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192 REVUE LAMY DE LA CONCURRENCE AVRIL/JUIN 2007 N 0 11 Droit I Économie I Régulation Cycle de conférences de la Cour de cassation DROIT DE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE : APPROCHES JURIDIQUE ET ÉCONOMIQUE Jeudi 9 novembre 2006 Le 9 novembre 2006, s’est tenu à la Cour de cassation, dans le cadre du cycle de conférences « Droit et Économie de la Concurrence », un colloque intitulé « Droits de Propriété Intellectuelle : approches juridique et économique », sous la direction scientifique de M. Frédéric Jenny, conseiller en service extraordinaire à la Cour de cassation. Dix intervenants (magistrats, avocats, professeurs, économistes, professionnels) ont traité de la contribution de l’innovation au progrès économique et de la place de plus en plus éminente du secteur des services dans nos économies, combinées au souci de promouvoir une concurrence loyale et efficace entre les offreurs de biens et services, phénomènes qui ont pour conséquence que le régime de la protection de la propriété intellectuelle (droit des brevets, droits d’auteurs, droit des marques, etc.) constitue un enjeu crucial pour la croissance économique dans le monde moderne. Mais, en raison même de leur importance, les droits de propriété intellectuelle sont aussi l’objet de nombreuses interrogations concernant leur légitimité, leurs contours et leurs limites au regard d’autres droits, ainsi que la façon dont certains d’entre eux doivent être adaptés aux évolutions technologiques du monde moderne. Quatre questions ont tout particulièrement retenu l’attention des participants à cette demi-journée d’étude : – un vif débat s’est engagé dans nombre de pays, sur ce que devrait être le champ du domaine brevetable et l’importance de la protection que les brevets devraient offrir pour favoriser l’innovation. – qu’est-ce qui mérite d’être breveté et quel degré de protection les brevets doivent-ils offrir ? – comment concilier équité, proportionnalité et recherche du dynamisme économique dans la rémunération de la propriété intellectuelle ? – en quoi les nouvelles technologies de communication et de diffusion des oeuvres audio-visuelles bouleversent-elles l’équilibre du régime des droits d’auteur ? Enfin, à l’heure où le champ du droit de la concurrence connaît un essor sans précédent, certaines autorités antitrust ont explicitement ou implicitement pris, au nom du respect de la concurrence, des décisions allant dans le sens d’une expropriation totale ou partielle des détenteurs de droits de propriété intellectuelle. Que peut-on dire alors de la cohabitation parfois difficile entre droit de la concurrence et droit de la propriété intellectuelle ? Les acteurs du marché sont-ils les malheureux otages des incohérences résultant d’une insuffisante coordination entre ces deux instruments juridiques ? Intervenants Claude CRAMPES, Université de Toulouse I (Gremaq et IDEI) Philippe SÉMÉRIVA, Conseiller référendaire à la Cour de Cassation Claude CRAMPES D’après l’article L. 611-02 du Code de la propriété intellec- tuelle, le brevet est un titre de propriété industrielle protégeant les inventions, délivré pour une durée de vingt ans. Dans l’ar- ticle L. 611-10, le Code énonce les caractéristiques des inven- tions susceptibles d’être brevetées : elles doivent être nou- velles, impliquant une activité inventive et susceptibles d’ap- plication industrielle. Il évoque aussi des cas de non breveta- bilité : les découvertes, théories scientifiques, méthodes ma- thématiques, créations esthétiques, plans, principes et méthodes dans l’exercice d’activités intellectuelles, en matière de jeu ou dans le domaine des activités économiques, programmes d’or- dinateurs, présentations d’informations. Le Code donne donc quelques orientations pour distinguer parmi les créations intellectuelles celles qui méritent une pro- tection légale et celles qui n’en méritent pas et, à l’intérieur du premier ensemble, celles qui peuvent recevoir un brevet et celles qui doivent être protégées différemment. Mais la ra- tionalité économique de ces orientations ne saute pas aux 811 RLC L’objet et le champ des brevets : qu’est-ce qui mérite d’être breveté?

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192 R E V U E L A M Y D E L A C O N C U R R E N C E • AV R I L / J U I N 2 0 07 • N 0 11 Droit I Économie I Régulation

Cycle de conférences de la Cour de cassationDROIT DE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE : APPROCHES JURIDIQUE ET ÉCONOMIQUEJeudi 9 novembre 2006

Le 9 novembre 2006, s’est tenu à la Cour de cassation, dans le cadre du cycle de conférences « Droit etÉconomie de la Concurrence », un colloque intitulé « Droits de Propriété Intellectuelle : approches juridique et économique », sous la direction scientifique de M. Frédéric Jenny, conseiller en service extraordinaire à la Courde cassation.Dix intervenants (magistrats, avocats, professeurs, économistes, professionnels) ont traité de la contribution del’innovation au progrès économique et de la place de plus en plus éminente du secteur des services dans noséconomies, combinées au souci de promouvoir une concurrence loyale et efficace entre les offreurs de biens etservices, phénomènes qui ont pour conséquence que le régime de la protection de la propriété intellectuelle(droit des brevets, droits d’auteurs, droit des marques, etc.) constitue un enjeu crucial pour la croissanceéconomique dans le monde moderne. Mais, en raison même de leur importance, les droits de propriétéintellectuelle sont aussi l’objet de nombreuses interrogations concernant leur légitimité, leurs contours et leurslimites au regard d’autres droits, ainsi que la façon dont certains d’entre eux doivent être adaptés aux évolutionstechnologiques du monde moderne. Quatre questions ont tout particulièrement retenu l’attention des participants à cette demi-journée d’étude :

– un vif débat s’est engagé dans nombre de pays, sur ce que devrait être le champ du domaine brevetableet l’importance de la protection que les brevets devraient offrir pour favoriser l’innovation.

– qu’est-ce qui mérite d’être breveté et quel degré de protection les brevets doivent-ils offrir ?– comment concilier équité, proportionnalité et recherche du dynamisme économique dans la

rémunération de la propriété intellectuelle ?– en quoi les nouvelles technologies de communication et de diffusion des oeuvres audio-visuelles

bouleversent-elles l’équilibre du régime des droits d’auteur ? Enfin, à l’heure où le champ du droit de la concurrence connaît un essor sans précédent, certaines autoritésantitrust ont explicitement ou implicitement pris, au nom du respect de la concurrence, des décisions allant dansle sens d’une expropriation totale ou partielle des détenteurs de droits de propriété intellectuelle. Que peut-ondire alors de la cohabitation parfois difficile entre droit de la concurrence et droit de la propriété intellectuelle ?Les acteurs du marché sont-ils les malheureux otages des incohérences résultant d’une insuffisante coordinationentre ces deux instruments juridiques ?

IntervenantsClaude CRAMPES, Université de Toulouse I (Gremaq et IDEI)Philippe SÉMÉRIVA, Conseiller référendaire à la Cour de Cassation

Claude CRAMPES

D’après l’article L. 611-02 du Code de la propriété intellec-tuelle, le brevet est un titre de propriété industrielle protégeantles inventions, délivré pour une durée de vingt ans. Dans l’ar-ticle L. 611-10, le Code énonce les caractéristiques des inven-tions susceptibles d’être brevetées : elles doivent être nou-

velles, impliquant une activité inventive et susceptibles d’ap-plication industrielle. Il évoque aussi des cas de non breveta-bilité : les découvertes, théories scientifiques, méthodes ma-thématiques, créations esthétiques, plans, principes et méthodesdans l’exercice d’activités intellectuelles, en matière de jeu oudans le domaine des activités économiques, programmes d’or-dinateurs, présentations d’informations.Le Code donne donc quelques orientations pour distinguerparmi les créations intellectuelles celles qui méritent une pro-tection légale et celles qui n’en méritent pas et, à l’intérieurdu premier ensemble, celles qui peuvent recevoir un brevetet celles qui doivent être protégées différemment. Mais la ra-tionalité économique de ces orientations ne saute pas aux

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L’objet et le champ des brevets : qu’est-ce quimérite d’être breveté?

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yeux. Une recherche sur les bases de données des offices dedélivrance des brevets, couplée à un exercice de statistiquejurisprudentielle, permettrait de donner des indications qua-litatives et quantitatives débouchant sur une taxonomie desinventions brevetées. Mais cette observation du passé nousrenseignerait essentiellement sur les pratiques des offices etdes tribunaux et non sur l’objectif du système des brevets,alors que l’intitulé de cette session nous invite plutôt à uneréflexion normative.Pour apporter une réponse économique à la question posée,je vais expliquer pourquoi il faut en appeler à la théorie desmécanismes incitatifs, et plus particulièrement à l’une de sesapplications qui traite des contrats de délégation de services.Je vais d’abord rappeler la rationalité économique du brevetet le situer par rapport aux autres instruments publics de sti-mulation de la recherche. Ensuite, j’expliquerai en quoi il estsemblable à un contrat de délégation de service public « à re-venu-plafond », c’est-à-dire un contrat entre, d’une part, lesautorités publiques représentant les citoyens et, d’autre part,une personne privée ou publique chargée d’entreprendre destâches (ici des programmes de R & D) sur lesquelles elle pos-sède une information de meilleure qualité que celle des au-torités. Pour répondre à la question de l’intitulé de cette ses-sion, il restera donc à se demander quelles activités de rechercheméritent de faire l’objet d’un tel contrat, avec les gains et lesrisques qui lui sont attachés.

I. – LA RATIONALITÉ ÉCONOMIQUE DU BREVETLe brevet donne à son titulaire le droit d’exploiter une inno-vation de façon exclusive. Il fait partie de la panoplie des ins-truments utilisés par les pouvoirs publics pour stimuler l’ac-tivité innovatrice et créative. Pourquoi faut-il stimuler cetteactivité? Et pourquoi par des brevets?L’essence du problème à résoudre peut se résumer ainsi :

i) l’activité inventive est bénéfique pour la société car elleconduit généralement à des créations de produits ou de pro-cédés dont le gain collectif est supérieur au coût collectif,mais…;

ii) ces créations ont une nature essentiellement informa-tionnelle dans la mesure où elles produisent de la connais-sance. Elles appartiennent à la catégorie des biens publics,c’est-à-dire des biens non détruits par l’usage. Comme, parailleurs, l’information est peu coûteuse à copier et à trans-mettre, les gains appropriables par les agents capables d’in-nover sont inférieurs aux coûts qu’ils doivent supporter pouraller au bout de leurs programmes de R & D. Leur intérêtégoïste les conduit alors naturellement à ne pas chercher à in-nover.

On connaît deux familles de solutions à cette divergence entreintérêt privé et intérêt public (pour une analyse plus détaillée, cf. Tirole(2003)). D’une part, la collectivisation des coûts : puisque l’en-semble de la collectivité profitera des innovations, tout lemonde doit participer à leur financement par l’impôt dont lesrecettes serviront à construire des laboratoires publics, à ver-ser des subventions ou accorder des crédits d’impôts aux en-treprises privées, voire à organiser des concours. D’autre part,et à l’opposé, on trouve les méthodes de privatisation desgains : les agents qui engagent des dépenses de recherche sevoient reconnaître le droit d’en tirer les bénéfices au traversd’une exploitation monopolistique qui peut être soit oppor-tuniste (le secret), soit reconnue par un titre légal de propriétéintellectuelle (le brevet).Le brevet apparaît donc comme un moyen parmi d’autres d’at-tirer les candidats à l’innovation. Sa particularité est de ga-

rantir à l’innovateur l’aide des tribunaux si des braconnierscherchent à chasser sur le territoire décrit par les revendica-tions inscrites dans le titre délivré par l’organisme respon-sable de l’allocation. Les effets négatifs de ce monopole defait (perte de bien-être due au pouvoir de marché) sont com-pensés par l’obligation de description qui assure la diffusionpublique de l’information sur l’innovation. On espère quecette diffusion permettra d’innover « autour du brevet » pen-dant sa durée de validité et de provoquer une concurrenceimmédiatement après son expiration, comme le font les gé-nériques dans le secteur du médicament.

II. – UN CONTRAT À REVENU PLAFONDLa théorie des incitations fournit un cadre de réflexion ap-proprié pour comprendre la place qu’occupent les brevetsdans la panoplie des outils de promotion de la recherche(pour une présentation détaillée des principes généraux et de la modélisation économiquede la théorie des mécanismes incitatifs, cf. Laffont et Martimort (2002)). Le pro-blème analysé consiste à déterminer le cadre contractuel quipermettra à un « principal » (supérieur hiérarchique, em-ployeur, gouvernement, etc.) d’obtenir que ses agents (su-bordonnés, employés, entreprises privées, etc.)œvrent dansle sens de son intérêt sans avoir à leur abandonner une parttrop importante des gains collectés. Toute la difficulté del’exercice vient de ce que les agents, par leur qualificationou par leur situation privilégiée dans le processus de prisede décision, possèdent généralement de meilleures informa-tions que leur supérieur. Il peut s’agir d’informations concer-nant certaines des caractéristiques exogènes du problème àrésoudre (état de la technologie, état de la demande, etc.)qui sont identifiées comme « variables de sélection adverse ».Il peut aussi s’agir d’informations sur des décisions non ob-servables de l’extérieur, telles que l’effort de maintenanceou l’effort de R & D; on parle alors de « variables de hasardmoral ».

La rationalité économique commande que le contrat base larémunération versée aux agents au moins partiellement surcertaines variables de performance, à condition qu’elles soientobservables : la récolte, le chiffre d’affaires, les coûts (s’il existeune comptabilité fiable). Avec un contrat mal calibré, on risquede rémunérer de la même façon le surdoué paresseux et lemaladroit hyperactif, alors que l’efficacité voudrait qu’on in-cite le surdoué à se montrer plus vaillant, quitte à le payertrès cher, et à susciter moins d’activité de la part du maladroitpour réduire sa rémunération. La théorie des mécanismes in-citatifs montre que le contrat optimum est flexible, c’est-à-dire qu’il pousse les agents à réaliser des efforts qui ne soientpas trop éloignés de ce que le principal exigerait d’eux en in-formation parfaite, au moyen d’une rémunération discrimi-nante. Concrètement, on propose aux agents un « menu decontrats » allant du moins exigeant et faiblement rémunéré(juste assez pour couvrir les coûts de fourniture du service)au plus exigeant et bien rémunéré (suffisamment pour ne pasdonner aux agents efficaces l’envie de choisir l’autre contrat).Par son choix, chaque agent révèle son information privée.Plus le nombre de contrats dans le menu est grand, mieux leprincipal peut extraire de chaque agent l’information et l’ef-fort correspondant à sa vraie nature. Ainsi, dans un contratde délégation de service public, l’éventail des contrats pourun service de qualité donnée va du contrat à « marge fixe »,bien adapté au cas d’entreprises peu susceptibles de réduireleurs coûts de production, au contrat à « prix fixe » qui seraplutôt choisi par celles qui sont capables d’améliorer leur pro-ductivité. Entre les deux, les contrats offerts doivent combi- >

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CYCLE DE CONFÉRENCES DE LA COUR DE CASSATION — DROIT DE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE : APPROCHES JURIDIQUE ET ÉCONOMIQUE

ner une marge fixe (faiblement incitative mais apportant uneassurance de faibles gains) et un prix fixe (fortement incita-tif mais risqué).

Dans son souci de promouvoir les efforts de R & D, l’État ap-paraît comme un principal face à une multitude d’agents, cer-tains identifiés et dont les caractéristiques technico-écono-miques sont partiellement connues, d’autres totalementinconnus jusqu’au jour où ils innovent. En lançant des pro-grammes de recherche subventionnés, la puissance publiquepropose l’équivalent d’un contrat de R & D à marge fixe. Eneffet, les laboratoires publics ou privés qui répondent aux ap-pels d’offre verront leurs coûts contrôlés et recevront dessommes garantissant leur remboursement. Les ressources fi-nancières vont de la poche des ménages/contribuables aucompte bancaire des centres de recherche, souvent ex ante etsans réelle obligation de résultat, ce qui en fait un mécanismefaiblement incitatif. Au contraire, par le système des brevetsdont l’étendue est limitée dans le temps (20 ans maximum)et dans l’espace (champ des revendications défini explicite-ment au moment du dépôt), les pouvoirs publics offrent àl’ensemble des agents la possibilité de révéler leurs qualitésde chercheurs et de développeurs dans le cadre d’un contratà revenu plafond. L’absence de référence aux coûts s’expliquepar le fait que beaucoup de caractéristiques techniques et comptables du processus de recherche sont (et resteront)non observables par le principal. Le financement de la re-cherche se fait alors ex post en mettant à contribution les mé-nages/consommateurs et non pas les ménages/contribuables.Il y a donc une forte incitation à réussir à innover.L’éventail des outils de promotion de la recherche reflète ainsià la fois la multiplicité des projets à entreprendre, la multipli-cité des agents susceptibles de les réaliser, et le déficit infor-mationnel sur la nature des projets et l’identité et les qualitésdes innovateurs potentiels.

III. – À QUELLES INVENTIONS ACCORDER UN BREVET?En utilisant le filtre de la théorie des incitations résumées ci-dessus, nous pouvons maintenant apporter quelques élémentsde réponse à la question posée que nous reformulerons de lafaçon suivante : pour quels types d’innovations les inventeursdevraient-ils être incités à choisir un contrat de financementà revenu plafond?

i) Le brevet est le contrat bien adapté quand les pouvoirspublics (représentés par l’Office de la propriété intellectuelle)souffrent d’un fort déficit informationnel sur les débouchéspotentiels de l’innovation. C’est évidemment le cas pour les« innovations de marché », celles qui sont tirées par la de-mande privée. Parce que les entreprises ont généralement unemeilleure connaissance de l’état des techniques que les res-ponsables politiques, c’est également vrai pour beaucoup d’in-novations « poussées » par la technologie, sauf s’il s’agit d’in-novations fondamentales dont seuls les pouvoirs publics sonten mesure d’internaliser la totalité des effets. Ces innovationsfondamentales ne verront le jour que grâce à des programmespublics de recherche, c’est à dire des contrats à marge fixe. Jepense que c’est ce que fait explicitement la loi quand elle ex-clut du champ de la brevetabilité les théories scientifiques etles méthodes mathématiques, dont la plupart sont de fait pro-duites par des employés de l’État.

ii) Tout contrat à rémunération fixe (ou plafonnée) est ris-qué puisque les fluctuations de coût sont entièrement à lacharge de l’agent : la marge est variable et peut devenir né-

gative quand surviennent des évènements non prévus. Il enva ainsi du brevet qui plafonne les revenus sans les garantir.Donc, il ne devrait attirer que les agents prêts à assumer cer-tains risques industriels et commerciaux maîtrisables statis-tiquement. C’est par exemple, le cas en pharmacie où la de-mande potentielle peut être calculée et où les procédés derecherche sont assez bien identifiés. C’est le savoir-faire ac-cumulé, combiné à une part de chance, qui va faire la diffé-rence. Le brevet donne alors l’occasion de réaliser une péré-quation entre les rares réussites qui rapportent beaucoup etles nombreux échecs au bilan financier négatif. En revanche,pour les projets industriels très risqués (par exemple la fusionnucléaire contrôlée dont la date de réalisation est impossibleà déterminer), seuls des consortiums de recherche associantfirmes privées et publiques et garantissant une marge aux in-vestisseurs privés sont capables de fournir un cadre contrac-tuel à la mesure des risques encourus.

iii) Les pouvoirs publics ne doivent pas accorder leur pro-tection à des innovations dont la valeur sociale nette est né-gative ou pour lesquelles l’octroi d’un brevet conduirait à uneperte d’efficacité collective. C’est ce qui se produit quand uneinnovation faussement nouvelle est revendiquée et brevetée.On connaît les exemples du « one-click » d’Amazon (« Patent wars »,The Economist, 6 avr. 2000) et du « lien hypertexte » de British Tele-com (« More Rembrandts in the attic », The Economist, 17 janv. 2002). Accorder unbrevet à ces fausses innovations, c’est accorder une aubaineau déposant opportuniste. Ce type d’erreur peut être réduiten recourant à un examen collectif de la validité des demandesde brevets, c’est-à-dire en étendant le champ des investiga-tions sur l’antériorité au-delà des bases de données et descompétences des offices de délivrance des brevets. On connaîtla procédure d’opposition de l’Office Européen des Brevets(cf. les conditions d’application sur le site de l’OEB : <http://www.european-patent-office.org/le-gal/epc/e/apv.html>) qui court sur neuf mois après publication dela notification de délivrance. Certains mouvements qui mili-tent contre la brevetabilité des logiciels souhaiteraient, à dé-faut d’interdiction, que les demandes de brevet soient publiéessur Internet avant que le brevet soit octroyé pour être passéesau crible des recherches d’antériorité par l’ensemble de lacommunauté des internautes.

iv) Les logiciels, tout comme les innovations biotechno-logiques, posent un problème additionnel qui vient de leurnature séquentielle. Dans ces domaines, les innovations uti-lisent des fragments de programmes qui, s’ils font l’objetd’une appropriation privée exclusive, peuvent bloquer touterecherche ultérieure. Cela ne signifie pas que les innovationsdoivent être interdites de brevet dans ces domaines mais quele champ des revendications ne devrait pas empêcher l’effortde recherche. Au contraire, le système des brevets, par l’obli-gation de divulgation, cherche à encourager les utilisationsinduites. Pour les innovations séquentielles, il faudrait donccompléter le brevet par un mécanisme de licence obligatoireà un prix fixé après négociation avec l’autorité chargée del’allocation des droits. Ce prix peut même faire partie dumenu offert au choix de l’innovateur : le choix d’un brevetcomprenant un prix de cession élevé devrait se payer par defortes redevances d’obtention et de maintien du brevet (pourune revue de la littérature sue ce thème, cf. Encaoua et alii (2005)). Une varianteconsiste à exiger que ces innovations soient placées dans unebanque de dépôt dont l’accès est contrôlé par une instanceprivée ou publique chargée de vérifier que les utilisateurs ontun objectif de recherche qui n’enfreint pas les droits des dé-posants.

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ConclusionsLa théorie des incitations permet de montrer que le brevetest une forme de contrat liant la société et des innovateursprivés, dont les caractéristiques s’expliquent par l’impossi-bilité d’identifier a priori l’ensemble des projets de rechercheet des meilleurs candidats à leur réalisation, et d’observerleurs efforts de R & D. Le brevet confère une position mono-polistique aux innovateurs, ce qui est néfaste pour l’effica-cité ; mais il déclenche une concurrence pour le marché etaccélère ainsi le rythme des innovations. Autre point positif,la privatisation des gains collectifs est partiellement compen-sée par la diffusion de l’information dans l’ensemble de lasociété.En allant au-delà du point de vue normatif qui permet de ré-fléchir à la légitimité de certains brevets, nous souhaitonsconclure en nous posant la question de l’adéquation du sys-tème lui-même. Le système des brevets est-il adapté à une so-ciété dont la richesse est basée sur la connaissance? Conçupour des innovations industrielles, c’est-à-dire matérielles,dont les retombées économiques sont mal prévisibles maisrestent contrôlables, mesurables et vérifiables ex post, on ima-gine bien qu’il présente des faiblesses dans l’environnementéconomique actuel et qu’il soit utilisé de façon stratégique parcertains pour bloquer l’accès au-delà des revendications légi-times (cf., par exemple, Noel M. et Schankerman M. (2006) pour une étude sur les com-portements stratégiques dans le secteur du logiciel). Aux yeux des économistes,la principale faiblesse du système est son manque de flexibi-lité, c’est-à-dire la pauvreté du menu offert aux innovateurs.La flexibilité actuelle vient surtout de l’adaptabilité de la du-rée et du champ des revendications. Mais, il manque des op-tions suffisamment différentes les unes des autres par les droitsconférés et le prix à payer pour les obtenir de façon à formerun vrai menu dans lequel les innovateurs trouveraient uncontrat adapté à leur innovation («… economic theory pleads for a mecha-nism design approach to the patent system, where an optimal patent system could be basedon a menu of different degrees of patent protection with stronger protection corresponding tohigher fees » Encaoua et alii (2005)).

Bibliographie• Encaoua D., Guellec D. et Martinez C. (2005), « Patent systems for encouraging innova-tion : Lessons from economic analysis », WP Eureqa, Université Paris I, à paraitre dans Re-search Policy.• Laffont J.-J. et Martimort D. (2002) « The theory of incentives. The principal-agent model »,Princeton University Press.• Noel M. et Schankerman M. (2006) « Strategic Patenting and Software Innovation », Lon-don School of Economics WP, Juin, <http://sticerd.lse.ac.uk/dps/ei/EI43.pdf>.• Tirole J. (2003) « Protection de la propriété intellectuelle : une introduction et quelques pistes de réflexion » p. 9 à 47 in « Propriété intellectuelle », Rapport du Conseil d’Analyse Économique, La documentation française, Paris, <http://lesrapports.ladocumentationfran-caise.fr/BRP/034000448/0000.pdf>.

Philippe SÉMÉRIVA

C’est un honneur d’avoir été invité à vous présenter quelquesréflexions sur une question, qui n’a que le tort d’être un peuardue, relative à ce qui « mérite » d’être breveté.C’est, en outre, une chance d’intervenir à la suite de M. Crampes,qui a dessiné le vaste périmètre dans lequel s’insère cette ques-tion.Il y aura des redites entre lui et moi; tant pis? Non, tant mieux,puisque cela démontrera, au besoin, qu’entre adeptes de spé-cialités différentes, on parle des mêmes choses – ce qui est lemoins – mais qu’en outre on y décèle les mêmes difficultés.Le droit des brevets, qui est bien vieux, confronte en perma-nence l’idée d’invention à la marche de la technologie.

La règle du jeu n’a pas varié, qui consiste à échanger une pro-tection monopolistique temporaire contre la divulgation d’unenrichissement de l’art antérieur; c’est l’idée de contrat qu’évo-quait tout à l’heure M. Crampes, celle d’un échange, c’est-à-dire d’un accord, qui suppose un certain équilibre entre ledroit que consent la collectivité et l’avantage qu’elle en retire(car, s’il n’est pas de lésion en matière d’échange, un trop grand déséquilibre peut remettreen cause la qualification même d’un tel accord, cf. Cass. 3e civ., 15 mars 1977, n° 75-14.664,Bull. civ. III, n° 120).Il reste généralement enseigné, sinon unanimement admis –car la controverse sur le bien fondé de cette analyse n’est pasen voie de s’éteindre –, que l’arrière-plan économique justi-fiant la constitution de ce droit exorbitant tient à ce que « lerôle du brevet est de restreindre la concurrence pour encoura-ger la recherche et le développement » (Stiglitz J. et Walsh C., Principesd’économie moderne, De Boeck éditeur, p. 451), ce qui se traduit, dans uneversion plus entrepreneuriale, par l’idée que « l’objectif n’estpas de faire plaisir aux entreprises, mais de reconnaître queles industriels génèrent une activité économique qui accroît lebien-être de tous en procurant à la collectivité les moyens dontelle a besoin pour satisfaire ses besoins présents et futurs »(Sueur T. et Combeau J. Un monument en péril : le système des brevets en Europe, Droitet économie de la propriété intellectuelle, LGDJ, 2005), et se prolonge, dans unevision compétitrice, par l’affirmation selon laquelle « la miseen place d’un système efficace visant à protéger les brevets cou-vrant des innovations technologiques constitue une arme cru-ciale dans un environnement économique compétitif » (Maloney Th.,La défense des droits de la propriété industrielle en Europe, aux États-Unis et au Japon, Mé-langes Stauder, Presses universitaires de Strasbourg, 2001).

Ajoutons à cela un principe de rémunération, parfois mêmeseulement morale, manifestant la reconnaissance publiqueenvers l’inventeur.Et soulignons enfin que cette permanence des mobiles se pro-longe par la permanence de l’objet du brevet, conçu commeconsistant en une « invention », encore que l’expression soiten elle-même polysémique.L’adéquation de ces principes de base aux différentes activi-tés de recherche et de développement est variable.Car, si l’on constate que, comme bien d’autres institutions ju-ridiques, le droit du brevet connaît des difficultés, parfoisgraves, il faut tout de même commencer par signaler que lesystème fonctionne sans problème existentiel dans nombrede secteurs d’activités, quel qu’en soit le degré de sophistica-tion, notamment parce qu’il en est l’un des fruits, et qu’il s’ytrouve encore naturellement adapté.Mais c’est un truisme de souligner que les choses se compli-quent beaucoup lorsqu’on envisage des technologies asseznouvelles pour n’être nées, ou ne s’être largement dévelop-pées qu’après l’élaboration des règles fondamentales de lamatière.Il faut se risquer à relever diverses circonstances pouvant in-fluer sur l’idée que l’on peut se faire, dans ces conditions, de« ce qui mérite d’être breveté » :

– on craint, d’abord, de devoir remarquer que, notammenten ce qu’ils concernent les technologies nouvelles, les droitsde propriété intellectuelle – et point seulement les droits debrevet – sont généralement abhorrés du public ;

– par une meilleure connaissance du droit comparé, voirede notre droit unifié (Pollaud-Dullian, La brevetabilité des inventions, Litec, IRPI,n° 16), on s’est aperçu que le droit européen diffère sensible-ment des principes reçus au Japon et aux États-Unis, qui ad-mettent comme brevetable tout ce qui est utile, et cela ne peutêtre indifférent, en termes de compétitivité ou d’emplois, nisans effets juridiques; >

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CYCLE DE CONFÉRENCES DE LA COUR DE CASSATION — DROIT DE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE : APPROCHES JURIDIQUE ET ÉCONOMIQUE

– on n’a pas manqué de souligner qu’il n’est pas forcé-ment sain que les offices de délivrance aient précisémentquelque intérêt à la délivrance de brevets (cf. Tirole J., Rapport auConseil d’analyse économique sur la propriété intellectuelle) ;

– enfin, l’émergence constante de nouvelles pratiques,bien différentes des techniques primitives, tels les rempartsde brevets visant à cadenasser le marché par multiplicationdes barrières juridiques à l’entrée de nouveaux opérateurs,posent, telles les pools de brevets, des questions difficiles àévaluer au regard du bien commun.De façon plus générale encore, le prestige du brevet n’est plusce qu’il était, notamment parce que les opérateurs écono-miques peuvent lui préférer d’autres stratégies, par exemplele secret, voire le bénéfice de la première présence sur le mar-ché (Lévêque F. et Ménière Y., Économie de la propriété intellectuelle, éd. La Découverte),et parce que les interventions des autorités de concurrenceont recadré l’exercice des droits qu’il confère dans le respectdes principes généraux.Il existe une relativisation du brevet.Mais, c’est en tant que juge que je parle ici, et il ne peut êtrequestion, tant au regard de cette fonction, que de mon ab-sence de compétence à ce propos, d’aller plus loin dans cesobservations, voire de me lancer dans des projets ridicule-ment ambitieux, tel que celui d’évoquer les questions éthiquesqui nourrissent la crise de la brevetabilité, en interpellant, parexemple, les brevets de médicaments, au regard de l’équilibreentre les investissements qu’il supposent et le poids des ca-tastrophes humaines que ce coût même peut impliquer, ouen examinant le respect des limites des choses devant resterhors du commerce.

Ces débats ont place à cette tribune, mais d’autres les explo-reront ; je ne veux que centrer mon propos sur la confronta-tion du juge avec la question précisément posée.Un juge rend des jugements, et plus précisément, des « dis-positifs ».La théorisation des questions ne vaut donc qu’en ce qu’elleéclaire cette décision finale ; en résumé : le brevet est-il va-lable? D’où suivra,… et donc, est-il contrefait ? Puis répara-tions, interdictions, etc.Et de ce point de vue, je voudrais faire part de quelques dif-ficultés, en suggérant que, peut-être, l’influence des divers fac-teurs que j’ai cru devoir citer, et de bien d’autres que j’ai ou-bliés ou dont j’ignore tout, crée des tensions sur « l’outiljuridique brevet ».En somme, la question de la brevetabilité, si elle n’a jamaisété simple, débouche à présent, au moins dans certains cas,sur d’importants aléas dans la décision finale.

I. – DE LA DIFFICILE APPRÉCIATION DE LA BREVETABILITÉ...

La Convention de 1883 dessine un monument harmonieux,sauf cette curieuse observation qu’elle ne définit clairementque ce qui n’est pas brevetable, et non point ce qui l’est.On en retient cependant, de manière positive, et pour parlercomme les directives de l’OEB, que l’objet du brevet est uneinvention nouvelle, inventive, et susceptible d’application in-dustrielle.Cette définition n’a cependant pas réussi à héberger certainesdes nouvelles technologies, et on a pu, dès les années 1980,déplorer cette « érosion du droit des brevets » (Colloque IRPI sur laconférence de Nairobi).Il en est résulté un vaste mouvement de contournement dudroit primaire, soit par définition, au cas par cas, d’un cadrejuridique propre à certains secteurs (obtentions végétales, topographies

de semi-conducteurs, logiciels, bases de données; la Commission européenne ne semblepas se résoudre à déposer son évaluation de la pertinence de cette dernière protection spé-cifique; on envisagerait même d’en constater l’inefficacité économique; cf. Benabou V.-L.,Propr. intell., n° 18, p. 106), soit par délimitation d’un sous-ensemblede règles particulières supposées adapter le droit général àcertains types d’avancées techniques (bio-technologies).On peut se demander si la perspective commune de ces dé-marches n’est pas en définitive de malaxer l’institution-bre-vet pour la rétrécir ou la dilater à la mesure des nouveaux dé-fis, faisant du « sur mesure » pour certains types de technologies,et laissant les autres aux bons soins du prêt-à-porter général,au risque de faire de ce dernier une sorte de cadre par défaut,voir un lit de Procuste, qui ne va jamais à qui s’y allonge.Quoi qu’il en soit, ce phénomène de reclassement spécifiquea profondément remis en cause les principes habituels de bre-vetabilité.Avec le droit des obtentions végétales, c’est la notion de dé-couverte, supposant l’élaboration de quelque chose qui n’étaitpas dans l’état du monde, qui est remise en cause, la loi ad-mettant la protection de « toute variété nouvelle, créée ou dé-couverte » (C. propr. intell., art. L. 623-1).Dans le cas des semi-conducteurs, c’est la notion de nouveautéqui est convoquée, puisque « la topographie finale ou inter-médiaire d’un produit semi-conducteur traduisant un effortintellectuel du créateur peut, à moins qu’elle ne soit courante,faire l’objet d’un dépôt conférant la protection » (C. propr. intell.,art. L. 622-1).Quant aux logiciels, on a opté pour un système dérivé du droitd’auteur (du copyright?), qui suppose que la création pour-tant apparemment de nature technique, consiste en sa phase« d’écriture » ; c’est cette fois la distinction entre l’œuvre etl’invention qui s’estompe.

Accessoirement, cette prolifération d’objets juridiques a crééquelques risques d’abordages, que l’on n’évite que par desubtiles distinctions, telle, s’agissant de l’articulation entrebrevet et certificat d’obtention végétale, la règle selon laquelle« la loi française, dans sa rédaction actuelle, reconnaît la bre-vetabilité d’une invention portant sur des végétaux, à condi-tion que la mise enœuvre de l’invention ne soit pas limitée àune variété végétale telle que définie à l’article 5 du règlement2100/94 » (Peuscet J., Brevetabilité de la biologie en France, CEIPI n° 54, p. 60).À ce stade, nous sommes en présence de difficultés bienconnues du juge, de la nature de celles que pose la mise enœuvre de bien d’autres règles, par exemple celle excluant laprotection par le droit des dessins et modèles d’un objet fonc-tionnel, encore que la jurisprudence a mis du temps à se fixer,et que la question donne encore lieu à de vifs débats (Guerre etpaix aux frontières du design, RLDA 2006/5, n° 287), ce qui montre qu’il fautbien du temps pour prendre la mesure d’une telle règle, alorspourtant qu’on mesure facilement les motifs de l’ostracismeainsi dicté par la loi.Le juge s’attend encore à ce que les textes puissent donnerlieu à des interprétations divergentes et à voir, par exemple,la Cour de cassation dire que le droit français, pourtant enmêmes termes que la CBE, ne permet pas, quoi qu’en dise laGrande chambre de recours de l’OEB, la protection de la se-conde application thérapeutique (Cass. com., 26 oct. 1993, Rapp. annuelde la Cour de cassation 1993, p. 314, étant précisé que l’article 54 CBE a été révisé en 2000,sans incidence pour l’instant, dans cette période transitoire, sur l’article L. 611-11 du Codede la propriété intellectuelle ; le feuilleton n’est d’ailleurs pas terminé, car il ne semble pasque la décision de la GRC fasse l’unanimité à l’OEB : OEB, CRT, 29 oct. 2004, T.1002/03).Et, enfin, on ne pouvait perdre de vue la controverse fonda-mentale entre découverte et invention (Azéma J. et Galloux J.-C., D.,§ 173; Vivant M. et Bruguière J.-M. Réinventer l’invention?, Propr. intell., 2003, n° 8, p. 286).

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Mais en somme, si la question était difficile, il ne s’agissaitque de correcte application du droit, avec ses controverses,avec ses évolutions, et si le juge, trop souvent peu spécialisé,pouvait peiner à démêler la solution du litige, il existait assezde principes reçus pour éviter les errements les plus graves :on savait essentiellement qu’une invention brevetable, dansla conception européenne, consistait en une solution tech-nique à un problème technique.

II. – ... À L’APPRÉCIATION ALÉATOIRE DE LA BREVETABILITÉ

Si le législateur entend aménager les règles générales pour dé-finir des conditions de protection spécifiques à certains ob-jets, comme il l’a fait dans les matières dont il vient d’êtrequestion (même lorsque cela se borne – on ne résiste pas à le citer – « à la mise enlangue française, autant qu’il est possible, de certaines dispositions du droit américain »,comme le disait M. Foyer à propos de la transposition de la directive sur les semi-conduc-teurs, cité in Colloque IRPI, 15 déc. 1987), on se demande si, lorsqu’il nele fait pas, il revient au juge ou à l’examinateur de brevet dese substituer à lui.Je ne voudrais, ici, qu’évoquer le cas de certaines exclusionslégales de brevetabilité, plus particulièrement celle qui concerneles idées et les méthodes, à laquelle, compte tenu du formatde cette rencontre, je limiterai mon intervention.Les idées sont « de libre parcours » ; on ne voit pas qu’ellespuissent faire l’objet d’un droit privatif, notamment par bre-vet, et d’ailleurs c’est impossible en pratique.Qu’on rattache cette règle à l’absence d’application indus-trielle, ou que l’on mobilise les principes de l’éthique et del’universalité de la culture, on est en terrain solide, qui ne de-vrait pas laisser place à beaucoup de discussions ni d’hésita-tions.

Donc, l’article 52 CBE, 1er alinéa, disposant que « les brevetseuropéens sont délivrés pour les inventions nouvelles impli-quant une activité inventive et susceptible d’application indus-trielle », précise immédiatement que « ne sont pas considéréscomme des inventions, notamment, […], c) les plans, prin-cipes et méthodes dans l’exercice d’activités intellectuelles, enmatière de jeu ou dans le domaine des activités économiques,ainsi que les programmes d’ordinateurs ».La méthode brevetable suppose donc un objet technique.Mais certains éléments non techniques peuvent entrer dansla technique décrite, de sorte que le troisième alinéa du texteprécité n’exclut les éléments énumérés que « dans la mesureoù la demande de brevet européen ou le brevet européen neconcerne que l’un des éléments, considéré en tant que tel »(mêmes règles pour les brevets français, C. propr. intell., art. L. 611-10).Étant bien entendu que, si même l’objet d’une telle méthodeest technique, celle-ci peut encore être exclue de brevetabi-lité, notamment si elle est thérapeutique, mais on dispose alorsde quelques enseignements pour guider le délibéré (« Une mé-thode de traitement n’est pas brevetable lorsqu’elle a nécessairement un effet thérapeutique » :Cass. com., 17 juin 2003, n° 01-10.075, Bull. civ. IV, n° 100 ; aussi OEB, GCR, 16 déc. 2005,G.0001/04, Propr. intell., 2006, n°19, p. 188).Par conséquent, une méthode dont l’objet n’est pas technique,par exemple une méthode commerciale, n’est pas brevetableen Europe, et le fait qu’elle recoure pour sa mise en œuvre àdes dispositifs, notamment informatiques, qui ne sont pasplus brevetables en tant que tels, ne semble pas modifier cettesolution.Certes, de telles méthodes commerciales sont brevetables(Liotard I., Les brevets sur les méthodes commerciales : état des lieux et perspectives éco-nomiques, Propr. intell. 2004, p. 615, assorti d’une bibliographie, notamment américaine)aux États-Unis.

On en déduit seulement que l’évolution qui, à partir des mêmesprémisses, a conduit à admettre cette brevetabilité aux USA, nes’étant tout simplement pas produite, ou pas encore, en Europe,le débat sur la question ne devrait se poser dans nos pays quesous l’angle des mérites d’une modification du texte de la CBE.Or, ce n’est pas le cas.Sans remonter trop loin dans le temps (sur l’historique de la jurispru-dence antérieure de l’OEB, cf. Buydens M., La propriété intellectuelle en question(s), col-loque IRPI, Litec. p.153 et s.), on doit constater que l’OEB s’est bienemployé, non point seulement à constater que l’invention pré-sentée portant sur une méthode commerciale, (il n’était pasbesoin d’aller plus loin), mais bien à définir les conditionsd’une brevetabilité.Soit d’abord, la décision de la Chambre de recours technique3.5.1 du 8 septembre 2000 (OEB, CRT, T.931/95 Pension benefit systems part-nership c/ PBS), qui concerne une « méthode pour contrôler un sys-tème de caisse de retraite en administrant au moins un compted’employeur affilié ».Selon cette décision, « les méthodes faisant intervenir unique-ment des notions d’économies et des pratiques dans le domainedes activités économiques ne sont pas des inventions au sensde l’article 52 CBE; une caractéristique d’une méthode portantsur l’utilisation de moyens techniques à des fins exclusivementnon techniques et/ou pour traiter des informations de natureexclusivement non techniques ne confère pas nécessairementun caractère technique à ladite méthode; il ne suffit pas qu’unerevendication comporte des caractéristiques techniques pourque son objet devienne une invention ».Voilà qui paraît terminer le débat.Mais la Chambre se penche ensuite sur la revendication sub-sidiaire, tendant à voir breveté le dispositif permettant le pilo-tage de ce système de gestion, et considère, ce qui manifesteun net décalage avec les principes de la matière « qu’un sys-tème informatique dûment programmé en vue d’une utilisa-tion dans un domaine particulier, même s’il s’agit du domainede l’économie et des affaires, constitue un dispositif concret ausens d’une entité physique, fabriqué par l’Homme à des finsutilitaires, et est donc une invention au sens de l’article 52 ».Or, « tout dispositif constituant une entité physique ou un pro-duit concret pouvant servir ou aider une activité économiqueest une invention au sens de l’article 52 CBE ».Et ce n’est donc que pour défaut d’activité inventive que labrevetabilité sera finalement écartée.Il s’en déduit que, si de telles méthodes ne sont pas breve-tables, il peut être envisagé de breveter, en tant que structure,le produit permettant leur mise en œuvre, notamment auto-matisée.On souligne, quant aux réactions des autorités nationales àcette approche, la décision de l’Office des brevets britanniques,qui a admis cette doctrine, tout en signalant que cette solu-tion était contraire à la jurisprudence nationale (Merrill Lynch,1989), dont le maintien aurait été à son sens préférable, car lasolution de l’OEB revenait, en ce qui concerne la brevetabi-lité d’un objet, à faire prévaloir la forme de la revendicationsur sa substance même, et à déterminer la brevetabilité enfonction de la manière dont est rédigée la revendication. (sourceOEB European national patent decisions report).Il n’est pas sûr que « l’application de ces règles soit de natureà résoudre pleinement le problème, ces règles imposant, pourjuger de l’activité inventive, de séparer les avantages techniquesde l’invention et ceux qui relèvent d’un domaine exclu de labrevetabilité ; le raisonnement est juridiquement plus satisfai-sant, mais dans la pratique, tout aussi difficile » (Desrousseaux G.et Lamoureux G.-G., Logiciels, Business methods : évolution de la pratique de l’OEB, Gaz.Pal. nov.-déc. 2001, p. 1634). >

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CYCLE DE CONFÉRENCES DE LA COUR DE CASSATION — DROIT DE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE : APPROCHES JURIDIQUE ET ÉCONOMIQUE

En France (outre les références relevées par Mme Schmidt-Szalewski, article cité), on connaît notamment l’arrêt de laCour d’appel de Rennes, 7 octobre 2003 (CA Rennes, 7 oct. 2003, JCP E2004, comm. Caron C.), qui retient, à propos d’un « dispositif de trai-tement et de gestion dans le temps des données » (un systèmede vente aux enchères en ligne), que « le dispositif et le sys-tème visés dans les revendications ne sont pas décrits sur unplan technique mais uniquement par référence aux différentesétapes du procédé; ces revendications ne sont en fait qu’unesuccession de moyens sans aucune référence technique, étantobservé que les supports techniques nécessaires à l’applicationde ce qui n’est en fait qu’une méthode appliquée à l’activitééconomique de courtage, sont d’une utilisation courante de-puis de nombreuses années ».Et en outre, divers arrêts de la Cour d’appel de Paris, notam-ment dans l’affaire Catalina dont il va être question, admet-tent la brevetabilité en raison de l’effet technique de la struc-ture participant à sa mise en œuvre (CA Paris, 18 avr. 2004, Propr. intell.2003, p. 191 et Propr. intell. 2004, p. 790; les commentaires de M. Warusfel sont d’un sou-tien particulièrement précieux pour l’ensemble de la question ici évoquée; on précise quele pourvoi formé contre la décision commentée a fait l’objet d’un désistement).Une décision ultérieure de la Chambre de recours technique3.5.1, du 21 avril 2004 (OEB, CRT, 21 avr. 2004, T.258/03, Hitachi, méthodesd’enchères) est venue faire rebondir la question, en retenantqu’une méthode faisant intervenir des moyens techniquesconstitue une invention au sens de l’article 52 (1) CBE.Concédant que « sa conclusion n’est pas conforme au point IIdu sommaire de la décision PBS » (selon lequel une caractéristique d’uneméthode portant sur l’utilisation de moyens techniques à des fins exclusivement non tech-niques et/ou pour traiter des informations de nature exclusivement non technique ne confèrepas nécessairement un caractère technique à ladite méthode; cf., aussi, OEB, Directives C-IV, 2.3.6), la Chambre indique notamment n’être « pas persua-dée que le texte de l’article 52 (2) c) CBE, impose de traiter dif-féremment les revendications concernant des activités et cellesportant sur des entités destinées à la mise en œuvre de ces ac-tivités », et décide que :Concernant la notion «d’invention » au sens de l’article52 (1) CBE,ce qui importe c’est l’existence du caractère technique quepeuvent sous-tendre les caractéristiques physiques d’une en-tité ou la nature d’une activité, ou que l’utilisation de moyenstechniques peut conférer à une activité non technique. LaChambre estime par conséquent que les activités couvertespar la notion de non-invention « en tant que telle » représen-tent de façon typique des concepts purement abstraits et dé-nués de toute incidence d’ordre technique.La Chambre n’ignore pas que son interprétation – relative-ment large – du terme « invention » figurant à l’article 52 (1)CBE inclut des activités qui sont si courantes que leur carac-tère technique tend à être négligé, par exemple, l’acte consis-tant à écrire en utilisant un stylo et du papier.Inutile de préciser toutefois que cela ne signifie pas que toutesles méthodes impliquant l’utilisation de moyens techniquessont brevetables. Elles doivent toujours être nouvelles, repré-senter une solution technique non évidente à un problèmetechnique et être susceptibles d’application industrielle.En cette espèce, encore, la demande de brevet ne sera rejetéequ’à défaut d’activité inventive, car « la partie technique del’invention se limite essentiellement à donner comme instruc-tion à l’ordinateur serveur d’appliquer les conditions prévueset d’effectuer les calculs nécessaires ».Il faut encore citer la décision du 17 mars 2005 de laChambre 3.4.3 (OEB, CRT 17 mars 2005, aff. T.531-03, Catalina), rela-tive (comme l’arrêt précité de la Cour d’appel de Paris),à une demande de brevet portant sur une améliorationde la méthode permettant l’impression dans un magasin

de vente d’un seul bon portant sur des réductions cumulées.Elle affirme que « lors de l’examen de l’activité inventive, lescaractéristiques concernant un objet non considéré comme uneinvention au sens de l’article 52 ne peuvent étayer la présenced’une activité inventive, car il ne serait pas conforme à la CBE,lors de cette appréciation, de prendre en compte de la mêmemanière la contribution d’aspects techniques et non techniques,puisque la présence d’une activité inventive serait, dans unetelle approche, attribuée à des caractéristiques que la CBE nedéfinit pas comme une invention ».On peut en déduire, avec M. Warusfel (Propr. intell. 2006, n° 16, p. 354),et en soulignant que les décisions de l’OEB, ne sont pas enelles-mêmes contraignantes pour le juge, que :

« Avec la décision PBS, l’OEB avait marqué sa volonté de re-fuser la brevetabilité des pures méthodes commerciales en im-posant un contrôle strict du caractère technique de l’inventionen elle-même; en quelque sorte l’OEB avait placé sa principaleligne de défense contre l’invasion des brevets de méthodes auniveau de la définition de l’invention. Mais elle avait limitécette approche aux seules revendications de procédé, acceptanten revanche de ne pas la faire jouer pour les revendications deproduits. Dès lors que la décision Hitachi paraît renoncer à cedispositif de défense avancée, et préfère aligner le régime ap-plicable aux revendications de procédé sur celui déjà admispour les revendications de produits, il était devenu urgent pourles chambres de recours de l’OEB de se replier sur la secondeligne de défense, à savoir celle fondée sur l’activité inventive.Il faut veiller attentivement à ce qu’une appréciation trop libé-rale de l’activité inventive ne vienne pas rendre brevetables desinventions dont la seule nouveauté serait de nature méthodo-logique, et non technique.C’est là que la décision Catalina (prenant le contre-pied de l’ap-préciation faite sur la même invention par les juges de la Courd’appel de Paris) trouve sa raison d’être. En interdisant deprendre en compte, pour apprécier l’activité inventive, les seulesinnovations méthodologiques, l’OEB veut éviter ce risque d’ac-cepter de pures méthodes dont la technicité apparente ne tien-drait qu’à l’utilisation de moyens techniques usuels et dont lanouveauté réelle ne tiendrait que dans des considérations mé-thodologiques ou marketing.Puisque Hitachi paraît interdire de les exclure sur le premierfondement, Catalina doit permettre d’y parvenir au niveau del’activité inventive ».

Mme Schmidt-Szalewski (Droit et économie de la propriété intellectuelle, sousla direction de Frison-Roche M.-A. et Abello A., LGDJ, p. 256 et s.) repose la ques-tion cruciale ; commentant un arrêt de la Cour d’appel de Pa-ris annulant la décision du directeur de l’INPI rejetant la bre-vetabilité d’un « plan d’usine Renault », au motif essentiel quele demandeur avait « entendu demander la protection pour lastructure particulière d’un produit industriel constitué par uneusine de fabrication », cet auteur observe que, « en somme,aussi longtemps que la création était présentée comme une mé-thode à but économique, elle n’a pas été jugée brevetable ; ellel’a, en revanche, été, dès lors qu’elle a été présentée comme unproduit industriel, ces nuances expliquent les divergences quantà la brevetabilité des méthodes commerciales, […], elles mon-trent que l’exclusion de brevetabilité n’est aucunement uneévidence; elle est une relique de l’époque où l’absence d’élé-ments physiques dans un procédé était l’indice typique de l’ab-sence de résultat technique au sens de résultat du domaine del’industrie, […] ; ce traitement a pour conséquence de figer ledomaine de la brevetabilité, […] ; seule la jurisprudence amé-ricaine semble aujourd’hui s’affranchir de ces préjugés ».

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Peut-être, en effet, que cette règle de non-brevetabilité pro-cède d’un préjugé.Peut-être que l’incessante confrontation de l’économie et dudroit implique de réévaluer, à tout le moins d’explorersansœillères, les possibles adaptations de telles exclusions debrevetabilité.Et sans doute entre-t-il dans la mission naturelle du juge deveiller à de telles adaptations.Mais tout cela n’est pas simple, lorsqu’il est déjà confronté :

– à une relativisation générale de l’utilité et de la valeurdu droit de brevet ;

– à un législateur un peu échaudé par les pénibles expé-riences récemment vécues dans des secteurs plus ou moinsproches, lors des immenses difficultés de transposition de ladirective sur la brevetabilité des éléments du corps humain,ou de la directive DADVSI, sans oublier l’enterrement de cellequi aurait pu porter sur la brevetabilité des logiciels ;

– et à des décisions de l’OEB, assez décalées par rapportaux principes reçus, qui, certes, n’ont pas valeur de jurispru-dence, au sens technique du terme, mais qui renouvellent la

réflexion, et qu’il serait de toute façon saugrenu d’ignorer.Le tout conviant en définitive à centrer l’examen sur « l’activitéinventive », c’est-à-dire sur le plus fugace des critères de l’in-vention, voire le plus propre à l’arbitraire, notamment en cequ’il y a une tentation d’en appeler, et pourquoi pas sous laforme de commode paravent, au mythique homme du métier.Critère, de surcroît, qui n’est pas loin de correspondre à celui« d’utilité » du droit américain, pourtant traditionnellementindifférent au droit européen, et qui décale l’examen vers ce-lui du mérite de l’invention (neuve et intéressante?), sachantqu’un fort courant invite par ailleurs à constater la conver-gence des notions d’«utility» et d’application industrielle, voireà prendre acte de leur « interchangeabilité » (Gutmann E., Propr. in-tell., n° 20, p. 345).Constatons pour terminer que c’est bien ce qui « mérite » d’êtrebreveté qui fait notre sujet, et que cette expression, qui sous-entend le souci de rémunérer la vertu, renforce encore l’invi-tation à la subjectivité de l’examen de brevetabilité.On n’est pas loin de s’en remettre, de manière bien aléatoire,à l’activité inventive du juge lui-même. �

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La rémunération de l’innovation : commentconcilier équité, efficience et proportionnalité?

péenne ne génère pas assez d’innovation pour déboucher surune croissance créatrice d’emplois.Certains économistes sont sceptiques concernant l’intérêt desbrevets pour l’augmentation de la R & D et craignent notam-ment qu’un renforcement des brevets ne conduise à freinerl’innovation.En effet, les preuves empiriques d’un accroissement de la R & Dgrâce aux brevets ne sont pas toujours établies. À titre d’exemple,actuellement, un investissement de l’ordre d’un milliard dedollars est nécessaire pour développer mille médicaments parmilesquels un seul est finalement commercialisé.C’est une des raisons pour lesquelles certaines entreprises ac-cordent davantage d’efficacité au secret commercial qu’à laprotection conférée par le brevet.L’enjeu pour un système de rémunération de l’innovation esttriple :

– que celui qui innove reçoive une rémunération, c’est-à-dire que la rémunération constitue une incitation à l’innova-tion;

– que cette rémunération ne porte pas une atteinte déme-surée à l’innovation ultérieure, autrement dit que l’octroi d’unetelle rémunération ne soit pas un frein à l’innovation;

– que la société, en général, ne soit pas trop pénalisée parcette rémunération, c’est-à-dire que la contribution de la so-ciété à la rémunération de l’innovateur ne soit pas trop lourde.

On peut envisager différentes formes de rémunération de l’in-novation (cf. la Propriété intellectuelle et l’innovation – Analyse économique du droit,Mackaay E., Droit et patrimoine, n° 119, oct. 2003, p. 61; Lepage H., La nouvelle économieindustrielle, Pluriel, 1989, extrait « Les alternatives marchandes à la protection des brevets »,p. 360 à 364) :

– par des contrats de fourniture étatiques (militaire, diguesen hollande, etc.), ce qui convient pour les innovations spé-cifiques dont on connaît le contour;

IntervenantsAlice PEZARD, Président de chambre à la Cour d’appel de ParisPatrick REY, Professeur à l’Université de Toulouse I (IDEI) (*)

Alice PEZARD

L’incitation à l’innovation est une préoccupation actuellementprimordiale comme le démontre notamment la mission confiéepar le ministre de l’Économie à la Commission Lévy. Celle-cidevra tout d’abord évaluer les actifs immatériels de l’État pourmieux apprécier les conditions de concurrence, de monopoleet de rente, dans lesquelles se situe l’économie de l’immaté-riel, afin de s’assurer qu’elles correspondent à un optimuméconomique et social permettant de soutenir l’innovation etla création (Eveno A., Bercy soumet à inventaire les actifs « immatériels » de la France,La Tribune, 29 mars 2006).

La Commission européenne définit l’innovation comme « laproduction, l’assimilation et l’exploitation réussie d’une nou-veauté dans les sphères économiques et sociales ».La finalité du droit de la propriété intellectuelle est essentiellepar sa capacité d’incitation à innover moyennant la certituded’un retour sur investissement. Un système trop protecteurempêcherait les concurrents d’innover. Au contraire, une pro-tection trop faible limiterait les investissements des entreprises.La France est placée en 6e position concernant la popularitédes pays pour implanter des investissements en Recherche & Dé-veloppement (R & D), après les États-Unis, l’Allemagne, laChine, le Royaume-Uni et l’Inde. Néanmoins, l’Union euro-

(*) Intervention non retranscrite

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CYCLE DE CONFÉRENCES DE LA COUR DE CASSATION — DROIT DE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE : APPROCHES JURIDIQUE ET ÉCONOMIQUE

– par l’octroi de bourses, de distinctions, de médailles pours’assurer que la création soit forcément dans l’intérêt géné-ral. Mais Steve Jobs n’a pas eu besoin du prix Nobel pour in-venter le Mac;

– on peut laisser l’innovateur se protéger comme il peut,appuyé le cas échéant par l’action en concurrence déloyale.Ceci favorise le secret ou les mesures techniques de protec-tion (papier anti-photocopie, etc.). Évidemment, cela n’estpas efficace dans tous les domaines techniques;

– on peut faire appel au droit des brevets.Les sociétés occidentales mettent actuellement en avant ledroit des brevets d’invention.En théorie, le brevet permet la rémunération de l’innovateurdès lors qu’il constitue un monopole temporaire au profit del’inventeur et permet de financer les investissements en R & D,à charge pour ce dernier de divulguer son invention à la so-ciété.Dans la pratique, le brevet apparaît comme un outil secon-daire.Les profits supplémentaires apportés par un brevet représen-tent de 15 % à 20 % des dépenses de R & D correspondanteset ont seulement un effet positif sur celles-ci dans les domainesde la chimie, la pharmacie et la biotechnologie.Les responsables de programmes de R & D font peu confianceau brevet pour protéger les innovations, comme le révèlentles chiffres ci-dessous.

La société civile émet donc aujourd’hui des doutes sur l’effi-cacité du brevet pour promouvoir l’innovation et la croissance.Quelle est, par conséquent, la situation optimale dès lorsqu’une incitation aujourd’hui peut être un frein demain? Se-lon Lao Tseu : « Celui qui a inventé le bateau a aussi inventéle naufrage ».Les juristes, s’ils ont inventé le brevet pour permettre la ré-munération de l’innovation, ont aussi su concevoir les moyenspour la rendre proportionnelle, équitable et efficiente, et cenon seulement dans l’intérêt des innovateurs, des titulairesde brevets, mais aussi dans celui de la société.Ce développement de la propriété intellectuelle a d’ailleursconduit certains à dire que la forte hausse des demandes debrevets depuis le début des années 80 n’est pas directementliée à l’innovation, mais plutôt à un nouvel environnementréglementaire.

Il s’agit tout d’abord de mettre en perspective le bénéficiairede la rémunération, qu’il soit titulaire d’un brevet ou non (I),puis d’analyser l’impact du droit des brevets sur l’innovationet sur les autres intérêts de la société (II).

I. – LE BÉNÉFICIAIRE DE LA RÉMUNERATION

A. – Le bénéficiaire de la rémunération, titulaire d’un brevetLa rémunération est issue de l’exploitation du brevet, mo-nopole concédé par l’État à l’inventeur du fait de l’obten-tion du brevet (1). Pour autant, ce droit ne doit pas demeu-rer sans certaines sanctions tant pour les tiers que pour lestitulaires (2).

1) Le monopole, objet de la rémunération

a) L’exploitation en propreElle concerne l’hypothèse dans laquelle le titulaire du droitexploite lui-même industriellement son invention.À noter que L’Oréal, le premier déposant de brevets en France,n’octroie pas de licence (Kahn A., Les industriels français sont en retard en ma-tière de brevets, Le Monde, Mardi 1er nov. 2005).

b) Les contrats sur les brevetsIl s’agit de la possibilité pour l’innovateur de céder son bre-vet ou de concéder des licences d’exploitation. Selon la Com-mission européenne, la vente pure et simple des droits de pro-priété intellectuelle ne représente que 20 % de l’ensemble destransactions, les concessions de titres représentant les 80 %restants.D’autres modes d’exploitation peuvent exister, comme lespools de brevets (Tirole J., Protection de la propriété intellectuelle : une introduc-tion et quelques pistes de réflexion § 3.5, in Rapport du CAE Propriété intellectuelle),voire maintenant les pools de brevets et de produits non pro-tégés.Ainsi Microsoft et Novell vont coopérer pour permettre à leursproduits de mieux cohabiter au sein des entreprises et des ad-ministrations. L’accord annoncé récemment prévoit la créa-tion d’un centre de recherches commun et met fin à un litigesur les brevets. Microsoft, par ailleurs, recommandera la ver-sion Suze de Linux à ses clients qui veulent utiliser les deuxsystèmes (Mauriac L., Union libre pour Microsoft, Libération, 5 nov. 2006, p. 4).Concernant les accords de licence, ils sont en général pro-concurrentiels dans la mesure où ils facilitent les échanges etla division du travail, un rôle souvent oublié de la propriétéintellectuelle (Université de Columbia et 8 entreprises privées,système MPEG2 sur la compression des données).Ils peuvent également l’être dès lors qu’ils réduisent les coûtsde transaction (paniers de brevets), les marges multiples (bre-vets complémentaires) et certains blocages (licences croisées).Au contraire, dans certains cas, ils demeurent anticoncurren-tiels, en particulier dans les accords entre concurrents, lorsqueles brevets ne sont pas valides ou ne sont pas enfreints.Comme a pu le dire Jhering, « une règle de droit dépourvuede contrainte juridique est un non-sens » (Le but dans le droit, 1877).

2) La sanction du droit

a) L’action en contrefaçonLe problème principal demeure l’indemnisation du préjudice.En droit français, on exclut les dommages et intérêts punitifs.Dès lors, si la victime est indemnisée, le mécanisme est assezpeu dissuasif (Martin J.-P., L’évaluation des di de contrefaçon de brevet d’inventiondoit être réformé, RDPI 2003, n° 143 p. 7).En revanche, en droit américain, on peut s’attendre au triple-ment de la redevance contractuelle et à d’éventuels dommagespunitifs supplémentaires (Véron P. et Roux-Vaillard S., Les dommages et inté-rêts pour contrefaçon de brevet en droit américain).Le texte initial de la Directive n° 2004/48 du 29 avril 2004 estassez encourageant, mais sa version définitive reste assez peudissuasive (Martin J.-P., Le nouveau régime des dommages-intérêts de contrefaçon detitres de PI selon la directive européenne du 29 avril 2004, Propr. industr., oct. 2004). Se-lon l’article 13, lorsqu’elles fixent les dommages et intérêts,les autorités judiciaires :

i) prennent en considération tous les aspects appropriés telsque les conséquences économiques négatives, notamment lemanque à gagner, subies par la partie lésée, les bénéfices injus-tement réalisés par le contrevenant, et dans des cas appropriés,des éléments autres que des facteurs économiques, comme lepréjudice moral causé au titulaire du droit du fait de l’atteinte;

Innovation de produit

Innovation du procédé

Avantage du premier arrivé 53 % 38 %

Secret 51 % 51 %

Brevet 35 % 23 %

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ii) ou, à titre d’alternative, peuvent décider, dans des casappropriés, de fixer un montant forfaitaire de dommages etintérêts, sur la base d’éléments tels que, au moins, le mon-tant des redevances ou des droits qui auraient été dus si lecontrevenant avait demandé l’autorisation d’utiliser le droitde propriété intellectuelle en question.L’ancienne rédaction du projet de cet article prévoyait des me-sures beaucoup plus sévères et dissuasives : redevance in-demnitaire fixée au double du montant de la redevance contrac-tuelle, dommages et intérêts pouvant inclure le manque àgagner et tous les bénéfices réalisés par le contrefacteur.Or, la rédaction définitive prévoit, quant à elle, une alterna-tive qui réduit considérablement le montant des dommageset intérêts. Il est souhaitable que la loi transpose la directiveen modifiant ce point litigieux.

b) Le droit de la concurrenceOn sanctionne non plus des tiers, mais des « exploitants » d’unbrevet au nom de l’intérêt du marché.Le problème est d’autant plus aigu que se développe la pra-tique des pools de brevets.Outre-Atlantique, la Fair Trade Commission (FTC) a, parexemple, examiné favorablement la fusion des sociétés phar-maceutiques Johnson & Johnson et Boston Scientific qui pro-duisaient le même médicament. La fusion leur a conféré unmonopole. Trois autres compagnies ont été en attente de leurautorisation des autorités sanitaires pour lancer des médica-ments concurrents. L’opinion, semble-t-il, tendait à considé-rer que très vite ces nouveaux produits se substitueraient àcelui qui occupait déjà 100 % du marché.Parfois cette confiance dans le marché a également été accor-dée trop rapidement. En 1998, dans une affaire pétrolièreconcernant Chevron, les tribunaux américains ont admis leurserreurs.Un contrôle moindre de l’abus de monopole pourrait désor-mais être opéré. Dans l’affaire Summit Technology et Vis en2000, les deux entreprises ont exploité en commun leurs deuxbrevets. La FTC a considéré que s’il n’y avait pas eu une li-cence croisée ou une licence exclusive, elles se seraient concur-rencées. Elles ont accepté de dissoudre leur groupement.Par ailleurs, une étude récente de Philippe Aglion (Bruegel policy,oct. 2006) précise que la concurrence est un facteur essentiel del’innovation. Ce dernier ne cite pas le brevet, partant du prin-cipe que dans des sociétés aux technologies avancées, les in-ventions sont le fait de nouveaux entrants sur le marché : auxUSA, 50 % des médicaments proviennent d’industries demoins de 10 ans, seulement 10 % en Europe.

B. – Le bénéficiaire non titulaire : le salarié

Près de 90 % des inventions sont le fait de salariés d’entre-prises ou de centres de recherche. Avant la loi du 2 janvier1968, aucun texte ne visait l’inventeur salarié ; la jurispru-dence avait toutefois développé les notions d’inventions deservice. La loi du 13 juillet 1978 prévoit que l’inventeur « peutbénéficier d’une rémunération supplémentaire », et cette dis-position vise les inventions brevetables, qu’elles soient bre-vetées ou non. La loi du 26 novembre 1996 rend la rémuné-ration supplémentaire obligatoire mais laisse aux conventionscollectives, accords d’entreprise et contrats de travail, le soind’en déterminer le montant.Les inventions de salariés sont régies par l’article L. 611-7 duCode de la propriété intellectuelle. Les inventions réaliséessous l’empire d’un contrat de travail avec mission inventiveappartiennent à l’employeur qui décide de déposer un brevetou de garder le secret.

Un salaire, un intéressement ou une prime ne peuvent en au-cun cas être assimilés à la rémunération d’une cession dedroits : celle-ci doit être explicite, ne concerner qu’une et uneseule invention et enfin être fixée en fonction de la valeur del’invention et non du salaire de base. Il appartient aux tribu-naux de fixer, au cas par cas, ladite rémunération en tenantcompte de l’« apport » des deux parties.En matière d’inventions de salariés, l’application du principed’une contrepartie pécuniaire, lorsqu’il est posé par la loi,laisse trop de place à la subjectivité de l’employeur. Les tri-bunaux ont des difficultés à réguler d’autant qu’ils intervien-nent généralement après le licenciement du salarié inventeur(exemple du CNRS).Les deux pays les plus performants en matière de dépôts debrevets sont l’Allemagne et le Japon. Leurs lois assurent pourle mieux les droits pécuniaires et moraux des inventeurs sa-lariés. Le brevet y est plus perçu comme l’instrument d’unepolitique que comme l’enjeu de débats académiques.Au Japon, l’encouragement et la promotion de l’innovationsont assurés par de nombreux prix et cérémonies qui se dé-roulent tout au long de l’année au niveau local et national. Àl’échelle nationale existe le prix impérial pour l’encourage-ment de l’inventivité.En outre, dans ce pays, le droit sur le brevet appartient initia-lement au salarié, l’employeur bénéficiant d’une licence nonexclusive. Si ce droit est cédé à l’employeur ou si une licenceexclusive est cédée, le salarié doit percevoir une rémunéra-tion raisonnable. Cependant, le calcul de la rémunération etla date d’exigibilité demeurent flous.Le montant est calculé en fonction du bénéfice que l’em-ployeur réalise grâce à l’invention et de sa contribution à laréalisation de l’invention.En pratique, le paiement est effectué en trois fois : lors du dé-pôt du brevet, lors de la délivrance et lors de son exploitation;de manière forfaitaire lors du dépôt et de la délivrance, pro-portionnelle pour l’exploitation.Or, il semble que la loi indique que la rémunération doit êtreversée au salarié lors du transfert des droits : il conviendraitdonc d’évaluer la valeur de l’invention à la date dudit trans-fert.Mais l’employeur n’est pas tenu de déposer une demande debrevet et de protéger l’invention par le secret. Il a toutefoisl’obligation de rémunérer le salarié.Peut-il se soustraire à la rémunération s’il invoque le fait quel’invention n’est pas susceptible d’être protégée?En Allemagne, si l’employeur opte pour la protection de l’in-vention par le secret, il est tenu de reconnaître que l’inven-tion est susceptible de protection.Couramment, le calcul, par les tribunaux, du montant de larémunération s’effectue par analogie avec celui des licences.Le taux de redevance fictif déterminé se distingue du taux ap-pliqué en vue de fixer les dommages et intérêts en cas decontrefaçon. La rémunération reste souvent faible car la ju-risprudence tend à considérer que l’employeur contribue à laréalisation de l’invention dans une plus large mesure.En France, l’introduction du concept d’équité pourrait êtreune voie qui s’ajoute aux critères déjà retenus.En droit, de manière favorable aux inventeurs, il résulte de ladécision Ray c/ Rhodia du 30 septembre 2003 du tribunal degrande instance de Paris et de l’arrêt confirmatif du 13 mai2005 de la Cour d’appel de Paris que, selon les termes mêmesde la convention collective des industries chimiques, aucundélai de prescription quinquennale ni décennale n’est oppo-sable à la demande de paiement d’une rémunération supplé-mentaire d’invention faite par un salarié. >

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CYCLE DE CONFÉRENCES DE LA COUR DE CASSATION — DROIT DE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE : APPROCHES JURIDIQUE ET ÉCONOMIQUE

En l’absence de convention collective, la chambre sociale dansson arrêt du 13 janvier 2004 s’est prononcée pour la prescrip-tion quinquennale de l’action en paiement justifiée par la na-ture salariale de la créance.Toutefois, au vu de l’arrêt X c/ ADG du 22 février 2005 de lachambre commerciale de la Cour de cassation, la prescriptionquinquennale n’atteint ce type de créances que si elles sontdéterminées et il n’en est pas ainsi lorsque leur fixation faitl’objet d’un litige entre les parties (Cass. com., 22 févr. 2005, n° 03-11.027,Bull. civ. IV, n° 35). Dans ces conditions, le délai de prescriptiontrentenaire est-il applicable?Concernant les fonctionnaires, l’agent public reste désormaispropriétaire de ses créations intellectuelles.La loi DADVSI du 1er août 2006 étend en effet aux agents pu-blics la règle dont bénéficient les salariés qui sont donc, commetoute personne physique, titulaires du droit d’auteur sur lesœuvres qu’ils créent dans le cadre de leur activité profession-nelle, sous réserve que ces œuvres ne soient qualifiées d’œuvrescollectives au sens de l’article L. 113-2 du Code de la propriétéintellectuelle.Quant aux droits patrimoniaux, la loi met en place au profitde l’État une cession modulable des droits.Enfin, les dispositions des articles L. 121-7 et L. 131-3-1 àL. 131-3-3 du Code de la propriété intellectuelle ne s’appli-quent pas aux agents auteurs d’œuvres dont la divulgationn’est soumise, en vertu de leur statut ou des règles qui régis-sent leurs fonctions, à aucun contrôle préalable de l’autoritéhiérarchique. Il s’agit là essentiellement des universitaires.Comme le soutient Yves Marcellin, avocat : « les chefs d’en-treprise français doivent prendre conscience de l’impérieusenécessité de stimuler les inventeurs d’entreprise grâce à un sys-tème négocié de rémunération proportionnelle à la valeur éco-nomique de l’invention ».

II. – L’IMPACT DE LA RÉMUNÉRATIONLa rémunération est assurée par l’exploitation du monopole,dès lors, pour étudier les conséquences de l’octroi d’une tellerémunération sur l’innovation et sur la société, il faut envisa-ger l’impact du monopole lui-même.

A. – L’impact du brevet sur l’innovation

La rémunération de l’innovation par le brevet constitue uneincitation certaine à innover, mais l’exclusivité peut aussi êtreun frein à l’innovation. Il existe donc des palliatifs.

1) Permettre la diffusion de l’information scientifiqueet technique

C. propr. intell., art. L. 612-5, al 1er. L’invention doit êtreexposée dans la demande de brevet de façon suffisammentclaire et complète pour qu’un homme du métier puisse l’exé-cuter (sanction : nullité ; CA Paris, 4e ch. 22 févr. 1995, PIBD 1995, III, p. 263). Enoutre, tant les demandes de brevet que les brevets eux-mêmes sont publiés. Monsieur Geller propose un systèmemondial de cyber-publication qui, outre la diffusion de l’in-formation scientifique et technique, constituerait un outilde recherche d’antériorités particulièrement efficace pourles offices (Geller E., Le brevet international : une utopie, Prop. intell. janv. 2004,p. 503). À l’expiration du monopole, l’invention brevetée estlibrement utilisable.

L’exception d’expérimentationPour ne pas empêcher toute recherche fondamentale ayantpour origine un produit breveté, l’article L. 613-5 du Code dela propriété intellectuelle exclut du champ du brevet les actesexpérimentaux.

Il existe toutefois un débat sur le point de savoir si des essaiscliniques en vue d’obtenir une AMM entrent ou non dans lechamp de l’expérimentation.

2) Restreindre le champ du brevet à sa fraction efficace

Le brevet doit favoriser l’innovation et non constituer unique-ment pour les entreprises un outil de confrontation concur-rentielle.Il faut donc veiller au respect des fonctions essentielles dubrevet d’invention pour réguler l’innovation et la croissance.Il convient d’encadrer au mieux les conditions du monopole :

– durée (en principe 20 ans) ;– nécessité d’arriver à un équilibre, qui peut être sectoriel

(Certificat Complémentaire de Protection) pour assurer unerémunération sans pour autant paralyser un secteur.Prolonger la durée reviendrait à accorder des profits supplé-mentaires et à augmenter l’incitation à innover, ce qui per-mettrait d’amortir des coûts de R & D d’autant plus élevés.Or, une augmentation ne serait envisageable que pour les in-ventions les plus coûteuses et risquées.La limitation du monopole permet de favoriser la recherchedans l’intérêt général. Idéalement, la durée du brevet ne de-vrait pas dépasser le temps nécessaire pour rembourser l’in-venteur. Nordhaus a théorisé dans son modèle le calcul de ladurée optimale du brevet : selon lui, les coûts de R & D aug-mentent plus vite que les bénéfices des innovations; la R & Da donc un rendement décroissant. Par conséquent, il existeune durée optimale au-delà de laquelle le bénéfice social créépar de nouvelles innovations plus coûteuses ne compenseplus la perte liée à l’allongement des monopoles existants.Le problème posé par cette durée est son uniformité, alorsqu’il existe des inventions de valeur de coûts différents.Il existe un correctif de la déchéance du droit lorsque les an-nuités ne sont pas payées ou sur abandon du breveté.Une étude de Gilles Koléda (Économie et Prévision 2005) apermis d’apprécier la valeur de la protection des brevets fran-çais par leurs renouvellements. En 40 ans (1951-1993), la va-leur moyenne des brevets a continuellement et largement aug-menté; la distribution de la valeur des brevets et des innovationsest, par conséquent, asymétrique. De nombreux brevets ontune très faible valeur et très peu ont une forte valeur. Le sys-tème de renouvellement des brevets apparaît comme un moyend’action important au cœur du processus de recherche d’in-novation puisqu’il permet la régulation du phénomène d’ob-solescence et entre dans la détermination de la profitabilitédes innovations.Il existe un correctif de la possibilité de demander une licenceobligatoire en cas de non exploitation du brevet (Lévêque F.et Menière Y., Économie de la propriété intellectuelle, La découverte, 2003, notamment, p. 30).

Champ matériel de délivrance. Se pose évidement ici la ques-tion de la brevetabilité du vivant, des logiciels ou des mé-thodes commerciales, sachant qu’introduire des brevets dansces secteurs pourrait avoir comme conséquence une paraly-sie totale de l’innovation (d’où la différence avec les États-Unis d’Amériques;cf. Vivant M., Bruguière J.-M., Protéger les inventions de demain, Biotechnologies, logicielset méthodes d’affaires, INPI, 2003).Concernant la question de la brevetabilité des inventions misesen œuvre par ordinateur, pour les grandes entreprises, l’im-portance des brevets dans le domaine des logiciels est évi-dente : il suffit de rappeler qu’en 2003, Thomson réalisait462 millions d’euros de revenus par le licensing de brevetsportant sur la compression de données, que les patent poolsur la DRM gérés par Via Licensing ou le patent pool G729sur la voix sur IP gérés par Siprolab rapportent à France Té-

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lécom des revenus croissants ou que les brevets utilisés dansle cadre de la norme GSM 03-48 ont généré plusieurs millionsd’euros de redevances.De même, pour les PME innovantes, le recours au brevet estfondamental. Les brevets leur permettent d’identifier et de va-loriser leurs avantages technologiques lors des levées de fondset de sécuriser les relations dans les partenariats commerciauxou techniques avec des acteurs économiquement plus puissants.Penser que la suppression des brevets dans le secteur des lo-giciels au profit d’un modèle libre favoriserait les PME est-ilune erreur? « Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre,c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ».

Défi posé par l’innovation cumulative ou perfectionnement(cf. Trommetter M., Évolution de la R & D dans les biotechnologies végétales et de la pro-priété intellectuelle, in Droit et Économie de la propriété intellectuelle, LGDJ 2005, not. p. 329sqq; Lévêque F. et Menière Y., Économie de la propriété intellectuelle, La découverte, 2003,not. p. 42). Au sens technique, est considéré comme un perfec-tionnement toute invention nouvelle se rattachant étroitementà l’invention de base par un lien technique.Il faut permettre l’innovation cumulative dans la mesure oùil existe aujourd’hui peu d’innovations de rupture, au profitde perfectionnements.Des obstacles subsistent comme la fragmentation des droitslorsque les innovations sont cumulatives et/ou complémen-taires dans les domaines de l’informatique, des biotechnolo-gies, ou de l’électronique. De même, la multiplication des bre-vets bloquants a un coût (Coûts de transaction, Heller & Eisenberg, 1998; Holdup, Scotchmer, 1991, Marges multiples, Shapiro, 2000) sans oublier les straté-gies de portefeuilles de brevets (fragmentation des droits, bre-vets bloquants, négociation de licences, etc.) ou le cas dessemi-conducteurs (Hall & Ziedonis, 2002).La solution est peut-être dans la constitution de pools de bre-vets ou dans la conclusion de licences croisées (sous le contrôledu droit de la concurrence) ainsi qu’examinées précédemment.

Encadrer au mieux les actions des brevetés. On ne peut nierque les entreprises utilisent les brevets au-delà de leur fonc-tion initiale de rémunération de l’innovation au sens strict(Rapp. Grignon sur l’utilisation des brevets par les entreprises françaises, p. 11).Pour autant, les juridictions veillent à sanctionner les dépôtsabusifs.« Le fait que les revendications opposées par la demanderessedans le présent litige ont toutes été annulées pour extension au-delà des demandes initiales ou pour défaut d’activité inventive,dans un contexte où elle connaissait parfaitement la fragilitédes revendications en cause, révèle que l’instance a été intro-duite de façon abusive pour paralyser son concurrent. S’il nepeut être reproché à la demanderesse d’avoir une stratégie dedépôt offensive et de créer, par de multiples dépôts, des “leurresde revendications”, il ne demeure pas moins que le lancementd’une action judiciaire sur la base de ces “leurres” à l’encontred’un concurrent constitue un abus de droit d’ester en justice, ag-gravé par la circonstance qu’elle avait modifié les revendicationsqu’elle oppose à la défenderesse pour prendre en compte la nou-velle technologie de celle-ci et la paralyser dans son développe-ment » (TGI Paris, 26 janv. 2005, Société Luck c/ Valéo, PIBD 2005, n° 808, III, p. 29).

B. – Impact social sur l’innovation

1) Accès aux médicaments des pays en développementet respect du droit des brevets : un droit à la santéfavoriséAux termes des accords ADPIC, un gouvernement peut mettrefin au monopole d’un brevet et autoriser l’importation ou la fa-brication de copies de médicaments à des fins de santé publique.

Cependant, les exceptions limitées aux droits conférés ouclauses de sauvegarde de la santé publique n’avaient jamaisété mises en œuvre.La tendance actuelle consiste en un recours à une politiquefavorable aux génériques qui a entraîné un aménagement dudroit des brevets : les exceptions sont possibles si elles s’avè-rent limitées, justifiées, et si elles ne causent pas de préjudiceinjustifié aux intérêts légitimes du titulaire du brevet, ni à ceuxdes tiers.Il est possible de mettre en œuvre une stratégie visant à faireprogresser la science et la technologie, mais que certainspays utilisent afin d’accélérer la commercialisation de mé-dicaments génériques : disposition « Bolar » ou « d’utilisa-tion précoce » qui permet aux fabricants de médicaments gé-nériques d’utiliser des produits brevetés sans autorisationpour leurs recherches, afin d’obtenir plus rapidement les ré-sultats des essais à fournir aux autorités de santé chargéesde l’AMM des médicaments génériques dès l’expiration dubrevet.

Importations parallèles et licences obligatoires. Des événe-ments récents ont montré que les brevets pouvaient aller àl’encontre de l’intérêt public, notamment lors de crises sani-taires graves comme le sida ou grippe aviaire.Pour répondre à une urgence de santé publique, un État peutdans certaines conditions passer outre l’existence d’un bre-vet de médicament.Si le détenteur d’un brevet secondaire bloque un tiers danssa légitime utilisation du brevet principal, le juge peut au-toriser le plaignant à passer outre les droits du détenteurdu brevet secondaire : il accorde alors une licence obliga-toire.Face à une contrainte de santé publique (par exemple un la-boratoire incapable de fournir des médicaments, des diagnos-tics ou des dispositifs médicaux à titre suffisant), le ministrede l’Économie peut, en octroyant une licence obligatoire, au-toriser un ou plusieurs industriels à fournir ces produits à laplace du détenteur du brevet.

Rémunération adéquate. Pour les industries pharmaceu-tiques, autoriser les pays les plus défavorisés à produire leurspropres génériques sous licences obligatoires reviendrait à mé-connaître leur droit issu du brevet et mettrait en péril la R & Dde nouveaux médicaments (voir le procès de Pretoria).

Déclaration de DOHA ou déclaration sur l’accord ADPICet la santé publique (conférence ministérielle de l’OMC au Quatar en no-vembre 2001). L’accord ADPIC n’empêche pas et ne devraitpas empêcher les membres de prendre des mesures pourprotéger la santé publique et de promouvoir l’accès detous aux médicaments. Chaque membre a le droit d’ac-corder des licences obligatoires et la liberté de détermi-ner les motifs pour lesquels de telles licences sont accor-dées et de déterminer ce qui constitue une situationd’urgence nationale ou d’autres circonstances d’extrêmeurgence.Concernant les PMA ne disposant pas de la capacité de pro-duire les médicaments, il est envisagé de les exempter de l’ap-plication du droit sur les brevets jusqu’en 2016, un projet quin’a pas encore abouti. L’accord du 30 août 2003 sur l’impor-tation de médicaments génériques permet, sous conditions(volume précis, produits identifiés), à tout membre fabriquantdes produits pharmaceutiques et des produits sous licenceobligatoire, de les exporter vers des membres importateursadmissibles. >

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CYCLE DE CONFÉRENCES DE LA COUR DE CASSATION — DROIT DE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE : APPROCHES JURIDIQUE ET ÉCONOMIQUE

Entre droit des brevets et droit de la santé publique : ten-tatives judiciaires pour faire interdire les médicaments géné-riques (cf. C. santé publ., art. L. 5121-10).Dans le règlement du litige opposant les sociétés pharmaceu-tiques Schering Plough et Generics, a été reconnu licite, enappel, un accord permettant au titulaire d’un brevet de com-penser l’arrêt de la vente de produits génériques. La contre-façon n’a pas été retenue. Le brevet certes n’était pas expirémais dans un tel contexte, il faut se demander où est l’inté-rêt des consommateurs?De tels arrangements très lucratifs ont été reconnus par lessociétés Bayer et Tomax notamment avec de fortes critiquesdes économistes de la FTC (cf. BOPI, 15 mars 2006, Susann Michell). LaCour suprême ne s’est pas encore prononcée et la FTC a re-mis une « petition for a writ of certiorari » c’est-à-dire une de-mande de pourvoi dans l’affaire Schering Plough et Generice.La Cour suprême a invité le Gouvernement américain via sonSolicitor General à lui soumettre son opinion, laquelle pren-dra la forme d’un « amicus brief ».Les jurisprudences communautaire et française analysent lesdroits présents et futurs des nouveaux entrants. Aux États-Unisd’Amériques, un marché potentiel n’a pas autant de valeurqu’en Europe.Les droits de la propriété intellectuelle, brevets et droits d’au-teur sont visés par la Constitution américaine : « L’inventeuret l’auteur ont des droits exclusifs ». Ce n’est ni le cas de ceuxde la concurrence ni ceux des consommateurs.Autre différence d’approche, seul l’intérêt à court terme duconsommateur américain est pris en compte pour être maxi-misé.Dans les jurisprudences française et communautaire, la por-tée de l’intérêt envisagé est plus longue.Sans doute existe-t-il aussi une différence entre l’analyse sidifficile dans nos affaires du dommage à l’économie en géné-ral et celle des dommages précis sollicités par la victime amé-ricaine.Les jurisprudences communautaire et française contrôlent lesaccords de licence eu égard aux intérêts des entreprises concer-nées et aussi à ceux des consommateurs.

Aux États-Unis, si par le passé les tribunaux enjoignaient lestitulaires de brevets d’accorder des licences, de telles injonc-tions se heurtent actuellement aux droits quasi-illimités dupropriétaire de ne pas utiliser son brevet. Consommateurs etinnovation sont ainsi très pénalisés.En revanche, peut-être aurions-nous avantage à admettrecomme Outre-Atlantique les « grantbacks », c’est-à-dire l’in-térêt pour le titulaire du brevet initial à tirer de profit du per-fectionnement de son brevet.Les économistes constatent que si la montée en puissancedes brevets pharmaceutiques ne nuit pas encore exagéré-ment aux patients ou à la recherche, d’autant plus que l’in-dustrie des fabricants d’instruments médicaux est de plusen plus sollicitée par les industries pharmaceutiques et bio-technologiques pour associer leur recherche, il n’en est pasde même pour les matériels électroniques (inclus les semi-conducteurs) et le « software », marchés captifs d’une courseà la constitution de portefeuilles de brevets pour affaiblirles concurrents. Heureusement, une politique de licencescroisées s’est généralisée dans l’industrie des semi-conduc-teurs.La non brevetabilité européenne des logiciels et des « busi-ness methods » est enviée par les autorités de concurrence etle secteur de la recherche outre-atlantique.En commun, une graduation de la vie des brevets en fonctionde leur obsolescence pourrait être envisagée.En ce qui concerne la propriété intellectuelle, l’incitationau développement et à l’innovation des pays émergents,notamment dans le domaine de la santé à travers les ac-cords ADPIC, nous aidera sûrement à accélérer les re-cherches occidentales et à atteindre une convergence ju-ridique.Si la protection de notre propriété intellectuelle paraît suffi-sante en ce qui concerne l’octroi des brevets, peut-être les eu-ropéens sont-ils encore trop timides dans la lutte contre lesententes sur les prix (sanctions pénales aux USA) et dans lalutte contre la contrefaçon qui sont des obstacles à l’innova-tion. La politique en matière de dommages et intérêts pour-rait faire l’objet d’une autre conférence. �

Le droit d’auteur à l’épreuve des nouvellestechnologies

tion, le Conseil constitutionnel a intégré la propriété intellec-tuelle à la source du bloc de constitutionnalité : par la propriétévisée à l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et ducitoyen de 1789, comme par les garanties apportées par son ar-ticle 17 (Cons. const., déc. n° 2006-540 DC, 27 juill. 2006; Thoumyre L., Loi DADVSI,éclipses et scintillements au Conseil constitutionnel, Légipresse, sept. 2006, n° 234, 129; Bénabou V.-L., Patatras! À propos de la décision du Conseil constitutionnel du 27 juillet 2006,Propr. intell., juill. 2006, n° 20, 240). Cette élection du droit de propriété in-tellectuelle aux Droits de l’homme procède d’un double choix :

– un choix positif, en l’espèce historiciste, qui fonde celien au droit de propriété à raison d’« une évolution caractéri-sée par une extension de son champ d’application à des do-maines nouveaux; parmi ces derniers, figurent les droits depropriété intellectuelle et notamment le droit d’auteur et lesdroits voisins » ;

IntervenantsPhilippe CHANTEPIE, Chef du Département des Études, de la Prospective et la Statistique, Ministère de la Culture,chargé de cours d’économie des industries culturelles et de la communication à Paris I, Paris VIII et l’ENST-INA et de propriété intellectuelle à Lille IIIAlain BENSOUSSAN, Avocat au Barreau de Paris

Philippe CHANTEPIE

INTRODUCTIONConstitutionnaliser la « logicialisation » du droit d’auteurà l’ère de l’« auctorialisation » numérique.À l’occasion de la décision relative au projet de loi relative audroit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’informa-

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– un choix négatif, par conséquent aussi, par lequel touteautre source intellectuelle et juridique de la propriété littéraireet artistique se trouve oblitérée, et lors, tranchés plus de deuxsiècles de débats intellectuels, législatifs, et le fécond travailjurisprudentiel qui constitua la singularité d’un droit person-naliste, romaniste – et parfois, romantique, fondatrice des qua-lités essentielles du droit de la propriété littéraire et artistiquedevenu l’un des modèles dans le monde. Ces sources déga-geaient, sinon exclusivement, du moins de façon partagée,dans l’intériorité du sujet, sa liberté, sa personnalité, les condi-tions de l’originalité d’expression susceptible des plus hautesprotections juridiques, et se refusaient à absorber les droitsdes auteurs exclusivement dans une logique patrimoniale as-sise sur la propriété, en dépit d’analyses postérieures qui nuan-cent avec précision et rigueur l’opposition instrumentaliséeentre droits d’auteur et copyright (Strowell A., Droit d’auteur et copyright,Divergences et convergences, LGDJ, 1993). L’option constitutionnelle, éta-blie sur la racine propriétaire de ces droits de propriété litté-raire et artistique, à l’instar du copyright, n’interdit certes pasun ultérieur rappel à d’autres légitimités de ces droits, maisc’est par cette voie qu’accèdent – sans hiérarchie – à la consti-tutionnalité et comme unifiés, des droits d’auteurs, des droitsvoisins et des droits des logiciels et base de données.La constitutionnalisation des droits de propriété littéraire etartistique a emprunté, en réalité, un sentier plus escarpé, ou-vert par la partie la plus marginale, la plus récente et la plusatypique de ces droits : le logiciel. Elle procède d’une logiqueinstrumentale telle qu’effectivement, seul le fondement pro-priétaire des droits de propriété littéraire et artistique pouvaitêtre excipé aux fins de leur faire bénéficier tous des garantiesconstitutionnelles utilitaires de la propriété : une « juste etpréalable indemnité » si la nécessité publique exige évidem-ment l’expropriation de leurs titulaires. En effet, c’est mêmepar le biais le plus éloigné de la propriété littéraire et artis-tique que cette constitutionnalisation se fonde : la volontéd’encadrer les conditions d’interopérabilité des systèmes nu-mériques de gestion des droits (Digital Rights ManagementSystems) qui relèvent du droit du logiciel, quand ce n’est pascelui des brevets, voire du secret commercial, droits qui ontpeu affaire avec celui classique des auteurs (cf., par exemple, Gaudrat P.,La protection des logiciels, RIDA 1986, n° 128, 181; Bilan et perspectives, RIDA 1988, n° 138, 77).Le fondement constitutionnel reconnu à la propriété littéraireet artistique réside ainsi tout entier dans la garantie de pro-priété relative à « l’accès aux informations essentielles à l’in-teropérabilité » […] « dans le respect des droits des parties »,c’est-à-dire l’« éditeur de logiciel », le « fabricant de systèmetechnique » l’« exploitant de service ».La décision, relative à une loi désireuse de concilier droitsd’auteur et technologies de la société de l’information, y par-vient donc, mais non sans paradoxe : fonder en 2006 sur undroit de l’homme – le droit de propriété –, reconnu en 1789,un droit de propriété intellectuelle législativement établi en1791, au motif que celui-ci s’étendrait à des « domaines nou-veaux »… Peut-être, car le domaine nouveau dont il s’agit,n’est pas l’historique droit d’auteur mais bien celui qui pro-tège la propriété des technologies de l’information, et au pre-mier chef, le droit du logiciel. Sans doute depuis 1985, le pro-gramme d’ordinateur appartient-il aux « œuvres de l’esprit »dans notre droit positif, pourvu qu’il soit « original, en ce sensqu’il est la création intellectuelle propre à son auteur » (Dir. Cons.CE n° 91/250, 14 mai 1991, concernant la protection juridique des programmes d’ordina-teur; C. propr. intell., art. L. 112-2 13), règle internationalisée ultérieure-ment (Accord ADPIC relatif aux aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchentau commerce, art. 10 : « les programmes d’ordinateur, qu’ils soient exprimés en code sourceou en code objet, seront protégés en tant qu’ œuvres littéraires en vertu de la Convention de

Berne (1971) »).. Mais, même s’il est principalement dévolu auxéditeurs, il a des auteurs. Plus donc que les plaintes d’un Pla-ton, les épigrammes de Martial, les répliques de Térence, etplus que toutes les justifications personnalistes de Beaumar-chais à Hugo, c’est – économiquement – la protection appor-tée à la communication des informations essentielles à l’« in-teropérabilité » des logiciels des systèmes numériques de gestiondes droits protégeant les contenus numériques qui aura étéla porte étroite par laquelle l’ensemble des droits de propriétélittéraire et artistique – des auteurs, voisins ou des logiciels –qui bénéficie de cette assomption constitutionnelle inatten-due au début du XXIe siècle : la base d’un droit de l’homme« inviolable et sacré », autrement dit, la propriété (Latournerie A.,Petite histoire des batailles du droit d’auteur, Multitudes n° 5, mai 2001).Pareille « logicialisation » des droits de propriété littéraire etartistique n’est pas un effet de mode à l’occasion d’une consti-tutionnalisation circonstanciée, mais plutôt la paradoxale ex-pression de l’importance acquise par le logiciel, sinon dansla protection des droits de propriété littéraire et artistique, dumoins dans la formation des modèles d’exploitation écono-mique des contenus numériques. En effet, là où les techno-logies de l’information – en réalité la numérisation des conte-nus et leur communication sur le réseau internet – sont denature à déstabiliser profondément l’économie des droits depropriété littéraire et artistique des industries culturelles (I),les logiciels, comme système d’accès, leurs droits et leurs ré-gulations apparaissent comme un élément majeur de l’éco-nomie des contenus numériques, au nombre desquels figu-rent primitivement et nativement le logiciel et au moment oùils dénotent que leur valeur n’est pas dans la clôture maisl’ouverture (II).

I. – LA DÉSTABILISATION NUMÉRIQUE DES FONDEMENTS ÉCONOMIQUES DU DROIT DE PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE ET ARTISTIQUE

La plasticité du droit de propriété littéraire et artistique a de-puis plus de deux siècles permis d’absorber plusieurs muta-tions techniques majeures. Fondé principalement dans un en-vironnement de reproductibilité mécanique (imprimerie) puisanalogique (enregistrement audiovisuel), et de représenta-tions physiques (spectacle vivant), puis immatérielles (radioet télévision hertziennes, puis filaires ou satellitaires), ce droits’est adapté à l’essor des médias de masse. Il a aussi composéavec le principe de rémunération proportionnelle déduit desdroits exclusifs, pour admettre au profit patrimonial des titu-laires, des mécanismes de rémunération forfaitaire (copie pri-vée, reprographie, rémunération équitable, etc.) chaque foisque la mesure des exploitations finissait par être reconnuecomme une limite infranchissable.

A. – L’économie classique et spécifique de la propriétélittéraire et artistique

Les droits exclusifs de propriété littéraire et artistique sontl’expression juridique de monopoles temporaires accordés etprotégés par l’autorité publique dont la fonction économiqueconsiste principalement à inciter à créer.

1) Les fonctions économiques des droits de propriétélittéraire et artistique

Les fonctions économiques des droits de propriété littéraireet artistique portent notamment sur les biens informationnelsqui sont notamment des biens collectifs appropriables. La fi-nalité de ces droits consiste – comme monopoles juridiques– à rendre possible la production privée de ce type de biens(Landes W., Posner, R., « An Economic Analysis of Copyright Law », 1989). Ils doivent >

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permettre notamment de répondre aux situations de défaillancesde marché qui peuvent résulter de ce type de biens. C’est l’ap-proche économique « standard » de la justification de cesdroits (Samuelson P., « The Pure Theory of Public Expenditure, Review of Economics andStatistics », 1954). Car les biens informationnels ont pour caracté-ristiques d’être aisément appropriables par tout consomma-teur. L’enjeu économique, social et culturel de ces droits consistedonc à s’assurer que leur fourniture sera durable en dépit decette caractéristique en évitant des situations de défaillancesde marchés, telles que la présence de passagers clandestins(free riders), laquelle ne permet pas au marché d’établir l’équi-libre entre l’offre et la demande et conduit à des situations desous-révélation des préférences des consommateurs, et lors,de sous-production ou de surproduction.

Historiquement, les droits exclusifs de propriété littéraire etartistique (privilèges, monopoles, etc.) tendaient d’ailleurssimplement à limiter la concurrence déloyale d’autres exploi-tants des mêmes œuvres, en particulier pour éviter une baissede prix tendancielle. Plus largement, ces droits visent donc àdiminuer, d’une part, ces risques d’autant plus forts en ce quiconcerne les industries culturelles qu’elles sont caractériséespar des coûts fixes et indivisibles de production de prototypes(les œuvres) et soumises à un aléa de production récurrents’agissant de biens d’expérience – dont la qualité n’est per-çue qu’avec la consommation, d’autre part, des risques in-duits de sous-qualité et de sous-diversité.

Économiquement, les droits exclusifs de propriété littéraire etartistique constituent une garantie de bouclage du cycle éco-nomique d’investissement et de distribution des œuvres enassurant les conditions d’un contrôle efficace de la rémuné-ration des exploitations. Le niveau de protection juridique ettechnique établi par le droit de propriété intellectuelle permetalors l’arbitrage économique et social (welfare) suivant :

– une faible protection pourrait conduire à une incitationinsuffisante à la création, à la qualité et la diversité des conte-nus, donc à la production, soulevant le problème de sous-pro-duction;

– une forte protection pourrait conduire à un accroisse-ment des coûts de contrefaçon pour les utilisateurs, de natureà diminuer des phénomènes de non appropriabilité des reve-nus (Novos I. et Waldman M., « The Effects of Increased Copyright Protection : An Analy-tic Approach », 1984) ; elle peut aussi conduire à une sous-utilisationdes œuvres.

2) Des modèles de rémunération pour partieindépendants de la nature des droits

Plus que l’existence des droits, c’est leur exercice qui, d’unpoint de vue économique, est déterminant. Autant que pos-sible, on privilégiera des modes de rémunération directe desexploitations des œuvres, c’est-à-dire une « appropriabilité di-recte » (appropriability) des revenus (Arrow K.-J., « Economic welfare andthe allocation of resources for invention », 1962. On traduit ainsi le terme d’appropriability,par conformité à l’usage ouvert par Stan Liebowitz en ce qui concerne la reprographie, plu-tôt que les expressions d’« appropriation » ou de « facultés d’appropriation », parfois plusprécises). L’efficacité attendue de la mise en œuvre de l’exclua-bilité juridique dépend de la capacité des titulaires des droitsà jouir effectivement de l’exercice de ces monopoles, c’est-à-dire des conditions pratiques d’appropriation des revenus desexploitations. L’appropriabilité peut prendre deux formes se-lon les conditions techniques de reproduction et de consom-mation des contenus, c’est-à-dire selon la nature des biens :

– l’appropriabilité directe : optimum de premier rang,consiste à obtenir de la diversité des formes d’exploitations

permises par le monopole des droits, les revenus directs dechacune à travers la chaîne de distribution. Cette forme d’exer-cice du monopole des droits exclusifs au cœur de l’économiedes industries culturelles se traduit en général par le paiementdirect des contenus par les consommateurs;

– l’appropriabilité indirecte : optimum de second rang,mise en œuvre à l’occasion de modifications substantiellesdes conditions techniques de contrôle des exploitations, consisteà s’assurer d’une remontée de revenus par des mécanismeshors marché (appareils de reprographie, télévision hertzienne,radio, etc., et la copie privée (Liebovitz S.-J., « Copying and indirect appro-priability : photocopying of journals, 1985; Copyright law, photocopying, and price discrimi-nation », 1986; « The impact of reprography on the copyright system, Consumer and corpo-rate affairs Canada », 1984; Johnson W., « The economics of copying », 1985). Elle setraduit en général par l’absence de paiement direct par leconsommateur.

L’appropriabilité indirecte des revenus, nourrie d’argumentsopposés à l’efficience des monopoles de droits exclusifs (Plant, A. Theeconomic aspects of copyright in books, 1934) revêt des formes très variées :politique de discrimination de prix d’exemplaires par abon-nement selon la diversité des usages (bibliothèques, vidéo-thèques…), compensation (droit de prêt en bibliothèque, ré-munération pour copie privée, etc.). Juridiquement dérogatoiresdes droits exclusifs, ces modalités de rémunération ont ten-dance à se développer avec l’évolution des techniques de re-production (Farchy J., Seeking alternative economic solutions for combating piracy,2004). Toutes, en réalité, se modulent selon la nature des bienset en particulier leurs caractéristiques économiques : rivalitéet excluabilité (Meurer, M.-J., Copyright law and Price Discrimination, 2001) quele numérique déstabilise profondément.

B. – Impacts du numérique et d’Internet sur l’économie des droits

Indépendamment de la capacité du droit de propriété litté-raire et artistique à qualifier la plupart des faits dans le mondenumérique, les techniques de reproduction (reproductibilitéinfinie au coût marginal par les consommateurs) et de com-munication numériques (réticularité du réseau IP) créent unesituation globale de mise en cause, non de l’existence desdroits de propriété littéraire et artistique fondés sur le mono-pole et le contrôle des reproductions, des représentations etde la communication au public, mais de leur exercice effec-tif. Elles conduisent à des adaptations importantes des mo-dèles économiques classiques d’exploitation.

1) L’analyse économique des contenus numériques

L’élément essentiel d’opposition des modèles repose sur ladifférence de qualification économique des contenus sous l’ef-fet de la numérisation de leur production, distribution etconsommation. Les « contenus » des industries culturelles sontgénéralement considérés comme des « biens informationnels »,à l’instar de la connaissance dont les caractéristiques écono-miques sont particulières. Il s’agit de biens d’expérience dontla valeur est reconnue a posteriori, notamment en fonctiond’effets de réputation, en sorte que les investissements sontpar nature sans relation certaine avec la demande. Il s’agitaussi de biens dont la production peut s’appuyer sur de forteséconomies d’échelle. Ces biens connaissent en effet des coûtsfixes élevés de production et des coûts échoués (sunk costs)significatifs, alors que les coûts de reproduction sont margi-naux voire quasi nuls.. Les conditions économiques d’exploitation de ces biens sontdéterminées par d’autres caractéristiques : les coûts d’entréeimportants sur des réseaux de distribution en général peu

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nombreux, les logiques d’organisation de la diversification dela diffusion afin d’optimiser les possibilités de rentabilité desinvestissements (Varian H., Versioning Information Goods, 1997). Davantageque singularités de la fonction de production des biens desindustries de contenus, ce sont les caractéristiques de la dis-tribution de ces biens qui sont donc déterminantes du carac-tère durable de leur renouvellement (Arrow K., Economic Welfare and theAllocation of Resources for Innovation, 1962). L’exploitation et le finance-ment de la production marchande de ces biens supposent depouvoir s’appuyer sur deux propriétés économiques princi-pales (cf. notamment, Varian H., Markets for Information Goods, 1998) : la rivalitéou l’excluabilité de ceux-ci en consommation, caractéristiquesqui valent pour l’ensemble des biens.Qualité intrinsèque du bien qui peut être locale et/ou phy-sique, la propriété de rivalité (rivalry) se définit par le fait quela consommation d’un bien par un agent diminue celle d’un

autre. Elle définit la sphère de production des biens privés. Àrebours, la non-rivalité tient à ce que la consommation d’unbien par un agent économique ne diminue pas la consomma-tion d’un autre agent (idée, théorème mathématique, maisaussi programme radiophonique, audiovisuel en clair, etc.).La non-rivalité caractérise notamment des biens a-spatiauxcomme le sont les biens informationnels (connaissance, créa-tion, etc.), favorisant alors leur propriété d’expansion infinie(infinite expansibility) qui explique que le coût marginal dereproduction et de diffusion immédiate de ces biens tend verszéro (Quah D., Digital goods and the new economy, déc. 2002). Il ne s’agit de rien d’autre que de la comparaison qu’effectue ThomasJefferson pour la connaissance semblable à la lumière d’unebougie : « celui qui reçoit une de mes idées la reçoit sans m’enpriver, comme celui qui éclaire sa bougie grâce à la mienne re-çoit la lumière sans me plonger dans le noir », transpositionde l’exemple du phare d’Adam Smith pour illustrer la ques-tion du financement des biens collectifs.La propriété d’excluabilité (excludability) (par souci de lisibilité on pré-férera l’expression excluabilité, bien qu’une différence subsiste entre les deux notions ;cf. Levêque F., Économie de la régulation, La découverte) – ou son contraire –n’est pas inhérente au bien mais résulte de la possibilité ounon d’application d’un régime juridique spécifique (au sensle plus large, le droit de propriété), d’une norme ou conven-tion sociale ou encore de la mise en œuvre d’une technolo-gie permettant d’exclure de la consommation d’un bien lesagents qui ne participent pas à son financement. Cette carac-téristique institutionnelle est relativement indifférente à la na-ture publique, collective, privée ou mixte des biens et au modede financement respectif classiquement retenu de leur pro-duction selon cette nature, puisqu’elle a précisément pour ob-jet de modifier la nature économique des biens et donc leurmode de financement (il en va notamment de l’ensemble descontenus numériques selon le mode de distribution choisie,ainsi, les œuvres musicales numérisées proposées sur lesplates-formes de musique (iTunes, Fnac, Virgin Mega…) ; lesprogrammes de télévision sur des chaînes accessibles par

abonnement, l’acquisition de films de cinéma en VOD, Kiosque,etc., deviennent par ce mode de distribution qui intègre uneprotection technique du signal ou des œuvres, des biens ex-cluables) pour transformer des biens collectifs par nature enbiens privés, voire mieux, des « biens de club », capables en-suite de valorisation sur un large marché.

De nature distincte, l’ensemble de ces propriétés opère parmila nature des biens une discrimination non symétrique. N’étantpas propre à la nature intrinsèque du bien, public commeprivé, l’excluabilité peut faire basculer un bien quelconquedans l’une ou l’autre catégorie de biens. Ainsi, si le plus sou-vent un bien rival est considéré comme un bien privé à finan-cement direct sur un marché, en revanche, un bien non rivalou tendant à la non rivalité (notamment sous l’effet du pro-grès technique) appelle un mode de financement indirect, àmoins qu’il n’ait été rendu excluable en vertu d’un choix so-cial, de l’application d’une norme juridique et/ou d’un dis-positif technique.

2) Effets de la numérisation des contenus sur leur nature

Le basculement des industries culturelles dans l’environne-ment numérique modifie partiellement la structure de leurfonction de production. Il affecte surtout la fonction de dis-tribution des contenus numériques et la capacité des modesd’exploitation à garantir leur rentabilité. Il transforme en ef-fet les caractéristiques économiques des contenus (rivalité/non-rivalité; excluabilité/non excluabilité) et l’efficacité de la fonc-tion économique attendue des droits de propriété littéraire etartistique.L’effet économique de la mutation numérique consiste doncà modifier la propriété de rivalité des biens produits par lesindustries culturelles et distribués sur les réseaux. L’hyper-re-productibilité permise par le numérique tend à faire dispa-raître la propriété de non-rivalité des œuvres numérisées enraison du développement de la faculté de les reproduire à coûtmarginal quasi nul. Cet effet se perçoit à des degrés divers se-lon les supports de distribution. Lorsque ces biens sont dis-tribués sous forme d’un support physique, les contenus nu-mériques répondent au critère de rivalité au moins spatiale.Mais les facilités de reproduction (supports de stockage à coûtsdécroissants et capacité croissante) réduisent fortement la ri-valité de la distribution physique, sans cependant la réduireà rien. C’est dans ce contexte que les mesures techniques deprotection (MTP) des supports prennent place. En revanche,la dématérialisation des contenus numérisés pour leur distri-bution sur les réseaux amplifie cette tendance à leur non-ri-valité, les formats libres de compression MP3 ou DivX jouantdans les deux cas un rôle d’amplificateur.Dans le cas des supports numériques, la nature du bienn’est modifiée qu’en partie. Elle ne met pas en cause radi-calement la question du financement de la production dece type de biens qui demeurent privés. En revanche, la nu-mérisation étendue aux réseaux conduisant à la dématé-rialisation de la distribution accentue la perte de consis-tance de rivalité des contenus numériques. Car à lanon-rivalité, s’ajoutent les qualités d’a-spatialité et d’ex-pansion infinie qui impliquent de ranger ces biens dans lacatégorie des biens collectifs (Quah D., Digital goods and the new eco-nomy, 2002). Or, la non-rivalité des contenus numériques pro-duit classiquement des inefficiences de marché, le coûtmarginal d’une consommation supplémentaire étant quasinul, la contribution à la production dépendant de l’impor-tance des comportements de passager clandestin (free-ri- >

La répartition des biens selon leur nature

Non excluabilité Excluabilité

Non rivalité

Biens collectifs oubiens publics (purs)Ex. TV hertzienne ;logiciels libres, etc.

Biens de clubEx. TV payante ;

logiciels protégés, etc.

RivalitéBiens communs

Ex. idées,théorèmes, etc.

Biens privésEx. supports de

contenus : livre, CD, etc.

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techniques de protection des droits de propriété)qu’incarne le paradigme des systèmes numé-riques de gestion des droits pour la distributionnumérique de contenus informationnels.Le cœur du débat économique, culturel et so-cial relatif à la distribution numérique des conte-nus porte ainsi fondamentalement sur le critèred’excluabilité destiné à limiter, réduire ou inter-dire la non-rivalité des contenus numériques. Ilinterroge le caractère approprié de son champd’application, ses formes techniques et juri-diques, ses degrés, son acceptation sociale. Ladistribution numérique des contenus ne posedonc pas, par elle-même, de question écono-mique inédite ou insurmontable (cf., par exemple, De-metz H., The private production of public goods, 1970). Elle sou-lève en revanche le problème de l’extension demécanismes d’excluabilité à tous les contenusnumériques devenus non-rivaux et, plus large-ment, la question des modes de financement dela production des contenus numériques selonleur caractérisation. Le problème s’exprime parl’opposition de deux tendances :– d’une part, les contenus numériques, bien que

produits selon le régime de biens privés, sont perçus par leconsommateur comme des biens non rivaux, relevant doncen principe de la production des biens communs ou du finan-cement indirect des biens collectifs, à l’instar de la radiodif-fusion en clair de phonogrammes, programmes audiovisuelset œuvres cinématographiques, notamment par financementindirect comme la publicité ;

– d’autre part, la production privée de contenus nu-mériques implique l’extension de modèles économiquesfondés, soit sur le retour de la non-rivalité (protection tech-nique des supports), soit sur l’excluabilité dans les réseaux(DRMs), notamment pour étendre un modèle économiquede biens de club, historiquement minoritaire dans le fi-nancement de la production et par nature exclusif de laplus grande partie, sinon des consommateurs, du moinsdes modes les plus répandus de consommation ou d’ac-cès aux biens culturels. C’est dire que sous des dehors partrop techniques ou économistes, cette question débattueest bien au cœur des moyens et objectifs des politiquesculturelles.Le jeu entre la non-rivalité numérique et l’excluabilité juri-dico-technique constitue la tension centrale des controversesrelatives à la distribution des contenus numériques, aux condi-tions de leur financement et de leur protection, en particulierjuridique. Il pose radicalement la question du financement debiens devenus non rivaux, en réalité potentiellement non ex-cluables selon la robustesse des mesures techniques de pro-tection, car en principe tendanciellement hors marché (Hellmer, S.,Will music file sharing over the Internet influence the commercial market for pre-recordedmusic?).Comme les droits de propriété littéraire et artistique sont àla fois l’expression juridique et le fondement des solutionsd’excluabilité en direction des consommateurs, ainsi quel’instrument de répartition de la valeur ajoutée des agentséconomiques de la production des biens des industries cul-turelles, la réflexion économique relative à la distributionnumérique des contenus ne pouvait que se polariser sur cesdroits, y compris pour y interroger leur légitimité même.Pourtant, même puissante, pareille tendance n’exclut aucunmodèle économique susceptible de recueillir ou de favori-ser un consentement à payer de la part des consommateurs,

Nouveaux modèles

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der). Dans cette situation, les prix n’assurent pas leur fonc-tion de signal d’équilibre, conduisant par conséquent l’of-freur à des choix de sous-production ou de surproduction,voire de sous-qualité. La numérisation des contenus et desréseaux provoque donc cette irrépressible dynamique se-lon laquelle les contenus numériques tendent à devenir desbiens collectifs. C’est pourquoi, la question du financementdes contenus numériques est – et, de façon radicale – re-posée (cf., notamment, Rayna T., Piracy and innovation : does piracy restore com-petition ?, 2004) par le numérique, en quoi consiste, essentiel-lement, le dilemme des droits de propriété littéraire etartistique dans l’environnement numérique.Mais c’est la propriété d’excluabilité des biens qui crée laligne de partage entre les modèles économiques possibles etdétermine le périmètre des régimes juridiques susceptiblesde s’y associer. La propriété d’excluabilité dont la fonctionà l’endroit de la tendance à la non rivalité est réactive, dé-signe la faculté de pouvoir exclure de la consommation d’unbien tout agent économique qui ne contribue pas à son fi-nancement. Elle permet notamment des modèles écono-miques de production privée constitués pour des « biens declubs ». Par ailleurs, la non excluabilité conduit aussi à dessituations non optimales (sous-financement/surproduction)du fait de la présence de comportements de free riding quedéterminent des stratégies de jeu à contribuer ou non au fi-nancement. Or, si la tendance de la numérisation à rendreles contenus non-rivaux est sans effet direct sur leur exclua-bilité, celle-ci étant affaire de normes juridiques, sociales outechniques, elle peut déterminer le degré d’excluabilité né-cessaire pour maintenir des biens non-rivaux dans le péri-mètre des biens privés et les empêcher de passer dans celuides biens collectifs.L’excluabilité a donc une fonction réactive mais aussi régula-trice aux fins de conserver un régime de production de biensprivés, y compris sous la forme de biens de club. Si les biensinformationnels sont souvent des biens non-rivaux, le finan-cement de leur production dépend alors de conditions ex-ternes en mesure d’assurer leur production privée. Dans l’en-vironnement numérique, il s’agit d’une combinaison d’élémentsjuridiques et techniques, source d’une dynamique d’exclua-bilité juridico-technique (protection juridique des mesures

Effets du numérique dans la typologie des modèles économiques possibles

Radio-TV hertziennes

CD

DVD

CD + MTP

Salle

Concert

P2P

DRMSMusique/VOD

Pay TV

Rivalité Non rivalité

Excluabilité

Non-excluabilité

MP3

DIVX

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pourvu que lui soit offert une valeur d’ordre économique,sociale, symbolique à obtenir ces biens particuliers que sontles œuvres, avec en réalité des modes variés de rivalité oud’excluabilité.En réalité, c’est au logiciel qu’est revenu de résoudre l’es-sentiel de la question de l’excluabilité, celui-ci constituantl’élément technique permettant de limiter la non rivalité descontenus numériques, non sans paradoxe d’ailleurs, car unlogiciel, numérique par nature, est lui-même un bien non ri-val protégé par un droit de propriété littéraire et artistique :le droit du logiciel, devenu à présent la seconde nature dece droit.

II. – LOGICIEL ET INTEROPÉRABILITÉ : CENTRES DE GRAVITÉ DE L’ÉCONOMIE NUMÉRIQUEDES CONTENUS NUMÉRIQUES

Face à la mutation économique des contenus numériques,l’évolution des modèles économiques des industries cultu-relles a fait du logiciel le centre de gravité de leur économie,alors d’une part, qu’il est placé à la croisée d’enjeux indus-triels et de régulations qui échappent largement à la propriétélittéraire et artistique, et d’autre part, qu’il est, de tous lescontenus numériques parmi les tous premiers et se trouvedonc lui-même soumis à la tendance qu’il est censé devoircontrarier.

A. – Droit d’accès et propriété littéraire et artistique :une économie de plates-formes

Depuis le début des années 1980, l’évolution du droit de lapropriété littéraire et artistique au plan mondial est portée parun modèle intellectuel principal censé pouvoir, sinon se sub-stituer, du moins prolonger dans le numérique le modèle clas-sique d’édition et de vente à l’exemplaire. C’est ainsi que ledéploiement des techniques numériques de reproduction etde communication a été envisagé assez sereinement, fausse-ment fort de l’idée que « la réponse à la machine est dans lamachine » (Charles C., General Counsel at the International Publishers Copyright Coun-cil : « The machine is the answer to the machine… A system must be able to identify copy-right materials, to track usage, to verify users, and to record usage and appropriate compen-sation. In addition, the system should provide security for the integrity of the copyrightedmaterial (freedom from tampering) and some level of confidentiality or privacy for the user »,The Publisher in the Electronic World, 1984). L’essentiel des dispositions ju-ridiques nécessaires au basculement numérique s’est forgé ily a deux décennies et s’est régulièrement et mondialementdéployé à partir des ADPIC de 1994 et des Traités OMPI de1996 : les mesures techniques de protection, les systèmes nu-mériques de gestion des droits – du code et du logiciel, donc– doivent être au cœur de l’économie de la propriété littéraireet artistique. Le destin de celle-ci s’est donc confié au logicielpour se refonder sur une économie d’accès et de plates-formes.

1) L’accès : fonction du logiciel et enjeu de la propriétélittéraire et artistique

L’essentiel des modèles économiques vers lequel tendent lesindustries culturelles relève de l’économie des plates-formes(platforms) qui renvoie à un grand nombre de systèmes dontla fonction est d’assurer techniquement un contrôle d’ac-cès : distribution numérique de contenus audiovisuels, cul-turels et ludiques (décodeurs, set-top-box, PC et smatrphones,DRMs – Digital Rights Management systems, consoles dejeux, assistants personnels, modems ADSL, voire des bala-deurs numériques audio et vidéo, etc. (la présence de mi-croprocesseurs dédiés au contrôle d’accès, aux systèmesd’exploitation, aux cartes bancaires, etc. constitue un élé-ment clef commun aux « plates-formes »), c’est-à-dire sys-

tèmes de contrôle – par le biais de logiciels – comme dansbien d’autres domaines (ce choix de vocabulaire cherche àprendre en compte les travaux menés aussi bien dans lesdisciplines économiques, juridiques ou techniques sur destechnologies dont l’architecture commune est de nature àproduire des effets économiques et soulever des questionsde régulations analogues). Les logiciels sont au cœur de ces« biens-systèmes » (Rosenberg, N., Inside the Black Box, Technology and Econo-mics, Cambridge University Press, Cambridge, 1982) qui ont pour vocationéconomique d’internaliser les externalités de réseaux sur les-quels se fondent les stratégies convergentes des acteurs (té-lécommunications, informatique, électronique grand public,industries culturelles et de médias). Deux exemples dans desdomaines différents éclairent l’objectif d’un modèle généra-liste.Historiquement, cette fonction logicielle de contrôle d’ac-cès est présente dans l’économie de la télévision payantenumérique qui va constituer le modèle de l’économie de ladistribution de contenus numériques (Chantepie P., L’accès : conver-gence des régulations des plates-formes numériques, in Création et diversité au miroirdes industries culturelles, coord. X. Greffe, DEPS, 2006). Le logiciel y déter-minait notamment les conditions d’accès des consomma-teurs à la diversité des programmes et celles des éditeursde programmes et de services interactifs aux guides élec-troniques de programmes. Le risque de goulet d’étrangle-ment technique (bottleneck technology) induit par le logi-ciel a justifié l’une des premières réglementationseuropéennes favorable à l’interopérabilité des décodeursnumériques (Dir. CE n° 2002/19, 7 mars 2002 relative à l’accès aux réseaux decommunications électroniques et aux ressources associées, ainsi qu’à leur interconnexion(directive « accès »)), avant que des travaux de normalisation soientlancés pour standardiser l’interopérabilité pour tous les dé-codeurs des guides électroniques de programmes et des ser-vices interactifs à travers un logiciel médiateur (middleware)ouvert standardisé (logiciel médiateur qui permet le fonc-tionnement de plusieurs ordinateurs en coordination, en at-tribuant à chacun une tâche spécifique, et plus générale-ment servant d’intermédiaire entre plusieurs logiciels,notamment des applications de programmation et un sys-tème d’exploitation).L’autre modèle historique de la distribution de contenus nu-mériques a précisément trait à des logiciels, dans le secteurdu jeu vidéo. Il est aussi fondé sur des plates-formes tech-niques – les consoles – fermées par l’intermédiaire des pro-cesseurs des consoles protégés par des brevets, et par deslogiciels d’exploitation propriétaires. La propriété intellectuelledu logiciel est ici essentielle à la domination de la filière(Le Diberder A. et F., La création de jeux vidéo en France en 2001, Développement cultu-rel, n°139, juill. 2002, DEPS) par les consoliers qui contrôlent l’accèsaux « kits de développement » (software kit development –SDK) qui sont formés des middlewares propriétaires du conso-lier pour créer les jeux. Ainsi, l’interopérabilité qui consistedans la mise à disposition des APIs (Application ProgrammeInterface) aux middlewares reste contrôlée tant à l’égard desdéveloppeurs de jeux qui doivent les recréer pour chaqueconsolier, qu’à l’égard des consommateurs puisque les logi-ciels de jeux ne sont compatibles qu’avec la console pour la-quelle ils ont été conçus (Rochet J-C., Tirole J., Two-Sided Markets : An Over-view, March 12, 2004).Les DRMs applicables à tout contenu numérique (audio, texte,vidéo, etc.) procèdent de ces deux modèles historiques etavaient vocation à constituer le modèle quasi exclusif de ladistribution numérique de contenus en étant requis pour l’ex-ploitation de toute plate-forme d’accès aux contenus. Sans dé-tailler leur architecture technique (Chantepie P, DRMs et MTP, un état des >

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lieux, IGAAC, Ministère de la culture et de la communication, 2003), les DRMs com-portent plusieurs éléments qui peuvent faire l’objet de diversessources de propriété intellectuelle : brevets pour l’encodageou le décodage et leurs formats, voire l’algorithme de cryp-tage; droit du logiciel pour les différents langages de descrip-tion des droits. Ainsi, grâce à la propriété intellectuelle sur lesDRMS comme leurs fournisseurs, peuvent-ils entrer dans desstratégies de jeux classiques sur les standards, propres aux in-dustries numériques.Dans une concurrence multidimensionnelle, ces stratégiesjouent notamment sur le caractère plus ou moins interopé-rable des systèmes de contrôle d’accès. Ils examinent aussiles différents marchés adressés (fournisseurs de contenus, uti-lisateurs, plates-formes de distribution, etc.), s’agissant demarchés multifaces (multi-sided markets) c’est-à-dire où plu-sieurs types d’agents ont des interactions à l’origine d’exter-nalités de réseaux indirectes susceptibles d’être internaliséesau profit du détenteur de plates-formes (Rochet J.C, Tirole J., PlatformCompetition in Two-Sided Markets, Journal of the European Economic Association, vol. 1,pp. 990-1029; Two-Sided markets : An Overview, IDEI Working Paper). Deux grandstypes de stratégies se sont ainsi développés à partir du carac-tère interopérable ou non des DRMs : celle de Microsoft quientendait s’appuyer sur la base installée de ses logiciels pourdévelopper le lecteur et les DRMs de Windows Media Player(Evans D., Schmalensee R, (2005) The industrial organization of markets with two-sidedplatforms); celle d’Apple qui repose sur l’intégration de son DRMs(FairPlay) à un système de distribution propriétaire (iTunesMusic Store) (Rochet J-C., Tirole J., Platform Competition in Two-Sided Markets, Fi-nancial markets group discussion paper 0409 (Nov. 26, 2001), December 13, 2002; Evans D. S.,Hagiu A., Schmalensee R., A Survey of the Economic Role of Software Platforms in Compu-ter-based Industries, Cesifo, Economic Studies, Vol. 51, No. 2-3/2005), selon une lo-gique classique de grande distribution (Evans D. S., Hagiu A.,Schmalensee R., A Survey of the Economic Role of Software Platforms in Computer Based-In-dustries, Cesifo working paper N°. 1314, October 2004).Dans tous les cas, les industries culturelles se sont placées,par ce choix de centre de gravité – une fonction logicielle quileur promettait de conserver leur modèle économique tradi-tionnel dans l’environnement numérique – dans une situa-tion de dépendance à l’égard de stratégies industrielles ex-ternes à elles. En effet, ces nouveaux modèles économiquesfondés sur l’accès qui conforment le respect de la propriétélittéraire et artistique attachée à limiter la tendance des conte-nus numériques vers la non rivalité sont de facto (la techniquede contrôle d’accès) et de jure (l’incrimination du contourne-ment de ces techniques) fondés sur la propriété intellectuelledes logiciels.Toute l’économie de la propriété littéraire et artistique propo-sée à ce modèle économique dans le numérique repose doncbien sur l’efficacité des logiciels de contrôle d’accès, et doncaussi sur le respect des propriétés intellectuelles attachées àces logiciels. L’exercice majoritaire du droit d’interdire l’inter-opérabilité par les éditeurs de logiciels de DRMs a conduit lelégislateur national, conformément au souhait général et nonimpératif exprimé par la Directive 2001/29 relative aux droitsd’auteur et droits voisins dans la société de l’information, àfaire de l’interopérabilité une exigence, ne serait-ce que pourressaisir, virtuellement au moins, un espace d’indépendanceentre les deux types de stratégies.

2) L’interopérabilité des logiciels : exception et limite

L’interopérabilité perçue aussi par les consommateurs commeexigence légitimement minimale des systèmes numériques degestion des droits face à la dynamique de non rivalité descontenus musicaux, pouvait normalement trouver, au seinmême des droits de propriété littéraire et artistique, les condi-

tions de régulation interne entre l’objectif de protection deceux-ci et l’objectif d’accès aux œuvres proposé par les poli-tiques culturelles. Le droit de propriété littéraire et artistiquecomporte en effet les dispositions nécessaires pour réunir lesconditions d’interopérabilité des DRMs. Par l’exception de dé-compilation à des fins d’interopérabilité des logiciels, il four-nit l’instrument juridique partiellement adapté à cette visée.Pour limiter le risque de goulets d’étranglement techniqueproduit par les DRMs et faciliter le développement des plates-formes de distribution de musique, entravé par la pluralité decontrôle d’accès incompatibles, il aurait été possible de re-courir au principe d’ingénierie inverse (reverse engineering)qui est une exception légale à la protection par le droit de pro-priété littéraire et artistique du logiciel, en dépit de ses usageshétérogènes (Samuelson P., (2002) The law and economics of reverse engineering,111 Yale Law Journal 1575).Mais cette exception est fondée sur un équilibre fragile entreles intérêts des auteurs et investisseurs et ceux des utilisateursqui sont aussi souvent des concurrents sur le marché. Écono-miquement, cette exception présentait donc des contrariétéssérieuses : elle peut assurer une fonction d’encouragement àla concurrence et l’innovation (Commission européenne, DG concurrenceXXth Report of Competition Policy, 1991), mais peut également favoriserdes comportements de concurrence déloyale, de détourne-ment des fruits de l’innovation (Linnant de Bellefonds X., Le droit de dé-compilation des logiciels, une aubaine pour les cloneurs?, JCP G 1998, I, n° 118), de pa-rasitisme (Vivant M., Ingénierie inverse, ingénierie perverse? JCP E 1991, I, n° 56;Pinto N., Taylor D., La décompilation des logiciels, un droit au parasitisme. D. 1999, chr.,p. 463), voire de contrefaçon. Sa reconnaissance est donc fer-mement encadrée (Dir. Cons. CE n° 91/250, 14 mai 1991 concernant la protectionjuridique des programmes d’ordinateur : « un programme d’ordinateur est appelé à commu-niquer et à opérer avec d’autres éléments d’un système informatique et avec des utilisateurs ;que, à cet effet, un lien logique et, le cas échéant, physique d’interconnexion et d’interactionest nécessaire dans le but de permettre le plein fonctionnement de tous les éléments du logi-ciel et du matériel avec d’autres logiciels et matériels ainsi qu’avec les utilisateurs »). Eneffet, le champ d’interconnexion et d’interaction qui définitl’interopérabilité est limité aux interfaces et son usage estborné à un ensemble complexe de conditions strictes, en sorteque l’interopérabilité est en réalité assez virtuelle, d’autantqu’elle « ne saurait être interprétée comme permettant de por-ter atteinte à l’exploitation normale du logiciel, ou de causerun préjudice injustifié aux intérêts légitimes de l’auteur » (Conven-tion de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques du 9 septembre 1886modifée).Même si cette exception a pu dénouer des conflits industrielsmajeurs (Sega Enterprises Ltd. c/ Accolade, Inc. (9th Cir. 1992); Atari Games c/ Nin-tendo (Fed. Cir. 1992); Sony v Connectix (9th Cir. 2000), dans le domaine du jeu vidéo; lesinterfaces d’IBM (BIOS) pour les « compatibles IBM » plutôt que le système d’exploitationMS-DOS de Microsoft, pour l’informatique; voir aussi : Vinje T.C; La directive européennesur la protection des logiciels et la création de produits interopérables, 1992/2, Droit de l’in-formatique et des télécoms), son recours est et demeure, en pratique,un exercice techniquement lourd et économiquement risquéalors que l’objectif d’interopérabilité peut parfois être atteintplus aisément (accords contractuels, accès à la documenta-tion, etc.) (Huet J., L’Europe des logiciels : les droits des utilisateurs, D. 1992, chr.,p. 315). Dans ces conditions, le droit de propriété littéraire etartistique, y compris par l’équilibre interne que pouvait at-teindre le jeu d’une exception, n’a pas paru en mesure de fa-voriser une nouvelle exigence pour les logiciels : « l’exigenced’interopérabilité ». Cette limite du droit de la propriété litté-raire et artistique à organiser par lui-même la régulation d’in-térêts divergents tient, en l’espèce, à l’injonction paradoxaleà laquelle il s’était destinée : assurer la protection juridiquedes logiciels de protection des contenus numériques, et, dansle même mouvement, rendre interopérables ces logiciels, au

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risque d’en affaiblir l’efficacité. Dans ce cadre, la publicationdes codes sources, sans être une condition indispensable àl’interopérabilité, peut la faciliter en se conformant à certaineslicences des logiciels libres (Licence GNU-GPL (General Public Licence) pu-bliée en 1989 pour sa version 1, en 1991 pour sa version 2, tandis que sa version 3 publiéeen 2005 est en discussion). Cependant, pareille publication qui auraitpour effet de permettre à tout utilisateur de pouvoir s’affran-chir de la protection des contenus que ces logiciels sont cen-sés protéger, n’est pas au centre de la résolution des questionsde non interopérabilité.

B. – « L’exigence d’interopérabilité » : remèdeou raison économique?

L’importance acquise par le logiciel dans l’économie numériquedes contenus et le droit de propriété intellectuelle a fait ausside l’interopérabilité une exigence politique notamment cultu-relle, après qu’elle a démontré qu’elle était un objet de régula-tion économique particulièrement pertinent. À ce double titre,la « logicialisation des droits de propriété intellectuelle » a conduità leur dessaisissement au profit de la régulation économiquede secteurs dont pourtant ils doivent protéger les produits.

1) L’interopérabilité : instrument du droit de la concurrence

Il est revenu au droit de la concurrence de faire de l’interopé-rabilité un instrument de régulation, en particulier dans le do-maine des industries des médias et de la culture et tout par-ticulièrement face aux risques présentés par le modèle decontrôle d’accès. Il a employé l’interopérabilité comme re-mède aux risques d’abus de position dominante sur le mar-ché de la télévision payante, puis sur des marchés élargis decommunication. Ainsi, pour le contrôle de la fusion entre Ber-telsmann/Kirch/Premiere (Déc. n° 99/153/CE de la Commission, 27 mai 1998,Bertelsmann/Kirch/Premiere, JOCE 27 févr. 1999, n° L 53), le droit de la concur-rence s’est penché sur l’accès aux spécifications de servicestechniques, relatifs aux licences obligatoires sur les passerellestechniques permettant à d’autres opérateurs de bénéficierd’une interface de programme d’application (API) grâce à la-quelle peuvent être développés des guides électroniques deprogrammes concurrents, au bénéfice du pluralisme et de lacréation éditoriale des chaînes.C’est surtout parce que la propriété intellectuelle des logicielsd’accès est de nature à favoriser des positions de gate keeper(Déc. Comm. CE, 2 avr. 2003, aff. n° COMP/M. 2876, Newscorp c/ Telepiù,) que cedroit a cherché sinon à développer l’interopérabilité, du moinsà empêcher la formation d’effets réseaux irréversibles. Ainsi,face au risque de formation d’une spirale vertueuse appuyéesur une dynamique d’auto-renforcement (bandwagon effect)capable d’évincer des concurrents parmi les fournisseurs decontenus (on peut avoir un premier aperçu des effets d’éviction à l’œuvre dans les casdes systèmes de verrouillage ayant donné lieu à la première affaire relative aux services wapde téléphonie mobile devant le Conseil de la concurrence : Cons. conc., déc. n° 00-MC-17,7 nov. 2000 relative à une demande de mesures conservatoires présentée par la sociétéWappup.com.), la fusion Vivendi/Seagram/Canal +, qui reposaitsur des logiciels de contrôle d’accès avec effet de verrouillage(lock-in) à partir du portail multi-accès Vizzavi, a été contra-riée (Déc. Comm. CE n° M. 2050, 13 oct. 2000, Vivendi/Seagram/Canal + ; la fusion com-prenait : Vivendi qui contrôlait, outre les activités de distribution d’eau, le réseau de télé-communication Cegetel et donc SFR, détenu partiellement par Vodafone Airtouch Plc, maisaussi plusieurs activités dans le domaine du commerce électronique; surtout, la propriétéde 49 % de Canal + et de 25 % de BSkyB ainsi que de Havas image et d’UGC. Fortementprésent sur le marché de la télévision payante, l’acquisition de droits audiovisuels et spor-tifs, la production et la distribution de films, l’édition de chaînes; Seagram détenait pour sapart Universal et PolyGram, et était présent dans les activités de musique et de productionde cinéma (Universal) et de distribution (UIP)). Dans le même sens à l’égard

des DRMs, c’est en considérant les logiciels de contrôle d’ac-cès et leur interopérabilité que les risques pour la concurrenceont été limités. Lors de la fusion AOL/Time Warner (Déc. Comm.CE n° M.1845, 11 oct. 2000, AOL/ Time Warner, Regulation (EEC) N° 4064/89, 11 oct. 2000.La fusion concernait : – AOL, premier fournisseur d’accès à internet après avoir intégré Com-puserve et Netscape online mais aussi en position forte sur les services de messageries ins-tantanées (AOL Instant Messenger et ICQ), plus réduite sur les lecteurs de contenus (Null-soft) ; Time Warner, présent dans les réseaux de télévision câblés, l’édition de chaînes (TNT,Cartoon Network, CNN…), l’édition et la presse, la musique enregistrée, la production de ci-néma, etc.), l’autorité de la concurrence européenne, attentiveaux dynamiques engendrées par les techniques de verrouillage(lock-in) et au risque de gate keeper sur le marché de la dis-tribution numérique de musique, a décidé que le logiciel delecture de contenus Winamp possédé par Bertelsman, devaitvoir ses spécifications de compatibilité ouvertes afin d’éviterque le nouveau groupe dispose d’un pouvoir de marché parl’association des catalogues de Warner et de BMG (ce risque étaitnotamment perçu au regard de la perspective de renforcement des catalogues par la fusionEMI/Time Warner, cf. aff. COMP/M. 1852, préc.) avec le logiciel de lecturequi serait devenu dominant.L’interopérabilité, dans ces décisions essentielles, est apparuecomme nécessaire d’un point de vue concurrentiel mais aussiculturel. Industriellement, elle a même été favorisée en amontdans le cas des architectures des consoles de jeux vidéos (Nin-tendo, Sega et Sony) en invitant à des modifications des accordsde licence passés avec les éditeurs de jeux indépendants faci-litant l’accès non discriminatoire aux interfaces logicielles dedéveloppement. Mais elle a aussi été refusée, en l’état du mar-ché de la musique en ligne en Europe, lors de la fusion Sony/BMG(Déc. Comm. CE, n° COMP/M 3333, 19 juill. 2004, Sony c/ BMG, RLC 2005/1, n° 5),comme en France dans le contentieux opposant le distributeurVirginMega et le distributeur-fabriquant Apple (Cons. conc., déc. n° 04-D-54,9 nov. 2004 relative à des pratiques mises en œuvre par la société Apple Computer, Inc. dansles secteurs du téléchargement de musique sur Internet et des baladeurs numériques). C’estdire que l’analyse concurrentielle l’emporte largement sur lapoursuite d’un objectif d’interopérabilité qui serait légitime parlui-même. En effet, la non interopérabilité a été jusqu’aux an-nées récentes un facteur de concurrence très important.Si l’interopérabilité des logiciels a bien été un remède efficaceface aux risques encourus par la concurrence, elle demeureun instrument de celui-ci et non une de ses finalités, en sorteque l’exigence d’interopérabilité, apparue politiquement etsocialement comme de plus en plus forte et légitime, doit êtreconfrontée à des modèles économiques qui demeurent fon-dés sur l’existence de droits de propriété intellectuelle.

2) L’interopérabilité : rationalité économique nouvelle?

L’une des clefs essentielles à l’appréhension juridique desmodes de réponses apportées à l’impact des techniques nu-mériques sur l’économie des contenus numériques réside alorsbien dans l’articulation entre droit de propriété littéraire et ar-tistique et droit de la concurrence, et plus que toutes, la ques-tion de l’interopérabilité. C’est pourquoi, on doit s’interrogersur la pertinence juridique et économique de la notion d’in-teropérabilité des logiciels, tant elle est apparue comme uninstrument de régulation ex post notamment investi par ledroit de la concurrence, mais borné par le droit de propriétéintellectuelle, en prenant en considération qu’elle devient unlevier de nouvelles stratégies économiques sur les marchésdes biens et services numériques, notamment des logiciels.L’interopérabilité des logiciels peut apparaître comme un ob-jectif intermédiaire d’accès en vue d’objectifs finaux d’accèsaux marchés mais entre alors en contradiction avec le droit depropriété intellectuelle. Elle est notamment le fruit d’un constatselon lequel le marché est défaillant (par exemple en offrant un >

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niveau de compatibilité sous-optimal) et repose sur l’hypothèseque l’intervention publique est capable de corriger cette dé-faillance à un coût inférieur au bénéfice du remède (cf. Lévêque F,Economie de la Réglementation, Ed. Repères, 2004). Telle est la situation crééepar l’application de la doctrine, dite des « facilités essentielles ».Elle a pour justification l’accès à des infrastructures essentiellesmais a été étendue, notamment en Europe, aux droits de pro-priété intellectuelle, dans des circonstances exceptionnelles.Plusieurs décisions communautaires (Comm CE, 6 mars 1974, Istituto Che-mioterapico Italiano SpA and Commercial Solvents Corp c/ Commission; Comm CE, 3 oct.1985 Centre Belge d’Études du Marché Télémarketing SA (CBEM) c/ Compagnie Luxembour-geoise de Télédiffusion) ou nationales relatives à cette doctrine se sontattachées à la fois à permettre l’accès à des informations (Déc.n° 89/205/CE de la Commission, 21 déc. 1988, JOCE 21 mars 1989, n° L 78), à des basesde données (Déc. n° 2002/165/CE de la Commission, 3 juill. 2001, JOCE 28 févr. 2002,n° L 59), à un logiciel ou au tronc commun d’un logiciel (situationnon exclue au stade de demande de mesures conservatoires; cf. Cons. conc., déc. n° 03-MC-04, 22 déc. 2003 relative à une demande de mesures conservatoires présentée par la sociétéles Messageries Lyonnaises de Presse), etc. Pour la mise en œuvre de cetteapproche, il reste nécessaire de satisfaire toute une série deconditions restrictives (caractère indispensable pour opérer ou continuer d’opérersur le marché ; CJCE, 26 nov. 1998, aff. C-7/97, Oscar Bronner, Rec. CJCE, I, p. 7791 ; obstacleà l’apparition d’un produit nouveau pour lequel il existe une demande potentielle par le refusde licence fasse; non justification du refus de licence s’il peut exclure toute concurrence surun marché dérivé : CJCE, 29 avr. 2004, aff. C-418/01, IMS c/ NDC).En dépit de ces limites, l’emploi de la doctrine des facilitésessentielles est apparu approprié pour la régulation des plates-formes techniques et notamment les logiciels (Katz M., Shapiro C.,« Antitrust in software markets », 1998) : l’accès à une facilité essentielleest, par conséquent, l’un des éléments majeurs de l’analysede la position dominante de Microsoft (24 mars 2004, aff. n° COMP/C-3/37.792 Microsoft). Le défaut de fourniture des documentations né-cessaires à l’interopérabilité y est analysé comme une pra-tique anticoncurrentielle confortant la position dominante del’éditeur de logiciel. Si les circonstances exceptionnelles sontrequises, les effets induits par l’absence de fourniture des in-formations nécessaires à l’interopérabilité sont aussi mis enavant, en particulier la réduction d’incitations à innover, ré-sultat d’une diminution de la concurrence.Mais en soi, l’interopérabilité n’est pas nécessairement béné-fique : elle peut conduire à réduire la concurrence en prix, di-minuer les incitations à investir et à innover, restreindre la va-riété des produits offerts aux consommateurs, etc. De plus, lecaractère incomplet et imparfait de l’information dont disposel’autorité publique conduit inévitablement à des erreurs, soiten imposant une interopérabilité finalement préjudiciable àl’intérêt général, soit en n’imposant pas l’interopérabilité alorsque celle-ci était favorable à l’intérêt général. C’est pourquoi,l’usage de la « doctrine des facilités essentielles » est objet decritiques (cf., par exemple, Areeda P. « Essential Facilities : An Epithet in Need of Limi-ting Principles » 58 Antitrust L. J. 841 (1989)) et que le droit de propriété,notamment intellectuelle demeure une barrière non franchie(Temple Lang J. , « The application of the Essential Facility Doctrine to Intellectual PropertyRights under European Competition Law », Antitrust, Patents and Copyright, sous la direc-tion de Lévêque F. and Shelanski H., Edward ELGAR, 2005), le droit de la concur-rence ayant à intervenir non à l’égard de ce droit – son exis-tence – mais, en fonction d’une pratique abusive de celui-ci,c’est-à-dire une forme d’exercice.Les régulations ex post en faveur de l’interopérabilité ont été,au cours de la dernière décennie, à la fois nombreuses et struc-turantes pour l’économie des techniques numériques et desindustries culturelles et médiatiques. Elles se sont multipliéesà l’égard d’un modèle économique principal fondé sur lecontrôle d’accès, la protection intellectuelle des contenus nu-mériques, y compris les logiciels.

Pour autant, et ce depuis quelques années, notamment dansle domaine des logiciels, on observe une préférence écono-mique pour l’interopérabilité, à travers les logiciels libres et lamise à disposition d’APIs ouverts. Sans être dominant et sansavoir écarté les stratégies de double protection juridique deslogiciels (cf. l’ensemble du débat relatif à l’application du droit de la propriété indus-trielle sous la forme des brevets s’agissant d’« invention mise en œuvre par ordinateur »),ce modèle est à présent au centre de stratégies industriellesd’un grand nombre d’acteurs économiques des technologiesde l’information, dans le domaine des matériels, mais surtoutdes logiciels et y compris par des acteurs historiquement op-posés. Ainsi, l’interopérabilité apparaît comme un instrumentde stratégies de développement des plus grands nouveaux ac-teurs des services internet (Google, Yahoo!, Amazon, eBay,mais aussi Microsoft) sur le modèle apparent des logiciels libres.Ce modèle tire les conséquences de l’analyse économique se-lon laquelle les logiciels, au même titre que tout contenu nu-mérique, tendent vers le statut de biens collectifs. Il s’appuiesur les effets boule de neige, propres à la mise à dispositiond’APIs permettant la création de nouveaux services combinant nlogiciels ou services existants. L’objectif de ce mode d’exploi-tation des logiciels de programmation consiste à favoriser ledéveloppement exponentiel de nouveaux services ou pro-gramme composites (« mashup ») qui combinent des logicielsprogrammes ou des services par l’intermédiaire d’APIs ouverts,le plus souvent gratuits, mais protégés et pas nécessairementlibres. L’interopérabilité nouvelle, recherchée et promue, dé-passe l’objectif de verrouillage attendu des logiciels pour y pré-férer un usage ouvert. Ce faisant, le logiciel n’est pas au cœurd’une économie de contrôle d’accès mais de circulation de va-leurs entre services fondés sur des plates-formes logicielles.Dans cette économie de plates-formes qui privilégie des modesde financements indirects, la protection intellectuelle vient en-cadrer les conditions d’interopérabilité permise par les APIs.L’interopérabilité des logiciels n’apparaît plus seulement commeune exigence politique ou sociale, pas plus qu’elle serait unremède apporté à des fins de régulation économique par ledroit de la concurrence, mais semble devenir un ressort ma-jeur de développement économique propre aux caractéris-tiques des contenus numériques – biens collectifs purs, nati-vement en ce qui concerne les logiciels. Juridiquement, lamise à disposition des APIs ouverts et gratuits n’est pas in-compatible avec la permanence de droits exclusifs des auteurset éditeurs de logiciels comme en témoignent les conditionsgénérales d’utilisations encadrant ces mises à disposition, fai-sant d’ailleurs peser une incertitude forte sur les nouveauxservices encadrés par des contrats d’utilisation.Ces stratégies et la création exponentielle de nouveaux ser-vices qui en résulte, y compris pour la plupart des industriesde production de contenus numériques, ont pour effet de fairebasculer le modèle économique classique et dominant établisur l’exercice des droits exclusifs de propriété intellectuelle àdes fins d’appropriabilité directe des contenus vers des mo-dèles d’appropriabilité indirecte de revenus, notamment à par-tir des services connexes fournis et par la publicité (Chantepie P.,Lediberder A., Révolution numérique et industries culturelles, La Découverte 2005) oupar des services à valeur ajoutée, tandis que sont ré-exploi-tées les données personnelles où se trouve étendue la baseinstallée nécessaire au déploiement d’effets-réseaux.Une telle évolution économique et juridique qui commence àprendre pleinement en compte la nouvelle nature économiquedes contenus numériques s’éloigne profondément de l’appré-hension des premières problématiques combinant propriété in-tellectuelle/économies de réseaux/économies de plates-formes.En particulier, si les stratégies du type « the winner takes all »

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fondées sur des externalités de réseau (Katz M., Shapiro C., « Network Ex-ternalities, Competition and Compatibility », American Economic Review 75 (3), 424-40 : « Sys-tem Competition and Network Effects » Journal of Economic Perspectives. 8.93) demeu-rent toujours d’actualité et ne remettent pas en cause les analyseset les décisions des autorités de la concurrence à l’encontre destratégies de verrouillage (lock-in) (Faulhaber G., (2001) Network effects andmerger analysis : instant messaging and the AOL-Time Warner Case; Rohlfs J. A theory of in-terdependant demand for a communication service, Bell Journal of Economics and ManagementScience, 5 (1), 16-37; Federal Communications Commission, January 11, 2001, AOL/Time War-ner), des stratégies volontaires d’accès (open acces) se dévelop-pent.Concernant les logiciels et les APIs ouverts, de telles straté-gies s’appuient ainsi, moins sur le caractère patrimonial de lapropriété littéraire et artistique y compris à des fins écono-miques, que sur des caractéristiques d’un autre ordre : l’in-teropérabilité est davantage soumise aux effets juridiques dudroit de divulgation, de paternité et d’antériorité, de respectdes conditions d’utilisation pour que les nouvelles applica-tions et les nouveaux services soient valorisés, sans interdirel’exercice d’un droit de retrait des APIs mis à disposition, c’est-à-dire, pour l’essentiel, sur les attributs du droit moral.L’économie des logiciels, notamment dans les industries cul-turelles, a d’ailleurs largement intégré la capture de la valeurdans l’économie numérique, à savoir les fonctions d’infomé-diation assurées par les utilisateurs (principalement sur lesforums, blogs, sites spécialisés, etc.) ou par les moteurs de re-cherche (Cons. conc., n° 00-D-32, 9 juin 2000 relative à une saisine au fond et une de-mande de mesures conservatoires présentées par la société Concurrence contre l’AFNIC, Psi-net France et autres) qui renouvellent les objets de régulations d’accèset les frontières entre modèles économiques payant/gratuit(en fonction des externalités positives ou négatives pour les utilisateurs d’outils de rechercheou de prescription comme Google, cf., par exemple, Reisinger M., (2004) Two-Sided Marketswith Negative Externalities, discussion paper).L’apparition de nouvelles modalités techniques d’accès décen-tralisé aux contenus (flux rss, podcasting, etc.) sur fond de mo-dèle économique de tiers payant, les nouvelles générations deplates-formes de distribution de contenus qui associent davan-tage à la distribution contrôlée de contenus des outils de ges-tion d’informations sur les contenus, y compris à travers lesréseaux peer-to-peer, modifient cette donne. Avec l’apparitionde plates-formes conçues comme des « médias de masse in-teractifs et communautaires », les régulations d’accès en coursde constitution et de mise en cohérence se trouvent confron-tées à des objets autrement plus complexes, tandis que les phé-nomènes de rareté qui justifiaient des réglementations spéci-fiques s’effacent au profit de nouvelles formes de rareté,notamment sur l’accès à l’information sur les contenus (éco-nomie de l’attention), mais non sur les contenus mêmes (ChantepieP.,Le Diberder A., Révolution numérique et industries culturelles, La découverte, 2005).

CONCLUSIONPenser un droit du logiciel dans une propriété littéraire et artistique du numérique, donc pour tous.Économiquement, la mise en cause des droits de propriété lit-téraire et artistique par le numérique, en apparence nouée surle symptôme qu’est la contrefaçon numérique (pratique éco-nomiquement rationnelle s’agissant de biens publics purs) estautrement plus profonde. Elle affecte la nature économiquede l’objet même de la protection – le bien informationnel, bienpublic pur comme contenu numérique – et donc, elle reposeradicalement la question économique initiale qu’était censéerésoudre le droit de propriété intellectuelle : le financementdurable de ce type de bien. Imaginer faire reposer l’ensemblede l’édifice juridique construit pour répondre au renouvelle-ment de cette question par le numérique sur le logiciel, bien

nativement de même nature que les contenus numérisés – etfavoriser ainsi la « logicialisation » des droits de propriété in-tellectuelle pour consolider l’économie de ceux-ci sur leur seulcaractère patrimonial, apparaît historiquement d’autant plusimprudent que, ce faisant, pareille option tend à oblitèrer lessources intellectuelles parmi les plus prometteuses et fécondesaujourd’hui du droit de la propriété littéraire et artistique.Sans doute le droit de propriété littéraire et artistique – par sacomposante personnaliste – n’a pas suffisamment cherché às’adapter aux effets du numérique alors qu’il possédait tousles éléments nécessaires à l’appréhension de la révolution so-ciale portée par la mutation technique : la démocratisation dela publication et de l’auctorialisation. C’est donc par un che-min controuvé que, depuis les États-Unis et dans un cadre in-tellectuel propre au copyright s’y opposât-il, que procède laredécouverte des attributs moraux du droit d’autoriser et d’in-terdire, à travers, par exemple, les licences Creatives commonspromus par Lawrence Lessig, qui participent à un retour del’« auctorialisation » des droits de propriété intellectuelle etnotamment du logiciel. En effet, si l’histoire de la propriétélittéraire et artistique comme l’histoire de son économie de-puis plus deux siècles en ont fait d’abord un droit « profes-sionnel » pour des « professionnels », tendant à devenir undroit économique et technologique fermé, appliqué à descontenus informationnels numériques, il est l’objet d’unetransformation d’une ampleur autrement puissante et rapidesous l’effet des techniques numériques.La constitutionnalisation du droit de propriété intellectuellepar le truchement du droit du logiciel peut sembler rétrospec-tivement un point d’arrivée historique logique, d’autant qu’ilse refonde dans une logique performative. Mais le renverse-ment opéré en moins d’une décennie par la suppression pro-gressive des limites à la publication de tout document (texte,image, son, vidéo, logiciel), notamment les barrières écono-miques, techniques et sociales, et par les conditions d’accèsaux outils de publications que sont précisément les logiciels,sont autrement plus amples et profonds. Le numérique neconduit pas tant à faire de chaque internaute un sujet d’ap-plication des droits de propriété intellectuelle, ce qui va évi-demment de soi, mais surtout un bénéficiaire direct de ce droit(cf., par exemple, Madden M., Fox S., « Riding the Waves of “Web 2.0”, More than a buzz-word, but still not easily defined », Pew Internet Project October 5, 2006), sans queles conséquences juridiques et pratiques n’en aient été tirées,d’autant plus que l’interopérabilité des logiciels lui est ou-verte.Et, à moins d’un « repli de la toile » par le déploiement d’unestructure de réseau asymétrique classique (point/multi-pointcomme la radio ou la télévision à la différence de l’internet)privilégiant la distribution plutôt que l’échange (cf., notamment,les débats en cours sur la neutralité d’internet à l’occasion de l’adoption du Communica-tions Opportunity, Promotion, and Enhancement Act of 2006), l’économie des lo-giciels – appliquée, ou non aux industries culturelles – tendplutôt largement, d’une part à favoriser une interopérabilitécroissante notamment des logiciels, d’autre part, à rendre lesinterfaces d’accès aux programmes (APIs) d’un emploi aisépour une grande partie des utilisateurs. Dans cette perspec-tive, à la déstabilisation de l’économie de la propriété litté-raire et artistique que les droits et l’économie des logiciels ontprovisoirement contenue, pourrait succéder une déstabilisa-tion bien plus profonde, des uns comme de l’autre, ou plusprécisément des uns par l’autre.En consacrant la « logicialisation » du droit d’auteur sur labase de la robustesse économique supposée d’un contenu nu-mérique pourtant comme un autre (les DRMs), et au momentoù se développe une « auctorialisation » du logiciel comme >

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de toutes les créations de « professionnels » ou non, il n’estplus certain que le droit de propriété littéraire et artistique,constitutionnellement tronqué, puisse participer efficacementà l’accompagnement économique et social des effets du nu-mérique. Sauf à recouvrer (quand?) la plénitude de sa doublenature originelle – patrimoniale bien sûr, mais morale d’abord –,la constitutionnalisation de la propriété littéraire et artistiquen’aura jamais autant confirmé la tendance à « copyrightisa-tion » de ce droit au moment où sa singularité lui aurait conféré,de nouveau, sa fonction de modèle original et fécond.

Alain BENSOUSSAN

INTRODUCTIONL’œuvre numérique se caractérise avant tout par une multi-plicité organique. En effet, deux types d’œuvres numériquesdoivent être distingués. D’une part, les œuvres numériquespar nature, que sont les logiciels, progiciels et bases de don-nées et, d’autre part, les œuvres numériques par la forme,principalement représentées par les œuvres musicales sonoresou vidéographiques.Toutefois, la convergence technique des œuvres nativementnumériques et des œuvres numérisées ne s’est pas accompa-gnée d’une convergence juridique des régimes applicables.Même si, progressivement, aux États-Unis, en Europe, au Ja-pon ou en Australie, on a assisté à l’absorption des œuvresnumériques natives par le droit d’auteur sous l’appellation dedroits voisins, l’assimilation n’est que partielle. Plusieurs textesrécents, tels la DADVSI, remettent en cause cet embryon d’unitéjuridique par l’adoption de mesures particulières spécifiquesà tel ou tel type d’ œuvre ou mode d’exploitation.De sorte que nous connaissons aujourd’hui une situation in-termédiaire caractérisée par un phénomène d’évolution desdroits fondamentaux numériques (I) vers l’œuvre marchan-dise (II), sans toutefois connaître d’unité du droit.

I. – L’ÉVOLUTION DES DROITS FONDAMENTAUXNUMÉRIQUES

Parmi les manifestations les plus évidentes du numérique endroit positif, on peut citer outre l’évolution du concept d’ori-ginalité dans les différents régimes de protection des créationsintellectuelles, celle de la limitation du droit à la copie privéedans les œuvres numériques.

A. – L’évolution du concept d’originalité

L’originalité, pierre angulaire de l’identification des œuvreslittéraires, a connu des évolutions notables. Primitivementconçue de manière subjective, comme l’empreinte de la per-sonnalité de son auteur, l’originalité, condition nécessaire etsuffisante de la protection, diffère des notions d’inventivité etde nouveauté, distinctives des propriétés industrielles.Toutefois, en présence d’un logiciel, cette appréciation tradi-tionnelle est abandonnée par la jurisprudence. Ainsi, est ori-ginal, le logiciel qui porte la marque de l’apport intellectuelde son auteur, lequel réside dans « un effort personnalisé al-lant au-delà d’une simple logique automatique et contraignante(…) » (Cass. ass. plen., 7 mars 1986, n° 83-10.477, Expertises 1986, p. 58). De sorteque seules les formes non dictées par une contrainte, qu’ellesoit technique ou économique pourront être protégées. Ilconvient, à cet égard, de relever que le législateur ne définitpas plus de seuil minimum d’originalité qu’il ne définit la no-tion elle-même, laissant toute latitude aux tribunaux. S’agis-sant des bases de données, la notion d’originalité s’apprécieraprincipalement au regard du choix ou de la disposition desmatières au sein de la base (C. propr. intell., art. 112-3).

Enfin, concernant l’œuvre multimédia, l’appréciation de l’ori-ginalité sera plus délicate. Tout d’abord, dans la mesure où lapartie logicielle correspond aux fonctions de navigation, lapart d’originalité pourrait être relativisée par les contraintesliées au genre et à l’état de la technique, notamment en casde recours à un progiciel de développement. Ensuite, la dis-tinction entre le scénario et le logiciel pourra être malaisée,ce dernier pouvant n’être que la réalisation technique du pre-mier, aboutissant de facto, à nier l’originalité de l’œuvre.Parallèlement, la jurisprudence relative au droit d’auteur de-vait encore évoluer en matière artistique avec l’arrêt JacobGautel rendu par la Cour de Paris le 28 juin 2006, à proposd’une action en contrefaçon diligentée contre Bettina Rheimslaquelle avait réalisé des clichés de mode dans l’hôpital psy-chiatrique désaffecté de Ville-Evrard, photographiant notam-ment la porte du dortoir des alcooliques, au-dessus de la-quelle l’artiste avait inscrit le mot « Paradis ». Selon les juges,« cette œuvre porte l’empreinte de la personnalité de son au-teur dès lors qu’elle exprime des choix tant dans la typologiedes lettres retenues que dans leur exécution manuelle à lapeinture d’or patinée et estompée que sur le choix du lieu deleur inscription, partie intégrante de l’œuvre, mais aussi dela porte, dont la serrure est en forme de croix, et de l’état desmurs et des sols qui participent à caractériser l’impression es-thétique globale qui se dégage de l’ensemble de cette repré-sentation » (CA Paris, 28 juin 2006, Jacob Gautel, Comm. com. électr. 2006, comm. 120,note Caron C.). Ainsi, cette jurisprudence, près de 90 ans aprèsles ready-made et la célèbre « Fountain » devait donner rai-son à Marcel Duchamp, lorsqu’il écrivait : « Que Richard Muttait fabriqué cette fontaine avec ses propres mains, cela n’aaucune importance, il l’a choisie. Il a pris un article ordinairede la vie, il l’a placé de manière à ce que sa significationd’usage disparaisse sous le nouveau titre et le nouveau pointde vue, il a créé une nouvelle pensée pour cet objet » (Duchamp M.,in « The Richard Mutt case »).Il n’en résulte pas moins sur le plan juridique, qu’en faisantdroit à une expression aussi dépouillée de la personnalité del’auteur d’une œuvre – à la frontière de la notion de libre par-cours des idées – les tribunaux semblent entériner l’objecti-vation amorcée en matière d’œuvres numériques.

B. – La limitation du droit à la copie privée

Les droits d’auteur qualifiés d’exclusifs, en ce sens qu’ils per-mettent d’interdire tout usage non expressément autorisé,connaissent dans tous les systèmes juridiques des dérogations.Ainsi, l’article L. 122-5 du Code de la propriété intellec-tuelle énonce que l’auteur ne peut interdire les copies oureproductions réservées à l’usage privée du copiste etnon destinées à une utilisation collective. Toutefois, ladématérialisation induite par le tout numérique devaitmettre à mal ce fragile équilibre entre une juste et légi-time rémunération des auteurs et l’accès à la culture pourtous. Si les droits voisins du droit d’auteur sont égale-ment des droits exclusifs qui reconnaissent aux artistesinterprètes, aux producteurs de phonogrammes, de vi-déogrammes et aux entreprises de communication audio-visuelle des prérogatives d’ordre patrimonial et moraltout en préservant, jusqu’à récemment, un droit à la co-pie privée (C. propr. intell., art. L. 211-3 ancien), cet équilibre devaitconnaître un premier vacillement avec l’interdiction del’exception de copie privée à l’égard des logiciels et desbases de données.Récemment, le droit à la copie privée devait être de nouveauébranlé par l’adoption de la loi n° 2006-961 du 1er août 2006relative aux droits d’auteur et aux droits voisins dans la société

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de l’information, transposant la directive européenne DADVSIdu 22 mai 2001 et les traités de l’OMPI du 20 décembre 1996.Cette réforme se situe dans le sillage de la jurisprudence consa-crée par la Cour de cassation dans son arrêt Mulholland Drive.Dans cette espèce – dans laquelle l’acheteur d’un DVD se plai-gnait de ne pouvoir réaliser de copie pour son usage person-nel en raison de mesures techniques de protection inséréesdans le support – la Haute juridiction avait fait grief à la Courde Paris :« Qu’en statuant ainsi, alors que l’atteinte à l’exploitation nor-male de l’œuvre, propre à faire écarter l’exception de copie pri-vée s’apprécie au regard des risques inhérents au nouvel envi-ronnement numérique quant à la sauvegarde des droits d’auteuret de l’importance économique que l’exploitation de l’œuvre,sous forme de DVD, représente pour l’amortissement des coûtsde production cinématographique, la cour d’appel a violé lestextes susvisés » (Cass. 1re civ., 28 févr. 2006, n° 05-15.824, Gaz. Pal. 20 avr. 2006,p. 38, n° 110, note Tellier-Loniewski L. et Bourgeois M.).Le nouveau texte législatif consacre la légalité des mesuresde protection en matière de droits d’auteur, de droits voisinset de droits des producteurs de bases de données, restrei-gnant d’autant la portée de l’exception hexagonale de copieprivée. Gageons toutefois que l’adoption par l’article 5.5 dela loi du 1er août 2006, du « test en trois étapes », issu de ladirective européenne du 22 mai 2001 et de la Convention deBerne permette un contrôle jurisprudentiel adéquat. Auxtermes de cette nouvelle rédaction, seules les utilisations énu-mérées par l’article L.122-5 du Code de propriété intellec-tuelle, qui ne portent pas atteinte à l’exploitation normale del’œuvre, ni ne causent un préjudice injustifié aux intérêts lé-gitimes de l’auteur, pourront s’effectuer sans autorisation del’auteur.Âprement discutée devant le Conseil constitutionnel (Cons. const.,déc. n° 2006-540 DC, 27 juill. 2006, JO 3 août, n° 178 et s., pts. 35 et 36), cette res-triction du droit à la copie privée trouve sa justification tech-nique dans la facilité induite par le téléchargement et l’échanged’œuvres en peer-to-peer et par l’infrastructure du web 2.0permettant l’agrégation ou la syndication de contenus.Mais, il n’en demeure pas moins exact que par l’adoption decette disposition, le droit français tend à se rapprocher desmécanismes généraux de limitation des droits exclusifs adop-tés dans les pays de Common law et plus particulièrement lesÉtats-Unis, au travers de la notion de fair use. Exprimés dansle Titre 17 du Code des États-Unis, section 107, quatre critèreslégaux de détermination d’un usage loyal et raisonnable desdroits d’auteur sont retenus outre-atlantique :

– l’objectif et la nature de l’usage, notamment s’il est denature commerciale ou éducative et sans but lucratif ;

– la nature de l'œuvre protégée;– la quantité et l’importance de la partie utilisée en rap-

port à l’ensemble de l'œuvre protégée;– les conséquences de cet usage sur le marché potentiel

ou sur la valeur de l'œuvre protégée.Toutefois, le caractère relatif de ces critères laisse le champlibre à un large pouvoir d’interprétation jurisprudentielle.Ainsi, en matière d’œuvres cinématographiques, à la suitedes affaires Pretty woman (arrêt Campbell vs Acuff-Rose Music, 1994) etThe Wind Done Gone (arrêt Suntrust vs Houghton Mifflin, 2001), il est ad-mis qu’une parodie reprenant un roman entier, si elle apporteune réelle nouveauté, puisse être couverte par le fair use. Demême, dans l’affaire Kelly vs Arriba Soft Corporation (2003)opposant le célèbre photographe à une société ayant publiésur internet des vignettes basse résolution de ses œuvres etun lien direct vers les images haute résolution sur le site deleur auteur, la Cour du 9e circuit a considéré – tout en recon-

naissant que les photos litigieuses perdaient toute valeur enbasse définition – que cet usage était couvert par le fair use.

II. – L’ŒUVRE MARCHANDISEContredisant la traditionnelle analyse kantienne du droit d’au-teur – droit de la personnalité – selon laquelle le droit moralne serait d’après Edelman que l’expression de « l’indivisibi-lité de l’auteur et de son œuvre », la révolution numérique faitjour à une autre approche, la propriété littéraire à caractère« industriel » ou encore d’une œuvre marchandise.Si les manifestations de cette propension à appréhender l’œuvrenumérique sous l’angle d’une marchandise sont nombreuses(ainsi pour les progiciels, dont l’étymologie même résulte dela contraction des termes «produit » et « logiciel ». La « mar-chandisation » de l’œuvre numérique se traduit juridiquementpar une exigence particulière d’interopérabilité et par l’impor-tance accrue des contrats portant sur la propriété.

A – L’exigence d’interopérabilité

L’interopérabilité trouve son origine dans le droit du logicieloù elle intervient comme cause justificative du droit de dé-compilation reconnu aux licenciés (C. propr. intell., art. L. 122-6-1-IV).Cette disposition a pour but de favoriser l’échange et l’utili-sation de données entre deux logiciels au moyen d’interfacescompatibles, dont le développement implique la décompila-tion du code source.Mais aujourd’hui le développement du tout numérique aétendu le champ de l’interopérabilité aux œuvres numériqueset aux équipements en permettant l’accès, l’écoute ou la vi-sualisation. Le développement de formats propriétaires et lagestion des droits numériques (DRM) visant à limiter ou àempêcher le nombre de copies illicites sont, en effet, autantd’atteintes au droit d’utilisation des œuvres numérisées.À cet effet, la loi du 1er août 2006 pose le principe que lesmesures techniques (ou DRM) n’ont pas pour effet d’empê-cher la mise en service effective de l’interopérabilité et, im-pose aux fournisseurs des mesures techniques de donner ac-cès aux informations essentielles à l’interopérabilité auxéditeurs de logiciels, fabricants de système et exploitants deservices qui lui en font la demande. Cette même loi a ins-tauré l’Autorité de Régulation des Mesures Techniques (ARMT),chargée de veiller à ce que « les mesures techniques […] n’aientpas pour conséquence, du fait de leur incompatibilité mutuelleou de leur incapacité d’interopérer, d’entraîner dans l’utilisa-tion d’une œuvre des limitations supplémentaires et indépen-dantes de celles expressément décidées par le titulaire d’undroit d’auteur sur une œuvre autre qu’un logiciel ou par le ti-tulaire d’un droit voisin sur une interprétation, un phono-gramme, un vidéogramme ou un programme » (C. propr. intell.,art. L. 331-6).En contrepoint à ces tentatives de « confiscation » de l’œuvrenumérique à des fins commerciales, on assiste au dévelop-pement de la propriété universelle. Initiée dans le cadre duprojet GNU (acronyme récursif de GNU’s not UNIX) lancéen 1984 par Richard Stallman, l’objectif initial était de dé-velopper un système d’exploitation semblable à Unix, dis-tribué sous la forme d’un logiciel libre. L’association du pro-jet GNU au noyau Linux devait connaître, en rendantaccessibles de très nombreux logiciels libres aux ordinateurséquipés de processeurs Intel et compatibles, un développe-ment considérable. Ce phénomène devait être amplifié parle développement des licences publiques (GNU GPL (Gene-ral Public License) ou GNU LGPL (Lesser General Public Li-cense) pour les logiciels et GNU Free Documentation Licensepour les manuels, livres ou articles), garantissant que les lo- >

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giciels développés par un tiers à partir d’un code source libreseront aussi des logiciels libres.À la différence des logiciels du domaine public distribués sanslicence de droit de copie – ce qui expose l’œuvre modifiée aurisque d’accaparement par un tiers en vue d’une distributionultérieure en tant que produit propriétaire – la distributionsous licence GNU permet un véritable partage des codes sourcesau sein d’une communauté de développeurs.Ainsi, le communautarisme informatique devait donner nais-sance à un nouveau type d’œuvres n’appartenant à personne,tout en appartenant à tous.

B. – Le rôle accru des contrats de propriété

La détermination de titularité des droits de propriété tend àjouer un rôle essentiel du fait de la multiplication des œuvresplurielles.Si la nature du monopole reconnu par le droit objectif déter-mine le régime applicable à l’activité créatrice, la particularitéde l’œuvre multimédia réside dans le fait qu’elle permet, surun même support, l’intégration et l’interaction d’une pluralitéde créations de nature différentes, qu’elles soient informa-tiques, littéraires, musicales, picturales ou autres. En outre,dans la mesure où les idées sont immatérielles et inappro-priables en elles-mêmes, la création envisagée doit – pour don-ner prise à un monopole – prendre forme. Car seule la maté-rialisation des œuvres intellectuelles permet leur protection.Or, le paradoxe multimédia procède de sa nature même, nese limitant pas à un complexe d’œuvres distinctes, mais enune œuvre complexe de créations fusionnées, interagissantentre elles, où les contributions respectives des auteurs nesont plus clairement identifiées. Le plus souvent, la qualifi-cation d’ œuvre collective – distincte de l’œuvre de collabo-ration, dans la mesure où une équipe de créateurs travaillesous les directives d’une personne physique ou morale, quil’éditera et la publiera – sera retenue. Ainsi, dans un arrêt derejet du 16 novembre 2004, la première chambre civile a pu

retenir dans une espèce opposant l’exécuteur testamentairede la veuve de Paul Robert à la société Dictionnaires le Ro-bert, à propos du dictionnaire éponyme, qu’en outre : « il aété, selon les mots de Paul [Robert] dans la préface à la pre-mière édition, et comme le “Grand [Robert]” lui-même, le tra-vail d’une équipe, mettant en évidence qu’aucun de ces deuxdictionnaires n’aurait pu voir le jour autrement ; que de cesconstatations, [la Cour d’appel] a déduit que la contributionpersonnelle des divers auteurs s’était fondue dans l’ensembleen vue duquel il avait été conçu, sans qu’il soit possible d’at-tribuer à chacun un droit distinct sur l’ensemble réalisé; qu’ellea ainsi légalement justifié sa décision de qualifier “Le Petit[Robert]” d'œuvre collective, et de retenir que les droits del’auteur étaient nés à titre originaire en la personne de la so-ciété qui a réalisé et divulgué l’ouvrage, le nom de Paul [Ro-bert] sous lequel s’était faite la diffusion n’ayant créé qu’uneprésomption réfragable, renversée par les éléments susmen-tionnés, et peu important que Paul [Robert] en ait été l’ini-tiateur ou concepteur, la propriété littéraire ne protégeant pasles idées ou concepts, mais la forme originale sous laquelle ilssont exprimés » (Cass. 1re civ., 16 nov. 2004, n° 02-17.683, RLDI, 2005/1, n° 7,obs. Costes L.).Une telle situation implique, le plus souvent à des fins de pré-vention de conflits futurs, une contractualisation des relationsdont l’objet essentiel est de mettre en conjugaison les moyensde financement et les titulaires de droit de propriété. De telscontrats sont très souvent orthogonaux aux préceptes déga-gés par la jurisprudence Le Petit Robert.

CONCLUSIONLa tendance présente devrait conduire à l’émergence de deuxdroits d’auteur consacrant :

– la propriété littéraire et artistique par les œuvres émo-tionnelles ;

– et la propriété littéraire et industrielle pour les œuvresmarchandises. �

Droit de la propriété intellectuelle et droitde la concurrence : convergence ou divergence?IntervenantsFrédérique DUPUIS-TOUBOL, Avocat à la Cour, Bird & BirdAnne PERROT, Vice-présidente du Conseil de la concurrenceRichard GOLD, Professeur à l’Université Mc Gill, Directeur du« Center for Intellectual Property Policy » (*)

Frédérique DUPUIS-TOUBOL

I. – ÉTAT DES LIEUXCréations de l’esprit : qui êtes-vous? Si les droits accordés autitulaire des créations sont toujours des droits exclusifs et ces-sibles présentant des similitudes incontestables, les créationsprotégées sont elles-mêmes protéiformes et les objectifs de laprotection divergent comme le montre le tableau ci-contre.Ainsi, on peut s’étonner que les autorités en charge de la concur-rence retiennent une approche globale de l’application du droit

de la concurrence aux créations de l’esprit. Cette approche re-pose essentiellement sur l’idée que ces créations méritent unregard particulier dès lors que les droits exclusifs accordés sont

Type de droits Critères de protection Objectifs

Brevet InnovationFavoriser l’innovation et la rendre publique

Marque Distinction

Différenciation/identificationde produitsou services/garantied’origine

Droits d’auteur OriginalitéAider et favoriser l’activitécréative

Base de données

InvestissementProtection del’investissement/dispositifanti-parasitaire

Dessins et modèles

Nouveauté/Caractèrepropre

Favoriser l’activité créative

(*) Intervention non retranscrite

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traversent pour nombre d’entre elles les siècles et même sou-vent prennent de la valeur avec le temps. En revanche, s’agis-sant des créations utilitaires, la question prend tout son sens.Or, l’accroissement progressif des durées de protection a pourincidence que lorsque le bien tombe dans le domaine public,il est depuis longtemps sans aucune valeur économique. Ainsi,la durée de protection des logiciels par le droit d’auteur quiest désormais de 70 ans apparaît dépourvue de sens.En outre, pour les créations utilitaires, il est relativement aiséde contourner la durée de protection dès lors que ces biensimmatériels font l’objet de modifications régulières qui per-mettent de faire repartir à zéro la durée de protection : il enva ainsi des brevets de perfectionnement, des nouvelles ver-sions de logiciels ou des mises à jour des bases de données.Enfin, la perte de repères vient également de l’inadaptationdes textes à la révolution de l’Internet. La circulation desœuvres sur le Web et leur facilité de reproduction rendent to-talement obsolète le caractère national des lois de protectionqui viennent généralement préciser ou amender les conven-tions internationales, les failles du droit de protection tellesque le droit d’usage privé qui a permis le développement du« peer to peer »,… rendent évidentes la nécessité de refontede pans entiers des différents droits de propriété intellectuelle.Toutefois, comme toute refonte d’une des branches du droitde la propriété intellectuelle, elle n’a de sens que si elle estmondiale. La difficulté d’élaboration des conventions inter-nationales et de leur mise en œuvre rend difficile, pour ne pasdire aléatoire, une telle réforme.

Comment les autorités de concurrence réagissent-elles à cette perte de repères? En première analyse, on pourraitpenser que la mutation de l’objet et de la finalité du droit dela propriété intellectuelle influerait sur l’attitude des autoritésen charge de la concurrence à son endroit. Or, tel n’est pas lecas aujourd’hui. Bien au contraire, on observe une attitudeparticulièrement respectueuse reposant sur un certain nombrede présupposés tels que :

– le droit de la propriété intellectuelle protège l’innova-tion et la création originale ; il participe dès lors à l’intérêt gé-néral et s’avère ainsi légitime. Pourtant, comme on l’a vu,cette légitimité est contestée par les spécialistes du droit dela propriété intellectuelle ;

– le droit de la propriété intellectuelle est un ensemble co-hérent qui mérite une approche unique de l’ensemble de sesbranches par le droit de la concurrence. Cette vision contrastepourtant avec le caractère protéiforme des créations de l’es-prit ;

– le droit de la concurrence ne doit pas porter atteinte audroit de propriété intellectuelle qui mérite respect et auquelil ne peut être fait obstacle que marginalement et dans desconditions très strictes.Il en résulte un autre contraste : alors que le sentiment géné-ral des spécialistes de propriété intellectuelle est que le droitde la concurrence a tendance à porter une atteinte illégitimeau droit de propriété intellectuelle, certains économistes spé-cialistes de droit de la concurrence considèrent à l’inverse que« la propriété intellectuelle bénéficie d’une immunité antitrust »(R. Pitovsky).Il faut toutefois souligner que cette « immunité antitrust » estsurtout évidente pour des cas dans lesquels les autorités dela concurrence sont saisies de demandes de mesures ou in-jonctions susceptibles de porter atteinte à la substance mêmedes droits de propriété intellectuelle. Ainsi, le droit de la concur-rence s’exerce normalement lorsque les questions qui lui sontsoumises ne portent pas atteinte à l’exercice du droit exclusif >

une incitation à innover et à diffuser de telles innovations.Ce regard des autorités de la concurrence apparaît d’autantplus étonnant que nombre de leurs décisions ont trait à desbiens purement informationnels bénéficiant d’une applicationlâche, si ce n’est laxiste, des critères de protection, à telle en-seigne qu’il est légitime de s’interroger sur l’existence mêmede véritables critères de protection. Cette situation est le résul-tat d’un choix historique. En effet, lorsque l’économie de l’in-formation s’est développée durant la seconde partie duXXe siècle, il n’a pas été jugé nécessaire ou souhaitable de créerune nouvelle catégorie de droits exclusifs (de type droits voi-sins) spécifiquement adaptée à ces créations purement utili-taires que sont les biens informationnels. Après avoir écartéla protection par les brevets (sauf exception), le droit de la pro-priété littéraire et artistique s’est imposé comme le vecteur decette protection. Aujourd’hui pourtant, l’inadaptation du droitauteur à la fonction qui lui a été ainsi assignée ne fait plus dé-bat (cf. notamment, Lemarchand S., Fréget O. et Sardain F., Biens informationnels : entredroit intellectuel et droit de la concurrence, par Propr. intell., janv. 2003, n° 6, p. 11 et s.).Pour pouvoir protéger les logiciels par le droit d’auteur, le cri-tère d’originalité, tel qu’il était jusqu’alors appliqué pour lescréations littéraires et artistiques, a été dénaturé dans la me-sure où il suffit à l’auteur d’un logiciel de prouver qu’il a ef-fectué un travail donné pour que celui-ci soit reconnu origi-nal. Ainsi, l’effort intellectuel, le mérite, ont supplanté l’originalitéen tant que critère opératoire de la protection par le droit d’au-teur. Dans ces conditions, la légitimité du regard particulierporté par le droit de la concurrence sur ce type de créationpeut être mise en doute, notamment si l’on considère quenombre de richesses économiques ne bénéficient d’un statutaussi protecteur à ses yeux. Or, ces richesses économiques sontégalement le fruit d’un effort intellectuel ou d’un travail. Ledoute se transforme rapidement en conviction lorsque l’onconstate que l’autre justification des autorités de la concur-rence pour admettre en matière de propriété intellectuelle despratiques qui seraient interdites dans d’autres domaines estqu’en contrepartie du droit, le titulaire divulgue sa création,la met à la disposition du public. Or, pour les logiciels, l’objetmême de la protection ainsi que sa formalisation compréhen-sible pour l’être humain, à savoir ses codes source, demeurentdans la grande majorité des cas, du domaine du secret.

Une perte des repères du droit de la propriété intellectuelle.Cette évolution fondamentale du droit de la propriété intel-lectuelle destinée à favoriser le développement des biens in-formationnels aboutit aujourd’hui à une perte de repère dudroit de la propriété intellectuelle.Ainsi, on observe qu’à force d’assouplir les critères de pro-tection, on peut se demander si la frontière entre concurrencedéloyale et droit de propriété intellectuelle existe toujours,voire même si l’absence de critères ne remet pas en cause leprincipe fondamental selon lequel les idées sont de libre par-cours?Certes, aucune juridiction ou auteur ne va explicitement àl’encontre de ces principes. Toutefois, lorsque l’on constateque les juges admettent de protéger des créations telles quela computation des horaires d’événements sportifs ou de pro-grammes télévisuels, le glissement vers le droit de la concur-rence déloyale est irréfutable.Par ailleurs, un des fondements du droit de la propriété intel-lectuelle est d’accorder pour une durée limitée un droit deprotection, durée qui n’a économiquement de sens que si elleest inférieure à la durée pendant laquelle la création peut êtreutilisée. S’agissant des œuvres littéraires et artistiques, la ques-tion ne se pose pas de cette manière dès lors que les œuvres

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accordé au bénéficiaire du droit de propriété intellectuelle. Parexemple, le droit de la concurrence a pu s’appliquer dans l’af-faire Tetra Pak où la pratique en cause portait sur les condi-tions d’acquisition d’une licence exclusive de brevets. Onconstate également que lorsque les pratiques en cause por-tent sur les conditions de tarification d’une licence d’usage,comme on l’a vu en France avec une affaire France Télécomà propos d’une licence d’usage de la base annuaire, ou à l’égardde l’INSEE à propos de son tarif de licence du fichier SIREN,le droit de la concurrence peut s’exercer d’une manière rela-tivement orthodoxe bien que non exempte de complexité!En revanche, lorsque la pratique en cause est susceptible deconduire à une remise en cause de l’exercice du droit exclu-sif par son bénéficiaire, les autorités de la concurrence n’agis-sent que si les conditions fixées par la théorie « des circons-tances exceptionnelles » sont réunies.L’objet de cette intervention n’est pas de détailler les condi-tions posées par cette théorie des circonstances exception-nelles, mais de se poser la question de sa légitimité pour desbiens informationnels bénéficiant d’une protection juridiquequasi-automatique à laquelle se superpose, s’agissant desbiens informatiques, une protection technique (code source demeu-rant secret ; sur la théorie des circonstances exceptionnelles, cf. CJCE, 29 avr. 2004, aff. C-418/01, IMS). Or, la théorie des circonstances exceptionnellesa clairement été appliquée tant au niveau communautairequ’au niveau français dans des affaires qui portaient sur desbiens informationnels. Ainsi, au niveau communautaire, onpeut citer le cas des affaires Magill et Microsoft et au niveaufrançais, les affaires NMPP et Code Rousseau.Au-delà de ce débat sur la légitimité de la théorie des circons-tances exceptionnelles développée par les autorités de laconcurrence, on observe encore que le droit de la concurrencese montre hésitant lorsque les pratiques qui lui sont soumisesportent sur des questions touchant à la propriété intellectuelle.Ceci se traduit par une approche très prudente avec pourconséquence une exigence plus stricte des juges de la concur-rence dans la démonstration de l’existence de pratiques anti-concurrentielles. Pour le plaignant, la barre se trouve ainsiplacée nettement plus haut que dans d’autres domaines oùles autorités de concurrence sont plus disposées à se laisserconvaincre. Un certain nombre d’affaires récentes en Francesemblent en témoigner, comme la décision de rejet opposéeà Virgin Mega à l’encontre d’Apple sur les pratiques du sec-teur du téléchargement de musiques sur Internet (Cons. conc., déc. n° 04-D-54, 9 nov. 2004, secteurs du téléchargement de musique sur Internet et des bala-deurs numériques). Cette approche prudente se traduit égalementpar un recours assez fréquent des procédures d’engagementlorsque les affaires portent sur des biens informationnels,comme les affaires portant sur les marques « Numéro Vert »déposées par France Télécom (cf. communiqué. cons. conc., 18 janv. 2006),ou plus récemment sur les bases annuaire et d’IS Pub de FranceTélécom et Pages Jaunes (Cons. conc., déc. n° 06-D-20, 13 juill. 2006, secteurdes services de renseignements par téléphone et par Internet).Les hésitations des autorités de la concurrence aboutissentégalement à des revirements de jurisprudence, comme en té-moignent les affaires IMS et NMPP.

Quel constat tirer de cet état des lieux? Le constat qui peutêtre tiré de cette situation présente est que l’intérêt généralou l’intérêt collectif n’est plus véritablement protégé, confrontéà un droit de propriété intellectuelle appliqué de manière ex-cessive.Dès lors, le droit de la concurrence perd en crédibilitéface à des pratiques portant sur des droits de propriétéintellectuelle dans la mesure où il n’apparaît pas comme

jouant normalement son pouvoir de police du marchéface à des biens de propriété intellectuelle.De son côté, le droit de la propriété intellectuelle perd en res-pect faute d’une application stricte de ses critères de protec-tion et de ses principes fondateurs. Ceci conduit donc à re-chercher quelques axes d’évolution afin de restaurer l’équilibrenécessaire entre droit de la propriété intellectuelle et droit dela concurrence.

II. – QUELQUES PISTES DE RÉFLEXIONAutour du droit de la concurrence. Une première piste deréflexion qui vient naturellement à l’esprit est une inflexiondu droit de la concurrence, de sorte qu’il s’exerce sans tabouslorsqu’il s’applique à des biens protégés par un droit de pro-priété intellectuelle.Certes, il n’est pas question de remettre en cause le consen-sus selon lequel le droit de la concurrence n’a pas à juger dela pertinence des droits de propriété intellectuelle. Ce consen-sus limite bien évidemment la marge de manœuvre des au-torités de la concurrence, mais pour autant ne leur interditpas toute évolution de l’application du droit de la concurrenceportée sur des biens protégés par des droits de propriété in-tellectuelle.En premier lieu, dès lors que les créations de l’esprit sont pro-téiformes et que les objectifs de protection sont différents, ledroit de la concurrence peut s’appuyer sur ces différences pourmettre en œuvre une application différenciée du droit de laconcurrence selon les critères et objectifs de la protection sansremise en cause de ce consensus. Ainsi, on pourrait estimerque les brevets méritent une attention plus forte du droit dela concurrence que les autres types de biens dès lors que lecritère de protection des brevets est bien l’innovation et quel’objectif de la protection est précisément de favoriser l’inno-vation.En second lieu, les autorités de la concurrence pourraientconsidérer que l’absence véritable de critère de protection desbiens informationnels justifie une application en la matièredu droit commun de la concurrence. En effet, ces biens nemériteraient pas de règles particulières dès lors qu’ils font l’ob-jet, au même titre que d’autres richesses économiques nonprotégées, d’un simple effort intellectuel, de travail et d’in-vestissement.Si ces pistes de réflexion peuvent conduire à un infléchisse-ment dans le bon sens du droit de la concurrence, il n’en de-meure pas moins qu’elles ne peuvent être totalement satisfai-santes. En effet, certaines pratiques soumises aux autoritésde la concurrence justifient nécessairement d’apprécier la per-tinence même de la protection. Ainsi par exemple, lorsqu’uneentreprise dépose des brevets « assassins », c’est-à-dire pourempêcher d’autres acteurs économiques d’entrer sur le mar-ché et par là même d’un monopole au-delà de la durée nor-male de protection par le droit des brevets, une autorité de laconcurrence ne peut pas réagir quand bien même la pratiquea un objet et effet anticoncurrentiel.

Au cœur des droits de propriété intellectuelle. Ceci conduitdonc naturellement à s’interroger sur des réformes apportéesaux différents droits de propriété intellectuelle pour en corri-ger les défauts.Cette seconde piste de réflexion porte donc sur une remise àplat du droit de la propriété intellectuelle afin d’en rétablir la co-hérence interne. Toutefois, la tâche est difficile car une telle ré-forme ne peut pas être d’origine jurisprudentielle et nécessiteune modification d’un certain nombre des textes fondateurs dontles sources sont généralement des conventions internationales.

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Or, modifier les conventions internationales fondatrices du droitde propriété intellectuelle constitue un chantier particulièrementambitieux et difficile qui ne peut, en tout état de cause, êtremené dans un délai inférieur à une dizaine d’années.Ce n’est pas pour autant que la réflexion ne doit pas être en-gagée et l’on peut même penser que la révolution Internet quidéstabilise profondément le droit de la propriété littéraire etartistique et les droits voisins, doit inéluctablement conduirevers une telle remise à plat. À cet égard, les questions incon-tournables sont notamment :

– comment repenser l’équilibre entre incitation à innoveret à créer, et l’accès du plus grand nombre à l’information etaux œuvres littéraires et artistiques? ;

– l’incitation à innover ou à créer est-elle dépendante d’undroit de protection intellectuelle ou d’autres modèles écono-miques, sociétaux ou culturels incitent-ils également à inno-ver et à créer comme peuvent en témoigner l’économie du lo-giciel libre ou l’accès gratuit à l’information via Internet? ;

– doit-on généraliser ou élargir les systèmes de licencesobligatoires? Le débat est posé en ce sens tant pour la diffu-sion des œuvres littéraires et artistiques, que pour l’accès auxmédicaments protégés par des brevets, dans les pays les moinsdéveloppés de la planète;

– doit-on revoir la durée de protection des créations del’esprit pour réconcilier cycle économique et durée de protec-tion?;En attendant que ce débat passionnant et dont la complexitéet le caractère international ne peuvent que conduire à desréflexions de longue haleine, ne peut-on améliorer, même mo-destement, la situation? À cet égard, on constate que les ju-ridictions ne sont pas totalement dénuées de moyens, à droitconstant.Ils disposent en effet d’une certaine marge de manœuvre dansl’application des critères de protection et une application plusstricte de ces critères est déjà un début de solution. Ainsi parexemple, les quatre arrêts rendus par la Cour de justice desCommunautés européennes le 9 novembre 2004, à propos descritères de protection des bases de données, est un signal forten faveur de ce mouvement (CJCE, 9 nov. 2004, aff. C-203/02, aff. C-46/02,C-338/02 et C-444/02, RLDI 2005/1, n° 9). En effet, ces quatre décisionsaffirment clairement que toutes les bases de données ne mé-ritent pas protection et que l’application du critère relatif aurisque d’investissement pris par le producteur de la base, doitêtre strictement appliquée.On observe également que tous les textes sur la protectionpar des droits de propriété intellectuelle contiennent en eux-mêmes un certain nombre de tempéraments qui permettentde contourner les droits accordés au titulaire. Les exemplessont multiples : droit à la copie privée, droit à l’information,droit à la décompilation des logiciels, nullité des marquescontraires à l’ordre public ou trompeuses, déchéance desmarques pour dégénérescence, licence obligatoire de brevets,…Or, dans ce domaine, on note parfois une certaine frilosité desjuridictions à explorer ces voies. Pourtant, quelques exemplesrécents montrent que l’on peut y trouver des solutions effi-caces. À titre d’exemple, alors que les autorités de la concur-rence ne sont pas intervenues pour limiter les effets du DRMFairplay d’Apple qui donne à son site iTunes un monopole surle téléchargement licite de musique pour les iPods, un jeuneNorvégien a tout simplement utilisé le droit à la décompila-tion des interfaces de logiciels prévu par les textes de pro-priété littéraire et artistique pour développer un logiciel quipermet à d’autres qu’Apple d’interfacer leur système de télé-chargement licite de musique avec les systèmes d’informa-tion utilisés par les iPods.

Anne PERROT

INTRODUCTIONL’objectif affiché du droit de la concurrence est de favoriserla mise à disposition sur le marché d’une offre diversifiée àdes prix concurrentiels. Cet objectif, on le voit, recoupe assezlargement sur le plan théorique celui de la protection de lapropriété intellectuelle, puisqu’il s’agit dans ce cas de pro-mouvoir la création et l’innovation en donnant aux créateursles incitations appropriées. Mais alors que le droit de la pro-priété intellectuelle atteint cet objectif en donnant aux inno-vateurs un pouvoir de marché sur le résultat de leur recherche,le droit de la concurrence cherche à limiter les effets anti-concurrentiels du pouvoir de marché. Ces deux pans du droitfont ainsi apparaître une certaine convergence d’objectifs,doublée d’une divergence dans les moyens mis en œuvre pourles atteindre. Cet article tente d’examiner plus en détail lesliens qu’entretiennent droit de la concurrence et droit de lapropriété intellectuelle. Il est principalement centré sur ledomaine de l’innovation et de la recherche et développement(R & D), mais certaines de ses conclusions s’étendent sansdifficulté au cas des biens informationnels, comme les basesde données par exemple : en effet, la production de l’infor-mation est parfois un sous-produit de l’activité économiqued’un secteur donné, comme la production d’un fichier d’abon-nés au téléphone par exemple, parfois l’objet même de l’ac-tivité, comme dans le cas de données statistiques fournies parun institut chargé de la production de ces données. La pro-tection de ce type de contenus peut faire apparaître les mêmesconflits entre droit de la propriété intellectuelle et droit de laconcurrence que lorsque l’innovation résulte plus directementd’un processus d’investissement en R & D et relève donc sou-vent des mêmes considérations.

L’économie de la R & D. En matière d’innovation, l’optimumsocial voudrait que les investissements en R & D soient en-couragés; l’annonce faite aux innovateurs que le résultat deleur recherche sera protégé par le droit de propriété qu’ils dé-tiendront ex post est un instrument particulièrement adaptéà cette incitation. Mais une fois les innovations obtenues àl’issue du processus de recherche, il serait socialement opti-mal que ces innovations soient le plus largement diffusées,par le biais d’un processus concurrentiel cette fois. Mais cecidétruit évidemment la crédibilité de l’engagement initial quiconstitue le cœur de la protection de la propriété intellectuelle,si bien que le droit de la propriété intellectuelle apparaît commeune façon de garantir la crédibilité des engagements de la so-ciété à l’égard des innovateurs.La R & D est une activité coûteuse et risquée. Dans le cas d’in-novations de procédés permettant d’abaisser le coût de fabri-cation d’un produit donné par exemple, il n’est pas rare queles innovateurs soient pris de court par des concurrents qui,par le biais d’innovations de produits, rendent alors inutilel’amélioration des conditions de production des biens de la gé-nération précédente. Dans le cas d’innovations de produits, denombreuses incertitudes peuvent entacher le succès commer-cial de l’innovation ainsi obtenue. Dans tous les cas, les inves-tissements en R & D sont risqués du fait de l’incertitude sur lesuccès de la recherche ou de la possibilité que des concurrentssoient plus rapides. Des incitations solides sont donc néces-saires pour inciter les agents économiques à se lancer danscette activité individuellement risquée mais en général collec-tivement avantageuse. Il existe des exceptions à ce caractèrecollectivement bénéfique de l’activité de R & D, comme cellequi résulte de la possibilité de duplication inefficace des inves- >

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tissements en R & D quand des entreprises sont engagées dansune course au brevet. Dans ce cas, la concurrence pour obte-nir l’innovation peut s’accompagner d’un sur-investissementen innovation vis-à-vis de ce qui serait collectivement béné-fique, c’est-à-dire d’un gaspillage de ressources.Cette distorsion entre l’efficacité de l’incitation et celle de la dif-fusion des innovations peut être analysée sous plusieurs angles.Celui des comportements d’abord : le droit de la propriété in-tellectuelle peut protéger une infrastructure essentielle. Le droitde la concurrence doit-il alors en forcer l’accès pour permettred’autres innovations? Sous l’angle des structures de marché en-suite : lors de l’examen d’une concentration, qui induit une mo-dification de la structure du marché, les autorités de la concur-rence pourraient favoriser explicitement l’émergence desstructures de marché les plus favorables à l’innovation, ce quisoulève la question de savoir quelles sont ces structures.

Droit de la propriété intellectuelle et infrastructures essen-tielles. Une innovation, ou plus généralement un objet pro-tégé par un droit de propriété intellectuel peut parfois consti-tuer une infrastructure essentielle. Il s’agit d’un bien ou d’unservice non reproductible à des coûts « économiquement rai-sonnables », mais indispensable à l’exercice d’une activité. Laprotection de cette infrastructure essentielle peut constituerun abus de position dominante s’il n’existe pas de substitutréel ou potentiel réaliste et s’il existe un risque établi d’élimi-nation de la concurrence. Dans la mesure où l’infrastructureessentielle peut consister en une innovation obtenue à l’issued’un processus de recherche et développement, on est ici dansl’un des cas de conflits entre protection des innovations etconcurrence : d’un côté, le fruit des efforts de R & D doit êtreprotégé, mais empêcher l’accès à l’infrastructure essentielleprive la collectivité d’autres services valorisés par leurs utili-sateurs potentiels. L’innovateur peut, en effet, choisir de nepas délivrer de licence sur son innovation, et les concurrentsintervenant sur des marchés aval pour lesquels le produit oule service est un input sans substitut ne peuvent alors exer-cer leur activité. La question de savoir si le droit de la concur-rence doit alors forcer l’accès à l’infrastructure en brisant ledroit de propriété se pose bien sûr différemment selon qu’ils’agit de permettre la concurrence sur le marché du produitprotégé ou bien l’émergence de nouveaux services sur un mar-ché aval. Dans le premier cas, le droit de la concurrence an-nihile les effets incitatifs du droit de la propriété intellectuellepuisqu’il brise la protection accordée par celui-ci aux innova-teurs. Dans le second, il permet l’utilisation de l’innovationpour la diffusion d’autres services, mais ce faisant il peut aussifaire échec à certaines stratégies concurrentielles des entre-prises. Il convient alors de déterminer si ces stratégies relè-vent ou non d’un abus de position dominante visant à excluredes concurrents de certains marchés connexes ou verticale-ment reliés à celui de l’innovateur.Ce qui pourrait justifier que le droit de la concurrence imposel’accès à la facilité essentielle est l’existence de bénéfices so-ciaux importants associés à l’usage du produit protégé. Les ju-risprudences française et communautaire abondent de cas oùcet arbitrage a été examiné. Dans le cas Magill par exemple,la facilité essentielle est un bien informationnel constitué parl’information sur les programmes de télévision des chaînes TVirlandaises. Ces chaînes sont évidemment les seules déten-trices de cette information sur leurs propres programmes, aux-quels un éditeur demande l’accès : il se propose d’éditer unjournal offrant aux téléspectateurs l’ensemble des programmesde télévision de ces chaînes, produit éditorial qui n’existe pasà l’époque des faits. Les chaînes de télévision refusent l’accès

à cette information, et ce comportement est jugé abusif, l’ac-cès étant alors donné à l’éditeur. Les particularités de ce casen font un exemple assez peu discutable : ici, l’information estun sous produit de l’activité principale des chaînes ne néces-sitant pas d’investissement spécifique, tandis que l’édition sousun même format des programmes de télévision constitue unnouveau produit valorisé par les consommateurs. Pour offrirce produit, l’information constitue une facilité essentielle, surlequel les chaînes de télévision détiennent un droit de pro-priété « naturel », mais forcer l’accès est à l’évidence bénéfiquepour la collectivité et ne nuit pas à l’innovation.Un cas plus discutable est celui de IMS Health : il s’agit d’unlogiciel appariant des données géographiques d’une part etcommerciales d’autre part et permettant aux laboratoires phar-maceutiques et aux officines d’optimiser la gestion des pro-duits et les ventes de médicaments sur le territoire allemand.Tous les partenaires ont investi dans ce nouveau logiciel (of-ficines et laboratoires), dont l’utilisation requiert, en outre,une normalisation du format des données que tous les acteursdu secteur ont adopté. La demande d’accès au cœur du logi-ciel est présentée par un acteur économique qui se proposede mettre sur le marché un produit amélioré par rapport auproduit d’origine, mais concurrent de celui-ci. On est bien icidans le cas exemplaire d’un conflit entre droit de propriétésur l’innovation : le logiciel originel constitue l’innovation àprotéger, le produit du concurrent n’en étant qu’une amélio-ration secondaire; mais le refus d’accès priverait les utilisa-teurs d’un meilleur produit. La décision, qui a consisté là en-core à imposer l’accès à la facilité essentielle, va cette fois àl’encontre de la crédibilité de l’engagement qui garantit à l’in-novateur la rentabilisation de ses investissements. De tellesdécisions comportent le risque d’amoindrir à l’avenir les in-citations à innover, de crainte que le bénéfice de ces investis-sements ne soit confisqué.Un troisième exemple est celui de la demande d’accès par Vir-gin Mega au logiciel de protection des contenus (DRM) misen œuvre par Apple. Ce logiciel, incompatible avec les logi-ciels et matériels des concurrents d’Apple, est conçu de tellesorte qu’un internaute téléchargeant de la musique ne peutla copier directement sur un baladeur iPode que s’il l’achètesur la plate-forme d’Apple (iTunes) mais non sur celle de Vir-gin. Réciproquement la musique achetée sur la plate-formeiTunes ne peut être chargée directement sur un baladeur quesi celui-ci est un iPode. Virgin Mega prétend que le défautd’accès au DRM d’Apple constitue un abus de position domi-nante de la part de cet opérateur et demande que cet accès àce qu’il dit être une facilité essentielle soit forcé. Mais le Conseilde la concurrence considère ici que le DRM ne constitue pasune facilité essentielle : la musique téléchargée n’est pas pourl’essentiel écoutée à partir d’un iPode, et le contournementest possible à un coût raisonnable pour l’utilisateur. Au contraire,le Conseil estime dans le cadre de cette demande de mesuresconservatoires que le fait de refuser l’accès à son DRM faitpartie pour Apple d’un choix stratégique d’intégration verti-cale entre plate-forme de téléchargement, logiciel de protec-tion des contenus, et matériel d’écoute, stratégie qui n’en-traîne pas à ce stade d’éviction des concurrents mais place laconcurrence sur le terrain des produits verticalement intégrés.Or, d’une part, ce choix stratégique n’est pas en soi porteurd’exclusion des concurrents, et d’autre part, la concurrenceen produits ou services verticalement intégrés peut se révé-ler plus intense que les autres formes de concurrence.On voit que selon les cas, le droit de la concurrence peut donccontrevenir à la protection de la propriété intellectuelle oubien en respecter les contours, mais dans les deux cas, les jus-

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tifications invoquées par le droit de la concurrence peuvents’écarter considérablement de celles qui tiennent à la protec-tion des incitations à innover.

Structures de marché, innovation et concurrenceLes textes qui régissent le contrôle des concentrations de-mandent souvent aux autorités de la concurrence de procé-der à un « bilan économique » qui, au-delà du bilan stricte-ment concurrentiel qui peut être tiré de la concentration,devrait tenir compte d’autres aspects de la réalité économique.Promouvoir des structures de marché favorables à l’innova-tion pourrait ainsi compter au nombre des objectifs du contrôledes concentrations, ce qui demande de préciser quelles sontles structures de marché les plus favorables à l’innovation.Du point de vue théorique, éclairer cette question exige derevenir aux déterminants microéconomiques de l’incitationà innover. Cette incitation dépend de la comparaison entreprofit actuel et profit espéré futur net des coûts de l’investis-sement. Tout ce qui influe sur les éléments de cette « équa-tion d’incitation » a une incidence sur les comportementsd’innovation. La concurrence actuelle, qui détermine le pro-fit présent, tout comme la concurrence future, qui prévaudraune fois l’innovation obtenue, sont avec le coût de l’inves-tissement les moteurs de ces mécanismes incitatifs. Bien en-tendu, tous ces éléments dépendent aussi de la propensiondes concurrents à innover. Les liens entre structure de mar-ché et innovation dépendent de la force respective de ces dif-férents effets dans une structure de marché donnée.La thèse schumpeterienne peut être exprimée de différentesmanières, mais aboutit à ce que les structures monopolistiquessoient plus favorables à l’innovation que les structures concur-rentielles. Une explication possible consiste à dire que le mo-nopole a plus à perdre à la perte de sa position sur le marchéqu’une entreprise qui serait concurrencée : c’est le coût d’op-portunité de la perte de sa position de monopole qui est lemoteur de l’incitation. Dès lors, les incitations du monopoleà innover pour échapper au risque que d’autres le supplan-tent sont fortes. Qui plus est, le monopole est assuré de récu-pérer le fruit de ses investissements, et sa position lui permetde dégager les rentes suffisantes pour financer les coûts de larecherche. Les structures de marché monopolistiques sontainsi plus propices à l’innovation.Le résultat inverse peut être obtenu : comme l’incitation à inno-ver dépend aussi du profit présent, il est clair qu’une concurrenceintense qui lamine les profits incite à échapper à la pression concur-rentielle. Une innovation de produits permet d’offrir un bien dif-férencié qui n’est plus soumis à la concurrence frontale des autres,ce qui permet de restaurer les profits. C’est le faible profit présentqui constitue ici le moteur de l’incitation à innover.Face à ces résultats opposés, quelle thèse convient-il de retenir?Ces différents effets partiels sont bien tous à l’œuvre mais avecdes forces différentes suivant la structure de marché considé-rée. Lorsqu’on parcourt les différentes structures de marché pos-sibles en partant des plus concurrentielles et en allant vers lesplus concentrées jusqu’au monopole, les forces respectives deces effets s’inversent : tout d’abord, les structures de marchéconcurrentielles sont d’abord favorables à l’innovation car la vo-lonté d’échapper à la pression concurrentielle prédomine. Lors-qu’on aborde des structures de marché plus concentrées, la forcede cette incitation diminue sans que l’incitation donnée au mo-nopole ne se manifeste clairement. Certaines structures de mar-ché intermédiaires, oligopolistiques, sont donc peu propices àl’innovation. Puis, en allant vers des structures encore plusconcentrées, jusqu’au monopole, l’effet lié au coût d’opportu-nité de la perte de la position de monopole prend le relais et l’on

retrouve à nouveau des structures favorables à l’émergence desinnovations. Sur le plan empirique, cette « courbe en U » reliantdegré de concentration et production d’innovations est confir-mée par l’analyse de Aghion, Bloom, Blundell, Griffith et Howitt(2003). Une telle relation ne valide donc pas nécessairement lesmesures prises récemment en France en faveur des « pôles decompétitivité ». D’autres analyses suggèrent aussi que l’inten-sité du « bain concurrentiel » domestique dans lequel sont plon-gées les entreprises est le facteur le plus favorable aux bonnesperformances à l’exportation, contrairement à la thèse qui sous-tend la politique en faveur des champions nationaux.Ces analyses ne produisent pas de conclusions immédiate-ment utilisables par les autorités de concurrence, la frontièreentre les zones d’encouragement et de découragement à l’in-novation étant en pratique difficile à tracer. Elles soulignentsimplement que les processus d’incitation à la R & D peuventparfois se trouver en conflit avec les structures qui favorisentla concurrence.

CONCLUSIONLes développements qui précèdent soulignent les liens com-plexes existant entre les incitations que reçoivent les acteurséconomiques à innover, incitations protégées par le droit dela propriété intellectuelle, et les bénéfices que la collectivitépourrait tirer d’une diffusion concurrentielle des innova-tions. De cette analyse rudimentaire de mécanismes sophis-tiqués, nous avons pourtant exclu le rôle des intermédiairesentre les innovateurs et le marché que constituent les of-fices de brevets, ou encore les sociétés chargées de la col-lecte des droits d’auteur. Pourtant ces acteurs interviennentde façon cruciale dans le développement de la concurrenceportant sur les créations, qu’elles se situent dans le domaineindustrielle ou artistique. Ainsi les sociétés de droits commela SACEM en France pour les droits musicaux ou bien laSACD pour les droits sur les œuvres dramatiques peuventmettre en œuvre des comportements favorables ou défavo-rables à la création. Ces sociétés, en général en position demonopole de fait sur un territoire national donné, obligentsouvent les auteurs à leur confier la gestion de l’ensemblede leurs droits de façon indissociée, ce qui empêche l’émer-gence de sociétés concurrentes et peut avoir à son tour unimpact sur la création. Sous l’angle des structures de mar-ché, la Commission européenne se penche sur l’absence deconcurrence entre les sociétés et cherche à promouvoir àcet échelon intermédiaire des structures de marché plusconcurrentielles. Il serait aussi intéressant d’examiner lerôle des offices de brevets dans la chaîne verticale qui vade la production des innovations jusqu’à leur mise sur lemarché. Quoiqu’il en soit, l’analyse des liens entre concur-rence et innovation fait bien apparaître le double mouve-ment de convergence et de divergence entre droit de laconcurrence et droit de la propriété intellectuelle. �

Notes et jurisprudence•Aghion Ph. & Bloom N. & Blundell R. & Griffith R. & Howitt P., 2005 : « Competition andInnovation : An Inverted-U Relationship »The Quarterly Journal of Economics, MIT Press,vol. 120 (2), pages 701-728, May.• CJCE, 6 avr. 1995, aff. C-241/91 P et C-242/91 P, Radio Telefis Eireann (RTE) et Indepen-dent Television Publications Ltd (ITP) contre Commission des Communautés européennes,(MAGILL), Rec. CJCE, I, p. 00743.• CJCE (5e ch.), 29 avr. 2004, aff. C-418/01, IMS Health GmbH & Co. OHG contre NDC HealthGmbH & Co. KG (IMS Health),, Rec. CJCE, I, p. 05039.• Cons. conc., déc. n° 04-D-54, 9 nov. 2004 relative à des pratiques mises en œuvre par lasociété Apple Computer, Inc. dans les secteurs du téléchargement de musique sur Internetet des baladeurs numériques. >

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Synthèse des débatsPar Michel VIVANT, Professeur à Sciences Po

4. Mais le cadre ainsi posé, quels enseignements retenir decette après-midi? C’est bien sûr ce qui importe. Les propostenus ont été multiples, denses, riches.Il me semble qu’on peut les organiser autour de trois idéesqui peuvent être déroulées comme trois « actes » : au modèleaffirmé (I) répond un modèle bousculé (II), ce qui oblige toutnaturellement à se demander s’il ne faudrait pas songer à unmodèle renouvelé (III).

I. – LE MODÈLE AFFIRMÉ

5. Une logique de marché. En introduction, j’évoquais lafonction de réservation de marchés qui est celle des droits depropriété intellectuelle. Le professeur Rey, quant à lui, a biensouligné que nous étions dans une logique de marché et, defait, il n’est de véritables droits de propriété intellectuelle quedans une économie de marché.

• La propriété intellectuelle est un instrument du marché.Mais, comme l’a montré avec beaucoup de finesse le profes-seur Gold, les mécanismes de réservation que nous connais-sons sont des « accidents historiques ». Les concepts dont noususons sont des concepts évolutifs et nous sommes loin d’êtreen présence d’un système homogène.Le mécanisme qui est celui de notre propriété intellectuelle estun mécanisme qui prend en compte coûts supportés, gains es-comptés et risques prévisibles, comme l’ont bien souligné lesprofesseurs Rey et Crampes. Mais il faut comprendre que ce mé-canisme qui, comme voie de régulation, adopte la voie de la pri-vatisation des gains (C. Crampes), est une voie parmi d’autres.Nous sommes dans cette logique qui est celle de la théoriedes incitations, appliquée à ces biens immatériels a priori nonrivaux, comme l’ont souligné plusieurs intervenants parlanttant du brevet (C. Crampes) que du droit d’auteur (Ph. Chan-tepie).

• Cela étant, admise la validité du choix fait, celui-ci se tra-duit par des impératifs concrets. S’agissant de brevets, on nousa dit, quant à l’objet qu’ils devaient couvrir, qu’ils devaientaller à de « vraies innovations », des « innovations marchandes »,c’est-à-dire « à effet de marché ».Quant aux droits plus largement considérés, deux idées ontété avancées, spécialement intéressantes, mais qui montrentbien quelle est la complexité du problème.La première est celle de la souhaitable modulation des régimes,des titres, évoquée pour le brevet par Mme le Président Pé-zard, M. Jenny, M. Crampes, M. Rey, mais aussi soulevée parle conseiller Sémériva parlant de ces titres ad hoc que l’on voitaujourd’hui fleurir. Il faut pourtant observer qu’elle ne ren-contre pas toujours la faveur des acteurs concernés. Les certi-ficats d’utilité, sortes de brevets « au petit pied », n’ont ainsijamais obtenu le succès escompté par leurs promoteurs.La seconde idée est celle d’une modulation de la durée desdroits qu’a mise en avant Mme Pézard. Et Mme Dupuis-Tou-bol a eu raison de dire, non sans courage, que les durées po-sitives, en l’occurrence du droit d’auteur, étaient excessives.

• Avec ces observations, nous nous approchons du quotidien,c’est-à-dire des problèmes qui sont le quotidien du juristed’entreprise, du conseil, du juge. Quelques-uns ont été évo-

1. Les droits de propriété intellectuelle, nouvelle frontière?Je n’oserai dire que les meilleurs auteurs l’ont déjà avancé!Le fait est, cependant, que, source première de richesse pourles économies développées, ces droits sont partout : dans unvéhicule automobile, dans une image satellitaire ou sur leWeb, dans une musique ou une bouteille comme une cuissede poulet.Les droits de propriété intellectuelle sont partout et, commeJean Carbonnier évoquant la tendance des juristes au « pan-jurisme », qui discernent sous les colombes du ciel des im-meubles par destination, il faudrait ici évoquer la tendancedu juriste de propriété intellectuelle à découvrir celle-ci entoutes choses : d’autres que lui sauront-ils voir dans un bou-quet de roses un bouquet d’obtentions végétales?C’est dire combien grande est la pertinence du sujet retenupour cette savante après-midi.

2. Encore est-il qu’il est légitime de se demander quel est pré-cisément le sujet de celle-ci. Quelle est, en effet, la significa-tion du sous-titre?Droit et économie comme le pluriel le laisse entendre? Sansnul doute et c’est heureux car, s’il est bien un domaine oùdroit et économie doivent se conjuguer, c’est bien celui-ci.Mais aussi, sans nul doute encore, symbiose des deux ap-proches car la propriété intellectuelle tend toute entière à laréservation d’un marché. La propriété intellectuelle, y com-pris le droit d’auteur (même si l’affirmation ne fait pas l’una-nimité), est, en effet, toujours un droit économique – et quecela plaise ou non.Elle n’est (heureusement) pas que cela. La propriété intellec-tuelle présente cette singulière richesse de présenter toutessortes de facettes, d’être le creuset de problèmes techniques(que doit-on entendre, par exemple, par invention brevetable?),philosophiques (quid de la brevetabilité des séquences géné-tiques?), sociétaux (l’accès à la culture…) et financiers (lamise sur le marché d’un nouveau médicament breveté sup-pose un investissement d’un milliard de dollars dépensés enamont).

3. À l’extraordinaire montée en force de la matière réponddonc le caractère extraordinaire des enjeux.Aussi n’est-il pas étonnant que cette propriété intellectuellefasse souvent aujourd’hui l’objet d’un rejet violent. Commel’a dit le Premier président Canivet, nous vivons le temps desimprécations. «Quelle est la légitimité de cette propriété ?Quelle est sa pertinence, son efficience?», a-t-il très justementdemandé.L’importance des enjeux, la violence des débats interdisent,en tout cas, la réplication de l’existant, même si cette attitudeest évidemment bien confortable.Bon gré, mal gré, ceux qui s’intéressent à la propriété intel-lectuelle sont en quelque sorte devenus les aventuriers del’équilibre perdu…Car c’est bien là la question. Le maître mot est celui d’équi-libre. Équilibre social qui renvoie aux questions de breveta-bilité, de concurrence. Équilibre individuel : on songera alorsau problème des rémunérations. Tout cela prolongé dans laméthode même mise en avant par le conseiller Jenny : dia-logue et « esprit de dialogue ».

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qués comme celui, très concret, de la rémunération du sala-rié créateur ou, infiniment délicat, de la réparation due en casde contrefaçon.Avec cette question, nous sommes au cœur des problèmesqui sont les nôtres : équité, efficacité. Mme Pézard a expriméson regret qu’il n’y ait pas en France de dommages-intérêtspunitifs. Pourtant, la formule n’est pas toujours souhaitée,par les acteurs économiques eux-mêmes (je songe à quel-qu’un comme Thierry Sueur). Je me risquerai à une obser-vation d’universitaire – d’universitaire qui revendique unepratique – qui est qu’en réalité nous souffrons, ici, d’une in-suffisante théorisation : le juge a plus de liberté qu’il ne lecroit dès l’instant qu’il se risque à analyser la contrefaçonpour ce qu’elle est et ne ramène pas tout au seul article 1382du Code civil.

6. La propriété intellectuelle, instrument dans le marché.Instrument de régulation du marché, la propriété intellectuellese retrouve tout naturellement confrontée aux instrumentsd’encadrement du marché. Ce fut le dernier thème traité. Mais,il est remarquable que la question ait été présente tout au longde l’après-midi.

M. Sémériva a cité J. Stiglitz présentant le brevet comme unerestriction de concurrence et, comme l’a dit Mme Perrot, cebrevet confère à tout le moins un « pouvoir de marché ». Leheurt n’est donc pas surprenant.Et pourtant, l’autre face des choses ne doit pas être négligée :le brevet est (aussi) un mécanisme de concurrence « pour »le marché (C. Crampes) et nous avons entendu parler d’ac-cords de licences « proactifs » (A. Pézard).Sous cet aspect là, peut-être « à un niveau stratosphérique »(A. Perrot), propriété intellectuelle et mécanismes de marchéont des objectifs, en tout cas affichés, semblables : « Favori-ser la mise sur le marché d’une offre diversifiée et à des prixconcurrentiels ».Ce sont les moyens qui diffèrent.Aussi est-il normal que les rapports entre propriété intellec-tuelle et droit de la concurrence soient divers (M. Gold l’a bienmontré pour les États-Unis). Mais il me semble qu’on doitpartager l’avis de Mme Dupuis-Toubol quand elle affirme,contre une certaine doctrine, que le jeu de ce droit est légi-time. En effet, à quel titre tout un pan de l’édifice juridiqueprétendrait-il s’y soustraire? Les « frictions » (A. Pézard) nemanquent pas. Et, bien évidemment, quand un droit de pro-priété intellectuelle est analysé comme une infrastructure es-sentielle, nous sommes dans l’opposition la plus franche. Maisl’hypothèse reste, somme toute, très marginale (le cas Magillest un bon exemple d’une situation de marge) et une affairecomme l’affaire IMS semble démontrer que les juridictionscommunautaires veulent éviter une vision « unidimension-nelle » du droit d’auteur.Au final, le droit de la concurrence est sans doute bien plusrespectueux qu’on ne le dit de la propriété intellectuelle(F. Dupuis-Toubol) même s’il est perçu par beaucoup commela bousculant.

II. – LE MODÈLE BOUSCULÉ

7. Des droits abhorrés? Bousculé, le modèle l’est effective-ment aujourd’hui et M. Sémériva a même parlé de droits « ab-horrés » par le public!Le fait est qu’à regarder la propriété intellectuelle sans com-plaisance, les reproches qu’on peut lui adresser ne manquentpas : position arrogante, caractère peu fiable, dérives indiscu-tables. Voilà autant de points qui appellent examen.

8. Un droit arrogant.– Il faut, en effet, reconnaître une cer-taine « arrogance », sinon de la propriété intellectuelle, dumoins des acteurs de la propriété intellectuelle. Voici un droitvolontiers sacralisé, tout spécialement quand il s’agit de droitd’auteur. On ne touche pas à l’auteur, on ne touche pas àl’œuvre et toute intervention d’autres branches du droit, qu’ils’agisse de droit de la concurrence ou de droits de l’homme,est regardée avec suspicion, sinon jugée illégitime.Il ne faut pas s’étonner que cela suscite des réactions de rejet.

9. Un droit mal assuré.– Plus objectivement, plus technique-ment, c’est la perte de rigueur de la matière, le fait que l’« ou-til » n’est guère fiable, qui va appeler les critiques.Comme l’a dit M. Sémériva du brevet mais d’autres interve-nants aussi, nous sommes en présence d’un droit incertain.Qu’on songe, précisément dans le champ du brevet, à desquestions comme celle de la brevetabilité de la seconde ap-plication thérapeutique ou des business methods. Ces deuxexemples, pour qui connaît ces questions, sont d’ailleurs unebonne illustration de la puissance des mots, de la dimensionrhétorique du droit, et ce même quand on prétend à un dis-cours technique. Si l’invention brevetable doit avoir un carac-tère technique, que faut-il entendre par technique?Il n’est pas surprenant qu’il nous ait été dit que la propriétéintellectuelle était souvent devenue quelque chose d’incohé-rent. Cela me semble être la leçon de ce mariage improbableentre droit d’auteur et numérique dont a parlé Me Bensous-san. Faut-il imaginer un « conceptware » comme il l’a dit? Jen’en suis pas assuré. Mais le fait est que le régime juridiquedu logiciel, du moins dans les pays de droit d’auteur, s’est to-talement détaché du droit d’auteur. Le professeur Schmidt-Szalewski parle significativement à son propos d’un droit voi-sin du brevet!Au-delà, d’ailleurs, c’est certainement l’irruption dans le droitd’auteur des « biens informationnels », objets étranges qu’onveut appréhender comme des œuvres mais qui sont aussi del’information, qui, pour reprendre une formule de Me Dupuis-Toubol, ont fait perdre ses repères au droit d’auteur. Étant ob-servé, comme l’a relevé dans le public le professeur Benabou,qu’il n’y a pas de catégories des biens informationnels. Ce quine facilite pas les choses…

10. Un droit sujet à dérives.– Avec la dernière observationfaite, nous sommes au seuil des dérives ou déjà au cœur decelles-ci qui, elles aussi, suscitent la critique.Dérives indues : je pense, par exemple, bien que cela n’ait pasété évoqué ici aux brevets « up stream », c’est-à-dire pris bienen amont d’une véritable invention. Il n’est pas étonnantqu’alors, en présence de « dévoiements » constatables, le droitde la concurrence se montre plus agressif (F. Dupuis-Toubol).Mais dérives inaperçues aussi : à cet égard, l’intervention deM. Chantepie était particulièrement intéressante. Les DRMsont un moyen de conserver, ou de tenter de conserver unmodèle tel qu’il existe (je reviendrai sur cette idée). Mais, ap-puyé sur du logiciel (M. Chantepie a joliment parlé de « logi-cialisation »), ces DRM deviennent aussi un instrument decontrôle d’accès. Et cela – je dois le souligner – est radicale-ment nouveau. C’est un motif de plus à cette irruption dudroit de la concurrence déjà évoquée, une irruption potentiel-lement conflictuelle (Ph. Chantepie) mais aussi qui trouve saraison d’être dans le fait que ce droit d’auteur revisité n’estplus vraiment le droit d’auteur…Doit-il le rester et plus largement la propriété intellectuelledoit-elle rester ce qu’elle fut et ce qu’elle est parfois encore? >

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C’est bien la dernière question qui est souvent revenue, lan-cinante, cette après-midi.

III. – LE MODÈLE RENOUVELÉ?

11. Une nécessaire adaptation.– Ouvrant l’après-midi, M. Jennyrappelait, avec raison, que le droit s’adapte toujours et ne peutque s’adapter.La question est alors de savoir comment ici il peut le faire. Jediscerne, pour cela, deux pistes.

12. Admettre la diversité des logiques.– La première seraitsans doute d’admettre, voire d’instaurer une diversité des lo-giques. J’ai déjà évoqué la question des modulations des ré-gimes juridiques.Ici, je m’arrêterai à une interrogation plus radicale mise enavant par Mme Pézard et M. Rey, qui est, au fond, celle de sa-voir quelle peut être la validité du modèle du brevet, voire dela propriété intellectuelle, dans les rapports Nord – Sud. M. Reya osé déclarer que discriminer pouvait être équitable. Je disqu’il a « osé » le faire car il faut un certain courage pour se per-mettre une telle assertion quand la propriété intellectuelle estsouvent vécue aujourd’hui comme un acte de foi. Pourtant,on ne devrait pas oublier les déclarations du négociateur amé-ricain des Adpic qui disait voir dans ces accords une « barre àmine » pour pénétrer les marchés du tiers monde. Peut-être nedevrait-on pas oublier non plus Montesquieu défendant l’idéeque les lois doivent être adaptées au génie des peuples.

13. Opérer un renouvellement des logiques.– Une autre pisteest sans doute celle du renouvellement des logiques, voire dela logique même de la matière (propriété intellectuelle en sonentier ou sous-ensemble de celle-ci).• Cette « logicialisation » du droit d’auteur dont a parlé M. Chan-tepie : machine répondant à la machine, constitue, d’une cer-taine manière, un tel renouvellement. La technique suppléeici le droit.Certes, l’analyse économique des DRM fait apparaître qu’ils’agit de faire retourner un bien qui tendait à devenir un bienpublic dans la sphère privée (Ph. Chantepie). Ces mesurestechniques tendent ainsi à assurer la persistance du modèleéconomique reçu. Ce faisant, elles tendent aussi à assurer lapersistance du modèle juridique reçu (ce qui n’est pas sur-prenant si l’on admet qu’il est la traduction d’un certain mo-dèle économique). Mais les questions surgissent tout de suitede la légitimité comme de la pertinence de cette démarche.Peut-on prétendre conserver un modèle (juridique) en le bous-

culant (puisque c’est la technique qui devient dominante)?D’autant que cette conservation du modèle est fortement pa-nachée de subversion avec l’avènement de ce droit d’accèsdont j’ai parlé plus haut.

• Subversion pour subversion, je poserai donc la questionqu’il ne faut pas poser, la question hérétique.Tout notre droit est construit sur la reconnaissance d’un « pou-voir d’interdire » et il ne fait pas bon de le contester. Maisfaut-il vraiment tenir cela pour indiscutable? Me Dupuis-Tou-bol a évoqué le mécanisme des licences obligatoires. Et,puisque cette après-midi réunit juristes et économistes, nefaudrait-il pas rappeler que les économistes nous enseignentque la propriété intellectuelle est un mode d’allocation desrichesses? L’essentiel n’est pas de se crisper sur un modèle.L’essentiel est de s’arrêter au meilleur monde d’allocationdes richesses.Comme l’a souligné dans la salle Me Gilon, le public ne doitpas être oublié au festin du droit d’auteur et plus largementde la propriété intellectuelle.Une certitude : l’imagination devra impérieusement être aurendez-vous de la propriété intellectuelle de ce nouveausiècle.

Pour conclure

14. Un rêve…– Je commençais ce rapport de synthèse parune formule qui évoquait l’Amérique de John Kennedy.Peut-être peut-on clore celui-ci en restant dans le même re-gistre. Y verra-t-on une excessive emprise étasunienne? Mar-quée par de récentes élections américaines? Ou dénotant sim-plement la prégnance de la culture US? Pourquoi pas? Laculture est au cœur de notre sujet et elle est sans frontière.Restons donc dans ce registre…Prudent, je pourrais m’abriter derrière «Autant en emporte levent » : « Demain est un autre jour »!Plus optimiste, je vous engagerai à rêver : « I’ve a dream ».J’ai un rêve : celui d’une propriété intellectuelle

– dépouillée de tous les dogmatismes;– repensée pour répondre à ce qu’est la société contem-

poraine, une société où l’innovation a changé de nature (cedont il faut prendre acte) ;

– porteuse de nouveaux équilibres.I’ve a dream… Il faut remercier le Premier président Canivetcomme le conseiller Jenny de nous avoir permis de faire cerêve ensemble. �