliminaire, j’ai laissé de côté tous lespréceptesmoraux et toutes les croyances spécifiquement religieuses, non parce que je lesestimedépourvusd’importance (c’estmêmeplutôt le contraire),maisparcequ’aumomentoù lamoralité s’esteffondrée, ilsn’ont jouépresqueaucunrôle. Il est clairquenuln’avaitpluspeurd’unDieuvengeurou,plus concrètement,d’éventuellespunitionsdans l’au-delà.CommeNietzschel’afaitremarquerdansLaVolontédepuissance:«Naïveté:commesilamoralité pouvait survivre quand le Dieu qui sanctionne n’est plus là ! L’“au-delà” estabsolumentnécessairesionveutencorecroireenlamoralité(4).»LesÉglisesn’ontpasnonplussongéàmenacerainsi leurs fidèlesune foisque lescrimesont finiparêtreexigésparl’autoritédel’État.Etlesrarespersonnesqui,danstoutesleséglisesettouslessecteurs,ontrefusédeparticiperauxcrimesn’ontpas invoquédescroyancesoudescraintesreligieuses,même si elles se trouvaient être croyantes ; elles ont simplement dit, comme d’autres,qu’elles ne pouvaient elles-mêmes porter la responsabilité de telles actions. Cela peutsemblerassezétrangeetjureassurémentaveclesinnombrablesvœuxpieuxdeséglisesaprèslaguerre,enparticulierlesavertissementsrépétésvenusdetouscôtésselonlesquelsriennenous sauvera sauf un retour à la religion.Mais c’est un fait, et ilmontre bien dans quellemesure la religion, si c’estdavantagequ’uneactivité sociale, estdevenue laplusprivéedesaffaires privées. Car, bien sûr, nous ne savons pas ce qui s’est passé dans le cœur de ceshommes,s’ilsontounoneupeurde l’enferetde ladamnationéternelle.Toutcequenoussavons,c’estquepresquepersonnen’aestiméquecescroyancesancestralespouvaienttenir

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lieudejustificationpublique.

Il y a cependant une autre raison pour laquelle j’ai laissé de côté la religion dans maprésentation et commencé par indiquer l’importance de Kant dans ces affaires. Laphilosophiemoralenedit nulle part que la religion, et enparticulier la religion révélée ausensjudéo-chrétien,estlanormevalideducomportementhumainetlecritèrevalidepourenjuger.Celaneveutbiensûrpasdirequecertainsenseignementsquenousn’apprenonsquedans un contexte religieux ne sont pas de la plus haute pertinence pour la philosophiemorale.Sionregardelaphilosophietraditionnelleprémoderne,tellequ’elles’estdéveloppéedans le cadre de la religion chrétienne, on découvrira tout de suite qu’il n’existait pas desubdivisionmorale au seinde laphilosophie.Laphilosophiemédiévale était subdivisée encosmologie, ontologie, psychologie et théologie rationnelle — c’est-à-dire en des doctrinesportantsur lanatureet l’univers,sur l’Être,sur lanaturede l’âmeetde l’esprithumain,etenfinsur lespreuvesrationnellesde l’existencedeDieu.Quanddesquestions«éthiques»étaient discutées, en particulier chez Thomas d’Aquin, c’était à la façon antique : l’éthiqueétait partie intégrantede laphilosophiepolitique—définissant la conduitede l’hommeentantquecitoyen.C’estainsiqu’ontrouvechezAristotedeuxtraitésquicontiennentcequ’ilappelle lui-même la philosophie des affaires humaines : l’Éthique à Nicomaque et laPolitique. La première traite du citoyen, la seconde des institutions civiles ; la premièreprécède la seconde parce que la « vie bonne » du citoyen est la raison d’être de la polis,l’institutiondelacité.Lebutestdedécouvrirquelleestlameilleureconstitution,etletraitéquiportesurlaviebonne,l’Éthique,setermineparuneesquisseduprogrammequiestsuividans le traité sur la politique. Thomas d’Aquin était à la fois fidèle disciple d’Aristote etchrétien;ildevaittoujoursrevenirsurcequilefaisaitdivergerdesonmaître.Etnullepartladifférence n’est plus éclatante que lorsqu’il soutient que toute faute ou péché est uneviolationdesloisprescritesàlanatureparlaraisondivine.Aristoteaussiconnaîtassurémentledivin,quipourluiestl’impérissableetl’immortel;luiaussipensequelavertusuprêmedel’homme,précisémentparcequ’il estmortel, consisteà s’approcherautantquepossibledudivin. Mais il ne donne aucune recommandation, aucun ordre à cet effet, auxquels onpourraitobéiroudésobéir.Toutelaquestiontourneautourdela«viebonne»,delafaçondevivre qui est la meilleure pour l’homme, de quelque chose qu’il appartient à l’homme dedécouvriretdejuger.

Dansl’Antiquitétardive,aprèsledéclindelapolis,lesdiversesécolesphilosophiques,enparticulier les stoïciens et les épicuriens, non seulement ont développé une sorte dephilosophie morale, mais ils ont eu tendance, du moins dans leurs versions romainestardives,àtransformertoutelaphilosophieenenseignementmoral.Laquêtedelaviebonneestrestée lamême:commentatteindre lebonheur leplusgrandici-bas?Seulement,cettequestionétaitdésormaisisoléedetouteimplicationpolitiqueetonnedevait laposerqu’enprivé.Toutecettelittératureestrempliedesagesrecommandations,maisvousn’ytrouverezpas plus que chez Aristote un véritable ordre qui soit en fin de compte hors de toutediscussion, comme dans tous les enseignements religieux.Même Thomas d’Aquin, le plusgrand rationalisateur du christianisme, devait admettre que la raison ultime pour laquelle

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uneprescriptionparticulière était juste etunordreparticulierdevait êtreobéi tenait à sonoriginedivine.Dieuledit.

Celanepeutconstitueruneréponsedéfinitivequedanslecadredelareligionrévélée;àl’extérieurdeceschéma,onnepeutqueposerlaquestionque,pourautantquejelesache,Socrateaété lepremieràposerdans l’Euthyphron dePlaton,où il veut savoir si lesdieuxaimentlapiétéparcequ’elleestpieuseousiellel’estparcequ’ilsl’aiment.Autrementdit:lesdieux aiment-ils le bien parce qu’il est bon ou l’appelons-nous ainsi parce que les dieuxl’aiment?Socratenouslaisseaveccettequestion,etuncroyantestassurémentportéàdirequec’estleuroriginedivinequidistinguelesbonsdesmauvaisprincipes—lesbonsétantenaccordavecuneloidonnéeparDieuàlanatureetàl’homme,sommetdesacréation.Danslamesureoù l’hommeest lacréationdeDieu, leschosesqueDieu«aime»doiventaussi luiparaîtrebonnes;c’estainsiqueThomasd’Aquinafaitremarquer,commepourrépondreàlaquestiondeSocrate,queDieuordonnelebienparcequec’estlebien—paroppositionàDunsScott,quisoutenaitquelebienesttelparcequeDieul’ordonne.Maismêmesouscetteformedesplusrationalisées,lecaractèreobligatoiredubienpourl’hommetientàunordredeDieu.Il s’ensuit le principe extrêmement important selon lequel, en termes religieux, et nonmoraux,lepéchésecomprendsurtoutcommeunedésobéissance.Nullepartdanslatraditionstrictement religieuse on ne trouvera la réponse sans équivoque et radicale que Kant adonnéeàlaquestionsocratique:«Nousnetiendronspasnosactespourobligatoiresparcequ’ils sont des commandements de Dieu, mais nous les considérerons comme descommandementsdivinsparcequenousysommesintérieurementobligés(5).»Cen’estquelàoù cette émancipation vis-à-vis des ordres religieux est effectuée, là où selon lesmots deKant, « nous sommes nous-mêmes juges de la révélation », donc où la moralité est uneaffaire strictement humaine, qu’on peut parler de philosophiemorale(6). Et lemême Kantqui,danssaphilosophiethéorique,étaitsisoucieuxdelaisserlaporteouverteàlareligion,mêmeaprèsavoirmontréqu’onnepeutriensavoirencesmatières,étaittoutaussiattentifàbloquerdanssaphilosophiepratiqueoumoraletouteslesvoiesquiauraientpurameneràlareligion.Demêmeque«Dieun’est en aucun sens l’auteurdu fait que le triangle possèdetroisangles»,demême,«pasmêmeDieunepeutêtrel’auteur[deslois]delamoralité(7)».Jusqu’àKant,laphilosophiemoraleavaitsanséquivoquecesséd’existeraprèsl’Antiquité.Ici,onpenseraprobablementàSpinoza,quiappelasaprincipaleœuvre l’Éthique,maisSpinozacommencesonouvrageparunesectionintitulée«DeDieu»,ettoutcequisuitestdérivédecette partie. Que la philosophie morale ait ou non existé depuis Kant reste une questionouverte.

La conduite morale, d’après ce que nous avons entendu jusqu’ici, semble dépendreprincipalement de la relation de l’homme avec lui-même. Il ne doit pas se contredire enfaisantuneexceptionensafaveur;ilnedoitpassemettredansunesituationdanslaquelleilaurait à semépriser.Moralementparlant, celadevrait suffirepour luipermettrededire cequiestjusteetinjuste,maisaussipourfairecequiestjusteetévitercequiestinjuste.Kant,manifestantainsiunecohérencedepenséequiest lamarquedesgrandsphilosophes,placedonclesdevoirsquel’hommeaàl’égarddelui-mêmeavantceuxqu’ilaenversautrui—ce

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quiestcertainementtrèssurprenantetencontradictiontrèscurieuseaveccequel’onestimeengénéralêtrelecomportementmoral.Cen’estpasunequestiondesoucidel’autre,maisdesoucidesoi,nond’humilité,maisdedignitéhumaineetmêmed’orgueilhumain.Lanormen’estpasl’amourduprochainoul’amourdesoi,maislerespectdesoi-même.

Cela s’exprime de la façon la plus claire et la plus belle dans un célèbre passage de laCritiquedelaraisonpratique:«Deuxchosesremplissentlecœurd’uneadmirationetd’unevénérationtoujoursnouvelleettoujourscroissante,àmesurequelaréflexions’yattacheets’y applique : le ciel étoilé au-dessus demoi et la loi morale enmoi(8). » On pourrait enconclurequeces«deuxchoses»sontplacéessurlemêmeplanetaffectentl’esprithumainde lamêmemanière.Mais c’est le contraire.Kantpoursuit : «Lepremier spectacle, d’unemultitudeinnombrabledemondes,anéantitpourainsidiremonimportance,entantquejesuisunecréatureanimale[…].Lesecond,aucontraire,élève infinimentmavaleur,commecelled’uneintelligence,parmapersonnalitédanslaquellelaloimoralememanifesteunevieindépendantedel’animalitéetmêmedetoutmondesensible(9).»Donc,cequimesauvedel’annihilation,den’êtrequ’un«simplepoint»dansl’infinitédel’univers,c’estprécisémentle«moiinvisible»quipeuts’yopposer.Jenesoulignecetélémentd’orgueilpasseulementparce qu’il va à l’encontre de l’éthique chrétienne, mais aussi parce que la perte de cesentimentmesembledesplusmanifesteschezceuxquidiscutentcesquestionsaujourd’hui,surtoutsansmêmesavoircommentinvoquerlavertuchrétienned’humilité.Cependant,onnepeutnierquecesoucimoraldesoiposeunproblèmecrucial.Ceproblèmepourraitêtrerendu plus ardu par le fait que les commandements religieux se sont révélés presqueincapables de formuler leurs prescriptionsmorales sans se tourner vers le soi en tant quenormeultime—«Aimetonprochaincommetoi-même»et«Nefaispasàautruicequetunevoudraispasqu’ontefasse».

Deuxièmement, laconduitemoralen’a rienàvoiravec l’obéissanceàune loidonnéedel’extérieur—quecesoitlaloideDieuoulesloisdeshommes.DanslaterminologiedeKant,c’est la distinction entre légalité etmoralité. La légalité estmoralement neutre : elle a saplace dans la religion établie et en politique, mais pas dans la moralité. L’ordre politiquen’exigepasl’intégritémorale,maisseulementdescitoyensrespectueuxdelaloi;l’Égliseesttoujours une Église de pécheurs. Ces ordres constituant une communauté donnée doiventêtredistinguésdel’ordremoralqui lietousleshommes,etmêmetouslesêtresrationnels.Comme l’écrivaitKant,« leproblèmede l’institutionde l’État, aussidifficilequ’ilparaisse,n’estpasinsoluble,mêmepourunpeuplededémons(pourvuqu’ilsaientunentendement)(10)».C’estdansunespritassezvoisinqu’onapudirequelediableferaitunbonthéologien.Dansl’ordrepolitique,commedanslecadredelareligion,l’obéissancepeutavoirsaplace,etde même que cette obéissance peut être forcée dans la religion établie par la menace depunitionsfutures,demêmel’ordrejuridiquen’existeques’ilexistedessanctions.Cequinepeutêtrepuniestpermis.Toutefois,sionpeutdirequej’obéisàl’impératifcatégorique,celasignifiequej’obéisàmapropreraison,etlaloiquejemedonneàmoi-mêmeestvalidepourtouteslescréaturesrationnelles,touslesêtresintelligentsoùquesoitleurdemeure.Carsijeneveuxpasmecontredire,j’agisdesortequelamaximedemonactionpuissedeveniruneloi

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universelle. Je suis le législateur ; le péché ou le crime ne sont plus définis comme desdésobéissances vis-à-vis de la loi de quelqu’und’autre,mais comme le refusde jouermonrôledelégislateurdumonde.

On a souvent négligé cet acte de rébellion dans les enseignements de Kant, parce qu’ilexprimesaformulegénérale—àsavoirqu’unactemoralestunactequiposeuneloivalideuniversellement—souslaformed’unimpératifaulieudeladéfinircommeuneproposition.LaprincipaleraisondecettemécompréhensiondeKantestlesenshautementéquivoquedumot«loi»danslatraditiondelapenséeoccidentale.LorsqueKantparlaitdelaloimorale,ilutilisaitcemotenconformitéavecl’usagepolitiqueselonlequellaloidupaysestconsidéréecomme obligatoire pour tous les habitants au sens où ils doivent lui obéir. Le fait quel’obéissancesoitdéfiniecommemonattitudeàl’égarddelaloidupaysestenretourdûàlatransformation que ce terme a connue dans l’usage religieux où la Loi de Dieu ne peutconcernerl’hommequesouslaformed’uncommandement:«Tune…point»—l’obligation,commeonlevoit,n’étantpaslecontenudelaloi,nileconsentementpossibledel’hommeàsonendroit,maislefaitqueDieunousl’avaitdit.Riennecompteiciquel’obéissance.

À cesdeux sens liés dumot, ondoitmaintenant ajouter l’usage très important et assezdifférent qui en est fait en combinant le concept de loi avec celui denature. Les lois de lanature sont elles aussi obligatoires, pour ainsi dire : je suis une loi de la nature quand jemeurs,maisonnepeutdire,saufparmétaphore,quej’yobéis.Kantdistinguaitdoncentreles« loisde lanature»et les« loisde la liberté»,de typemoral,quin’enfermentpasdenécessité,maisseulementuneobligation.Sitoutefoisonentendparloidescommandementsauxquels jedoisobéiroubien lanécessitéde lanaturedont jesuisd’unecertainemanièresujet,alorsl’expression«loidelaliberté»estunecontradictiondanslestermes.Laraisonpour laquelle nous n’avons pas conscience de cette contradiction, c’est que même dansl’usage que nous en faisons, il subsiste des connotations très anciennes remontant àl’Antiquité, grecque et particulièrement romaine, connotations qui, quoi qu’elles puissentsignifier,n’ontrienàvoiravecdescommandements,l’obéissanceoulanécessité.

Kant définissait l’impératif catégorique en l’opposant à l’impératif hypothétique. Cederniernousditquoifairesinousvoulonsatteindreuncertainobjectif;ilindiqueunmoyenauserviced’unefin.Enréalité,cen’estpasdutoutunimpératifausensmoral.L’impératifcatégoriquenousditquoifairesansréférenceàuneautrefin.Cettedistinctionn’estpasdutout dérivée de phénomènes moraux, elle est tirée de l’analyse par Kant de certainespropositionsdelaCritiquede laraisonpure,oùon trouvedespropositionscatégoriquesethypothétiques (ou encore disjonctives) dans la table des jugements. Par exemple, unepropositioncatégoriquepourraitêtre:cecorpsest lourd;àquoipourraitcorrespondreunepropositionhypothétique:sijeportececorps,jetitubesoussonpoids.DanssaCritiquedelaraison pratique, Kant a transformé ces propositions en impératifs afin de leur donner uncaractèreobligatoire.Bienquelecontenusoitdérivédelaraison—etalorsquelaraisonpeutcontraindre,ellenecontraintjamaissouslaformed’unimpératif(nulnediraitàquelqu’un:« Tu diras : “deux et deux font quatre” ») —, la forme impérative est ressentie commenécessaire parce qu’ici la proposition raisonnable s’adresse à la volonté. CommeditKant :

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«Lareprésentationd’unprincipeobjectif,entantqueceprincipeestcontraignantpourunevolonté, s’appelle un commandement (de la raison), et la formule du commandements’appelleunIMPÉRATIF(11).»

Laraisoncommande-t-elleàlavolonté?Danscecas,lavolonténeseraitpluslibre,maiselleseraitsousladictaturedelaraison.Laraisonnepeutquedireàlavolonté:ceciestbien,enaccordaveclaraison;situveuxl’atteindre,tudoisagirainsi.Cequi,danslaterminologiedeKant,seraitunesorted’impératifhypothétique,oumêmepasunimpératifdutout.Cetteperplexité ne s’atténue pas lorsqu’on apprend que « la volonté n’est rien d’autre qu’uneraisonpratique»etque« la raisonchezunêtredétermine infailliblement lavolonté»,desortequenousdevonsenconclurequelaraisonsedétermineelle-mêmeoubien,avecKant,que«lavolontéestunefacultédechoisircelaseulementquelaraison,indépendammentdel’inclination, reconnaît comme pratiquement nécessaire, c’est-à-dire comme bon(12) ». Ils’ensuivraitquelavolontén’estriend’autrequ’unorganeexécutifauservicedelaraison,quel’exécutif des facultés humaines, conclusion en contradiction flagrante avec la célèbrepremièrephrasede l’œuvreque j’aicitée, lesFondementsde lamétaphysiquedesmœurs :« De tout ce qu’il est possible de concevoir dans le monde, et même en général hors dumonde,iln’estrienquipuissesansrestrictionêtretenupourbon,sicen’estseulementunebonne volonté(13). » Certaines des perplexités dans lesquelles je vous ai entraînésproviennentdecellesquisont inhérentesà lafacultéhumainequ’est lavolontéelle-même,facultédontlaphilosophieantiqueignoraittoutetdontonn’apasdécouvertlescomplexitésavantPauletAugustin.J’yreviendraiplusloin,maisjevoudraisamplementattirericivotreattentionsurlebesoinqu’aressentiKantdedonneràsapropositionrationnelleuncaractèreobligatoire car, par opposition aux perplexités liées à la volonté, le problème de savoircomment rendre lespropositionsmoralesobligatoires a empoisonné laphilosophiemoraledepuis ses débuts avec Socrate. LorsqueSocrate disait qu’il vautmieux subir une injusticequ’en commettre une, il émettait une affirmation qui, selon lui, était une affirmation deraison;leproblèmeavecelledepuislors,c’estqu’onnepeutlaprouver.Savaliditénepeutêtre démontrée sans sortir du discours de l’argumentation rationnelle. Chez Kant, commedans toute la philosophie après l’Antiquité, vient en outre s’ajouter la difficulté de savoircomment persuader la volonté d’accepter le diktat de la raison. Si on laisse de côté cescontradictionsetqu’onnes’intéressequ’àcequeKantvoulaitdire,alorsilvoyaitàl’évidencedans la volonté bonne la volonté qui, quandon lui adresseun commandement, répondra :« Oui, je le veux. » Et afin de décrire cette relation entre deux facultés humaines qui àl’évidencenesontpassemblablesetdanslaquellel’unenedéterminepasautomatiquementl’autre, il a introduit la forme de l’impératif et ramené le concept d’obéissance, même sic’étaitparlapetiteporte(14).

Enfin, il y a la perplexité la plus choquante que j’ai simplement indiquée auparavant :l’évasion, la montée ou la justification de la fausseté humaine. Si la tradition de laphilosophiemorale(paroppositionàcelledelapenséereligieuse)estd’accordsurunpointdeSocrateàKantet, commeon leverra,aveccequi sepassedenos jours, c’est sur le faitqu’ilestimpossibleàl’hommedecommettredélibérémentdemauvaisesactions,devouloir

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lemalpour lemal.Assurément, lecataloguedesviceshumainsestancienetriche,etdansune énumération oùnemanquentni la gloutonnerieni la fainéantise (qui sont après toutchosesmineures), le sadisme, à savoir le pur et simple plaisir de causer et de contemplerdouleursetsouffrances,faitcurieusementdéfaut;or,c’estceluiqu’onaraisond’appelerlevice des vices, que depuis des siècles immémoriaux on ne connaît que par la littératurepornographiqueet lespeinturesdespervers.Ilsepourraitqu’ilaitétéassezcommun,maisait engénéralété cantonnéauxchambresà coucheretn’ait étéque rarementpoursuivi enjustice.MêmelaBible,oùtouslesautreségarementshumainsapparaissentàunmomentouà un autre, reste silencieuse sur ce point, pour autant que je le sache ; c’est sans doute laraison pour laquelle Tertullien et aussi Thomas d’Aquin ont en toute innocence compté lacontemplationdessouffrancesde l’Enferparmi lesplaisirsqu’onestendroitd’attendreauParadis. Le premier à réellement se scandaliser fut Nietzsche dans la Généalogie de lamorale. Incidemment,Thomasd’Aquinqualifiait ainsi les joies futures : cene sontpas lessouffrances comme telles qui font les délices des saints, mais le fait qu’elles prouvent lajusticedivine.

Maiscenesontquedesvices,etlapenséereligieuse,aucontrairedelaphilosophie,parledu péché originel et de la corruption de la nature humaine. Mais même là, il n’est pasquestiondemalvolontaire:CaïnnevoulaitpasdevenirCaïnlorsqu’ilestvenutuerAbel,etmêmeJudasIscariote,leplusgrandexempledepéchémortel,s’estpendu.D’unpointdevuereligieux(etnonmoral),ilsemblequ’ilsdoiventtousêtrepardonnésparcequ’ilsnesavaientpas ce qu’ils faisaient. Il y a cependant une exception à cette règle et elle apparaît dansl’enseignementdeJésusdeNazareth,celui-làmêmequiavaitprêchélepardonpourtouslespéchés pouvant d’une certaine manière s’expliquer par la faiblesse humaine, c’est-à-dire,selonledogme,parlacorruptiondelanaturehumainedufaitdupéchéoriginel.Etpourtant,celuiquiaimaittantlespécheurs,ceuxquitransgressent,mentionnedanslemêmecontextequ’ilexisted’autresgensquicausentdesskandala,des crimeshonteux, etàqui il faudraitpendreunepierreaucouavantde les jeterà lamer.Ilauraitmieuxvaluqu’ilsnenaissentpas.MaisJésusnenousditpasquelleestlanaturedecescrimeshonteux:nousressentonslavéritédesesparoles,maisnousnepouvonslesfairecoïncideravecquoiquecesoit.

Noustournerverslalittérature,versShakespeare,MelvilleouDostoïevski,oùl’ontrouvedegrandsmonstres,nousavanceraitpeut-êtreunpeu.Ilsepeutqu’ilsnepuissentriennousdiredeprécissurlanaturedumal,maisaumoinsnel’éludent-ilspas.Noussavonsetnouspouvonspresquevoiràquelpointilaconstammenthantéleurespritetcombienilsavaientconscience des possibilités de laméchanceté humaine.Et pourtant, jemedemande si celanousaideraitbeaucoup.Danslesprofondeursdesgrandsmonstres—Iago(etnonMacbethouRichardIII),Claggartdans leBillyBuddeMelvilleetpartoutchezDostoïevski—, ilyatoujours du désespoir ainsi que l’envie qui va de pair. C’est Kierkegaard qui nous aexplicitement dit que toutmal radical vient dudésespoir profond—mais nous aurions pul’apprendreduSatandeMiltonetdebiend’autres.Sicelasemblesiconvaincantetplausible,c’estparcequ’onnousaaussiditetapprisque lediablen’estpasseulement lediabolos, lecalomniateur qui porte un faux témoignage, ou Satan, l’adversaire qui tente les hommes,

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maisqu’ilestaussiLuciferporteurdelumière,àsavoirunangedéchu.End’autrestermes,nousn’avonspasbesoindeHegel etde lapuissancedunégatifpourcombiner lepireet lemeilleur.Ilyatoujourseuuneformedenoblessechezceluiquicommetréellementlemal,paschezlafripouillequimentettricheaujeu,biensûr.ClaggartetIagoagissentparenvievis-à-vis de ceux dont ils savent qu’ils sont meilleurs qu’eux ; c’est la grâce divine de lanoblessecaractérisantleMaurequifaitl’enviedeIagooulapuretéetl’innocenceencoreplussimplesd’uncamaradedebordsocialementetprofessionnellementmeilleurqueClaggart.JenemetspasendoutelapénétrationpsychologiquedeKierkegaardoudelalittérature.Maisn’est-ilpasévidentqu’ilyaencoredelanoblessedanscetteenvienéedudésespoir,laquellenous semble faire cruellement défaut dans la réalité ? Selon Nietzsche, l’homme qui semépriserespecteaumoinsceluiquimépriseenlui!Maislevraimalestceluiquicauseunehorreurindicible.Toutcequ’onpeutdire,c’est:celan’auraitpasdûarriver.

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Questionsdephilosophiemorale

1. C’est le comportement de l’individu qui est en jeu dans les affairesmorales, et cela est apparu dans les procès où laquestion n’était plus : Était-il un important ou un petit rouage ?mais : Pourquoi a-t-il consenti à devenir un rouage toutcourt?Qu’est-ilarrivéàsaconscience?Pourquoin’a-t-ellepasfonctionnéoubiena-t-ellefonctionnédetravers?Etpourquoin’a-t-onputrouveraucunnazienAllemagneaprès-guerre?Pourquoitouta-t-ilchangéunedeuxièmefois?Simplementàcausedeladéfaite?(HannahArendt,BasicMoralPropositions).

2.EmmanuelKant,Fondementsdelamétaphysiquedesmœurs,Paris,LeLivredePoche,1993,trad.fr.V.Delbos,p.71-72.

3.EmmanuelKant,LaReligiondansleslimitesdelasimpleraison,Paris,Vrin,2004,trad.fr.M.Haar,p.107.

4.«Naivität,alsobMoralübrigbliebe,wenndersanktionierendeGottfehlt!Das“Jenseits”absolutnotwendig,wennderGlaube anMoral aufrechterhaltenwerden soll. » FriedrichNietzsche,Werke indreiBänden, vol. 3,Munich, CarlHauserVerlag,1956,p.484(trad.angl.,NewYork,RandomHouse,1967,p.147).

5.EmmanuelKant,Critiquedelaraisonpure,Paris,PUF,1944,trad.fr.A.TremesayguesetB.Pacaud,p.551.6.EmmanuelKant,LecturesonEthics, Indianapolis, Bobbs-Merrill, 1963, trad. angl. L. Infield, préface deLewisWhite

Beck,p.51(NdE).

7.Ibid.,p.52.8.EmmanuelKant,Critiquedelaraisonpratique,Paris,PUF,1943,trad.fr.F.Picavet,p.173.

9.Ibid.10.EmmanuelKant,Verslapaixperpétuelle,Paris,GF,1991,trad.fr.J.-F.PoirieretF.Proust,p.105.

11.EmmanuelKant,Fondementsdelamétaphysiquedesmœurs,op.cit.,p.83.12.Ibid.

13.Ibid.,p.57.14.ChezKantseposeleproblèmedesavoirdequoidérivel’obligation:ellepeutdériverd’unetranscendancesituéehorsde

l’homme, même si, sans l’espoir d’un monde intelligible, toutes les obligations morales deviennent desHirngespinste (desfantasmes).(Carellesnesefontsentirqu’enl’hommeet,euégardàleurvaliditéobjective,mêmeunenationdediablesouunmonstreconsommépourraientagird’aprèselles.Cesontdesdiktatsde ladroiteraison.)Unesourcetranscendantepriveraitl’hommedesonautonomie,dufaitdenesuivrequelaloiquiestenlui,cequiluiconfèresadignité.Donc,ledevoirpourraitêtreun«concept»vide,caràlaquestion:pourquoidois-jefairemondevoir?iln’yaqu’uneréponse:parcequec’estmondevoir.Leprésupposéselonlequel,pouragirautrement,jemeplaceencontradictionavecmoi-mêmen’apaslamêmeforcechezKant,parceque laraisonn’estpas lamêmechoseque lapenséeetparceque lapenséen’estpasentenduecommeunerelationdemoi avecmoi-même.L’obligationdérive chezKant d’undictamenrationis, d’un diktat de la raison. Et on rendaussipeucomptedecediktatquedesautresvéritésdelaraison,commelesvéritésmathématiques,quisonttoujourscitéesenexemple(BasicMoralPropositions).

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II

Lesmotsmêmesquenousutilisonsen lamatière,«éthique»et«morale», signifientbien plus que ne l’indique leur origine étymologique.Nous n’avons pas affaire à des us etcoutumes,àdeshabitudes,nimêmeàdesvertusstrictementparlant,puisquelesvertussontle résultat d’une formation ou d’un enseignement. Nous avons plutôt affaire à l’assertion,reprise par tous les philosophes qui ont abordé le sujet, selon laquelle, premièrement, ilexiste une distinction entre le juste et l’injuste, et que cette distinction est absolue, à ladifférence des distinctions entre grand et petit, lourd et léger, qui sont relatives ; et selonlaquelle, deuxièmement, tout être humain sain d’esprit est capable d’effectuer cettedistinction. De ces postulats, il semblerait s’ensuivre qu’on ne peut faire de découvertesnouvelles en philosophie morale — qu’on a toujours su ce qui était juste et ce qui étaitinjuste.Nousavonsétésurprisdeconstaterquecettedivisiondelaphilosophien’aitjamaisreçu un autre nom indiquant sa vraie nature, car nous étions d’accord pour dire que lepostulatdebasedetoutelaphilosophiemorale,àsavoirqu’ilvautmieuxsubiruneinjusticequed’encommettreune,plus laconvictionqueceténoncéestévidentpourtoutepersonnesaine d’esprit, n’a pas passé l’épreuve du temps. Au contraire, notre expérience sembleaffirmer que les noms originaux de ces sujets (mores et ethos), lesquels impliquent qu’ils’agitd’usetcoutumes,etd’habitudes,peuventenuncertainsensêtreplusadéquatsquenele pensaient les philosophes. Et pourtant, nous n’étions pas prêts à jeter la philosophiemoraleparlafenêtre.Carnousprenionsautantausérieuxl’accorddelaphilosophieetdelapenséereligieuseenlamatièrequel’origineétymologiquedecesmotsetlesexpériencesquenousavionsfaites.

Les trèspeunombreusespropositionsdontonpeutsupposerqu’ellesrésument tous lespréceptes et commandements spéciaux, comme « Aime ton prochain comme toi-même »,«Nefaispasauxautrescequetunevoudraispasqu’ilstefassent»etfinalementlacélèbreformuledeKant:«Agisdesortequelamaximedetonactionpuissedeveniruneloigénéralepourtouslesêtresintelligents»,toutesprennentcommenormelesoietdonclarelationdel’homme avec lui-même. Dans le contexte qui est le nôtre, peu importe si la norme estl’amourdesoi,commedanslespréceptesjudéo-chrétiens,oulacrainted’avoiràsemépriser,comme chez Kant. Si nous avons été surpris, c’est parce qu’après tout, la moralité estsupposéegouverner laconduitedel’hommeàl’égarddesautres;quandnousparlonsdelabontédespersonnesqui,aucoursde l’histoire,ontétébonnesetquenouspensonsàelles—JésusdeNazareth,saintFrançoisd’Assise,etc.—,c’estleuraltruismequenouslouons,demême qu’en général, on associe la méchanceté humaine à une forme d’intéressement,d’égoïsme,etainsidesuite.

Iciencore, le langagepencheducôtédusoi, toutcommeilpenchaitducôtédeceuxquicroientquetoutes lesquestionsdemoralenesontquedesaffairesd’usetcoutumes.Danstoutesles langues,«conscience»[conscience]signifieoriginellementnonpas la facultédeconnaîtreetdejugerle justeet l’injuste,maiscequenousappelonsdésormaisleconscient[consciousness], c’est-à-dire la faculté par laquelle nous nous connaissons et prenons

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consciencedenous-mêmes[awareness].Enlatincommeengrec,lemotconsciousnessétaitutilisépoursignifieraussiconscience;enfrançais,lemêmemotde«conscience»estutilisépourdésigner lesenscognitifcommelesensmoral ;etenanglais,cen’estquerécemmentquelemotconscienceaacquissonsensmoralparticulier.Onsesouvientdel’antiquegnothiseauton (« Connais-toi toi-même »), inscrit sur le temple d’Apollon à Delphes, qui, avecmeden agan (« Rien de trop »), peuvent être considérés comme les premiers préceptesmorauxgénérauxdenaturepréphilosophique.

Les propositions morales, comme toutes les propositions s’affirmant comme vraies,doiventoubienêtreévidentesparelles-mêmesoubienêtrejustifiéespardespreuvesoudesdémonstrations. Si elles sont évidentes, elles sontdenature coercitive ; l’esprit humainnepeut faire autrement quede les admettre, de se plier audiktat de la raison. L’évidence estcontraignante et il n’est pas besoin d’arguments pour les justifier, ni de discours sinond’élucidation et de clarification. Assurément, ce qui est présupposé ici, c’est la « droiteraison»,etonpeutobjecterquetousleshommesn’ensontpaségalementdotés.Danslecasde lavéritémoraleparoppositionà lavérité scientifique, cependant,onpeut supposerquel’hommelepluscommunetl’hommeleplussophistiquésonttoutaussiouvertsàl’évidencecontraignante—c’est-à-direquetoutêtrehumainestenpossessiondecetypederationalité,delaloimoraleenmoi,commedisaitKant.Lespropositionsmoralesonttoujoursététenuespourévidentes enelles-mêmesetona très tôtdécouvertqu’ellesnepouvaient seprouver,qu’elles sont axiomatiques. Il s’ensuivrait qu’une obligation à l’impératif — est nonnécessaire ; j’ai tentédemontrer lesraisonshistoriquesde l’impératifcatégoriquedeKant,quiauraitaussibienpuêtreuneaffirmationcatégorique—commel’affirmationdeSocrate:il vaut mieux subir une injustice qu’en commettre une, et non : tu subiras une injusticeplutôt que d’en commettre une. Socrate croyait cependant qu’en présence de raisonssuffisantes, on ne peutmanquer d’agir selon ce principe, alors queKant, qui savait que lavolonté—facultéinconnuedansl’Antiquité—peutdirenonàlaraison,aestiménécessaired’introduire une obligation. Cependant, cette obligation n’est nullement évidente par elle-même, et on ne l’a jamais prouvée sans déployer tout l’éventail du discours rationnel.Derrièrel’impératif,ilyaun«sinon»,ilyalamenaced’unesanctionimposéeparleDieuvengeurouparleconsentementdelacommunauté,ouencoreparlaconscience,laquellefaitpeser la menace de l’autopunition qu’on appelle en général la repentance. Dans le cas deKant,laconsciencenousmenaceduméprisdenous-mêmes;dansceluideSocrate,commeon le verra, de la contradiction avec nous-mêmes. Et ceux qui redoutent le mépris d’eux-mêmes ou la contradiction avec eux-mêmes sont ceux qui vivent avec eux-mêmes ; ilstrouventévidenteslespropositionsmorales,ilsn’ontpasbesoind’obligation.

Unexempletirédenosexpériencesrécentesillustrecepoint.Sionconsidèrelesrares,lestrès rares personnes qui, dans l’effondrement moral de l’Allemagne nazie, sont restéesindemnesetexemptesdetouteculpabilité,ondécouvriraqu’ellesnesontjamaispasséesparquelque chose comme un grand conflit moral ou une crise de conscience. Elles n’ont passoupesélesdiversproblèmes—leproblèmedumoindremaloudelaloyautéàl’égarddeleurpaysoudeleurserment,ouquoiquecesoitd’autrequiaitpuêtreenjeu.Riendecettesorte.

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Ellesontpudébattredespouretdescontredeleuraction,etilyatoujourseubeaucoupderaisonss’opposantà leurschancesderéussirsiellesallaientdanscettedirection;ellesontpu avoir peur, et il y avait de quoi. Mais elles n’ont jamais douté du fait que des crimesrestaient des crimes, même légalisés par le gouvernement, et qu’il valait mieux ne pasparticiper à ces crimes enquelque circonstanceque ce soit.End’autres termes, ellesn’ontpasressentiuneobligation,ellesontagid’aprèsquelquechosequiétaitévidentpourelles,même si cela ne l’était plus pour ceux qui les entouraient. Leur conscience n’avait pas decaractèreobligatoire;elleadit:«Ça,jenepeuxpas lefaire»,plutôtque:«Ça,jenedoispaslefaire.»

L’aspectpositifde ce« jenepeuxpas» tient au fait qu’il correspondà l’évidencede lapropositionmorale;ilsignifie:jenepeuxassassinerdesinnocents,demêmequejenepeuxdire:«Deuxetdeuxfontcinq.»Onpeuttoujoursestimerquecetimpératifserésumeà:jeneveuxpasou jenepeuxpaspour certaines raisons.Maismoralementparlant, les seulespersonnesfiablesdanslesmomentscruciauxsontcellesquidisent:«Jenepeuxpas(15).»Ledéfaut de cette adéquation complète de l’évidence ou de la vérité morale supposée, c’estqu’elledoitresterentièrementnégative.Ellen’arienàvoiravecl’action,elleditseulement:«Jepréféreraissouffrirquedefairecela.»Politiquementparlant—c’est-à-diredupointdevue de la communauté ou dumonde dans lequel nous vivons—, c’est irresponsable ; sesnormessontlesoietnonlemonde,nisonaméliorationnisonchangement.Cespersonnesne sontni des hérosni des saints, et si elles deviennent desmartyrs, ce qui peut bien sûrarriver, cela se produit contre leur volonté.Deplus, dans lemonde, où le pouvoir compte,elles sont impuissantes.Onpeut les appeler des personnalitésmorales,maisnous verronsplusloinquec’estpresqueredondant;laqualitéquifaitunepersonne,paroppositionàunsimple être humain, ne figure pas parmi les propriétés, les dons, les atouts ou les défautsindividuelsaveclesquelsleshommessontnésetdontilspeuventuserouabuser.Laqualitépersonnelle d’un individu est précisément sa qualité «morale », si onne prend cemot nidanssonsensétymologiquenidanssonacceptionconventionnelle,maisdans lesensde laphilosophiemorale.

Ilyaenfinlaperplexitéqu’occasionnelefaitquelapenséephilosophiqueaussibienquereligieuse éluded’une certainemanière leproblèmedumal. Selonnotre tradition, toute laméchancetéhumaines’expliqueraitpar lacécitéet l’ignorancehumainesoupar lafaiblessehumaine, l’inclination à céder à la tentation. L’homme — d’après le raisonnement induit—n’est capablenide faire lebienautomatiquementnide faire lemaldélibérément. Il esttentéde faire lemalet ilabesoind’accompliruneffortpour faire lebien.Cette idéeest siprofondémentenracinéeque—envertunondesenseignementsdeJésusdeNazareth,maisdesdoctrinesdelaphilosophiemoralechrétienne—onenestvenuàconsidérerquelejusteestcequel’onn’aimepasfaireetl’injustecequinoustente.L’énoncéphilosophiquelepluscélèbre et le plusmarquant de ce préjugé ancestral, on le trouve chezKant, pour qui toutpenchantestpardéfinitionune tentation, lesimplepenchantà faire lebien toutcomme latentation de faire le mal. La meilleure illustration en est une anecdote peu connue. Kantaccomplissait sa proverbiale promenade quotidienne dans les rues de Königsberg à

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exactement la même heure chaque jour et il cédait à l’habitude de faire l’aumône auxmendiantsqu’ilrencontrait.Àcettefin,ilprenaitavecluidespiècesnouvelles,defaçonànepasinsulterlesmendiantsenleurdonnantdespiècesdemonnaieuséesetmiteuses.Ilavaitaussil’habitudededonnertroisfoisplusquetoutlemonde,cequiavaitpourrésultat,biensûr,qu’ilétaitassiégéparlesmendiants.Ildutfinalementchangersonheuredepromenadequotidienne,maisilavaittrophontedeluipourdirelavéritéetinventaqu’ilavaitétéagresséparungarçonboucher.Parcequesavraieraisonpourchangersapromenadeétaitbiensûrque cette habitude de donner ne pouvait nullement se concilier avec sa formule morale,l’impératifcatégorique.Quelleloigénérale,validepourtouslesmondespossiblesettouslesêtresintelligents,dériveraitdelamaxime:«Donneàtousceuxquiteledemandent»?

Si j’ai raconté cette histoire, c’est pour indiquer une visionde la nature humaine qu’ontrouve très rarement exprimée en termes théoriques dans l’histoire de la pensée morale.C’est,jecrois,unsimplefaitquelesgenssontaumoinsaussisouventtentésdefairelebienetdoiventaccompliruneffortpourfairelemalquel’inverse.Machiavellesavaitbienquandil disait dansLe Prince que les gouvernants doivent apprendre « commentne pas faire lebien»;ilnevoulaitpasdirequ’ondevaitleurapprendrecommentêtremauvaisetméchants,maistoutsimplementcommentévitercespenchantsetagirselondesprincipespolitiques,etnon moraux ou religieux, ou encore criminels. Pour Machiavel, la norme d’après laquellejugerestlemondeetnonlesoi—àsavoirquelanormeestexclusivementpolitique—,etcequi lerendsi importantpour laphilosophiemorale.IlsesouciedavantagedeFlorencequedusalutdesonâme,etilpensequelesgensquisepréoccupentplusdusalutdeleurâmequedumondenedevraientpasfairedepolitique.Àunniveaumoindrederéflexion,quoiqueplusmarquante, on trouve l’assertion de Rousseau selon laquelle l’homme est bon et devientméchantdans etpar la société.MaisRousseauveut seulementdireque la société rend leshommesindifférentsauxsouffrancesdeleursprochains,alorsquel’hommeaparnatureune« répugnance innée à voir les autres souffrir » — il parle donc de certaines propriétésnaturellesetpresquephysiquesquenouspourrionsavoirencommunavecd’autresespècesetdont le contraire est la perversion, laquellen’en est pasmoinsphysique etn’en fait pasmoinspartiedenotrenatureanimale,etnondumaloudelaméchancetédélibérée.

Maisrevenonsunmomentàcettequestiondupenchantetdelatentation,etauproblèmedesavoirpourquoiKantaeutendanceàlesconsidérercommeéquivalentes,pourquoiilavudanstoutpenchantunetentationdesedétournerdudroitchemin.Toutpenchantesttournéversl’extérieur,ilfaitpencherlesoidansladirectiondecequi,danslemondeextérieur,peutm’affecter.C’estprécisémentparinclination,parlefaitdemepenchercommejepourraismepencherparlafenêtrepourregarderdanslarue,quej’établisuncontactaveclemonde.Enaucunecirconstancemonpenchantnepeutêtredéterminéparmarelationavecmoi-même;si jememetsenjeu,si jeréfléchissurmoi-même,jeperdsl’objetdemonpenchant.L’idéeancienne et cependant étrange selon laquelle je peuxm’aimer présuppose que je peuxmepencher vers moi comme je m’incline vers les autres, que ce soient des objets ou despersonnes.DanslelangagedeKant,unpenchantsignifieêtreaffectéparleschosesquisontendehorsdemoi,chosesquejepeuxdésireretpourlesquellesjepeuxressentiruneaffinité

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naturelle;cettecapacitéàêtreaffectéparquelquechosequinesortpasdemoi,demaraisonou de ma volonté est pour Kant irréconciliable avec la liberté humaine. Je suis attiré ourepousséparquelquechoseetjenesuisdoncplusunagentlibre.Aucontraire,laloimorale,valide, comme vous vous en souvenez, pour tous les êtres intelligents, y compris leséventuelshabitantsd’autresplanètesou les anges, est libreden’être affectéequepar elle-même.Etpuisque la libertéestdéfiniepar le faitdenepas êtredéterminéepardescausesexternes, seule une volonté libre de tout penchant peut être dite bonne ou libre. Si cettephilosophieélude lemal, c’estparcequ’elleprésupposeque lavolonténepeutêtre libreetméchanteà la fois.Laméchanceté,dans les termesdeKant,estunabsurdummorale,uneabsurditémorale(16).

Dans leGorgias, Socratepropose trois affirmationsparadoxales : 1) il vautmieux subiruneinjusticequ’encommettreune;2)ilvautmieuxpourlecoupableêtrepuniquenepasl’être ; 3) le tyran qui peut en toute impunité faire tout ce qu’il veut est un hommemalheureux. Nous ne nous soucierons pas de la dernière de ces trois affirmations etn’aborderons que la deuxième. Nous avons oublié ce qui fait la nature paradoxale de cesaffirmations. Pollux, l’un de ses interlocuteurs, souligne à Socrate qu’il « dit des chosescommepersonneaumonden’envoudraitsoutenirdepareilles»(473e(17)),etcelui-cine leniepas.Aucontraire,ilestconvaincuquetouslesAthéniensseraientd’accordavecPolluxetqu’ilseretrouveseul,incapabledeleur«donnersonadhésion»(472b);etpourtant,ilcroitquechaquehommeestenréalitéd’accordavec lui—sans lesavoir—,demêmequeleRoides rois et le méchant tyran n’ont jamais découvert qu’ils étaient les plusmisérables deshommes.Tout au longdudialogue court la convictionque touthomme souhaite et fait cequ’ilpenselemieuxpourlui;ilsembleassuréquecequiestlemieuxpourl’individuestbonaussipourlacommunauté,etlaquestiondesavoirquoifaireencasdeconflitn’estnullepartexplicitement soulevée. Ceux qui participent au dialogue doivent décider ce qui fait lebonheur et le malheur ; en appeler à l’opinion de la multitude serait comme laisser desenfantsformeruntribunalenmatièredesantéetd’alimentation,alorsquelemédecinseraitaubancdesaccusésetque lecuisinier jouerait lesprocureurs.RiendecequeSocrateditàl’appuidesparadoxesqu’ilavanceneconvaincsesadversairesneserait-cequ’uninstant,ettoutel’entreprises’achèvecommelatâcheplusgrandeencorequereprésenteLaRépublique:Socrate raconte unmythe dont il croit que c’est un logos, c’est-à-dire une argumentationraisonnée, et qu’il narre à Calliclès comme si c’était la vérité (Gorgias, 523a-527b). On litalorscettefable,peut-êtreuncontedevieillebonnefemme,surlavieaprèslamort:lamortestlaséparationducorpsetdel’âme;arrachéeaucorps,l’âmeapparaîttoutenuedevantunjugelui-mêmedépourvudecorps,«avecsaseuleâme»(523e(18)).Ensuitevientlecarrefourdivisant leschemins, l’unvers l’îledesbienheureux,et l’autrevers leTartareet lapunitiondes âmes malhonnêtes, laides et marquées par les cicatrices de leurs crimes. Certainess’améliorerontgrâceà leurpunition,alorsque lespires tiendront lieud’exemplesàdonnerauxautresmalheureux,dansunesortedePurgatoire,afinqueceux-ci«soientprisdepeurets’améliorent » (525b(19)). Il est clair que le Tartare sera très peuplé et que l’île desbienheureuxserapresqueundésert,probablementhabitéparquelquesphilosophes«ayant

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employé[leur]vieàfaireleschosesquisontles[leurs]aulieud’être[des]touche-à-tout»(526b(20)).

Lesdeuxaffirmationsquisontenjeu,àsavoirqu’ilvautmieuxpouruncriminelêtrepunique ne pas l’être et qu’il vaut mieux subir une injustice qu’en commettre une,n’appartiennentpasàlamêmecatégorie,etlemythe,strictementparlant,neseréfèrequ’auparadoxe qui concerne la punition. Il file une métaphore introduite plus haut dans ledialogue,celled’uneâmeenbonnesantéetd’uneâmemaladeoumalhonnête,reprenantàson compte l’état du corps, ce qui permet àPlatonde comparer la punition à la prised’unremède. Il est peu probable que cette façon métaphorique de parler de l’âme ait étésocratique.C’estPlatonquilepremieradéveloppéunedoctrinedel’âme;etilesttoutaussipeuprobablequeSocrate,quià ladifférencedePlatonn’étaitpaspoète,ait jamais racontédeshistoiresamusantes.Pournotrepropos,nousretiendronsseulementlespointssuivantsdu mythe : premièrement, que ces mythes apparaissent toujours une fois devenu assezévidentquetoutes les tentativespourconvaincreontéchouéetqu’ilsconstituentdoncunesorted’alternativeàl’argumentationraisonnée;deuxièmement,queleurteneursous-jacenteditinvariablementquesivousnepouvezêtreconvaincusparcequejedis,ilvaudraitmieuxpourvouscroirel’histoiresuivante;ettroisièmement,queparmitous,c’estlephilosophequiarriveàl’îledesbienheureux.

Portonsmaintenantnotreattentionsurcetteinaptitudeàconvaincre,d’uncôté,etsurlaconvictionfermechezSocratequ’ilaraisonmêmes’iladmetquetoutlemondeestcontrelui,d’unautrecôté.Verslafindudialogue,iladmetmêmedavantage:ilconcèdesastupiditéetsonignorance(apaideusia)(527d-e),etcesansironieaucune.Nousparlonsdecesquestions,dit-il, commedes enfants qui nepeuvent jamais conserver lamêmeopinion surunmêmeproblème pendant un bonmoment, mais changent constamment d’avis. (« Il est en effethonteuxquedesgens,quisontenvéritédansl’étatévidentoùnoussommesàcetteheure,semettentensuiteàdiscourirenpetits fats,commesinousétionsquelquechosequicompte,nousqui,surlesmêmessujets,nerestonsjamaisdumêmeavis,etcelaàproposdetoutcequ’ilyadeplusconsidérable.»527d(21)).Maislesaffairesenquestionicinesontpasunjeud’enfant ; au contraire, ce sont des affaires « de la plus haute importance ». Cettereconnaissance du fait que nous changeons d’avis en matière morale est très sérieuse.Socrate semble ici tomberd’accordavecsesadversaires, lesquels soutiennentqueseuleest«naturelle»ladoctrinestipulantquetoutcequ’onpeutfaireestbien,quetoutlereste,enparticulier toutes les lois, ne sont que conventions, et que les conventions changent selonl’endroit et le moment. Dès lors, « les choses justes, bien loin de l’être aucunement parnature, ceschoses-là, leshommespassent leurvieàendisputerentreeuxetà les changerincessamment ; […] d’autre part, quels que soient l’espèce et lemoment des changementsopéréspareux,chacundeceschangements,quis’esteffectuéartificiellementetpardeslois,non point certes par aucune opération naturelle, est, de ce jour, investi d’une autoritésouveraine»(LesLois,889e-890a(22)).

Je cite la dernière œuvre de Platon, dans laquelle Socrate n’apparaît pas, mais qui faitclairementallusionauGorgias.Ici,Platonaabandonnéàlafoislacroyancesocratiquedans

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l’effet tout puissant du discours et sa propre conviction antérieure selon laquelle on doitinventer unmythe avec lequel faire peur à lamultitude. La persuasion, dit-il, ne sera paspossible,parcequeceschosessemblentdifficilesàcomprendre,«sanscompterqu’ilfaudraiténormémentdetemps».Ilproposedoncque«lesloissoientécrites»,parcequ’alors,ellesseront « toujours posées ». Bien sûr, ce seront les hommes qui feront les lois et elles neserontpas«naturelles»,maisellesseconformerontàcequePlatonappelait lesIdées ;etalorsqueleshommessagessaurontquelesloisnesontpas«naturelles»maistoujourslà— cequi est une imitationhumaine—, lamultitude, elle, finirapar croirequ’elles le sont,parcequ’ellessont«posées»etnechangentpas.Ces loisnesontpas lavérité,maiscenesontpasnonplusdesconventions.Lesconventionsadviennentparconsentement,envertuduconsensusdupeuple,etonsesouviendraque,dansleGorgias,lesadversairesdeSocratesont décrits comme des « amoureux du demos, du peuple », c’est-à-dire comme de vraisdémocrates pourrait-on dire, en face desquels Socrate se décrit comme l’amoureux de laphilosophie, qui ne dit pas une chose aujourd’hui et une autre demain, mais toujours lamêmechose.Maisc’est laphilosophie,etnonSocrate,quinechangepasetest toujours lamême, et bienqueSocrate confesse être amoureuxde la sagesse, il nie avec emphase êtresage:sasagesseneconsistequedanslefaitdesavoirqu’aucunmortelnepeutêtresage.

C’est précisément sur ce point que Platon s’est séparé de Socrate. Dans la doctrine desIdées,quiestexclusivementplatonicienneetnonsocratique,etdontvoustrouverezpourlesbesoinsprésentslemeilleurexposédansLaRépublique,Platonaaffirmél’existenceséparéedu monde des Idées, ou Formes, dans lequel des choses comme la Justice, le Bien, etc.,«existentparnatureavecunêtrequileurestpropre».Cen’estpasparlediscours,maisencontemplant cesFormes, visibles avec l’œil de l’esprit, que le philosophe est informéde laVérité,etparlebiaisdesonâme,quiestinvisibleetnonpérissable—aucontraireducorps,quiestàlafoisvisibleetpérissable,etsujetàunconstantchangement—,ilapartàlaVéritéInvisible,nonpérissable etquine changepas. Il apart à elle, c’est-à-direqu’il la voit et lapossède,mais non pas par le biais du raisonnement et de l’argumentation.Quand je vousparlaisde l’évidencedes affirmationsmoralesgénérales,de leurnature contraignantepourceuxquilesperçoiventetdel’impossibilitédeprouverleurvéritéaxiomatiquepourceuxquinelesperçoiventpas,jeparlaisentermesplatoniciensplutôtquesocratiques.Socratecroyait,lui, en la parole, c’est-à-dire en l’argumentation à laquelle on peut parvenir par leraisonnement, et ce raisonnement ne peut venir que d’une suite d’énoncés parlés. Cesénoncésdoiventsesuivrelogiquementetnedoiventpassecontredire.Lebut,commeilleditdansleGorgias,estde«lesfixeretdeleslierpardesliensdefersipuissantsquenivousnipersonnenepourrezlesrompre».Tousceuxquisaventparleretconnaissentlesrèglesdelacontradictionseraientalorsliésparlaconclusionfinale.Lespremiersdialoguesplatonicienspourraient aisément se lire comme une grande série de réfutations de cette croyance ; leproblèmeestprécisémentquelesmotsetlesargumentsnepeuventêtre«fixéspardesliensdefer».Cen’estpaspossibleparcequ’ilsremuent(Euthyphron),parcequeleprocessusduraisonnementlui-mêmen’apasdefin.Dansledomainedesmots,ettoutelapenséeentantque processus est un processus de parole, on ne trouvera jamais de règle de fer grâce à

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laquelledéterminercequiest justeetcequiestfauxaveclamêmecertitudequecelleaveclaquelle on détermine— pour recourir encore à des exemples socratiques ou platoniciens—cequiestpetitetcequiestgrandennombre,cequiest lourdet légerenpoids, làoù lanormeoulamesureesttoujourslamême.Or,ladoctrineplatoniciennedesIdéesaintroduitde tellesnormesetmesuresenphilosophie,et tout leproblèmedesavoircommentdirecequi est juste et ce qui est injuste revient désormais à savoir si je suis en possession de lanorme ou « Idée » que je dois appliquer dans les cas particuliers. Pour Platon, toute laquestiondesavoirquisecomporteraetquinesecomporterapasselondespréceptesmorauxestauboutducomptedécidéeparletyped’«âme»quepossèdeunhomme,etcetteâmeestsupposéepouvoirdevenirmeilleureparlebiaisd’unepunition.

C’esttrèsexplicitementditdansLaRépublique,oùSocraterencontrechezThrasymaquelesmêmesdifficultésqu’ilaconnuesavecCalliclèsdans leGorgias. Thrasymaque soutientquec’estcequiestdansl’intérêtdugouvernantquis’appellele«juste»;«juste»n’estriend’autrequelenomdonnéparceuxquidétiennentlepouvoiràtouteactionqu’ilsexercentsurleurssujetsenvertud’uneloi.Calliclès,aucontraire,aexpliquéqueleslois,quinesontquede simples conventions, sont faites par la majorité des faibles pour se protéger contre laminoritédesforts.Cesdeuxthéoriesnes’opposentqu’enapparence:laquestiondujusteetdel’injusteestdanslesdeuxcasunequestiondepouvoir,etonpeutpassersansdifficultéduGorgiasàLaRépubliqueàcetégard(mêmesicen’estenaucunefaçonpossibleàproposdesautres questions). Dans La République, deux disciples de Socrate participent au dialogueentrecelui-cietThrasymaque:GlauconetAdimante;etilsnesontpasplusconvaincusparlesargumentsdeSocratequeThrasymaquelui-même.Ilsplaidentdonclacausedecelui-ci.Après les avoir écoutés, Socrate s’exclame : « Ce sont des sentiments divins qui vousaniment, pour ne pas vous être laissé convaincre que l’injustice vautmieux que la justice,ayant été incapables de vous en défendre comme vous avez fait » (367e(23)). N’ayant pasréussiàconvaincresespropresdisciples,Socratenesaitplusquoifaire.Et ilpassedecettequête strictement morale (comme on dirait aujourd’hui) à la question politique de savoirquel est lemeilleur gouvernement, en disant pour s’excuser qu’il est plus facile de lire degrandeslettresquedepetitesetensupposantqu’ildécouvriradansunexamendel’Étatlesmêmes traits que ceux qu’il voulait analyser chez les personnes — puisque ce n’est quel’hommeécritenplusgros.Dansnotrecontexte,ilestdécisifquecesoitleurnaturequiaitconvaincuGlauconetAdimantedufaitqu’ilestvraiquelajusticevautmieuxquel’injustice;maislorsqu’onraisonnesurcettequestion,ilsnesontpasconvaincusparlesargumentsdeSocrateetmontrentqu’ilspeuventargumentertrèsbienetdefaçontrèsconvaincantecontrecequ’ilssaventêtrevrai.Cen’estpaslelogosquilesconvainc,maiscequ’ilsontvuavecl’œilde leur esprit ; la parabole de la caverne raconte aussi l’impossibilité de traduire de façonconvaincanteenmotsetenargumentsdetellesévidencesvues.

Si on approfondit ces questions, on verra facilement la solution platonicienne : que lesrarespersonnesdontlanature,lanaturedeleurâme,leurfaitvoirlavéritén’ontpasbesoind’obligation, parce que ce qui compte est évident. Et puisque ceux qui ne peuvent voir lavériténepeuventêtreconvaincuspardesarguments,desmoyensontétédécouvertspourles

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fairesecomporter,pour les forceràagir, sansêtreconvaincus—c’est-à-direcommesieuxaussiavaient«vu».Cesmoyenssontbiensûr lesmythessur l’au-delàdontPlatonsesertpour conclurebeaucoupde sesdialogues traitantdequestionsmorales etpolitiques—deshistoiresqu’ilprésenteaudébutavecuncertainembarras,peut-êtreseulementdescontesdevieilles bonnes femmes, et que finalement il abandonne complètement dans sa dernièreœuvre(LesLois).

Sijemesuisétendusurl’enseignementdePlaton,c’étaitpourvousmontrercommentleschoses se passent — ou devrait-on dire se passaient ? — si on ne fait pas confiance à laconscience[conscience].Malgrésonorigineétymologique(c’est-à-diresonidentitéoriginaleavec le conscient [consciousness]), la conscience n’a acquis son caractère moral quelorsqu’on l’a comprise comme un organe par le biais duquel l’homme entend la parole deDieuplutôtquesespropresmots.Sionveutparlerdeceschosesentermesprofanes,onnepeut guère que revenir à la philosophie antique préchrétienne. Mais n’est-il pas étonnantqu’on retrouve ici, au milieu d’une pensée philosophique qui n’est liée par aucun dogmereligieux, une doctrine de l’enfer, du purgatoire et du paradis, complétée par un jugementdernier, des récompenses et des punitions, la division entre péchés véniels et capitaux, etainsidesuite?Laseulechosequ’onchercheraenvain,c’estl’idéequ’onpeutpardonnerlespéchés.

Quelleque soit la façondontonveut interpréter ce fait étonnant, soyons clairs surunechose:quenotregénérationestlapremièredepuislamontéeduchristianismeenOccidentdans laquelle lesmasses, et pas seulement une petite élite, ne croient plus en des « étatsfuturs»(commelesPèresfondateursl’ontencoreformulé)etquisontportées(semble-t-il)à penser que la conscience est un organe qui réagira sans espoir aux récompenses et sanspeuràlapuni-lion.Quelesgenscroientencorequecetteconscienceestinspiréeparunevoixdivine est pour le moins douteux. Le fait que toutes nos institutions judiciaires, dans lamesureoùellessontconcernéespardesactescriminels,reposenttoujourssuruntelorganepour informerchaquehommesurcequiest justeet cequiest injuste,mêmes’iln’estpasverséendroit,neprouvepasqu’il existe. Il est fréquentquedes institutions surviventauxprincipesdebasesurlesquelsellessontfondées.

MaisrevenonsàSocrate,quinesavaitriendeladoctrinedesIdéesdePlaton,etdoncriende l’évidence axiomatique et non discursive des choses vues par l’œil de l’esprit. Dans leGorgias, confrontéà lanatureparadoxaledecette thèseetàson incapacitéàconvaincre, ildonnelaréponsesuivante:ildittoutd’abordqueCalliclès,savietoutentière,nes’accorderapasaveclui-même,maisqu’ilyauradissonanceenlui.Etpuisilajoute:«Jepréféreraisquelalyrefûtdépourvued’accordetdissonante,qu’ilenfûtainsipourunchœurdontjeseraislechorège,quelamajoritédeshommesfûtendésaccordavecmoietmecontredise,plutôtqueden’êtrepas,àmoitoutseul,consonantavecmoi-mêmeetdemecontredire»(4K2b-c(24)).L’idée-clédanscettephraseest«àmoitoutseul»,malheureusementsouventoubliéedansbeaucoupdetraductions.Lesensestclair:mêmesijesuisun,jenesuispassimplementun,j’aiunsoietjesuisliéàcesoicommemonpropresoi.Cesoin’estnullementuneillusion;ilsefaitentendreenmeparlant—carjemeparle,jenesuispasseulementconscientdemoi-

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même—,etencesens,bienquejesoisun,jesuisdeuxenun,etilpeutyavoirharmonieoudisharmonieaveclesoi.Sijesuisendésaccordavecd’autrespersonnes,jepeuxpartir;maisjenepeuxpartirdemoi; jeferaisdoncmieuxdetenterd’êtreenaccordavecmoiavantdeprendre en considération tous les autres. Voilà qui exprime la vraie raison pour laquelle ilvautmieuxsubiruneinjusticequ’encommettreune:sij’agismal,jesuiscondamnéàvivreavecl’auteurdecemaldansuneintolérableintimité;jenepeuxjamaism’endébarrasser.Lecrimequi reste cachéaux yeuxdesdieux etdeshommes, crimequin’apparaîtpasdu toutparce qu’il n’y a personne auquel il apparaît et qu’on trouvera mentionné chez Platon àmaintesreprises,n’existedoncpasdutout:demêmequejesuismonpartenairelorsquejepense,jesuisletémoindemoi-mêmelorsquej’agis.Jeconnaisl’agentetjesuiscondamnéàvivreaveclui.Ilnerestepassilencieux.C’estlaseuleraisonquedonneSocrate,etlaquestionest à la fois de savoir pourquoi cette raisonne convainc pas son interlocuteur et pourquoic’est une raison suffisante pour les gens dont Platon, dans LaRépublique, dit qu’ils sontdotés d’une nature noble. N’oubliez toutefois pas qu’ici, Socrate parle aussi de tout autrechose:iln’estpasquestiondevoirquelquechosed’impérissableetdedivinhorsdesoi,dontl’aperception exigerait un organe spécial, au même titre qu’on a besoin de la vue pourpercevoir lemondevisiblealentour.ChezSocrate,nulorganespécialn’estnécessaireparcequ’onresteensoi,etaucunenormetranscendante,rienhorsdesoi,quiseraitreçuavecl’œilde l’esprit, n’informe du bien et du mal. Assurément, il est difficile, voire impossible deconvaincre les autres de la vérité de l’affirmation en question, on y arrive soi-même pourparveniràunevieavecsoi-mêmequisemanifestedanslediscoursentresoietsoi-même.Sion n’adhère pas à soi, c’est comme si on était forcé de vivre et d’avoir des relationsquotidiennesavec sonennemi.Personnenepeut vouloir cela. Si on commet lemal, onvitavecuncriminel,etsibeaucoupdegenspréfèrentfairelemalàleurprofitplutôtqued’avoiràlesubir,personnenepréféreravivreavecunvoleur,unmeurtrierouunmenteur.C’estcequ’onoubliequandonapprouveletyranarrivéaupouvoirparlemeurtreetlafraude.

Dans leGorgias, on ne trouve qu’une seule brève référence à ce qui fait cette relationentreleJeetleSoi,entremoietmoi-même.C’estpourquoijevoudraismetournerversunautre dialogue, le Théétète, le dialogue sur la connaissance, où Socrate en donne unedescription claire. Il souhaite expliquer ce qu’il entend par dianoeisthai, réfléchir à unequestion,etildit:«Lefaitquecetteimagequejemefaisdel’âmeentraindepensern’estriend’autrequecelled’unentretien(dialegesthai),danslequelelleseposeàelle-mêmedesquestionsetsefaitàelle-mêmelesréponses,soitqu’elleaffirmeouqu’aucontraireellenie;maisune foisque,ayantmisdanssonélanplusde lenteurouplusdevivacité,elleaenfinstatué,c’estdèslorslamêmechosequ’elledéclareenmettantfinàsonindécision,voilàceque nous tenons pour son opinion, son jugement. Par suite, juger, j’appelle cela “parler”,l’opinion,lejugement,jel’appelle“énonciationdeparoles”,quiàlavériténes’adressepasàautrui,quinesefaitpasnonplusaumoyendelavoix,maissilencieusementetenseparlantà soi-même » (189e-190a(25)). On trouvera la même description, en termes presqueidentiques,dansLeSophiste : lapenséeet laparolesontsemblables,saufquelapenséeestun dialogue que l’esprit tient avec lui-même en silence, et cette opinion clôt le dialogue.

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Qu’un criminel ne puisse faire un très bon partenaire pour ce dialogue silencieux sembleassezévident(26).

D’aprèscequenoussavonsduSocratehistorique,ilsembleprobablequeceluiquipassaitses journéesaumarché—cemêmemarchéque lephilosophedePlaton fuit explicitement(Théétète)—doitavoircruquetous leshommesn’ontpasunevoix innéedelaconscience,maisressentent lebesoindediscuter,quetous leshommesseparlent.Pour le formulerdefaçonplustechnique,quetousleshommessontdeuxenun,passeulementausensoùilsontune conscience et une conscience d’eux-mêmes (que quoi que je fasse, je suis en mêmetempsconscientde le faire),maisausens très spécifiqueetactifdecedialoguesilencieux,d’avoirunerelationconstante,d’êtreentermesparlantsavecsoi.S’ilssavaientseulementcequ’ilsfont,pensaitsansdouteSocrate,ilscomprendraientàquelpointilestimportantpoureux de ne rien faire qui puisse tout gâcher. Si la faculté de parler est ce qui distingue leshommesdesautresespècesanimales—etc’estcequelesGrecscroyaienteffectivementetcequ’Aristoteaditensuitedanssacélèbredéfinitiondel’homme—,alors,c’estdanscedialoguesilencieux de moi avec moi-même que ma qualité spécifiquement humaine se prouve.Autrement dit, Socrate croyait que les hommes ne sont pas simplement des animauxrationnels mais des êtres pensants, et qu’ils renonceraient à toutes autres ambitions etsouffriraientmêmedommagesetinsultesplutôtquederenonceràcettefaculté.

Lepremieràdiverger futPlaton, commeon l’avu ; il escomptaitqu’iln’yavaitquedesphilosophes—euxdont lapenséeétait l’affaire—surl’îledesbienheureux.Etpuisqu’ilestimpossible de nier qu’aucune autre activité humaine n’exige de façon aussi impérieuse etinévitable la relation entre moi et moi-même que le dialogue silencieux de la pensée, etcomme,après tout, lapenséene figurepasparmi lesoccupations lesplus fréquenteset lesplusrépandueschezleshommes,nousavonsnaturellementtendanceàêtred’accordaveclui.Sauf que nous oublions que nous qui ne croyons plus que la pensée est une habitudehumaine commune, pensons néanmoins que les hommes les plus communs doivent avoirconsciencedecequiest justeetdecequiest injuste;nousdevonsdoncêtred’accordavecSocrate pour dire que mieux vaut subir une injustice qu’en commettre une. La questionpolitiquen’estpasdesavoirsil’actedefrapperquelqu’uninjustementestplushonteuxqued’êtrefrappéinjustement.Laquestionestexclusivementdeparveniràunmondedanslequeldetelsactesneseproduisentpas(Gorgias,508).

Jevoudraismaintenantindiquerlesdirectionsdanslesquellescesconsidérationspeuventnousmenereuégardauxperplexitésquej’aiénoncéesaudébut.

La raison pour laquelle la philosophiemorale, bien que traitant d’« affaires de la plushaute importance», n’a jamais trouvédenomadéquat pourdésigner cet objectif essentieltient sans doute au fait que les philosophes ne sont pas parvenus à y voir une sectiondistinctede laphilosophie, comme la logique, la cosmologie, l’ontologie, etc. Si lepréceptemoraldécoulede l’activitépensante elle-même, si c’est la conditionnécessaire audialoguesilencieux entre moi et moi-même, sur quelque sujet que ce soit, alors c’est la conditionpréphilosophique de la philosophie elle-même, condition que la pensée philosophique

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partageavectouslesautresmodesdepenséenontechniques.Carlesobjetsdecetteactiviténe sont nullement limités aux sujets spécifiquement philosophiques ou, en l’occurrence,scientifiques. La pensée comme activité peut apparaître en toute circonstance ; elle estprésentequand,ayantaperçuunincidentsurvenudanslarueouayantétéimpliquédansunesituation, je commence à considérer ce qui est arrivé, me le racontant comme une sorted’histoire,lapréparantainsipourlacommuniquerensuiteàd’autres,etainsidesuite.C’estvraiaussi,biensûr,silesujetsurlequelportemonexamensilencieuxsetrouveêtrequelquechose que j’ai moi-même accompli.Mal agir implique de renoncer à cette aptitude ; pours’assurerdenejamaisêtredétectéetéviterd’êtrepuni,lecrimineldoitoubliercequ’ilafaitet ne plus y penser. On pourrait donc dire que la repentance consiste avant tout à ne pasoubliercequ’onafait,à«yrevenir»,commel’indiqueleverbehébreushuv.Celienentrelapensée et le souvenir est particulièrement important dans le contexte qui est le nôtre.Personnenepeutsesouvenirdecequ’iln’apaspenséenenparlantaveclui-même.

Cependant, alors que la pensée en ce sens non technique n’est sûrement la prérogatived’aucun type d’hommes en particulier, les philosophes ou les scientifiques, etc. — on laretrouvedans tous les secteurs de la vie et elle peut faire totalement défaut chez ce qu’onappellelesintellectuels—,onnepeutnierqu’elleestcertainementmoinsrépanduequenelesupposait Socrate, même si on peut espérer qu’elle l’est un peu plus que ne le craignaitPlaton. Sans doute puis-je refuser de penser et deme souvenir, et pourtant rester un êtrehumainasseznormal.Toutefois, ledangerest trèsgrand,nonseulementpourmoi,dont laparole,quiarenoncéàl’expressionlaplusélevéedelacapacitéhumainedeparler,deviendraalorsvidedesens,maisaussipourlesautres,quisontalorsforcésdevivreavecunecréaturecertes extrêmement intelligente, mais dépourvue de toute pensée. Si je refuse de mesouvenir,enréalité,jesuisprêtàtout—demêmequemoncourageseraitabsolumentsansborne,parexemple,siladouleurétaituneexpériencequ’onoublieimmédiatement.

Cettequestiondusouvenirnouspermetaumoinsdefranchirunpetitpasverslaquestionperturbante de la nature du mal. La philosophie (et aussi la littérature, comme je l’aimentionné) ne voit dans lemonstre que quelqu’un qui est désespéré et à qui le désespoirconfère une certaine noblesse. Je ne nie pas que ce type de malfrat existe, mais je suiscertainequelespiresmauxquenousconnaissonsnesontpasdusàceluiquidoitlesregarderenfaceetdont lemalheurtientaufaitqu’ilnepeutpasoublier.Lespiresmalfratssontaucontraire ceux qui ne peuvent se souvenir parce qu’ils n’ont jamais réfléchi à ce qu’ilsfaisaientet,puisqu’ilsnesesouviennentpas,riennepeutlesfairerevenirenarrière.Pourlesêtres humains, penser au passé veut dire semouvoir dans la dimension de la profondeur,poser des racines et ainsi se stabiliser, afin de ne pas se laisser balayer par ce qui peut seproduire—leZeitgeist, l’Histoireoulasimpletentation.Lepiremaln’estpasradical, iln’apasde racines, et parcequ’il n’apasde racines, il n’a pasde limites ; il peut atteindredesextrêmesimpensablesetserépandredanslemondetoutentier.

J’aimentionnéquelaqualitéd’êtreunepersonnesedistinguedufaitd’êtresimplement

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humain(demêmequelesGrecssedistinguaientcommelogonechondesBarbares)etj’aiditqueparlerd’unepersonnalitémoraleestpresqueuneredondance.Sionsuit la justificationque Socrate donne de sa formule morale, on peut maintenant dire que c’est grâce auprocessusdepenséepar lequel j’actualise ladifférence spécifiquede l’hommeen tantqu’ilparlequejemeconstitueexplicitementenpersonneetquejelerestetantquejesuiscapabled’une telle constitution encore et toujours. Si c’est ce qu’on appelle généralement lapersonnalité,etcelan’arienàvoiravecdesdonsetdel’intelligence,c’estlerésultatsimpleetpresqueautomatiquede la capacitédepenser.Pour ledireautrement,quandonpardonne,c’estlapersonneetnonlecrimequ’onpardonne;or,danslemalsansracines,iln’yaplusdepersonneàquipardonner.

C’estpeut-êtrecelienquipeutlemieuxnousfairecomprendrelacurieuseinsistancedetoutelapenséemoraleetreligieusesurl’importancedel’attachementvis-à-visdesoi-même.Ilnes’agitpasdes’aimersoi-mêmecommejepeuxaimerlesautres,maisd’êtredavantagedépendantdupartenairesilencieuxquejeporteenmoi,d’êtreenquelquesortedavantageàsamerciquejenepeuxl’êtredequiquecesoitd’autre.Lacraintedeseperdreestlégitime,carc’estlacraintedenepluspouvoirseparler.Etlapeineetladétresse,maisaussilajoieetle bonheur, et toutes les autres émotions seraient insupportables si elles devaient restermuettes,inarticulées.

Mais il ya encoreunautreaspect.LadescriptionparSocrateetPlatonduprocessusdepenséemesembleimportanteparcequ’elleimplique,mêmesic’estenpassant,lefaitqueleshommesexistentauplurieletnonausingulier,quecesontleshommesetnonl’Hommequihabitent laTerre.Même lorsquenoussommesseuls,quandnousarticulonsouactualisonscet être-seul, nous voyons bien que nous sommes en compagnie, en compagnie de nous-mêmes. La solitude, ce cauchemar qui, comme nous le savons tous, peut très bien nousenvahir au milieu de la foule, est précisément le fait d’être déserté par soi, l’incapacitétemporairededevenirdeuxenunquandnousnoustrouvonsdansunesituationoùpersonned’autrenepeutnoustenircompagnie.Decepointdevue,ilestvraiquemaconduiteàl’égarddes autres dépend de ma conduite vis-à-vis de moi-même. Seulement, aucun contenuspécifique, aucun devoir et aucune obligation spécifiques ne sont impliqués là, rien que lapurecapacitédepenseretdesesouvenir,ousonabsence.

LesassassinsduIIIeReichnonseulementmenèrentuneviedefamilleimpeccable,maisils aimaient passer leur temps libre à lire Hölderlin et à écouter du Bach, ce qui prouve(commes’il n’y avaitpas eudéjà assezdepreuves)quedes intellectuelspeuvent aisémenttomber dans le crime comme n’importe qui. La sensibilité et le sens des chosesprétendument les plus élevées de la vie ne sont-ils pourtant pas des capacitésmentales ?Certainement,mais cette capacité d’appréciation n’a rien à voir avec la pensée, laquelle, ilnous fautnous le rappeler, estuneactivité, etnon le fait de jouirpassivementdequelquechose.Danslamesureoùlapenséeestuneactivité,ellepeutsetraduirepardesproductions,pardeschosescommedespoèmes,delamusique,destableaux.Toutesceschosessontdeschoses-de-pensée,demêmequenousappelons,à juste titre, lesmeubleset lesobjetsdont

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nous nous servons quotidiennement des choses-de-l’usage : les unes sont inspirées par lapensée, les autres par l’usage, par certains besoins humains. Parmi ces assassinsextrêmementcultivés,ilnes’enestpastrouvéunseulpourécrireunpoèmedontilvaillelapeinedesesouvenir,unmorceaudemusiquequ’ilvaillelapeined’écouterouquiaitpeintuntableauquequiconquesesoucied’accrocherchezlui.Ilfautplusquelacapacitédepenserpourécrireunbonpoèmeouunbonmorceaudemusique,oupourpeindreuntableau—ilfaut des dons particuliers.Mais aucundonne compensera l’absence de l’intégrité que l’onperdquandonaperducettecapacitésicommunedepenseretdesesouvenir.

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Questionsdephilosophiemorale

15.Ilexistetoujoursderarespersonneschezquicela[lapressionpourseconformerauxautresdanslasociéténazie]n’apasfonctionné.Cesontcellesquinousintéressentici.Qu’est-cequilesaempêchéesd’agircommen’importequid’autre?Leurnaturenoble(commel’auraitsuggéréPlaton)?Enquoiconsistecettenoblesse?NoussuivonsPlatonetreconnaissonsenellesdes personnes pour qui certaines propositionsmorales sont évidentes par elles-mêmes.Mais pourquoi ? Premièrement, quiétaient-elles ? Celles qui étaient confrontées à l’ordre nouveau n’étaient nullement des révolutionnaires, des rebelles, etc.Évidemmentpas,puisqu’ilsformaientl’écrasantemajorité.L’effondrementaconsistédanslacapitulationdesgroupessociauxqui n’éprouvaient pas de doutes et n’avaient jamais brandi de slogans rebelles. Ils étaient ceux que Sartre appelle « lessalauds»etqu’ilidentifieauxparangonsdevertudanslasociétérespectable.

Ceuxquiont résisté, onpouvait les trouverdans tous les secteursde la vie, chez lespauvres et les gens sans instructioncommeparmilesmembresdelabonneetdelahautesociété.Ilsontdittrèspeudechosesetleurraisonnementétaittoujourslemême. Iln’y avaitpasdeconfliten eux,pasde lutte ; lemaln’était pasune tentationpour eux. Ilsn’ontpasdit : nousavonspeurd’unDieuomniscientetvengeur,mêmequand ilsétaientreligieux ;etcelane lesauraitpasaidésparceque lesreligionsaussis’étaientsoumises. Ilsontsimplementdit : jenepeuxpas, jepréféreraismourir,car lavienevaudraitpas lapeined’êtrevécuesijefaisaiscela.

Cequinousintéresse,c’estdonclecomportementdesgenscommuns,pasdesnazisoudesbolcheviksconvaincus,pasdessaintsetdeshéros,etpasdescriminelsnés.Cars’il existequelquechosequ’onpeutappelermoralitéàdéfautd’unmeilleurterme,celaconcerneassurémentcesgenscommunsetcesévénementscommuns(BasicMoralPropositions).

16.NulbesoindelaphilosophiedeKantpourarriveràcetteconclusion.Jevaisvousdonnerunautreexempleplusrécentqui, à partir de présupposés complètement différents, arrive exactement aux mêmes conclusions. George A. Schrader(«ResponsibilityandExistence»,Nomos,vol.3)seretrouvefaceàlavieilledifficulté:mêmesilavéritémoraleestévidenteparelle-même,l’obligationmorale—àsavoirqu’ondoitagirseloncequ’onsaitêtrejuste—n’estpasévidenteparelle-même,nonplusqu’ellenepeutseprouverdemanièredéfinitive.Iltentedoncdetransformertouslesimpératifsmorauxnonpasenpropositionssimples,maisenaffirmationsontologiques,dansl’espoirévidentquel’êtreoul’existenceelle-mêmeleurdonnerauneforcedecontraintequ’onnepeuttrouverquedanslapuissancedescommandementsdivins.Ilenrésultequecequenousappelonsgénéralementlejusteetl’injustedevientlecomportementadéquatouinadéquat.Faitassezintéressant,notreauteur,suivantencelaenquelquesorteHeidegger,partdel’idéequel’hommenes’estpasfaitlui-même,maisqu’ildoitsonexistence,laquelleluiaétédonnéecommeundongratuit.Ilenconclutquel’hommedoitrépondredesesactes,qu’ilestresponsablepardéfinition :«Êtreunhomme,c’estêtreresponsabledesoivis-à-visdesoi.»Vis-à-visdequid’autreserait-onresponsable?N’est-ilpasévidentquel’affirmationdufaitqu’onn’apaschoisidevivrepourraitsignifierexactementlecontraire:puisquejenemesuispasfaitmoi-mêmeetsimonexistencem’aétédonnéecommeundongratuit,jepeuxlacompterparmimesbienset en faire ceque je veux.Maisoublions cetteobjectionet aussi la réapparitiondu soi commenormeultime ; venons-enàl’assertionsuivante:«Affirmercela,cen’estpasrecommandercequ’unhommedevraitêtreausensidéal,maissimplementaffirmer ce qu’ilest etdoit être. » Il s’ensuivrait que si l’écart entre le « devoir être » et le comportement effectif est assezgrand,l’hommecessed’êtreunhomme.Sinouspouvionsnouspayerleluxed’appelersimplementconduitenonhumaineuneconduiteimmorale,alorsnosproblèmesseraientrésolus.Maisilsnelesontpas,commeonleverraimmédiatementavecl’unedes illustrationsfavoritesdenotreauteur, lesmauvaistraitements infligésàunchien.Ilest«moralementetcognitivementinjuste»de traiterunchiencommesic’étaitunepierre.Cequiest impliqué ici, c’estune«erreurd’interprétation»surunobjet, une erreur cognitive. Pas un instant il n’apparaît à notre auteur que, si je traite un chien comme une pierre, jemecomportecommeunepierreoubien,cequiestplusprobable,jeveuxluicauserdeladouleur.Aucuneerreurcognitiven’estimpliquéeici;aucontraire,sijenesavaispasqu’unchienn’estpasunepierre,jeneseraisjamaistentédelemaltraiter.

17.Platon,Œuvrescomplètes,t.I,Paris,Gallimard,coll.«LaPléiade»,1950,trad.fr.L.Robin,p.412.18.Ibid.,p.484.

19.Ibid.,p.486.20.Ibid.,p.488.

21.Ibid.,p.489.22.Platon,Œuvrescomplètes,t.II,op.cit.,p.1010.

23.Platon,Œuvrescomplètes,t.I,op.cit.,p.912.24.Ibid.,p.425.

25.Platon,Œuvrescomplètes,t.II,op.cit.,p.158.26. Le soi pour lequelmieux vaut subir une injustice qu’en commettre une n’est en réalité pas tant l’entité Je suismoi

(RichardIII)qu’uneactivité.Cequiestenjeu,c’estlacapacitédepenserparmoi-même,etnonleJesuis(quiestavanttoutunetnondeuxenun—dansl’action,onestun;danslemonde,onapparaîtun)nisesrésultatspossibles.SiSocraten’avait

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pasenseigné, iln’auraitriensu ; il étaitprisdansunprocessus sans fin,unprocessusquidépendaitdecequiétaitproposé.Charmide(165b):«Tutecomportesàmonégard,Critias,commesijeprétendaissavoirleschosessurlesquellesjeposedesquestions et comme si j’étais libre, àma guise, de t’accorder ce que tu dis.Or il n’en est pas ainsi : tout au contraire, si jecontinue,avectonconcoursmonenquêtesurleproblèmeposé,c’estque,personnellement, jenesaispas»(Platon,Œuvrescomplètes, t. I,op. cit., p. 269). Il répète cela souvent, dans le Gorgias aussi (560a). L’accent n’est donc pas mis sur laconnaissance,sur l’acquisition,maissur l’activité. (Enpolitique,Socratesembleavoircruquecen’étaitpas laconnaissancemais le fait de savoir comment penser qui rendrait les Athéniens meilleurs, plus capables de résister à la tyrannie, etc.Incidemment, le procès de Socrate porte sur ce point : Socrate ne prêchait pas de nouveaux dieux, il enseignait comments’interroger sur tout. Pour ceux qui prennent les non-résultats de ce questionnement pour des résultats, cette entreprise dedéboulonnagedesidolespeutdevenirtrèsdangereuse.Quisaitcommentpenserneserapluscapabledesimplementobéiretdeseconformer,nonparespritde rébellion,maisparhabitudede toutexaminer.Dans l’ApologiedeSocrate,sa réponse à sesjuges était : je ne peux m’empêcher d’examiner. Pourquoi aurait-il pu le faire en silence ? Primat de dialegesthai surdianoesthai.)(BasicMoralPropositions).

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III

Lamoraleconcernel’individudanssasingularité.Lecritèredecequiestjusteetinjuste,la réponse à la question, quedois-je faire ? ne dépendent endernière analyseni des us etcoutumesquejepartageavecceuxquim’entourent,nid’uncommandementd’originedivineouhumaine,maisde ceque jedécide enme considérant.Autrementdit, si jenepeuxpasaccomplircertaineschoses,c’estparceque,sijelesfaisais,jenepourraisplusvivreavecmoi-même.Ce vivre-avec-moi estdavantageque le conscient [consciousness], davantage que laconnaissancedirectedemoi-même[self-awareness]quim’accompagnedans tout ceque jefais et dans tout ce que j’affirme être. Être avec moi-même et juger par moi-mêmes’articulentets’actualisentdanslesprocessusdepensée,etchaqueprocessusdepenséeestune activité au cours de laquelle je me parle de ce qui se trouveme concerner. Le moded’existencequiestprésentdanscedialoguesilencieux,jel’appelleraimaintenantsolitude.Lasolitudereprésentedoncdavantagequelesautresmodesd’êtreseul,enparticulieretsurtoutl’esseulementetl’isolement,etelleestdifférented’eux.

Lasolitude impliqueque,bienqueseul, jesoisavecquelqu’un(c’est-à-diremoi-même).Elle signifie que je suis deux en un, alors que l’isolement ainsi que l’esseulement neconnaissentpascetteformedeschisme,cettedichotomieintérieuredanslaquellejepeuxmeposerdesquestionsetrecevoiruneréponse.Lasolitudeet l’activitéqui luicorrespond,quiest la pensée, peuvent être interrompues par quelqu’un d’autre qui s’adresse à moi ou,comme toute autre activité, lorsqu’on fait quelque chose d’autre, ou encore par la simplefatigue.Danstouscescas,lesdeuxquej’étaisdanslapenséeredeviennentun.Siquelqu’uns’adresseàmoi, jedoismaintenant luiparler à lui, etnonplusàmoi-même ;quand je luiparle,jechange.Jedeviensun:jesuisbiensûrconscientdemoi-même,maisjenesuispluspleinementetexplicitementenpossessiondemoi-même.Siuneseulepersonnes’adresseàmoietsi,commecelaarriveparfois,nouscommençonsàparlersousformededialoguedesmêmeschosesquipréoccupaientl’und’entrenoustandisqu’ilétaitencoredanslasolitude,alors tout se passe comme si jem’adressais à un autre soi. Et cet autre soi,allos authos,Aristoteledéfinissaitàjustetitrecommel’ami.Si,d’unautrecôté,monprocessusdepenséedanslasolitudes’arrêtepouruneraisonouuneautre, jedeviensunaussi.Parcequeceunquejesuisdésormaisestsanscompagnie,jepeuxrecherchercelledesautres—souslaformedegens,de livres,demusique—,ets’ilsme fontdéfautousi jesuis incapabled’établiruncontactaveceux,jesuisenvahiparl’ennuietl’esseulement.Pourcela,iln’estpasnécessaired’êtreseul:jepeuxm’ennuyerbeaucoupetmesentirtrèsesseuléaumilieudelafoule,maispasdans lavraiesolitude,c’est-à-direencompagniedemoi-mêmeouavecunami,ausensd’unautresoi.C’estpourquoiilestbienplusdifficiledesupporterd’êtreseulaumilieudelafoulequedanslasolitude—commeMaîtreEckhartl’afaitremarquer.

Le derniermode d’être seul, que j’appelle isolement, apparaît quand je ne suis ni avecmoi-mêmeniencompagniedesautres,maisconcernéparleschosesdumonde.L’isolementpeut être la condition naturelle pour toutes sortes de travaux dans lesquels je suis siconcentrésurcequejefaisquelaprésencedesautres,ycomprisdemoi-même,nepeutque

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me déranger. Il se peut qu’un tel travail soit productif, qu’il consiste à fabriquer un objetnouveau,maiscen’estpasnécessaire:apprendreoumêmeliresimplementunlivrerequiertuncertaindegréd’isolement;ilfautêtreprotégédelaprésencedesautres.L’isolementpeutaussiapparaîtrecommeunphénomènenégatif:lesautresaveclesquelsjepartageuncertainsouci pour le monde peuvent se détourner de moi. Cela arrive fréquemment dans la viepolitique—c’estleloisirforcédel’hommepolitiqueouplutôtdel’hommequi,enlui-même,restecitoyen,maisaperdulecontactavecsesconcitoyens.L’isolementencedeuxièmesensnepeutsesurmonterqu’ensetransformantensolitude,ettousceuxquiconnaissentbienlalittératurelatinesaventcommentlesRomains,aucontrairedesGrecs,ontdécouvertquelasolitude et avec elle la philosophie pouvaient constituer unmodede vie au cours du loisirforcéquis’imposequandonseretiredesaffairespubliques.Lorsqu’ondécouvrelasolitudeaprèsavoirmenéunevieactiveencompagniedesespairs,onenvientaupointauquelCatondisait:«Jamaisjenesuisplusactifquequandjenefaisrien,etjamaisjenesuismoinsseulque lorsque je suis avecmoi-même.»Onpeut encorepercevoirdans cesmots, je crois, lasurprise qu’éprouve unhomme actif, qui au départ n’était pas seul et était loin de ne rienfaire,faceauxdélicesdelasolitudeetàl’activitédeux-en-undelapensée.

Si, de l’autre côté, on parvient à découvrir la solitude en dépassant le cauchemar del’esseulement, on comprendra pourquoi un philosophe comme Nietzsche a présenté sespenséessurlaquestiondansunpoème(«AusHohenBergen»[Depuislescimes],àlafindePar-delà lebien et lemal) qui célèbre lemidi de la vie, lemoment où la quêtedésespéréed’amis et de compagnie chez le solitaire touche à sa fin et parce queUmMittagwar’s dawurdeEinszuZwei—«C’étaitlemidi,etalorsunsefitdeux(27).»(Ilexisteunaphorismeplus ancien sur la présentation de la pensée sous forme de poème dans lequel Nietzscheremarque : « Le poète mène triomphalement ses idées dans le char du rythme :ordinairement parce que celles-ci ne sont pas capables d’aller à pied » [Humain, trophumain, 189]. Que s’est-il passé, aimerait-on demander poliment, pour qu’un philosopheagisseainsi?)

Si j’ai mentionné ces diverses façons d’être seul ou les diverses manières dont masingularitéhumaines’articuleets’actualise,c’estparcequ’ilesttrèsfaciledelesconfondre,non seulement car nous avons tendance à céder à la facilité et à ne pas nous soucier desdistinctions,mais aussi car l’on passe de l’une à l’autre invariablement et presque sans leremarquer.Lesoucidesoientantquenormeultimepourlaconduitehumainen’existebiensûr que dans la solitude. On retrouve sa validité démontrable dans la formule générale :«Mieuxvautsubirune injusticequ’encommettreune», laquelle,commenous l’avonsvu,reposesur l’idéequ’ilvautmieuxêtreendésaccordavec lemondeentierque,sionestun,l’êtreavecsoi-même.Celanepeutrestervalidequepourunhommequiestunêtrepensant,quiabesoindelacompagniedelui-mêmepourpouvoirpenser.Riendecequenousavonsditn’estvalidepourl’esseulementetl’isolement.

Penser et se souvenir, avons-nous dit, est lamanière humaine d’établir des racines, deprendre sa place dans un monde où nous arrivons tous tels des étrangers. Ce que nousappelonsordinairementunepersonneouunepersonnalité,paroppositionau faitd’êtreun

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simple être ou de n’être personne, dérive en réalité de ce processus d’enracinement par lapensée. C’est en ce sens que j’ai dit qu’il est presque redondant de parler de personnalitémorale;unepersonnepeutassurémentavoirunenaturebonneoumauvaise,ellepeutavoirdestendancesgénéreusesoupingres,ellepeutêtreagressiveouaccommodante,ouverteoucachottière;ellepeuts’adonneràtoutessortesdevices,etdemêmeêtrenéeintelligenteoustupide,belleoulaide,sympathiqueouplutôtdésagréable.Toutcelan’arienàvoiraveclesquestionsquinousconcernentici.Sic’estunêtrequipense,quiestbienenracinédanssespenséesetsessouvenirs,etquisaitdoncqu’ildoitvivreaveclui-même,ilyauradeslimitesàce qu’il peut se permettre de faire et ces limites ne lui seront pas imposées de l’extérieur,ellesserontautoposées.Ceslimitespeuventvarierdefaçonconsidérableetgênanteselonlespersonnes, les pays, les siècles, mais le mal extrême et sans limites n’est possible qu’enl’absencetotaledecesracinesautodéveloppéesqui limitentautomatiquementlespossibles.Ellesfontdéfautlàoùleshommesglissentseulementàlasurfacedesévénements,quandilsse laissent ballotter sans jamais accéder auxprofondeursdont ils pourraient être capables.Bien sûr, cette profondeur elle-même change selon les personnes et les siècles dans soncontenuspécifiquecommedanssesdimensions.Socratecroyaitqu’enenseignantauxgenscomment penser, comment se parler à eux-mêmes, par opposition à l’art de l’orateur quiconsiste à persuader et à l’ambition du sage qui veut enseigner quoi penser et commentapprendre,ilrendraitmeilleurssesconcitoyens;maissinousadmettonsceprésupposéetsinousdemandonsalorsquellesserontlessanctionspourcefameuxcrimecachéauxyeuxdesdieux et des hommes, il pourrait nous répondre en disant seulement : la perte de cettecapacité,lapertedelasolitudeet,commej’aitentédel’illustrer,lapertedenotrecréativité—end’autrestermes,lapertedusoiquiconstituelapersonne.

Puisquelaphilosophiemoraleestleproduitdelaphilosophieetpuisquelesphilosophesn’auraientpusurvivreàlapertedusoietàlapertedelasolitude,nousneseronsplusaussisurpris de constater que la normeultime pour la conduite qu’on doit adopter vis-à-vis desautres a toujours été le soi, non seulementdans lapensée strictementphilosophiquemaisaussi religieuse. C’est ainsi que nous trouvons un mélange assez typique de penséepréchrétienne et chrétienne chez Nicolas de Cue, qui (dans sa Vision de Dieu, 7) faits’adresserDieuàl’hommepresquedanslesmêmestermesquele«Connais-toitoimême»deDelphes:Sistutuusetegoerotuus(«Situestoi,alorsje[àsavoirDieu]seraitoi»).Labasedetouteconduite,dit-il,estque«jechoisisd’êtremoi-même»(utegoeligammeiipsisesse),etl’hommeestlibreparcequeDieul’alaissélibred’êtrelui-mêmes’illeveut(utsim,sivolam,mei ipsius).Àcelanousdevonsmaintenantajouterquecettenorme,bienqu’ellepuisseêtrevérifiéedans lesexpérienceset lesconditionsessentiellesde lapensée,ne tendpas d’elle-même à se décliner en préceptes spécifiques et en lois du comportement. Leprésupposé presque unanime de la philosophie morale à travers les siècles entrecurieusement en contradiction avec notre croyance actuelle selon laquelle la loi du paysdéclinelesrèglesmoralesessentiellessurlesquellesleshommess’accordent,parcequeDieuleleuraditoubienparcequ’ilsepourraitqu’ellesdériventdelanaturedel’homme.

Puisque Socrate croyait que ce que nous appelons désormais la morale, qui concerne

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l’hommedanssasingularité,amélioreaussil’hommeentantquecitoyen,iln’estquejusticede prendre en compte les objections politiques qui ont été soulevées alors et qu’on peutaujourd’huiencoreformuler.ContrelaprétentiondeSocrateàrendremeilleurslescitoyens,la cité a prétendu qu’il corrompait la jeunesse d’Athènes et qu’il ruinait les croyancestraditionnellessurlesquellesreposaitlaconduitemorale.Jevoudraisexposercesobjectionsencitantouenparaphrasantcequevoustrouverezprincipalementdansl’Apologie.Socrateapassésavieàs’examineretàexaminerlesautres,àleurapprendreetàapprendrelui-mêmeàpenser ; il ne pouvait manquer de remettre en question toutes les normes et les étalonsexistants. Loin de rendre les autres plus « moraux », il ruine la moralité et ébranle lacroyance et l’obéissance naïves. Peut-être fut-il à tort accusé de vouloir introduire denouveaux dieux, mais seulement parce qu’il fit pire encore : « Jamais il n’enseigna ni neprofessaaucunsavoir.»Deplus,commeill’admetlui-même,savocationl’aconduitàmenerunevieretirée(idioteueinallamedemonsieuein)quiletenaitàl’écartdesgensengénéral,àsavoirdelaviepublique.Ilavaitpresqueprouvéàquelpointl’opinionpubliqueathénienneavait raison quand il avait dit que la philosophie s’adressait seulement aux jeunes quin’étaientpasencorecitoyensetque,mêmeainsi,bienqu’ellefûtnécessaireàl’éducation,ondevaitlapratiqueravecprudenceparcequ’elleinduisaitdelamalakia,unamollissementdel’esprit. Enfin, par-dessus tout et de l’aveumême de Socrate encore, tout ce qu’il pouvaitinvoquerensafaveurquandilétaitquestiondeconduiteréelle,c’étaitune«voix»parlantàl’intérieurde luiqui l’empêchaitde fairequelquechosequ’ilavait l’intentiondefaire,maisquinelepoussaitjamaisàagir.

Aucunedecesobjectionsnepeutêtreécartéesommairement.Penserveutdireexaminerets’interroger;celaimpliquetoujoursledéboulonnementdesidolesdontNietzscheétaitsifriand. Lorsque Socrate en avait fini de s’interroger, il ne restait rien à soutenir — ni lesnormes admises par le commun, ni les contre-normes défendues par les sophistes. Ledialogueavecmoi-mêmedanslasolitudeouavecunautresoi,mêmelorsqu’ilestconduitaumarché,évite lamultitude.Et lorsqueSocrateditque,selonlui, iln’yavaitpasmieuxpourAthènesquesafaçondepiquerauviflacitéàlamanièredontuntaonpiqueungrandchevalbiendressémaisparesseux,ilvoulaitpeut-êtredireseulementqu’iln’yavaitpasmieuxpourunemultitudequederedevenirdeshommessinguliersdontonenappelleàlasingularité.Sicelaétaitpossible,sionpouvaitfairequechaquehommepenseetjugeparlui-même,alorsilpourraitêtrepossibledesepasserdenormesetderèglesfixes.Sionniecettepossibilité,etelle a été niée par presque tout le monde après Socrate, alors on comprend aisémentpourquoi lapolis le considérait commeunhommedangereux.Toutepersonnequi écoutaitseulement l’examen socratique sans entrer dans le processus de pensée lui-même pouvaitêtrecorrompue,c’est-à-direprivéedesnormesqu’elleentretenaitsansypenser.End’autrestermes,toutepersonnecorruptibleétaitengravedangerd’êtrecorrompue.Cetteambiguïté,àsavoirlefaitquelemêmeactepouvaitrendremeilleurslesbonsetrendrepireslesmauvais,Nietzscheya faitallusion,alorsqu’il seplaignaitd’avoirétémal comprisparune femme :«Ellem’aditqu’ellen’avaitaucunemorale—maisjepensaisque,commemoi,elleavaitunemoraleplussévèreencore(28).»Cettemécompréhensionestcourante,bienquedanscecas

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précis(celuideLouAndreas-Salomé),lereprocheaitétéexagéré.Toutcelaestassezvraitantqu’onadmetquelesconventions,lesrèglesetlesnormesd’aprèslesquellesnousvivonsengénéralneserévèlentpassibonnesquecelaàl’examenetqu’ilseraittémérairedes’yfierensituationd’urgence.Ils’ensuitquelamoralesocratiquen’estpolitiquementpertinentequ’entemps de crise et que le soi, pris comme critère ultime de la conduite morale, estpolitiquement une sorte de mesure d’urgence. Cela implique que le fait d’invoquer deprétendus principesmorauxpour des questions relevant de la conduite quotidienne est engénéral une fraude ; il n’est pas besoin de beaucoup d’expérience pour savoir que lesmoralistesétriquésquienappellentsanscesseàdesprincipesmorauxélevésetauxnormesadmises sont engénéral lespremiers à adhérer auxnormesadmisesqu’on leurpropose etquelasociétérespectable,cequelesFrançaisappellentles«bien-pensants»,ontdavantagedechancesdedevenirtrèspeurespectablesvoirecriminelsquelaplupartdesbohémiensetdesbeatniks.Toutes leschosesdontnousavonsparlé icinesont importantesquedansdescirconstances exceptionnelles ; et les pays dans lesquels ces circonstances exceptionnellessont devenues la règle et où la question de savoir comment se comporter dans de tellescirconstancesestdevenue leproblèmedu jour leplusbrûlantsontdece faitaccusésd’êtremal gouvernés, c’est un euphémisme. Mais ceux qui, dans des situations parfaitementnormales, en appellent à des normes morales élevées s’apparentent beaucoup à ceux quiinvoquentDieuenvain.

Cetraitpropreauproblèmemoral,àsavoirquec’estpolitiquementunphénomènelimite,devient manifeste quand on considère que la seule recommandation qu’on est en droitd’attendrede l’affirmation:«Ilvautmieuxêtreendésaccordavec lemondeentierqu’avecmoi-même » reste toujours entièrement négative. Elle ne dira jamais quoi faire,mais elleempêchera seulement de faire certaines choses,même lorsque tout lemonde autour les aaccomplies. On ne doit pas oublier que le processus de pensée lui-même est incompatibleavectouteautreactivité.Onaparfaitementraisondedire:«Arrête-toietréfléchis.»Quandonpense,oncessedefairetoutcequ’onfaisaitet,tantqu’onestdeuxenun,onestincapabledefaireautrechosequedepenser.

Donc,ilyadavantagequ’unesimpledistinctionentrepenseretagir.Ilexisteunetensioninhérente entre ces deux sortes d’activité ; et lemépris dePlatonpour les agités, ceux quivontetviennentsansjamaiss’arrêter,estunétatd’espritqu’onretrouvesousuneformeousousuneautrecheztoutvraiphilosophe.Toutefois,cettetensionaétédissimuléesousuneidée chère aussi à tous les philosophes, l’idée selon laquelle penser est aussi une formed’action,quepenser, commeon l’aditparfois, estune formed’« action intérieure».Cetteconfusion s’explique par bien des raisons — des raisons non pertinentes lorsque lephilosophe cherche à se défendre contre des reproches venus des hommes d’action et descitoyens, oudes raisons pertinentes qui ont leur origine dans la nature de la pensée.Et lapensée, au contraire de la contemplation avec laquelle on ne la confond que tropfréquemment,estbiensûruneactivité,etsurtoutuneactivitéquiproduitcertainsrésultatsmoraux,àsavoirqueceluiquipenseseconstitueenquelqu’un,enunepersonneouenunepersonnalité. Mais l’activité et l’action ne sont pas identiques, et le résultat de l’activité

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pensante est une sorte de produit dérivé au regard de l’activité elle-même. Ce n’est pas lamêmechosequelafinqu’unacteviseetdontilal’intentionconsciente.Ladistinctionentrepenséeetactionestsouventexpriméeparl’oppositionentrel’EspritetlaPuissance,EspritetImpuissanceétantsouventautomatiquementassimilés,etilyaplusqu’unetouchedevéritédanscesexpressions.

Laprincipaledistinction,politiquementparlant,entrePenséeetActiontientaufaitquejesuisseulementavecmoi-mêmeetlesoid’autruiquandjesuisentraindepenser,alorsquejemeretrouveencompagniedebeaucoupdegensdèsque jecommenceàagir.LaPuissance,pour les êtres humains qui ne sont pas tout-puissants, ne peut résider que dans l’une desnombreusesformesdepluralitéhumaine,alorsquetoutmodedelasingularitéhumaineestimpuissantpardéfinition.Toutefois,ilestvraique,mêmedanslasingularitéouladualitéduprocessuspensant,lapluralitéestenquelquesorteprésenteengerme,danslamesureoùjenepeuxpenserqu’enmedivisantendeuxalorsquejesuisun.Maiscedeux-en-un,dupointdevuedelapluralitéhumaine,estcommeladernièretracedecompagnie—mêmelorsquejesuisunetseul,jesuisetpeuxdevenirdeux—quinedevientainsitrèsimportantequeparcequenousdécouvrons lapluralité làoùnous l’attendrions lemoins.Pourcequiconcerne lefaitd’êtreaveclesautres,c’estencoreunphénomènemarginal.

Cesconsidérationsexpliquentpourquoilamoralesocratique,dotéedequalitésnégativesetmarginales, s’est révélée être la seulemorale qui fonctionne dans les situations limites,c’est-à-diredanslesmomentsdecriseetd’urgence.Lorsquelesnormesnesontplusdutoutvalides—commeàAthènesdansletroisièmetiersduVesiècleetauIVesiècleavantJ.-C.,oucommeenEuropeaucoursdutroisièmetiersduXIXesiècleetauXXe—,ilneresteplusquel’exempledeSocrate,quin’apeut-êtrepasétéleplusgrandphilosophe,maisquidemeurelephilosopheparexcellence.Cefaisant,nousnedevonspasoublierque,pourlephilosophe,quinon seulement pense, mais est extraordinairement et, selon l’opinion de beaucoup de sesconcitoyens, inopportunément porté à penser, le produit dérivé de la pensée est en soid’importancesecondaire.Iln’examinepasleschosespourdevenirmeilleurluioulesautres.Sisesconcitoyens,quisontenclinsàlesoupçonner,devaientluidire:«Noustelaisseronspartir à la condition que tu abandonnes tes investigations et la philosophie », la réponseseraittoujourscelledeSocrate:«Jevoustiensenhauteestimeetaffection,mais[…]tantquej’auraisouffleet force, jen’abandonneraipas laphilosophie[et] jenechangeraipasdefaçondevivre.»

Revenonsunefoisencoreauproblèmedelaconscience,dontl’existenceaétéremiseenquestion par nos expériences plus récentes. La conscience est supposée être une façon deressentirsansraisonniraisonnementetdesavoirparsentimentcequiestjusteetinjuste.Cequis’estrévéléau-delàdetoutdoute,jecrois,c’estlefaitquedetelssentimentsexistentbelet bien, que les gens se sentent coupables ou se sentent innocents, mais qu’hélas, cessentimentsneconstituentpasdesindicationsfiables,qu’ilsn’indiquentmêmeriendujusteet de l’injuste. Des sentiments de culpabilité peuvent être déclenchés par un conflit entred’ancienneshabitudesetdenouveauxcommandements—l’anciennehabitudedenepastueretlenouveaucommandementdetuer—,maisilspeuventtoutaussibienêtresuscitésparle

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contraire : une foisque lemeurtreou ceque la«moralenouvelle» exige estdevenuunehabitude et est admis par tout le monde, le même homme se sent coupable s’il ne s’yconforme pas. Autrement dit, ces sentiments indiquent une conformité ou une non-conformité,ilsn’indiquentpasunemorale.Commejel’aidit, l’Antiquiténeconnaissaitpaslephénomènedelaconscience[conscience];onaparlasuitevuenellel’organegrâceauquell’hommeentend lavoixdeDieu,etelleaétéreprisepar lesphilosophesnonreligieuxavecunelégitimitésujetteàcaution.Danslecadredel’expériencereligieuse,ilnepeutyavoirdeconflitdeconscience.LavoixdeDieuparleclairementetlaquestionestdesavoirsij’obéiraiounon.D’un autre côté, les conflits de conscience en termesnon religieuxne sont en faitriend’autrequedesdélibérationsentremoietmoi-même; ilsneserésolventpasgrâceausentiment, mais par la pensée. Cependant, dans la mesure où la conscience signifieseulementêtreenpaixavecsoi-même,cequiestlaconditionsinequanondelapensée,c’estassurémentuneréalité;mais,commenouslesavonsdésormais,celanousdiraseulement:jenepeuxpasetjeneveuxpas.Puisqu’elleestliéeànotresoi,onnepeutenattendreaucuneimpulsionàl’action(29).

Rappelons-nous enfin les quelques indications que j’ai données sur la façon dont leproblèmedumal seprésentedupointde vuede cette forme strictementphilosophiquedemorale.Lemal,définieuégardausoietàlarelationpensanteentremoietmoi-même,resteaussi formel et vide de contenu que l’impératif catégorique de Kant, dont le formalisme asouvent choqué ses critiques. Si Kant a dit que toutemaxime qui ne peut devenir une loivalide universellement est injuste, Socrate a dit que tout acte dont je ne peux continuer àvivreavecl’agentestinjuste.Encomparaison,laformuledeKantsemblemoinsformelleetplusstricte;levoletlemeurtre,l’escroquerieetlefauxtémoignagesontinterditsavecuneforceégale.Laquestiondesavoirsijenepréféreraispasvivreavecunvoleurplutôtqu’avecun meurtrier, si je serais peut-être considérablement moins gêné par un escroc que parquelqu’unquiafaitunfauxtémoignagen’estmêmepasposée.Laraisondecettedifférenceest qu’en réalité,malgré de nombreuses affirmations contraires, Kant n’a jamais distinguéentrelégalitéetmoralité,etqu’ilvoulaitfairedelamoralité,sansintermédiaires,lasourcedelaloi,desortequel’homme,oùqu’ilsoitetquoiqu’ilfasse,sedonneàlui-mêmesaloi,qu’ilsoitunepersonneentièrementautonome.Dans la formuledeKant, c’est lemêmemalquifaitde l’hommeunvoleurouunmeurtrier, lamêmefaiblesse fatalede lanaturehumaine.Autreexempledepoidsd’uneénumérationdestransgressionsquinesontpasgraduéesselonleurgravité:ledécalogue,quiétaitaussicenséêtrelefondementdelaloidupays.

Ilestvraiquesivousneprenezquel’unedestroisformulessocratiques:«Ilvautmieuxsubiruneinjusticequed’encommettreune»,voustrouverezlamêmecurieuseindifférenceauxdegréspossiblesdumal;maisceladisparaîtsivousajoutezledeuxièmecritère,commenousl’avonsfaitici:devoirvivreavecsoi-même.Carc’estunprincipepurementmoral,paroppositionàunprincipejuridique.Encequiconcernel’agent,toutcequ’ilpeutdire,c’est:«Ça,jenepeuxpaslefaire»,oubien,danslecasoùilacommissonacte:«Ça,jen’auraisjamaisdû le faire.»Cequi impliquequ’ilacommisunemauvaiseactionauparavant,maissansconséquencesfatales.Apparaîticiunedistinctionentrelestransgressions,commecelles

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auxquelles nous sommes confrontés quotidiennement, avec lesquelles nous savons nousdébrouiller ou bien comment nous en débarrasser par des peines ou par le pardon, et lesfautesfaceauxquellestoutcequ’onpeutdire,c’est:«Çan’auraitjamaisdûarriver.»Deceténoncé,iln’yaqu’unpasàfranchirpourconclurequequilesacommisesn’auraitjamaisdûnaître. Évidemment, cette distinction est très semblable à celle que fait Jésus deNazarethentre les transgressions que je suis supposé pardonner « sept fois par jour » et les fautespourlesquelles«ilauraitmieuxvalupourluiqu’onluiattacheunepierreaucouetqu’onlejetteàlamer».

Dans le contexte qui est le nôtre, il y a deux choses significatives dans ces mots.Premièrement, le termeutilisé icipour« faute»estskandalon,quisignifieoriginellementunpiègetenduàsesennemisetquiestutilisécommeéquivalentaumothébreumikhsholouzur mikhshol, qui signifie « pierre d’achoppement ». Cette distinction entre de simplestransgressions et ces pierres d’achoppement mortelles semble indiquer davantage que ladistinction actuelle entre péchés véniels et mortels ; elle indique que ces pierresd’achoppement ne peuvent être retirées de notre passé au même titre que de simplestransgressions.Deuxièmement,etcen’estpassansrapport,malgrélesapparences,aveccettelecture du texte, notez bien qu’il aurait mieux valu pour lui ne jamais être né, car cetteexpression faitqu’on lit cette remarquecommesi l’agentde la faute,dont il est seulementindiquéquelanatureenfaitunobstacleinsurmontable,s’étaitéteintlui-même.

Mais qu’importe la façon dont on déroule les conséquences inhérentes aux quelquesénoncésquireprésententtoujourslesseulesindicationssurlesquellesnousretombonsdansnotre quête de la nature du mal, une chose est indéniable : c’est la qualité intensémentpersonnelle et même, si l’on veut, subjective de tous les critères proposés ici. C’estprobablement ce à quoi on peut le plus objecter dansmes considérations, et j’y reviendraidanslaconférencesuivantelorsquejediscuterailanaturedujugement.Pouraujourd’hui,jevoudrais mentionner, comme pour me défendre, deux formules qui exprimentessentiellement lamême pensée,même si elles ont pour origine des sources et des typesd’hommesentièrementdisparates;ellespourrontpeut-êtrevousdonneruneindicationdelàoùjeveuxaller.LepremierdecesénoncésvientdeCicéronetleseconddeMaîtreEckhart,legrandmystiqueduXIVe siècle.Dans lesTusculanes,Cicérondiscute lesopinionsopposéesdesphilosophessurcertainesquestionsquisontsansintérêtpournotrepropos.Quandilenvient à décider lequel d’entre eux a raison et lequel a tort, soudainement et de façoninattendue,ilintroduituncritèretoutdifférent.Ilécartelaquestiondelavéritéobjectiveetditque,s’ilavaitlechoixentrelesopinionsdespythagoriciensetcellesdePlaton,«pardieu,ilpréféreraitavoirtortavecPlatonqued’êtredanslavéritéaveccesgens-là».Etillaissesoninterlocuteurdansledialoguesoulignerencoreunefoiscepoint:luinonplusneseraitpasgênédutoutd’avoirtortetdes’égareravecuntelhomme.Plussurprenanteencorequecetteformule, qui est seulement polémique, est celle d’Eckhart, qui est franchement hérétique.Dans l’une des prétendues paroles qu’on a préservées de lui (et qui sont en réalité desanecdotes), Eckhart est censé avoir rencontré l’homme le plus heureux dumonde, qui setrouveêtreunmendiant.Ladiscussionavance,etonfinitpardemanderaumendiants’ilse

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trouveraitencoreheureuxs’ilétaitenenfer.Lemendiant,quiafondésonraisonnementsurl’amourdeDieuetleprésupposéselonlequelj’aiavecmoitoutcequej’aime,répond:«Ohoui, j’aimerais mieux être en enfer avec Dieu qu’au Ciel sans Lui. » Cicéron et Eckhartconviennent tous deux qu’il vient un moment où les normes objectives — la vérité, lesrécompenses et les punitions dans l’au-delà, etc. — cèdent la préséance au critère« subjectif », lequel porte sur la sorte de personne que je souhaite être et avec laquelle jesouhaitevivre.

Sionappliquecesparolesàlaquestiondelanaturedumal,ilenrésulteunedéfinitiondel’agentetde la façondont ilaagi,plutôtquede l’acte lui-mêmeetdesonrésultat final.Ceglissementduquoiobjectifquequelqu’una faitauqui subjectif estunedonnéemarginalemêmedansnotre système juridique.Car s’il est vraique l’onmet enaccusationquelqu’unpourcequ’ilafait,ilestvraiégalementquelorsqu’onpardonneàunmeurtrier,onneprendplusenconsidérationcetacte.Cen’estpaslemeurtrequel’onpardonne,maisl’assassin,sapersonne telle qu’elle apparaît dans certaines circonstances et dans ses intentions. Leproblèmeaveclescriminelsnazisétaitprécisémentqu’ilsavaientvolontairementrenoncéàtoutequalitépersonnelle,commes’iln’yavaitpluseupersonneàpunirouàpardonner.Ilsne cessaient de protester qu’ils n’avaient rien fait de leur propre initiative, qu’ils n’avaientaucuneintention,bonneoumauvaise,etqu’ilsobéissaientseulementauxordres.

Pourledireautrement:lepiremalperpétréestceluiquiestcommisparpersonne,c’est-à-direpardesêtreshumainsquirefusentd’êtredespersonnes.Danslecadreconceptueldecesconsidérations,onpourraitdirequelesmalfratsquirefusentdepenserpareux-mêmescequ’ils ont fait et qui refusent aussi d’y penser rétrospectivement, c’est-à-dire de revenir enarrièreetdeserappelercequ’ilsontfait(cequiestlarepentanceouteshuvah),ontenréalitééchouéaseconstituerenquelqu’un.Ens’obstinantàresterpersonne,ilsprouventqu’ilssontimpropres à interagir avecd’autres, lesquels, bons,mauvais ou indifférents, sont aumoinsdespersonnes.

Tout ce que nous avons découvert jusqu’à présent est négatif. Nous avons traité d’uneactivitémaispasdel’action,etlanormeultimeaétélarelationavecsoi,paslarelationavecles autres. Tournonsmaintenant notre attention vers l’action par opposition à l’activité etverslaconduiteàl’égarddesautresparoppositionàlarelationavecsoi-même.Danslesdeuxcas, nousnous cantonnerons aux questionsmorales ; nousnous attacherons auxhommesdans leur singularité et laisserons de côté toutes les questions politiques comme laconstitutiondecommunautésetlegouvernement,ainsiquelesoutienducitoyenauxloisdeson pays ou ses actions de concert avec ses concitoyens pour soutenir une entreprisecommune. Donc, je parlerai de l’action non politique, qui n’a pas lieu en public, et desrelationsnonpolitiquesaveclesautresquinesontnidesrelationsavecd’autressoi,c’est-à-diredesamis,niprédéterminéesparunintérêtmondaincommun.Lesdeuxphénomènesquiréclamerontprincipalementnotreattentionsontenréalitéinterconnectés.Lepremierestlephénomènedelavolonté,qui,dansnotretradition,memetenaction,et ledeuxièmeest laquestiondelanaturedubienenunsensentièrementpositif,plutôtquelaquestionnégativeportantsurlafaçond’empêcherlemal.

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J’ai mentionné précédemment que le phénomène de la volonté était inconnu del’Antiquité. Mais avant de déterminer son origine historique, ce qui est fort intéressant,j’essaieraidevousprésenterunebrèveanalysedesonfonctionnementencomparaisonaveclesautresfacultéshumaines.Supposonsquenousayonsdevantnousuneassiettedefraiseset que je désire les manger. Ce désir était évidemment très bien connu des philosophesantiques;désireratoujourssignifiéêtreattiréparquelquechosequisetrouveàl’extérieurdesoi.C’étaitnatureletpasd’unregistretrèsélevé;celarelevait,pourlediregrossièrement,del’animalenl’homme.Laquestiondesavoirsijevaiscéderounonàcedésirétait,selonlesanciens, décidée par la raison. Si, par exemple, je suis sujet à un certain type d’allergie, laraisonmeditdenepastoucheràmesfraises.Lesmangerquandmêmedépenddelaforcedemesdésirsd’uncôtéetdelaforcedemaraisonsureuxdel’autre.Jemangeraimesfraisessoit parce que je manque de raison soit parce que celle-ci est plus faible que mon désir.L’oppositionbienconnuedelaraisonetdespassions,pluslavieillequestiondesavoirsi laraisonest l’esclavedespassionsouaucontrairesi lespassionsdevraientetpourraientêtreplacées sous le contrôle de la raison dérivent des vieilles conceptions schématiques de lahiérarchiedesfacultéshumaines(30).

C’estdanscettedichotomieque la facultédevouloirvients’insérer.Cette insertionveutdirequeniledésirnilaraisonn’estaboliourabaisséàunranginférieur;ilsvalentencore.Maisladécouvertenouvelleestqu’ilyaquelquechoseenl’hommequipeutdireouiounonauxpréceptesde la raison, doncque le fait que je cède àmondésir n’est déclenchéni parl’ignoranceniparlafaiblesse,maisparmavolonté,àsavoirunetroisièmefaculté.Laraisonn’estpassuffisanteetledésirnonplus.Car—etc’estlàlenoyaudeladécouvertenouvelle—«l’espritn’estpasmûsilavolonténel’estpas»(Augustin,Deliberoarbitriovoluntatus,3.1.2).Jepeuxprendreunedécisioncontrel’avisdemaraison,demêmequejepeuxprendreunedécisioncontrelapureattractionexercéeparlesobjetsdemonappétit,etc’estlavolontéplutôtquelaraisonoul’appétitquidécidedecequejevaisfaire.Donc,jepeuxvouloircequejenedésirepaset jepeuxnepasvouloir,consciemment,cedont laraisonmeditquec’estbien,etdanstoutacte,ce«jeveux»ouce«jeneveuxpas»estlefacteurdécisif.Lavolontéestl’arbitreentrelaraisonetledésir;etdèslors,lavolontéseuleestlibre.Deplus,alorsquelaraisonrévèlecequiestcommunàtousleshommesetledésircequiestcommunàtouslesorganismesvivants,seulelavolontém’estentièrementpropre(31).

Mêmedecettecourteanalyse, ilressortàl’évidencequeladécouvertedelavolontédoitavoircoïncidéaveccelledelalibertéentantqueproblèmephilosophiqueetnoncommefaitpolitique.Ilestàcoupsûrassezétrangepournousdenoterquelaquestiondelaliberté,enparticulierde la libertéde la volonté, laquelle joueun rôle tellement énormedans toute lapensée philosophique et religieuse postchrétienne, n’a jamais dû apparaître dans laphilosophie antique(32). Toutefois, ce sentiment d’étrangeté s’efface dès que nouscomprenonsqu’aucunélémentdeliberténepeutrésiderdanslaraisonnidansledésir.Quoique, d’un côté, la raison puisseme dire de convaincant ou de séduisant, mes appétits, del’autre,secomprennentcommelaréactiondedésirfaceàcequim’affectedel’extérieur.

Selonlaphilosophieantique,lalibertéétaitliéeau:«Jepeux»;«libre»signifiaitêtre

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capabledefairecequ’onvoulaitfaire.Dire,parexemple,qu’unhommeparalyséayantperdusa libertédemouvementouun esclaveplacé sous le contrôled’unmaîtren’en étaientpasmoinslibresdanslamesureoùeuxaussiavaientunevolontéauraitparuunecontradictiondans les termes. Et si on regarde la philosophie des stoïciens, en particulier celle duphilosopheesclaveÉpictète(dontlesécritsétaientcontemporainsdeceuxdePaul,lepremierauteurchrétien),où laquestionde la liberté intérieurequellesquesoient lescirconstancesextérieures,politiques,est sanscessesoulevée,onvoit immédiatementquecelanesignifiepasqu’Épictètepassedudésirà lavolonté,oudu« jepeux»au« jeveux»,maisqu’ilyaseulementunglissementdans lesobjetsde sesdésirs.Afinde rester libremêmesi je suisesclave,jedoisexercermesappétitsànedésirerquecequejepeuxobtenir,cequinedépendquedemoi-mêmeetestainsieffectivementenmonpouvoir.L’hommeparalysé,seloncetteinterprétation,n’estlibre,commen’importequid’autre,ques’ilcessedevouloirutilisersesmembres(33).

Si j’ai pris l’exemple d’Épictète, c’est pour éviter les malentendus. Cette formed’internalisation,derestrictiondu« jepeux»dans laréalitéauchampde lavie intérieure,dontlespossibilitéssontsanslimiteprécisémentparcequ’ellen’estpasdanslaréalité,apeuàvoiravecnotrequestion.Beaucoupdecequ’aditNietzschepourcritiquerlechristianismenes’appliqueenfaitqu’àcesétapestardivesdelaphilosophieantique.OnpeuteneffetvoirdansÉpictèteunexempledelamentalitépleinederessentimentdel’esclavequi,lorsquesonmaîtreluidit:«Tun’espaslibrepuisquetunepeuxpasfairececioucela»,répond:«Jeneveuxmêmepaslefaire,doncjesuislibre.»

On a dit— je crois que c’était Erik Voegelin— que ce que nous entendons par lemot«âme»étaitinconnuavantPlaton.Demême,j’aimeraissoutenirl’idéequelephénomènedela volonté dans toutes ses imbrications compliquées était inconnu avant Paul et que ladécouverte de ce dernier s’est faite en liaison intime avec les enseignements de Jésus deNazareth.J’aimentionnéplushaut :«Aime tonprochaincommetoi-même.»OnsaitquecetteexpressiondesÉvangilesestenréalitéunecitationdel’AncienTestament;sonoriginen’est pas chrétienne,mais elle vient de l’hébreu. Je l’aimentionnée parce que nous avonsdécouvertqu’iciaussi, le soiest lanormeultimedeceque jedoisounon faire.VousvoussouvenezaussiqueJésusposecetterègle:«Ehbienmoi,jevousdis:Aimezvosennemis:priez pour ceux qui vous pourchassent », etc. (Matth., 5.44). Cela apparaît quand Jésusradicalise tous les vieux préceptes et commandements, comme lorsqu’il dit : « Vous avezentenduqu’on adit : “Ne commettezpas l’adultère.”Ehbien,moi je vousdis : “C’est déjàcommettre l’adultère avec une femme que de la désirer du regard” » (Matth., 5.27-28), etd’autres propos de ce genre encore, aucun d’étranger à l’enseignement hébreu — maisseulement fortement intensifié.Lamêmechoseestvraiedansunecertainemesurepour lecommandementd’«aimersesennemis»,carontrouvedéjàquelquechosed’assezsimilaireparletondanslesProverbes(25.21),oùilestdit:«Tonennemiafaim?Donne-luidupain.Ilasoif?Donne-luidel’eau.»SaufqueJésusn’ajoutepas:«Tuaccumulerassursatêtedesbraisesbrûlantes.“Àmoiappartientlavengeance,moiseuldonneraiàchacunselonsondû”,ditleSeigneur»(commelefaitPaul,enRom.12,citantencoretextuellementlesProverbes).

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Jésusajouteseulement :«Ainsivousdeviendrez lesenfantsdevotrePèrequiestdans lescieux.»Souscetteforme,«aimezvosennemis»estdavantagequ’unesimpleintensificationdu précepte hébreu. Cela devient assez manifeste lorsqu’on se rappelle les autres motsprononcésdans lemêmecontexte—«Donneàqui ledemande» et«Onveut teprendrejusqu’àtatunique?Donneenpluslemanteau»(Matth.,5.40).Rienn’estplusmanifeste,jecrois, que le fait que, dans ces conseils de conduite, le soi et la relation entremoi etmoi-même ne sont plus le critère ultime de la conduite. Le but ici n’est aucunement de subirplutôtquedecommettreuneinjustice,maisquelquechosedetoutdifférent,àsavoirdefairedubienauxautres,etleseulcritèreestautrui.

Cet étrange oubli de soi, cette tentative délibérée de s’abolir pour Dieu ou pour sonprochain est la quintessence même de l’éthique chrétienne digne de ce nom. Noséquivalencesactuellesentrebontéetoublidesoi(d’oùnousavonsconclu,defaçonunpeuirréfléchie, j’en ai peur, que méchanceté et égoïsme sont la même chose) constituent unlointainéchodesexpériencesauthentiquesdequiaimaitfairelebienàlafaçondontSocrateaimait l’activité de pensée. Et demême que Socrate savait très bien que son amour de lasagesse reposait fermement sur le faitqu’aucunhommenepeutêtre sage, demêmeJésusétait fermementconvaincuquesonamourdelabontéreposaitsur lefaitqu’aucunhommenepeutêtrebon:«Pourquoim’appelez-vousbon?Personnen’estbon,saufun,notrePèrequi est dans les cieux. » Et de même qu’aucun processus de pensée ne peut même seconcevoir sans ce deux-en-un, cette division par laquelle le soi s’actualise et s’articule, demêmeaucontraire,iln’estpaspossibledefairelebiensi,lefaisant,j’ensuisconscient.Rienne compte ici que « fais en sorte que tamain gauche ignore ce que fait tamain droite »,«donneensecret»(Matth.,6.2);jedoism’absenterdemoi-mêmeetnepasmevoir.Encesensetausensoùnousavonsparléauparavantdelasolitude,l’hommequiaimefairelebiens’estembarquédanslaplusisoléedescarrièrespourunhomme,saufs’ilsetrouvecroireenDieu, avoir Dieu pour compagnon et pour témoin. Cet élément d’esseulement réel danschaquetentativepourfairelebienetpournepassecontenterdeseulementfuirlemalestsifortquemêmeKant,parailleurssisoucieuxd’éliminerDieuettouslespréceptesreligieuxdesaphilosophiemorale,enappelleàDieupourportertémoignagedel’existencedelavolontébonne,sanscelainexplorableetindétectable.

J’ai discutébrièvement lanatureparadoxalede l’affirmationdeSocrate et du fait qu’envertude l’habitude et de la tradition, nousnepouvonsplus l’entendre.Onpourrait dire lamêmechose,eninsistantdavantage,delaradicalisationdesvieuxcommandementshébreuxdansl’enseignementdeJésus.Lapressionqu’ilaimposéeàsesdisciplesdevaitêtreau-delàdusupportable,et laseuleraisonexpliquantpourquoinousnelaressentonsplus,c’estquenousnelesprenonsguèreausérieux.Lapressiondecesenseignements,personnepeut-êtrenel’aressentieplusfortementquePaulaprèssasoudaineconversion.

On a souvent dit que ce n’était pas Jésus de Nazareth mais Paul de Tarse qui était lefondateurduchristianisme;ilacertainementétélefondateurdelaphilosophiechrétienne,laquelleestlaseuleàmettrel’accentsurlaquestiondelalibertéetsurleproblèmedulibrearbitre. Le passage décisif à cet égard, qui est longtemps resté au centre de la discussion,

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pratiquement pendant tout le Moyen Âge, se trouve dans l’Épître aux Romains. C’est lecélèbrechapitre7quicommenceparladiscussiondelaloietfinitparlebesoinquel’hommead’êtresauvéparlagrâcedeDieu.L’introductiondela loiprésupposelavolonté.Àchaque« Tu dois » répond un « Je veux ». La loi, rappelons-le-nous, permet aux hommes dedistinguercequiestjustedecequiestinjuste,«carlàoùiln’yapasdeLoi,iln’yapasdetransgression»(Rom.,4.15);donc«laLoiouvrelaconnaissancedupéché»(Rom.,3.20).Pourtant,etc’est laprésuppositionsur laquellereposecequisuit, la loiquinousditcequiest juste et ce qui est injuste n’a nullement atteint son objectif ; au contraire, citant lesPsaumes,Pauldit:«Iln’estunseulêtresensé.PasunseulquirechercheDieu.Pasunseuld’honnête.Aucun.»(Rom.,3.11-12.)Commentest-cepossible?Paull’expliqueenseprenantlui-mêmeenexemple:ilsait,«ilestd’accord(synphémi)aveclaLoietlatrouvebelle»;quiplusest,ildésireagirselonelle,etpourtant,«jefaiscequejeneveuxpas».«Jenefaispascequejeveux;jefaistoutcequejehais.»Donc,«jenefaispaslebienquejeveux,maislemalquejeneveuxpas»(Rom.,7.19).Ilnepeutéviterd’enconclure:«Ainsilevouloirestàmaportée,maisnonpas l’accomplir.»PuisquePaul croitque la raisonpour laquelle ilnepeuteffectuercequ’ilveutestladichotomiedel’hommecharneletspirituel,qu’ilya«uneautreloiquejevoisdansmesmembres,quiluttecontrecelledemonintelligence»,ilpeutencorecroirequec’est«moiquisuisleserviteur,parlapensée,delaloideDieu,tandisquemachairestl’esclavedelaloidupéché».

Sinousprenonscepassageaussi sérieusementquenous ledevons, je crois, il est assezclairquec’estl’impuissancedelavolonté,cetinstrumentprétendumentpuissantquidonnel’impulsionàl’action,quiaétédécouvertedansl’expérienceauxtermesdelaquellemêmesijesaisetrefusemonconsentementàmesdésirs,jesuisencoreenpositiondedire:«Jenepeuxpas.»Lapremièrechosequ’onapprendsurlavolontéestun:«Jeveuxmaisnepeuxpas.»Cependant, le«jeveux»n’estnullementsubmergépar l’expériencedu«jenepeuxpas»,mais ilcontinuedevouloir,etplusilveut,plussoninsuffisanceapparaîtclairement.Lavolontésembleiciunesorted’arbiter—deliberumarbitrium—entrel’espritquisaitetlachairquidésire.Danscerôled’arbitre,lavolontéestlibre;c’est-à-direqu’elledécideenvertude sa propre spontanéité. Comme le disait Duns Scott, le philosophe du XIIIe siècle qui,contreAugustin, a insisté sur la primauté de la volonté sur les autres facultés humaines :«Lavolonté seuleest la causede lavolitiondans lavolonté» (Nihil aliudavoluntate estcausatotalisvolitionis involuntate).Maisbienque lavolontésoit libre, l’hommedechair,mêmes’ilpossèdecettefacultélibre,n’estpasdutoutlibre.Iln’estpasassezfortpourfairece qu’il veut ; tous ses péchés et ses transgressions peuvent se comprendre comme desfaiblesses, comme des péchés véniels qu’on peut pardonner, sauf le péché mortel deconsentir, qui devient un péché contre l’esprit. Scott ajoute, rejetant les philosophes :l’homme spirituel n’est pas librenonplus. Si seul le « je peux» est libre, aucundesdeuxn’estlibre.Sile«jenepeuxpas»del’hommedechairestcontraintparledésir,l’intellectnepeutfairelemalparcequ’ilestcontraintparlavérité.Tout«jepeux»présupposeun«jenedoispas».

Nousretiendronsdecepremiercontactaveclephénomènedelavolontéle«jeveuxetne

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peux pas », et nous noterons que cettepremière division que la volonté cause enmoi estnettementdifférentedecellequiseproduitdans lapensée.Cettedivisionde lavolontéestloind’êtrepaisible—ellen’annoncepasundialogueentremoietmoi-même,maisuneluttesansmerciquidure jusqu’à lamort.Nousnoteronsaussi l’impuissancede lavolonté, etceserapeut-êtreunepremièreindicationdelaraisonpourlaquellelavolontéqui,parmitouteslesautresfacultéshumaines,atellementsoifdepouvoirapuêtreassimiléechezledernieretpeut-êtreleplusgrandreprésentantdetoutecettetendance,àsavoirNietzsche,àlavolontéde puissance. Nous pourrions conclure ce stade de notre réflexion sur le problème enquestionpardeuxcitationsd’Augustin:l’uneestextraitedesConfessions,l’autredel’unedeses lettres. Ce qu’Augustin amontré clairement, c’est premièrement que « le vouloir et lepouvoirnesontpasunemêmechose»(nonhocestvellequodposse,Confessions,VIII,8);et deuxièmement que, « s’il n’y avait pas de volonté, la loi ne pourrait indiquer decommandements ; si la volonté suffisait, lagrâcene servirait à rien» (nec lex iuberet, nisiessetvoluntate,necgraciainvaret,sisatessevoluntate,Epistolae,177.5).

Le deuxième stade de notre problème est développé dans la philosophie d’Augustin.L’étape décisive qu’il franchit par-delà la formulation de Paul est l’idée que le piège danslequel la volonté est priseneprovient pasde lanaturedualede l’homme, qui est à la foischarneletspirituel.Lavolontéelle-mêmeestunefacultémentaleetquantaucorps,elleaunpouvoirabsolu:«Monespritcommandeàmoncorps, il trouvedanslecorpsuneprompteobéissance. Mon esprit commande à soi-même, et il trouve en soi-même une forterésistance.»Donc,euégardprécisémentauxphénomènescharnelsquifaisaientledésespoirdePaul,Augustinestassezsûrdupouvoirdelavolonté:«Rienn’estplusennotrepouvoirque le faitque lorsquenousvoulonsagir,nousagissions.Dès lors, rienn’estplusennotrepouvoir que la volonté elle-même » (Retractationes, 1.8.3 et De libero arbitro, 3.2.7).Cependant,dufaitdecetterésistancedelavolontévis-à-visd’elle-même,Paulsavaitcequ’ildisait.Ilestdanslanaturemêmedelavolonté«enpartiedevouloiretenpartiedenepasvouloir », car si la volonté ne résistait pas à elle-même, elle n’aurait pas à prononcer descommandementsetàexigerd’obéir.Mais«puisquec’est elle-mêmequi commandeàelle-même de vouloir, il s’ensuit qu’elle ne commande pas pleinement lorsque ce qu’ellecommandenes’accomplitpas[…].Carsielleétaitpleineetentière,ellenesecommanderaitpasdevouloirpuisqu’ellevoudraitdéjà.Cen’estdoncpasunprodigequ’elleveuilleenpartieet qu’en partie elle ne veuille pas [car] il y a deux volontés » (Confessions, VIII, 9).Autrementdit,lavolontéelle-mêmeestdiviséeendeux,etnonpasseulementausensoùjeveuxenpartielebienetenpartielemal,commes’ilyavaitcontestationentredeuxprincipesopposésenmoietquejesoislechampdebataille.Maislamêmechoseseproduit«quanddeuxvolontéssontmauvaises»,commedans lecasde l’hommequienpartieveutallerauthéâtre, en partie au cirque, et veut troisièmement voler la maison d’un autre homme etquatrièmement commettre l’adultère, activités dont il a l’occasion seulement maintenant.Danscedernierexemple,vousl’aureznoté,Augustinaintroduitquatrevolontésquiopèrentenmêmetemps,etnousvoyonstoutdesuitequecetexempleetbiend’autresserapprochentde la délibération, alors que délibérer et vouloir ne sont pas lamême chose. Si cependant

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nous considérons toutes les facultésmentales en présupposant la primauté de la volonté,commeAugustinlefaitaulivreVIIIdesConfessions,alorsladélibérationapparaîtracommeune forme de vouloir : « Lorsque quelqu’un délibère, ce n’est qu’une même âme qui estagitée par des volontés différentes. » Dans ces fluctuations, il est clair que la volonté estdésormaisdiviséeentrois,quatrepartiesouplus,etqu’elledevientparalysée(34).

Nous développerons ce sujet dans la conférence suivante ; pour le moment, retenonsseulementcequisuit:nousavonsdécouvertuneautrefacultéhumainediviséeendeux,nonparceques’yopposeunepartiecomplètementdifférentede lanaturehumaine,maisparcequesonessencemêmeestden’existerquedeux-en-un.Toutefois,cettedivisionauseindelavolonté elle-mêmeestune contestation etnonundialogue.Car si, au contraire, la volontéétaitune,elleseraitsuperflue,cequiveutdirequ’ellen’auraitpersonneàquicommander.Lamanifestation la plus importante de la volonté est donc de donner des ordres. Mais il setrouve que pour être obéie, la volonté doit enmême temps consentir ou vouloir obéir, desortequeladivisionn’estpasentredeuxégaux,deuxpartenairescommedansundialogue,maisentreceluiquicommandeetceluiquiobéit.Puisquepersonnen’aimeobéiretpuisquelavolonté,quin’estdiviséequ’enelle-même,n’exerceaucunpouvoirendehorsouau-dessusd’ellepourimposersescommandements,ilnesemblequetropnaturelquelavolontéfassetoujoursl’objetdelaplusforterésistance.Enfin,puisquel’espritsediviseendeuxaucoursde l’activité pensante, pour laquelle la forme du dialogue semble la plus adaptée, il estcomplètementdifférentdelavolonté.Celle-ciestcenséenousfaireagir,etpourcefaire,nousdevons être particulièrementUn. Autrement dit, une volonté divisée contre elle-même estmoinsadaptéeàlatâcheconsistantàdélibérer.S’ilenvaainsidelavolonté,quelbienpeut-ellefaire?Etpourtant,sijeneleveuxpas,commentpourrais-jeêtrepousséàagir?

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Questionsdephilosophiemorale

27.FriedrichNietzsche,Par-delàlebienetlemal,Œuvres,Paris,Flammarion,coll.«Milleetunepages»,1997,trad.fr.P.Wotling,p.841.

28.FriedrichNietzsche, «Draft of aLetter toPaulRée» (1882),ThePortableNietzsche, choix et traduction deWalterKaufman,NewYork,VikingPress,1954,p.102(NdE).

29. Dans Basic Moral Propositions, Arendt définit « quatre moments fondamentaux et toujours récurrents » de laconscience[conscience]:

Maconscienceest:(a)témoin;(b)mafacultédejuger,c’est-à-dirededirecequiestjusteetcequiestinjuste;(c)cequijugedemoienmoi-même;(d)unevoixenmoi,paroppositionàlavoixbibliquedeDieuvenuedel’extérieur.

Lemot,con-scientia,syn-eidenai,étaitàl’origineconscience[consciousness],etseulelalangueallemandedisposededeuxmots différents pour désigner la conscience [conscience]morale et la conscience [consciousness]. Con-scientia : je connaisavecmoi-même, ou tandis que je connais, j’ai conscience [aware] que je connais.Syn-eidenai : toujours, ou surtout, chezPlaton et Aristote, avec moi-même — emauto, hautois, etc. En grec, le mot n’était pas utilisé de manière spécifiquementmorale,mêmesi jepeuxêtreconscientdemauvaisesactions,et il sepeutquecetteconscience[consciousness,synesis chezEuripide] soit trèsdésagréable.Cette conscience [consciousness] peut se comprendre comme témoignantdemonexistence.C’est dans lamesure où je prends conscience [aware] demoi-même que je sais qui je suis. Si je ne prends pas conscience[awareness]demoi-même, jene saispasqui je suis.ChezAugustin etplus tard chezDescartes, la questionde la réalité, ycompris lamienne,aété soulevée.La réponsed’Augustinétaitque, si jepeuxdouterquequoiquece soit existe, jenepeuxdouterquejedoute.

Onvoitdéjàici ledeux-en-un, ladivision.Jepeuxtémoignerdemoi-même.Lapremièrefoisquel’ontrouveconscientiautilisé comme terme technique chez Cicéron (De officiis, 3.44), le mot a le sens suivant : quand j’ai prêté serment pourquelquechosedecachéauxyeuxdetous leshommes, jedoismesouvenirquej’aiundieupourtémoin.SelonCicéron,celaveutdireque«monespritestmontémoin»etque« ledieu lui-mêmen’arienaccordédeplusdivinà l’homme». (Encesens,ontrouveenÉgypte,millecinqcentsansavantleChrist,unserviteurroyalquidéclareàproposdecequ’ilafait:«Moncœurm’aditdefairetoutcela.C’étaitunexcellenttémoin.»)L’essentielesttémoindecequiestcaché.Ainsi,dansleNouveauTestament,Rom.2.14sq,encequiconcerneles«secretsdeshommes»,Paulparledelaconsciencequiportetémoignageetdes pensées qui entrent en conflit les unes avec les autres, délibérant en l’homme, « s’accusant et s’excusant les unes lesautres»,commeautribunal.En2Cor.1.12,syneidesisestletémoignage.ChezSénèque:unespritsacréquisurveilleetgardenos bonnes etmauvaises actions. La conscience [conscience] était étroitement liée pendant tout leMoyenÂge àDieu, quiconnaîtlessecretscachésdanslecœurdeshommes(Matth.6.4).

Pendant tout le Moyen Âge, on a en général fait une distinction nette entre la conscience [conscience] comme (a)consciencedesoi[self-consciousness]et(b)lafacultédedirelejusteetl’injusted’aprèsuneloiinnée.

Lavoixde laconscience[conscience]estaussi trèsancienne,nonseulementparcequenous la retrouvonsdans l’AncienTestament,oùDieuparleconstammentàl’homme,maissurtoutévidemmentdufaitdudaimondeSocrate.Undaimonestquelquechosequise trouveentreundieuetunmortel,etquechaquehommeapourcompagnon.C’estunevoixquivienttouteseuleetà laquelleonnepeutrépondre—cequiesttrèsdifférentdelaconscientia.Etcettevoixnemedit jamaisquoifaire,maisellem’empêcheoumepréserveseulementdefairequelquechose.

30.Lafindonnéeparmaraisonpeutentrerenconflitaveclafindonnéeparmondésir.Danscecas,c’estencorelaraisonqui décide. La raison est une faculté supérieure, et les fins données par la raison appartiennent à un ordre supérieur. Leprésupposéestquej’écouterailaraison,quelaraisonmaîtriseousoumetlesdésirs.Laraisonneditpas:Tunedoispas,mais:Ilnevautmieuxpas(BasicMoralPropositions).

31.Àcestade,ildevientclairquenilaraisonniledésirnesontlibresàproprementparler.Maislavolontési—entantquefacultédechoisir.Deplus,laraisonmanifestecequiestcommunàtousleshommesentantqu’hommes,tandisqueledésirest commun à tous les organismes vivants. Seule la volontém’est entièrement propre. En voulant, je décide. Et c’est là lafacultéd’êtrelibre(BasicMoralPropositions).

32.DanssesBasicMoralPropositions,Arendtenvisageait lapossibilitéquelaprohairesisd’Aristotepuissesecomprendrecommeunesortedevolonté:

Nuanceàlaformuleselonlaquelleiln’yavaitpasdevolontédansl’Antiquité:laprohairesisdansl’ÉthiqueàNicomaque,enparticulierlelivreIII,chapitres2-3.Cemotsignifietendreversl’avenir,viserouopterpour.Sadéfinitionest:bouleutikèorexistonephhèmin,appétitàdélibérereuégardàcequiestennotrepouvoir(1113a10).

Aristoten’estpassûrdecettefaculté.Ilessaietoujoursdelaréduireaudésiretàlaraison.Parexemple,ilditquel’appétitetlelogossontlesoriginesdelaprohairesis(ÉthiqueàNicomaque,1139a31)etquelaprohairesisaencommunladianoiaetl’orexis (Mouvement des animaux, 700b18-23). Ce qui est important dans l’Éthique à Nicomaque, c’est qu’il dit que la

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prohairesisportenonsurlafin,maissurlesmoyens(1112b11).Soncontraireestlaboulesistoutelous(1111b27).Ici,c’estparladélibérationque la fin estdévoilée.Maisdans laRhétorique,nouscritiquonsetapprouvonsd’après laprohairesis et nonselonl’ergonoulapraxis.Toutelaméchancetérésidedanslaprohairesis.

Uneseulefois,dansMétaphysique(1013a21), laprohairesisest lecommencementdelapraxis.Cequiestperdudanslesautresdéfinitions,c’est la tensionvers l’avenir.Sions’y fie,onpeutenconclureque lavolonté,entantquefacultéqui tendvers l’avenir, est lemouvementde touteaction.Cette fonctionde la volonté comporteunélémentdedélibérationainsiqued’appétit.Sioncompareàcetégardlavolontéauxautresfacultés,ledésirportesurlemondetelqu’ilestdonnémaintenant,auprésent;lamémoireportesurlepassé.Laraisontenteenquelquesortededépassercestemporalités.Elles’efforced’allerversunespacedépourvudetemps,où lesnombres,parexemple,sontpourtoujourscequ’ilssont.Alors laraisondevient laplusgrandedesfacultésparcequ’elletraitedeschoseshorsdutemps.

33.Ilestutiledenoterque,danslevolume«Vouloir»deLaViedel’esprit,lapositiond’Arendtestassezdifférente.Elleydit aussi qu’Épictète ne se soucie que de la liberté intérieure,mais elle voit qu’il a une conception de la volonté pleinementactive,«omnipotente»et«toute-puissante»(«Vouloir»,73-83)(NdE).

34. Icisepose laquestion :àqui lavolontécommande-t-elle?Auxdésirs?Pasdutout,ellesecommandeàelle-mêmepourcontrôlerlesdésirs.

Donc, la volonté est en elle-même coupée en une partie qui commande et en une autre qui obéit. La volonté « necommande pas pleinement lorsque ce qu’elle commande ne s’accomplit pas ». À la vérité, « j’étaismoi-même celui qui levoulaitetquinelevoulaitpas.J’étaissansdoutel’unetl’autre[ego,egoeram].Carjenelevoulaispaspleinement,et jenem’yopposaispaspleinement.Cequifaisaitquejedisputaisainsienmoi-même,etmetourmentaismoi-même»(Confessions,VIII, 10, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1993, p. 282). Cet ego, ego eram doit vous rappeler le « mieux vaut être endésaccordaveclemondeentierqu’avecmoi-même»socratique.Maissijesuismoi,ilya«deuxvolontés»,l’unequiveutetcommande, l’autrequirésisteetneveutpas ;donc,«cen’estpasunprodigequ’elleveuilleenpartieetqu’enpartie,elleneveuillepas».Cen’estpasunprodigeetcen’estpasunaffrontemententredeuxprincipesopposés—commesinous«avionsdeuxesprits,l’unbon,l’autremal».Leconflitn’apparaîtquelorsquelavolontécommenceàopérer,pasavant.C’estdanslanaturede la volonté.Mais c’est un conflit et pasune relation silencieuse avecmoi-même.Denouveau, je suisdeux enun,maismaintenant,quoiquejefasse,mêmesijemecomportetrèsbienoutrèsmal,ilyaconflit.Lapreuveenestquelamêmechoseseproduitlorsque«deuxvolontéssontmauvaises».Leproblèmeseposetoujoursdesavoircommentvouloird’«unevolontépleineetentière».Nousavonsdésormaisquatrevolontésquiopèrenttoutesenmêmetempsetseparalysentlesuneslesautres.

À ce stade se pose la question suivante : pourquoiDieu a-t-il dûme donner une volonté ?Nous en venons au liberumarbitrium. La question est double : pourquoi la volonté nous a-t-elle été donnée s’il faut la grâce pour sortir des situationsdéplorablesquenouscréonsnous-mêmes?Etpourquoilavolontélibrenousa-t-elleétédonnéepuisquenouspouvonspécherparelle?Seuleladeuxièmequestionreçoituneréponseexplicite:sanslavolontélibre,nousnepourrionsvivrebien.

Uneautrequestionsepose:pourquoin’est-cepasuneautrefacultéquinousaétédonnée?Unefacultécommelajustice,dontpersonnenepeutmalseservir(II,18)?Laréponseestqu’onnepeutbienagirqu’envertudulibrechoixdelavolonté.Pour ledire autrement, seule la volonté est entièrement ennotrepouvoir ; cen’est que grâce aupouvoirde la volontéquenoussommesnous-mêmes.Ou(I,12),silavolontéestuntelbienfait,c’estparcequetoutcequ’ilnousfautpourl’avoir,c’estde vouloir :velle solum opus est ut habeatur. Ou encore, c’est grâce à la volonté que nousméritons une vie heureuse oumalheureuse. Il s’ensuitque siquelqu’unveut vouloirbien, il atteintune chose si grandeavecune telle aisancequ’avoir cequ’ilavoulun’est riend’autreque le faitde levouloir.Maissi lavolontéestenelle-mêmedivisée,n’est-ilpasalorsdanssanaturededéclenchercemouvementdanslesensdecequiestmauvais,ets’ilenvaainsi,n’est-cepasparnatureetdoncparnécessitéquenouspéchons?Laréponseestoui,peut-être,maiscommentexpliqueralorslefaitquenouspuissionscritiqueretapprouver?Carl’espritn’estrenduesclavedudésirqueparsavolonté;iln’estpasl’esclavedudésirenvertududésiroud’unefaiblesse.Dernièrequestion:sinosactesmauvaissontvolontaires,commentcelas’accorde-t-ilaveclapresciencedeDieu?LaréponseestqueDieun’estpasl’auteurdetoutcequ’ilconnaît.Sapresciencenenouscontraintpas.

DeIII,5àIII,17,ledialoguedevientunmonologue.Ladifficultéestdevenuesigrandequ’Augustinestimenécessairededire : jamais les âmes pécheresses ne doivent vous inciter à dire qu’il aurait mieux valu qu’elles n’existent pas ou qu’ellesauraient dû être autres qu’elles ne sont. (Souvenez-vous du skandalon de Jésus (Luc, 17.2) : la trahison et les dommagesinfligésauxinférieurs,àceuxquisontenvotrepouvoir.)PourAugustin,c’estcommesivouslevouliez.Etsaréponseestquel’êtreestuntelbienqu’onnepeutvouloirqu’ilnesoitpas;onnepeutpenseraunéant.L’interlocuteurrevientauchapitre17:«Jem’interrogesur lacausede lavolonté.»Maiscettequestionn’est-ellepasunerégressionà l’infini?«Nedemanderez-vouspasdenouveauquelleestlacausedelacausesivouslatrouvez?»Carlaquestionesterronée.Lavolontéestlaseulechosequinepeut avoirde causeantérieureà elle.Quellepourrait être la causede la volonté avant la volonté ?Car soit lavolonté est sa propre cause soit elle n’est pas volonté. Nous sommes ici face à un pur et simple fait. Sur ces entrefaites,AugustinenvientàRomains7etàGalates5.Etlediscoursphilosophiques’achève(BasicMoralPropositions).

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IV

Notrediscussiondelamoralesocratiquen’adonnéquedesrésultatsnégatifsetnenousaenseignéque la conditionnousempêchantdemalagir :nepasêtreendésaccordavec soi-même même si cela signifie être en porte-à-faux avec le monde entier. L’affirmationsocratiqueétaitfondéesurlaraison;c’est-à-diresuruneraisonquin’estnilepuretsimpleintellects’appliquantàtoutcequiestàportéedemainnilacontemplation,lafacultédevoiraveclesyeuxdel’espritunevéritédévoiléeourévélée,maissurlaraisonentantqu’activitédepenser.Et riendanscetteactivitén’a indiquéqu’une impulsionàagirpouvait en sortir.Nousenavonsconcluque l’importancedecetteaffirmation,quenousn’avons jamaismiseen doute, sa validité et sa signification pratique étaient manifestes dans les situationsd’urgence,dans lesmomentsde crise oùnousnous retrouvons enquelque sorte ledos aumur.Nous avons parlé de phénomènemarginal ou de précepte limite non parce que nouscroyionsquepenser estquelque chosede ce type,maisparcequenous soutenionsque lesaspects moraux de la pensée étaient d’une importance secondaire pour le processus depenséelui-mêmeetquecelui-cinepouvaitdonnerd’indicationspositivespournousconduireparmilesautresparcequ’ils’accomplitdanslasolitude.

Nousnoussommesalorstournésversuneautrefacultéqui,depuissadécouvertedansuncontexte religieux, a revendiqué l’honneur d’héberger les racines de l’action et d’avoir lepouvoir dedécider quoi faire, et pas seulementquoinepas faire.Etnous avons remarquéqu’alors que la morale socratique fondée sur l’activité de pensée était principalementsoucieuse d’éviter le mal, l’éthique chrétienne, fondée sur la faculté de vouloir, mettaitentièrementl’accentsurlefaitd’effectuer,defairelebien.Nousavonsaussinotéque,danslamoralesocratique,lecritèreultimepouréviterdemalagirétait lesoietlarelationentremoi etmoi-même— en d’autres termes, lemême axiome de non-contradiction sur lequelnotrelogiqueestfondéeetquijoueencoreunrôleéminentdanslafondationd’unemoralenonchrétienneetnonreligieusechezKant.Lecritèreultimepouragirpositivement,d’autrepart,nousl’avonstrouvédansledésintéressement,l’absenced’intérêtpersonnel.Nousavonsdécouvert que l’une des raisons expliquant ce changement étonnant pourrait ne pas êtresimplement l’inclination aimante à l’égard de notre prochain,même si c’est notre ennemi,mais le simple faitquepersonnenepeut faire lebienet savoir cequ’il fait.«Que tamaingaucheignorecequefaittamaindroite.»Donc, ladivisionendeux,ledeux-en-unprésentdansl’activitédepenséen’estpaspermisici.Àlalimite,sijeveuxfairelebien,jenedoispaspenseràceque je fais.Etpoursortirceproblèmeducontextereligieuxdans lequel ilaétépourlapremièrefoisformulé,jevoudraisvousciterunpassageparticulièrementbeauettrèstypiquedeNietzschequifaitéchoàcesparoles.DansPar-delàlebienetlemal,ildit:«Ilyades procédés d’un genre si délicat que l’on est bien inspiré de les ensevelir sous unegrossièreté débordante pour les rendre méconnaissables ; il y a des actes d’amour d’unegénérositédébordanteàlasuitedesquelsiln’yariendeplusrecommandablequedesesaisird’ungourdinetd’enrosserletémoinoculaire:onluibrouilleraainsilamémoire.Plusd’unestpassémaîtredansl’artdebrouilleretdebrutalisersapropremémoirepoursevengerdu

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moinssurcetuniquecomplice—lapudeurestinventive.Cenesontpaslespireschosesquisuscitent la pire des hontes […]. J’imaginerais volontiers qu’un homme ayant à abriterquelquechosedeprécieuxetdefragiletraverselavieenroulant,maldégrossietrebondi,telunvieuxtonneauàvinverdâtre,cerclédelourdeferraille:c’estcequeveutlafinessedesapudeur(35). » De plus, derrière toutes ces considérations, rappelez-vous de notre tentativepeut-être prématurée pour découvrir quelles étaient les définitions du mal selonl’enseignementsocratiqued’unepartetleprêcheetl’exemplevivantdeJésusdeNazarethdel’autre.SelonSocrate,l’injusteseraitcequejenepeuxsupporterd’avoircommisetlemalfratquelqu’unquin’estpasfaitpourlarelation,enparticulierpourlarelationdepenséeaveclui-même.Onretrouvelamêmepositiondansl’aphorismedeNietzschesouventcité:«“Jel’aifait” dit ma mémoire. “Je ne puis l’avoir fait” — dit mon orgueil, qui reste inflexible. Lamémoire—finitparcéder(36).»Pournotrepropos,oublionslaformemodernesouslaquellecetteanciennepositionréapparaîtetoùlasuppression,encoreinconnuedanslaconceptionantiquede l’âme,apparaîtcommeleremèdesuprême.Pournous, ilestdécisifque,commenousl’avonsmentionnéauparavant,lafacultédesesouvenirsoitcequiempêchedemalagir.Nousavonsvuque lecritèreest iciextrêmementsubjectifdedeuxmanières : ceque jenepeuxsupporterd’avoircommissansperdremonintégritéentantquepersonnepeutchangerselon les individus, selon lespays, selon les siècles.Mais il est aussi subjectif en ceque leproblèmerevientfinalementàlaquestiondesavoiravecquijeveuxêtreetneportepassurles normes et les règles « objectives ». Je vous ai cité les déclarations curieuses etcurieusementenaccorddeCicéronetdeMaîtreEckhart,lepremierdéclarantqu’ilpréféreraitsetromperavecPlatonqued’êtredanslavéritéavecdescharlatansetleseconddisantqu’ilpréférerait être en enfer avec Dieu plutôt qu’au paradis sans lui. Au niveau populaire, onretrouvelamêmeattitudedansleproverberomain:QuodlicetJovinonlicetbovi(«CequiestpermisàJupiternel’estpasàunbœuf»).Autrementdit,cequequelqu’unfaitdépenddequiilest.Cequiestpermisàcertainsnel’estpasàd’autres,d’oùils’ensuitquebeaucoupdechosespeuventêtrepermisesàunbœufsansl’êtreàJupiter.

Lemal,d’aprèsJésus,estdéfinicommeune«pierred’achoppement»,unskandalon,quelespouvoirshumainsnepeuventenlever,desortequelevraimalfratsembleêtre l’hommequin’aurait jamaisdûnaître—« ilauraitmieuxvalupour luiqu’on luiattacheunepierreautourducoupetqu’onle jetteà lamer».Lecritèren’estpluslesoietceavecquoi lesoipeut ou non vivre, mais l’accomplissement et les conséquences de l’action en général. Leskandalonestcequ’iln’estpasennotrepouvoirderéparer—parlepardonouparlapeine—etcequiresteunobstaclepourtouteslesautresactions.Etl’agentn’estpasquelqu’unqui,selonlaconceptionplatonicienne,peutêtreréforméparlapunitionouqui,s’ilestau-delàdetouteamélioration,fourniraparsessouffrancesunexempledissuasifpourlesautres;l’agentporteatteinteàl’ordredumondeensoi.PourreprendreuneautremétaphoredeJésus,ilestcomme lamauvaiseherbequ’onpeut seulementdétruire et brûler. Jésusn’a jamaisdit cequ’est ce mal que ni les hommes ni Dieu ne peuvent pardonner, et l’interprétation duskandalon, lapierred’achoppementcomprisecommepéchécontre leSaint-Esprit,nenousenditguèreplus,sinonquec’estlemalauquelj’adhèredetoutmoncœur,quejecommetsde

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mon plein gré. Je trouve difficile de concilier cette interprétation avec les paroles desÉvangiles, où la question du libre arbitre n’est pas soulevée. Mais ce qui estincontestablement souligné ici, c’est le dommage causé à la communauté, le danger pourtous.

Ilmesembleévidentquec’estlàlapositiondel’hommed’actionparoppositionàcelledel’hommedontlesoucietlapréoccupationprincipalesontlapensée.LeradicalismedeJésussurlaquestiondumal—radicalismed’autantplusimpressionnantqu’ilestintimementliéàla plus grande ouverture d’esprit possible à l’égard des malfrats de toute sorte, adultères,prostituées, voleurs, publicains — n’a jamais été admis, à ma connaissance, par aucunphilosophe qui a abordé ce problème. Il suffit de penser à Spinoza, pour qui ce que nousappelons le mal n’est qu’un aspect sous lequel apparaît aux yeux des hommes la bontéindubitable de tout, ou encore à Hegel, pour qui le mal comme le négatif est la forcepuissantequimeutladialectiquedudeveniretdanslaphilosophieduquellesmalfrats,loind’êtredel’ivraieaumilieudubongrain,semblentmêmefertiliserleschamps.Justifierlemalaudouble sens demonstruosité et demalchance a toujours été l’une des perplexités de lamétaphysique.Laphilosophieausenstraditionnel,quiestconfrontéeauproblèmedel’Êtreengénéral,s’esttoujourssentieobligéed’affirmertoutcequiestetdedéterminersabonneplace. Je voudrais me tourner encore vers Nietzsche pour résumer cet aspect de notreproblème:«L’idéed’actionàrejeter,àproscrirecréedesdifficultés.Rienn’arrivequipuisseêtrerejeté;onnedoitpasvouloirl’éliminer,cartoutestsiintimementliéàtoutquerejeterunechoseimpliquedetoutrejeter.Uneactionproscrite,celaveutdireunmondeproscrit»(LaVolontédepuissance,293).L’idéedontNietzscheparle ici,dont jepourraisdirequ’elleestunnonquin’estpas liéàunévénementparticulierouàunepersonneenparticulierausens où « il auraitmieux valu que cela n’arrive pas, il auraitmieux valu qu’elle ne naissepas»,estunenotionqu’abhorrenttouslesphilosophes.Etquandilaffirmait,dansPar-delàlebienetlemal,qu’«ilnefaitaucundouteque,pourdécouvrircertainespartiesdelavérité,les méchants et les malheureux sont dans une situation plus favorable(37) », il étaitsolidementancrédans cette tradition saufqu’il traduisait en termes très concrets les idéesplutôtabstraitesde sesprédécesseurs ; le faitquecesénoncés semblaienthérétiquesà sesoreilles,quiétaientencorecellesd’unfilsdepasteurprotestant,estuneautreaffaire.Ilestvrai, toutefois, qu’il dépasse cette tradition quand, dans lemême aphorisme, ilmentionne« les méchants qui sont heureux — espèce dont les moralistes ne disent mot ». Cetteobservation n’est pas particulièrement profonde et il semble queNietzsche n’y soit jamaisrevenu,maisenfaitelletouchelecœurmêmedetoutleproblème,dumoinsduproblèmetelqu’ilseposeentermestraditionnels.

Carquand j’aidit lorsde ladernièreconférenceque, selon laphilosophie traditionnelle,c’estlavolonté,etnonlaraisonoubienlepuretsimpledésir,quipousseunhommeàagir,j’ai formuléunedemi-vérité.Assurément, lavolonté,commenous l’avonsvu, secomprendcommel’arbitreentrelesdésirsouentrelaraisonetlesdésirs,etentantquetelle,elledoitêtrelibred’êtredéterminéeparlaraisonoubienparlesdésirs.EtcommecelaaétésoulignédepuisAugustinjusqu’àDunsScott,NietzscheouKant,oubienlavolontéest libreoubien

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ellen’existepas;elledoitêtrela«causetotaled’elle-même»(DunsScott),carsionveutluiassignerunecause,onsetrouveprisdansunerégressioncausaleàl’infini,onestconduitàdemander chaque fois quelle est la cause de cette cause. Augustin l’a indiqué dans leDeliberoarbitrio(3.17).C’estunefacultémentale,découverteparPaul,élaboréeparAugustin,etdepuislorsinterprétéeetréinterprétéecommenulleautrefacultéhumainenel’aété.Maislaquestiondesonexistenceeffectiveaaussitoujoursétédébattuedansunebienplusgrandemesurequecelledelaraison,dudésiroudetouteautredenosfacultés.Leparadoxe,pourfaire court, est le suivant : ce n’est qu’avec la découverte de la volonté comme siège de lalibertéhumainequ’ilestapparuauxhommesqu’ilspourraientnepasêtrelibres,mêmes’ilsn’étaientcontraintsnipardesforcesnaturellesniparledestinniparleurscongénères.Biensûr,onatoujourssuquel’hommepouvaitêtreesclavedesesdésirsetquelamodérationetla maîtrise de soi sont les signes d’un homme libre. On jugeait que les hommes qui nesavaient pas se maîtriser avaient une âme d’esclave, tel l’homme vaincu à la guerre quis’autorisaitàselivrercommeprisonnieretàêtrevenducommeesclaveaulieudesesuicider.Onchangeaitdestatutsionétaitlâcheoufou.Leproblèmes’estposé,commenousl’avonsvu,quandonadécouvertquele«jeveux»etle«jepeux»nesontpasidentiques,quellesquesoientlescirconstancesextérieures.Deplus,le«jeveuxmaisnepeuxpas»n’estpaslamêmechosequelorsqu’unhommeparalysédit:«Jeveuxbougermesmembres,maisjenepeuxpas»;encecas,lecorpsrésisteàl’esprit.Aucontraire,lesperplexitésdelavolonténedeviennentévidentesque lorsque l’espritdit lui-mêmequoi faire.Onpeut représenter celaparlabrisuredelavolontéqui,enmêmetemps,veutetneveutpas.Laquestionestalors:puis-jeêtreditlibre,c’est-à-direnoncontraintparlesautresouparlanécessité,sijefaiscequejeneveuxpasoubien,àl’inverse,suis-jelibresijeréussisàfairecequejeveux?Cettequestion de savoir si les hommes sont libres quand ils commencent à agir ne peut êtrerésolue de façon démonstrative, car l’acte lui-même est toujours pris dans une suited’occurrences dans le contexte desquelles il semble être causé par d’autres occurrences—c’est-à-direqu’ilestprisdansuncontextedecausalité.D’unautrecôté,onaditsanscessequ’aucun précepte de nature morale ou bien religieuse ne pouvait avoir de sens si on neprésupposaitpas la libertéhumaine,cequiestvraietassezévident ;maisc’estunesimplehypothèse.Toutcequ’onpeutdire,c’estcequ’aénoncéNietzsche:ilexistedeuxhypothèses,l’hypothèsede la scienceselon laquelle iln’yapasdevolonté,et celledubonsensd’aprèslaquellelavolontéestlibre.Etcelle-ciest«lesentimentrégnant,dontnousn’arrivonspasànousdétacher, l’hypothèsede la science fût-elleprouvée» (LaVolontédepuissance, 667).Autrementdit,dèsquenouscommençonsàagir,noussupposonsquenoussommes libres,quecesoitvraiounon.Ceserait,semble-t-il,unepreuvesuffisantesinousn’étionsquedesêtresagissants.Maisleproblème,c’estquenousnelesommespas,etdèsquenouscessonsd’agiretcommençonsàregardercequenousavonsfaitaveclesautres,oumêmecommentcet acte spécifique s’inscrit dans toute la texture de notre vie, l’affaire redevient trèsdouteuse.Rétrospectivement,toutsembles’expliquerpardescauses,pardesprécédentsoupardescirconstances,desortequenousdevonsadmettrelalégitimitédesdeuxhypothèses,chacuneétantvalidedanssondomained’expérience.

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Leprocédéquelaphilosophieatraditionnellementutilisépoursortirdecetteimpasseestenréalitéassezsimple,mêmes’ilpeutsemblercompliquédanscertainscasparticuliers.Ladifficultétientaufaitqu’ilyaiciquelquechosequin’estdéterminéparrienetcependantquin’est pas arbitraire ; l’arbitre ne doit pas arbitrer arbitrairement. Ce qu’il y a derrière lavolonté comme arbitre entre les désirs ou entre la raison et les désirs, c’est qu’omneshomines beatus esse volunt, c’est-à-dire que tous les hommes tendent à être heureux, àgraviter vers le bonheur. J’utilise ici le mot « graviter » afin d’indiquer qu’on entend icidavantage que des désirs, des élans, des appétits et ainsi de suite, tout cela pouvant êtresatisfaitenpartieetpourtantlaisserl’hommedanssonensemble,danslatotalitédesavie,«malheureux».Donc,seloncetteinterprétation,lavolonté,bienqu’ellenesoitdéterminéeparaucunecausespécifique,dérivedecefondementdegravitationsupposécommunàtousleshommes.Pourcaricaturer,cen’estpasseulementcommesil’homme,àchaquemomentdesavie,voulaitpouvoirdire :«Jesuisheureux, je suisheureux, je suisheureux»,maiscomme si l’homme à la fin de sa vie voulait pouvoir dire : « J’ai été heureux. » Selon lesmoralistes,celanedevraitêtrepossiblequepourlesgensquinesontpasméchants,cequi,hélas, n’est rien de plus qu’une supposition. Si nous revenons à notre bon vieux critèresocratique,selonlequel lebonheursignifieraitêtreenpaixavecsoi-même,onpourraitdireque les méchants ont perdu la capacité ne serait-ce que de se poser la question et d’yrépondre,puisque,étantendésaccordaveceux-mêmes,ilsontperdulacapacitéàêtredeuxenundansledialoguedepensée.CeraisonnementapparaîtsousuneformedifférentechezAugustin, qui soutenait que« l’hommequi, connaissant le bien,neparvientpas à le faire,perdlepouvoirdesavoircequiestbien;etl’hommequi,ayantlepouvoirdebienfaire,neleveutpasperdlepouvoirdefairecequ’ilveut»(De liberoarbitrio,3.19.53).Autrementdit,l’homme qui agit contre la poussée gravitationnelle vers le bonheur perd le pouvoir d’êtreheureux ou malheureux. C’est difficile à soutenir si le bonheur est en réalité le centregravitationnelde toutsonêtre,etquenoustrouvionsceraisonnementplausibleounon, lavéritéestqu’ilperdbeaucoupdesacrédibilité,voiretoute,dusimplefaitquelesmêmesgensquil’ontavancésousuneformeousousuneautre—dePlatonauxphilosophesdel’éthiquechrétiens et aux hommes d’État révolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle — le croyaientnécessairepourmenacer les«méchants»d’ungrand«malheur»dans lavie future ; cesgens tenant pratiquement pour assurée cette « espèce d’hommes » que lesmoralistes, enthéorie,avaientl’habitudedepassersoussilence.

Nous laisserons donc de côté cette question dérangeante du bonheur. Le bonheur desméchantsquiréussissentatoujoursétél’undesfaitslesplusgênantsdelaviequ’iln’apporteriend’expliquer.Ilnoussuffitdetraiterlanotioncomplémentairedesgensquifontlebienousontcorrectsparcequ’ilsveulentêtreheureux.PourciterencoreNietzsche,«siquelqu’unnous dit qu’il lui fallait des raisons pour rester correct, nous ne pouvons plus lui faireconfiance;nouséviteronssûrementsacompagnie—aprèstout,nepeut-ilchangerd’avis?»Etainsinousrevenonsàlafacultédepurespontanéitéquinouspousseàagiretarbitreentredesraisonssansleurêtresoumise.Jusqu’àprésent,nousavonsparlésansdistinctiondecesdeux fonctions de la volonté, de ses pouvoirs d’instigation et d’arbitrage. Toutes nos

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descriptionstiréesdePauletd’Augustinsurlaséparationendeuxdelavolonté,le«jeveuxmais ne peux pas » de Paul, le « je veux et ne veux pas » d’Augustin, ne s’appliquent enréalité à la volonté que dans la mesure où elle pousse à l’action et non dans sa fonctiond’arbitrage. Car cette dernière fonction est en réalité la même chose que le jugement ; lavolonté est convoquée pour juger entre des propositions différentes et opposées, et laquestiondesavoirsiondoitdirequecettefacultédejugement,quiestl’unedesfacultéslesplus mystérieuses de l’esprit humain, est la volonté, la raison ou peut-être une troisièmefacultémentaleresteaumoinsouverte.

Quantà lapremière fonctionde lavolonté, sonpouvoir instigateur,nous trouvonschezNietzsche deux descriptions qui ne sont pas liées et, comme nous le verrons, qui sontcontradictoires.Commençonsparladescriptionquisuitlaconceptiontraditionnelle,c’est-à-direaugustinienne.«Vouloirn’estpaslamêmechosequedésirer,appéter,avoirbesoin:cequiledifférenciedetoutcela,c’estl’élémentdeCommandement.[…]Quequelquechosesoitcommandé, c’est inhérent au vouloir » (La Volonté de puissance, 668). Et, dans un autrecontexte:«Unhommequiveut—donneunordreàunquelquechoseenluiquiobéit[…].Maisquel’onprêteattentionàprésentàcequ’ilyadeplussingulierdanslavolonté—danscette chose simultiple pour laquelle le peuple n’a qu’unmot unique : dans lamesure où,dans le casquinousoccupe,nous sommes simultanément ceuxquiordonnent et ceuxquiobéissent,etqu’entantquenousobéissons,nousconnaissonslessentimentsdecontrainte,de pression, d’oppression, de résistance, de mouvement qui d’ordinaire se déclenchentautomatiquementàlasuitedel’actedevolonté;danslamesureoùnousavonsl’habitudedepasser outre cette dualité et de nous abuser nous-mêmes à son sujet grâce au conceptsynthétique “je”, toute une chaîne de conclusions erronées, et par conséquent de faussesévaluationsausujetdelavolontéelle-même,s’estencoreagrégéeauvouloir—desortequeceluiquiveutcroitdebonnefoiquevouloirsuffitàl’action.Commedanslaplupartdescas,onn’avouluquelàoùl’onétaitendroitd’attendrel’effetdel’ordre,doncl’obéissance,doncl’action,l’apparenced’unenécessitédel’effets’esttraduitedanslesentiment;bref,celuiquiveutcroitavecunhautdegrédecertitudequevolontéetactionsontenquelque façonuneseuleetmêmechose(38).»

Cette interprétationest traditionnelledans lamesureoùelle insiste sur labrisurede lavolonté,dont laparalysie interne,selon lesenseignementschrétiensoupauliniens,nepeutêtre guérie que par la grâce divine. Elle ne dévie de façon cruciale de cette interprétationqu’encequ’ellecroitdétecterdans lesiège internede lavolontéunesortedetrucenvertuduquel nous devenons capables de ne nous identifier qu’avec la partie qui commande etd’ignorerlessentimentsdéplaisantsetparalysantsd’êtrecontraintsetdoncd’êtreappelésàrésister. Nietzsche lui-même disait que, bien que générale, c’était une illusion. En nousidentifiantàceluiquiformulelescommandements,nousfaisonsl’expériencedusentimentdesupérioritéquidérivedel’exercicedupouvoir.Cettedescription,est-onconduitàpenser,serait justesivouloirpouvaits’épuiserdans lesimpleactedevouloir,sansavoiràpasseràl’accomplissement. La brisure de la volonté, comme nous l’avons vu, devient manifestelorsqu’onenvientàl’accomplissement,etlessentimentsquerecouvreuneillusionsalutaire

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tantquejenesuispasamenéàlivrerlepaquet,pourainsidire,cessentlorsqu’ondécouvrequevelleetposse,le«jeveux»etle«jepeux»nesontpasidentiques.Ou,pourreprendrelestermesdeNietzsche:«Lavolontéveutêtresonmaître»,etelleapprendque,sil’espritsecommande à lui-même et pas seulement au corps (où il est immédiatement obéi, commeAugustinnous l’a dit), cela signifie que je fais demoi un esclave—que jenoie la relationmaître-esclave dont l’essence nie la liberté dans la relation que j’établis entremoi etmoi-même.Donc,lesiègecélèbredelalibertédevientledestructeurdetouteliberté(39).

Etpuis,ilyaunimportantnouveaufacteurquiintervientdanscettediscussionetquin’apas été mentionné auparavant, l’élément de plaisir, que Nietzsche comprenait commeinhérent au sentiment de détenir un pouvoir sur les autres. La philosophie de Nietzscherepose donc sur son équation entre la volonté et la volonté de puissance ; il ne nie pas labrisure de la volonté en deux qu’il appelle « les oscillations entre le oui et le non » (LaVolontédepuissance,693),laprésencesimultanéeduplaisiretdudéplaisirdanschaqueactede vouloir,mais il compte les sentiments négatifs d’être contraint et de résister parmi lesobstaclesnécessaires sans lesquels la volonténe connaîtraitpas sonpouvoir.Évidemment,c’estunedescriptionjusteduprincipedeplaisir;lapureabsencededouleurnepeutcauserdeplaisir,etunevolontéquinesurmontepasderésistancenepeutéveillerdessentimentsagréables.Nietzsche,suivantdélibérémentlesphilosophieshédonistesantiquesreformuléesen termes sensualistes modernes, en particulier à travers le « calcul des peines et desplaisirs»deBentham, faisait reposer sadescriptionduplaisir sur l’expérienceconsistantàêtre libéré de la douleur, et non sur l’absencede douleur ou la simple présenceduplaisir.L’intensité de cette sensation d’être libéré de la douleur n’est pas en doute ; elle n’estcontrebalancéeenintensitéqueparlasensationdedouleurelle-même,quiesttoujoursplusintensequenepeutl’êtretoutplaisirquin’estpasliéàladouleur.Sansaucundouteleplaisirde boire le vin le plus délicieuxne peut-il se comparer en intensité à celui que ressent unhommedésespérémentassoifféquiboitunverred’eau.Cependant,cetteauto-interprétationesterronéemêmeselonlesdescriptionsdeNietzsche.Lasourceduplaisir,illaplaçaitdanslesentimentque«volontéet action sont enquelque sorteune seule etmêmechose» (dassWilleundAktionirgendwieeinssein,Par-delàlebienetlemal,19),c’est-à-diredansle«jeveuxetjepeux»,indépendammentdessentimentsnégatifs—ladouleuretlalibérationdeladouleur—,demêmeque la joiedeboireunverredevinest indépendantedusentimentdesoifetduplaisirdeladésaltérer,etn’estpasliéeàeux.

NoustrouvonsdoncchezNietzscheuneautreanalysede lavolontéquireprendlemotifdu plaisir mais l’explique différemment. Dans l’équation entre la volonté et la volonté depuissance, lapuissancen’estaucunementceque lavolontédésireouveut,cen’estpassonbut et pas son contenu ! La volonté et la puissance, ou le sentiment de puissance, sontidentiques(LaVolontédepuissance,692).Lebutdelavolontéestdevouloir,demêmequelafindelavieestdevivre.Lefaitd’êtrepuissantestinhérentauvouloirquelquepuisseêtrel’objetoulebut.Donc,lavolontédontlebutestl’humilitén’estpasmoinspuissantequelavolontédont la finestd’exercerdupouvoirsur lesautres.Le faitd’êtrepuissant, le simplepotentiel de l’acte de vouloir lui-même, Nietzsche l’explique comme un phénomène

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d’abondance, comme l’indication d’une force qui va au-delà de la force nécessaire poursatisfaire les besoins de la vie quotidienne. « Par le mot “liberté de la volonté”, noussignifionscesentimentd’unsurplusde force.» Ilya làencoreune légèreanalogieavec leprincipedeplaisir:demêmequ’onnepeutapprécierunbonverredevinquequandonn’estpasassoiffé,casdanslequeln’importequelliquidepourraitfairel’affaire,demêmelafacultéde vouloir ne peut apparaître qu’après qu’on a obtenu tout ce qui est indispensable poursimplementsurvivre.CesurcroîtdeforceestalorsidentifiéparNietzscheàl’élancréateur;c’est la racine de toute productivité. Si c’était vrai (et je pense que toutes les données del’expérience plaident en faveur de cette interprétation), on pourrait expliquer pourquoi lavolontéestconsidéréecommelasourcedelaspontanéitéquipousseàl’action—alorsquelaconception de la volonté selon laquelle elle révèle l’impuissance dernière de l’homme envertude sanaturedialectiquenepeutque conduireàune complèteparalysiede toutes lesforces sauf si on s’appuie sur l’aide divine, comme dans toute l’éthique strictementchrétienne.Etc’estbiensûraussicetteabondancedeforce,cettegénérositéextravaganteoucette«volontésurabondante»quipousseleshommesàvouloiretàaimerfairelebien(LaVolontédepuissance,749).Cequiestdesplusévidentschezlesquelqueshommesquenousconnaissonsquiontconsacrétouteleurvieà«fairelebien»,commeJésusdeNazarethousaint François d’Assise, ce n’est certainement pas l’humilité, mais plutôt une forcesurabondante,peut-êtrepasdecaractèremaisliéeàleurnaturemême.

Ilestimportantdecomprendrequela«surabondancedelavolonté»issued’unsurplusdeforcen’indiqueaucunefinspécifique.Nietzschel’asoulignédanslepassagesuivant:nousdevons«distinguerlacausedel’agirdelacausedel’agirdetelleoutellemanière,del’agir-dans-cette-direction,del’agir-en-visant-ce-but.Lapremièreespècedecauseestunquantumde force accumulée qui attend d’être utilisée de n’importe quellemanière, dans n’importequelbut;lasecondeespèceestenrevanchequelquechosedetoutàfaitinsignifiantcomparéà cette force, un petit hasard la plupart du temps, conformément auquel ce quantum se“déclenche”désormaisd’unemanièreuniqueetdéterminée:l’allumetteparrapportaubarilde poudre(40). » Sans aucun doute ce texte sous-estime-t-il gravement ces causesprétendument secondaires, lesquelles, après tout, comprennent la question moralementdécisivedesavoirsilavolontédefairepenchedansladirectiondefairebienoudefairemal.Cettesous-estimationestcompréhensibledans lecadrede laphilosophiedeNietzsche—sil’accumulationétonnantedequestionsetdeproblèmes,etl’expérimentationconstanteàleurpropossansjamaisderésultatsanséquivoquepeutêtreappeléeunephilosophie.

Toutefois, ce n’est pas la philosophie de Nietzsche qui nous intéresse ici, maisexclusivementcertainesdécouvertesconcernantlafacultéqu’estlavolonté.Etnouspouvonslui être reconnaissants d’avoir au moins fait la distinction entre deux facteurs qui sontconfondus dans les discussions traditionnelles aussi bien que modernes sur la volonté, àsavoirsafonctiondecommandementetsafonctiond’arbitre,lavolontéconvoquéeetappeléeàjugerdedemandesconflictuelles,étantprésupposéqu’ellesaitdirecequiestjusteetcequiestinjuste.Danslatradition,toutelaquestiondelavolontélibreestdiscutéesousletitreduliberumarbitrium,dulibrearbitre,desorteque,dansladiscussionportantsurlesquestions

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morales, l’accent s’est entièrement déplacé de la cause de l’action en tant que telle à laquestion de savoir quels buts rechercher et quelles décisions prendre. Autrement dit, lafonctiondecommandementde lavolonté (qui faisait tantdifficultédans l’espritdePauletd’Augustin)disparaîtausecondplan,etsafonctiondejugement(àsavoirlefaitqu’ellepeutdistinguerclairementetlibremententrelejusteetl’injuste)vientaupremierplan.Laraisonn’enestpasdifficileàdeviner.Lechristianismedevenantuneinstitution,le«tudois»oule«tunedoispas»quicommandeestdeplusenplusexclusivementapparucommeunevoixvenuede l’extérieur,quece soit lavoixdeDieuparlantdirectementà l’hommeoucelledel’autoritéecclésiastiquechargéedefaireentendrelavoixdeDieuauxcroyants.Laquestionade plus en plus consisté à savoir si l’homme possède ou non un organe en lui qui peutdistinguerentredesvoixenconflit.Cetorgane,selonlesensdumotlatinliberumarbitrium,secaractérisaitparlemêmedésintéressementquenousexigeonsdelafonctiondejugementquiopèredanslespoursuitesjudiciaires,oùlejugeoubienlejurysontdisqualifiésquandilsontun intérêt dans l’affaire placée sous leur juridiction.L’arbitre était à l’origine l’hommequiabordait(adbitere)uneoccurrenceenpositiondespectateurnonconcerné,detémoin,etparcequ’iln’étaitpasconcernéétaitréputécapabledejugementimpartial.Donc,lalibertédela volonté en tant que liberum arbitrium implique son impartialité — elle n’implique pasl’inexplicablesourcedespontanéitéquipousseàl’action(41).

Mais ce sont làdesquestionshistoriques, etnousdevonsmaintenant faireporternotreattentionsurlaquestiondujugement, levraiarbitreentrele justeet l’injuste, lebeauet lelaid, le vrai et le non-vrai. Nous nous intéressons ici seulement à la question de savoircommentnouspouvonsdirecequiest justeetcequiest injuste,maisassezcurieusement,Kant lui-même, bien qu’il n’ait été en aucune façon particulièrement sensible aux arts, aabordé ce problème par la question : comment dire ce qui est beau et ce qui est laid ? Àl’origine,ilestimaitquesaCritiquedujugementétaitunecritiquedugoût.Ilsupposaitqu’untelproblèmeneseposaitpaspourleVraiet leJuste,puisqu’ilcroyaitque,demêmequelaraisonhumainedanssacapacitéthéoriqueconnaîtparelle-mêmelavérité,sansl’aided’uneautrefacultémentale,cettemêmeraisondanssacapacitépratiqueconnaît«laloimoraleenmoi ». Il définissait le jugement comme la faculté qui entre toujours en jeu quand noussommes confrontés à ce qui est particulier ; le jugement statue sur la relation entre leparticulieretlegénéral,quelegénéralsoitunerègle,unenorme,unidéalouuneautresortedemesure.Dans toutes lesmanifestations de la raison et de la connaissance, le jugementsubsume le particulier sous sa bonne règle générale. Même cette opération apparemmentsimplecomportesesdifficultés,carcommeiln’existepasderèglespoursubsumer,celadoitse décider librement. Donc, « lemanque de jugement est proprement ce que l’on appellestupidité,etàcevice, iln’yapasderemède.Une têteobtuseoubornée […]peut fortbienarriver par l’instruction jusqu’à l’érudition. Mais, comme alors, le plus souvent, ce défautaccompagneaussi l’autre, iln’estpasraredetrouverdeshommestrèsinstruitsqui laissentincessammentapercevoirdansl’usagequ’ilsfontdeleurscienceceviceirrémédiable(42).»Laquestionsecorseunpeuquandonenvientauxjugementsoùaucunerègleninormefixenes’applique,commedans lesquestionsrelevantdugoût,etoù,donc, le«général»doitêtre

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considérécommecontenudansleparticulier.PersonnenepeutdéfinirlaBeauté;etquandjedisquecettetulipeparticulièreestbelle,jeneveuxpasdirequetouteslestulipessontbellesetdonccelle-ciaussi,jen’appliquepasnonplusunconceptdelabeautévalidepourtouslesobjets.Cequ’estlaBeauté,quiestquelquechosedegénéral,jelesaisparcequejelavoisetla formulequand je suis confronté à elledansdes instancesparticulières.Comment est-cequejeconnaisetpourquoiest-cequej’affirmeunecertainevaliditédansdetelsjugements?Ces interrogations représentent une forme très simplifiée des questions centrales quiinspirentlaCritiquedujugement.

Maisplusgénéralement,nouspouvonsdirequelemanquedejugementsemontredanstouslesdomaines:nousl’appelonsstupiditédanslesquestionsintellectuelles(cognitives),manquede goûtdans lesquestions esthétiques et aveuglementmoral ou insanitéquand ils’agitdeseconduire.Etlecontrairedetouscesdéfautsspécifiques,lefondementmêmedontprovient le jugement quand il s’exerce, est le sens commun, d’après Kant. Lui-même aanalysélesjugementsesthétiquesprimaires,parcequ’illuisemblaitquecen’étaitquedanscedomainequenousjugionssansdisposerderèglesgénéralesvraiesdefaçondémontrableou évidentes par elles-mêmes. Si donc je dois maintenant me servir des résultats qu’il aobtenusdansledomainedelamorale,jesupposequeledomainedesrelationshumaines,delaconduiteet lesphénomènesauxquelsnoussommesconfrontéssontenquelquesortedemême nature. Pour me justifier, je vous rappellerai notre première séance, quand j’aiexpliqué le contexte peu agréable d’expériences factuelles qui ont donné lieu à cesconsidérations.

J’aimentionnél’effondrementtotaldesnormesmoralesetreligieuseschezdesgensqui,selon toute apparence, y avaient toujours fermement cru, et j’ai aussi mentionné le faitindéniableque lesgensqui se sontdébrouilléspournepasêtreemportéspar le tourbillonn’étaient aucunement les « moralistes », les personnes qui avaient toujours défendu lesrèglesdebonneconduite,maisaucontraire,trèssouvent,cellesquiavaientétéconvaincues,mêmeavantladébâcle,delanon-validitéobjectivedecesnormesenelles-mêmes.Donc,enthéorie, nous nous retrouvons aujourd’hui dans lamême situation que celle dans laquelles’esttrouvéleXVIIIesiècleàl’égarddessimplesjugementsdegoût.Kantétaitchoquéparlefait que la question de la beauté doive se décider arbitrairement, sans possibilité dediscussionetd’accordmutuel,dansl’espritdudegustibusnondisputandumest.Mêmedansdescirconstancesquisontbienloindefriserlacatastrophe,nousnoustrouvonsnous-mêmesaujourd’hui leplus souventdans lamêmepositionquand il s’agitdediscuterdequestionsmorales.RevenonsdoncàKant.

Pour lui, le sens commun ne voulait pas dire un sens commun à nous tous, maisstrictementlesensquinousfaitformeraveclesautresunecommunauté,quinousenrendmembres et nous permet de communiquer les choses que nous fournissent nos cinq sensprivés.Cela, il le faitavec l’aided’uneautre faculté, la facultéd’imagination(quiétaitpourKantlaplusmystérieuse).L’imaginationoulareprésentation—ilyaunedifférenceentrelesdeux que nous pouvons négliger ici — désignemon aptitude à avoir dansmon esprit uneimage de quelque chose qui n’est pas présent. La représentation rend présent ce qui est

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absent — par exemple le George Washington Bridge. Mais tandis que je peux convoquerdevant l’œil de mon esprit le pont qui est au loin, j’ai en réalité deux imaginations oureprésentationsdansmonesprit :premièrement, cepontparticulierque j’ai souventvuet,deuxièmement, une image schématique du pont en tant que tel, grâce à laquelle je peuxreconnaîtreetidentifiern’importequelpontparticulier,dontcelui-ci,commeétantunpont.Cedeuxièmepontschématiquen’apparaît jamaisdevantmesyeuxcorporels ;dèsque je lecouche sur le papier, il devient un pont particulier, il cesse d’être un simple schéma.Maintenant, la même capacité représentative sans laquelle aucune connaissance ne seraitpossible s’étend aux autres gens, et les schémas qui apparaissent dans la connaissancedeviennent des exemples pour le jugement. Le sens commun, en vertu de sa capacitéimaginative,peutavoirprésenten lui tout cequi est en réalitéabsent.Jepeux, commeditKant,penseràlaplacedequelqu’und’autre,desorteque,quandquelqu’unjugequececiestbeau, il ne veut pas simplement dire : cecime plaît (comme si, par exemple, la soupe aupouletmeplaisaitmaispeutnepasplaireàd’autres),maisilexigel’assentimentdesautresparcequ’en jugeant, il lesadéjàprisencompteetespèredoncqueson jugementauraunecertainevaliditégénérale,bienquepeut-êtrepasuniverselle.Cettevaliditéiraaussiloinquelacommunautédontmonsenscommunmerendmembre—Kant,quisepensaitcitoyendumonde,espéraitqu’elleatteindrait lacommunautéqu’est l’humanitétoutentière.Ilappellecelaune«mentalitéélargie», signifiantpar làque, sanscetaccord, l’hommeneseraitpasfaitpourdesrelationscivilisées.Lenœudde laquestionest le faitquemonjugementd’uncas particulier ne dépend pas simplement de ma perception, mais du fait que je mereprésenteàmoi-mêmequelquechosequejeneperçoispas.Illustrons-le:supposonsquejeregardeuntaudisetquejeperçoivedanscebâtimentparticulier lanotiongénéralequ’ilnemontre pas directement, la notion de pauvreté et demisère. J’arrive à cette notion enmereprésentantcommentjemesentiraissijedevaisvivrelà,c’est-à-direquej’essaiedepenseràlaplacedeceluiquihabiteuntaudis.Le jugementauquel jeparviendraineseraenaucunemanièrenécessairementlemêmequeceluideshabitantsqueletempspasséetledésespoiront acculés à semoquerde leur situation,mais il deviendraunexempleparlantpourmonjugementultérieursurcesaffaires.Deplus,alorsquejeprendsencomptelesautresquandjejuge, cela ne veut pas dire que je conformemon jugement au leur. Je parle encore demaproprevoixetjenecomptepaslessignesd’assentimentafind’arriveràcequejecroisjuste.Mais mon jugement n’est plus subjectif non plus, au sens où je parviendrais à mesconclusionsenneprenantquemoi-mêmeencompte.

Toutefois, si je prends en compte les autres en rendant mon jugement, ces autres necomprennentpastoutlemonde;Kantditexplicitementquelavaliditédetelsjugementsnepeuts’étendre«àtoutelasphèredessujetsquijugent»,auxgensquijugentaussi.Pourlediredifféremment, iln’appartientpasàceuxquirefusentde jugerdediscuter lavaliditédemon jugement.Le sens communavec lequel je juge estun sens général, et à la question :« Comment quelqu’un peut juger avec un sens commun alors qu’il contemple l’objet dujugementselonsonsensprivé?»Kantrépondraitquelacommunautédeshommesproduitun sens commun. La validité du sens commun vient des relations entre les gens — tout

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comme nous avons dit que la pensée vient de la relation avecmoi-même. (« Penser, c’estparleravecsoi-même[…];c’estparconséquents’entendresoi-mêmeintérieurement(43)».)Cependant,compte tenudecesrestrictions,onpeutdirequeplus jepeuxrendreprésentesdansmapenséedepositionsdegensetdonclesprendreencomptedansmonjugement,plusil sera représentatif. La validité de ces jugements ne serait ni objective et universelle nisubjective, c’est-à-dire dépendante du caprice individuel, mais intersubjective oureprésentative. Cette sorte de pensée représentative, qui n’est possible que grâce àl’imagination,exigecertainssacrifices.Kantécritque«nousdevonspourainsidirerenoncerà nous-mêmes pour les autres » — et c’est davantage qu’une curiosité si ce déni del’intéressementn’apparaîtpasdanslecontextedesaphilosophiemorale,maisdansceluidesjugementssimplementesthétiques.Laraisonenestlesenscommun.Silesenscommun,lesensgrâceauquelnoussommesmembresd’unecommunauté,estlamèredujugement,alorsmêmeuntableauouunpoème,sanscompterunequestionmorale,peuventêtrejugéssansinvoqueretpesersilencieusementlejugementdesautres,auqueljemeréfèredemêmequeje réfère au schéma du pont pour reconnaître d’autres ponts. « Dans le goût, dit Kant,l’égoïsmeestdépassé»—noussommesconsidérésausensorigineldumot,nousprenonsenconsidération l’existencedes autres et nousdevons essayer de gagner leur assentiment, de«rechercherleurconsentement»,commeleditKant.Danslamoralekantienne,riendeteln’est nécessaire : nous agissons comme des êtres intelligents et les lois que nous suivonsseraientvalidespour tous lesêtres intelligents—ycompris leshabitantsd’autresplanètes,les anges et Dieu lui-même. Nous ne sommes pas considérés car nous avons besoin deprendre en considération les positions des autres et nous ne considérons pas lesconséquencesdenotreactequisontimmatériellespourlaloioulabontédelavolontédontprovient l’acte. Ce n’est que lorsqu’il s’agit de ces jugements de goût queKant trouve unesituation dans laquelle le : « Il vautmieux être en désaccord avec lemonde entier que del’être avec soi-même » socratique perd un peu de sa validité. Ici, je peux ne pas être endésaccordaveclemondeentier,etpourtant,jepeuxmetrouverendésaccordavecunebonnepart de lui. Si on envisage lamorale davantage que dans son aspect négatif— ce qui nousretientdemal agir, cequi peut vouloir dire cequinous retientde rien faire—, alorsnousdevonsenvisagerlaconduitehumainedanslestermesqueKantestimaitadaptésseulementà la conduite esthétique, pour ainsi dire. Et la raison pour laquelle il a découvert unesignificationmoraledanscettesphèreenapparencesidifférentedelaviehumaineestquecen’estqu’iciqu’ilaenvisagéleshommesaupluriel,leshommesvivantencommunauté.C’estdoncdanscecontextequenousrencontronsl’arbitreimpartialqu’estlavolontéentantqueliberumarbitrium. L’« appréciationdésintéressée» est commeon le sait la définitionquedonne Kant de ce que nous ressentons en face de la beauté. Donc, l’égoïsme ne peut êtredépasséparunenseignementmoral, lequelmerenvoieaucontrairetoujoursàmoi-même;mais,pourreprendrelesmotsdeKant,«àl’égoïsme,onnepeutopposerquelepluralisme:cette manière de penser consiste à ne pas se considérer ni se comporter comme si onenfermaitensoiletoutdumonde,maiscommeunsimplecitoyendumonde(44)».

Quandnousrepensonsmaintenantauxnormesobjectivesetauxrèglesdecomportement

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selonlesquellesnousnousconduisonsdanslaviedetouslesjours,sansbeaucoupréfléchiretsansbeaucouppenserausensdeKant,c’est-à-direquand,enréalité,noussubsumonsdescas particuliers sous des règles générales sans jamais nous interroger sur ces règles, laquestionseposedesavoirs’ilsetrouvequoiquecesoitàquoinousraccrocherquandnoussommesappelésàdéciderde cequi est juste etde cequi est injuste, comme lorsquenousdécidonsquececiestbeauetquececiest laid.Laréponseàcettequestionest :ouietnon.Oui — si nous entendons par là des normes généralement admises comme on en a danschaque communauté à l’égard des us et coutumes, c’est-à-dire à l’égard desmores de lamorale.Cependant, lesaffairesoù ilestquestiondu justeetde l’injustenesedécidentpascomme les manières de table, comme s’il n’était question que d’avoir une conduiteacceptable.Et ilexistequelquechoseàquoi lesenscommun,quandils’élèveauniveaudujugement,nous raccroche : c’est l’exemple.Kantdit : «Les exemples sont lesbéquillesdujugement»(Critiquedelaraisonpure,149),etilaaussidonnéàla«penséereprésentative»présente dans le jugement où le particulier ne peut être subsumé sous quelque chose degénéral le nom de « pensée exemplaire ». On ne peut se raccrocher à quelque chose degénéral,seulementàquelquechosedeparticulierquiestdevenuunexemple.D’unecertainemanière,cetexempleressembleaubâtimentschématiquequejetransportedansmonespritpour reconnaître commedesbâtiments toutes les structuresqui sonthabitéesparquelquechoseouquelqu’un.Mais l’exemple, contrairement au schéma, est censénousdonnerunedifférencequalitative.Illustronscettedifférenceavecuncasextérieurà lasphèremoraleetdemandons-nouscequ’estunetable.Pourrépondreàcettequestion,vouspouvezenappelerà la forme ou au schéma (kantien) d’une table présente dans votre imagination et auquelchaquetabledoitseconformerafind’enêtreune.Appelonscelalatableschématique(cequiestincidemmentpresquelamêmechosequelatable«idéale»,l’IdéedetablechezPlaton).Vous pouvez aussi rassembler toutes sortes de tables, les débarrasser de leurs qualitéssecondes,commelacouleur,lenombredepieds,lematériau,etc.,jusqu’àarriverauxqualitésminimalescommunesàtoutes.Appelonscelalatableabstraite.Vouspouvezencorechoisirlameilleuredetouteslestablesquevousconnaissezoupouvezimaginer,etdirequec’estunexempledelafaçondontilfautconstruirelestablesetdeceàquoiellesdoiventressembler.Appelons cela la table exemplaire. Ce que vous avez fait, c’est d’isoler, eximere, un casparticulier, quidevientmaintenant valide pour d’autres cas particuliers. Dans les scienceshistoriquesetpolitiques,beaucoupdeconcepts sontapparusdecette façon.Laplupartdesvertusetdesvicespolitiquesontétépensésentermesd’individusexemplaires:Achillepourle courage, Solon pour la vision (sagesse), etc. Prenez le cas du césarisme ou dubonapartisme:onaprisNapoléonouCésarenexemple,c’est-à-direentantqu’unepersonneparticulièremanifestantdesqualitésvalidesdansd’autrescas.Assurément,celuiquinesaitpas qui étaient César ou Napoléon ne peut comprendre ce dont on parle si on parle decésarismeoudebonapartisme.Lavaliditéduconceptestdoncrestreinte,maisdanslecadredesesrestrictions,ellen’enestpasmoinsvalide.

Lesexemples,quisontles«béquilles»detouteslesactivitésdejugement,sontaussiettout particulièrement les repères de toute la pensée morale. Si l’antique et jadis très

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paradoxaleaffirmation:«Mieuxvautsubiruneinjusticequed’encommettreune»agagnéleconsentementdeshommescivilisés,celaestprincipalementdûaufaitqueSocrateadonnél’exemple et est donc devenu un exemple d’une certaine façon de se conduire et d’unecertainemanièrededéciderentrelejusteetl’injuste.CettepositionestencorerésuméechezNietzsche— ledernierphilosophe, est-on tentédedire, à prendre au sérieux les questionsmoralesetdoncàpenseretanalyserenprofondeurtouteslespositionsmoralesantérieures.Iladit:«C’estdénaturerlamoralequedeséparerl’actedel’agent,dedirigerlahaineoulemépris contre le “péché” [l’action au lieude son auteur], de croire qu’une actionpeut êtrebien ou mal en elle-même. [Dans toute action], tout dépend de qui l’accomplit, le même“crime”peutêtredansuncasleplusgrandprivilègeetdansunautrelestigmate[dumal].Enréalité,c’estlarelativitéàsoideceluiquijugequiinterprèteuneactionouplutôtsonagenteu égard à […] la ressemblance ou “non-affinité” entre l’agent et le juge » (LaVolonté depuissance,292).Nousjugeonsetdisonscequiestjusteetcequiestinjusteenayantprésentàl’espritunincidentouunepersonne,absentsdansletempsoul’espace,etquisontdevenusdesexemples. Ilexistebeaucoupd’exemplesdecegenre. Ilspeuventremonter loindans lepasséouêtreencorevivants.Nulbesoinqu’ilsaientétéhistoriquementréels;commelefitun jour remarquer Jefferson, « lemeurtre fictif deDuncan parMacbeth » excite en nous«uneaussigrandehorreurdelamonstruositéqueceluid’HenriIV»et«lalectureduRoiLear imprimeplusefficacementunsentimentvivantetdurablededevoir filialquetous lesarides volumes d’éthique et de théologie qui ont jamais été écrits ». (Ce que le professeurd’éthiqueestleseulàpouvoirdire.)

Évidemment,jen’ainiletempsniprobablementl’aptitudedemettretouteslesbarresaux«t»ettouslespointssurles«i»,c’est-à-direderépondremêmesouslaformelaplusbrèveàtouteslesquestionsquej’aimoi-mêmesoulevéespendantcesquatreconférences.Jepeuxseulement espérerque certaines indications aumoinsquant à la façondontnouspouvonspenser et aborder ces problèmes difficiles et urgents sont devenues apparentes. Enconclusion, permettez-moi seulement deux commentaires de plus. De notre discussiond’aujourd’huisurKant,j’espèrequ’ilestdevenuplusclairpourquoij’aisoulevé,aumoyendeCicéronetdeMaîtreEckhart,laquestiondesavoiravecquinousvoulonsêtre.J’aitentédemontrerquenosdécisionsquantaujusteetàl’injustedépendrontdequellecompagnienouschoisissons,deceuxavecquinoussouhaitonspassernotrevie.Etj’insiste,cettecompagnie,on la choisit enpensant àdes exemples, à des exemplesdepersonnesmortes ou vivantes,réellesoufictives,etàdesexemplesd’incidents,passésouprésents.Danslecaspeuprobableoùquelqu’unviendraitnousdirequ’ilpréféreraitvivreencompagniedeBarbeBleueetdoncleprendrepourexemple,laseulechoseàfaireestdes’assurerquejamaisilnes’approcherade nous.Mais la probabilité pour que quelqu’un vienne nous dire qu’il s’enmoque et quen’importequellecompagniefera l’affaireest, je lecrains,bienplusforte.D’unpointdevuemoral et même politique, cette indifférence, bien qu’assez commune, est le plus granddanger. En liaison et à peine moins dangereux, il y a un autre phénomène moderne trèscourant:latendancegénéraliséeàrefusercomplètementdejuger.C’estdelamauvaisegrâceoudel’inaptitudeàchoisirsesexemplesetsacompagnie,ainsiquedelamauvaisegrâceou

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del’inaptitudeàserelierauxautresparlejugement,queproviennentlesskandalaréels,lesvraies pierres d’achoppement, celles que les pouvoirs humains ne peuvent enlever parcequ’ellesn’ontpaspourcausedesmotifshumainsethumainementcompréhensibles.Làestl’horreuret,enmêmetemps,labanalitédumal.

1965-1966

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Questionsdephilosophiemorale

35.FriedrichNietzsche,Par-delàlebienetlemal,op.cit.,p.664.

36.Ibid.,p.690.37.Ibid.,p.663.

38.Ibid.,p.641-642.

39.Donc,lalibertéestlarenonciationvolontairedelavolonté(BasicMoralPropositions).40.FriedrichNietzsche,LeGaiSavoir,Œuvres,Paris,Flammarion,coll.«Milleetunepages»,1997,trad.fr.P.Wotling,

p.281-282.

41. Ce dont nous avons entièrement perdu la notion, c’est de la volonté comme arbitre, du fait que nous choisissonslibrement.Libre choix veutdire librepar rapport audésir. Làoù intervenait ledésir, le choix était préjugé.L’arbitre était àl’origine l’hommequi abordait une occurrence en spectateur non concerné. Il était témoin, et en tant que tel, il n’était pasengagé.Du faitdesondésintéressement, ilétait réputécapablede jugement impartial.Donc, la libertéde lavolontéen tantqueliberumarbitriumnecommencepasquelquechosedenouveau,elleesttoujoursconfrontéeauxchosesquisont.C’estlafacultédujugement.

Sic’estlecas,cependant,commentpeut-iljamaisêtrepermisquecevouloirfigureparmimesfacultés?Réponse:(a)sionsupposequelafinultimedelavolontéestdonnéeparlaraisonquiestlesouverainbien,alors(chezThomasd’Aquin),nousnesommes libres que dans le choix des moyens. Et ce choix est alors la fonction du liberum arbitrium. Toutefois, c’estprécisément en voulant lesmoyens que la volonté n’est pas libre. Chaque fin implique lesmoyens par lesquels la réaliser.Ceux-cisontpréjugés;ilssontseulementmeilleursoupires,plusoumoinsadaptés.Ilssontaffairededélibérationplutôtquedevouloir.Cen’estquedanslecasmarginaloùjepeuxdirequ’afind’atteindrecettefin,jedoisemployerdesmoyensquisontsimauvaisqu’ilvautmieuxnepasatteindrelafinquelafacultédevouloirestimpliquée;(b)ilyauneautrepossibilité:lavolonté ne porte pas seulement sur l’avenir,mais elle est aussi la faculté grâce à laquelle je peux affirmer et nier. Et à cetégard,ilyaunélémentdevouloirdanstouslesjugements.Jepeuxdireouiounonàcequiest.ChezAugustin:Amo:voloutsis.Monaffirmationdequoiouquiestmerelieàcequiestd’unecertainemanière,toutcommemondénim’enaliène.Encesens,lemondeestdilectoresmundi.Ouencorel’amourdumondeconstituelemondepourmoi,mefaitentrerenlui(BasicMoralPropositions).

42.EmmanuelKant,Critiquedelaraisonpure,op.cit.,p.148-149.43.EmmanuelKant,Anthropologie,Paris,Vrin,1984,trad.fr.M.Foucault,p.65.

44.Ibid.,p.19.

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Laresponsabilitécollective

Il existe quelque chose comme la responsabilité pour des choses qu’on n’a pasaccomplies;onpeutenêtretenuresponsable[liable].Maisonn’estninesesentcoupabledechosesqui se sontproduitessionn’yapasactivementparticipé.C’estunpoint important,qu’il convient d’énoncer haut et fort aumoment où tant de bons libéraux blancs avouentressentir des sentiments de culpabilité à propos de la question noire. J’ignore combien ilexistedeprécédentsdans l’histoirepourdetelssentimentsmalplacés,mais jesaisque,enAllemagneaprès-guerre,oùdesproblèmessimilairessesontposésà l’égarddecequiavaitétéfaitparlerégimedeHitlerauxjuifs,lecride«Noussommescoupables»,quiaupremierabord semblait si noble et si tentant, n’a en réalité servi qu’à disculper dans une mesureconsidérable ceux qui étaient bel et bien coupables. Si nous sommes tous coupables,personnenel’est.Laculpabilité,àladifférencedelaresponsabilité,singularisetoujours;elleest toujours strictement personnelle. Elle renvoie à un acte, pas à des intentions ou à despotentialités.Cen’est qu’enun sensmétaphoriquequ’onpeutdirequenousnous sentonscoupablespour lespéchésdenospères,denotrepeupleoudugenrehumain,enbref,pourdes actions que nous n’avons pas commises,même si le cours des événements peut nousfairepayerpoureux.Etpuisque lessentimentsdeculpabilité,demensreaoudemauvaiseconscience [bad conscience], la conscience [awareness] d’avoir mal agi, jouent un rôle siimportantdansnotrejugementmoraletjudiciaire,ilseraitsaged’éviterdetellesdéclarationsmétaphoriques, lesquelles, si on les prend au sens littéral, ne peuvent engendrer qu’unesentimentalitéfausseobscurcissantlesvraiesquestions.

Nous appelons compassion ce que je ressens quand quelqu’un d’autre souffre ; et cesentimentn’est authentiquequepour autantque je comprendsque cen’estpasmoi,maisquelqu’und’autrequisouffre.Mais ilestvrai, jecrois,que« lasolidaritéestuneconditionnécessaire » à de telles émotions ; ce qui, dans notre cas de sentiments de culpabilitécollective, voudrait dire que le cri de « Nous sommes tous coupables » est en réalité unedéclarationdesolidaritéaveclesmalfrats.

J’ignorequandletermede«responsabilitécollective»estapparupourlapremièrefois,mais je crois pouvoir affirmer avec certitude que non seulement le terme mais aussi lesproblèmes qu’il implique doivent leur pertinence et l’intérêt général qu’ils attirent à dessituations qui sont politiques, et non juridiques ou morales. Les normes juridiques etmoralesontunélémenttrèsimportantencommun—ellessonttoujoursliéesàlapersonneet à ce qu’elle a fait ; s’il se trouve que la personne a été impliquée dans une entreprisecollective, comme dans le cas du crime organisé, ce qu’il y a à juger, c’est encore cettepersonne-là, son degré de participation, son rôle spécifique, et ainsi de suite, mais pas le

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groupe.Le faitqu’elle enait faitpartiene joueun rôlequedans lamesureoù il rendplusprobable le fait qu’elle ait commis un crime ; et ce n’est en principe pas différent du faitd’avoirunemauvaiseréputationouuncasierjudiciaire.Sil’accuséétaitmembredelaMafiaoudesSSoud’uneautreorganisation criminelleoupolitique, etqu’il assurequ’il étaitunsimple rouagen’agissantqu’envertud’ordres supérieurs et ayant fait cequen’importequid’autre aurait fait aussi bien, dès le moment où il apparaît devant une cour de justice, ilapparaît en tantqu’il estunepersonneet est jugéd’après cequ’il a.Quemêmeun rouagepuisseredevenirunepersonne:voilàcequiconstituelagrandeurdespoursuitesjudiciaires.Lamême chose semble vraie à undegré encoreplus haut du jugementmoral, pour lequell’excuse :mon seul autre choix aurait été deme suicider, ne pèse pas autant que pour lespoursuitesjudiciaires.Cen’estpasuneaffairederesponsabilité,maisdeculpabilité.

Aucune responsabilité collective n’est impliquée dans le cas de milliers de nageursexpérimentésquiseprélassentsuruneplagepubliqueetlaissentunhommesenoyerdanslamer sans venir l’aider, parce qu’ils ne forment pas une collectivité ; aucune responsabilitécollective n’est impliquée dans le cas d’une conspiration montée afin de dévaliser unebanque,parcequ’ici,lafauten’estpasdéléguée;cequiestimpliqué,cesontdiversdegrésdeculpabilité. Et si, commedans le cas du système social après-guerre dans le Sud, seuls les«assignésàrésidence»oules«exclus»sontinnocents,noussommeslàencorefaceàuncas très clairde culpabilité ; car tous les autresont fait quelque chosequin’estnullement«délégué».[Cestrois«cas»sonttirésdel’articleauquelArendtrépondait(NdE).]

Deuxconditionsdoivent êtreprésentespourqu’il y ait responsabilité collective : jedoisêtre tenupourresponsabledequelquechoseque jen’aipas faitet la raisonexpliquantmaresponsabilitédoitêtremaparticipationàungroupe(uncollectif)qu’aucunactevolontairede ma part ne peut dissoudre, c’est-à-dire une participation qui n’a rien à voir avec unpartenariatcommercial,quejepeuxdissoudreàvolonté.Laquestiondela«fauteengroupepar complicité » doit être laissée en suspens parce que toute participation est déjà nondéléguée. Cette forme de responsabilité est selonmoi toujours politique, qu’elle prenne laforme ancienne où toute une communauté se juge responsable de ce que l’un de sesmembresafaitoubiensiunecommunautéesttenuepourresponsabledecequiaétéfaitenson nom. Ce dernier cas est évidemment d’un plus grand intérêt pour nous, parce qu’ils’applique, pour le meilleur et pour le pire, à toutes les communautés politiques et passeulementaugouvernementreprésentatif.Toutgouvernementassumelaresponsabilitédesactes et desméfaits de ses prédécesseurs, et toute nation des actes et desméfaits passés.C’est vrai même des gouvernements révolutionnaires qui peuvent nier leur responsabilitédanslesaccordscontractuelsconclusparleursprédécesseurs.LorsqueNapoléonBonaparteaprislepouvoirenFrance,iladéclaré: j’assumelaresponsabilitédetoutcequelaFranceafaitdepuisl’époquedeCharlemagnejusqu’àlaTerreurdeRobespierre.End’autrestermes,iladit:toutcelaaétéfaitenmonnomdanslamesureoùjesuismembredecettenationetreprésentatifde ce corpspolitique.En ce sens,demêmequenous recueillons les fruitsdeleursmérites,demêmenoussommestoujourstenusresponsablesdespéchésdenospères;maisnousnesommespascoupablesdeleursméfaits,entermesmorauxoujuridiques,nine

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pouvonsnousattribuerleméritedeleursactes.

Nousnepouvonséchapperàcetteresponsabilitépolitiqueetstrictementcollectivequ’enquittantlacommunautéconcernée,etpuisqueaucunhommenepeutvivresansapparteniràunecommunauté,celavoudrait toutsimplementdire troquerunecommunautécontreuneautreetparconséquentunesortederesponsabilitécontreuneautre. Ilestvraique leXXe

siècle a crééune catégoried’hommesqui étaientde vraisproscritsn’appartenant à aucunecommunautéinternationalereconnaissable,lesréfugiésetlesapatrides,quinepeuventêtretenuspour politiquement responsables de rien. Politiquement, quel que soit leur caractèreindividueloudegroupe, ils sont absolument innocents ; et c’estprécisément cette absolueinnocence qui les condamne à occuper une position en dehors du genre humain dans sonensemble.S’ilexistaitquelquechosecommeuneculpabilitécollective,àsavoirdéléguée,ceserait le casausside l’innocence collective, à savoirdéléguée.En réalité, ce sont les seulespersonnes totalement non responsables ; et alors que nous pensons en général que laresponsabilité,enparticulierlaresponsabilitécollective,estunfardeauetmêmeunesortedepunition, je pense qu’on peut montrer que le prix à payer pour la non-responsabilitécollectiveestconsidérablementplusélevé.

Ce à quoi je veux en venir ici, c’est à une division plus nette entre, d’un côté, laresponsabilité politique (collective) et, de l’autre, la culpabilité morale et/ou juridique(personnelle) ; et ce à quoi je pense surtout, c’est aux cas fréquents dans lesquels desconsidérationsmoralesetpolitiquesentrentenconflitavecdesnormesdeconduitemoralesetpolitiques.Laprincipaledifficultéquandondiscutecesaffairessembleteniràl’ambiguïtétrès gênante des mots que l’on utilise, à savoir : morale et éthique. Ces deux mots nesignifientàl’origineriendeplusquelesusetcoutumes,ainsique,enunsensplusrelevé,lesus et coutumes lesplus convenablespour le citoyen.De l’ÉthiqueàNicomaque à Cicéron,l’éthiqueoumoralerelevaitdelapolitique,c’étaitsapartiequitraitaitnondesinstitutions,mais du citoyen, et toutes les vertus enGrèce ou àRome étaient des vertus politiques. Laquestionn’estjamaisdesavoirsiunindividuestbon,maissisaconduiteestbonnepourlemondedans lequel il vit.C’est lemondeetnon le soiqui est au centrede l’intérêt.Quandnousparlonsdequestionsmorales,ycompriscelledelaconscience[conscience],nousavonsenvuequelquechosede toutdifférent,quelquechosepourquoien faitnousnedisposonspasdemot tout fait.D’unautre côté,puisquenousnous servonsdansnosdiscussionsdesmots anciens, cette connotation très ancienne et très différente reste présente. Il existepourtant une exception où l’on peut détecter dans un texte classique des considérationsmorales au sens qui est le nôtre ; c’est la propositionde Socrate : «Mieux vaut subir uneinjusticequed’encommettreune»,que j’auraiàdiscuterdansunmoment.Auparavant, jevoudraismentionneruneautredifficultéissueducôtéopposé,àsavoirducôtédelareligion.L’idée selon laquelle les affairesmorales concernent une chose comme le bien-être d’uneâme plutôt que celui du monde fait partie intégrante de l’héritage judéo-chrétien. Si, parexemple—pourdonnerl’exemplelepluscouranttirédel’Antiquitégrecque—,chezEschyle,Orestetuesamèresurordred’ApollonetestensuitequandmêmehantéparlesÉrinyes,c’estparcequel’ordredumondeaétédeuxfoisperturbéetdoitêtrerestauré.Oresteafaitcequ’il

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fallaitquandilavengélamortdesonpèreettuésamère;etpourtant,ilétaitcoupableparcequ’ilavioléunautre«tabou»,commenousdirionsaujourd’hui.Letragiquetientaufaitqueseuleunemauvaiseactionpeutcompenser lecrimeoriginel,et lasolution,commenous lesavons tous, est apportéeparAthénaouplutôtpar la fondationd’un tribunalqui,dès lors,prendra sur lui de maintenir le bon ordre et interrompra la chaîne infinie des mauvaisesactions nécessaires pour sauvegarder l’ordre du monde. C’est la version grecque de l’idéechrétienneselon laquelle toute résistanceaumal commisdans lemondeanécessairementdesimplicationsdanslemal,etc’estlasolutionaudilemmepourl’individu.

Avec la montée du christianisme, l’accent s’est entièrement déplacé du souci pour lemonde et des devoirs qui lui étaient liés au souci de l’âme et de son salut. Au cours despremiers siècles, la polarisation de ces deux attitudes était absolue ; dans le NouveauTestament, les épîtres sont remplies de recommandations à fuir l’engagement public etpolitique,às’occuperdesoi,affairestrictementprivée,àsesoucierdesonâme—jusqu’àcequeTertullienrésumeainsicetteattitude:necullamagisresalienaquampublica(«riennenousestplusétrangerquecequicomptesurlascènepublique»).Cequenouscomprenonsaujourd’hui comme des normes et des prescriptions morales possède cet arrière-fondchrétien.Danslapenséeactuellesurcesaffaires,lesnormesderigueursontévidemmentlesplusélevéessurlesquestionsmoralesetlesmoinsélevéesenmatièred’usetcoutumes,alorsque les normes juridiques occupent le milieu. Ma thèse ici est que la morale doit cettepositionélevéedansnotrehiérarchiedes«valeurs»àsonoriginereligieuse;lefaitquelaloidivine prescrivant les règles de la conduite humaine ait été comprise comme directementrévélée,commedanslesdixcommandements,ouindirectementcommedansledroitnatureln’a pas d’importance dans ce contexte. Les règles étaientabsolues du fait de leur originedivine, et leur sanction consistait en« récompenses et punitions futures». Il est plus quedouteuxquecesrèglesdeconduiteenracinéesàl’originedanslareligionpuissentsurvivreàla perte de foi dans leur origine et en particulier à l’absence de sanctions transcendantes.(JohnAdams,d’unemanièreétrangementprophétique,prédisaitquecetteperte«rendraitlemeurtre aussi indifférentque le faitde tirer surunpluvier, et l’exterminationde lanationRohilla aussi innocente que celui d’avaler desmites sur unmorceau de fromage ».) Pourautantquejesache,iln’yaquedeuxdesdixcommandementsauxquelsnousnoussentonsencore moralement liés : « Tu ne tueras point » et « Tu ne porteras pas de fauxtémoignage»;etrécemment,ilsontétébravésavecuncertainsuccèsparHitleretStaline,respectivement.

Aucentredesconsidérationsmoralessurlaconduitehumainesetrouvelesoi;aucentredes considérations politiques sur la conduite se tient le monde. Si nous débarrassons lesimpératifs moraux de leurs connotations et de leurs origines religieuses, il nous reste lapropositiondeSocrate : «Mieux vaut subirune injusticequed’en commettreune», ainsiquesonétrangedéveloppement:«Ilvautmieuxpourmoiêtreendésaccordaveclemondetoutentierquedel’êtreavecmoi-même.»Quellequesoitlafaçondontonpeutinterprétercette invocation de l’axiome de non-contradiction enmatièremorale, comme si ce seul etmêmeimpératif,«Tunetecontrediraspas»,étaitaxiomatiqueenlogiqueetenéthique(ce

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qui, incidemment, est toujours le principal argument de Kant en faveur de l’impératifcatégorique), une chose semble claire : le présupposé est que je vis non seulement avecd’autres,maisaussiavecmoi,etquecevivre-ensemble-làalapréséancesurtouslesautres.Laréponsepolitiqueàlapropositionsocratiqueserait:«Cequiestimportantdanslemonde,c’est qu’il n’y ait pas d’injustice ; subir une injustice et en commettre une sont tout aussimal.»Peu importequi lasubit ;votredevoirestde l’empêcher.Oupour invoquer,dans lebut d’être brève, une autre parole célèbre, cette fois deMachiavel, qui précisément voulaitenseignerauxprincesà«nepasêtre tropbons» : écrivant sur lespatriotes florentinsquiavaientosédéfier lepape, il faisait leurélogeparcequ’ilsavaientmontré«àquelpoint ilsplaçaient leur cité plus haut que leur âme ». Là où le discours religieux parle d’âme, lediscoursprofaneparledusoi.

Ilestbiendesfaçonspourlesnormesdeconduitepolitiquesetmoralesd’entrerenconflitlesunesaveclesautres;etlathéoriepolitiqueentraiteengénéralenliaisonavecladoctrinedelaraisond’Étatetsaprétenduedoublenormemorale.Nousnesommesiciconcernésquepar un cas spécial, par celui de la responsabilité collective et déléguée dans laquelle lemembre d’une communauté est tenu pour responsable de choses auxquelles il n’a pasparticipé, mais qui ont été commises en son nom. Cette non-participation peut avoir denombreuses causes : la forme du gouvernement du pays peut être telle que la sphèrepublique n’est pas ouverte à ses habitants, ou à d’importantes couches, de telle sorte quecettenon-participationn’estpasaffairedechoix.Oubienaucontraire,dans lespays libres,uncertaingroupedecitoyenspeutnepasvouloirparticiper,avoiraffaireàlapolitique,nonpaspourdes raisonsmorales,mais simplementparcequ’ils ont choiside jouirde l’unedenos libertés, cellequ’onnementionneengénéralpasquandnousdécomptonsnos libertésparcequ’onlatientpourassurée,etc’estlalibertévis-à-visdelapolitique.Cettelibertéétaitinconnuedans l’Antiquité et elle a été assez efficacement aboliedansungrandnombrededictatures du XXe siècle, en particulier dans la variante totalitaire. Par opposition àl’absolutismeetauxautresformesdetyrannie,oùlanon-participationétaitunequestiondefaitetnondechoix,nousavonsaffaireiciàunesituationoùlaparticipation,etcela,nouslesavons,peutvouloirdirelacomplicitédansdesactivitéscriminelles,estunequestiondefaitet la non-participation de décision. Enfin, nous trouvons le cas, dans les pays libres, où lanon-participation est en réalité une formede résistance— commedans le cas de ceux quirefusentd’êtreenrôlésdanslaguerreauViêt-nam.Cetterésistanceestsouventjustifiéesurdes bases morales ; mais tant qu’il y a liberté d’association et, avec elle, l’espoir que larésistance,sous la formedurefusdeparticiper,apporteraunchangementdepolitique,elleestessentiellementpolitique.Cequiestcentral,cen’estpaslesoi—jen’yvaispasparcequejeneveuxpasmesalirlesmains,cequi,évidemment,peutêtreunargumentvalide—,maisledestindelanationetsaconduiteàl’égarddesautresnationsdanslemonde.

La non-participation aux affaires politiques du monde a toujours prêté au reproched’irresponsabilité:onesquiveraitsesdevoirsàl’égarddumondequenousavonsenpartageles uns avec les autres et de la communauté à laquelle nous appartenons. Et on ne peutréussiràcontrercereprochesionjustifielanon-participationsurdesbasesmorales.Notre

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expérience récente nous a appris que la résistance active et parfois héroïque auxgouvernementsmaléfiquesvientbienplutôtdeshommesetdesfemmesquiyontparticipéquedestiersviergesdetouteculpabilité.Cetterègle,quicommetouteslesrèglescomportedesexceptions,estvraiedelarésistanceallemandecontreHitleretelleestencoreplusvraiedes quelques cas de rébellion contre les régimes communistes. La Hongrie et laTchécoslovaquie lemontrentbien.OttoKirchheimer,discutantcesquestionsd’unpointdevue juridique (dans Political Justice), a souligné à juste titre que, dans la question del’innocence juridique ou morale, à savoir l’absence de toute complicité dans les crimescommisparunrégime,la«résistanceactive»pourraitêtreun«repèreillusoire,seretirerdetoute participation significative à la vie publique, […] vouloir disparaître dans l’oubli » etrechercher l’obscurité étant « une norme à juste titre imposée par ceux qui passent enjugement»(p.331sq).Toutefois,iljustifieainsienquelquesortelesaccusésquiontditqueleursentimentderesponsabiliténe leurapaspermisdechoisircettevoie ;qu’ilsontserviafind’empêcher lepire,etc.—argumentsqui,assurément,dans lecasdurégimedeHitler,semblent plutôt absurdes et n’étaient en général rien de plus que des rationalisationshypocritesdel’ardentdésirdefairecarrière,maisc’estuneautreaffaire.Cequiestvrai,c’estque les non-participants n’étaient pas des résistants et qu’ils ne croyaient pas que leurattitudeauraitdesconséquencespolitiques.

Ceque l’argumentmoral,que j’ai cité sous la formede laproposition socratique,dit enréalité,c’estceci:sijefaisaiscequ’onmedemandemaintenantcommeprixàpayerpourmaparticipation,soitparpuretsimpleconformismesoitmêmeparcequec’estmaseulechancederéussirparlasuiteàrésister,jenepourraisplusvivreavecmoi;maviecesseraitdevaloirlapeinepourmoi.Parconséquent,jepréfèresubiruneinjusticemaintenant,etmêmepayerle prix d’une peine de mort au cas où je sois forcé de participer, que de commettre uneinjusticeetensuited’avoiràvivreavecuntelmalfrat.S’ils’agitdetuer,l’argumentneseraitpasquelemondeseraitmeilleursanscemeurtre,maislefaitdenepasvouloirvivreavecunassassin.Àcetargument,mesemble-t-il,onnepeutrépondremêmeduplusstrictpointdevue politique, mais c’est clairement un argument qui n’est valide que dans les situationsextrêmes, c’est-à-diremarginales.De telles situations sont particulièrement aptes à rendreclaire des questions qui, sinon, sont assez obscures et équivoques. La situationmarginaledans laquelle les propositions morales deviennent absolument valides dans le champpolitique est l’impuissance. L’absence de pouvoir, qui présuppose toujours l’isolement, estuneexcusevalidepournerienfaire.Leproblèmeaveccetargument,c’estbiensûrqu’ilestentièrementsubjectif;sonauthenticiténepeutêtredémontréequeparlavolontédesouffrir.Il n’existe pas de règles générales, comme dans les poursuites judiciaires, qui soientapplicables et valides pour tous. Je crains que ce ne soit le fléau qui empoisonne tous lesjugementsmorauxquandilsnesontpasfondéssurdescommandementsreligieuxoudérivésd’eux. Socrate, comme on le sait, fut toujours incapable de prouver sa proposition ; etl’impératifcatégoriquedeKant,sonseulrivalcommeprescriptionmoralenonreligieuseetnon politique, ne peut non plus se prouver. Le problème encore plus profond avec cetargument,c’estqu’ilnes’appliquequ’auxgensquiontl’habitudedevivreexplicitementavec

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eux-mêmes,cequin’estqu’uneautrefaçondedirequesavaliditéneseraplausiblequepourdes hommes qui ont une conscience [conscience] ; et, nonobstant les présupposés de lajurisprudencequi, en casdeperplexité, enappelle à la conscience [conscience] que chaquehomme sain d’esprit devrait avoir, il est prouvé qu’un assez grand nombre en a une,maisnullementtous,etqueceuxquienontuneserencontrentdanstouteslessphèresdelavieet,plus précisément, à tous les degrés de formation ou d’absence d’instruction. Aucun signeobjectif de statut social ou d’instruction ne peut nous assurer de sa présence ou de sonabsence.

La seule activité qui semble correspondre à ces propositions morales profanes et lesvalider est l’activité de penser, laquelle, dans son sens le plus général et totalement nonspécialisé,peutsedéfiniravecPlatoncommeledialoguesilencieuxentremoietmoi-même.Sionl’appliqueauxquestionsdeconduite,lafacultéd’imagination,c’est-à-direl’aptitudeàsereprésenter, à me rendre présent ce qui est absent — toute action contemplée — seraitimpliquéeàunhautdegrédanscettepensée.Dansquellemesurecettefacultédepenser,quis’exercedans la solitude, s’étendà la sphère strictementpolitique,où je suis toujoursavecd’autres,estuneautrequestion.Maisquoiquenousrépondionsàcettequestion,àlaquellenousespéronsquerépondra laphilosophiepolitique,aucunenormemorale, individuelleetpersonnelle de conduite ne pourra nous excuser de toute responsabilité collective. Cetteresponsabilité déléguée pour des choses que nous n’avons pas faites, à savoir que nousprenionssurnouslesconséquencesdechosesdontnoussommesentièrementinnocents,estle prix que nous payons pour vivre notre vie non de façon indépendante,mais parmi noscongénères,etpourquelafacultéd’agir,quiestlafacultépolitiqueparexcellence,s’actualisedansl’unedesformesnombreusesetvariéesdecommunautéhumaine.

1968

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Penséeetconsidérationsmorales

PourW.H.Auden

Parler de la pensée me semble si présomptueux que je sens que je vous dois desexplications.Ilyaquelquesannées,dansunreportagesurleprocèsEichmannàJérusalem,j’aiparléde la«banalitédumal»,et jen’avais làen têteaucune théorienidoctrine,maisquelque chose de très factuel, le phénomène des actions mauvaises, commises sur uneéchellegigantesque,quin’avaientpourorigineaucuneméchanceté,pathologieouconvictionidéologique particulières chez l’agent, dont le seul caractère distinctif était peut-être unextraordinairemanquedeprofondeur.Quelquemonstrueusesquefussentsesactions,l’agentn’était ni monstrueux ni démoniaque ; et la seule caractéristique spécifique qu’on ait pudétecterdanssonpasséainsiquedanssoncomportementdurantleprocèsetl’interrogatoirede police qui avait précédé était quelque chose d’entièrement négatif : ce n’était pas de lastupidité,maisunecurieuseetassezauthentiqueinaptitudeàpenser.Ilfonctionnaitdanslerôledecrimineldeguerreimportantcommeill’avaitfaitsouslerégimenazi;iln’avaitpaslamoindre difficulté à accepter un ensemble entièrement différent de règles. Il savait que cequ’il avait naguère considéré comme son devoir était désormais déclaré criminel, et ilacceptait ce nouveau code de jugement comme si ce n’était rien d’autre qu’une règle delangage.Àsonlotplutôtlimitédephrasestoutefaites,ilenavaitajoutéquelquesnouvelleset ilne semontra sans recoursque lorsqu’il se trouva confrontéàune situationà laquelleaucune d’entre elles ne s’appliquait, comme dans le cas le plus grotesque où il eut àprononcerundiscourssous lapotenceet futcontraintdes’enremettreàdesclichésqu’onutilisedanslesoraisonsfunèbres,inapplicablesenl’occurrenceparcequecen’étaitpasluilesurvivant(1). Envisager ce que ses dernières paroles auraient dû être en cas de sentence demort, laquelle ilavaittout le longescomptée,cesimplefaitneluiestpasapparu,demêmequelesinconséquencesetlescontradictionsflagrantesaucoursdesoninterrogatoireetdescontre-interrogatoires durant le procès ne l’avaient pas gêné. Les clichés, les expressionstoute faites, l’adhésion à des codes d’expression et de conduite conventionnels etstandardiséspossèdent la fonctionsocialementreconnuedenousprotégercontre laréalité,c’est-à-direcontrel’exigencedenotreattentionpensantequetouslesévénementsetlesfaitséveillentenvertudeleurexistence.Sinousrépondionstoutletempsàcetteexigence,nousserionsbientôtépuisés; ladifférencechezEichmann,c’étaitseulementqu’ilneconnaissaitclairementaucuneexigencedecetype.

C’est cette totale absence de pensée qui a attiré mon intérêt. Faire le mal, c’est-à-direcommettrenonpasseulementdespéchésd’omission,maisdespéchésdecommission,est-il

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possibleenl’absencenonpassimplementde«motifsdebase»(commeditledroit),maisdetoutmotif,detouteincitationparintérêtouvolition?Laméchanceté,quellequesoitlafaçondontonpuisseladéfinir,lefaitd’être«déterminéàs’avérermonstrueux»,n’est-ellepasuneconditionnécessaireau faitdecommettre lemal?Notreaptitudeà juger,àdirecequiestjusteetcequiest injuste,cequiestbeauetcequiest laid,dépend-elledenotre facultédepensée?L’inaptitudeàpenseret ledésastreuxéchecdecequ’onappellecommunément laconscience coïncident-ils ? La question qui s’est imposée d’elle-même était : l’activité depenseren tantque telle, l’habituded’examineretderéfléchirà toutcequiarrive,quelquesoit le contenu spécifique et indépendamment des résultats qui s’ensuivent, cette activitépeut-elleêtredenatureà«conditionner»leshommesànepascommettrelemal?(Lemotmêmedecon-sciencepenchedanscettedirectionpuisqu’ilsignifie«savoiravecetparmoi-même », forme de connaissance qui s’actualise dans tout processus de pensée.) Enfin,l’urgencedecesquestionsn’est-ellepasaccrueparlefaitbienconnuetplutôtinquiétantqueseules les personnes bonnes sont troublées par lamauvaise conscience alors que c’est unphénomène très rare chez les vrais criminels ? Pas de bonne conscience sans absence demauvaiseconscience.

Telles étaient les questions. Pour le formuler différemment et utiliser le vocabulairekantien,aprèsavoirétéfrappéeparunphénomène—laquaestiofacti—qui,bongrémalgré,m’a«mis[e]enpossessiond’unconcept»(labanalitédumal),jen’aipuéviterdeposerlaquaestiojurietdemedemander«dequeldroitjelepossèdeetl’utilise(2)».

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I

Soulever des questions telles que : « Qu’est-ce que penser ? » ou « Qu’est-ce que lemal ? » comporte des difficultés. Elles relèvent de la philosophie ou de la métaphysique,termes qui désignent un champ d’enquête qui, comme nous le savons tous, a désormaismauvaiseréputation.S’ilnes’agissaitquedesassautsdespositivistesetdesnéopositivistes,nousneserionspeut-êtrepasconcernés(3).Or,notredifficultéàposerdetellesquestionsestcauséemoinsparceuxpourquiellessont«dépourvuesdesens»queparceuxquisubissentl’attaque.Demêmequelacrisedelareligionaatteintsonapogéelorsquelesthéologiens,etnon la foule ancienne des non-croyants, ont commencé à discuter des propositions sur lamortdeDieu,demêmelacrisedelaphilosophieetdelamétaphysiques’estouvertelorsqueles philosophes eux-mêmes ont commencé à déclarer la fin de la philosophie et de lamétaphysique.Maismaintenantcelapourraitavoirsonavantage;celaserapossible,jecrois,lorsque l’on aura compris ce que ces « fins » signifient, à savoir non pas que Dieu est«mort » — absurdité évidente à tous égards—,mais que la façon dont on a pensé Dieupendant des milliers d’années n’est plus convaincante ; et non pas que les questionsanciennes qui vont de pair avec l’apparition des hommes sur la Terre sont devenues«dépourvuesde sens»,mais que la façondont on les a forgées et dont on y a réponduacesséd’êtreplausible.

Ce qui est parvenu à son terme, c’est la distinction de base entre le sensible et lesuprasensible,ainsiquel’idée,aumoinsaussianciennequeParménide,quecequin’estpasdonnéauxsens—Dieu,l’Être,lesPremiersPrincipesouCauses(archai)oulesIdées—estplusréel,plusvéritable,plussenséquecequiapparaît,quecen’estpasseulementau-delàdelaperceptionsensible,maisau-dessusdumondedessens.Cequiest«mort»,cen’estpasseulementlalocalisationdeces«véritéséternelles»,maiscettedistinctionelle-même.Danslemême temps, faisantentendre leursvoixdeplusenplus stridentes, lesdéfenseursde lamétaphysique nous ont mis en garde contre le danger de nihilisme inhérent à cetteévolution ; et bien qu’eux-mêmes l’invoquent rarement, ils disposent d’un argumentimportantenleurfaveur:ilestvraiqu’unefoisqu’onarenoncéaudomainesuprasensible,son opposé, à savoir lemonde des apparences ainsi compris pendant des siècles, est aboliaussi.Lesensible, toujourscomprisainsipar lespositivistes,nepeutsurvivreà lamortdusuprasensible. Nul ne le savait mieux que Nietzsche qui, dans sa description poétique etmétaphoriquedel’assassinatdeDieudansZarathoustra,acausétantdeconfusionssurcesquestions. Dans un passage significatif du Crépuscule des idoles, il éclaire ce que le mot« Dieu » signifiait dans Zarathoustra. C’était purement et simplement un symbole dudomainesuprasensibletelquelecomprenaitlamétaphysique;ilutilisedésormais,aulieude« Dieu », le terme « vraimonde » et dit : « Le “monde-vérité”, nous l’avons aboli : quelmondenousest resté?Lemondedesapparencespeut-être?…Maisnon !Avec lemonde-vérité,nousavonsabolilemondedesapparences(4).»

Ilsepeutqueces«morts»modernesdeDieu,delamétaphysique,delaphilosophieet,

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par implication, dupositivisme soient des événements de grande importance,mais ce sontdesévénementsdepenséeet,bienqu’ilsconcernentdelafaçonlaplusintimenosmodesdepensée, ils n’affectent pas notre aptitude à penser, le faitmême que l’homme est un êtrepensant.J’entendspar làque l’hommeauneinclinationet,saufs’ilestsous lapressiondebesoinsurgentsliésàlavie,ilamêmeunbesoin(le«besoinderaison»deKant)depenserau-delàdeslimitesdelaconnaissance,defairedavantageavecsesaptitudesintellectuelles,lepouvoir de son cerveau, que de s’en servir commed’un instrument pour connaître et agir.Notredésirdeconnaître,qu’ildérivedenécessitéspratiques,deperplexitésthéoriquesoudelasimplecuriositépeutêtresatisfaitenatteignantsonbut;etalorsmêmequenotresoifdeconnaissancepeutresterinextinguibledufaitdel’immensitédecequiestinconnu,desorteque chaque régionde connaissance ouvred’autreshorizonsde connaissables, cette activitéelle-même laisse derrière elle un trésor de plus en plus grand de connaissances qui estconservé par chaque civilisation en tant qu’il est partie intégrante dumonde. L’activité deconnaîtren’estpasmoinsuneactivitéquiconstruitlemondequelaconstructiondemaisons.L’inclination à penser ou le besoin de penser, au contraire,même si elle n’est éveillée paraucunedes«questionsultimes»jadispriséesdelamétaphysiqueetauxquellesonnepeutrépondre,nelaisseriend’aussitangiblederrièreelle,nonplusqu’ellenepeutêtrecalméeparles vuesprétendumentdéfinitivesdes« sages».Lebesoindepensernepeut être satisfaitqueparlefaitdepenser,etlespenséesquej’avaishiernesatisferontaujourd’huicebesoinquedanslamesureoùjepeuxlespenserànouveau.

NousdevonsàKantladistinctionentrepenseretconnaître,entrelaraison,l’élanàpenseretàcomprendre,etl’intellect,quidésireuneconnaissancecertaineetvérifiable,etquienestcapable.Kantlui-mêmecroyaitquelebesoindepenserau-delàdeslimitesdelaconnaissancen’était éveillé que par les anciennes questions métaphysiques sur Dieu, la liberté etl’immortalité,etilavait«jugénécessaired’abolirlaconnaissancepourfaireplaceàlafoi»;ce faisant, il avait jeté lesbasesd’une«métaphysique systématique» future et c’était son« legs à la postérité(5) ». Mais cela montre seulement que Kant, encore lié à la traditionmétaphysique,n’ajamaispleinementprisconsciencedecequ’ilavaitfaitetqueson«legsàlapostérité»afinipardevenirladestructiondetouteslesfondationspossiblesdessystèmesmétaphysiques. Car l’aptitude à penser et le besoin de penser ne sont en aucunemanièrecantonnés à un sujet spécifique, comme les questions que pose la raison et dont elle saitqu’ellenepourra jamaisy répondre.Kantn’apas«aboli laconnaissance»,mais séparé leconnaîtredupenser,etiln’apasfaitdelaplacepourlafoi,maispourlapensée.Commeill’asuggéré,ila«éliminélesobstaclesdanslesquelslaraisons’entraveelle-même(6)».

Danslecontextequiestlenôtreetpournotrepropos,cettedistinctionentreconnaîtreetpenserestcruciale.Sil’aptitudeàdirecequiestjusteetcequiestinjustedoitavoirquelquechoseàvoiravecl’aptitudeàpenser,alorsnousdevonsêtrecapablesd’«exiger»sonexercicede toute personne saine d’esprit, qu’elle soit érudite ou ignorante, intelligente ou stupide.Presque leseulàcetégardd’entre lesphilosophes,Kantétait trèsembarrassépar l’opinioncommuneselonlaquellelaphilosophieétaitréservéeàquelques-uns,précisémentdufaitdesimplicationsmoralesdecetteopinion.Danscetteveine,ilaremarquéque«lastupiditéest

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causée par un cœur méchant(7) », déclaration qui sous cette forme n’est pas vraie.L’inaptitudeàpensern’estpas la stupidité ;onpeut la trouverchezdesgensextrêmementintelligents,et laméchancetéenestrarementlacause,neserait-cequeparcequel’absencedepenséeainsiquelastupiditésontdesphénomènesbienplusfréquentsquelaméchanceté.Leproblèmeestprécisémentqu’iln’estpasnécessaired’avoiruncœurméchant,phénomènerelativementrare,pourcauserungrandmal.Parconséquent,pourreprendre les termesdeKant,onauraitbesoindelaphilosophie,del’exercicedelaraisoncommefacultédepensée,pourempêcherlemal.

Et cela exigebeaucoup,même si onprésuppose et admet ledéclinde cesdisciplines, laphilosophie et la métaphysique, qui pendant de nombreux siècles ont monopolisé cettefaculté.Carlacaractéristiqueprincipaledelapenséeestqu’elleinterrompttoutcequ’onfait,touteslesactivitésordinairesquellesqu’ellessoient.Quellesquepuissentêtreleserreursdesthéoriesdesdeuxmondes,ellesproviennentd’expériencesauthentiques.Carilestvraique,dèsquenouscommençonsàpenseràproposdequelquequestionquecesoit,nousarrêtonstoutlereste,etcetoutlereste,làencorequelqu’ilsoit,interromptleprocessusdepensée;toutsepassecommesinousaccédionsàunmondedifférent.Faireetvivre,ausensleplusgénérald’esseinterhomines,d’«êtreparmimescongénères»—équivalentlatind’êtrevivant—empêchecomplètementdepenser.CommedisaitValéry,«tantôtjesuis,tantôtjepense».

Étroitementliéàcettesituationestlefaitquelapenséetraitetoujoursd’objetsquisontabsents, hors de la perception sensible directe. Un objet de pensée est toujours une re-présentation, c’est-à-dire quelque chose ou quelqu’un qui est en réalité absent et n’estprésentqu’à l’esprit, lequel,envertude l’imagination,peut lerendreprésentsous la formed’une image(8).End’autres termes,quand je suis en traindepenser, je sorsdumondedesapparences, même si ma pensée traite d’objets ordinaires donnés par les sens et nond’invisibles comme des concepts ou des idées, ce qui était le domaine de la penséemétaphysique.Afinqu’onpuissepenseràquelqu’un,ildoitêtrehorsdenossens;tantquenoussommesavec lui,nousnepensonspasà lui—mêmesinouspouvonsrassemblerdesimpressionsquialimenterontensuitelapensée;penseràquelqu’unquiestprésentimpliquedeseretirersubrepticementdesacompagnieetd’agircommes’iln’étaitpluslà.

Cesremarquespeuventindiquerpourquoilapensée,laquêtedesens—plutôtquelasoifdeconnaissancepourlaconnaissancechezlescientifique—peulêtreressentiecomme«nonnaturelle»,commesileshommes,quandilscommencentàpenser,s’engageaientdansuneactivitécontraireàlaconditionhumaine.Penserentantquetel,nonpasseulementpenseràdes événements ou à des phénomènes extraordinaires ou aux questions métaphysiquesancestrales, mais toute réflexion qui n’est pas au service de la connaissance et n’est pasorientée vers des fins pratiques — cas dans lesquels la pensée est la servante de laconnaissance, un pur et simple instrument à d’autres fins— est, comme disaitHeidegger,«inactuelle(unzeitgemass)(9)».Ilyaassurémentlefaitcurieuxqu’ilatoujoursexistédeshommesquiontchoisilabiostheoretikoscommemodedevie,cequinecontreditpaslefaitquecetteactivitéest«inactuelle».Toutel’histoiredelaphilosophie,quinousendittantsurlesobjetsdepenséeetsipeusurleprocessusdepenséelui-même,esttraverséedeguerres

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fratricidesentrelesenscommundel’homme,cesixièmesenssupérieurquiadaptenoscinqsens au monde commun et nous rend capable de nous orienter en lui, et la faculté qu’al’hommedepenserenvertudelaquelleilseretiredélibérémenthorsdelui.

Et non seulement cette faculté n’est « bonne à rien » dans le cours ordinaire de nosaffairesoùsesrésultatsdemeurentincertainsetinvérifiables,maiselleestaussienquelquesorte autodestructrice. Kant, dans l’intimité de ses notes publiées de façon posthume,écrivait : « Je n’approuve pas la règle selon laquelle, si l’usage de la raison pure a prouvéquelque chose, ce résultat ne devrait plus ensuite être mis en doute comme si c’était unaxiomesolide»,et«jenepartagepasl’opinion[…]selonlaquelleonnedevraitpasdouterunefoisqu’ons’estconvaincudequelquechose.Enphilosophiepure,c’estimpossible.Notreespritauneaversionnaturelleàcela(10).»D’oùilsembles’ensuivrequel’affairedepenserestcommelevoiledePénélope:ildéfaitchaquematincequ’ilafinilanuitprécédente.

Jevoudraisrésumermestroisprincipalespropositionsafindereformulernotreproblème,lelienintimeentrel’aptitudeoul’inaptitudeàpenseretleproblèmedumal.

Premièrement,siuntellienexistebeletbien,alorslafacultédepenser,paroppositionàlasoifdeconnaissance,doitêtreattribuéeàchacun;cenepeutêtreleprivilègedequelques-uns.

Deuxièmement,siKantaraisonetsi la facultédepenseraune«aversionnaturelle»àadmettre ses propres résultats comme des « axiomes solides », alors nous ne pouvonsattendreaucunepropositionniaucuncommandementmoral,aucuncodeultimedeconduitedel’activitépensante,etencoremoinsunedéfinitionnouvelleetprétendumentdéfinitivedecequiestbienetdecequiestmal.

Troisièmement, s’il est vrai que la pensée traite d’invisibles, il s’ensuit qu’elle estinactuelleparcequenousnousmouvonsordinairementdansunmonded’apparencesauseinduquell’expériencelaplusradicalededisparitionestlamort.Onasouventcruqueledondetraiterdechosesquin’apparaissentpasavaitunprix—l’aveuglementaumondevisiblepourlepenseuroulepoète.PensezàHomère,àquilesdieuxontdonnéledondivinenlefrappantdecécité;pensezauPhédondePlaton,oùceuxquifontdelaphilosophiesemblent,àceuxquin’en fontpas,à lamultitude,êtredesgensquipoursuivent lamort.PensezàZénon, lefondateurdustoïcisme,quidemandaàl’oracledeDelphescequ’ildevaitfairepouratteindrelavielameilleureetreçutpourréponse:«Prendslacouleurdesmorts(11).»

Parconséquent,onnepeutéviterlaquestion:commentquelquechosedepertinentpourle monde dans lequel nous vivons peut-il sortir d’une entreprise aussi dépourvue derésultats?Uneréponsenepeutvenirquedel’activitédepenser,desoneffectuationmême,cequiveutdirequenousdevonsretrouverlesexpériencesplutôtquelesdoctrines.Oùnoustournerpourdécouvrircesexpériences?Le« tout lemonde»auquelnousdemandonsdepensern’écritpasdelivres;ilaplusurgentàfaire.Etlesquelques-unsqueKantappelaitles« penseurs professionnels » n’ont jamais été particulièrement portés à écrire sur cetteexpérience elle-même, peut-être parce qu’ils savaient que la pensée est sans résultat parnature. Car leurs livres et leurs doctrines étaient inévitablement composés en faisant

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attentionàlamultitude,quisouhaitevoirdesrésultatsetnesesouciepasdedistinguerentreconnaître et penser, entre vérité et sens. Nous ignorons combien parmi les nombreuxpenseurs « professionnels » dont les doctrines constituent la tradition philosophique etmétaphysique ont eu des doutes quant à la validité etmême à la signification possible deleurs résultats.Nous ne connaissons que lemagnifique déni par Platon (dans saSeptièmeLettre)de ceque lesautresproclamaient commeétant sesdoctrines :«Là-dessus, en toutcas, il n’existepasd’écrit qui soit demoi, et il n’en existera jamaisnonplus […].Tous cesgensquiaffirmentavoirconnaissancedesquestionsauxquellesjem’applique[…],iln’estpaspossibleàcesgens-làderienentendreàcedontils’agit[…]eux-mêmes,ilsignorentcequ’ilsvalent […]. Voilà le motif pour lequel quiconque réfléchit n’aura jamais la hardiesse dedéposerdanslelangagelespenséesqu’ilaeues,etcela,delefairedansunechoseimmuable,tellequ’estprécisémentcellequiestconstituéepardescaractèresécrits(12).»

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II

Leproblèmeestquepeudepenseursnousontditcequilesfaisaitpenseretencoremoinsontprislapeinededécrireetd’examinerleurexpériencedepensée.Faceàcettedifficulté,sionneveutpassefieràsespropresexpériencesetcourirledangerévidentdel’arbitraire,jeproposederechercherunmodèle,unexemplequi,paroppositionàlapratiquedespenseurs« professionnels », pourrait être représentatif de notre « tout le monde », c’est-à-dire derechercher un homme qui ne s’est rangé ni parmi lamultitude ni parmi les quelques-uns—distinction aumoins aussi anciennequePythagore ; qui n’a pas aspiré à régner sur descitésouprétendusavoir comment rendremeilleure l’âmedescitoyensetenprendre soin ;quinecroyaitpasqueleshommespouvaientêtresagesetn’apasenviéauxdieuxleurdivinesagesse au cas où ils en aient possédé une ; et qui, par conséquent, ne s’estmême jamaisrisquéàformulerunedoctrinequipuisses’enseignerets’apprendre.Enbref, jeproposedeprendrecommemodèleunhommequiapensésansdevenirphilosophe,uncitoyenparmilescitoyens,quin’a rien fait etn’a rienprétenduque, selon lui, chaque citoyendevait faire etavait le droit de prétendre. Vous aurez deviné que c’est de Socrate dont je veux parler, etj’espère que personne ne discutera sérieusement le fait quemon choix est historiquementjustifiable.

Mais je dois vous mettre en garde : il y a quantité de controverses autour du Socratehistorique,autourdelaquestiondesavoirsietdansquellemesureonpeutledistinguerdePlaton,etquelpoidsonpeutaccorderauSocratedeXénophon,etc.;etbienquecesoitl’undes sujets d’érudition les plus fascinants, je l’ignorerai complètement. Pourtant, se servird’unpersonnagehistorique commemodèleouplutôt le transformerenmodèledemandeàêtre justifié. Dans son grand livre intituléDante et la philosophie, Étienne Gilsonmontrecomment, dansLaDivineComédie, « un personnage conserve autant de réalité historiqueque le requiert la fonction représentativeque lui assigneDante».Une telle libertédans letraitementdesdonnéeshistoriqueset factuellesne semblepermisequ’auxpoètes, et si lesnon-poètes s’y risquent, les spécialistes diront que c’est de la licence ou pire encore. Etpourtant,quecesoitounonjustifié,c’estprécisémentceàquoirevientl’habitudelargementadmised’élaborerdes«idéalstypes»;carl’idéaltypeaprécisémentlegrandavantagedenepasêtreuneabstractionpersonnifiéedotéed’unsensallégorique,maisd’avoirétéchoisidansla foule des êtres vivants, passés ou présents, parce qu’il possédait une significationreprésentativedans la réalitéquinedemandaitqued’êtrepurifiée afinde révéler son senspleinetentier.Gilsonexpliquecommentfonctionnecettepurificationquandildiscutelerôleque Dante a assigné à Thomas d’Aquin dans La Divine Comédie. Au dixième chant du«Paradis»,Thomasd’AquinrendgloireàSigerdeBrabantquiavaitétécondamnépourunehérésiedont« leThomasd’Aquinde l’histoiren’aurait jamaisentreprisde faire l’élogeà lafaçondontDanteluienfaitfairel’éloge»,parcequ’ilauraitrefusé«depousserladistinctionentrephilosophieetthéologiejusqu’àsoutenir[…]leséparatismeradicalqueDanteavaitentête ». Pour Dante, d’Aquin aurait ainsi « perdu le droit de symboliser dans La DivineComédie lasagessedelafoidominicaine»,droitauquel,selontouteslesautresdonnées, il

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pouvait prétendre. Comme le montre brillamment Gilson, c’était cette « partie de saconstitutionqu’[Aquin]devaitlaisseràlaporteduParadisavantdepouvoirentrer».ChezleSocratedeXénophon,dontiln’estpasnécessairedemettreendoutelacrédibilitéhistorique,SocrateauraitdûlaissernombredetraitsàlaporteduparadissiDantes’enétaitservi.

Lapremière chosequinous frappedans les dialogues socratiques, c’est qu’ils sont tousaporétiques.Leraisonnementnemènenullepartoubien il tourneenrond.Poursavoircequ’est la justice, on doit savoir ce qu’est la connaissance, et pour savoir connaître, on doitavoir une notion préalable et non examinée de la connaissance. (Ainsi dans leThéétète etdansleCharmide.)Parconséquent,« ilest impossibleàunhommedecherchernicequ’ilsait,nicequ’ilnesaitpas».S’ilsait,pasbesoind’enquête;ets’ilnesaitpas,«ilnesaitpasdavantagecequ’ildevrachercher»(Ménon(13)).Ouencore,dans l’Euthyphron :afind’êtrepieux,jedoissavoircequ’estlapiété.Leschosespieusessontcellesquiplaisentauxdieux;mais sont-elles pieuses parce qu’elles plaisent aux dieux ou bien leur plaisent-elles parcequ’ellessontpieuses?Aucundeslogoi,desarguments,neresteposé;ilsbougent,parcequeSocrate,quiposedesquestionsdont ilneconnaîtpas lesréponses, lesdéplace.Etune foisque les propos tournent en rond, Socrate propose en général avec entrain de toutrecommenceretderecherchercequesontlajustice,lapiété,laconnaissanceoulebonheur.

Carlessujetsdespremiersdialoguestraitentdeconceptstrèssimplesdelaviedetouslesjours,telsqu’ilsapparaissentdèsqu’onouvrelaboucheetcommenceàparler.L’introductionse déroule en général ainsi : assurément, il est des gens heureux, des actes justes, deshommescourageux,debelleschosesàvoiretàadmirer,ettoutlemondelesait;leproblèmecommence avec l’usage que nous faisons des noms, censés dériver des adjectifs que nousappliquons aux cas particuliers tels qu’ils nous apparaissent (nous voyons un hommeheureux, nouspercevons l’acte courageux ou la décision juste), c’est-à-dire avec desmotscomme«bonheur»,«courage»,«justice»,etc.,quenousappelonsdésormaisdesconceptsetqueSolonappelaitla«mesurequin’apparaîtpas»(aphanesmetron),« difficileàsaisirpourl’esprit,etpourautantfixantleslimitesdetoutesleschoses(14)»—etPlatonquelquetemps plus tard les a appelés idées, et seul l’œil de l’esprit peut les percevoir. Ces mots,utilisés pour regrouper des qualités et des occurrences visibles et manifestes, et pourtantliéesàquelquechosed’invisible,fontpartieintégrantedenotrediscoursdetouslesjours;etpourtant, nous ne pouvons en rendre compte ; quand nous essayons de les définir ilsdeviennent fuyants ; quandnous évoquons leur sens, rienne resteposé, tout commenceàbouger.Aulieuderépétercequ’Aristotenousaenseigné,àsavoirqueSocrateest l’hommequiadécouvertle«concept»,nousdevrionsdoncnousdemandercequ’afaitSocratequandill’adécouvert.Carassurément,cesmotsfaisaientpartiedelalanguegrecqueavantqu’ilnetentedeforcerlesAthéniensetlui-mêmeàrendrecomptedecequ’euxetluivoulaientdirequand ils les prononçaient, convaincus qu’ils étaient qu’aucun discours ne serait possiblesanseux.

Or, cette conviction était devenue problématique. Notre connaissance des languesprétendumentprimitivesnousaapprisqueceregroupementdenombreuxparticuliersdansun nom qui leur est commun à tous ne va nullement de soi, car ces langues, dont le

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vocabulaireestsouventbienplusrichequelenôtre,manquentdecesnomsabstraitsmêmes’ilssontliésàdesobjetsclairementvisibles.Poursimplifier,prenonsundecesnomsquinenoussemblentplusdutoutabstrait.Nouspouvonsutiliserlemot«maison»pourungrandnombred’objets—pourlacaseenterred’unetribu,lepalaisd’unroi,lamaisondecampagned’un citadin, le cottage villageois ou l’immeuble d’appartements en ville —, mais nous nepouvonsguèrenousenservirpourdésignerlestentesdecertainsnomades.Lamaisonensoietparsoi,autokath’auto,quinousfaitutilisercemotpourdésignertoutescesconstructionsparticulièresettrèsdifférentes,onnelavoitjamais,niparlesyeuxducorpsniparceuxdel’esprit ; toutemaison imaginaire, fût-elle très abstraite, dans lamesureoù elle possède leminimumquilarendreconnaissable,estdéjàunemaisonparticulière.Cettemaisonentantque telle, dont nous devons avoir une notion afin de reconnaître comme desmaisons desconstructionsparticulières,onl’aexpliquéededifférentesmanièresetdésignéededifférentsnomsaucoursdel’histoiredelaphilosophie;celanenousintéressepasici,mêmesinousaurionssansdoutemoinsdeproblèmespourladéfinirqu’avecdesmotscomme«bonheur»ou « justice ». L’idée ici est qu’elle implique quelque chose de considérablement moinstangible que la structure perçue par nos yeux. Elle implique de « loger quelqu’un » et de« résider», alorsqu’aucune tente, qui estplantéeun jour etdéfaite le lendemain,nepeutloger ni être une résidence. Lemot «maison », «mesure invisible » de Solon, « fixe leslimites de toutes les choses » qui relèvent de la résidence ; c’est unmot qui ne pourraitexistersionneprésupposepaslefaitdepenseràêtrelogé,àrésider,àavoirunfoyer.Entantquemot,«maison»estunraccourcipourtoutesleschoses,lasortederaccourcisanslequelpenseravectoutesarapiditécaractéristique—«rapidecommeunepensée»disaitHomère—ne serait pasdu toutpossible.Lemot «maison» est quelque chose commeune penséegelée que la pensée doit dégeler, faire fondre, quand elle veut retrouver son sens original.Dans la philosophiemédiévale, cette sorte de pensée s’appelaitméditation, et cemot doits’entendredifféremmentdecontemplation,etmêmeenopposition.Entoutcas,cettesortede réflexion ne produit pas de définitions et, en ce sens, elle ne donne pas lieu à desrésultats; ilsepourraittoutefoisqueceuxqui,pourquelqueraisonquecesoit,ontsaisi lesens du mot « maison » rendent leur appartement un peu meilleur — mais pasnécessairementetcertainementpassansêtreconscientsdequelquechosed’aussivérifiablequ’unerelationdecauseàeffet.Laméditationn’estpaslamêmechosequeladélibération,qui est censée se terminer par des résultats tangibles ; et la méditation ne vise pas ladélibération,mêmesiparfois,maispastrèssouvent,elleydonnelieu.

Toutefois, Socrate, dont on dit communément qu’il croyait que la vertu pouvaits’enseigner,sembleavoirestiméquelefaitdeparlerdelapiété,delajustice,ducourage,etc.,etd’ypenserétaitsusceptiblederendreleshommespluspieux,plusjustes,pluscourageux,mêmesionne leurdonnaitpasdedéfinitionsoude«valeurs»pourdiriger leurconduitefuture. Ce que Socrate croyait réellement en la matière, on peut en trouver la meilleureillustrationdanslescomparaisonsqu’onluiapplique.Ilsedisaittaonetsage-femme,etselonPlaton,quelqu’unavaitditqu’ilétaitune«torpille»,cepoissonquiplongedanslatorpeuraussitôt qu’on y touche, comparaisonqu’il jugeait adaptée à la conditionqu’on comprenne

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bienque«c’estunetorpeurpropreàlatorpilleelle-mêmequilametenétatdeprovoquerdelatorpeurchezlesautresaussi[…],cen’estpasparcequejesuispersonnellementexemptdedoutes que je suis en état de provoquer des doutes chez les autres, mais ce sontessentiellementlesdoutesdontjesuispleinquimemettentenétatdefairenaîtredesdoutesaussichezlesautres(15)».Cequi,évidemment,résumetrèsclairementlaseulefaçondontonpeut enseigner à penser— sauf que Socrate, comme il le répète, n’enseignait rien pour lasimple raison qu’il n’avait rien à enseigner ; il était « stérile » telles les sages-femmesgrecques,quiavaientpassél’âged’engendrer.(Puisqu’iln’avaitrienàenseigner,nullevéritéàdiffuser,on l’aaccusédene jamaisrévélersavision(gnomè)—commeonlesaitd’aprèsXénophon, qui l’a défendu contre cette accusation(16).) Il semble qu’à la différence desphilosophesprofessionnels,ilaitressentilebesoindevérifierauprèsdesesconcitoyenss’ilspartageaient ses perplexités— et ce besoin est tout différent de l’inclination à trouver dessolutionsauxénigmesetàlesdémontrerensuiteauxautres.

Regardonsbrièvementcequ’ilenestdes troiscomparaisons.Premièrement,Socrateestuntaon:ilsaitcommentéveillerlescitoyensqui,sanslui,«dormiraienttranquillespendantle restant de leur vie », àmoins que quelqu’un d’autre ne vienne les réveiller. À quoi leséveille-t-il?Àpenser,àexaminerdesquestions,activitésans laquelle lavie, selon lui,nonseulementnevaudraitpaslapeine,maisneseraitpaspleinementvécue(17).

Deuxièmement,Socrateestunesage-femme:l’implicationiciesttriple—la«stérilité»que j’ai mentionnée, l’expertise de délivrer les autres de leurs pensées, c’est-à-dire desimplications de leurs opinions, et la fonction des sages-femmes grecques de décider si unenfantétaitapteàvivreou,danslelangagedeSocrate,étaitunsimple«œufpleindevent»,dont il fallait débarrasser le porteur. Dans le contexte qui est le nôtre, seules les deuxdernièresimplicationscomptent.Carsionregardelesdialoguessocratiques,personneparmilesinterlocuteursdeSocraten’ajamaisexpriméunepenséequinesoitpasunœufpleindevent.IlfaisaitplutôtcequePlaton,quipensaitcertainementàSocrate,disaitdessophistes:il purgeait les gens de leurs « opinions », c’est-à-dire des préjugés non examinés quiempêchent de penser car ils suggèrent que nous savons quelque chose alors que nonseulement nous ne savons pas, mais ne pouvons pas savoir ; en les aidant, comme leremarquePlaton,àsedébarrasserdecequiétaitmauvaiseneux,àsavoirleursopinions,nelesrendaitpasbonspourautant,neleurdonnaitpasdevérité(18).

Troisièmement,sachantquenousnesavonsrienetcependantnevoulantpasenresterlà,Socrate reste inébranlable sur ses perplexités et, telle la torpille, paralyse ceux avec qui ilentreencontact.Aupremierabord,latorpillesembleàl’opposédutaon;elleparalysealorsque le taon réveille.Pourtant, cequi peutde l’extérieur semblerde laparalysie et le coursordinairedesaffaireshumainessefaitsentirquandonestauplushautpointvivant.Malgréla raretédespreuvesdocumentéesde l’expériencedepensée, il existeungrandnombredecas de penseurs au fil des siècles ayant ressenti cet effet. Socrate lui-même, qui avaitparfaitementconsciencedufaitquelapenséeatraitauxinvisibles,estelle-mêmeinvisibleetnesemanifestepasàl’extérieurcommelesautresactivités,sembleavoirutilisélamétaphoreduventàsonpropos:«Lesventseux-mêmessont invisibles,etpourtantcequ’ils fontest

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manifestepournousetnousressentonsleurapproche(19).»(Incidemment,Heideggerutiliselamêmemétaphore,quandilparlede«l’ouragandelapensée».)

Dans le contexte où, toujours soucieux de défendre le maître contre des accusationsvulgairessous-tenduespardesargumentsvulgaires,Xénophonmentionnecettemétaphore,elle n’a pas grand sens. Pourtant, il indique quandmême que les manifestations du ventinvisible de la pensée sont celles des concepts, des vertus et des « valeurs » dont traiteSocratedans sesexamens.Leproblème—et c’est la raisonpour laquelle lemêmehommepeutêtrecomprisetsecomprendlui-mêmeàlafoiscommeuntaonetcommeunetorpille— est que ce même vent, quand il est éveillé, a la particularité de chasser ses propresmanifestations antérieures. Il est dans sa nature de défaire, de dégeler ce que le langage,médium de la pensée, a gelé dans la pensée — à savoir des mots (concepts, phrases,définitions, doctrines) dont Platon dénonce si magnifiquement la « faiblesse » etl’inflexibilitédanslaSeptièmeLettre.Cetteparticularitéapourconséquencequelapenséeainévitablementuneffetdestructeursurtous lescritères, lesmesuresétabliesdubienetdumal,brefsurlesusetcoutumesetlesrèglesdeconduitedontnoustraitonsenmoraleetenéthique.Cespenséesgelées,sembledireSocrate,vonttellementdesoiquevouspouvezvousenservirendormant;maissileventdelapensée,quej’éveillemaintenantenvous,vousaréveillés de votre sommeil et vous a rendus pleinement conscients et vivants, alors vousverrez que vous n’avez rien d’autre en main que des perplexités, et le mieux que nouspuissions faireestde lespartager lesunsavec lesautres.Parconséquent, laparalysiede lapensée est double : elle est inhérente au fait de s’arrêter pour penser, à l’interruption detouteslesautresactivités,etellepeutavoiruneffetparalysantquandvousensortezetquevousn’êtesplussûrsdecequivoussemblaitindubitable,alorsquevousétiezsansypenserengagésdanscequevousfaisiez.Sivotreactionconsistaitàappliquerdesrèglesgénéralesdeconduiteàdescasparticulierstelsqu’ilsseproduisentdanslavieordinaire,alorsvousvousretrouverezparalysésparcequ’aucunedeces règlesne résisteraauventde lapensée.Pourrecourirunefoisdeplusàl’exempledelapenséegeléeinhérenteaumot«maison»,unefoisqu’on a pensé au sens qu’il implique — demeurer, avoir un foyer, être logé —, vousn’accepterezsansdoutepluspourvotrefoyercequelamodedel’époquepeutprescrire;maiscela ne garantit en aucune manière que vous serez capables de parvenir à une solutionacceptablepourvosproblèmesdelogement.Vouspouvezêtreparalysés.

Cela conduit au dernier et peut-être même plus grand danger de cette entreprisedangereuseetquinedonnepasderésultats.DanslecercleentourantSocrate, ilyavaitdeshommescommeAlcibiadeetCritias—et,monDieu!cen’étaientnullementlespiresparmilesprétendusdisciplesdeSocrate—quisesontavérésreprésenteruneréellemenacepourlapolis ; non pas parce qu’ils étaient paralysés par la torpille,mais au contraire parce qu’ilsavaientétééveillésparletaon.Ilsavaientétééveillésàlalicenceetaucynisme.Ilsn’étaientpassatisfaitsd’avoirappriscommentpensersansqu’on leuraitenseignédedoctrine,et ilsont transformé lesnon-résultatsde l’examendepenséesocratiqueenrésultatsnégatifs : sionnepeutdéfinir lapiété, soyons impies— cequi est le contrairede cequeSocrate avaitespéréréalisereuparlantdelapiété.

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Laquêtedesens,quisanscessedissoutetexamineànouveauxfraistouteslesdoctrineset les règles admises, peut à tout moment se retourner contre elle-même, produire unrenversementdesanciennesvaleursetdéclarerquecesontdes«valeursnouvelles».Dansunecertainemesure,c’estcequ’afaitNietzschequandilarenverséleplatonisme,oubliantqu’unPlatoninverséestencoreunPlaton,oucequeMarxafaitquandilaretournéHegel,produisantainsiunsystèmedel’histoirestrictementhégélien.Detelsrésultatsnégatifsdelapensée seront ensuite utilisés comme en dormant, dans la même routine dépourvue depensée, que les anciennes valeurs ; au moment de les appliquer à la sphère des affaireshumaines,toutsepassecommesiellesn’étaientjamaispasséesparleprocessusdepensée.Ce que nous appelons communément le nihilisme— ce que nous sommes tentés de daterhistoriquement,dedécrierpolitiquementetd’attribueràdespenseursquiontprétenduoserpenserdes«penséesdangereuses»—esten faitundanger inhérentà l’activitédepenséeelle-même. Il n’existe pas de pensées dangereuses ; c’est la pensée elle-même qui estdangereuse,mais le nihilisme n’est pas son produit. Le nihilismen’est que l’autre face duconformisme ; son credo consiste en négations des valeurs actuelles et prétendumentpositives auxquelles il reste lié. Tous les examens critiques doivent passer par un stade denégation, aumoins hypothétique, des opinions et des « valeurs » admises pour découvrirleursimplicationsetleursprésupposéstacites;etencesens,lenihilismepeutêtreconsidérécommeundangerde la penséequi est toujoursprésent.Mais cepéril ne résultepasde laconvictionsocratiqueselonlaquelleunevienonexaminéenevautpaslapeined’êtrevécue;ilvientaucontrairedudésird’obtenirdesrésultatsquiferaientqu’ensuite, ilneseraitplusnécessairedepenser.Penseresttoutaussidangereuxpourtouslescredoet,ensoi,nedonnelieuàaucunnouveaucredo.

Pour autant, le fait de ne pas penser, état qui semble recommandable pour les affairespolitiques et morales, a aussi ses dangers. En protégeant les gens contre les périls del’examen,celaleurenseigneàteniràtoutcequelesrèglesdeconduiteadmisesprescriventàuneépoquedonnéedansunesociétédonnée.Ceàquoi lesgenssonthabitués,cen’estpastantaucontenudecesrègles,dontunexamenapprofondilesconduiraitàlaperplexité,qu’àlapossessionderèglessouslesquellessubsumerleparticulier.End’autrestermes,ilssesontfaitsànejamaissefaired’avis.Siquelqu’unseprésentealorset,quelsquesoientsesraisonsetsesobjectifs,souhaiteabolirlesanciennes«valeurs»ouvertus,celaseraassezfacilepourlui pourvu qu’il offre un nouveau code, et il n’aura besoin d’utiliser ni la force ni lapersuasion — ce qui ne prouverait pas que les nouvelles valeurs sont meilleures que lesanciennes — pour l’établir. Plus les hommes ont tenu à l’ancien code, plus ils voudronts’assimileraunouveau ; la facilitéavec laquellede tels renversementspeuvent seproduiredanscertainescirconstancessuggèrequetoutlemondedortquandcelaarrive.Cesièclenousa donné une expérience de ces affaires : comme il fut facile aux pouvoirs totalitaires derenverser les commandements de base de lamorale occidentale—«Tune tueras point »,danslecasdel’AllemagnedeHitler;«Tuneporteraspointdefauxtémoignagecontretonprochain»,danslecasdelaRussiedeStaline.

RevenonsàSocrate.LesAthéniensluiontditquepenserétaitsubversif,queleventdela

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penséeétaitunouraganquibalaie les signesadmisgrâceauxquels leshommess’oriententdanslemonde;ilapporteledésordredanslescitésetiljettelaconfusionchezlescitoyens,en particulier les jeunes. Même si Socrate n’a pas nié que penser corrompt, il n’a pasprétenduque cela rendmeilleur, etmême s’il adéclaréqu’« aucunplus grandbienfaitn’ajamais échu»à lapolis que cequ’il faisait, il n’apasprétenduqu’il s’était lancédansunecarrièredephilosopheafindedeveniruntelbienfaiteur.Si«unevieàlaquellel’examenfaitdéfaut ne mérite pas qu’on la vive(20) », alors la pensée accompagne la vie quand elles’intéresseàdesconceptscommelajustice,lebonheur,latempérance,leplaisir,àdesmotsdésignantdeschosesinvisiblesquelelangagenousaoffertspourexprimerlesensdecequisepassedanslavieetnousarrivequandnoussommesvivants.

Socrateappelaitcettequêtedesenseros,formed’amourquiestprincipalementunbesoin—ildésirecequ’iln’apas—etquiestlaseulematièredontilprétendêtreunexpert(21).Leshommessontamoureuxdelasagesseetfontdelaphilosophie(philosophein)parcequ’ilsnesontpassages,demêmequ’ilssontamoureuxdelabeautéet«fontdelabeauté»,pourainsidire (philokalein, comme disait Périclès(22)), parce qu’ils ne sont pas beaux. L’amour, endésirant ce qui n’est pas là, établit une relation avec lui. Pour amener cette relation dansl’ouvert,pour la faireapparaître, leshommesenparlentà lamanièredont l’amoureuxveutparlerdesonaimée(23).Puisquecettequêteestunesorted’amouretdedésir, lesobjetsdepenséenepeuventêtrequedeschosesqu’onpeutaimer— labeauté, lasagesse, la justice,etc. La laideur et le mal sont exclus par définition de l’intérêt de la pensée, même s’ilspeuventparfoisreveniràdesdéficiences,manquedebeauté,injusticeetmal(kakia)commemanquedebien.Celasignifiequ’ilsn’ontpasderacinepropre,pasd’essencequelapenséepourrait saisir. Le mal, nous dit-on, ne peut se commettre volontairement du fait de son«statutontologique»,commenousdirionsaujourd’hui;ilconsistedansuneabsence,dansquelquechosequin’estpas.Silapenséedissoutlesconceptsnormauxetpositifspourfaireapparaîtreleursensoriginal,alorscemêmeprocessusdissoutles«concepts»négatifspourrévéler leur défaut de signification originale, leur néant. Incidemment, ce n’est nullementl’opinionduseulSocrate ;que lemal soitunesimpleprivation,négationouexceptionà larègleest l’opinionpresqueunanimede tous lespenseurs(24). (L’erreur lapluspatenteet laplus dangereuse dans la proposition, aussi ancienne que Platon, « personne ne commet lemal volontairement » est la conclusion qu’elle implique : « Tout le monde veut faire lebien.»La tristevéritéen lamatièreestque lamajeurepartiedumalest commisepardesgensquin’ontjamaisdécidédefairelemaloulebien.)

Àquoicelanousmène-t-ileuégardànotreproblème—l’inaptitudeoulerefusdepenseret la capacité à faire le mal. Nous en sommes rendus à la conclusion que seuls les gensremplis de cet eros, de cet amour désirant de la sagesse, de la beauté et de la justice sontcapables de penser — c’est-à-dire rendus à la « noble nature » de Platon en tant quepréréquisitde lapensée.Etc’estprécisémentcequenousne recherchionspasquandnousavonsposé la questionde savoir si l’activité depenser, dans son effectuationmême—paropposition aux qualités que la nature d’un homme, à savoir son âme, peut posséder etindépendamment d’elles — conditionne l’individu de telle sorte qu’il soit incapable de

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commettrelemal.

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III

Parmi les très rares affirmations que Socrate, cet amoureux des perplexités, a jamaisfaites,ilyadeuxpropositions,étroitementliéesl’uneàl’autre,quitraitentdenotrequestion.Toutes deux apparaissent dans le Gorgias, dialogue consacré à la rhétorique, l’art des’adresser à la multitude et de la convaincre. Le Gorgias n’appartient pas aux premiersdialogues socratiques ; il a été écrit peu avant que Platon ne prenne la direction del’Académie.Surtout,ilsemblequesonsujettraited’uneformedediscoursquiperdraittoutsens s’il était aporétique.Etpourtant cedialogueest encoreaporétique ; seuls lesderniersdialogues, où Socrate disparaît ou n’est plus au centre de la discussion, ont entièrementperdu cette qualité. Le Gorgias, comme La République, se conclut par un des mythesplatoniciens sur l’au-delà, ses récompenses et ses punitions qui, apparemment, c’est-à-direironiquement, résout toutes les difficultés. Leur aspect sérieux est purement politique ; ilconsistedanslefaitqu’ilss’adressentàlamultitude.Cesmythes,quin’étaientcertainementpas socratiques, sont importants, parce qu’ils contiennent, quoique sous une forme nonphilosophique, la reconnaissanceparPlatondu faitque leshommespeuvent commettre lemalvolontairementet,cequiestencoreplusimportant,lareconnaissanceimpliciteque,pasplusqueSocrate,ilnesavaitquoifairephilosophiquementdecefaitgênant.NousnesavonspassiSocratecroyaitquec’estl’ignorancequicauselemaletquelavertupeuts’enseigner,maisnoussavonsquePlatonpensaitplussagedes’appuyersurlamenace.

Lesdeuxpropositionssocratiquespositivesselisentcommesuit.Lapremière:«Ilvautmieuxsubiruneinjusticequed’encommettreune»—àlaquelleCalliclès,soninterlocuteurdansledialogue,répondcequetoutelaGrèceauraitrépondu:«Subiruneinjusticen’estpaslaconditionqu’unhommepuissesupporter,maiscelled’unesclave,pourquiêtremortvautmieuxquedevivre,espèced’hommeincapabledeseporterassistanceàsoi-mêmeouàceluiquipeutvousêtreencoreàcœurcontrelesinjusticesetlesoutrages»(483b).Laseconde:«Jepréféreraisque la lyre fûtdépourvued’accordetdissonante,qu’ilen fûtainsipourunchœurdontjeseraislechorège,quelamajoritédeshommesfûtendésaccordavecmoietmecontredise plutôt que de n’être pas, àmoi tout seul, consonnant avecmoi-même et demecontredire.»CequifaitdireàCalliclèsque,danslerôled’orateurpopulairequ’ilsedonne,Socratesecomportecomme«unpetitfat»etqu’ilferaitmieuxderenonceràlaphilosophie,pourluicommepourlesautres(484c).

Etilyaduvrai,commenousleverrons,danscequ’ildit.C’estlaphilosophie,ouplutôtl’expérience de penser, qui a conduit Socrate à ces affirmations — même si ce n’estévidemmentpaspourenarriverlàqu’ils’estlancédanssonentreprise.Ceserait,jecrois,unegraveerreurquedelescomprendrecommelesrésultatsdecogitationssurlamorale;cesontdesconceptions,assurément,maisdesconceptionsproduitesparl’expérienceet,pourautantqueleprocessusdepenséelui-mêmesoitconcerné,cesontaumieuxdesproduitsdérivésparincidence.

Nous éprouvons des difficultés à comprendre à quel point la première affirmation a pu

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paraîtreparadoxalelorsqu’elleaétéformulée;aprèsdescentainesd’annéesd’usageetabus,ellesemblepiètrementmoralisatrice.Etlameilleuredémonstrationdeladifficultépourlesespritsmodernesàcomprendre l’appelde lasecondeest le faitquesesmots-clés :«àmoitoutseul», ilseraitpirepourmoid’êtreendésaccordavecmoi-mêmequ’avec lamultitudedes hommes, sont souvent oubliés dans les traductions. Quant à la première, c’est uneaffirmation subjective qui signifie : il vaut mieux pour moi subir une injustice que d’encommettreune, et elle est contrebalancéepar l’affirmation contraire, tout aussi subjective,quisembleévidemmentbienplusplausible.Si,cependant,nousconsidéronscespropositionsdupointdevuedumonde,etnonplusàpartirdeceluidecesdeuxmessieurs,nousdevrionsdirequecequicompte,c’estqu’uneinjusticeaétécommise;peuimportequiestlemeilleur,lecoupableoulavictime.Entantquecitoyens,nousdevonsempêcherl’injusticepuisquelemondequenousavonsencommun,coupables,victimesouspectateurs,estenjeu;laCitéasubiune injustice. (Ainsi,noscodesde justicedistinguententre lescrimes,où l’accusationestimpérative,etlestransgressions,oùseulesdespersonnesprivéesontsubiuneinjustice,lesquellespeuventounonpoursuivre.Danslecasd’uncrime,l’étatd’espritsubjectifdeceuxquisont impliquésn’estpaspertinent—celuiquiasouffertpeutêtredisposéàpardonner,celuiquiacommislecrimepeutnepasêtredutoutsusceptiblederecommencer—parcequec’estlacommunautédanssonensemblequiaétéviolée.)

End’autres termes, Socrateneparle pas ici en tant que citoyen supposé être davantageconcernéparlemondequeparlui-même.Toutsepasseplutôtcommes’ildisaitàCalliclès:si tu étais commemoi, amoureuxde la sagesse et enquêted’examen, et si lemonde étaitcommetuledépeins—diviséentrelesfortsetlesfaibles,où«lesfortsfontcequ’ilspeuventetoùlesfaiblessubissentcequ’ilsdoivent»(Thucydide)—,desortequ’iln’yaitpasd’autrepossibilitéquede commettreoude subir l’injustice, alors tu seraisd’accordavecmoipourdirequ’ilvautmieuxensubirunequ’encommettreune.Leprésupposéestque,situpensais,tudevraisconvenirqu’«unevieàlaquellel’examenfaitdéfautneméritepasqu’onlavive».

Àmaconnaissance,iln’existequ’unautrepassagedanslalittératuregrecquequi,presquedanslesmêmestermes,ditcequeSocratedisait.«Celuiquicommetuneinjusticeestplusmalheureux(kako-daimonesteros)queceluiquilasubit(25)»,ditl’undesraresfragmentsdeDémocrite,legrandadversairedeParménidequePlaton,probablementpourcetteraison,n’ajamaismentionné.Lacoïncidencemérited’êtrenotée,parcequeDémocrite,paroppositionàSocrate,n’étaitpasparticulièrement intéressépar lesaffaireshumaines,maissembles’êtreassezintéresséàl’expériencedepenser.L’esprit(logos),dit-il,rendl’abstinencefacileparcequ’«ils’accoutumeàprendreplaisirdelui-même»(autonexheautou)(B146).Ilsemblequecequenoussommestentésdecomprendrecommeunepropositionpurementmoraledérivedel’expériencedepenserelle-même.

Celanousamèneàlasecondeaffirmation,quiestunpréréquisitdelapremière.Elleaussiestextrêmementparadoxale.Socrateparled’êtreunetdoncdenepasêtrecapablederisquerde sortir de cette harmonie avec soi. Mais rien de ce qui est identique à soi, vraiment etabsolumentuncommeAestAnepeutêtreenharmonieavecsoiniensortir;ilfauttoujoursaumoinsdeuxnotespourproduireunsonharmonieux.Assurément,quandj’apparaisetsuis

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vuparlesautres, jesuisun;autrement, jeneseraispasreconnaissable.Ettantquejesuisaveclesautres,àpeineconscientdemoi,jesuistelquej’apparaisauxautres.Nousappelonsconscience[consciousness], littéralement, « connaître avecmoi », le fait curieux qu’en unsens,jesuisaussipourmoi,bienquejem’apparaisseàpeine,cequiindiquequel’«être-un»socratiquen’estpassiproblématiquequ’ilsemble;jenesuispasseulementpourlesautres,mais pourmoi aussi et, en ce cas, je ne suis clairementpas qu’un.Unedifférence s’insèredansmonUnité.

Nousconnaissonscettedifférenceàd’autreségards.Toutcequiexisteparmiunepluralitédechosesn’estpassimplementcequiest,danssonidentité,maisaussicequiestdifférentdesautreschoses;cettedifférenciationappartientàsanaturemême.Quandnousessayonsde la saisir en pensée, quand nous voulons la définir, nous devons prendre cette altérité(alteritas) ou cette différence en compte. Quand nous disons ce qu’est une chose, nousdisons aussi toujours ce qu’elle n’est pas ; toute détermination, commedisait Spinoza, estunenégation.Liéeàelleseule,elleestlamême(auto[c’est-à-direhekaston]heautotau-ton:«Chacunequantàellelamêmequesoi(26)»),ettoutcequ’onpeutdiredesapureidentité,c’estqu’«uneroseestuneroseestunerose».Maiscen’estpasdutoutlecassi,dansmonidentité(«étantun»)jesuisreliéàmoi.Cettechosecurieusequejesuisn’apasbesoindepluralitépourétablirdeladifférence;elleportedeladifférenceenelle-mêmequandelledit:«Je suismoi.»Tantque je suis conscient, c’est-à-dire conscientdemoi-même, jene suisidentique àmoi-mêmequepour les autres auxquels j’apparais un etmême.Pourmoi, quiarticule cet être-conscient-de-moi-même, je suis inévitablement deux-en-un — ce qui,incidemment,estlaraisonpourlaquellelaquêted’identité,quiestàlamode,estfutileetquenotre crise d’identité moderne ne pourrait se résoudre qu’en perdant conscience[consciousness].Laconsciencehumainesuggèreque ladifférenceet l’altérité,qui sontdescaractéristiques importantes du monde des apparences tel qu’il est donné à habiter àl’homme parmi une pluralité de choses, sont tout aussi bien les conditions mêmes del’existencedel’egohumain.Carcetego,leje-suis-moi,faitl’expériencedeladifférencedansl’identitéprécisémentlorsqu’iln’estpasreliéauxchosesquiapparaissent,maisseulementàlui-même.Sanscettedivisionoriginelle,quePlatonaensuiteutiliséepourdéfinirlapenséecomme dialogue silencieux (eme emauto) entre moi et moi-même, le deux-en-un, queSocrate présuppose dans son affirmation sur l’harmonie avec moi-même, ne serait paspossible(27).Laconscience[consciousness]n’estpaslamêmechosequelapensée;maissanselle, penser serait impossible. Ce que la pensée actualise dans son processus, c’est ladifférencedonnéeparlaconscience.

PourSocrate,cedeux-en-unsignifiaitsimplementque,sionveutpenser,ondoitveilleràcequelesdeuxquimènentledialoguedepenséesoientdansdebonnesdispositions,quelespartenaires soient amis. Il vautmieux subir une injustice que d’en commettre une, parcequ’onpeutresterl’amideceluiquil’asubie;quivoudraitêtrel’amid’unmeurtrieretvivreavec lui?Pasmêmeunmeurtrier.Quelle sortededialogueavoiravec lui?Précisément ledialoguequeleRichardIIIdeShakespearetientaveclui-mêmeaprèsqu’ungrandnombredemeurtresontétécommis:«Comment!est-cequej’aipeurdemoi-même?Iln’yaquemoi

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ici!RichardaimeRichard,etjesuisbienmoi.Est-cequ’ilyaunassassinici?Non…Si,moi!Alors fuyons…Quoi,me fuirmoi-même ?…Bonne raison ! Pourquoi ?Depeurque jemechâtiemoi-même…Qui?Moi-même!Bah!Jem’aimemoi !…Pourquoi?Pourunpeudebienquejemesuisfaitàmoi-même?Ohnon!hélas!jem’exécreraisbienplutôtmoi-mêmepourlesexécrablesactionscommisesparmoi-même.Jesuisunscélérat…Maisnon,jemens,jen’ensuispasun.Imbécile,parledoncbiendetoi-même…Imbécile,neteflattepas(28).»

Onpeuttrouverunerencontresimilaireentresoietsoi,dédramatisée,douceetpresquetranquilleencomparaison,dans l’undesdialoguessocratiquescontestés, leGrandHippias(qui,mêmes’iln’apasétéécritparPlaton,apportecependantdesélémentsauthentiquessurSocrate). À la fin, Socrate explique à Hippias, qui s’est avéré être un partenaireparticulièrementnigaud,quel« immensebonheur» il a comparéà luiqui,quand il rentrechez lui, est attendu par un compagnon insupportable « qui ne cesse de [le] réfuter, unprochequihabitelamêmemaison».EntendantSocrateexprimerlesopinionsdeHippias,illui demandera s’il n’a « pas honte d’oser disserter sur les belles occupations [lui] qui [se]laisse manifestement réfuter sur les questions du beau au point de ne même pas savoirquelle peut bien être la nature propre de ce “beau” » (304(29)). En d’autres termes, quandHippiasrentrechezlui,ilresteun;bienqu’ilneperdecertainementpasconscience,ilneferarienpouractualiserladifférenceenlui.AvecSocrateou,surcepoint,RichardIII,c’estuneautrehistoire.Ilsn’ontpasseulementdesrapportsaveclesautres,ilsontdesrapportsaveceux-mêmes. La thèse ici est que ce que l’un appelle « l’autre compagnon » et l’autre « laconscience»[conscience]n’estjamaisprésent,saufquandilssontseuls.QuandminuitpasseetqueRichardrejointlacompagniedesesamis,alors«laconsciencen’estqu’unmotdontusent les couards, qu’ils ont inventé pour maintenir les forts dans la crainte ». Et mêmeSocrate, si attiré par lemarché, doit rester chez lui, où il sera seul, dans la solitude, pourrencontrerl’autrecompagnon.

J’ai choisi cepassagedeRichardIII parce que,même s’il utilise lemot « conscience »[conscience],Shakespearenes’ensertpasicidelamanièreusuelle.Ilafallulongtempspourque la langue anglaise distingue les mots consciousness et conscience, et dans certaineslangues,parexempleenfrançais,unetelleséparationn’apaseulieu.Laconscience,tellequenousl’utilisonsdanslesquestionsmoralesetjuridiques,estcenséeêtretoujoursprésenteennous,demêmequelaconsciousness.Etcetteconscienceestaussicenséenousdirequoifaireetdequoinousrepentir;c’étaitlavoixdeDieuavantqu’ellenedeviennelalumennaturaleou la raisonpratique deKant.À la différence de la conscience [conscience], le compagnondont parle Socrate reste à lamaison ; il le craint, comme lesmeurtriers dansRichard IIIredoutentleurconscience—commequelquechosequiestabsent.Laconscience[conscience]sembleunepenséed’après-coup,cettepenséequiestsuscitéeparuncrime,commedanslecasdeRichardlui-même,oupardesopinionsnonexaminées,commedanslecasdeSocrate,ou comme la crainte anticipée de telles pensées d’après-coup, comme dans le cas desmeurtrierscachésdansRichardIII.Cetteconscience,àladifférencedeDieuennousoudelalumennaturale,nefournitpasdeprescriptionspositives—mêmeledaimonion socratique,sa voix divine, lui indique seulement quoi ne pas faire ; comme dit Shakespeare, « elle

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accable l’hommed’obstacles».Cequi fait qu’unhommecraint sa conscience [conscience],c’est l’anticipationde laprésenced’untémoinquine l’attendquesi etquand il rentrechezlui.LemeurtrierdeShakespearedit:«Touthommequientendbienvivretente[…]devivresans», et le succèsdecette tentativeest facileparceque tout cequ’il aà faire, c’estdenejamais commencer le dialogue solitaire et muet que nous appelons penser, de ne jamaisrentrer chez lui pour examiner les choses. Ce n’est pas une affaire de méchanceté ou debonté, et ce n’est pas non plus une question d’intelligence ou de stupidité. Celui qui neconnaîtparlesrapportsentremoietmoi-même(aucoursdesquelsnousexaminonscequenousdisonsetfaisons)neserapasgênédesecontredire;celasignifiequ’ilnepourraounevoudra jamais rendre compte de ce qu’il dit ou fait ; il ne sera pas non plus gêné decommettren’importequelcrime,puisqu’ilpeutêtrecertainqu’ill’auraoubliétoutdesuite.

Penser en ce sens non cognitif et non spécialisé en tant que besoin naturel de la viehumaine, en tant qu’actualisation de la différence donnée dans la conscience[consciousness],n’estpasuneprérogativedequelques-uns,maisc’estune facultéprésentechez chacun ; demême, l’inaptitude à penser n’est pas la « prérogative » des nombreusespersonnesquimanquentdepuissance cérébrale,mais lapossibilité toujoursprésentepourchacun— y compris les scientifiques, les universitaires et autres spécialistes d’entreprisesmentales — de fuir ce rapport à soi dont Socrate a le premier découvert la possibilité etl’importance.Ilnes’agitpasicidelaméchanceté,aveclaquellelareligionetlalittératureontessayédes’arranger,maisparlemal;pasdupéchéetdesgrandsmonstresquisontdevenusleshérosnégatifsde la littérature et ont engénéral agipar envie et ressentiment,maisdumonsieurtoutlemondepasméchantquin’apasdemotifsparticulierset,pourcetteraison,estcapabled’unmalinfini;àladifférencedumonstre,luineregardepasenfaceàminuitledésastrequ’ilacausé.

Pour le héros qui pense et son expérience, la conscience [conscience], qui « accablel’hommed’obstacles»,estuneffetinduit.Etelleresteuneaffairemarginalepourlasociétédanssonensemble,saufdanslescasd’urgence.Carpenserentantquetelfaitpeudebienàla société, bien moins en tout cas que la soif de connaissance dans laquelle elle sertd’instrumentau serviced’autresobjectifs.Ellene créepasdevaleurs, ellenedécouvrepasune fois pour toutes ce qu’est « le bien » et elle ne confirme pas les règles de conduiteadmises,ellelesdissoutplutôt.Sasignificationpolitiqueetmoraleserévèleseulementdansles rares moments historiques où « les choses s’écroulent ; le centre ne tient plus ; /l’anarchiepuregagnelemonde»,quand«lesmeilleursn’ontplusaucuneconviction,tandisquelespires/sontpleinsd’intensitépassionnée».

Dans ces moments-là, la pensée cesse d’être une affaire marginale dans les questionspolitiques.Quand chacun est ballotté sans réflexionpar ce que tout lemonde fait et croit,ceux qui pensent ne peuvent plus se cacher parce que leur refus de suivre est voyant etdevientainsiuneformed’action.L’élémentpurgatifdanslapensée,cequifaisaitdeSocrateunesage-femme,quimetaujourlesimplicationsdesopinionsquin’ontpasétéexaminéesetles détruit ainsi — valeurs, doctrines, théories et même convictions —, est politique parimplication. Car cette destruction a un effet libérateur sur une autre faculté humaine, la

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faculté de jugement, dont on pourrait dire, à juste titre, qu’elle est la plus politique desaptitudesmentalesdel’homme.C’estlafacultédejugerleparticuliersanslesubsumersouslesrèglesgénéralesquinepeuvents’enseignernis’apprendreavantdedevenirdeshabitudesqu’onpeutremplacerpard’autreshabitudesetrègles.

La faculté de juger le particulier (que Kant a découverte), l’aptitude à dire, « ceci estinjuste», « ceci est beau», etc., n’est pas lamême choseque la faculté depenser.Pensertraited’invisibles,dereprésentationsdechosesquisontabsentes ; jugerconcerne toujoursdes particuliers et des choses qui sont à disposition. Mais les deux sont liés d’une façonsimilaire à celle dont la consciousness et la conscience sont interconnectées. Si penser, ledeux-en-un du dialogue silencieux, actualise la différence au sein de notre identité tellequ’elleestdonnéedans laconsciousnessetsetraduitalorspar laconscience,alors juger, leproduitdérivéde l’effet libérateurde lapensée,réalise lapensée, larendmanifestedans lemonde des apparences, où je ne suis jamais seul et toujours bien trop occupé pour êtrecapable de penser. Lamanifestation du vent de la pensée n’est pas la connaissance ; c’estl’aptitudeàdirecequiestjusteetcequiestinjuste,cequiestbeauetcequiestlaid.Etcelapeutempêcherdescatastrophes,dumoinspourmoi,danslesmomentscruciaux.

1971

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Penséeetconsidérationsmorales

1.VoirmonEichmannàJérusalem,2eéd.

2.Citéd’aprèslesnotespubliéesdefaçonposthumeauxcoursdeKantsurlamétaphysique,AkademieAusgabe,vol.18,n°5663.

3.L’affirmationdeCarnapselonlaquellelamétaphysiquen’estpasplus«dotéedesens»quelapoésievaàl’encontredesdéclarations desmétaphysiciens ;mais celles-ci, tout comme l’évaluation de Carnap, pourraient bien être fondées sur unesous-estimationdelapoésie.Heidegger,queCarnapvise,arépliquéenaffirmant(mêmesicen’estpasexplicitement)quelapenséeetlapoésie(denkenetdichten)étaientétroitementliées;ellesn’étaientpasidentiques,maisprovenaientdelamêmeracine. Et Aristote, que jusqu’à présent personne n’a accusé d’avoir écrit de la « pure et simple » poésie, était de lamêmeopinion:laphilosophieetlapoésievontensemble;ellesontunpoidségal(Poétique,1451b5).Del’autrecôté,ilyalecélèbreaphorismedeWittgenstein :«Cedontonnepeutparler, il faut le taire»(dernièrephraseduTractatus).Sion leprendausérieux, ilne s’appliqueraitpas seulementà cequi est au-delàde l’expérience sensible,mais au contraire surtout auxobjetssensibles. Car rien de ce que nous voyons, entendons ou touchons ne peut se décrire adéquatement enmots. Quand nousdisons:«l’eauestfroide»,nousneparlonsnidel’eaunidufroidtelsqu’ilssontdonnésànossens.N’est-cepasprécisémentladécouvertedecetécartentrelesmots,quisontlemédiumparlequelnouspensons,etlemondedesapparences,quiestlemédiumdanslequelnousvivons,quiadonnéd’abordlaphilosophieetlamétaphysique?Saufqu’aucommencement—chezParménide et Héraclite —, c’était la pensée, qu’elle soit nous ou logos, qui était censée atteindre l’Être vrai, alors quefinalementl’accents’estdéplacédelaparoleàl’apparence,etparconséquentàlaperceptionsensibleetauxinstrumentsparlesquels nous pouvons étendre et affiner nos sens corporels. Il semble naturel que l’accent mis sur la parole oppose auxapparencesetl’accentmissurlasensationàlapensée.

4.FriedrichNietzsche,Crépusculedes idoles,Œuvres, Paris, Flammarion, coll. «Mille et unepages», 1997, trad. fr. P.Wotling,p. 1046. Il semble remarquablequenous trouvions lamêmevisiondans sonévidente simplicitéaudébutde cettefaçondepenserendeuxmondes,lemondesensibleetlemondesupersensible.Démocritenousprésenteunjolipetitdialogueentrel’esprit, l’organedusuprasensible,etlessens.Lesperceptionssensiblessontdesillusions,dit-il ;ellesvarientselonl’étatdenotre corps ; ledoux, l’amer, la couleur et ainside suiten’existentquenomo, par convention entre les hommes, et nonphysei, selon la vraie nature qui est au-delà des apparences— ainsi parle l’esprit. À quoi les sens répondent : «Misérableraison, c’est de nous que tu tiens les éléments de ta croyance et tu prétends nous réfuter ! Tu te terrasses toi-même enprétendantnousréfuter» (fragmentsB125etB9,LesÉcolesprésocratiques,Paris,Gallimard,coll.«Folio», 1991,p.530).Autrementdit, une foisque l’équilibre toujoursprécaire entre lesdeuxmondes estperdu,peu importe si le« vraimonde»abolitle«mondeapparent»ouviceversa,toutleschémaderéférencedanslequelnotrepenséeavaitl’habitudedes’orienters’écroule.Dèslors,riennesembleplusavoirbeaucoupdesens.

5.EmmanuelKant,Critiquedelaraisonpure,B30.6.AkademieAusgabe,vol.18,n°4849.

7.Ibid.,vol.16,n°6900.

8.Dans leXIe livreduDeTrinitate,Augustindécritde façonvivante la transformationqu’unobjetdonnéaux sensdoitaccomplirpourcadreravecunobjetdepensée.Àlaperceptionsensible—«lavisionquiétaitextérieurelorsquelesensétaitinforméparuncorpssensible»—succèdeune«visionintérieuresemblable»,uneimagedestinéeàrendreprésentle«corpsabsent » dans la représentation. Cette image, à savoir la représentation de quelque chose d’absent, est conservée dans lamémoireetdevientunobjetdepensée,une«visiondelapensée»,tantqu’onselarappellevolontairement,desortequ’ilestdécisifque«cequiresteenmémoire»,c’est-à-direlare-présentation,est«unechose,etquequelquechosed’autreadvientquandnousnoussouvenons»(chapitre3).Parconséquent,«cequiestcachéetretenudanslamémoireestunechose,etcequi est imprimépar elle dans la pensée de qui se souvient en est une autre » (chapitre 8).Augustin a bien conscience quepenser « va en fait encore plus loin », au-delà du champ de toute imagination possible, « comme lorsque notre raisonproclamel’infinitédunombrequ’aucunevisionde lapenséedeschosescorporellesn’apourtantsaisie»ou lorsque laraison«nousenseignequemêmelespluspetitscorpspeuventsediviseràl’infini»(chapitre18).

Augustinsembleicisuggérerquenousnepouvonsaccéderàcequiesttotalementabsentqueparcequel’esprit,envertudel’imaginationetdesesreprésentations,saitcommentrendreprésentcequiestabsentetcommenttraitercesabsencesdanslesouvenir,c’est-à-diredanslapensée.

9.MartinHeidegger,Introductionàlamétaphysique,Gallimard,1967,trad.fr.G.Kahn,p.20.

10.EmmanuelKant,AkademieAusgabe,vol.18,n°s5019et5036.Lesitaliquessontdel’auteur.11.Platon,Phédon,64,etDiogèneLaërce,7.11.

12.Jeparaphrase laSeptièmeLettre,341b-343a (Platon,Œuvrescomplètes, t. II,Paris,Gallimard, coll.«LaPléiade»,1950,p.1208-1210).

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13.Platon,Ménon,80,Œuvrescomplètes,op.cit.,p.528.

14.Diehl,fragment16.15.Platon,Ménon,80,Œuvrescomplètes,op.cit.

16.Xénophon,Memorabilia,4.615,4.4.9.17. À cet égard comme à d’autres, Socrate dit dans l’Apologie presque le contraire de ce que Platon lui fait dire dans

l’«apologieaméliorée»qu’estlePhédon.Danslepremiercas,ilexpliquaitpourquoiildevaitvivreet,incidemment,pourquoiiln’avaitpaspeurdemourirmêmesilavieluiétait«trèschère»;danslesecond,toutl’accentestmissurlefardeauqu’estlavieetlebonheurqu’iléprouvaitàdevoirmourir.

18.Platon,LeSophiste,248,Œuvrescomplètes,op.cit.19.Xénophon,Memorabilia,4.3.14.

20.Platon,Apologie,30,38,Œuvrescomplètes,op.cit.,p.177.21.Platon,Lysis,204b-c,Œuvrescomplètes,op.cit.,p.322.

22.Thucydide,Oraisonfunèbre,2.40.23.Symposium,177.

24.Jeciterai seulement ici lavisiondéfendueparDémocrite,parcequ’il était contemporaindeSocrate. Ilpensaitque lelogos,laparole,étaitl’«ombre»del’acte,l’ombreétantcenséedistinguerleschosesréellesdepursetsimplesfaux-semblants;par conséquent, il disait que l’« ondoit éviter de parler desmauvaises actions», ce qui les priverait de leur ombre, de leurmanifestation,(voirfragments145et190).Ignorerlemal,c’estlechangerenpuretsimplefaux-semblant.

25.Démocrite,fragmentB45,inLesÉcolesprésocratiques,op.cit.,p.517.26.Platon,LeSophiste,254d,Œuvrescomplètes,op.cit.,p.316.VoirMartinHeidegger,IdentitéetDifférence.

27.Platon,Théétète,189esqetLeSophiste,263e.28.Shakespeare,RichardIII,acteV,scène3,Paris,GF,1979,trad.fr.F.-V.Hugo,p.134.

29.Platon,GrandHippias,304.

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II.LEJUGEMENT

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RéflexionssurLittleRock

Le point de départ de mes réflexions, ce fut une image parue dans les journaux quimontraituneNoirerentrantd’uneécolenouvellementintégrée:elleétaitpersécutéeparunetroupe d’enfants blancs, protégée par un ami blanc de son père, et son visage portait unéloquent témoignage du fait évident qu’elle n’était pas précisément ravie. Cette imagerésumait la situation parce que ceux qui y apparaissaient directement affectés parl’ordonnance de la Cour fédérale, c’étaient les enfants eux-mêmes. Ma première questionfut : que ferais-je si j’étais une mère noire ? La réponse : en aucune circonstance, jen’exposeraismon enfant à des conditions dans lesquelles il semblerait qu’elle voudrait sepousserdansungroupenevoulantpasd’elle.Psychologiquement,lasituationdenepasêtrevoulu (problème social typique) est plus difficile à supporter que la persécution déclarée(problèmepolitique)parceque l’orgueil personnel est en jeu.Par orgueil, je n’entendspasquelque chose comme « être fier d’être noir » ou juif ou protestant anglo-saxon blanc(WASP),etc.,maislesentimentspontanéetnatureld’identitéquinouséchoitparl’accidentdelanaissance.L’orgueil,quinesecomparepaset ignorelescomplexesd’inférioritéoudesupériorité,estindispensableàl’intégritépersonnelle;etonneleperdpasautantquandonestpersécutéquequandonsepousse,ouplutôtquandonestpousséàsepousser,etàpasserd’ungroupedansunautre.Sij’étaisunemèrenoireduSud,jesentiraisquelaCoursuprême,sans levouloirmais inévitablement,aplacémonenfantdansunepositionplushumiliantequecelledanslaquelleellesetrouvaitauparavant.

Surtout, si j’étais noire, je sentirais que la tentative même pour commencer ladéségrégation scolaire n’a pas seulement et très injustement déplacé le fardeau de laresponsabilité des épaules des adultes à celles des enfants. Je serais en outre convaincuequ’est impliquée toute l’entreprise visant à éviter le vrai problème. Le vrai problème, c’estl’égalitédevantlaloidupays,etl’égalitéestvioléeparlesloisdeségrégation,c’est-à-direpardes lois imposant laségrégation,etnonpaspar lesusetcoutumessocialesquiprévalentàl’école.S’iln’étaitquestionquededonnerune instructionégalementbonneàmesenfants,quedel’effortpourleurassurerl’égalitédeschances,pourquoinem’a-t-onpasdemandédeme battre pour l’amélioration des écoles pour les enfants noirs et pour l’établissementimmédiat de classes spéciales pour les enfants dont les résultats scolaires les rendentdésormaisadmissiblesdansdesécolesblanches?Aulieudem’appelerà livrerunebataillefranchepourmesdroitsindiscutables—mondroitdevoteretd’êtreprotégéepourcela,mondroit d’épouser qui je veux et d’être protégée dansmonmariage (bien qu’évidemment pasdanslestentativespourdevenirlebeau-frèredequionveut(1))oumondroità l’égalitédeschances—,jesentiraisquejesuisdevenueimpliquéedansuneaffaired’ascensionsociale;et

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sijechoisissaiscettevoiepouraméliorermonsort,jepréféreraiscertainementlefaireseule,sans l’aided’agencesgouvernementales.Assurément,même le faitdemepousseretdemeservir de mes bras pourrait ne pas dépendre uniquement de mes inclinations propres. Jepourraisyêtrecontrainteafind’avoirunevieconvenableetd’élever leniveaudeviedemafamille.Laviepeutêtretrèsdésagréable,maisquoiqu’ellepuissemeforceràfaire—etellenemeforcecertainementpasàvouloiracheterdansunquartierréservé—,jepeuxconservermon intégrité personnelle précisément dans lamesure où j’agis par obligation et en vertud’unenécessitévitale,etpaspurementetsimplementpourdesraisonssociales.

Madeuxièmequestionfut:queferais-jesij’étaisunemèreblancheduSud?Làencore,j’essaieraisd’éviterquemonenfantsoitprisdansunebataillepolitiquedanslacourdesonécole.Enoutre,jeressentiraisquemonconsentementestnécessairepourtoutchangementdrastique quelle que puisse être mon opinion à son sujet. Je conviendrais que legouvernementestimpliquédansl’instructiondemonenfantdanslamesureoùilestcensédeveniruncitoyen,maisjedénieraisaugouvernementtoutdroitdemedireencompagniedequimonenfantreçoitcette instruction.Lesdroitsdesparentsàdéciderde tellesquestionspourleursenfantsjusqu’àcequ’ilssoientgrandsnesontbafouésqueparlesdictatures.

Si toutefois j’étais fermement convaincue que la situation dans le Sud pouvait êtrematériellement améliorée par l’intégration scolaire, j’essaierais— peut-être avec l’aide desquakersoudetoutautrecorpsdecitoyenspareillementinspirés—d’organiserunenouvelleécole pour les enfants blancs et noirs, et de la gérer comme un projet pilote, afin deconvaincred’autresparentsdechangerd’attitude.Assurément,làencore,jemeserviraisdesenfants dans ce qui est essentiellement une bataille politique,mais dumoinsme serais-jeassurée que les élèves sont tous là avec le consentement et l’aide de leurs parents ; il n’yauraitpasconflitentrelamaisonetl’école,mêmes’ilpouvaityavoirconflitentrelamaisonet l’école d’un côté, et la rue de l’autre. Supposons maintenant qu’au cours d’une telleentreprise, les citoyens du Sud hostiles à la scolarité intégrée se soient aussi organisés etaient même réussi à convaincre les autorités de l’État d’empêcher l’ouverture et lefonctionnement de l’école. Ce serait précisément le moment, selon moi, d’appeler legouvernement fédéralà intervenir.Carnousaurions làuncasclairdeségrégation imposéeparl’autoritégouvernementale.

Celanousamèneàma troisièmequestion.Jemesuis interrogée :qu’est-ceexactementqui distingue le soi-disant mode de vie du Sud du mode de vie américain eu égard à laquestiondelacouleurdepeau?Évidemment,laréponseesttoutsimplementqu’alorsqueladiscriminationetlaségrégationsontlarègledanslepaystoutentier,ellesnesontimposéeslégalementquedanslesÉtatsduSud.Parconséquent,quisouhaitechangerlasituationdansleSudnepeutguèreéviterd’abolirlesloissurlemariageetd’intervenirpourrendreeffectifle plein exercice de la franchise à cet égard. Ce n’est nullement une question académique.C’est enpartieuneaffairedeprincipe constitutionnel, lequelpardéfinitionest au-delàdesdécisionsmajoritairesetdelapratique;etelleimpliqueaussibiensûrlesdroitsdescitoyens,commeparexemplelesdroitsdesquelquevingt-cinqNoirsduTexasqui,alorsqu’ilsétaientsoldats,avaientépousédesfemmeseuropéennesetnepouvaientdoncplusrentrerchezeux

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parcequ’auxyeuxdelalégislationtexane,ilsétaientcoupablesd’uncrime.

Larépugnancedeslibérauxaméricainsàaborderleproblèmedesloissurlemariage,leurpropensionàinvoquerlapratiqueetàdéplacerleraisonnementensoulignantquelesNoirseux-mêmesnes’intéressentpasàcettequestion,leurembarrasquandonleurrappellecequetoutlemondesaitêtrelaplusscandaleuselégislationdanstoutl’Occident,toutcelarappellelarépugnancepasséedesfondateursdelaRépubliqueàsuivreleconseildonnéparJeffersonetàabolir l’esclavage.Jeffersonaussi fit valoirdes raisonspratiques,maisdumoins eut-ilassezdesenspolitiquepourdireaprèsquelecombataitétéperdu:«JetrembleenpensantqueDieuestjuste.»IlnetremblaitpaspourlesNoirs,nimêmepourlesBlancs,maispourledestindelaRépublique,parcequ’ilsavaitquel’undesesprincipesvitauxavaitétéviolédèsle commencement. Ce ne sont pas la discrimination et la ségrégation sociale, quelles quesoient leurs formes,mais c’est la législation raciale qui constitue la perpétuation du crimeorigineldansl’histoiredecepays.

Underniermotsur l’instructionet lapolitique.L’idéeselon laquelleonpeutchanger lemonde en instruisant les enfants dans l’esprit de l’avenir a été un des piliers des utopiespolitiques depuis l’Antiquité. Le problème avec cette idée a toujours été lemême : elle nepeut réussir que si les enfants sont réellement séparés de leurs parents et élevés dansdesinstitutionsétatiquesousontendoctrinésàl’écoledesortequ’ilsseretournentcontreleursparents.C’estcequiarrivedans les tyrannies.Si,de l’autrecôté, lesautoritéspubliquesneveulent pas tirer les conséquences de leurs vagues espoirs et projets, l’expérience scolairetoutentièreresteaumieuxsansrésultat,alorsqu’aupire,elleirriteetrendhostilesàlafoisles parents et les enfants qui se sentent privés de certains droits essentiels. La séried’événements qui, dans le Sud, ont suivi l’arrêt de la Cour suprême, après lequel cetteadministrations’est engagéeà sebattrepour lesdroits civiquesenmatièred’instructionetd’écolespubliques,laisseunsentimentdevanitéetd’amertume,commesitouteslespartiesconcernées savaient très bienque rienn’a été réalisé sous le prétexte qu’on a fait quelquechose.

Ilestmalheureuxetmêmeinjuste(quoiquepasvraimentinjustifié)quelesévénementsdeLittleRock aient euun écho aussi énorme auprès de l’opinionpubliquedans lemondeentieretsoientdevenusunpointd’achoppementdelapolitiqueétrangèreaméricaine.Caràladifférenced’autresproblèmesnationauxquiontassaillicepaysdepuislafindelaSecondeGuerremondiale (une hystérie sécuritaire, une prospérité folle, et le passage concomitantd’uneéconomied’abondanceàunmarchéoùlesuperfluetl’absurdebalaientl’essentieletleproductif) et à la différence de difficultés ancestrales comme le problème de la culture demasseetdel’instructiondemasse—tousdeuxtypiquesdelasociétémoderneengénéraletpas seulementde l’Amérique—, l’attitudedans lepays à l’égardde sapopulationnoire estenracinéedanslatraditionaméricaine,unpointc’esttout.Laquestiondelacouleurdepeauaétécrééeparl’undesgrandscrimesdel’histoireaméricaineetnepeutserésoudrequedanslecadrepolitiqueethistoriquedelaRépublique.Lefaitquecettequestionsoitaussidevenueun problème important dans les affairesmondiales est une pure et simple coïncidence au

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regarddel’histoireetdelapolitiqueaméricaines;carleproblèmedelacouleurdepeauenpolitique internationale est venu du colonialisme et de l’impérialisme des nationseuropéennes—c’est-à-diredugrandcrimedanslequell’Amériquen’ajamaisétéimpliquée.Cequi est tragique, c’estque leproblèmenon résolude la couleurdepeauauxÉtats-Unispeut leur coûter les avantages dont ils pourraient jouir à juste titre en tant que puissancemondiale.

Pourdesraisonshistoriquesetautres,nousavonsl’habituded’identifierlaquestionnoireet le Sud, mais les problèmes non résolus liés aux Noirs qui vivent au milieu de nousconcernentévidemmenttoutlepays,etnonleSudseul.Commed’autresquestionsraciales,elle exerce une attraction populaire spéciale et elle est particulièrement sujette à servir depointdecristallisationàune idéologiepopulisteetàuneorganisationpopuliste.Cetaspectpourraitmêmeun jour s’avérer plus explosif dans les grands centres urbains duNord quedansleSudplustraditionaliste,particulièrementsilenombredeNoirsdanslesvillesduSudcontinuededéclineralorsquelapopulationnoiredanslesautresvillesaugmenteaumêmetauxquecesdernièresannées.LesÉtats-UnisnesontpasunÉtat-nationausenseuropéen,et ilsne l’ont jamais été.Leprincipequi régit leur structurepolitiqueest et a toujours étéindépendantde l’homogénéitéde lapopulationetd’unpassécommun.C’estd’unecertainemanièremoinsvraiduSud,dontlapopulationestplushomogèneetplusenracinéedanslepasséquecelledetouteautrepartiedupays.LorsqueWilliamFaulknerarécemmentdéclaréque, en cas de conflit entre le Sud et Washington, il devrait finalement agir en tant quecitoyen du Mississippi, il s’est exprimé davantage comme un membre d’un État-nationeuropéenquecommeuncitoyendecetteRépublique-ci.MaisladifférenceentreleNordetleSud,bienqu’encoremarquée,estvouéeàdisparaîtreavecl’industrialisationdeplusenplusgrandedesÉtatsduSudetellene joueplusderôledanscertainsd’entreeuxdenos jours.Dans tous les coins du pays, dans l’Est et le Nord, avec ses nombreuses nationalités, pasmoinsquedansleSud,lesNoirstranchentparleur«visibilité».Ilsneformentpaslaseule«minoritévisible»,maislaplusvisible.Àcetégard,ilsressemblentenquelquesorteàdesnouveaux immigrants, lesquelsconstituent invariablement laplus«audible»detoutes lesminorités et par conséquent sont toujours les plus susceptibles d’éveiller des sentimentsxénophobes. Mais alors que le caractère audible est un phénomène temporaire, qui durerarement au-delàd’unegénération, la visibilitédesNoirs est inaltérable etpermanente.Cen’estpasunequestiontriviale.Surlascènepublique,oùriennecomptequinepuissesevoirets’entendre, lavisibilitéet lecaractèreaudiblesontdeprime importance.Soutenirquecesontpurementetsimplementdesapparencesextérieures,c’estéluderlaquestion.Carcesontprécisémentdesapparencesqui«apparaissent»enpublic,etlesqualitésinternes,donsducœur ou de l’esprit, ne sont politiques que dans lamesure où leur détenteur souhaite lesexposerenpublic,lesplacersouslesprojecteursaumarché.

LaRépubliqueaméricaineestfondéesurl’égalitédescitoyenset,alorsmêmequel’égalitédevant la loi est devenue un principe inaliénable pour tous les gouvernementsconstitutionnelsmodernes,l’égalitéentantquetelleestd’uneplusgrandeimportancedanslaviepolitiqued’unerépubliquequepourtouteautreformedegouvernement.L’enjeun’est

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par conséquent pas seulement le bien-être de la population noire, mais, du moins à longterme,lasurviedelaRépublique.Tocquevilleavuilyaunsièclequel’égalitédeschancesetdecondition,ainsiquel’égalitédesdroits,constituaitla«loi»élémentairedeladémocratieaméricaine,et ilapréditque lesdilemmeset lesperplexités inhérentsauprinciped’égalitépourraientunjourdevenirledéfi leplusdangereuxpourlemodedevieaméricain.Soussaforme englobante et typiquement américaine, l’égalité possède un pouvoir énorme pourégalisercequiestdifférentparsanatureetsonorigine—etc’estseulementcepouvoirquiapermisaupaysd’êtrecapabledeconserversonidentitéfondamentaleauméprisdesvaguesd’immigrationquionttoujoursdéferlésursescôtes.Maisleprinciped’égalité,mêmesoussaformeaméricaine,n’est pas omnipotent ; il nepeut égaliser les caractéristiquesnaturelles,physiques.Cettelimiten’estatteintequelorsquelesinégalitésdeconditionséconomiqueetscolaireontétéaplanies,maisàcepointdejonctionundanger,bienconnudesétudiantsenhistoire, émerge invariablement : plus les gens sont devenus égaux à tous égards, plusl’égalitépénètretoutletissusocial,etpluslesdifférencessefontsentir,etplusdeviennentvoyantsceuxquinesontvisiblementetparnaturepascommelesautres.

Ilestdonctrèspossiblequelaréalisationdel’égalitésociale,économiqueetscolairepourlesNoirsattise leproblèmede lacouleurdepeaudanscepaysau lieude l’apaiser.Celanedoitévidemmentpasseproduire,maisilseraitnaturelquecelaseproduiseetceneseraitpassurprenant.Nousn’avonspasencoreatteintlepointdangereux,maisnousl’atteindronsdansunavenirprévisible, etungrandnombred’évolutionsontdéjà eu lieuqui vont clairementdanscesens.Laconsciencedetroublesàvenirn’engagepasàplaiderpouruneinversiondelatendancequi,heureusement,depuisplusdequinzeansmaintenant,aétégrandementenfaveur des Noirs. Mais elle invite à plaider pour que l’intervention du gouvernement soitguidée par la prudence et la modération plutôt que par l’impatience et des mesures malavisées.Depuis la décision de laCour suprême instaurant la déségrégation dans les écolespubliques, la situation générale dans le Sud s’est détériorée. Et alors que des événementsrécents indiquent qu’il ne sera pas possible d’éviter d’imposer au niveau fédéral les droitsciviquesdesNoirsdans tout leSud, la situationexigequ’une telle interventionsoit limitéeauxrarescasoùledroitdupayset leprincipedelaRépubliquesontenjeu.Laquestionseposedoncdesavoiroùc’estlecasengénéraletsic’estlecasàl’écolepubliqueenparticulier.

Le programme sur les droits civiques de l’administration recouvre deux pointscomplètementdifférents.IlréaffirmelafranchisedelapopulationnoirequiestunequestiondefaitdansleNord,maispasdutoutdansleSud.Etilabordeleproblèmedelaségrégation,quiestunequestiondefaitdanslepaystoutentieretunequestiondediscriminationlégaleseulementdanslesÉtatsduSud.LarésistancedemasseprésentedanstoutleSudprocèdedela déségrégation imposée et non de l’instauration légale du droit de vote des Noirs. Lesrésultats d’un sondage d’opinion conduit en Virginie et montrant que 92 % des citoyensétaient totalement opposés à l’intégration scolaire et que 79 % niaient toute obligationd’accepterladécisiondelaCoursuprêmeillustrentcombienlasituationestgrave.Cequiesteffrayantici,cenesontpasles92%quis’opposentàl’intégration,carlalignedepartagedansleSudn’ajamaisétéentreceuxquisontfavorablesetceuxquisonthostilesàlaségrégation

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—enpratique,iln’existepasd’opposants—,maisc’estlaproportiondegensquipréfèrentlaloidelarueàl’Étatdedroit.Lessoi-disantlibérauxetmodérésduSudsonttoutsimplementceuxquireconnaissentledroit,etilsnesontplusqu’uneminoritéde21%.

Nul sondaged’opinionn’étaitnécessairepour révéler ces informations.Les événementsdeLittleRockontétésuffisammentéclairantsàcetégard;etceuxquisouhaitentattribuerlafaute des désordres uniquement aux maladresses extraordinaires du gouverneur Faubuspeuvent se détromper en écoutant le silence éloquent des deux sénateurs libéraux del’Arkansas. Le fait désolant est que les citoyens de la ville qui reconnaissaient le droit ontlaissélarueàlafoule,quenilescitoyensblancsnilescitoyensnoirsn’ontsentiqu’ilétaitdeleur devoir de voir des enfants noirs en sécurité à l’école. C’est-à-dire que, même avantl’arrivée des troupes fédérales, les Sudistes qui reconnaissaient le droit avaient décidé quel’imposercontre la loide larueetprotéger lesenfantscontre lesagitateursn’étaitpas leuraffaire.Autrementdit,l’arrivéedestroupesn’aguèrefaitquechangerlarésistancepassiveenrésistanceactive.

Onadit,jecroisquec’estencoreM.Faulkner,quel’intégrationforcéenevautpasmieuxque la ségrégation forcée, et c’est parfaitement vrai. La seule raison pour laquelle la Coursuprêmeadûtraiterd’abordlaquestiondeladéségrégationestquelaségrégationaétéunproblème juridique et pas seulement social dans le Sud depuis plusieurs générations. Lepointcrucialdontilfautsesouvenirestquecen’estpaslacoutumesocialeségrégationnistequiestnonconstitutionnelle,maissonimpositionjuridique.Abolircettelégislationestd’unegrandeetévidenteimportanceet,danslecasdelapartiedelaloisurlesdroitsciviquesquiconcerneledroitdevote,aucunÉtatduSudn’aenréalitéosémontreruneoppositionforte.Euégardà la législationnonconstitutionnelle, la loi sur lesdroitsciviquesnevapasassezloin, car elle laisse intacte la loi la plus scandaleuse des États du Sud— celle qui fait dumariagemixteundélitcriminel.Ledroitd’épouserquionsouhaiteestundroitdel’hommeélémentairecomparéauquel«ledroitdefréquenteruneécoleintégrée,ledroitdes’asseoiroù on veut dans le bus, le droit d’entrer dans un hôtel, une aire de loisir ou un lieu dedivertissementquellequesoitsacouleurdepeauousarace»sontmineurs.Mêmelesdroitspolitiques, comme le droit de vote, et presque tous les autres droits énumérés dans laConstitution sont secondaires par rapport auxdroits de l’homme inaliénables à « la vie, lalibertéetlapoursuitedubonheur»,quisontproclamésdansladéclarationd’indépendance;etledroitdeselogeretdesemariersansconditionappartientàcettecatégorie.Ilauraitétébien plus important que cette violation soit portée à l’attention de la Cour suprême ; etpourtant, si la Cour avait déclaré non constitutionnelle la loi contre le mélange entre lesraces,elleneseseraitguèresentieobligéed’encourager,etàplusforteraisond’imposer,lesmariagesmixtes.

Toutefois,lapartielaplusfrappantedetoutel’affaireaétéladécisionfédéralededébuterl’intégration dans les écoles publiques. Il ne fallait sûrement pas beaucoup d’imaginationpour voirque c’était fairepeser sur les enfants,noirs et blancs, le fardeaude la résolutiond’unproblèmequelesadultesdepuisdesgénérationss’étaientavouéseux-mêmesincapablesderésoudre.Personne, jepense,n’estimerafaciled’oublier laphotographiereproduitedans

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lesjournauxetlesmagazinesdetoutlepays,quimontreunejeunefillenoireaccompagnéed’unamiblancdesonpère,etquiquittel’écoleenmarchant,persécutéeetsuiviedeprèsparunetroupedejeunesquilaconspuentetfontdesgrimaces.Ona,àl’évidence,demandéàlajeune fille d’être une héroïne — c’est-à-dire quelque chose que ni son père absent ni lesreprésentantsduNAACP,toutaussiabsents,nesesontsentisappelésàêtre.IlseradifficilepourlesjeunesBlancs,oudumoinspourceuxquiparmieuxdébordentdebrutalité,devivreavec cette photographie qui exhibe sans pitié leur délinquance juvénile. Cette image m’asembléêtrecommeunecaricaturefantastiquedel’instructionprogressistequi,enabolissantl’autoritédesadultes,nieimplicitementleurresponsabilitédanslemondedanslequelilsontdonnénaissanceàleursenfantsetrefuseledevoirdelesyguider.Ensommes-nousarrivésdésormais au point où c’est aux enfants qu’on demande de changer ou d’améliorer lemonde ?Et avons-nous l’intentionde faire disputer nos batailles politiques dans les coursd’école?

Laségrégationestunediscriminationimposéeparlaloietladéségrégationnepeutfaireplus que d’abolir les lois imposant la ségrégation ; elle ne peut abolir la discrimination etimposerl’égalitéàlasociété,maisellepeutetdoitimposerl’égalitédanslecorpspolitique.Carnonseulementl’égalitétiresonorigineducorpspolitique,maissavaliditéestclairementrestreinte au champ politique. Ce n’est que là que nous sommes tous égaux. Dans lesconditionsmodernes,cetteégalitétrouvesonincarnationlaplusimportantedansledroitdevote,selonlequellejugementetl’opiniondescitoyenslesplusélevésvalentlejugementetl’opiniondescitoyensàpeineinstruits.L’éligibilité,ledroitd’êtreéluàunecharge,estaussiundroitinaliénablepourchaquecitoyen;maisicil’égalitéestdéjàrestreinteet,mêmesilanécessitédeladistinctionpersonnelledansuneélectiondérivedel’égaliténumérique,danslaquelle chacunest littéralement réduit àn’êtrequ’un, ce sont ladistinctionet lesqualitésquicomptentpourgagnerdesvoixetpaslapureetsimpleégalité.

Et pourtant, par opposition à d’autres différences (par exemple, la spécialisationprofessionnelle, l’expertiseou ladistinction sociale et intellectuelle), lesqualitéspolitiquesexigéespourgagnerunsiègesontsiintimementliéesaufaitd’êtreégalauxautresqu’onpeutdireque, loind’êtredesspécialités,cesontprécisémentcesdistinctionsauxquellestous lesvotants aspirent également—pasnécessairement commeêtreshumains,mais en tantquecitoyens et êtres politiques. Ainsi, les qualités des élus dans une démocratie dépendenttoujoursde cellesde l’électorat.Par conséquent, l’éligibilité est un corollairenécessairedudroitdevote;elleimpliquequechacunàlapossibilitédesedistinguerdansleschosespourlesquellesnoussommestouségauxpourlescommencer.Àstrictementparler,lafranchiseetl’éligibilitésontlesseulsdroitspolitiqueset,dansunedémocratiemoderne,ilsconstituentlaquintessencemêmedelacitoyenneté.Paroppositionauxautresdroits,civiquesouhumains,ilsnepeuventêtreaccordésàdesétrangersrésidents.

Cequel’égalitéestaucorpspolitique—sonprincipeprofond—,ladiscriminationl’estàlasociété.Lasociétéestcecurieuxetenquelquesortehybridechampentre lepolitiqueet leprivé où, depuis le commencement de l’èremoderne, la plupart des hommes ont passé lamajeurepartiedeleurvie.Carchaquefoisquenousquittonslesquatremursprotecteursde

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notre demeure privée et en passons le seuil pour gagner le monde public, nous entronspremièrement, nonpas dans le domainepolitiquede l’égalité,mais dans la sphère sociale.Noussommespoussésdanscettesphèreparlebesoindegagnernotrevie,attirésparledésirde suivre notre vocation ou alléchés par le plaisir d’avoir de la compagnie, et une fois quenous y sommes entrés, nous devenons sujets au vieil adage « le semblable attire lesemblable», lequelcontrôle tout lechampde lasociétédans lavariété innombrabledesesgroupes et associations. Ce qui compte ici, ce n’est pas la distinction personnelle,mais lesdifférences en vertu desquelles les personnes appartiennent à certains groupes dont lecaractère identifiable exige qu’ils se distinguent d’autres groupes dans le même domaine.Danslasociétéaméricaine,lesgensseregroupentetdoncsediscriminentlesunsdesautresselon des frontières de métier, de revenu et d’origine ethnique, alors qu’en Europe, lesfrontières suivent l’origine de classe, l’instruction et les manières. Du point de vue de lapersonnehumaine, aucunede cespratiquesdiscriminatoiresn’ade sens ;mais onpeut sedemandersilapersonnehumaineentantquetelleapparaîtjamaisdanslechampsocial.Entoutcas,sansuncertaintypedediscrimination,lasociétécesseraittoutsimplementd’existeretlestrèsimportantespossibilitésquerecèlentlalibreassociationetlaformationdegroupesdisparaîtraient.

Lasociétédemasse—quiannihilelesfrontièresdiscriminantesetnivellelesdistinctionsdegroupe—estundangerpourlasociétéentantquetelle,plutôtquepourl’intégritédelapersonne, car l’identité personnelle a sa source au-delà du champ social. Le conformismen’est toutefois pas une caractéristique de la seule société demasse,mais de toute sociétédanslamesureoùseulssontadmisdansungroupesocialdonnéceuxquiseconformentauxtraits distinctifs généraux qui font être ensemble le groupe. Le danger lié au conformismedans ce pays — danger presque aussi ancien que la République — est que, du fait del’extraordinaire hétérogénéité de sa population, le conformisme social tend à devenir unabsoluetunsubstitutdel’homogénéiténationale.Entoutcas,ladiscriminationestundroitsocialaussiindispensablequel’égalitéestundroitpolitique.Laquestionn’estpasdesavoircommentabolirladiscrimination,maiscommentlamaintenirdanslasphèresociale,oùelleest légitime, et l’empêcher d’empiéter sur la sphère politique et personnelle, où elle estdestructrice.

Afind’illustrercettedistinctionentre lepolitiqueet lesocial, jedonneraideuxexemplesde discrimination, l’un qui est selon moi entièrement justifié et hors de portée del’intervention gouvernementale, l’autre scandaleusement injustifié et positivement nocifpourlechamppolitique.

Toutlemondesaitque,danscepays, leslieuxdevacancessontsouvent«réservés»enfonctiondel’origineethnique.Beaucoupdegensobjectentàcettepratique;pourautant,cen’estqu’uneextensiondudroitdelibreassociation.Si,entantquejuive,jeveuxpassermesvacances seulement en compagnie de juifs, je ne vois pas comment qui que ce soit peutraisonnablementm’empêcherdelefaire;demême,jenevoispaspourquelleraisond’autreslieuxnedevraientpass’occuperd’uneclientèlequinesouhaitepasvoirdejuifspendantsesvacances.Ilnepeutyavoirde«droitàallerdansn’importequelhôtel,n’importequelleaire

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deloisiroulieudedivertissement»,parcequebeaucoupdeceschosessontdansledomainedu purement social, où le droit de libre association et donc à la discrimination a une plusgrandevaliditéqueleprinciped’égalité.(Celanes’appliquepasauxthéâtresetauxmusées,où les gens ne se rassemblent pas à l’évidence dans le but de s’associer les uns avec lesautres.)Lefaitquele«droit»depénétrerdansdeslieuxsociauxsoittacitementgarantidansla plupart des pays et ne soit devenu extrêmement controversé que dans la démocratieaméricaine est dû non pas à la plus grande tolérance des autres pays, mais en partie àl’homogénéité de leur population et en partie à leur système de classes, qui opèresocialement même quand ses fondements économiques ont disparu. L’homogénéité et lefonctionnement par classes garantissent ensemble la « similitude » de la clientèle en toutendroitquemêmelesrestrictionsetladiscriminationnepeuventréaliserenAmérique.

Toutefois, c’est une toute autre affaire quand on en vient au « droit de s’asseoir àn’importequelleplacedansunbus»,unwagondecheminde ferouunegare,ainsiqu’audroitd’entrerdansdeshôtelsetdesrestaurantssituésdansdesquartiersde travail—bref,quandonaaffaireàdesservices,dépendantdepropriétairespublicsouprivés,qui sontenréalitédesservicespublicsdontchacunabesoinafindetravailleretdevivre.Bienqu’ilsnetombentpasstrictementdanslechamppublic,cesservicessontclairementdansledomainepublic,oùtousleshommessontégaux;etladiscriminationdanslestrainsetlesbusduSudest aussi scandaleuse que la discrimination dans les hôtels et les restaurants dans tout lepays. À l’évidence, la situation est bien pire dans le Sud parce que la ségrégation dans lesservices publics est imposée par la loi et parfaitement visible aux yeux de tous. Il estmalheureuxque lespremièresétapespourrésoudre lasituationdeségrégationdans leSudaprèstantdedizainesd’annéesdecomplètenégligencen’aientpascommencéparsesaspectslesplusinhumainsetlesplusvoyants.

Enfin, le troisième champ dans lequel nous nous mouvons et vivons ensemble avecd’autresgens—lechampprivé—n’estréginiparl’égaliténiparladiscrimination,maisparl’exclusivité. Ici,nouschoisissonsceuxavec lesquelsnous souhaitonspassernotrevie,nosamispersonnelsetceuxquenousaimons;etnotrechoixestguidénonparlasimilitudeoudes qualités partagées par un groupe de gens— il n’est pas guidé par des normes ou desrèglesobjectives—,mais ildépend infailliblementet inexplicablementde lapersonnedanssonunicité,danssanon-similitudeparrapportàtouslesautresgensquenousconnaissons.Les règlesd’unicitéetd’exclusivité sontet seront toujoursenconflitavec lesnormesde lasociété,précisémentparcequeladistinctionsocialevioleleprincipedelavieprivéeetn’apasde validité pour sa conduite. Ainsi, toutmariagemixte constitue un défi pour la société etimpliquequelespartenairesd’untelmariageaienttellementpréféréleurbonheurpersonnelàleurajustementsocialqu’ilssoientdisposésàporterlefardeaudeladiscrimination.C’estetceladoitresterleuraffaireprivée.Lescandalenecommencequelorsqueledéfiqu’ilsposentàlasociétéetauxcoutumesdominantes,auquelchaquecitoyenadroit,estinterprétécommeundélitcriminel,desortequelorsqu’ilspénètrentdanslechampsocial,ilsseretrouventenconflitaveclaloi.Lesnormessocialesnesontpasdesnormesjuridiques,etsilelégislateursuitlespréjugésdelasociété,lasociétéestdevenuetyrannique.

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Pourdesraisonstropcompliquéesàexpliquerici,lepouvoirdelasociétéànotreépoqueestplusgrandqu’ilnel’ajamaisétéauparavant,etonnelaisseplusgrandmondeenignorerles règles et vivre sa vie privée.Mais ce n’est pas une excuse pour que le corps politiqueoublie lesdroitsprivésetnecomprennepasque lesdroitsprivéssontgrossièrementviolésdès que la législation commence à imposer la discrimination sociale. Alors que legouvernementn’apasledroitd’interféreraveclespréjugésetlespratiquesdiscriminatoiresdelasociété,ilanonseulementledroitmaisledevoirdes’assurerquecespratiquesnesontpasimposéesparlaloi.

Demême que le gouvernement doit s’assurer que la discrimination sociale ne diminuejamaisl’égalitépolitique,ildoitaussiprotégerlesdroitsdetoutepersonneàfairecequiluiplaîtentrelesquatremursdesademeure.Dèsqueladiscriminationsocialeestimposéeparla loi, elle devient persécution, et de ce crime, beaucoup d’États du Sud se sont renduscoupables.Dèsque ladiscriminationsocialeestaboliepar la loi, la libertéde la sociétéestviolée, et il y a danger que la gestion irréfléchie de la question des droits civiques par legouvernement fédéral ne se traduise par une telle violation. Le gouvernement ne peutlégitimementprendreaucunedispositioncontreladiscriminationsocialeparcequ’ilnepeutagirqu’aunomdel’égalité—principequin’apascoursdanslasphèresociale.Laseuleforcepubliquequipeutcombattrelespréjugéssociaux,cesontleséglises,etellespeuventlefaireau nom de l’unicité de la personne, car c’est sur le principe de l’unicité des âmes que lareligion (et en particulier la foi chrétienne) est fondée. Les églises sont les seuls lieuxcommunauxetpublicsoù lesapparencesnecomptentpas,etsi ladiscriminationgagne leslieux de culte, c’est un signe infaillible de leur échec religieux. Ils sont alors devenus desinstitutionssocialesetnonplusreligieuses.

Un autre problème impliqué dans le présent conflit entreWashington et le Sud est laquestiondesdroitsdesÉtats.Depuisuncertaintemps,ilestdevenuusuelchezleslibérauxde soutenir qu’un tel problème ne se pose pas du tout, mais que c’est seulement unsubterfugefabriquéparlesréactionnairessudistesquinepeuventinvoquerriend’autreque«desarguments spécieuxet l’histoire constitutionnelle».Selonmoi, c’estunedangereuseerreur. Par opposition au principe classique de l’État-nation européen, selon lequel lepouvoir,commelasouveraineté,estindivisible, lastructuredupouvoirdanscepaysreposesurleprincipedeladivisiondespouvoirsetsurlaconvictionquec’estcequirendplusfortlecorpspolitiquedanssonensemble.Assurément, ceprincipeest incarnédans le systèmedecontrôlesentrelestroisbranchesdugouvernement;maisiln’enestpasmoinsenracinédansla structure du gouvernement fédéral, laquelle exige qu’il y ait aussi un équilibre et uncontrôlemutuelentrelepouvoirfédéraletlespouvoirsdesquarante-huitÉtats.S’ilestvrai(etj’ensuisconvaincue)que,tellelaforce,lepouvoirengendreplusdepouvoirquandilestdivisé,alorsils’ensuitquetoutetentativedelapartdugouvernementfédéralpourpriverlesÉtats d’une partie de leur souveraineté législative ne peut se justifier que sur la based’arguments juridiques et de l’histoire constitutionnelle. Ces arguments ne sont passpécieux;ilssontfondéssurunprincipequiétaitsupérieurdansl’espritdesfondateursdelaRépublique.

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Toutcelan’arienàvoiraveclefaitd’êtrelibéralouconservateur,bienqu’ilsepuisseque,lorsque la nature du pouvoir est en jeu, le jugement libéral, dont la longue et glorieusehistoire témoigned’uneméfianceprofondeà l’égardde toute formedepouvoir,puisseêtremoins fiable que sur d’autres questions. Les libéraux n’arrivent pas à comprendre que lanaturedupouvoiresttellequelepotentieldepouvoirdel’Uniondanssonensemblesouffrirasi les fondations régionales sur lesquelles cepouvoir repose sontminées.L’idée est que laforceest etdoit être centraliséeafind’être efficace,maisque lepouvoirnepeutninedoitl’être. Si les différentes sources dont il découle sont asséchées, toute la structure devientimpuissante.EtlesdroitsdesÉtatsdanscepayssontparmilesplusauthentiquessourcesdepouvoir,nonseulementpourlapromotiondesintérêtsetdeladiversitérégionale,maispourlaRépubliquedanssonensemble.

Leproblèmeavecladécisiondefaireentrerlaquestiondeladéségrégationdanslechampdel’écolepubliqueplutôtquedansunautrechamp,aucoursdelacampagnepourlesdroitsdesNoirs,aétéquecettedécisionainvolontairementtouchéundomainedanslequeltouslesdifférentsdroitsetprincipesquenousavonsdiscutéssontimpliqués.Ilestparfaitementvrai,comme les Sudistes n’ont cessé de le souligner, que la Constitution reste silencieuse surl’instructionetque,endroitcommetraditionnellement,l’écolepubliqueestdudomainedelalégislationdesÉtats.L’argumentcontraireavançantquetouteslesécolespubliquessontdenosjourssoutenuesparlegouvernementfédéralestfaible,carlessubventionsfédéralessontdanscecascenséeséquilibreretcompléterlescontributionslocales,etnetransformentpasles écoles en institutions fédérales, comme les tribunauxde district fédéraux. Il serait trèsmal avisé que le gouvernement fédéral — qui doit désormais assister de plus en plusd’entreprises qui étaient jadis de la responsabilité des États — se serve de son soutienfinancier comme d’un moyen pour forcer les États à donner leur accord à des positionsqu’autrementilsmettraientdutempsourépugneraientàadopter.

Lemêmeempiètementdedroitsetd’intérêtsapparaîtquandonexamineleproblèmedel’instruction à la lumièredes trois champsde la vie humaine— le politique, le social et leprivé.Lesenfantsfontavanttoutpartiedelafamilleetdufoyer,etcelaimpliquequ’ilssontoudevraientêtreélevésdansuneatmosphèred’exclusivitéidiosyncrasiquequiseulefaitd’unfoyer un foyer, assez fort et rassurant pour protéger ses jeunes contre les contraintes dusocial et les responsabilitésduchamppolitique.Ledroitdesparentsà élever leursenfantscommeilslejugentadaptéestundroitprivé,quiappartientaufoyeretàlafamille.Depuisl’introductiondel’instructionobligatoire,cedroitaétébafouéetrestreint,maispasaboli,parledroitducorpspolitiqueàpréparerlesenfantsàleursdevoirsfutursentantquecitoyens.L’enjeu pour le gouvernement en la matière est indéniable — comme l’est le droit desparents. La possibilité de l’instruction privée ne fait pas sortir du dilemme, parce qu’ellerendrait la sauvegarde de certains droits privés dépendante du statut économique et parconséquent défavoriserait ceux qui sont forcés d’envoyer leurs enfants dans des écolespubliques.

Les droits des parents sur leurs enfants sont juridiquement limités par l’instructionobligatoire et par rien d’autre. L’État a le droit inaliénable de prescrire des exigences

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minimalespourlacitoyennetéfutureet,au-delà,dedévelopperetdesoutenirl’enseignementde sujets et de professions qu’on sent désirables et nécessaires à la nation dans sonensemble.Tout celan’implique toutefoisque le contenude l’instructionde l’enfant, pas lecontexted’associationetdeviesocialequisedéveloppeindépendammentdesafréquentationde l’école ; autrement, onbafouerait ledroitdes écolesprivées à exister.Pour l’enfant lui-même,l’écoleestlepremierlieuhorsdechezluioùilnouedescontactsaveclemondepublicquil’entoureluietsafamille.Cemondepublicn’estpaspolitique,maissocial,etl’écoleestpour l’enfant ce que le travail est pour un adulte. La seule différence est que l’élément delibrechoixqui,dansunesociétélibre,existeaumoinsenprincipedanslechoixdutravailetl’associationliéeàluin’estpasencoreàlaportéedel’enfant,maisdépenddesesparents.

Forcer les parents à envoyer leurs enfants dans une école intégrée contre leur volontésignifie lespriverdedroitsqui leurappartiennentclairementdanstoutes lessociétés libres— ledroit privé sur leurs enfants et le droit social de libre association.Quant aux enfants,l’intégrationforcéeimpliqueuntrèsgraveconflitentrelefoyeretl’école,entreleurvieprivéeetleurviesociale,ettandisquedetelsconflitssontcommunsdanslaviedesadultes,onnepeutattendredesenfantsqu’ilss’endébrouillent,etdonconnedoitpaslesyexposer.Onasouventremarquéquel’hommen’estjamaisaussiconformiste—cequiimpliquequ’ilestunêtrepurementsocial—quedanssonenfance.Laraisonenestquechaqueenfantrechercheinstinctivement des autorités pour le guider dans le monde dans lequel il est encore unétranger,danslequelilnepeuts’orienterlui-mêmeparsonproprejugement.Danslamesureoùlesparentsetlesenseignantsluifontdéfautentantqu’autorités,l’enfantseconformeraplus fortement à son propre groupe et, dans certaines conditions, le groupe des pairsdeviendrasonautoritésuprême.Ilnepeutqu’enrésulterunemontéedelaloidelarueetdela loidesgangs,comme ledémontreavecéloquence laphotographiedepressementionnéeplus haut. Le conflit entre un foyer objet de ségrégation et une école sujette à ladéségrégation, entre les préjugés familiaux et les exigences scolaires abolit d’un seul coupl’autorité à la fois des parents et des enseignants, et la remplace par la loi de l’opinionpublique chez les enfants, lesquels n’ont ni l’aptitude ni le droit d’établir une opinionpubliqueenpropre.

Parcequelesnombreuxfacteursdifférentsimpliquésdansl’instructionpubliquepeuventfacilementintervenirdefaçoncroisée,l’interventiondugouvernement,mêmeàsonmeilleur,seratoujoursplutôtcontroversée.Parconséquent,ilsembleextrêmementdouteuxdesavoirs’il était sagedecommencerà imposer lesdroitsciviquesdansundomaineoùaucundroithumain de base ni politique de base n’est en jeu et où d’autres droits— sociaux et privés—dontlaprotectionn’estpasmoinsvitalepeuventêtresifacilementheurtés.

1959

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LittleRock

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LeVicaire:

coupabledesilence?

On a dit que la pièce de Rolf Hochhuth, Le Vicaire(1), était « l’œuvre littéraire la pluscontroverséedecettegénération»;auvudelacontroversequ’elleadéclenchéeenEuropeetest en passe d’engendrer dans ce pays, ce superlatif semble justifié. Cette pièce traite del’échecsupposédupapePieXIIàprononcerunedéclarationpubliquesanséquivoquesurlemassacre des juifs européens pendant la Seconde Guerre mondiale, et elle concerne parimplicationlapolitiqueduVaticanàl’égardduIIIeReich.

Les faits eux-mêmes ne sont pas en discussion. Personne n’a nié que le pape était enpossession de toutes les informations pertinentes concernant la déportation et le«déplacement»desjuifsparlesnazis.Personnen’aniéquelepapen’amêmepasélevélavoixpourprotesterlorsque,pendantl’occupationallemandedeRome,lesjuifs,dontdesjuifscatholiques (c’est-à-dire des juifs convertis au catholicisme), ont été rassemblés, sous lesfenêtresmêmesduVatican,pourêtreintégrésla«solutionfinale».Ainsi,onpourraittoutaussi bien dire que la pièce de Hochhuth est l’œuvre littéraire la plus factuelle de cettegénérationautantque«lapluscontroversée».Lapièceestpresqueunrapport,étroitementinforméde tous côtés, reposant surdes événements et despersonnages réels, renforcéparsoixante-cinq pages d’« éclairages historiques » écrits parHochhuth et anticipant presquetous les arguments qui lui ont été opposés. L’auteur lui-même semble au moins aussiintéressé à la vérité littérale et factuelle qu’à la qualité littéraire, car il est dit presque enforme d’apologie dans ses « éclairages » que c’est pour des raisons artistiques qu’il a dû« donner une meilleure opinion de Pie XII qu’il ne serait justifié historiquement et unemeilleurequecellequ’ilaàtitreprivé».Aveccettephrase,toutefois,iltoucheundespointsréellement controversés en jeu — c’est-à-dire qui fait débat : est-il vrai, comme le penseclairement Hochhuth, que le Vatican ne serait pas resté silencieux « s’il y avait eu unmeilleurpape»?

Dans certains cas, l’Église a tenté d’éluder les problèmes graves qui étaient en jeu enimputantàlapièceunethèsequ’ellenecontientpas—nullepartHochhuthneprétendque« lepapePie fut responsabled’Auschwitz»ouqu’il fut le« coupable type»de lapériode—oubienenseréférantàl’aidefournieauxjuifsparlahiérarchielocaledanscertainspays.Lefaitquedeshiérarchieslocalesl’aientfait,enparticulierenFranceetenItalie,n’ajamaisétédiscuté.Dansquellemesurelepapeainitiéoumêmesoutenucesactivités:onnelesaitpas, puisque le Vatican n’ouvre pas ses archives aux historiens contemporains. On peutcependantsupposerque lamajeurepartiedubienquiaété fait,ainsiquedumal,doitêtre

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imputéeàl’initiativelocaleetsouvent,jelesoupçonne,strictementindividuelle.«Pendantladéportationdes juifscatholiquesdeHollande,rapporteHochhuth,unedizainedemembresde divers ordres ont été livrés par des maisons religieuses hollandaises. » Qui oserait lereprocher à Rome ? Et puisqu’on n’a jamais répondu à une autre question soulevée parHochhuth—«Comment laGestapoa-t-ellepudécouvrirque cette religieuse [EdithStein,convertie allemande et célèbre auteur philosophique] avait du sang juif ? » —, qui lereprocherait à Rome ? Mais, de même, l’Église en tant qu’institution ne peut guèrerevendiquer les quelques grandesdémonstrationsde vraie charité chrétienne—à savoir ladistributiondefauxdocumentsàdesmilliersdejuifsdansleSuddelaFranceafindefaciliterleur émigration ; la tentative du doyen de la cathédrale SaintHedwig de Berlin, BernhardLichtenberg,d’accompagnerlesjuifsàl’Est; lemartyrdupèreMaximilianKolbe,unprêtrepolonaisàAuschwitz,pourneciterquequelques-unsdesexempleslesplusconnus.

Cequel’Églisecommeinstitutionet lepapecommesonsouverainpeuventrevendiquer,c’est le travail systématique d’information accompli par les nonces dans toute l’Europeoccupéeparlesnazisafind’éclaireraumoinsleschefsdegouvernementdespayscatholiques— France, Hongrie, Slovaquie, Roumanie — sur le vrai sens meurtrier du mot« déplacement ». Ce fut important parce que l’autoritémorale et spirituelle du pape s’estportéegaranted’unevéritéqui,autrement,auraitpufacilementpasserpourdelapropagandeennemie, enparticulierdans lespaysqui ontbienaccueilli cetteoccasionde« résoudre laquestionjuive»,mêmesicen’étaitpasauprixdel’assassinatdemasse.Cependant,l’usageexclusifparleVaticandescanauxdiplomatiquesvoulaitaussidirequelepapenepensaitpasadapté de parler aux gens — par exemple à la gendarmerie hongroise, composée de bonscatholiquesetoccupéeàrassemblerlesjuifspourleKommandoEichmannàBudapest—et,par implication,qu’ilsemblaitdécourager lesévêques(àsupposerqu’unteldécouragementaitéténécessaire)deparleràleursouailles.Cequiestapparu—d’abordauxvictimesetauxsurvivants, ensuite à Hochhuth et enfin, par son biais, à beaucoup de gens — comme unscandale,c’estl’équanimitéeffrayantequeleVaticanetsesnoncesontapparemmentestimésaged’affecter,l’adhésionrigideàunenormalitéquin’existaitplusauvudel’effondrementdetoutelastructuremoraleetspirituelledel’Europe.ÀlafinduquatrièmeacteduVicaire,Hochhuthsesertd’unecitationextraited’unedéclarationdupapePie,enchangeantunmotseulement.Piedisait«lesPolonais»,Hochhuthdit«lesjuifs»:«Demêmequelesfleursdanslacampagneattendentsouslemanteauneigeuxdel’hiverlabrisechaudeduprintemps,de même les juifs doivent attendre en priant et avec confiance que vienne l’heure duréconfortcéleste.»C’estunexempledechoixpassimplementdecequeHochhuthaappelé« la volubilité florale de Pacelli »,mais de quelque chose de plus commun, un désastreuxmanquedesensdesréalités.

Etpourtant,cequeleVaticanafaitpendantlesannéesdeguerre,lorsquelepapeétaitleseulhommeenEuropequinesoitpassoumisà lapropagande, futmieuxquerien,et celaauraitsuffi sans le faitgênantque l’hommeoccupant lachairedeSaint-Pierren’estpasungouvernantordinaire,maisle«vicaireduChrist».Sionleconsidèrecommeungouvernantséculier, lepapen’apas faitceque laplupartdesgouvernantsséculiers,maispas tous,ont

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faitdanscescirconstances.Sionlaconsidèrecommeuneinstitutionparmilesinstitutions,l’inclinationdel’Égliseà«s’accommoderdetoutrégimequiaffirmesavolontéderespecterla propriété et les prérogatives de l’Église » (ce que l’Allemagne nazie,mais pas la Russiesoviétique,adumoinsprétendu faire)estpresquedevenue,on lecomprend,comme l’aditl’éminent sociologue du catholicisme Gordon Zahn, « un truisme sans pareil dans laphilosophie politique catholique ».Mais le pouvoir séculier négligeable du pape— en tantquegouvernantd’àpeinemillehabitantsdanslavillevaticane—dépendde«lasouverainetéspirituelledel’EspritSaint»,quiestsuigenerisetexerceuneénormequoiqueimpondérable« autorité spirituellemondiale ». L’affaire est succinctement résumée par la remarque deStaline:«Lepape:combiendedivisions?»etparlaréponsedeChurchill:«Unnombredelégionsqu’onnevoitpastoujoursdanslesdéfilés.»L’accusationportéeparHochhuthcontreRome est que le papen’est pas parvenu àmobiliser ces légions— à peuprès quatre centsmillionsdepersonnessurtoutelaTerre.

La réponse de l’Église jusqu’à présent comporte trois volets. Premièrement, il y a lesparoles du cardinal Montini avant qu’il ne devienne le pape Paul VI : « Une attitude deprotestation et de condamnation […] aurait été non seulement futile, mais dangereuse. »(Cela semble un point discutable puisque plus de 40 % de la population du Reich étaitcatholiquelorsquelaguerreaéclatéetquepresquetouslespaysoccupésparlesnazisainsique la plupart des alliés de l’Allemagne étaient à majorité catholique.) Deuxièmement,argumentmoinsprofilémaisquivalideenréalitélapremièredéclaration,ceslégions,Romenepouvaitlesmobiliser.(Cetargumentaplusdeforce.Ilsepourraitquel’idéeselonlaquelle« l’Église catholique [comparée à l’Église protestante] porte la plus grande culpabilité, carc’était une puissance organisée et supranationale en position de faire quelque chose »,commel’asoutenuAlbertSchweitzerdanssapréfaceà l’éditionGrovePressdelapièce,aitsurestimélepouvoirdupapeetsous-estiméàquelpointildépenddeshiérarchiesnationalesetàquelpointl’épiscopatlocaldépenddesesouailles.Onnepeutguèrenierqu’uneprisedepositionexcathedradupapeenpleineguerreauraitpucauserunschisme.)

Le troisième argument avancé par l’Église repose sur la nécessité pour elle de resterneutre en cas de guerre, même si cette neutralité — à savoir le fait que dans les guerresmodernes les évêques bénissent toujours les armées de chaque camp — implique que ladistinctioncatholiqueancienneentrelesguerresjustesetinjustessoitdevenuepratiquementinapplicable.(Cefutévidemmentpourl’Égliseleprixàpayerpourlaséparationdel’Égliseetde l’État,etpour lacoexistenceengénéraldouceetpacifiqued’unesouverainetéspirituelleinternationale, ne liant la hiérarchie locale que dans les affaires ecclésiastiques, avecl’autoritéséculièrenationaledel’État.)

Mêmesi lepapeavaitvudans lesguerresmenéesparHitler« l’exempleclassiquede laguerreinjuste»,commeZahnl’acaractérisé,cequ’iln’apasfaitàl’évidence,puisqueselonl’un de ses secrétaires, le père Robert Leiber, « il avait toujours considéré le bolchevismerussecommeplusdangereuxquelenational-socialismeallemand»(citéd’aprèsl’articletrèsinformatifdeGuenterLewy,«PiusXII,theJews,andtheGermanCatholicChurch(2)»)—,ilne serait presque certainement pas intervenu. Le fait est plutôt que, bien que convaincu

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«queledestindel’Europedépendaitd’unevictoireallemandesurlefrontrusse»(Lewy)etmêmesid’importantespersonnalitésdelahiérarchieallemandeetitalienneontessayédelepersuader « de déclarer [que la guerre contre la Russie était] une guerre sainte ou unecroisade », le pape a gardé publiquement ce qu’un autre historien, Robert A. Graham, aappelé un « silence significatif ». Et ce silence est d’autant plus significatif que le pape arompu saneutralité deux fois— la première à l’occasionde l’attaquede laFinlandepar laRussie, la seconde peu après que l’Allemagne a violé la neutralité de la Hollande, de laBelgiqueetduLuxembourg.

Quellequesoitlafaçondontonpeuttenterderéconciliercescontradictionsapparentes,onnepeutguèredouterqu’unedesraisonspourlesquellesleVaticann’apasprotestécontrelesmassacrescommisà l’Estoù,après tout,nonseulementdes juifsetdesTziganes,maisaussi des Polonais et des prêtres polonais étaient impliqués, a été l’idée erronée selonlaquellecesopérationsd’assassinatfaisaientpartieintégrantedelaguerre.Lefaitmêmequeles procès deNuremberg ont aussi compté ces atrocités, qui n’avaient pas lemoindre lienavec les opérations militaires, parmi les « crimes de guerre » montre à quel point cetargumentapusemblerplausiblependantlaguerre.Malgrétouteunelittératuresurlanaturecriminelledutotalitarisme,toutsepassecommesilemondeavaiteubesoindeprèsdevingtans pour comprendre ce qui s’est réellement produit pendant ces quelques années et lamanièredésastreusedontpresque tous leshommesoccupantunepositionpubliqueélevéene sont pas parvenus à comprendre même lorsqu’ils étaient en possession de toutes lesdonnéesfactuelles.

Etpourtant,mêmesinousprenonstoutcelaencompte,iln’estpaspossibled’enresterlà.LapiècedeHochhuth concerne l’attitudedeRomependant lesmassacres, certainement lemoment le plus dramatique ; elle ne concerne que marginalement les relations entre lecatholicismeallemandet leIIIeReichdanslesannéesquiontprécédéet lerôle jouépar leVatican sous le prédécesseur de Pacelli, le pape Pie XI. Dans une certaine mesure, laculpabilitédu«christianismeofficielenAllemagne»aétéétablie,enparticuliersonversantcatholique. D’importants spécialistes catholiques — Gordon Zahn, déjà mentionné, àl’universitéLoyolaauxÉtats-Unis,l’éminenthistorienFriedrichHeerenAutriche,legrouped’écrivains et de journalistes de Frankfurter Hefte en Allemagne et, pour les débuts durégimedeHitler, le regrettéWaldemarGurian,professeurà l’universitéNotre-Dame—ontaccompli un travail remarquablement rigoureux, en toute conscience du fait que leprotestantismeallemandauraitméritéàpeinemieux,voirepire,s’ilavaitétéétudiéaveclemêmeadmirableespritdevéracité.

Heernotequ’ilestpubliquementrapportéquelescatholiquesquionttentéderésisteràHitler « n’ont pu compter sur la sympathie de leurs chefs religieux ni en prison ni surl’échafaud».EtZahnracontel’incroyablehistoirededeuxhommesayantrefusédeserviràlaguerre du fait de leur foi chrétienne et à qui les aumôniers de la prison ont refusé lessacrementsjusqu’àcequ’ilssoientexécutés.(Ilsétaientaccusésde«désobéissance»vis-à-vis de leurs chefs spirituels— suspects, on peut le supposer, de chercher lemartyre et dupéchédeperfectionnisme.)

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Tout cela prouve ni plus ni moins que les catholiques ne se sont en aucune façoncomportés différemment du reste de la population. Et ce fut évident dès le tout début dunouveau régime. L’épiscopat allemand avait condamné le racisme, le néopaganisme et lereste de l’idéologie nazie dans les années 1930. (Une des autorités diocésaines avait étéjusqu’àinterdire«auxcatholiquesdedevenirmembresdupartinazisouspeined’êtreexclusdessacrements».)Etpuis,ilabrusquementrenoncéàtouteprohibitionetàtoutemiseengardeenmars1933—c’est-à-direaumomentmêmeoùtouteslesorganisationspubliques(àl’exceptionbiensûrduparti communisteetde ses ramifications)ontété«coordonnées».Assurément, cela s’est produit après les élections du 5mars, quand, commeWaldemar lenotait en 1936 dans sonHitler and the Christians, il est devenu « clair, en particulier enBavière,quemêmelescatholiquesavaientsuccombéautourbillonnational-socialiste».Toutcequiestrestédescondamnationssolennellesantérieures,c’étaitunemiseengardediscrètecontre«unepréoccupationexclusivepourlaracineetlesang»(italiquesajoutées),dansunedeslettrespastoralessignéespartouslesévêquesetdiffuséeàFulda.Quandpeuaprès,l’aidedeséglisesaétérequisepouridentifiertouteslespersonnesd’ascendancejuive,«l’Égliseacoopérécommesiderienn’était»etacontinuéàlefairejusqu’àlafin,rapportaitGuenterLewy dans son article paru dansCommentary. Par conséquent, les bergers allemands ontsuivileursouailles,ilsnelesontpasconduits.Ets’ilestvraique«laconduitedesévêquesfrançais, belges et hollandais » pendant les années de guerre « est en net contraste aveccelle » de leurs frères allemands, on est tenté de conclure que cela a été dû, en partie dumoins,àlaconduitedifférentedupeuplefrançais,belgeethollandais.

Toutefois, ce qui peut être vrai des hiérarchies nationales ne l’est certainement pas deRome. L’Esprit Saint a eu sa propre politique à l’égard du IIIe Reich et, jusqu’à ce que laguerreéclate,elleaétéunpetitpeuplusamicalequecellequecelledel’épiscopatallemand.Ainsi,WaldemarGurianaobservéqu’avantquelesnazisnes’emparentdupouvoir,quanden1930 les évêques allemands ont condamné le parti nazi allemand, le journal du Vatican,l’OsservatoreRomano,aécritque«lacondamnationdesonprogrammereligieuxetcultureln’impliquait pasnécessairement le refusde coopérerpolitiquement», alorsque, de l’autrecôté, ni la protestation des évêques hollandais contre la déportation des juifs ni lacondamnationparGaliendel’euthanasien’ontétésuiviesparRome.OnserappelleraqueleVatican a signéun concordat avec le régimedeHitler au coursde l’été 1933 etPieXI, quiauparavant avait fait l’éloge deHitler aumotif qu’il était « le premier homme d’État à lerejoindredansledésaveudéclarédubolchevisme»,estainsidevenu,auxdiresdesévêquesallemands, « le premier souverain étranger à tendre à [Hitler] la poignée de main de laconfiance».Leconcordatn’ajamaisétéannulé,niparPieXIniparsonsuccesseur.

Surtout,l’excommunicationdel’Actionfrançaise,grouped’extrêmedroitefrançaisdontle«catholicismecérébral»avaitétécondamnéen1926commeunehérésie,aétéabandonnéeparPieXIIenjuillet1939—c’est-à-direàuneépoqueoùcegroupen’étaitplussimplementréactionnaire,mais ouvertement fasciste. Aucune prudence, enfin, et aucune considérationpour la position difficile des hiérarchies locales, nationales n’ont prévalu lorsqu’en juillet1949, le Saint-Office a excommunié toutes les personnes « qui étaient membres du Parti

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communiste oupoursuivaient ses objectifs », y compris ceuxqui lisaient des livres oudesmagazinescommunistes,ouécrivaientpoureux,etarenouvelécedécretenavril1959.(Quele socialisme soit irréconciliable avec les enseignements de l’Église, cela avait été déclaréauparavant, en 1931, par Pie XI dans l’encycliqueQuadragesimo anno. Incidemment, lesencycliques ne sont pas identiques aux exhortations ex cathedra, où le pape se dit«infaillible».Maisonnepeutguèredouterdel’autoritéqu’ellesfontpesersurlamajoritédes croyants.) Et même longtemps après la guerre, quand on lit dans l’EncyclopédiecatholiqueofficielleenAllemagne(Elerder)quelecommunismeest«lepersécuteurleplusgrand et le plus cruel des églises chrétiennes depuis l’Empire romain », le nazisme n’estmêmepasmentionné.Lerégimenaziavaitcommencéàviolerlesdispositionsduconcordatavantmêmequel’encren’ensoitsèche,maistantqu’ilaétéenpositiondeforce, iln’yeutqu’une seule protestation vigoureuse contre le IIIe Reich — l’encyclique de Pie XI MitbrennenderSorge(Avecunsoucibrûlant)de1937.Elleacondamnéle«paganisme»etmisen garde contre le fait de conférer aux valeurs racistes et nationales une absolue priorité,maislesmots«juifs»et«antisémitisme»n’apparaissentpas,etelles’intéressesurtoutàlacampagne de calomnie anticatholique et particulièrement anticléricale menée par le partinazi.Ni leracismeengénéralni l’antisémitismeenparticuliern’ont jamaisétéabsolumentcondamnés par l’Église. Il y a l’histoire étrangement émouvante de la religieuse judéo-allemande Edith Stein, déjàmentionnée, qui, en 1938, alors qu’elle n’avait pas encore étémolestéedanssoncouventallemand,écrivitunelettreàPieXIluidemandantdepublieruneencycliquesurlesjuifs.Qu’ellen’aitpasréussin’estguèresurprenant,maisn’est-ilpastoutaussinaturelqu’ellen’aitjamaisreçuderéponse?

Par conséquent, le bilan politique de la politique vaticane entre 1933 et 1945 est assezclair.Seulssesmotifsprêtentàdiscussion.Évidemment,cebilanaétéinspiréparlacrainteducommunismeetde l’Unionsoviétique,mêmesi, sans l’aidedeHitler, laRussien’auraitguère été capable d’occuper lamoitié de l’Europe nimême voulu le faire. Cette erreur dejugement est compréhensible et elle a été générale, et on peut dire la même chose del’inaptitudedel’Égliseàjugercorrectementdumaltotalcommisdansl’AllemagnedeHitler.Lepire qu’onpuissedire— et onne s’en est pasprivé—est que c’est à l’« antisémitismemédiéval » catholique qu’est imputable le silence du Pape sur les massacres des juifs.Hochhuth touche cette affaire enpassant,mais il la laisse sagementde côté dans la pièce,parcequ’il«voulaits’entenirseulementauxfaitsprouvables».

Même si on peut prouver que le Vatican a approuvé une certaine dose d’antisémitismechezlescroyants—etcetantisémitisme,làoùilexistait,étaitassezaugoûtdujourmêmes’iln’était pas raciste : il voyait dans les juifs modernes assimilés un « élément dedécomposition»delacultureoccidentale—,ilseraitassezhorsducoup.Carl’antisémitismecatholique avait deux limites qu’il ne pouvait transgresser sans contredire le dogmecatholique et l’efficience des sacrements— il ne pouvait pas plus approuver le gazage desjuifsqueceluidesmaladesmentauxetilnepouvaitétendresessentimentsantijuifsàceuxqui étaient baptisés. Ces questions pouvaient-elles être laissées à l’appréciation deshiérarchies nationales ? N’étaient-elles pas des affaires de la plus haute importance

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ecclésiastiques,sujettesàl’autoritéduchefdel’Église?

Audébut,ellesontétécomprisescommetelles.Lorsquel’intentiondugouvernementnazidepromulguerdesloisracialesquiinterdiraientlesmariagesmixtesaétéconnue,l’Égliseamisengardelesautoritésallemandes:ellenesesoumettraitpasettenteraitdelespersuaderque de telles lois allaient contre les dispositions du concordat. Pourtant, c’était difficile àprouver.Le concordat stipulait « ledroit de l’Église catholiquede traiterde ses affairesdefaçonindépendantedansleslimitesdesloisuniversellementvalides»(italiquesajoutées),etcelavoulaitbiensûrdirequ’unecérémonieciviledevaitprécéderlesacrementdumariageàl’église. Les lois deNuremberg ont placé le clergé allemanddans la position impossible derefuserlessacrementsàdespersonnesdefoicatholiquequi,selonlaloidel’Église,yavaientdroit.Celanerelevait-ilpasde la juridictionduVatican?Entoutcas, lorsque lahiérarchieallemandeadécidédeseconformeràceslois,quiniaientqu’unjuifbaptiséétaitchrétienetappartenaità l’Églisecommen’importequid’autre, jouissantdedroitsetdedevoirségaux,quelquechosedetrèsgraves’estproduit.

À partir de là, la ségrégation de catholiques d’ascendance juive au sein de l’Égliseallemande est allée de soi. Et en 1941, lorsque la déportation des juifs d’Allemagne acommencé, les évêques de Cologne et de Paderborn ont pu recommander « que desreligieuses et des prêtres non aryens et moitié aryens se portent volontaires pouraccompagner les déportés » à l’Est (Guenter Lewy dans Commentary) — c’est-à-dire desmembres de l’Église qui étaient de toute façon sujets à la déportation. Je ne peuxm’empêcherdepenserques’ilyeutungroupedegenspendant lesannéesdela«solutionfinale»quifutplusabandonnépartoutlegenrehumainquelesjuifsallantàlamort,cedutêtre ces catholiques « non aryens » qui avaient quitté le judaïsme et étaient désormaismontrésdudoigtparlesplushautsdignitairesdel’Église.Nousnesavonspascequ’ilsontpenséenallantversleschambresàgaz—n’ya-t-ilpasdesurvivantsparmieux?—,maisilest difficile de démentir la remarque de Hochhuth : ils étaient « abandonnés par tout lemonde, abandonnés même par le Vicaire du Christ. Ainsi en était-il en Europe de 1941 à1944.»

«Ainsi en était-il », et contre la« véritéhistorique»deHochhuth«dans sonhorreurspectrale»,touteslesprotestationsaumotifquelapassivitéétaitlameilleurepolitiqueparcequec’étaitcelledumoindremalouquelarévélationdelavéritévenait«aumauvaismomentpsychologiquement»sontsansvaleur.Assurément,personnenepeutdirecequiseraitarrivéen réalité si le pape avait protesté en public. Mais, hors toute considération pratiqueimmédiate, personne àRomen’a-t-il compris ce que tantde gensdans et hors l’Église ontalors compris, à savoir que — selon les mots de Reinhold Schneider, le regretté écrivaincatholiqueallemand—uneprotestation contreHitler« aurait élevé l’Église àunepositionqu’ellen’apasoccupéedepuisleMoyenÂge»?

C’estunechancepourRolfHochhuthqu’unepartieconsidérabledel’opinionpubliqueetcultivée catholique ait pris son parti. Le professeur Gordon Zahn a fait l’éloge de la«précisionhistoriqueimpressionnante»delapièce.EtFriedrichHeerenAutricheadittoutce qu’il faut dire sur la vérité qui, hélas, vient toujours « au mauvais moment

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psychologiquement » et qui, dans la période concernée, serait venue aumauvaismomentphysiquement aussi : « Seule la vérité nous rendra libres. Toute la vérité, qui est toujoursaffreuse.»

1964

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Auschwitzenprocès

I

Sur les deux mille SS environ qui ont été en poste à Auschwitz entre 1940 et 1945(beaucoup doivent être encore en vie), « une poignée de cas intolérables » avait étésélectionnéeetaccuséedemeurtre,leseuldélitquinesoitpascouvertparlestatutlimitatifpromulguéendécembre1963,lorsqueleprocèsdeFrancfortacommencé.L’enquêtemenéesurlecomplexed’Auschwitzavaitdurédenombreusesannées—desdocuments(«pastrèsinformatifs»,selon lacour)avaientétérassemblésetmille troiscents témoinsavaientétéinterrogés— et d’autres procès d’Auschwitz devaient suivre. (Pour l’instant, un seul parmieux a eu lieu. Ce deuxième procès a commencé en décembre 1965 ; l’un des accusés,l’AllemandNeubert,avaitfiguréparmiceuxquiétaientmisenaccusationàl’originedanslepremierprocès.Paroppositionàcelui-ci, lesecondaétésipeucouvertpar lapressequ’ilafalludes«recherches»pourdéterminers’ilavaitbieneulieu.)Etpourtant,selonlesmotsdesprocureursdeFrancfort,«lamajoritédupeupleallemandneveutplusdeprocèscontrelescriminelsnazis».

L’exposition pendant vingt mois des actes monstrueux et du comportement agressif etgrotesquement dépourvu de toute repentance des accusés, qui ont plus d’une fois presqueréussiàtransformerleprocèsenfarce,n’aeuaucunimpactsurcetétatdel’opinionpublique,mêmesilesradiosetlesjournauxallemandsontbiencouvertlesdébats.(LereportagetrèséclairantdeBerndNaumann,paruàl’originedansleFrankfurterAllgemeineZeitung,futleplus substantiel à cet égard.) Cela est apparu au grand jour pendant les vifs débats despremiersmoisde1965—enpleinprocèsd’Auschwitz—sur leprojetd’extensiondustatutdes limitations aux criminels nazis, lorsque même le ministre de la Justice de Bonn, M.Bucher,aplaidépourque«lesassassinsparminous»soientlaissésenpaix.Etpourtant,les« cas intolérables » du « procèsMulka et autres », comme on a désigné officiellement leprocèsd’Auschwitz,n’étaientpasdesmeurtriersencolblanc.Cen’étaientpasnonplus—àquelquesexceptionsprès—des«criminelsdurégime»quiexécutaientlesordres.C’étaientplutôt les parasites et les profiteurs d’un système criminel qui avait transformé en devoirlégal l’assassinat de masse, l’extermination de millions de gens. Parmi les nombreusesaffreuses vérités auxquelles ce livre nous confronte, il y a le fait dérangeant que l’opinionpubliqueallemandeenlamatièreapusurvivreauxrévélationsduprocèsAuschwitz.

Carc’estcequelamajoritépenseetsouhaitequiconstituel’opinionpublique,mêmesilescanauxpublicsdecommunication—lapresse,laradioetlatélévision—peuventallercontre.C’estladifférenceclassiqueentrele«paysréel»etlesorganespublicsdupays;etunefois

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quecettedifférences’estélargieaupointdedevenirunfossé,elleconstitueunsigneclairdudangerquipèsesurlecorpspolitique.C’estprécisémentcetteformed’opinionpublique,quipeut être envahissante et pourtant ne venir que rarement dans l’ouvert, que le procès deFrancforta révéléedanssa forceet sa significationauthentiques. Il étaitmanifestedans lecomportementdesaccusés—dansleurimpertinencerigolarde,souriante,narquoisevis-à-visdes procureurs et des témoins, dans leur manque de respect pour la cour, leurs regards«méprisantsetmenaçants»verslepublicdanslesrarescasoùdescrisd’horreursesontfaitentendre.Uneseulefoisonaentenduunevoixisolées’écrier:«Pourquoivousneletuezpasetqu’onenfinisse?»Ilétaitmanifestedanslecomportementdesavocats,quin’ontcesséderappelerauxjugesqu’ilsnedevaientpasprêteràattentionà«cequ’onpenseradenousdanslemonde extérieur », sous-entendant toujours et encore que la vraie cause des problèmesactuelsdeleursclientsn’étaitpasledésirdejusticedesAllemands,maisl’opinionmondialeinfluencée par le désir de « rétribution » et de « vengeance » des victimes. Lescorrespondantsétrangers,maisaucunreporterallemandpourautantquejelesache,ontétéchoquésdevoirque«lesaccusésvivantencorechezeuxn’ontnullementététraitéscommedespariasdansleurcommunauté(1)».Naumannrapporteunincident:deuxaccuséspassantdevant un garde en uniforme lui ont souhaité de bonnes vacances ; il leur a répondu :« Joyeuses Pâques ».N’était-ce pas lavoxpopuli ? C’est évidemment du fait de ce climatdans l’opinion publique que les accusés sont parvenus àmener une vie normale sous leurvrainompendantdenombreusesannéesavantd’êtremisenaccusation.Cesannées,selonlepired’entreeux—Boger,quiétaitdanslecamplespécialistedes«interrogatoiresmusclés»,àl’aidedela«balançoiredeBoger»,sa«machineàfaireparler»ou«machineàécrire»—,avaient«prouvéque lesAllemandsseserrent lescoudes,parceque[làoù ilvivait] tout lemondesavaitqui[il]était».Laplupartontvécuenpaixjusqu’àcequ’ilsaientlamalchanced’êtrereconnusparunsurvivantetdénoncésàlaCommissioninternationalesurAuschwitzàVienne ou bien à l’Office central pour la poursuite des crimes national-socialistes enAllemagne de l’Ouest, laquelle, fin 1958, a commencé à collecter des matériaux pourpoursuivrelescriminelsnazisauprèsdestribunauxlocaux.Maismêmecerisquen’étaitpastrèsgrand,carlestribunauxlocaux—àl’exceptiondeceluideFrancfort,oùleprocureurétaitleDrFritzBauer,unjuifallemand—nes’étaientpasmontréstrèsenclinsàpoursuivreetlestémoinsallemandsétaientnotoirementpeudésireuxdecoopérer.

QuidoncétaientlestémoinsdeFrancfort?Lacourlesavaitconvoqués,juifsetnonjuifs,dansdenombreuxpays—deRussie,dePologne,d’Autriche,d’Allemagnede l’Est,d’Israël,d’Amérique.Peuderésidentsouest-allemandsétaientjuifs; laplupartétaientoubiend’ex-SS risquantd’être eux-mêmesmis enaccusation (la cour a entendubeaucoupde casde cetypeetun seul a étéarrêté)oubiend’ex-prisonnierspolitiquesqui, selon la«majoritédupeupleallemand»,représentéàFrancfortparunmonsieurd’IGFarben,étaient«surtoutdeséléments asociaux ». Comme il s’est avéré, c’était une opinion désormais partagée parcertainsdesex-détenuseux-mêmes:«lesSSétaientinfectés»parlesdétenus;les«bêtesàformehumaine»,cen’étaientpaslesgardes,maislesprisonniers;labrutalitédesgardessecomprenait parce que leurs victimes, particulièrement « les juifs galiciens, étaient

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extrêmement indisciplinés » ; et les SS étaient devenus « mauvais » sous l’influence deskapos,lesprisonniersresponsables.Maismêmelestémoinsallemandsquinedonnaientpasdanscegenredediscoursétaientpeudésireuxderépéterautribunalcequ’ilsavaientdéclarédans leur interrogatoire avant le procès : ils revenaient sur leur témoignage, ils ne s’ensouvenaientplusetilsdisaientavoirétéintimidés(cequin’étaitsûrementpasvrai):peut-être étaient-ils saouls, peut-être avaient-ilsmenti, et ainsi de suite, répétaient-ils de façonmonotone.

Lesécartssontcriants, irritants,embarrassants,etderrièreeux,onpeutsentir l’opinionpublique, à laquelle les témoinsn’avaientpas été confrontés lorsqu’ils avaient témoigné incamera.Presquetousauraientadmisqu’ilsétaientdesmenteursplutôtquerisquerdevoirleursvoisinsliredanslejournalqu’ilsnefaisaientpaspartiedesAllemandsqui«seserraientlescoudes».

Quelle situation difficile pour les juges, dans une affaire qui devait « reposerexclusivementsurdes témoignages»,alorsqu’onsaitbienqu’ilsnesontpas fiablesmêmedanslemeilleurdescas!Maislemaillonfaibledanslespreuvesdeceprocès,cen’étaitpastant le manque de preuves objectives « irréprochables » — les « petites mosaïques »constituéesparlesempreintesdigitales,lestracesdepas,lesrapportsposthumessurlacausedudécès,etainsidesuite—nilesinévitablestrousdemémoiredestémoinstémoignantsurles dates et les détails d’événements advenus il y avait plus de vingt ans, ou encore latentation presque irrésistible de « projeter comme ses propres expériences des choses qued’autres avaient décrites de façon vivante ». C’était plutôt l’écart fantastique entre lestémoignages d’avant le procès et les témoignages pendant chez la plupart des témoinsallemands;lesoupçonjustifiéqueletémoignagedestémoinspolonaisavaitététripatouilléparuneagencegouvernementalepourlapoursuitedescrimesnazisàVarsovie; lesoupçonmoins justifié que le témoignage de certains témoins juifs avait pu être manipulé par laCommission internationale sur Auschwitz à Vienne ; l’inévitable admission au statut detémoinsd’ex-kapos,d’indicateursetd’Ukrainiensqui«travaillaientmaindanslamainaveclaGestapodu camp» ; et enfin, le triste fait que la catégorie laplus fiable, les survivants,consistait en deux groupes très différents : ceux qui avaient survécu par pure et simplechance,cequidanslesfaitsvoulaitdirequ’ilsavaientoccupéunposteàl’intérieurducampdans lesbureaux,à l’hôpitalouà lacuisine,etceuxqui,selon lesmotsde l’und’entreeux,avaienttoutdesuitecomprisque«seulsquelques-unsseraientsauvésetquej’allaisenfairepartie».

La cour, sous laprésidence compétente et calmedu jugeHansHofmeyer, a ardemmenttenté de laisser de côté les questions politiques— « la culpabilité politique, la culpabilitémoraleet éthiquen’étaientpas le sujet»—etdemener ceprocèsvraimentextraordinairecomme«unprocèspénalordinaire,quoiqu’ilensoitdesonarrière-fond».Maislecontextepolitiquedupassécommeduprésent—l’ordrecrimineld’unpointdevuejuridiqueduIIIe

Reich,auquel laRépublique fédéralea succédé, et lesopinionsprésentesde lamajoritédupeuple allemand sur son passé— s’est fait sentir dans les faits et juridiquement à chaqueséance.

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Plus frappant encore que les écarts entre les témoignages avant et pendant le procès—inexplicablessionnetientpascomptedel’étatdel’opinionpubliquehorsdel’enceintedutribunal — a été le fait que la même chose a dû arriver avec le témoignage des accusés.Assurément,leursavocatsavaientditàceshommesquelaconduitelaplussûreconsistaitàtoutnier,auméprisdelacrédibilitélaplusélémentaire:«Jen’aiencorerencontrépersonnequiaitfaitquoiquecesoitàAuschwitz»,ditlejugeHofmeyer.«Lecommandantn’étaitpaslà, l’officier responsable était rarement présent, le représentant de la section politique n’aapportéquedes listesetunautreencoren’a faitqueremettre lesclés.»Celaexplique« lemur du silence » et lesmensonges persistants à défaut d’être cohérents des accusés, dontbeaucoup n’étaient tout simplement pas assez intelligents pour être cohérents. (EnAllemagne, les accusés ne témoignent pas sous serment.) Cela explique pourquoi Kaduk— ex-boucher, brute sournoise et primitive qui, après avoir été identifié par un ex-détenu,avait été condamné àmort par un tribunalmilitaire soviétique et gracié en 1956— ne sevantera pas au tribunal, comme il l’avait fait au cours de son interrogatoire préliminaire,d’avoirété«unduràcuire[…]pas le typeàs’effondrer»ouexprimerasesregretsd’avoirseulementtabassémaispastuéleprésidentpolonaisCyrankiewicz.(Immédiatementaprèslaguerre,detellesvantardisess’entendaientencoreautribunal.NaumannmentionneleprocèsdeSachsenhausenen 1947devantun tribunalallié :unaccuséavaitpudire fièrementqued’autresgardesavaientpuêtre«exceptionnellementbrutaux,maisilsnem’arrivaientpasàlacheville».)Etc’étaitaussiprobablementsurleconseildeleursavocatsquelesaccusésqui,devant le juge d’instruction s’étaient dénoncés les uns les autres en toute liberté et « nepouvaient se retenir de rire » des protestations d’innocence de leurs collègues, « nesemblaientpasserappelercettefractiondeleurdéposition»autribunal.Riendeplusquecequ’on pouvait attendre demeurtriers n’ayant pas du tout en tête ce que le jugeHofmeyerappelait«expiation».

Nousn’apprenons ici pas grand-chose sur les interrogatoires d’avant le procès,mais lesinformationsquenousobtenonssemblentindiquerquelesécartsquejeviensdementionnern’étaient pas seulement une question de déposition, mais d’attitude et de comportementgénéral. L’exemple patent de cet aspect fondamental — peut-être le phénomènepsychologiqueleplusintéressantquiaitétémisenlumièredurantleprocès—estlecasdePeryBroad,l’undesplusjeunesaccusés,quiaécrituneexcellentedescription,entièrementsincère, du camp d’Auschwitz peu après la fin de la guerre pour les autorités britanniquesd’occupation.LerapportBroad—sec,objectif,factuel—selitcommesisonauteurétaitunAnglaissachantcachersacolèresousunefaçadedesobriétéextrême.Etpourtant,iln’yapaslieudedouterqueBroad—quiavaitprispartaujeudelabalançoiredeBoger,quifutdécritparuntémoincomme«malin,intelligentetastucieux»,quiétaitconnuparmilesdétenussous le sobriquetde« lamortauxgantsd’enfant»et semblait«amusépar tout cequi sepassaitàAuschwitz»—aitétésonuniqueauteuretl’aitrédigévolontairement.Pendantsoninterrogatoire,avantleprocès,parunofficierdepolice,ils’étaitmontré«communicatif»,ilavait admis avoir tiré sur un détenu au moins (« Je ne sais pas bien si la personne surlaquelle j’ai tiré n’était pas une femme ») et avait dit qu’il se sentait « soulagé » par son

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arrestation.Lejugedisaitqu’ilavaitunepersonnalitéàmultiplesfacettes(schillernde),maiscelanousenapprendbienpeu, et celapourrait aussibien s’appliquer,bienqu’àunniveautout différent, à la brute Kaduk ; les patients de l’hôpital de Berlin-Ouest, où il travaillaitcomme infirmier, l’appelaient PapaKaduk.Ces différences de comportement en apparenceinexplicables,particulièrementfrappantesdanslecasdePeryBroad—d’abordàAuschwitz,puisdevantlesautoritésbritanniques,ensuitedevantl’officierl’interrogeant,etmaintenantde nouveau parmi ses anciens « camarades » au tribunal —, doivent se comparer aucomportementdescriminelsnazisdevantlestribunauxnonallemands.DanslecontexteduprocèsdeFrancfort, iln’y a guère eud’occasionsdementionner lesprocèsnonallemands,sauf lorsqueontété luesdans lesattendus lesdéclarationsdedéfuntsdont lesdépositionsavaient incriminé les accusés. C’est arrivé avec la déclaration d’un médecin militaired’Auschwitz,leDrFritzKlein,quiavaitétéinterrogéparlesBritanniquesaumomentmêmede la défaite, en mai 1945, et qui avait signé une confession de culpabilité avant sonexécution : « Je reconnais que je suis responsable de l’assassinat de milliers de gens, enparticulieràAuschwitz,commelesonttouslesautres,dehautenbas.»

Le point essentiel est que les accusés de Francfort, comme presque tous les autrescriminelsnazis,nonseulementontagipourseprotéger,maisontfaitpreuved’unetendanceremarquable à faire front avec tout ce qui se trouvait former leur entourage — à se«coordonner».Toutsepassecommes’ilsavaientétésensibilisésnonàl’autoritéetnonàlapeur, mais au climat général dans l’opinion devant laquelle ils se trouvaient exposés. (Orcette atmosphère ne s’est pas fait sentir dans la confrontation isolée avec les officiersconduisantlesinterrogatoires,qui,danslecasdeceuxdeFrancfortetdeLudwigsburg—oùl’Officecentralpourlapoursuitedescrimesnazisestsituéetoùcertainsdesaccusésavaienteuleurpremierinterrogatoire—,étaientclairementetouvertementfavorablesàlatenuedecesprocès.)Cequi a faitdeBroad,qui avait conclu son rapport auxautoritésbritanniquesvingt ans plus tôt sur une sorte d’approbation de l’Angleterre et de l’Amérique, l’exemplecriantdecettesensibilisation,cen’étaitpastantsoncaractèreambiguquelesimplefaitqu’ilétaitleplusintelligentetleplusdisertdesescompagnons.

Seulundesaccusés,unmédecin,leDrLucas,n’apasmanifestédeméprisdéclarépourlacour,n’apasri,n’apas insulté les témoins,n’apasexigédesexcusesdesprocureursetn’apas essayé de s’amuser avec les autres.On ne comprend pas bien pourquoi il est là, car ilsembletoutlecontraired’un«casintolérable».Iln’apasséquequelquesmoisàAuschwitzetdenombreuxtémoinsfontl’élogedesagentillesseetdesapropensiondésespéréeàaider;il est aussi le seul àavoiracceptéd’accompagner la courdans sonvoyageàAuschwitz et àsembler convaincant quand ilmentionne dans sa déclaration finale qu’il « ne se remettrajamais » de ses expériences dans les camps de concentration et d’extermination, qu’il acherché,commelecertifientdenombreuxtémoins,«àsauverlavied’autantdeprisonniersjuifsquepossible»etqu’«aujourd’huicommealors,[ilest]déchiréparlaquestion:etlesautres ? ». Ses coaccusés montrent par leur comportement que seul Baretzki, dont leprincipaltitredenotoriétédanslecampétaitl’aptitudeàtuerdesdétenusd’unseulcoupdepoing,estassezstupidepourdireouvertement:«Sijeparlaisaujourd’hui,quisait?Sitout

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devaitchangerdemain,jepourraismefairetuer.»

L’essentiel est qu’aucun des accusés, sauf le Dr Lucas, ne prend très au sérieux lespoursuitesdevantletribunaldedistrict.Leverdicticin’estpasvouéàdevenirlederniermotdel’histoireoudelajustice.Etvulejugementallemandetleclimatdansl’opinionpublique,ilestdifficiledesoutenirqu’ilsontcomplètementtort.LederniermotàFrancfortaétéunverdictcondamnantdix-septaccusésàdenombreusesannéesdetravauxforcés—dontsixàvie—etenacquittant trois.Maisseulesdeuxdecessentences(toutedeuxd’acquittement)sontdevenueseffectives.EnAllemagne,l’accusédoitaccepterlasentenceoubiendemanderà la cour supérieure de la réviser ; naturellement, la défense a fait appel dans toutes lesaffaires qui n’avaient pas fini par un acquittement. Le même droit d’appel est ouvert àl’accusation,etcelle-cia faitappeldansdixaffaires,dont l’acquittementduDrSchatz.Unefoisfaitappel,lecondamnéestlibrejusqu’àcequ’onluinotifieleverdictdelacourd’appel,saufsilejugesigneunnouveaumandatd’arrêt,cequidoitêtrefaitdanslessixmois.Depuislors,cependant,uneannéeentières’estécoulée,etaucunprocèsenrévisionnes’estencoretenu;aucunedaten’amêmeétéprévuepouraucun.Jenesaispassidenouveauxmandatsd’arrêt ont été signés ou si les accusés, à l’exception de ceux qui étaient en prison pourd’autresdélits,sontrentréschezeux.L’affaireentoutcasn’estpasterminée.

Bogerasourilorsqu’ilaentenduquel’accusationavaitdemandélapeinedemort.Àquoipensait-il?Àsonappel,àuneamnistiepourtouslescriminelsnazis,àsonâge(maisiln’aquesoixanteansetsembleenbonnesanté)oupeut-êtreaufaitque«toutpourraitchangerdemain»?

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II

Il seraitassez injustedecritiquer la«majoritédupeupleallemand»pour sonmanqued’enthousiasme à l’égard des poursuites judiciaires contre les criminels nazis sansmentionner les faits vécus sous l’ère Adenauer. Ce n’est un secret pour personne :l’administration d’Allemagne de l’Ouest, à tous les niveaux, est truffée d’anciens nazis. LenomdeHansGlobke,remarquépourlapremièrefoispoursescommentairesinfamantssurles loisdeNurembergetaujourd’huiprocheconseillerd’Adenauer lui-même,estdevenu lesymbole d’un état de choses qui a plus que tout nui à la réputation et à l’autorité del’Allemagnede l’Ouest.Cesont les faits—etnon lesdéclarationsofficiellesou lesorganespublicsdecommunication—quiontcrééleclimatrégnantdansl’opiniondu«paysréel»,etiln’estpassurprenantdanscescirconstancesquel’opinionpubliquedise:«Onaattrapélespetitspoissons,maislesgroscontinuentleurcarrière.»

Ilestvraique,selon les termesde lahiérarchienazie, lesaccusésdeFrancfortn’étaientquedumenufretin : le rang leplusélevédans laSS—tenuparMulka,adjudant-majordeHöss,lecommandantducamp,parHöcker,adjudant-majordusuccesseurdeHöss,RichardBaer, et par l’ex-chef du campHofmann— était celui de capitaine (Haupsturmführer). Lamême chose est vraie de leur statut dans la société allemande. La moitié provenait de laclasse ouvrière, avait fait huit ans d’école élémentaire et avait exercé un travail manuel ;parmi les dix autres, seuls cinq appartenaient à la classemoyenne— lemédecin, les deuxdentistes et les deux hommes d’affaires (Mulka et Capesisus)—, alors que les cinq autresvenaient plutôt des couches inférieures de la classemoyenne. De plus, quatre semblaientavoirétédéjàcondamnés:Mulkadanslesannées1920pour«défautdeprovision»;Bogerdans les années 1940, alors qu’il faisait partie de la police criminelle, pour avortement ;Bischoff(quimourutpendantleprocès)etleDrSchatz,chassésdupartinazien1934et1937respectivement,pourdesraisonsinconnues(bienquesansdoutepaspolitiques).C’étaitdumenu fretin à tous égards,même en termes de casier judiciaire. Et en ce qui concerne leprocès,ilnefautpasoublierqu’aucund’entreeuxn’avaitétévolontaire—oumêmen’avaitétéenpositiondel’être—pourserviràAuschwitz.Ilsnepeuventnonplusêtretenuspourresponsablesduprincipalcrimecommisdanslecamp,àsavoirl’exterminationdemillionsdegensparlegaz;carladécisiondecommettrelecrimedegénocidea,commel’aditladéfense,« été irrévocablement atteinte par ordre de Hitler » et a été organisée avec un soinméticuleuxpardesmeurtriersencolblancquioccupaientdespositionsplusélevéesetn’ontpaseuàsesalirlesmains.

Curieusementincohérentemêmesil’onmetdecôtéson«oraisoncreuse»,ladéfenseafondé sa théorie des petits sur deux arguments : premièrement, les accusés auraient étéforcésdefairecequ’ilsontfaitetn’étaientpasenpositiondesavoirquec’étaitcriminel.Maiss’ils ne l’avaient pas considéré comme criminel (et il s’est avéré que la plupart n’avaientjamais réfléchi à la question), pourquoi avait-il été nécessaire de les y forcer ? Le secondargument de la défense était que les sélections de gens physiquement aptes sur la rampeavaient dans les faits été une opération de sauvetage parce qu’autrement, « tous ceux qui

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arrivaientauraientétéexterminés».Mais,mêmesionlaissedecôtélanatureerronéedecetargument, les sélections aussi n’avaient-elles pas eu lieu sur ordres venus d’en haut ? Etcomment les accusés pouvaient-ils être crédités d’avoir obéi à des ordres si cette mêmeobéissanceconstituaitleurprincipaleetenfaitleurseuleexcuse?

Et pourtant, vu les conditions de la vie publique enRépublique fédérale, la théorie despetitsn’estpassansmérite.LabruteKaduklerésumeainsi:«Leproblème,cen’estpascequenousavons fait, ce sont leshommesquinousontmisdans cette situation.Laplupartsontencorelibres.CommeGlobke.Çafaitmal.»Etàunautremoment:«Maintenant,onnous rend responsables de tout. C’est le dernier qui prend, non ? » Le même thème estévoqué parHofman, qui avait été condamné deux ans avant que le procès d’Auschwitz necommence pour deuxmeurtres à Dachau (deux sentences de travaux forcés) et qui, selonHöss,«exerçaitunpouvoirréel»danslecamp,mêmesiselonsontémoignage,iln’avaitrienfait sinon de créer « la cour de récréation pour les enfants, avec des tas de sable pour lespetits».Hofmans’écrie :«Oùsont lestypeshautplacés?Cesonteuxlescoupables,ceuxqui étaient assis à leur bureau et passaient des coups de téléphone. »Et ilmentionne desnoms—pasHitlerouHimmler,niHeydrich,niEichmann,maislessupérieursd’Auschwitz,Höss,Aumeier(l’officierenposteavantlui)etSchwarz.Laréponseàsaquestionestsimple:ils sont tousmorts, ce qui signifie, pour quelqu’un qui a samentalité, qu’ils ont laissé les«petits»,que,telsdeslâches,ilsleurontabandonnéleurresponsabilitéensefaisantpendreouensesuicidant.

Laquestionn’esttoutefoispasaussifacileàposer—enparticulieràFrancfort,oùlacoura cité comme témoins les anciens chefs de département duReichssicherheitshauptamt (lebureauprincipaldelaSSpourlasécuritéduReich),lesquelsétaientchargés,entreautres,del’organisation de la « solution finale à la question juive » à exécuter à Auschwitz. Entermes de grades militaires dans l’ancienne SS, ces messieurs étaient loin au-dessus desaccusés;ilsétaientcolonelsetgénérauxplutôtquecapitaines,lieutenantsouautres.BerndNaumannqui,trèssagement,seretientdetouteanalyseetcommentairesafindeconfronterlelecteurleplusdirectementpossibleàladramatiqueduprocèssoussaformeoriginalededialogue, considérait cette questiondespetits commeassez importante pour ajouter undeses apartés peu fréquents. Face à ces témoins, estime-t-il, les accusés « avaient plein deraisonsdepensercombienilavaitétéfacileetsanshistoirepourbeaucoupdeces“typeshautplacés”qu’ilsavaientservisdeleurpleingréousousunecertainecontraintederéussir,sansaucun scrupule psychique, à repasser du monde lointain des héros germaniques à larespectabilité bourgeoise », à la façon dont « le grand homme du passé qui, aux yeux dupersonnel d’Auschwitz, avait résidé dans l’Olympe SS quittait désormais le tribunal la têtehaute,d’unpascalme».Qu’est-cequ’unaccusé—ou,enl’occurrence,n’importequid’autre—est censépenserquand il lit dans leSüddeutscheZeitung, l’un desmeilleurs quotidiensallemands,qu’unex-procureurdel’undes«tribunauxd’exception»nazis,unhommequi,en1941,apubliéuncommentairejuridiquequi,danslesjournauxd’opinion,étaitfranchement«totalitaireetantisémite»,«gagnedésormaissaviecommejugeàlacourconstitutionnellefédéraledeKarlsruhe(2)»?

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Si quelqu’undevait penser que les « gros » l’étaient assez pour changer profondément,alorsqueles«petits»l’étaienttroppourunetelleopérationinternehéroïque,illuisuffitdelirece livrepourensavoirplus.Assurément, ilyenaeu—parexemple,ErwinSchulz,ex-chef d’unEinsatzkommando (unités mobiles de la SS chargées de massacres sur le frontEst),quiadéposésincèrementetavecunepointederegretqu’àl’époque,il«n’avaitpaslesentiment qu’il était entièrement injustifié » de tirer sur des femmes et des enfants afind’«empêcherquedesvengeursnesedressentcontrelepeupleallemand»,maisilavaitlui-même demandé qu’on le relève de son service après être allé à Berlin et avoir tenté demodifierlesordres.Plustypiquehélasestl’avocat(etex-aidedecampàl’arrièredufrontEst)EmilFinnberg,quiciteencoreHimmlerenl’approuvantetannoncenonsansorgueil:«Pourmoi,unordreduFührerétaitlaloi.»Autreexemple,l’ex-professeuretchefdudépartementd’anatomiedel’universitédeMünster(ilaétédéchudesestitresacadémiques)qui,sansunseulmotderegret,atémoignéavoirsélectionnélesvictimespourl’accuséKlehr,lequellesaensuite tuées par injection de phénol dans le cœur. Il estimait « humainementcompréhensible»quelesmeurtriersaientbesoinderationsspécialesetilauraitsansdouteétéd’accordavecsonex-«assistant»,quiaadmisavoirfaitlesinjectionsauxprisonniersetl’a justifiéd’unmêmesouffle :«Enbonallemand,[cesprisonniers]n’étaientpasmalades,ilsétaientdéjààdemi-morts.»(Mêmecettedéclarationhorribles’estavéréeêtreunelitote—unmensonge,enfait—,carbeaucoupd’enfantsenparfaitementbonnesantéontététuésdecettefaçon.)Enfin(maislelecteurtrouveraaisémentbeaucoupd’autresexemplesdanslelivre),ilyal’avocatdeWilhelmBogerqui,danssaplaidoiriefinale,exprime«delasurprisequedes“genssérieux”[sic!]aientécritsurlabalançoiredeBoger»,qu’ilconsidèrecomme«leseulmoyenefficacedepersuasionphysique[…]auquellesgensréagissent».

Voilàpourlapositiondesaccusésetdeleursdéfenseurs.Aprèsqueleurtentativeinitialepour « transformer Auschwitz en paradis […] en ce qui concerne l’encadrement et saconduite » eut échoué et que témoin après témoin, document après document eurentdémontré qu’ils ne pouvaient avoir été dans le camp sans faire quelque chose, sans voirquelque chose, sans savoir ce qui se passait (Höcker, l’adjudant-major du commandant ducampBaer,n’avait«riensudeschambresàgaz»jusqu’àtrèstardivement,quandilenavaitentendu parler par des rumeurs), ils disent à la cour pourquoi ils sont « assis là » :premièrement,parceque«lestémoinstémoignentparvengeance»(«Pourquoilesjuifsnepeuvent-ils être honnêtes et dire la vérité ? Mais bien sûr, ils ne veulent pas. ») ;deuxièmement,parcequ’ilsontexécutélesordres«ensoldats»et«nesesontpasdemandécequiétait justeetcequiétait injuste»;et troisièmement,parcequelespetitsserventdeboucsémissairesauxgros(cepourquoiilssont«siamersaujourd’hui»).

Tous les procès après-guerre des criminels nazis, du procès des principaux criminels deguerreàNurembergauprocèsEichmannàJérusalemetauprocèsd’AuschwitzàFrancfort,ont rencontré des difficultés juridiques et morales pour établir les responsabilités etdéterminerl’étenduedelaculpabilitécriminelle.L’opiniondupublicetdesjuristesaudébuta eu tendance à être que les meurtriers en col blanc — dont les principaux instrumentsétaientdesmachinesàécrire,des téléphonesetdes télétypes—étaientpluscoupablesque

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ceuxquiavaientréellementfaitfonctionnerlamachined’extermination,jetélescapsulesdegaz dans les chambres, actionné lesmitrailleuses pourmassacrer des civils ouœuvré à lacrémationdemontagnesdecadavres.Aucoursduprocèsd’AdolfEichmann,meurtrierencolblancparexcellence, lacouradéclaréque« ledegréde responsabilitéaugmentequandons’écartedel’hommequimaniedesespropresmainslesinstrumentsfatals».Ayantsuivileprocès à Jérusalem, on est plus qu’enclin à être d’accord avec cette opinion. Le procès deFrancfortqui,àbeaucoupd’égards,peutselirecommeunsupplémenttrèsnécessaireàceluideJérusalem,feradouterbeaucoupdegensquecequ’ilspensaientallaitpresquedesoi.Ceque révèlent cesprocès, cen’estpas seulement leproblèmecompliquéde la responsabilitépersonnelle,maisceluidelaculpabilitécriminelletoutenue;etlesvisagesdeceuxquiontfaitdeleurmieux,ouplutôtdeleurpire,pourobéiràdesordrescriminelssontencoretrèsdifférentsdeceuxqui,auseind’unsystèmecrimineldupointdevuejuridique,n’ontpastantobéi aux ordres que fait ce qui leur plaisait de leurs victimes désignées. Les accusés l’ontadmisparfoisàleurfaçonprimitive—«ilsavaientbeaujeuenhautlieu[…]d’ordonnerdenepas tabasser lesprisonniers»—,mais lesavocatsde ladéfenseont conduit leuraffairecomme s’ils traitaient là aussi demeurtriers en col blancoude« soldats» ayant obéi auxordres.Làétait legrandmensongedansleurprésentationdesaffaires.Or l’accusationavaitporté plainte pour « meurtre et complicité de meurtre d’individus », ainsi que pour« meurtre de masse et complicité de meurtre de masse », c’est-à-dire pour deux délitscomplètementdifférents.

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III

Cen’estqu’àlafindecelivre,quandau182ejourduprocèslejugeHofmeyerprononcelessentences et lit le jugement de la cour, qu’on saisit l’étendue du dommage causé—inévitablement—àlajusticeparcequelalignedepartageentrecesdeuxdélitsdifférentsaétébrouillée.Lacour,a-t-ondit,nes’estpasintéresséeàAuschwitzcommeinstitution,maisseulement aux«poursuites contreMulka et autres», à la culpabilité ou à l’innocencedeshommesquiétaientaccusés.«Laquêtedelavéritéétaitaucœurduprocès»,maispuisquel’examendelacourétaitlimitéparlescatégoriesd’actescriminelsconnuesetdéfiniesdanslecodepénalallemandde1871,ilallaitpresquedesoique,selonlesmotsdeBerndNaumann,«ni lesjugesni le jurynedécouvrentlavérité—entoutcas,pastoutelavérité».Danscecodevieuxpresquedecentans,ilnesetrouvaitpasd’articleconcernantlemeurtreorganiséentantqu’institutiongouvernementale,aucunquitraitaitdel’exterminationdepeuplestoutentiers dans le cadre d’une politique démographique, du « régime criminel » ou dessituations quotidiennes sous un gouvernement criminel (le Verbrecherstaat, comme ledésignait Karl Jaspers) — sans parler des circonstances vécues dans un campd’extermination,oùtoutlemondequiarrivaitétaitvouéàmourir,immédiatementenétantgazéouauboutdequelquesmoisenétantforcédetravailleràmort.LerapportBroaddéclarequ’« au mieux 10 à 15 % d’un transport donné étaient classés physiquement aptes etautorisés à vivre », et l’espérance de vie de ces hommes et femmes sélectionnés étaitd’environtroismois.Cequiestplusdifficileàimaginerrétrospectivement,c’estl’atmosphèreomniprésentedemortviolente ;pasmêmesur le champdebataille lamortn’estune tellecertitudeet laviesientièrementdépendanted’unmiracle.(Mêmelesgardesdesgrades lesplus inférieursn’étaientpas exemptsdepeur ; ils estimaient entièrementpossible, commedisaitBroad,que«pourpréserver lesecret, ilspuissentaussiêtreenvoyésauxchambresàgaz. Personne ne semblait douter du fait que Himmler possédait la dureté et la brutalitérequisepourcela».Broadoublieseulementdementionnerqu’ilsdevaientavoirreconnuqueledangerétaitbienmoinsformidablequeceàquoiilspouvaientêtreconfrontéssurlefrontEst, car il n’est guère douteux que beaucoup d’entre eux auraient pu se porter volontairespourêtretransférésducampaufront.)

Par conséquent, ce que le vieux code pénal n’est pas parvenu à prendre en compte, cen’étaitrienmoinsquelaréalitéquotidiennedel’Allemagnenazieengénéraletd’Auschwitzenparticulier.Danslamesureoùleprocèsportaitsurunmeurtredemasse,leprésupposédela cour selon lequel il pouvait être«unprocèsordinaire, quoiqu’il en soit de sonarrière-fond»necadraittoutsimplementpasaveclesfaits.Comparéàunprocèsordinaire,touticiétait sens dessus dessous : par exemple, un hommequi avait causé lamort demilliers degens parce qu’il faisait partie de ceux qui jetaient les capsules de gaz dans les chambrespouvaitêtremoinscoupabled’unpointdevuecriminelqu’unautrequin’enavaittué«que»descentaines,maisdesapropreinitiativeetpoursatisfairedesfantasmespervers.L’arrière-fond ici,c’étaientdesmassacresadministratifscommissuruneéchellegigantesquegrâceàdesmoyensdeproductiondemasse—laproductionenmassedecadavres.«Lemeurtrede

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masseetlacomplicitédansunmeurtredemasse»étaientunechargequipouvaitetdevaitêtre reconnue contre tout SS qui avait jamais servi dans n’importe lequel des campsd’exterminationetcontrebeaucoupquin’yavaientjamaismislespieds.Decepointdevue,et c’était le point de vue de l’accusation, le témoin le Dr Heinrich Dürmayer, juriste etconseillerd’ÉtatdeVienne, avait assez raisonquand il a souligné lanécessitéd’inverser laprocédure judiciaire ordinaire — dans les circonstances, les accusés devaient être réputéscoupables sauf s’ils pouvaient prouver le contraire : « J’étais pleinement convaincu qu’ilfallaitquecesgensprouventleurinnocence.»Demême,desgensquiavaient«seulement»participé aux opérations d’extermination de routine pouvaient ne pas être compris dans la«poignéedecasintolérables».Or,danslecadred’Auschwitz,«personnenepouvaitnepasêtre coupable », comme le dit un témoin, ce qui, aux fins du procès, voulait dire que laculpabilité « intolérable » devait se mesurer plutôt selon des repères inhabituels que sedécouvrirdansn’importequelcodepénal.

Àtouscesarguments,lacourarépliquéainsi:«Lenational-socialismeaussiétaitsoumisàl’Étatdedroit.»Ilsembleraitquelacouraitvoulunousrappelerquelesnazisnes’étaientjamaissouciésderéécrirelecodepénal,demêmequ’ilsnes’étaientjamaissouciésd’abolirlaConstitutiondeWeimar.Maiscetteindifférencen’étaitqu’uneapparence;carlesdirigeantstotalitaires saisissent très tôt que toutes les lois, y compris celles qu’ils se donnent,imposerontcertaineslimitesàleurpouvoirautrementsanslimites.Dansl’Allemagnenazie,alors, c’était la volonté du Führer qui était la source de la loi, et un ordre du Führerconstituaitune loivalide.Or,qu’est-cequipeutavoirmoinsde limitesque lavolontéd’unhommeetqu’est-cequipeutêtreplusarbitrairequ’unordrequeriend’autrenejustifiequele«Jeveux»?ÀFrancfort,en toutcas, lesprésupposés irréalistesde lacouronteupourrésultat malheureux que le principal argument de la défense — « un État ne peutéventuellementpunircequ’ilaordonnéaucoursd’uneautrephasedesonhistoire»—estdevenu considérablement plus plausible, puisque la cour aussi approuvait la thèse sous-jacente de la « continuité d’identité » de l’État allemand du Reich bismarckien augouvernementdeBonn.

Deplus,sicettecontinuitédesinstitutionsdel’Étatexistebien—etelles’appliquebeletbien au corps de hauts fonctionnaires que les nazis sont parvenus à « coordonner » etqu’Adenauerapurementetsimplementréemployé—,quiddesinstitutionscommelesjugeset les procureurs ? Comme le Dr Laternser— de loin le plus intelligent des avocats de ladéfense—l’aindiqué,n’aurait-ilpasétédudevoirdesprocureursdeporterplainte«contredesviolationsflagrantesdudroitcommeladestructiondesentreprisesethabitationsjuivesennovembre1938,lemeurtredeshandicapésmentaux[en1939et1940]etenfinlemeurtredes juifs?Lesprocureurs ignoraient-ilsà l’époquequ’il s’agissaitdecrimes?Quel jugeouprocureur de l’époque avait protesté, et à plus forte raison démissionné ? » Ces questionssontrestéessansréponse,cequiindiqueprécisémentàquelpointlesfondementsjuridiquesdu procès étaient précaires. En contraste flagrant avec les théories et les présupposésjuridiques,chacundesprocèsaprès-guerredesnazisadémontrélacomplicitétotale—etparconséquent, peut-on espérer, la non-existence d’une « identité continue » — de tous les

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organes étatiques, de tous les fonctionnaires, de toutes les personnalités publiquesappartenant au monde des affaires dans les crimes commis par le régime nazi. Le DrLaternserenestvenuàaccuser«lesAlliésd’avoirdissipéleschancesdedécouvrirunrepèredéfinitif pour le droit futur et d’avoir ainsi contribué à la confusion de la situationjudiciaire ». Personne connaissant bien le procès de Nuremberg ne le démentira. MaispourquoiLaternsern’adresse-t-ilpaslamêmeaccusationàlaRépubliquefédérale,quiauraitévidemmentunintérêtbienplusimmédiatàcorrigercettesituation?Carn’est-ilpasévidentquetouslesdiscourssur«lamaîtrisedupassé»resterontdel’ordredelarhétoriquecreusetantquelegouvernementn’aurapasrompuaveclacriminalitédesonprédécesseur?Aulieude cela, il s’est avéré que « la Cour fédérale n’est pas encore parvenue » à prendre unedécisionsur lecaractèrelégaldel’ordred’aprèslequeldesmilliersdeprisonniersdeguerrerussesnondéclarésontété tuésdès leurarrivéeàAuschwitz,alorsquecettemêmecouraproclamé illégale l’extermination des juifs, « par référence au droit naturel », ce quiincidemmentetpourdesraisonsquisonthorsdeproposicin’estpasnonplusunesolutiontrèssatisfaisante.(Leproblèmeaveccetordresembleêtrequ’iln’avaitpasassezclairementpour origine Hitler, mais venait directement du haut commandement allemand ; lesprisonniers « avaient une carte portant la notation : “Sur ordre de l’OKW” [ObersteKommandoderWehrmacht]».N’était-cepas la raisonpour laquelle le tribunal a acquittél’accuséBreitweiser,aumotifque le témoignagedutémoinPetzolddevaitêtreerroné,sansmentionner celui d’Eugeniusc Motz, autre témoin accusant Breitweiser d’avoir essayé leZyklon B pendant les premières expériences de gazage sur des officiers et commissairesrusses?)Pourladéfense,ladécisiondelaplushautecourallemandenereprésenteentoutcasriendeplusque«lapenséejuridiqueprésente»etiln’estguèredouteuxquecesavocatssont d’accord avec « la majorité du peuple allemand » — et peut-être aussi avec leurscollèguesjuristes.

Techniquement, c’était le chef d’accusation de «meurtre demasse et de complicité demeurtredemasse»quiétaitcensérévélerl’«arrière-fond»gênantdequestionsjuridiquesnon résolues, d’absence de « repères définitifs » pour rendre justice, empêchant ainsi leprocès de devenir l’« affaire essentiellement très simple » que le procureur général Baueravait espéré qu’il devienne. Car, tant que la personnalité des accusés et leurs actes étaientconcernés, c’était une « affaire très simple », puisque presque toutes les atrocités dont ilsétaient accusés par les témoins n’avaient pas été couvertes par des ordres supérieursémanant des meurtriers en col blanc ou bien de l’initiateur ou des initiateurs réels de la«solutionfinale».Personneenhautlieunes’étaitjamaissouciédedonnerdesinstructionspourdes«détails»comme«lachasseaulapin»,«labalançoiredeBoger»,«lesport»,les«bunkers», les«cellulesdebout», le«Murnoir»ou le« tirà lacasquette».Personnen’avait donné l’ordre que les bébés soient lancés en l’air en guise de cibles ou précipitésvivantsdanslefeu,ouencorequ’onleurfracasselatêtecontredesmurs;iln’yavaitpaseud’ordreintimantdepiétinerdesgensàmortoud’enfairelesobjetsd’un«sport»meurtriercommetuerd’unseulcoupdepoing.Personneneleuravaitditdeconduirelessélectionssurlarampecommeune«tranquilleréuniondefamille»dontilsrevenaientsevantantde«ce

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qu’ilsavaientprisàtelleoutellenouvellearrivée.“Commeunepartiedechasserevenantdelatraqueetseracontanttout.”»Or,onnelesavaitpasenvoyésàAuschwitzafindedevenirrichesetde«s’amuser».Ainsi,larèglejuridiquedouteusedanstouslesprocèsdescriminelsnazisselonlaquellec’étaient«desprocèscriminelsordinaires»etlesaccusésn’étaientpasdifférents des autres criminels est pour une fois devenue vraie— plus vraie peut-être quen’importequin’auraitvoululesavoir.D’innombrablescrimesindividuels,tousplushorriblesles uns que les autres, ont entouré et créé l’atmosphère de gigantesque crimed’extermination. Et ce sont ces « circonstances »— si toutefois on peut donner ce nom àquelque chose qui ne peut se dire en aucune langue — et les « petits » qui en étaientresponsables et coupables qui ont été pleinement mis en lumière au cours du procèsd’Auschwitz. Ici— par contraste avec le procès de Jérusalem, où Eichmann aurait pu êtrecondamné sur la basedepreuvesdocumentaires irréfutables et de ses propres aveux—, letémoignagedechaquetémoinacompté,carceshommes,etnonlesmeurtriersencolblanc,étaient lesseulsavec lesquels lesvictimesétaientconfrontéesetqu’ellesconnaissaient, lesseulsquicomptaientpourelles.

Même l’argument par ailleurs plutôt spécieux de la « continuité d’identité » de l’Étatallemandapuêtreinvoquédanscesaffaires,nonobstantcertainesnuances.Cariln’étaitpasseulement vrai que les accusés, comme la cour l’adit duprisonnier responsableBednarek,« n’ont pas tué des gens sur ordre, mais ont agi contre les ordres stipulant qu’aucunprisonnierducampnedevaitêtreassassiné»—saufbiensûrenétantgazé;lefaitestquelaplupartdecesaffairesauraientpuêtreinstruitesmêmeparuntribunalnaziouSS,mêmesice n’est pas arrivé souvent. Ainsi, l’ex-chef de la section politique d’Auschwitz, un certainGrabner, avait été accusé en 1944 par un tribunal SS d’« avoir arbitrairement sélectionnédeuxmilleprisonnierspourêtreexécutés»;etdeuxex-jugesSS,KonradMorgenetGerhardWiebeck,aujourd’huiavocats,onttémoignésurdesenquêtesSSportantsurles«pratiquesdecorruptionet[…]lesassassinatsindépendants»,lesquellesontdonnélieuàdesmisesenaccusation pour meurtre devant des tribunaux SS. Le procureur Vogel a indiqué que«Himmleravaitdéclaréque lesprisonniersnedevaientêtrenibattusni liquidéssanssonordrespécial»,cequinel’apasempêchédevenirvisiter«lecampquelquefoispourregarderlespunitionscorporellesinfligéesauxfemmes».

Le manque de repères définitifs pour juger les crimes commis dans ces conditionsextraordinairesethorriblesdevientdouloureusementpatentdansleverdictdelacourcontreleDrFranzLucas.Troisansettroismoisdetravauxforcés—c’est-à-direlapeineminimale—pour l’hommequi a toujours été « ostracisé par ses camarades » et qui est aujourd’huiouvertementattaquépar lesaccusésquiontpourrègled’ord’éviterscrupuleusementdesedénoncermutuellement(uneseulefois, ilssecontredisentet ilsreviennentautribunalsurlesdénonciations faites au coursde leurs interrogatoiresd’avant leprocès) : «S’il prétendmaintenantqu’ilaaidédesgens,çadoitêtreen1945,quandilaessayédes’acheterunbilletretour.»Biensûr,c’estdoublementfaux: leDrLucasaaidédesgensdudébutàlafin;etnon seulement il ne s’est pas posé en« sauveur»— au contraire de la plupart des autresaccusés—,maisilatoujoursrefusédereconnaîtrelestémoinsquidéposaientensafaveuret

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deserappelerlesincidentsqu’ilsrapportaient.Ilavaitdiscutédesconditionssanitairesavecsescollèguesparmilesdétenus,s’adressantàeuxenleurdonnantleurstitresexacts;ilavaitmême volé dans la pharmacie SS « pour les prisonniers, acheté de la nourriture avec sonpropre argent » et partagé ses rations ; « il était le seul docteur qui nous traitaithumainement»,qui«nenousregardaitpascommedesgens inacceptables»,quiadonnédes conseils aux médecins figurant parmi les détenus sur la façon de « sauver certainsprisonniersdeschambresàgaz».Enrésumé:«NousétionsassezdésespérésaprèsledépartduDrLucas.Quandilétaitavecnous,nousétions joyeux.Vraiment,nousavonsréapprisàrire.»EtleDrLucasdedire:«J’ignoraisjusqu’àprésentlenomdutémoin.»Assurément,aucundes accusés acquittés, aucundes avocats de la défense, aucundes«messieurshautplacés»impunisquiétaientvenusdéposern’arrivaitàlachevilleduDrLucas.Maislacour,liée par ses présupposés juridiques, ne pouvait éviter d’infliger la peine minimale à cethomme,mêmesi les jugessavaient trèsbien,selon lesmotsd’untémoin,qu’« ilne faisaitpaspartiedeça.Ilétaittropbonpourça».Mêmeleprocureurnevoulaitpas«lemettredanslemême sac que les autres ». Il est vrai que leDr Lucas s’était trouvé sur la rampe poursélectionner les détenus physiquement aptes, mais il y avait été envoyé parce qu’il étaitsoupçonné de « favoriser les prisonniers » et on lui avait dit qu’il serait « arrêté sur lechamp » s’il refusait d’obéir aux ordres. Donc l’accusation de « meurtre de masse ou decomplicité dans unmeurtre de masse ». Lorsque le Dr Lucas a pour la première fois étéconfrontéàcequiallaitêtresondevoirdeserviceaucamp,ilarecherchédesconseils:sonévêque lui a dit qu’« on n’obéit pas à des ordres immoraux, mais cela n’implique pas derisquersavie»;unéminentjuristeajustifiéleshorreurscommisesparlaguerre.Nil’unnil’autrenel’ontbeaucoupaidé.Supposonstoutefoisqu’ilaitdemandéauxdétenusquoifaire.Nel’auraient-ilspassuppliéderesteretdepayerleprixdesaparticipationauxsélectionssurlarampe—quiavaient lieutousles joursetconstituaientunehorreurroutinière—afindelessauverdel’ingéniositésataniqueetimbéciledetouslesautres?

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IV

Lisantlesminutesduprocès,ondoittoujoursgarderprésentàl’espritlefaitqu’Auschwitzaétéétablipourdesmassacresadministratifsquidevaientêtreexécutésselon lesrèglesetlesrèglements lesplusstricts.Cesrèglesetrèglementsavaientétéposéspar lesmeurtriersencolblanc,etilssemblaientexclure—etilsétaientprobablementconçuspourcela—touteinitiative individuelle pour lemeilleur commepour le pire. L’exterminationdemillions degens était planifiée pour fonctionner comme unemachine : les arrivées en provenance detoute l’Europe ; les sélections sur la rampe et, par la suite, les sélections parmi ceux quiavaient été jugés physiquement aptes à leur arrivée ; la division en catégories (toutes lespersonnesâgées,lesenfantsetlesmèresavecenfantsdevaientêtregazésimmédiatement);lesexpérimentationshumaines ; le systèmedes«prisonniers responsables», leskapos, etles commandos de prisonniers, qui entretenaient les installations d’extermination etoccupaient des positions privilégiées. Tout semblait prévu et donc prévisible — jour aprèsjour, mois après mois, année après année. Et pourtant, ce qui est sorti des calculsbureaucratiques, c’est tout le contraire du prévisible. Ce fut l’arbitraire complet. Selon lesmots du DrWolken— ex-détenu, aujourd’huimédecin à Vienne et le premier et l’un desmeilleurs témoins : « [Tout] changeait presque d’un jour à l’autre. Cela dépendait del’officier de service, de celui qui faisait l’appel, du chef de bloc et de leurs humeurs »— surtout de leurs humeurs. « Des choses pouvaient arriver un jour qui étaientcomplètement hors de question deux jours plus tard. […] Le même petit détail de travailpouvaitêtreundétaildemort[…]ouuneaffairedrôle.»Ainsi,unjour,lemédecinmilitaireétaitdebonnehumeuretavaiteul’idéedecréerunblocpourlesconvalescents;deuxmoisplustard,touslesconvalescentsontétérassemblésetenvoyésaugaz.Cequelesmeurtriersencolblancavaientoublié,horribiledictu, c’était le facteurhumain.Et cequi rend cela sihorrible,c’estprécisémentlefaitquecesmonstresn’étaientenaucunemanièredessadiquesausensclinique,cequiestamplementprouvéparleurcomportementdanslescirconstancesnormales,etqu’ilsn’avaientpasdutoutétéchoisissurcettebasepouraccomplirleurdevoirmonstrueux. La raison pour laquelle ils étaient venus à Auschwitz ou d’autres campssimilaires,c’étaittoutsimplementque,pouruneraisonoupouruneautre, ilsn’étaientpasfaitspourleservicemilitaire.

À une première lecture superficielle du livre, on pourrait être tenté de verser dans degrandes déclarations sur la naturemauvaise de la race humaine, sur le péché originel, surl’«agressivité»humaineinnée,etc.engénéral—etsurle«caractèrenational»allemandenparticulier. Il est facile et dangereux d’oublier les rares cas où l’on a rapporté à la courcomment«parfoisun“êtrehumain”estarrivéaucamp»et,aprèsunrapidecoupd’œil,s’estenfuiens’écriant:«Non,cen’estpasunendroitpourl’enfantdemamère.»Contrairementà la vision générale avant cesprocès, il était relativement simplepourdesSSd’y échappersousunprétextequelconque—saufsionavait lamalchancede tomberentre lesmainsdequelqu’un comme le Dr Emil Finnberg, lequel pense aujourd’hui encore qu’il étaitparfaitement juste d’exiger des peines allant « de la prison à lamort » pour le « crime »

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d’inaptitudephysiqueàtirersurdesfemmesetdesenfants.Ilétaitbienmoinsdangereuxdeprétendreavoir«lesnerfsmalades»quederesteraucamp,d’aiderlesdétenusetderisquerl’accusationbienplusgravede« favoriser lesprisonniers».Par conséquent, ceuxqui sontrestés bon an mal an et ne faisaient pas partie des rares qui sont devenus des hérosreprésentaient quelque chose comme une sélection automatique des pires éléments de lapopulation.Nousneconnaissonspaslespourcentagesenlamatièreetavonspeudechanced’en apprendre davantage, mais si on pense que ces actes ouvertement sadiques ont étécommispardesgensparfaitementnormauxqui,danslavienormale,n’étaientjamaisentrésenconflitaveclaloi,oncommenceàs’interrogersurlemonderêvéparplusd’uncitoyenàquiilnemanquequ’uneoccasion.

Entoutcas,unechoseestsûre,etàcela,onn’osaitpluscroire—àsavoir«quetout lemonde pouvait décider pour lui-même d’être bon oumauvais à Auschwitz ». (N’est-il pasgrotesque que les cours de justice en Allemagne aujourd’hui soient incapables de rendrejusticeauxbonsaussibienqu’auxmauvais?)Cettedécisionnedépendaitnullementdufaitd’êtrejuif,polonaisouallemand;ellenedépendaitpasnonplusdufaitd’êtremembredesSS.Aumilieudecettehorreur, l’OberscharführerFlackeavaitcrééun«îlotdepaix»etnevoulaitcroireque,commeluiditunprisonnier,àlafin,«onnousassassineratous.Etaucuntémoinneseraautoriséàsurvivre».«J’espère,répondit-il,qu’ilyenauraassezparminouspourl’empêcher.»

Nonobstant la normalité clinique des accusés, le facteur humain principal à Auschwitzétaitlesadisme,etlesadismeestfondamentalementsexuel.Onsoupçonnequelessouvenirsrigolards des accusés prenant plaisir à écouter le récit d’actes qui font parfois pleurer ets’évanouirnonseulement les témoinsmais les jurés,que leurs incroyablessignesdetêteàceuxquiportenttémoignagecontreeuxetlesreconnaissent,ayantunjourétéleursvictimesdésespérées, leur joiemanifeste d’être reconnus (même s’ils étaientmis en accusation) etdoncqu’on se souvienned’eux, et leurmoral inhabituellementhaut toutdu long,que toutcela reflète de doux souvenirs de grands plaisirs sexuels, tout en indiquant une insolencecriante. Boger n’avait-il pas abordé une victime en citant un vers d’un poème d’amourmédiéval,«Tuesmien»(Dubismein/Ichbindein/dessoltdugewisssein)—raffinementdont des brutes presque illettrées comme Kaduk, Schlage, Baretzi et Bednarek n’auraientguèreétécapables?Mais ici,au tribunal, ils sesont touscomportésde lamême façon.Detout ce que les témoins décrivent, il émane une atmosphère de magie noire et d’orgiesmonstrueuses,dans lerituelde« l’interrogatoiremusclé»,dans les«gantsblancs»qu’ilspassaient quand ils venaient au bunker, dans leur façon vulgaire de se vanter d’êtrel’incarnationdeSatan,cequiétaitlaspécialitédeBogeretdupharmacienroumainCapesius.Ce dernier — condamné à mort par contumace en Roumanie et aujourd’hui à neuf ans àFrancfort— incarne le vampire parmi eux. Grâce à son butin amassé à Auschwitz, il s’estétablienAllemagne,acréésonentrepriseetadésormaischargéun«ami»d’influencerlestémoinsensafaveur.SesmalheursàFrancfortn’ontpascausédedommagesàsesaffaires;saboutiquedeGöppingen,commeSybilleBedfordl’arapportédans l’Observer, était«plusflorissantequejamais».

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En matière de facteur humain à Auschwitz, les simples humeurs ne venaient qu’endeuxième par ordre d’importance. Qu’est-ce qui change plus souvent et plus vite que leshumeurs,etquereste-t-ildel’humanitéd’unhommequileuraentièrementcédé?Entouréspar une provision sans fin de gens de toute façon destinés à mourir, les SS pouvaientréellement faire ce qui leur plaisait. Ce n’étaient assurément pas eux « les principauxcriminelsdeguerre»,commeonaappelélesaccusésauprocèsdeNuremberg.Ilsétaientlesparasitesdes« grands» criminels et, quandon les voit, on commenceà sedemander s’ilsn’étaient pas pires que ceux qu’ils accusent aujourd’hui d’avoir causé leur malheur. Nonseulement lesnazis, par leursmensonges, avaient élevé le rebut du genrehumain au rangd’élite,maisceuxquiontvécuaunomdel’idéalnazidela«dureté»etensontencorefiers(les « durs à cuire ») étaient en fait de la gelée. Tout se passe comme si leurs humeurstoujours changeantes leur avaient enlevé toute substance — la surface solide de l’identitépersonnelle,êtrebonoumauvais,tendreoubrutal,unidiot«idéaliste»ouunperverssexuelcynique.Lemêmehommequiaobtenulasentencelaplusgrave—àvieplushuitans—apuà l’occasion distribuer des saucisses à des enfants ; Bednarek, après avoir exécuté saspécialité,piétineràmortdesprisonniers,rentradanssachambrepourprier,carilétaitalorsdans l’humeur idoine ; le même médecin militaire qui envoya à la mort des dizaines demilliersdegensputaussisauverunefemmequiavaitétudiédanslamêmeécolequeluietluirappelaitsajeunesse;desfleursetdeschocolatsfurentenvoyésàunefemmequivenaitd’accoucher, alors qu’on allait la gazer le lendemain. L’accusé Hans Stark, très jeune àl’époque, sélectionnaun jourdeux juifs,ordonnaaukapode les tuer, luimontracommentfaireet,pourlesbesoinsdesadémonstration,entuadeuxautres.Enuneautreoccasion,ilsemitàméditerdevantundétenu,luimontrantunvillage:«Regardecommecevillageaétébienconstruit.Ilyatantdebriques.Quandlaguerreserafinie,cesbriquesporterontlenomdeceuxquiontététués.Peut-êtren’yaura-t-ilpasassezdebriques.»

Ilestcertainementvraique«presqueaucunSSn’apuprétendrenepasavoirsauvélaviedequelqu’un»s’ilétaitd’humeuridoine;etlaplupartdessurvivants—1%environdeceuxquiavaientétésélectionnéspourlestravauxforcés—ontdûleurvieàces«sauveurs».LamortétaitlechefsuprêmeàAuschwitz,maisàsescôtés,c’estl’accident—lehasardleplusscandaleuxetleplusarbitraire,incorporédansleschangementsd’humeurdesserviteursdelamort—quiadéterminéledestindesdétenus.

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V

Si le juge avait été aussi sage que Salomon et le tribunal en possession du « repèredéfinitif»permettantderangerlecrimesansprécédentdenotresiècledanslescatégoriesetles paragraphes qui aident à accomplir le peudont la justice humaine est capable, il seraitencoreplusdouteuxque«lavérité,toutelavérité»,quedemandaitBerndNaumann,aitpuapparaître. Aucune généralité— et qu’est-ce que la vérité si elle n’est pas générale ?—nepeutendiguerleflotchaotiquedesatrocitésabsurdesdanslesquellesondoitseplongerafindesaisircequiarrivequanddeshommesdisentque«toutestpossible»etpassimplementquetoutestpermis.

Aulieudelavérité,toutefois,lelecteurtrouveradesmomentsdevérité,etcesmomentssontenréalitélesseulsmoyensdontondisposepourformulercechaosvicieuxetmaléfique.Ces moments apparaissent de façon inattendue tels des oasis dans le désert. Ce sont desanecdotes,etellesdisentavecunebrièvetéextrêmecequ’ilenétait.

Il y a le jeune homme qui sait qu’il va mourir et écrit avec son sang sur les murs dubaraquement:«AndreasRapaport—quivécutseizeans.»

Il y a le petit garçon de neuf ans qui sait qu’il en sait « pas mal », mais qu’il n’enapprendrapasplus.

Il y a l’accuséBogerqui, découvrantun enfantquimangeunepomme, l’attrapepar lesjambes, lui fracasse la tête contre le mur et, tranquillement, ramasse la pomme pour lamangeruneheureplustard.

Ilyalefilsd’unSSdeservicequivientaucamprendrevisiteàsonpère.Maisunenfantestunenfant,etlarègledecelieuparticulierestquetouslesenfantsdoiventmourir.Ildoitdoncporterunsigneautourducou«pourqu’ilsnel’attrapentpasetnelejettentpasdanslefouràgaz».

Il y a le prisonnier qui tient ceux qui ont été sélectionnés pour se faire tuer avec une«méticulositémédicale»parKlehraumoyend’injectionsdephénol.Laportes’ouvre;entrelepèredeceprisonnier.Quandtoutest fini :«J’aipleuréet j’aidûportermoi-mêmemonpère.»Le lendemain,Klehr luidemandepourquoi ilapleuré ;s’il luiavaitdit, il« l’auraitlaissé vivre ». Pourquoi le prisonnier ne lui avait-il pas dit ? Avait-il peur de lui, Klehr ?Quelleerreur!Ilétaittellementdebonnehumeur.

Enfin,ilyalafemmequiestvenuedeMiamitémoigneràFrancfortparcequ’elleavaitlulesjournauxetvulenomduDrLucas:«L’hommequiaassassinémamèreetmafamillem’intéresse»,dit-elle.Elleracontecommentcelas’estpassé.ElleétaitarrivéedeHongrieenmai1944.«Jetenaisunbébédansmesbras.Ilsontditquelesmèrespouvaientresteravecleursenfants;donc,mamèrem’adonnélebébéetm’ahabilléedefaçonquejeparaisseplusâgée. [La mère tenait un troisième enfant par la main.] Quand le Dr Lucas m’a vue, il aprobablementcomprisquelebébén’étaitpasdemoi.Ill’aprisetl’alancéàmamère.»Lacour aperçoit tout de suite la vérité. « Peut-être avez-vous eu le courage de sauver letémoin?»,demande-t-elle.Lucas,aprèsunepause,nietout.Etlafemme,quisembleencore

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ignorerlesrèglesenvigueuràAuschwitz—oùtouteslesmèresavecenfantsétaientgazéesdès leur arrivée — quitte le tribunal sans avoir pris conscience que, elle qui était venuedécouvrirlemeurtrierdesafamille,avaitenréalitéétéconfrontéeàceluiquiluiavaitsauvélavie.C’estcequiarrivelorsqu’unhommedécidedeporterlemondesursatête.

1966

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Retourdebâton

Nous sommes ici rassemblés pour célébrer un anniversaire, le bicentenaire, non pas del’Amérique, mais de la République des États-Unis, et je crains bien que nous n’ayons puchoisir un moment plus malvenu. Les crises que connaît la République, sa forme degouvernement,sesinstitutionsdelibertésesontfaitsentirpendantdesannées,depuisquecequinousapparaîtaujourd’huicommeuneminicriseaétédéclenchéparJoeMcCarthy.Ungrandnombred’événementss’ensontsuivisquitémoignentd’uneconfusiondeplusenplusgrande dans les fondations mêmes de notre vie politique : assurément, on a vite oubliél’épisode du maccarthysme, mais il a eu pour conséquence la destruction d’un corps defonctionnaires fiables et dévoués, ce qui était relativement nouveau dans ce pays et aprobablement représenté la réalisation la plus importante de la longue administrationRoosevelt.C’estaulendemaindecettepériodequel’«affreuxAméricain»estapparusurlascène des affaires étrangères ; il n’était guère visible dans notre vie nationale, sauf dansl’incapacitédeplusenplusgrandeàcorrigerleserreursetàréparerlesdommages.

Immédiatementaprès,unpetitnombred’observateursavisésontcommencéàdouterquenotre formedegouvernementsoitcapablederésisterà l’assautdes forces inamicalesdecesiècleetdepasserl’an2000—etlepremieràexprimerpubliquementdetelsdoutes,sijemesouviensbien,cefutJohnKennedy.Maisl’humeurgénéraledanslepaysestrestéeenjouéeetpersonnen’étaitpréparé,mêmeaprèsleWatergate,aucataclysmedesévénementsrécents,sebousculant,déferlanttellesleschutesduNiagaradel’histoire,etdontlaforcelaissetoutlemonde,lesspectateursquiessaientd’yréfléchircommelesacteursquitententdelesralentir,également figés et paralysés. La rapidité de ce processus est telle que ne serait-ce que sesouvenircorrectementdecequiestarrivéetquandexigedesérieuxefforts.«Toutcequiaplusdequatreminutesestaussiancienquel’Égypte»apudireRusselBaker.

Sansdoutelecataclysmed’événementsquinousfigeest-ildûdansunelargemesureàunconcours de circonstances étrange, mais nullement rare en histoire, chacune ayant unesignification différente et une cause différente. Notre défaite au Viêt-nam — qui n’est enaucunemanière une « paix dans l’honneur », mais au contraire une défaite franchementhumiliante, l’évacuation en catastrophe par hélicoptère avec ses inoubliables scènes deguerre de tous contre tous, certainement la pire des quatre options possibles pourl’administration,à laquellenousavonsgratuitementajouténotredernierexploit en termesderelationspubliques,leminipontaérien,le«sauvetage»delaseulepartiedupeuplesud-vietnamien qui était totalement en sécurité —, la défaite en elle-même n’aurait guère pudonner lieu à un si grand choc ; c’était une certitude depuis des années, et beaucoup s’yattendaientdepuisl’offensiveduTêt.

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Que la « vietnamisation » ne marcherait pas n’a pu surprendre personne ; c’était unslogan de relations publiques pour excuser l’évacuation des troupes américaines qui,accabléesparladrogue,lacorruption,lesdésertions, larébellionfranche,nepouvaientêtrelaisséeslà.Cequiestapparucommeunesurprise,c’estlafaçondontThieului-même,sansmêmeconsultersesprotecteursàWashington,s’estarrangépouraccélérerladésintégrationde son gouvernement dans une mesure telle que les vainqueurs n’ont pu se battre etconquérir;cequ’ilsonttrouvéquandilsontpuentrerencontactavecunennemiquiafuiplusvitequ’ilsnepouvaientlepoursuivre,cen’étaitpasunearméefaisantretraite,maisunefoule de soldats et de civils en débâcle, se livrant au pillage dans des proportionsgigantesques.

Toutefois, ce désastre en Asie du Sud-Est s’est produit presque enmême temps que laruinedelapolitiqueétrangèredesÉtats-Unis—désastreàChypreetpertepossiblededeuxex-alliés, la Turquie et la Grèce, coup d’État aux conséquences incertaines au Portugal,débâcle auMoyen-Orient,montée en puissance des États arabes. Cela a coïncidé en outreavecnosmultiplesproblèmesnationaux:inflation,dévaluationmonétaire,ainsiquelefléauquiaffligenosvilles,lestauxdechômageetdecriminalitéenhausse.AjoutezàcelalessuitesduWatergate,quinesontenaucunefaçon,jecrois,derrièrenous,leproblèmedel’OTAN,laquasi-faillite de l’Italie et de l’Angleterre, le conflit avec l’Inde et les incertitudes de ladétente, en particulier vu la prolifération des armes nucléaires, comparez cela avec notreposition à la fin de la Seconde Guerre mondiale, et vous conviendrez que, parmi lesnombreuxévénementssansprécédentdecesiècle,ledéclinrapidedelapuissancepolitiquedesÉtats-Unis(1)mériteconsidération.Celaaussiestpresquesansprécédent.

Il se pourrait très bien que nous nous trouvions à l’un de ces tournants décisifs del’histoire qui séparent des ères tout entières les unes des autres. Pour des contemporainsenglués,commenous,dans lescontraintes inexorablesde laviequotidienne, ilsepeutqueles lignesdepartageentre les èresne soientguèrevisiblesquandon les traverse ; cen’estqu’aprèsqu’onatrébuchésurellesquecesfrontièressetransformentenmursquicoupentirrévocablementdupassé.

Àcesmomentsdel’histoireoùécriresurlemurdevienttropeffrayant,laplupartdesgensfuient se rassurer dans la vie de tous les jours et ses contraintes toujours inchangées.Aujourd’hui,cettetentationestplusforte,puisqueaucunevisionà longtermedel’histoire,un autre de nos itinéraires de délestage favoris, n’est très encourageante non plus : lesinstitutionsaméricainesquipréserventlaliberté,fondéesilyadeuxcentsans,ontsurvécuplus longtempsquetoutautre titredegloirecomparabledans l’histoire.Cessommetsdansl’histoiredel’hommesontàjustetitredevenuslesmodèlesparadigmatiquesdenotrepenséepolitiquetraditionnelle;mais ilnefautpasoublierque,chronologiquementparlant, ilsonttoujours constitué des exceptions. En tant que tels, ils survivent splendidement dans lapensée pour illuminer la réflexion et l’action des hommes dans les époques plus sombres.Personneneconnaîtl’avenir,ettoutcequ’onpeutdireencemomentplutôtsolennel,c’est:peu importe comment il finira, cesdeux cents ansdeLiberté avec seshauts et sesbasontgagnéle«lotdegloire»d’Hérodote.

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Cependant, lemoment n’est pas encore venu pour cette vision à long terme et pour laglorification inhérente au souvenir, et cette occasionnous invite naturellement à ressaisir,comme on l’a suggéré, « l’extraordinaire qualité de pensée, de parole et d’action » desfondateurs. J’ai tendance à croire que cela aurait été impossible dans de meilleurescirconstances du fait de la qualité vraiment « extraordinaire » de ces hommes. C’estprécisémentparcequelesgensontprisconsciencedelaterribledistancequinousséparedescommencementsqu’ilss’engagentsinombreuxdansunequêtedesracines,des«causesplusprofondes » de ce qui est arrivé. Il est dans la nature des racines et des « causes plusprofondes»d’êtrecachéesparlesapparencesdecequ’ellessontcenséesavoircausé.Ellesnese prêtent pas à l’inspection et à l’analyse, et on ne peut les atteindre que par la voieincertainedel’interprétationetdelaspéculation.Lecontenudecesspéculationsestsouventsurfaitetpresquetoujoursfondésurdesprésupposésantérieursàunexamenimpartialdesdonnées factuelles — c’est ainsi qu’il existe pléthore de théories sur les causes « plusprofondes»de laPremièreoude laSecondeGuerremondiale, lesquellessont fondéesnonsurunesagesserétrospectivepleinedemélancolie,maissurdesspéculations transforméesen convictions quant à la nature et au destin du capitalisme ou du socialisme, de l’èreindustrielle oupostindustrielle, au rôlede la science etde la technologie, et ainsi de suite.Mais ces théories sont encore plus gravement limitées par les exigences du public auquelelles s’adressent. Elles doivent être plausibles, c’est-à-dire qu’elles doivent contenir desaffirmationsquelaplupartdeshommesraisonnablesàcemoment-làpeuventaccepter;ellesnepeuventexigerquel’onadmettel’incroyable.

Jepensequelaplupartdesgensquiontpuconstatersurquellehystérieetquellepaniques’estfinielaguerreduViêt-namontestiméquecequ’ilsvoyaientsurleurécrandetélévisionétait«incroyable»,etcelal’étaitbien.C’estcetaspectdelaréalité,qu’onnepeutanticiperpar l’espoir ou par la crainte, que nous célébrons lorsque la Fortune sourit et que nousdéplorons lorsque lemalheur frappe.Toutespéculationsur les causesplusprofondesnousfaitpasserduchocdelaréalitéàcequisembleplausibleetpeuts’expliquerentermesdeceque les hommes raisonnables pensent possible. Ceux qui bravent cette plausibilité, lesporteurs de mauvaises nouvelles, qui insistent pour « dire ce qu’il en est vraiment », onnelesajamaisbienaccueillisetonnelesasouventpastolérésdutout.S’ilestdanslanaturedesapparencesdecacherlescauses«plusprofondes»,ilestdanscelledelaspéculationsurlescausesplusprofondesdecacheretdenous faireoublier labrutalitéviolenteetnuedesfaits,deschosestellesqu’ellessont.

Cette tendance humaine naturelle a pris des proportions gigantesques ces dix dernièresannées, quand notre scène publique a commencé à être dominée par les habitudes et lesrecommandationsdecequ’onappellepareuphémismelesrelationspubliques,c’est-à-direla« sagesse » de Madison Avenue. C’est la sagesse des employés d’une société deconsommationquifaitlapromotiondesesbiensàunpublic,dontlaplusgrandepartiepassedavantage de temps à consommer ces produits qu’à les produire. La fonction deMadisonAvenue est d’aider à distribuer lamarchandise, et elle s’intéresse demoins enmoins auxbesoinsdesconsommateursetdeplusenplusauxbesoinsdelamarchandiseàconsommer

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enquantitésdeplusenplusgrandes.Sil’abondanceetlasurabondanceétaientàl’originelesobjectifsdurêvemarxisted’unesociétésansclassesoùlesurcroîtnatureldetravailhumain— c’est-à-dire le fait que le travail stimulé par les besoins humains produit toujoursdavantagequ’iln’estnécessaireàlasurvieindividuelledutravailleuretàcelledesafamille—[manquetexteoriginal],alorsnousvivonslaréalitédurêvesocialisteetcommuniste,saufquecerêves’estréaliséau-delàdesfantasmeslesplusdélirantsdesonauteurparlebiaisduprogrèsdelatechnologie,dontladernièreétapeprévueestl’automation;cenoblerêves’esttransforméenquelquechosedetrèssemblableàuncauchemar.

Ceux qui souhaitent spéculer sur la cause « plus profonde » sous-jacente à latransformation dans les faits de l’ancienne société de production en une société deconsommation qui ne peut avancer qu’en devenant une immense société de gaspillageferaient bien de se tourner vers les récentes réflexions de Lewis Mumford dans le NewYorker. Car il n’est que trop vrai que la « prémisse qui sous-tend toute cette époque», saversioncapitalistecommesaversionsocialiste,aétéla«doctrineduProgrès».«LeProgrès,dit Mumford, était un tracteur qui suit son propre chemin et ne laisse aucune tracepermanente,nin’avance versunedestination imaginable et humainementdésirable. “Allerde l’avant est l’objectif” »,maispasparcequ’« aller de l’avant» aunebeauté ouun sensinhérent.Plutôt parceque s’arrêter, s’arrêter de gaspiller, s’arrêter de consommer toujoursplus, toujours plus vite, dire à un moment donné qu’assez, c’est assez mèneraitimmédiatementàlaruine.Ceprogrès,accompagnédubruitincessantquefontlesagencesdepublicité, s’est accompli aux dépens du monde dans lequel nous vivons et des objets àl’obsolescence fabriquéedontnoususonsetabusonstoujoursplus,dontnousmésusonsetquenousfinissonsparjeter.Larécenteprisedeconsciencedesmenacesquipèsentsurnotreenvironnement représente la première lueur d’espoir dans cette évolution, même sipersonne, pour autant que je puisse le constater, n’a encore découvert lemoyen d’arrêtercetteéconomieemballéesanscauserunedépressionréellementmajeure.

Bienplusgravecependantquecesconséquencessocialesetéconomiquesestlefaitqu’onaautorisélatactiquemiseenœuvreparMadisonAvenuesouslenomderelationspubliquesàenvahirnotreviepolitique.LesdossiersduPentagoneontnonseulementmontréendétail«l’imagedelaplusgrandesuperpuissancemondialetuantoublessantgravementunmillierde non-combattants par semaine pour tenter de réduire à la soumission une minusculenationarriéréeàproposd’unequestiondontlesméritesfontl’objetdevifsdébats»—imagequi, selon lesmotsminutieusementpesésdeRobertMcNamara, n’était pas« jolie jolie ».Ces dossiers ont aussi prouvé sans l’ombre d’un doute et de façon ennuyeuse à force derépétitionsquecetteentreprisepastrèsglorieuseetpastrèsrationnelleétaitexclusivementinspiréeparlebesoinqu’avaitcettesuperpuissancedesecréeruneimagequiconvaincraitlemondequ’elleétait«lapuissancelaplusformidablesurTerre».

L’objectif final de cette guerre terriblementdestructrice, que Johnson a lancée en 1965,n’étaitnilepouvoirnileprofit,nimêmequelquechosed’aussiréelqu’uneinfluenceenAsieafin de servir des intérêts particuliers tangibles pour lesquels on avait besoin de jouir deprestige, d’une bonne image. Ce n’était pas une politique impérialiste avec sa tendance à

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l’expansionetàl’annexion.Laterriblevéritéquerévèlel’histoireracontéedanscesdossiers,c’est que le seul but permanent était devenu l’image elle-même, discutée dansd’innombrablesmémorandums et « options », c’est-à-dire dans les « scénarios » et leurs«publics», langageempruntéauthéâtre.Auvudecetobjectif final, toutes les«options»n’étaientquedesmoyensàcourttermeinterchangeables,jusqu’àcequefinalement,lorsquetous les signes indiquaient la défaite, tout cet appareillage officiel contraigne sesremarquables ressources intellectuelles à découvrir les voies et les moyens d’éviterd’admettre la défaite et de garder intacte l’image de la « puissance la plus formidable surTerre».C’estàcemoment-là,biensûr,que l’administrationaété forcéedeseheurterà lapresse et de découvrir que des correspondants libres et non corrompus constituent unemenaceplus importantepour la fabricationde l’imagequedes conspirationsétrangèresoules ennemis réels des États-Unis. Ce choc a certainement été déclenché par la publicationsimultanéedesdossiersduPentagonedansleNewYorkTimeset leWashingtonPost, sansdouteleplusgrandscoopjournalistiquedusiècle,maisilétaitenréalitéinévitabletantquelesjournalistesvoulaientmarquerleurdroitdepublier«touteslesinformationsquivalentlapeined’êtreimprimées».

La fabrication de l’image en tant que politique globale est quelque chose de neuf dansl’énormearsenaldesfolieshumainesenregistréesparl’histoire,maislemensongecommeteln’estninouveauninécessairementune folieenpolitique.Desmensongesont toujoursétéregardéscommejustifiablesdanslescasd’urgence,mensongesquiconcernaientdessecretsbien précis, surtout en matière militaire, qui devaient être protégés contre l’ennemi. Cen’étaitpasmentirparprincipe, c’était laprérogative jalousement gardéed’unpetitnombred’hommes,réservéeàdescirconstancesextraordinaires,alorsquelafabricationdel’image,lemensongeenapparencesansdommagedeMadisonAvenue,aétéautoriséàproliférerdanslesrangsdetouslesservicesgouvernementaux,militairesetcivils—ledécomptedescorpstrafiquépour lesmissionsdedestruction, les rapportsdecombat tripatouillésde l’aviation,les rapports faisant toujoursétatdeprogrèsàWashingtonet,dans lecasde l’ambassadeurMartin,jusqu’aumomentoùilaembarquédansl’hélicoptèrepourêtreévacué.Cesrapportsne cachaient aucun secret à des amis ou à l’ennemi ; ils n’étaient pas faits pour cela. IlsétaientcensésmanipulerleCongrèsetconvaincrelepeupledesÉtats-Unis.

Entantquemodedevie,lemensongen’estpasnonplusunenouveautéenpolitique,dumoins pas au cours de notre siècle. Il a assez bien réussi dans des pays sous dominationtotale,oùlemensongen’étaitpasinspiréparuneimage,maisparuneidéologie.Saréussite,commenouslesavonstous,était irrésistible,maiselledépendaitdelaterreur,etnondelapersuasion cachée, et son résultat est loin d’être encourageant : toutes choses égales parailleurs,cemensongeparprincipeestdansunelargemesurelaraisonpourlaquellel’Unionsoviétiqueestencoreunesortedepayssous-développéetsous-peuplé.

Danslecontextequiestlenôtre,l’aspectdécisifdanscemensongedeprincipeestqu’ilnepeutfonctionnerqueparlaterreur,c’est-à-direparl’invasiondelapureetsimplecriminalitédans les processus politiques. C’est ce qui est arrivé en Allemagne et en Russie sur uneéchellegigantesquedans lesannées1930et 1940,quand legouvernementdedeuxgrandes

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puissances était entre les mains de meurtriers de masse. Quand la fin est venue, avec ladéfaite et le suicide de Hitler, et la mort soudaine de Staline, une forme politique defabrication d’image a été introduite dans ces deux pays, mais de façon différente, pourdissimuler lebilan incroyabledupassé.Le régimed’AdenauerenAllemagnea éprouvédesdifficultés à dissimuler le fait que Hitler n’avait pas seulement été aidé par quelques« criminels de guerre », mais avait été soutenu par une majorité du peuple allemand, etKhrouchtchev,danssoncélèbrediscoursauXXeCongrèsduParti,aprétenduquetoutavaitété laconséquencedufuneste«cultede lapersonnalité»deStaline.Dans lesdeuxcas,cemensongeétait cequenousappellerionsaujourd’huiunedissimulation,et il a été ressenticommenécessairepourpermettreaupeupledeseremettred’unpassémonstrueuxquiavaitlaisséd’innombrablescriminelsdanslepaysetderecouvrerunecertainenormalité.

Pour l’Allemagne, cette stratégie a très bien réussi et le pays s’est en réalité rétablirapidement, alors qu’en Russie, le changement n’a pas fait revenir à quelque chose qu’onpourrait dire normal, mais a été un retour au despotisme ; on ne doit pas oublier que lepassage de la domination totale, avec ses millions de victimes innocentes, au régimetyranniquequipersécuteseulementsesopposantsdoitsecomprendrecommequelquechosed’entièrement normal dans le cadre de l’histoire russe. Aujourd’hui, les désastres terriblesdesannées1930et1940enEuropeontpourconséquenceslesplusgravesquecetteformedecriminalitéetsesbainsdesangsontrestéslanormeconscienteouinconscienteaumoyendelaquelle nous mesurons ce qui est permis et ce qui est interdit en politique. L’opinionpubliqueestdangereusementenclineà condamnernon le crimedans les rues,mais touteslestransgressionspolitiquesfrisantlemeurtre.

LeWatergate a signifié l’intrusion de la criminalité dans les processus politiques de cepays,maisencomparaisondecequiestdéjàarrivéencesiècle terrible,sesmanifestations—lemensongecriant,commedanslarésolutionduTonkin,pourmanipulerleCongrès,ungrand nombre de cambriolages minables, le mensonge excessif pour dissimuler lescambriolages, le harcèlement de citoyens par l’International Revenue Service, la tentativepourorganiserdesservicessecretsauxordresexclusivementdel’exécutif—ontétésidoucesqu’ilatoujoursétédifficiledelesprendrecomplètementausérieux.C’étaitvraienparticulierdesspectateursetcommentateursétrangers,parcequ’aucund’entreeuxnevenaitdepaysoùuneconstitutionestréellementlaloifondamentale,commecelaaétélecasicidepuisdeuxcentsans.Desortequecertainestransgressionsqui,danscepays,sontenfaitcriminellesnesontpasressentiescommetellesdansd’autres.

Maismêmenousquisommesdescitoyensetqui,commecitoyens,noussommesopposésàl’administrationaumoinsdepuis1965,avonsdesdifficultésàcetégardaprèslapublicationsélectivedesbandesNixon.Enleslisant,noussentonsbienquenousavonssurestiméNixonainsi que son administration — même si nous n’avons certainement pas surestimé lesrésultatsdésastreuxdenotreaventureasiatique.LesactionsdeNixonnousontégarés,parceque nous soupçonnions que nous étions confrontés à un assaut calculé contre la loifondamentaledupays,ainsiqu’àunetentativepourabolirlaConstitutionetlesinstitutionsdelaliberté.Rétrospectivement,ilsemblequ’iln’aitpasexistédetelsgrandsschémas,mais

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«seulement» la ferme intentiondepasseroutre toute loi, constitutionnelleoupas,qui sedressait contre des plans changeants, inspirés par l’avidité et la vindicte plutôt que par laquêtedupouvoir ou toutprogrammepolitique cohérent.End’autres termes, tout sepassecommesiunebanded’escrocs,mafiosiassezpeutalentueux,avaitréussiàs’approprierpourelle-même legouvernementde« lapuissance laplus formidable surTerre».C’estdonc lemanquede crédibilité, dont l’administrationnousdit qu’ellemenacenos relations avec lespaysétrangers,lesquelsnefontprétendumentplusconfianceànosengagements,quimenaceen fait les affaires nationales plutôt qu’internationales. Quelles que soient les causes del’érosiondelapuissanceaméricaine,lespitreriesdel’administrationNixon,convaincuequ’ilsuffit de jouer des sales tours pour réussir n’importe quelle entreprise, ne figurent guèreparmielles.Tout cela, assurément,n’estpas très réconfortant,mais iln’estpasmoinsvraiquelescrimesdeNixonontétébienloindelacriminalitédutypedecelleaveclaquellenousétions enclins à la comparer. Et pourtant, il y a quelques parallèles qui, je crois, peuventlégitimementretenirnotreattention.

Ilyapremièrementlefaitinconfortablequ’ungrandnombred’hommesautourdeNixonn’appartenaientpasaucercledeses intimesetn’avaientpasétéchoisispar lui,maisqu’ilsn’en étaient pasmoins tout proches de lui, certains jusqu’à la fin,même s’ils en savaientassezsurles«histoireshorribles»delaMaisonBlanchepournepasselaissermanipuler.Ilestvraiquelui-mêmeneleurajamaisfaitconfiance,maiscommenteuxont-ilspusefieràcethommequiavaitprouvéduranttoutesalongueettrèsglorieusecarrièrepubliquequ’onnepouvaitpasluifaireconfiance?Lamêmequestiongênantepourraitbiensûr,etavecplusdejustification,êtreposéeàproposdeshommesquiontentouréetaidéHitleretStaline.Deshommesdotésd’instinctsauthentiquementcriminelsetagissantparcompulsionnesontpaschose fréquente, et ils sont moins répandus parmi les hommes politiques et les hommesd’Étatpour la simpleetbonneraisonque l’affairedecesderniers, le travaildans le champpublic, exiged’êtrepublique, alorsqu’en règlegénérale, les criminelsn’ontpasgranddésird’apparaîtreenpublic.Leproblème, je crois, estmoins le faitque lepouvoir corromptqueceluique c’est l’aura dupouvoir, son apparat séduisant, quiattire plus que le pouvoir lui-même;tousleshommesdontnoussavonsqu’aucoursdecesiècle,ilsontabusédupouvoirdans une mesure ouvertement criminelle étaient corrompus bien avant de parvenir aupouvoir. Ce dont leurs aides avaient besoin pour devenir les complices de leurs activitéscriminelles, c’était de permissivité, de l’assurance qu’ils seraient au-dessus de la loi. Nosconnaissances ne sont pas assez solides sur ces questions ; mais toutes les spéculationsautourdelatensioninhérenteentrepouvoiretcaractèresouffrentd’unetendanceàmettreindistinctementsurlemêmeplanlescriminelsnésetceuxquiseprécipitentpouraiderdèsqu’il est devenu clair pour eux que l’opinion publique ou le « privilège de l’exécutif » lesprotégerad’êtrepunis.

Quantauxcriminelseux-mêmes,laprincipalefaiblessecommuneàleurcaractèresembleêtreleprésupposéplutôtnaïfselonlequeltoutlemondeestcommeeux,queleurcaractèreimparfait est partie intégrante de la condition humaine, une fois qu’on l’a débarrassée del’hypocrisieetdesclichésconventionnels.LagrandeerreurdeNixon—hormislefaitdene

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pas avoir brûlé les bandes à temps — a été de mal juger le caractère incorruptible destribunauxetdelapresse.

Lacascaded’événementsdecesdernièressemainesapresqueréussiuntempsàmettreenlambeaux le tissu de mensonges créé par l’administration Nixon et le réseau de faiseursd’imagequi l’avaitprécédée.Lesévénementsontmisenavant les faitsnusdans leur forcebrutale, tombant en vracpour formerun amasdedécombres ; pourun temps, il a sembléqu’ils récoltaient cequ’ils avaient semé.Maispourdes gensqui avaient si longtemps vécudansl’euphoriedu«rienneréussitcommelaréussite»,laconséquencelogiquedece«rienn’échoue comme l’échec » n’était pas facile à admettre. C’est ainsi qu’il a été peut-êtreseulement naturel que la première réaction de l’administration Ford ait été de tester unenouvelleimagequipuisseaumoinsatténuerl’échec,atténuerl’acceptationdeladéfaite.

Aumotifque«lapuissancelaplusformidablesurTerre»manquaitdeforceproprepourvivreavecladéfaiteetsousprétextequelepaysétaitmenacéparunisolationnismenouveau,dont il n’existait pas de signes, l’administration s’est embarquée dans une politique derécriminations contre le Congrès, et on nous a servi, comme à tant de pays avant nous, lalégendeducoupdepoignarddansledos,engénéralinventéeparlesgénérauxquiontperduune guerre et défendue avec le plus de conviction dans notre cas par le général WilliamWestmorelandetlegénéralMaxwellTaylor.

LeprésidentFordlui-mêmeaproposéunevisionpluslargequecesgénéraux.Notantquele temps, en toutes circonstances, a la particularité d’avancer, il nous a admonestés àplusieurs reprises de faire comme le temps, il nous a avertis que regarder en arrière nepouvaitmenerqu’àdesrécriminationsmutuelles—oubliantpouruntempsqu’ilavaitrefuséd’accorderuneamnistiesanscondition,cequiestlemoyenconsacréparletempsdeguérirles blessures d’une nation divisée. Il nous a dit de faire ce qu’il n’avait pas fait, à savoird’oublier le passé et d’ouvrir gaiement un nouveau chapitre de l’histoire. Comparé à lamanière sophistiquée dont, pendant de nombreuses années, des faits déplaisants ont éténoyés sous l’imagerie, c’est un retour frappant aux plus vieilles méthodes que le genrehumainadéveloppéespoursedébarrasserderéalitésdéplaisantes—c’estdel’oubli.Sicelaréussissait, celamarcherait sans aucun doutemieux que toutes les images essayant de sesubstitueràlaréalité.OublionsleViêt-nam,oublionsleWatergate,oublionsladissimulationet la dissimulation de la dissimulation imposée par le pardon présidentiel prématuré auprincipal acteur de l’affaire, lequel refuse même aujourd’hui d’admettre aucunemalversation;cen’estpasl’amnistie,maisl’amnésiequiguériranosblessures.

L’unedesdécouvertesdugouvernementtotalitaireaétélaméthodeconsistantàcreuserdegrandstrousdanslesquelsenterrerlesfaitsetlesévénementsmalvenus,vasteentreprisequin’apuêtreréaliséequ’enassassinantdesmillionsdegensquiavaientétélesacteursoulestémoinsdupassé.Lepasséétaitcondamnéàêtreoubliécommes’iln’avaitjamaisexisté.Assurément,personnen’avoulusuivrelalogiquesansmercidecesdirigeantspassés,surtoutdepuis,commenouslesavonsdésormais,qu’ilsn’ontpasréussi.Dansnotrecas,cen’estpasla terreur mais la persuasion imposée par la pression et la manipulation exercées surl’opinionpubliquequiestcenséeréussirlàoùlaterreuraéchoué.L’opinionpubliquenes’est

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toutd’abordpasmontréetrèsamèneaveccestentativesdelapartdel’exécutif;lapremièreréponseàcequiestarrivéaétéviteunflotdeplusenplusgrandd’articlesetde livressur« leViêt-nam»et« leWatergate», laplupartmoinsportésànousrapporter les faitsqu’ànous enseigner les leçons à tirerdenotrepassé récent, et citant encore et toujours le vieiladage:«Ceuxquin’apprennentpaslesleçonsdel’histoiresontcondamnésàlarépéter.»

Sil’histoire—paroppositionauxhistoriens,quitirentlesleçonslesplushétérogènesdeleurs interprétationsde l’histoire—ades leçons ànous enseigner, cettePythieme semblepluscryptiqueetobscurequelesprophétiesnotoirementpeufiablesdel’oracledeDelphes.JecroisplutôtavecFaulknerque«lepassénemeurtjamais,ilnepassemêmepas»,etce,pour la simple et bonne raison que le monde dans lequel nous vivons à n’importe quelmomentestlemondedupassé;ilconsistedanslesmonumentsetlesreliquesdecequ’ontaccomplileshommespourlemeilleurcommepourlepire;sesfaitssonttoujourscequiestdevenu(commelesuggèrel’originelatinedumotfieri—factumest).End’autrestermes,ilestassezvraiquelepassénoushante;c’estd’ailleurs lafonctiondupassédenoushanter,nousquisommesprésentsetsouhaitonsvivredanslemondetelqu’ilestréellement,c’est-à-direquiestdevenucequ’ilestdésormais.

J’ai dit auparavant que, dans le cataclysme des événements récents, tout s’est passécommes’ilsavaientrécoltécequ’ilsontsemé,et j’aiutilisécetteexpressioncouranteparcequ’elleindiqueuneffetboomerang,lecontre-feuxinattenduetruineuxdemauvaisesactionssur celui qui les commet, ce dont les hommes politiques impérialistes des anciennesgénérationsavaienttellementpeur.Anticiperceteffetlesaenfaitlimitésdanscequ’ilsontfaitsurdesterreslointainesàdespeuplesétrangers.Nedécomptonspasnosbienfaits,maissous une forme brève et certainement pas exhaustive, mentionnons certains des effetsruineux les plus évidents pour lesquels il serait sage de ne pas incriminer des boucsémissaires, étrangers ou nationaux, mais seulement nous-mêmes. Commençons parl’économie,dontpersonnen’apréditlesoudainpassageduboomàladépression,etquelesderniersévénementsàNewYorkontsitristementetsinistrementdramatisé.

Commençons par ce qui est évident : l’inflation et la dévaluation monétaire sontinévitables aprèsdes guerresperdues, et seulenotrebonnevolonté à admettreunedéfaitedésastreusepeutnousdissuaderd’unequête futiledes« causesplusprofondes».Seule lavictoire, ainsi que l’acquisition de nouveaux territoires et de réparations à la faveur d’unaccorddepaix,peutcompenserlesdépensestotalementimproductivesdelaguerre.Danslecas de la guerre que nous avons perdue, cela aurait été de toute façon impossible puisquenous n’avions pas en vue de nous étendre et avons même offert (même si nous n’avonsjamaiseu l’intentiondepayer)auNordViêt-namdeuxmilliardsetdemidedollarspour lareconstruction du pays. Pour ceux qui tiennent à « apprendre » de l’histoire, retenons laleçontrivialeselonlaquellemêmeleplusrichepeutfairefaillite.Maisilyaplusdanslacrisesoudainequinousavaincus.

LaGrandeDépressiondesannées1930,quis’estétenduedesÉtats-Unisàtoutel’Europe,n’adansaucunpaysétémisesouscontrôlenisuivied’unretouràlanormale—leNewDealen Amérique n’a pas été moins impuissant à cet égard que les notoirement inefficaces

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Notverordnungen, les mesures d’urgence prises par la défunte république deWeimar. LaDépression ne s’est terminée que sous l’effet des changements soudains et politiquementnécessaires dus à l’économie de guerre, d’abord en Allemagne, où Hitler a liquidé laDépressionet sonchômageen1936,puis,avec ladéclarationdeguerre,auxÉtats-Unis.Cefaitextrêmement importantétaitévidentpour tout lemonde,mais il aété immédiatementdissimuléparungrandnombredethéorieséconomiquescompliquées,desortequel’opinionpubliquenes’estpassentieconcernée.Pourautantquejelesache,SeymourMelmanestleseulauteurd’importanceàsoulignercepointàplusieursreprises(voirAmericanCapitalisminDécline qui, selon un critique de laNew York Times Book Review, « présente assez dedonnéespourlestertroislivres»);sonœuvreresteentièrementhorsducourantdominantde la théorie économique.Mais alors que ce fait élémentaire, très effrayant en lui-même,étaitnégligédanspresquetouslesdébatspublics,ils’esttraduitpresqueimmédiatementparla conviction plus ou moins communément partagée selon laquelle « les entreprisesindustriellestravaillentnonpourproduiredesbiens,maispourfournirdesemplois».

Il se peut que cettemaxime ait eu son origine auPentagone,mais il est certain qu’elles’estrépanduedanstoutlepays.Ilestvraiqu’àl’économiedeguerre,quinousavaitsauvésdu chômage et de la Dépression, a fait suite l’utilisation à grande échelle des diversesinventions qu’on résume sous le label d’automation et qui, comme on l’avait dûmentsouligné il y aquinzeouvingt ans, auraitdû signifierunebrutaleperted’emplois.Mais ledébat sur l’automation et le chômage a vite disparu pour la simple et bonne raison que laprotection du travail et d’autres pratiques similaires, en partie, mais en partie seulement,imposées par la puissance des syndicats, a semblé régler le problème. Aujourd’hui, il estpresqueuniversellementadmisquenousdevons fabriquerdesvoiturespourmaintenirdesemplois,etnonpourquelesgenspuissentsedéplacer.

Cen’estunsecretpourpersonnequelesmilliardsdedollarsexigésparlePentagonepourle secteurde l’armementne sontpasnécessairespour la« sécuriténationale»,maispouréviterl’effondrementdel’économie.Àuneépoqueoùlaguerreconsidéréecommeunmoyenrationnelauservicedelapolitiqueestdevenueunesortedeluxequinesejustifiequepourles petites puissances, le commerce et la production des armes sont devenus l’activité à laplus fortecroissance,et lesÉtats-Unissont« facilement leplusgrosmarchandd’armesaumonde».Commel’aditavectristesselePremierministreduCanadaPierreTrudeauquandonl’acritiquépouravoirvendudesarmesauxÉtats-UnisquipouvaientservirauViêt-nam,ilfautdésormaischoisir«entreavoirlesmainssalesouleventrevide».

Danscescirconstances,ilestentièrementvraique,commeleditMelman,«l’inefficacité[a été élevée] au rang d’objectif national », et le retour de bâton, en l’occurrence, est lapolitiquefolle,maisquiréussitmalheureusement,consistantà«résoudre»desproblèmestrèsréelsaumoyendeslogansastucieuxneparvenantqu’àfairedisparaîtretemporairementlesproblèmes.

Peut-être est-ceun signed’un sensde la réalité ravivéque la crise économique, rendueflagrante par la faillite possible de la plus grande ville du pays, a davantage contribué àrepousser à l’arrière-plan leWatergate que les diverses tentatives de deux administrations

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prises ensemble. Ce qui demeure, et ce qui nous hante encore, ce sont les ahurissantesconséquencesdeladémissionforcéedeM.Nixon.M.Ford,présidentnonélu,recrutéparM.Nixon lui-mêmeparcequ’il était l’unde sesplus fortspartisansauCongrès, a étéaccueilliavec un enthousiasme échevelé. « En quelques jours, presque en quelques heures, GeraldFord a dissipé lesmiasmes qui ont si longtemps pesé sur laMaisonBlanche ; et le Soleil,pourrait-on dire, a recommencé à luire à Washington », disait Arthur Schlesinger,certainement l’un des derniers parmi les intellectuels dont on aurait pu attendre qu’ilnourrisse des désirs secrets pour l’homme en selle. C’est ainsi qu’un très grand nombred’Américains ont instinctivement réagi.M.Schlesinger apu changerd’avis après le pardonprématuré accordéparFord,mais cequi est arrivé alors amontré combien son évaluationhâtive était en phase avec l’humeur du pays.M.Nixon a dû démissionner parce qu’il étaitcertaind’êtremisenaccusationpour ladissimulationduWatergate ;uneréactionnormalechezceuxquiétaientconcernésparles«histoireshorribles»delaMaisonBlancheauraitpuêtrededemanderquiavaitenréalitédéclenchél’affairequiavaitensuitedûêtredissimulée.Maispourautantquejesache,cettequestionn’aétéposéeetsérieusementexaminéequeparunseularticle,celuideMaryMcCarthy,danslaNewYorkReviewofBooks.Ceuxquiavaientdéjàétémisenaccusationetcondamnéspourleurrôledansladissimulationontétéenvahisd’offresalléchantesdelapartd’éditeurs,delapresseetdelatélévision,ainsiquedescampus,pour raconter leur histoire. Personne ne doute que ces histoires seront complaisantes,surtoutcellequeNixonlui-mêmeprévoitdepublier,pourlaquellesonagentpensequ’ilpeutfacilementdécrocheruneavancededeuxmillionsdedollars.Cesoffres,jesuisnavréedeledire, ne sont en aucunemanière politiquementmotivées ; elles reflètent lemarché et sonbesoin d’« images positives » — c’est-à-dire sa quête de davantage de mensonges et defabrications,cettefoispourjustifierladissimulationetréhabiliterlescriminels.

Leretourdebâtondésormais,c’estcettelongueéducationàl’imagerie,quinesemblepasmoins créer des habitudes que les drogues. Rien, selonmoi, ne nous en apprend plus surcette addiction que la réaction du public, dans la rue comme au Congrès, face à notre«victoire»auCambodge,quiestdansl’opiniondebeaucoup«justementcequeledocteurprescrivait » (Sulzberger) pour guérir les blessures de la défaite au Viêt-nam. « Quellevictoire !», citait avec justesseJamesRestondans leNewYorkTimes ; espéronsqu’elle afinalementétélenadirdel’érosiondelapuissanceaméricaine,lenadirdelaconfianceensoi,puisquelavictoiresurl’undespayslesplusminusculesetlesplusabandonnésquisoitapuréjouir leshabitantsde cequi, il y aquelquesdécennies, constituait« lapuissance laplusformidablesurTerre».

Mesdames et Messieurs, alors même que nous émergeons de sous les décombres desévénementssurvenuscesdernièresannées,n’oublionspascesannéesd’aberrationsinousnevoulons pas devenir totalement indignes des glorieux commencements d’il y a deux centsans. Quand les faits nous reviennent à la figure, tentons au moins de bien les accueillir.Essayonsdenepasfuirdansdesutopies—images,théoriesoupuresetsimplesfolies.CefutlagrandeurdecetteRépubliquequedebienprendreencomptepourlalibertécequ’ilyademeilleurenl’homme,etdepire.

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RéflexionssurLittleRock

1. «Beau-frère» renvoie à un contresens d’un critique d’Arendt sur sa position quant aux lois sur lemélange des races,lesquellesétaientd’aprèsellenonconstitutionnellesetdevaientêtrecasséesparlaCoursuprême(NdE).

LeVicaire.Coupabledesilence?

1.RolfHochhuth,LeVicaire,Paris,Seuil,2002.AdaptationcinématographiquedeCosta-Gavras,sousletitreAmen,2002.

2. Guenter Lewy, «Pius XI, the Jews, and the German Catholic Church», Commentary, février 1964, article qui estensuitedevenuunepartiede l’œuvremajeuredeLewy,TheCatholicChurchandNaziGermany,NewYork,McGraw-Hill,1964.

Auschwitzenprocès

1.SybilleBedford,TheObserver(Londres),5janvier1964.

2.VoirTheEconomist(Londres),23juillet1966.

Retourdebâton

1. Le lecteur doit garder à l’esprit la distinction nette chez Arendt entre la force militaire, qui dépend des moyens deviolence,etlapuissancepolitique,quiestengendréeparlavolontépolitiquedupeuple,agissantensemblesurdesquestionsquileconcernentencommun(NdE).

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Remerciements

deJeromeKohn

Ceseraitpurefoliequedetenterderemercierindividuellementlesnombreuxspécialistesdont le travail sur Arendt m’a influencé et inspiré depuis le début. Je les remerciecollectivementetjeneciterailenomquedequelquesamis,parmilesquelsdesspécialistes,qui,dedifférentesfaçons,ontsoutenuleprojetgénéralconsistantàpublierlesécritsinéditset épars d’Arendt, dont ce volume ne forme qu’une partie. Par ordre alphabétique, ce sontDore Ashton, Bethania Assy, Jack Barth, Richard J. Berstein, John Black, Edna Brocke,Margaret Canovan, Keith David, Bernard Flynn, Antonia Grunenberg, Rochelle Gurstein,GérardR.Hoolahan,GeorgeKateb,LotteKohler,MaryetRobertLazarus,UrsulaLudz,ArienMack,MattiMegged,GailPersky,JonathanSchell,RayTsao,DanaVilla,JudithWalz,DavidWigdoretElizabethYoung-Bruehl.

C’est une grande satisfaction de travailler en collaboration avec Schocken Books, enparticulier parce qu’HannahArendt a été éditrice chez Schocken de 1946 à 1948, où elle apublié,entreautresœuvres,delumineuseséditionsdeKafka.JesuisreconnaissantàRahelLernerd’avoirdénichélaphotographiequiillustrel’essaisurLittleRock.MagratitudesansbornevaàDanielFrank,nonseulementpoursapatience,maisaussipourlafinessedesonjugementéditorial.ToutepersonnequiatravailléavecArendtsaitcombienilestinhabituel,en particulier de nos jours, de trouver un éditeur qui a une connaissance profonde de sapenséeetuneattentionprofondepourelle.Trouverconnaissanceetattentionchezlamêmepersonne,commemoichezDanFrank,estpresqueinouï.

Enfin, des jeunes gens et des jeunes femmes mobilisés dans de nombreux pays ontcommencéàcomprendrequ’êtrechezsoidanslemondeexigederepenserlepasséetdefairede ses trésors et de ses désastres leurs trésors et leurs désastres. Ils reconnaissent que«pensersansgarde-fou», selon l’expressiond’Arendt,est laconditionpourque lavolontéd’agiraitencoreunsenspoureux.Pourcesjeunes,quisetournentvers«Hannah»(commeilsl’appellent)etvoientenelleunguideenquiilsontconfiance,nullepartlesdifficultésetlesurgencespropresàceàquoiilssontconfrontésn’apparaîtrontmieuxquedanscesécritssur la responsabilité et le jugement. Ce volume est par conséquent dédié aux « nouveauxvenus », comme les appelait Hannah Arendt ; c’est d’eux dont dépend l’avenir dumondehumain,s’ildoitenavoirun.