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Xénophon

Entre tradition et innovation Entre piété et autorité

sous la direction de Vincent Azoulay

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Direction Dominique Côté, Université d’Ottawa Pascale Fleury, Université Laval

Comité scientifique Janick Auberger, Université du Québec à Montréal Marie-Pierre Bussières, Université d’Ottawa Catherine Collobert, Université d’Ottawa Pierre Cosme, Université Paris I Richard Miles, Cambridge University Victor Parker, University of Canterbury, Christchurch (NZ) Secrétaire de rédaction : Mathieu Dumont-Deslandes, Université Laval Graphisme de la couverture : Maude Lajeunesse Photo : la Gorgone de Didyme (Baptiste Vergnaud)

© 2009 Cahiers des études anciennes Tous droits réservés, imprimé au Canada

ISSN 0317 – 5065

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Fondés en 1972 et dirigés jusqu’en 2004 par le professeur Pierre Senay de l’Université du Québec à Trois-Rivières, les Cahiers des études anciennes sont maintenant publiés conjointement par le Département d’études anciennes et de sciences des religions de l’Université d’Ottawa et l’Institut d’études anciennes de l’Université Laval. Depuis toujours, les Cahiers sont étroitement liés à la Société des études anciennes du Québec, dont les membres reçoivent un numéro des CEA par année. À partir du volume 44 (2007), les Cahiers des études anciennes publient un numéro thématique annuellement ; chaque numéro est placé sous les auspices d’un éditeur ad hoc, spécialiste reconnu du domaine ou de la question abordés. Toutes les problématiques pertinentes à l’étude de l’Antiquité peuvent être traitées. L’éditeur ad hoc s’entoure de plusieurs savants dans une perspective pluridisciplinaire : ainsi, les sujets peuvent être abordés sous l’angle littéraire, historique, philologique, archéologique, philosophique, religieux, mythologique, artistique, etc., et peuvent couvrir l’ensemble de la période antique, des origines à l’Antiquité tardive. Si le sujet s’y prête, l’éditeur ad hoc peut également faire appel à des écrivains, philosophes, intellectuels contemporains pour élargir le champ de la réflexion.

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Présentation des manuscrits

Le texte doit porter le moins de mise en page possible. Le texte doit être présenté à interligne simple en Times New Roman 12 points. Les notes doivent être présentées en Times New Roman 10 points et numérotées de façon continue. Le point-virgule et les deux points, le point d’interrogation et d’exclamation, ainsi que le numéro de page dans les références devraient être précédés d’un espace insécable ; les guillemets ouvrants devraient être suivis d’un espace insécable, les guillemets fermants, précédés d’un espace insécable. Il devrait également y avoir un espace insécable entre l’initiale et le nom d’un auteur. Tous les mots en langue étrangère (y compris le latin, mais excluant le grec) devraient être en italique. Les références bibliographiques doivent être complètes (auteur, titre, éditeur scientifique du volume, ville, maison d’édition, collection, année, pages) et uniformes. Le nom d’auteur doit être présenté en petites majuscules. Par exemple : B. P. REARDON, « The Greek Novel », Phoenix, 23, 3 (1969), p. 291-309. Pour les titres des revues, il est recommandé d’utiliser les abréviations de l’Année Philologique. Pour le grec, il est préférable d’utiliser Graeca II. Si cela est impossible, il serait apprécié que les versions informatiques des textes parviennent en version pdf et soient accompagnées de la lettrine en document attaché.

Vous pouvez adresser toute question ou demande d’informations à Pascale Fleury ([email protected]) Veuillez envoyer vos textes au maître d’œuvre du volume auquel vous participez, qui se chargera de les transmettre aux éditeurs des Cahiers.

Table des Matières

V. AZOULAY Introduction 7-14

E. TAMIOLAKI Les Helléniques entre tradition et innovation : Aspects de la relation intertextuelle de Xénophon avec Hérodote et Thucydide

15-52 M. CASEVITZ �������et �������dans l’œuvre de

Xénophon

53-61 L. L’ALLIER Une tentative d’explication de la

diatribe contre les sophistes : de l’Art de la chasse de Xénophon

63-86 L. BRUIT-ZAIDMAN Des pratiques et des dieux dans les

Helléniques de Xénophon

87-107 L.-A. DORION Le daimonion et la megalêgoria de

Socrate dans l’Apologie de Xénophon

109-128 P. PONTIER Xénophon et le récit onirique

129-149 V. AZOULAY Xénophon et le modèle divin de

l’autorité

151-183 A. BLAINEAU Le cheval, le cavalier et

l’hippocentaure Technique équestre, éthique et métaphore politique chez Xénophon

185-211

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Xénophon Entre tradition et innovation

Entre piété et autorité

Introduction

Né en 428 av. J.-C., dans le dème d’Erchia en Attique,

Xénophon eut un itinéraire marqué par de multiples transgressions. Transgression des frontières entre l’Orient et le monde grec, tout d’abord : membre de l’élite athénienne, ce disciple de Socrate commence sa carrière en Asie, dans la troupe d’un prince barbare, prétendant au trône perse. Il traverse donc les frontières de l’engagement entre Grecs et barbares. Transgression des barrières entre Athènes et Sparte, ensuite : Xénophon entretient des relations ambiguës avec sa cité d’origine et vit longtemps en exil, à Scillonte, sous la protection des pires ennemis militaires et politiques d’Athènes, les Lacédémoniens. Il regagne néanmoins sa patrie au soir de sa vie, laissant filtrer dans ses écrits des remarques douces-amères sur Sparte, dont l’évolution le laisse dubitatif.

Son œuvre fonctionne en miroir de cette vie mouvementée. Sa diversité est proprement étourdissante et, à vrai dire, désarmante — au point que les savants l’abordent rarement comme un ensemble cohérent. Rapportées dans l’Anabase, ses aventures en Orient intéressent au premier chef les chercheurs travaillant sur le monde achéménide — tout en étant parallèlement le terrain d’entraînement privilégié des hellénistes débutants. Les historiens du monde grec se concentrent, pour leur part, sur les Helléniques qui prennent la suite de la Guerre du Péloponnèse de Thucydide et constituent une source essentielle

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pour connaître l’évolution de la Grèce au début du IVe siècle. Les spécialistes de Sparte scrutent attentivement la Politeia des Lacédémoniens, où Xénophon jette un regard admiratif, puis désenchanté sur une cité qu’il a connue de l’intérieur, en tant qu’ami fidèle du roi Agésilas, dont il écrivit par ailleurs un éloge. Les historiens de l’économie portent un intérêt tout particulier à sa dernière œuvre, les Poroi (ou les Revenus), en 355 av. J.-C., où il prône un projet de réforme financière d’Athènes. Quant aux philosophes, ils focalisent en général leur attention sur le disciple de Socrate : outre un Banquet et une Apologie, comme Platon, Xénophon composa deux œuvres mettant en scène le philosophe : les Mémorables, qui consignaient les faits et gestes de son maître à penser, et l’Économique — le premier traité à porter ce nom —, qui définissait les qualités d’un bon chef de maisonnée à travers un dialogue entre Socrate et un certain Ischomaque.

Et l’inventaire ne s’arrête pas là. Les amateurs de chasse et de cheval privilégient l’étude de l’Art équestre, du Commandant de cavalerie et de L’art de la chasse qui, cependant, ne se limitent pas à recueillir des considérations purement techniques — comme le montrent ici même Louis L’Allier ou Alexandre Blaineau. D’autres œuvres sont plus difficilement classables. À travers un dialogue imaginaire entre le tyran Hiéron de Syracuse et le poète Simonide, le Hiéron propose ainsi une réflexion sur les moyens de transformer une tyrannie arbitraire en royauté consentie. Cette interrogation sur l’autorité caractérise également la Cyropédie, qui narre la vie de Cyrus l’Ancien, fondateur de l’Empire perse et représentation d’un roi idéal.

Insaisissable Xénophon ?

L’œuvre de Xénophon pose donc de redoutables problèmes

d’homogénéité pour qui souhaite l’interpréter globalement ; éclatement des genres, on l’a vu, entre histoire, philosophie, éloge, apologie, dialogue, « roman » avant la lettre, ou encore traités techniques ; éclatement temporel et spatial, également : quoi de commun entre l’Occident du tyran Hiéron et l’Orient du roi Cyrus ? Quel lien établir entre le passé mythique de la Sparte

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de Lycurgue, dans la République des Lacédémoniens, et le présent embrouillé des Helléniques ? Plus déroutant encore, Xénophon ménage également de brusques changements de points de vue sur un même sujet et ce, parfois dans la même œuvre : comment concilier les grandes envolées panhelléniques de l’Anabase et l’admiration proclamée pour certaines pratiques royales perses qui s’y fait aussi jour ?

Cette impression d’éclatement, voire d’incohérence, est au demeurant l’un des principaux reproches adressés à Xénophon, qui aurait « trop embrassé et donc mal étreint », papillonnant de droite à gauche, sans jamais prendre le temps de rien faire sérieusement. À s’en tenir à une lecture superficielle de l’œuvre, Xénophon présenterait un intérêt limité, en tant que pâle imitateur de Thucydide pour les historiens, et comme une copie médiocre de Platon pour les philosophes.

Remontant au XIXe siècle, ce discrédit s’explique avant tout par le fonctionnement des catégorisations disciplinaires qui opposent les philosophes aux historiens : ce partage taylorien du travail intellectuel se fait à l’évidence au détriment de Xénophon, qui déjoue ces lignes de frontières académiques. À cela s’ajoute qu’en philosophie, il reste difficile de toucher au Socrate platonicien et qu’en histoire, les historiens positivistes ont souvent été obnubilés par la clarté thucydidéenne.

Dès les années 1950, Leo Strauss tenta de réhabiliter l’œuvre de l’Athénien, en proposant même d’en faire le fondement de toute science sociale à venir. À en croire l’exégète, Xénophon aurait été un écrivain particulièrement subtil, qui aurait composé des ouvrages à double sens, cryptant son véritable message « entre les lignes ». Influente dans le monde anglo-saxon, cette ligne interprétative soulève toutefois bien plus de problèmes qu’elle n’en résout. Comment en effet détecter à coup sûr l’ironie dans les écrits de Xénophon ? Pour quelle raison l’auteur aurait-il échafaudé une stratégie si détournée, alors qu’il ne risquait pas d’être persécuté pour ses idées par les démocrates athéniens ?

Au lieu d’en faire un ironiste masqué, il convient plutôt d’insister sur la complexité du positionnement intellectuel de Xénophon. Tour à tour membre d’une troupe de mercenaires et

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riche propriétaire terrien, passionné de chasse et d’équitation, à la fois Athénien d’origine et Lacédémonien de cœur, exilé puis réintégré par sa cité à la fin de sa vie, fasciné par l’Orient du noble Cyrus et dans le même temps, fervent adepte du panhellénisme, Xénophon se laisse difficilement réduire à un positionnement politique ou à une pensée stéréotypés. Foyer d’identités multiples, il est à l’évidence un « homme pluriel »1.

C’est précisément dans le but de cerner ces différentes facettes que ce numéro des Cahiers des études anciennes réunit historiens, philosophes, spécialistes de lettres classiques et philologues. Proposant un panorama de la recherche francophone sur l’auteur, ce volume entend en effet prendre en compte la diversité de l’œuvre, non pour la réduire, mais pour en faire résonner toute la richesse. Sans prétendre nullement épuiser le sujet, les études rassemblées proposent un parcours orienté selon deux directions essentielles. La première entend évaluer l’originalité de l’auteur : faut-il considérer Xénophon en plagiaire maladroit ou, au contraire, en auteur innovant ? La seconde s’emploie à discerner un ou plusieurs fils conducteurs susceptibles de donner une cohérence à la pensée de l’auteur, au-delà de sa diversité apparente — en l’espèce, la piété et l’autorité.

Entre tradition et innovation

Plusieurs contributions du numéro mettent en valeur

l’originalité « littéraire » de Xénophon, à rebours des clichés le dépeignant en polygraphe sans imagination. Certes, son œuvre est pétrie de multiples influences. En menant une étude intertextuelle rigoureuse, Melina Tamiolaki montre ainsi à quel point Hérodote et Thucydide ont constitué pour lui des modèles surplombants, voire écrasants. Toutefois, ces références ne l’ont pas empêché de manifester une certaine originalité, là même où il semble faire œuvre de continuateur : loin de singer la Guerre du Péloponnèse, 1 Je me permets de renvoyer à ce propos à l’introduction de mon livre, Xénophon et les grâces du pouvoir. De la charis au charisme, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004.

INTRODUCTION 11

les Helléniques développent des vues originales qui ne se résument pas à une forme d’imitation servile. De même, Pierre Pontier démontre combien l’épopée d’Homère a influencé l’Anabase, dont la structure tout entière évoque l’Odyssée et dont les songes font manifestement référence à l’Iliade. Pour autant loin d’être un simple décalque, ces emprunts sont mis au service de l’intrigue de façon à souligner le caractère exceptionnel de l’aventure des Dix-Mille.

L’Art de la chasse propose également un savant dosage de tradition et d’innovation. Dans son étude, Louis L’Allier souligne le paradoxe qui caractérise cet étrange traité : après un prologue de facture sophistique, l’œuvre s’achève par un chapitre qui dénonce l’influence délétère des sophistes ! Pour comprendre cette apparente contradiction, il convient de replacer Xénophon à l’intérieur de la scène intellectuelle athénienne, marquée par de multiples clivages : opposition entre philosophes et sophistes, mais aussi entre plusieurs types de sophistiques et entre les Socratiques eux-mêmes. Dans ce contexte agonistique, Xénophon propose en définitive une voie médiane à ses lecteurs : accepter la tradition sophistique, sans pour autant s’adonner à des réflexions futiles ; s’inscrire dans la lignée socratique, sans pour autant recourir à l’elenchos et à la dialectique platonicienne.

La personnalité de l’auteur ressort tout autant lorsqu’on analyse en miroir les œuvres socratiques de Platon et de Xénophon, comme le fait Louis-André Dorion. Loin d’être une pâle copie de l’Apologie platonicienne, l’Apologie xénophontique développe en effet un raisonnement original, corrigeant celle de Platon sur un point important : Socrate aurait été averti par son daimonion que la mort était désormais préférable à la vie avant même que son procès ne commence, et non au terme de la procédure. C’était là une façon de défendre la mémoire du philosophe contre tous ceux qui prétendaient que la divinité l’avait abandonné en ne le prévenant pas à l’avance de son sort funeste. Une fois encore, Xénophon ne se contentait donc pas d’imiter maladroitement Platon, mais présentait un argumentaire de son cru.

En définitive, dans l’œuvre de l’Athénien, l’innovation semble bien souvent l’emporter sur la tradition. Inventivité linguistique,

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tout d’abord : dans son analyse du vocabulaire du thumos et de l’athumia, Michel Casevitz montre ainsi que, dans ses écrits, les mots composés prolifèrent au détriment des simples. Inventivité en termes littéraires, ensuite : Xénophon participa à la création de nouveaux genres — premier « roman historique » (avec la Cyropédie), premier traité d’économie connu, premiers dialogues socratiques (avec ceux de Platon), premier éloge funèbre en prose (avec l’Évagoras d’Isocrate).

Cette inventivité extraordinaire doit probablement beaucoup à la marginalité relative de son auteur : exilé d’Athènes, il n’avait pas à se plier à des cadres rhétoriques préétablis, ni à reprendre à son compte les grands genres hérités de la tradition civique. Toutefois, ces innovations ne sauraient s’expliquer par la seule position marginale de Xénophon. Si l’écrivain élabore des solutions narratives nouvelles, c’est aussi parce qu’il cherche à répondre à des questions inédites qui n’étaient pas alors prises en charge par les genres traditionnels2 : ce sont précisément ces interrogations qui donnent à l’œuvre sinon son unité, du moins une certaine cohérence.

Entre piété et autorité

Au-delà de son éclatement apparent, l’œuvre de Xénophon

s’organise en fonction de deux interrogations structurantes : d’une part, comment organiser au mieux les relations entre les hommes et, d’autre part, comment nouer des rapports harmonieux entre les hommes et les dieux ? Autrement dit, quelle forme doit revêtir l’autorité — entre les hommes — et la piété — entre les hommes et les dieux ? Loin d’être sans interaction, ces deux questionnements constituent deux lignes de fuite qui donnent à l’œuvre un horizon commun.

2 P. DEMONT, « L’enquête de Xénophon sur le pouvoir de Cyrus (Cyropédie, VII, 5, 57-VIII) : apories idéologiques et solutions narratives », in G. LACHENAUD & D. LONGREE (eds.), Grecs et Romains aux prises avec l’histoire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003, p. 189-201.

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Le rôle des dieux forme incontestablement un leitmotiv qui scande les écrits de Xénophon. S’ils n’interviennent pas directement dans le monde, les dieux orientent en effet l’action humaine, à la fois individuellement — que l’on pense au daimonion de Socrate (Louis-André Dorion) ou encore aux songes envoyés par les dieux dans l’Anabase (Pierre Pontier) — et collectivement : dans les Helléniques, la piété (eusebeia) constitue un opérateur historiographique dont Xénophon se sert pour penser l’évolution des cités grecques au IVe siècle. Ainsi associe-t-il étroitement, sur le plan narratif, l’effondrement progressif de l’hégémonie spartiate aux manquements répétés des Lacédémoniens à leurs serments, pourtant solennellement jurés et garantis par les dieux (Louise Bruit).

Chez Xénophon, les réflexions sur la piété sont étroitement reliées à l’interrogation sur les fondements de l’autorité. Comment diriger les hommes avec leur consentement (to ethelontôn archein, Économique, XXI, 12) ? Tel est l’autre fil conducteur qui oriente le cheminement intellectuel de l’auteur. S’il y a un point commun entre ses diverses œuvres, c’est en effet la quête de modèles d’autorité, qu’il s’agisse de Socrate, d’Agésilas, des deux Cyrus ou encore de lui-même : déçu par les institutions civiques de son temps, insatisfait de l’anarchie régnant dans le monde grec, Xénophon n’a de cesse, dans son œuvre, de rechercher des hommes exceptionnels dont le pouvoir pourrait résister aux assauts du temps.

À cet égard, politique et religieux sont difficilement dissociables. Les songes participent ainsi directement à la construction de l’autorité de Xénophon-l’acteur, en tant que chef des Dix-Mille, lui donnant une légitimité sanctionnée par les dieux (Pierre Pontier). Plus largement, le monde divin apparaît, aux yeux de l’auteur, comme l’horizon ultime des rapports de pouvoir : le chef doit s’efforcer de transposer, à son échelle, l’asymétrie qui caractérise les liens entre les hommes et les dieux (Vincent Azoulay). Loin d’être un écrivain moralisateur confit en dévotion, Xénophon propose donc, en matière politico-religieuse, une construction innovante qui annonce l’époque hellénistique.

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C’est en définitive dans la Cyropédie que cette réflexion sur l’autorité trouve son point d’orgue. Alexandre Blaineau analyse à cet égard un moment crucial de l’ouvrage. Au cours de la conquête de l’Empire assyrien, Cyrus décide de modifier profondément la politeia perse en instituant un corps de cavalerie — qui n’existait pas auparavant — de façon à renforcer son armée. Pour rendre compte de ce bouleversement, Xénophon mobilise alors une image originale qui assimile les nouveaux cavaliers à des hippocentaures — des hommes-chevaux. Serait-ce là, pour l’auteur, une manière d’adresser une critique implicite à Cyrus et à ses hommes ? À la fois homme et cheval, le centaure est en effet une figure ambivalente, parfois associée à la monstruosité et au dérèglement : l’auteur ne suggèrerait-il pas, en filigrane, que cette transformation, loin de se faire pour le meilleur, pave la voie à l’instauration d’un Empire hybride, voire monstrueux ? Inspirée par Leo Strauss, cette interprétation repose toutefois sur des a priori fragiles. Loin d’être ironique, l’image de l’hippocentaure renvoie plutôt à la figure du bon centaure Chiron, ce qui n’étonnera pas chez un auteur suffisamment passionné d’équitation pour y consacrer deux traités. Exerçant son autorité d’une main légère mais ferme, la figure du cavalier est un modèle pour penser l’autorité chez Xénophon.

Innovateur bien plus qu’imitateur, menant une réflexion au

long cours sur les rapports entre hommes, bêtes et dieux, Xénophon apparaît, au terme de l’enquête, comme un auteur profondément original, dont le parcours complexe jette un pont entre l’époque classique et l’époque hellénistique3.

Vincent Azoulay

3 Je remercie l’éditrice des Cahiers des études anciennes, Pascale Fleury, pour sa diligence et ses relectures aussi rigoureuses que bienveillantes.

CEA, 45 (2008) p. 15-52

Les Helléniques entre tradition et innovation. Aspects de la relation intertextuelle de Xénophon avec

Hérodote et Thucydide*

ELENI TAMIOLAKI Université de Patras

« The goal of ancient composition was not to strike out boldly in a radical departure from one’s predecessors, but rather to be incrementally innovative within a tradition, by embracing the best in previous performers and adding something of one’s own marked with an individual stamp. » J. Marincola, Authority and Tradition in Ancient Historiography, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 14.

Les Helléniques de Xénophon sont à juste titre considérés

comme un texte déconcertant. Les questions les plus délicates concernent sa composition et son but. Pour la première question, le sujet de la Suite de Thucydide et de la coupure à II, 3, 10 a beaucoup troublé les commentateurs, mais la tendance récente la plus prudente semble être une approche qui combine les deux perspectives (analytique et unitaire) : ainsi l’admission de la coupure à II, 3, 10 va de pair avec la mise en relief des éléments et des motifs qui parcourent l’œuvre dans son ensemble1. Les

* Je remercie Vincent Azoulay, Paul Demont et Kurt Raaflaub pour leurs remarques précieuses pendant l’élaboration de ce travail. Il ne s’ensuit pas pour autant qu’ils partagent tous les points de vue qui y sont exprimés. En général, j’utilise la traduction de la Collection des universités de France parfois modifiée. En ce qui concerne Hérodote,

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questions du but des Helléniques et de l’intention de son auteur, liées au genre de cette œuvre, sont plus compliquées. Les interprètes de Xénophon ont hésité à caractériser les Helléniques comme « histoire », l’approche la plus radicale étant probablement celle de C. H. Grayson, qui a nié à Xénophon toute intention historique, en lui attribuant seulement une visée morale2. D’autres savants ont rapproché cette œuvre du genre des mémoires3, ont insisté sur son caractère littéraire4 ou ont exprimé des doutes sur la conscience historique de Xénophon5. Enfin, les

j’utilise également l’édition d’Andrée Barguet, Hérodote, L’Enquête, Livres V à IX, Paris, Gallimard, 1990. 1 Pour des présentations récentes du débat, voir T. ROOD, « Xenophon and Diodorus : Continuing Thucydides », in C. J. TUPLIN (ed.), Xenophon and His World, Stuttgart, Steiner, 2004, p. 341-395, et R. NICOLAI, « Thucydides Continued », in A. RENGAKOS & A. TSAKMAKIS (eds.), Brill’s Companion to Thucydides, Leiden, Boston, Brill, 2006, p. 691-719. Cf. aussi S. HORNBLOWER, « The Fourth-Century and Hellenistic Reception of Thucydides », JHS 115 (1995), p. 47-68. En effet, le problème de la composition des Helléniques ne diffère pas de celui de la composition des Histoires de Thucydide : l’unité de pensée est évidente, mais les théories des étapes de composition, malgré leur caractère spéculatif, sont aussi nécessaires pour expliquer l’œuvre. Pour l’unité de pensée des Helléniques, voir aussi M. SORDI, « I caratteri dell’opera storiografica di Senofonte nelle Elleniche », Athenaeum 28 (1950), p. 3-53 et Athenaeum 29 (1951), p. 273-348. 2 C. H. GRAYSON, « Did Xenophon Intend to Write History ? », in B. LEVICK (ed.), The Ancient Historian and His Materials. Essays in Honor of C. E. Stevens on his Seventieth Birthday, Westmead, Gregg International, 1975, p. 31-43. 3 G. DESANCTIS, Studi di storia della storiografia greca, Florence, La Nuova Italia, 1951, p. 155-157. 4 Voir surtout V. GRAY, The Character of Xenophon’s Hellenica, Londres, Duckworth, 1989. 5 J.-C. RIEDINGER, Étude sur les Helléniques. Xénophon et l’histoire, Paris, Les Belles Lettres, 1991, p. 61-96, qui conclut, p. 96 : « il n’avait pas sur le genre historique des idées très fixes ». Cf. aussi C. J. TUPLIN,

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commentateurs qui analysent la pensée historique et politique de Xénophon soulignent la complexité de ce texte et sa liaison avec les fils conducteurs de la pensée de Xénophon, telle qu’elle se présente dans le reste de ses écrits, mais ils hésitent eux aussi à le caractériser comme « histoire »6.

Notre étude vise principalement à reconsidérer le point de vue selon lequel le caractère et/ou l’intention historique des Helléniques doit être admis avec des réserves, voire purement et simplement nié. Au demeurant, la comparaison de ce texte avec les histoires de ses principaux prédécesseurs7 peut prouver que cette conception relève en réalité du paradoxe : si les éléments qui ternissent la réputation d’historien de Xénophon sont aussi présents chez Hérodote ou Thucydide sans que cela entraîne leur disqualification8, Xénophon ne saurait donc être disqualifié à ce titre. Inversement, dans la mesure où des éléments hérodotéens ou thucydidéens qui témoignent d’une conscience historique sont The Failings of Empire. A Reading of Xenophon Hellenica 2.3.11-7.5.27, Stuttgart, Steiner, 1993, p. 167-168, qui considère l’œuvre comme quasi-historiographique. 6 Pour la liaison des Helléniques avec les fils conducteurs de la pensée de Xénophon, voir J. DILLERY, Xenophon and the History of His Times, Londres & New York, Routledge, 1995, p. 17-38. Voir aussi, p. 11, le commentaire de l’auteur sur l’absence de préface dans les Helléniques : « […] showing it to be a text unlike anything that had been done before, including Thucydides’ history ». 7 En raison de la nature fragmentaire de leur œuvre, les Atthidographes sont exclus dans cette étude. 8 Par exemple, l’intervention divine comme moteur des événements historiques met en question la conscience historique de Xénophon. Cf. J. DILLERY, op. cit., p. 181, qui note qu’une accusation pareille avait été faite par Jacoby contre Hérodote, mais que cette approche a été ensuite contestée. Il en va de même avec la sélectivité et les omissions, qui constituent un autre trait des Helléniques, mais qui est néanmoins partagé par Thucydide. Cela dit, les omissions de Xénophon ou les défauts de sa méthode sont probablement plus flagrants, mais ils ne constituent pas pour autant la preuve que les Helléniques ne soient pas de l’histoire.

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attestés chez Xénophon, celui-ci mériterait donc logiquement d’être aussi considéré comme un historien.

De rares études ont été consacrées à un examen systématique de la relation de Xénophon avec ses prédécesseurs. Elles traitent le plus souvent la relation de Xénophon avec un seul auteur, à savoir soit Hérodote9, soit Thucydide10. Les résultats de ces

9 Sur le lien entre Xénophon et Hérodote, voir W. J. KELLER, « Xenophon’s Acquaintance with the History of Herodotus », CJ 6, 6 (1911), p. 252-259 ; T. S. BROWN, « Echoes from Herodotus in Xenophon’s Hellenica », AncW 21 (1990), p. 97-101. Cf. aussi, H. R. BREITENBACH, « Xenophon von Athen », RE, IX A2 (1967), col. 1569-2052, particulièrement les index s.v. Herodotos, col. 2038, Thukydides, col. 2050. K.-A. RIEMANN, Das herodoteische Geschichtswerk in der antike, Diss. Münich 1967, p. 20-27. Enfin, l’étude de V. GRAY, op. cit., constitue un examen détaillé des thèmes et des structures hérodotéennes dans les Helléniques. Pour la relation des autres œuvres de Xénophon avec Hérodote, voir (pour la Cyropédie), E. LEVEVRE, « Die Frage nach dem bios eudaimon : Die Begegnung zwischen Kyros und Kroisos bei Xenophon », Hermes 99 (1971), p. 283-296, D. L. GERA, Xenophon’s Cyropaedia. Style, Genre and Literary Technique, Oxford, Oxford University Press 1993, p. 265-269, 271-273 ; 276-277. Pour le lien entre l’Anabase et Hérodote, voir C. J. TUPLIN, « Herodotus and Xenophon’s Anabasis », dans V. KARAGIORGIS & I. TAIFACOS (eds.), The World of Herodotus, Nicosie, Fondation A. Leventis, 2004, p. 351-364, qui met néanmoins en relief plutôt les divergences entre Hérodote et l’Anabase. 10 Pour la relation de Xénophon avec Thucydide, l’étude d’E. SOULIS, Xenophon and Thucydides. A Study on the Historical Methods of Xenophon in the Hellenica with Special Reference to the Influence of Thucydides, Athènes, s. n., 1972, est la plus fouillée, mais ses résultats sont souvent contestés. T. ROOD, loc. cit., a offert une analyse brillante de l’influence de Thucydide dans certains épisodes du début des Helléniques. Pour la relation de l’Anabase avec Thucydide, voir C. T. H. R. EHRHARDT, « Retreat in Xenophon and Thucydides », AHB 8 (1994), p. 1-4. Récemment, S. STANKE, dans sa thèse de doctorat, Tyrants, Kings and Generals — The Relationship of Leaders and their States in Xenophon’s Hellenica, Diss. Oxford, 2006, a aussi examiné

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approches risquent d’être partiels : la comparaison avec Thucydide peut conduire à sous-estimer l’auteur des Helléniques11, tandis que l’insistance sur son association avec Hérodote tend souvent à promouvoir l’image d’un artiste littéraire qui n’a peu ou pas d’intérêt pour l’histoire12. En revanche, un examen parallèle des passages où Xénophon apparaît plus « hérodotéen » et de ceux où il adopte et adapte des motifs thucydidéens, pourrait contribuer à une meilleure compréhension des Helléniques et définir plus clairement la place de Xénophon au sein d’un genre historique en voie de constitution.

L’analyse qui suit ne constitue pas un examen exhaustif de tous les parallèles entre Xénophon et ses prédécesseurs. Elle se concentre sur le contexte précis de certains passages, dans lesquels Xénophon apparaît plus hérodotéen, plus thucydidéen, ou les deux à la fois. De plus, elle repose sur une conception fluide du genre historique qui est loin d’être caractérisé par des normes rigides13. Le but de cette étude est de mettre en lumière certains aspects de la relation de Xénophon avec la tradition historique précédente et de montrer comment Xénophon, tout en étant influencé par ses prédécesseurs, contribue au

certains aspects de la relation intertextuelle de Xénophon avec Hérodote et Thucydide. 11 Tel est le cas d’E. SOULIS, op. cit., qui note, p. 186 : « […] the main problem is : how does Xenophon use Thucydides ? There are certain stimuli [...]. However, the main stimulus is his intellectual poverty and his inability to analyse a given situation » ; et plus bas, p. 188 : « In his speeches Xenophon has deceived scholars […] by usurping Thucydides’ ideas and inventing speeches of his own without even an elementary political knowledge of events and circumstances… ». L’étude d’E. Soulis abonde en déclarations dépréciatives sur Xénophon. 12 Par exemple, V. GRAY, op. cit., ne commente pas du tout la pensée historique de Xénophon. 13 Voir pour cette conception, J. MARINCOLA, « Genre, Convention and Innovation in Greco-Roman Historiography », in C. S. KRAUS (ed.), The Limits of Historiography : Genre and Narrative in Ancient Historical Texts, Leiden, Boston, Brill, 1999, p. 281-324.

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développement du genre historique en rompant avec les principes de ses devanciers et en lui apportant des modifications substantielles. Dans cette perspective, la comparaison de Xénophon avec ses prédécesseurs révèle que l’auteur des Helléniques se trouve en réalité dans une position entre tradition et innovation.

Nous allons explorer le dialogue de Xénophon avec Hérodote et Thucydide selon deux angles : sa méthode historique et l’intertextualité, à savoir les thèmes, structures ou motifs qu’il choisit d’élaborer ou de réutiliser. Nous tenterons enfin de cerner quel est celui des deux auteurs qui exerce l’influence la plus grande sur Xénophon.

I

La méthode de Xénophon : tradition et innovation

Les liens entre la méthode historique de Xénophon et celle de ses prédécesseurs peuvent être examinés selon deux paramètres : les traits distinctivement thucydidéens ou hérodotéens que Xénophon emprunte et les traits communs aux deux historiens que Xénophon réutilise.

Pour le premier paramètre, le trait thucydidéen le plus important est le remploi de son système de chronologie : la fameuse ����� �����thucydidéenne, à savoir la division en saisons et années14. Quant à la forme de l’exposé historique, Xénophon, à l’instar de Thucydide, présente un récit qui ne donne pas d’explications sur ses sources ou sur des versions différentes des

14 Notons aussi la référence aux archontes et aux éphores comme éléments de chronologie. Voir, pour les archontes, Xénophon, Helléniques, I, .2, 1 ; 3, 1 ; 6, 1 ; II, 1, 10 ; pour les éphores, Xénophon, Helléniques, I, 2, 1 ; 3, 1 ; 6, 1 ; II, 1, 10 ; 3, 1. Néanmoins, ces passages sont souvent considérés comme des interpolations. Force est de constater que le système chronologique de Xénophon n’est pas aussi élaboré que celui de Thucydide. De plus, son système de chronologie devient plus lâche après le II, 3, 9. Voir à ces sujets, J.-C. RIEDINGER, op. cit., p. 97-121. Cf. S. HORNBLOWER, loc. cit. n. 1, p. 50.

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événements15. Toutefois, à la manière hérodotéenne, son récit comporte des digressions et Xénophon emploie une expression hérodotéenne pour signaler la fin de ses digressions : « J’en reviens maintenant (���������) au point d’où je suis parti […] »16. Enfin, dans les Helléniques, une déclaration de méthode renvoie directement à l’Enquête d’Hérodote : « On pourrait, d’une manière générale, citer bien d’autres faits, chez les Grecs et chez les Barbares (� ������ ����� ����� ���� ���� ������ ����� �������������� ����� � ����������� ����� �� �� ����), pour prouver que les dieux n’oublient pas ceux qui violent les lois divines et humaines ; mais je vais raconter ce qui s’est passé (����������������� !������ ���������) »17.

Quant au second paramètre — les motifs communs chez Hérodote et Thucydide, que l’on retrouve aussi chez Xénophon —, il comprend tout d’abord leur insistance commune sur les choses dignes d’être narrées. Xénophon écrit : « Telle était donc sur terre la marche de la guerre. Ce qui pendant ces événements, se passait sur mer et dans les villes maritimes va maintenant faire l’objet de mon récit (���� ������ ��������� ��������� ����� � ���� �������"� �������� ���������� �����������) : parmi les événements, je raconterai ceux qui méritent une mention, mais je laisserai de côté ceux qui n’en sont pas dignes (������!����� �� �!������������� ����������������� ��#!$�

15 Un seul passage (Helléniques, V, 4, 7) présente deux versions différentes. Cf. J. DILLERY, op. cit., p. 229. 16 Xénophon, Helléniques, VI, 1, 19. Cf. aussi, Xénophon, Helléniques, VI, 5, 1 ; VII, 41 ; Xénophon, Cyropédie,. I, 2, 15. Hérodote écrit à son tour : « Et j’en reviens maintenant (���������) à mon sujet précédent » (VII, 138, 1). 17 Xénophon, Helléniques, V, 4.1. Cf. le proème d’Hérodote, avec l’insistance sur les Grecs et les barbares. Ce parallèle est noté par les commentateurs. Voir R. NICOLAI, loc. cit., p. 700-701. Cf. aussi, pour la syntaxe (verbe ����! + participe) la fameuse phrase hérodotéenne (VII, 152, 3) : « Pour moi, j’ai le devoir de rapporter ce que l’on dit (���������������������) ».

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�������������� �������������� ���!) »18. De surcroît, Xénophon se sert de certaines expressions qui sont établies comme faisant partie de la tradition historique, au sens où elles ont été inaugurées par Hérodote et réemployées par Thucydide : l’expression !%����! ����&��, le verbe ��� �����et les dérivés ou les composés du verbe ������������ sont les exemples les plus caractéristiques de cette tradition qui semblent relier sans interruption un historien à l’autre19. Xénophon apparaît alors conscient du fait que son récit appartient à la chaîne des récits historiques dont il peut réutiliser ou élaborer certains éléments.

Cela dit, les innovations qu’il apporte au genre historique ne sont pas sans importance. La première innovation consiste dans l’inauguration de ce qu’on appelle souvent l’« histoire continue ». Certains supposent que les germes de cette histoire existaient déjà chez Thucydide, qui, dans la Pentékontaétie, a continué le récit

18 Xénophon, Helléniques, IV, 8, 1. E. SOULIS, op. cit., p. 17, compare ce passage avec Thucydide, III, 90, 1. T. ROOD, loc. cit., note aussi le parallèle avec Thucydide, III, 90, 1, mais aussi avec Hérodote,. I, 16, 2 ; 177. Voir R. NICOLAI, loc. cit., p. 700, qui note d’autres parallèles entre Xénophon et ses prédécesseurs (Hérodote, proème ; Thucydide, I, 1 et 23). 19 '!�����������(������� :�Hérodote, I, 6, 2 ; 14, 2 ; 23 ; 94, 1 ; 142, 2 ; 178, 3 ; 193, 2 ; II, 68, 2 ; 157 ; III, 60, 4 ; 94, 2 ; 98, 2 ; 122, 2 ; IV, 42, 2 ; 46, 2 ; 48, 1 ; 58 ; 152, 3 ; 184, 1 ; 187, 3 ; V, 119, 2 ; VI, 21, 1-2 ; 112, 3 ; VII, 20, 2 ; 27, 2 ; VIII, 105, 1 ; 124, 3 ; IX, 37, 2 ; 64, 1 ; 78.2 ; )* ���������:�Thucydide,�I, 4, 1 ; 13, 4 ; 18, 1 ; V, 105, 4 ; VII, 87, 5 ;�)* ����!�� ��&���� Xénophon, Helléniques 6, 1, 16 ;� � � ��+++� ��� �����: Hérodote, VII, 153, 1 (cf. aussi I, 214, 5 ; II, 24, 2) ; Thucydide, I, 22, 2 ; VI, 2, 1. Les dérivés ou les composés de �����������$� �,��������� abondent chez Hérodote : ������������ (I, 185, 1), �!�������������!��(II, 3, 2), � �������������(� (IV, 145, 1), ������������ (VII, 63, 1), � ���� �� ���������(�(V, 65, 5), ����� ��!(����������(�(III, 125, 3), � ��������!�� (V, 57, 2), � �������������� (I, 17, 1), � �!���������������(� (II, 70, 1). Cf. aussi, Thucydide, VI, 54, 1 : ������������( ; Xénophon, Helléniques, IV, 3, 16 ; 8, 1 ; V, 1, 4.

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d’Hérodote20. Néanmoins, en réalité, il ne s’agit que d’une similitude superficielle. Tout d’abord, l’insertion de la Pentékontaétie dans le récit de Thucydide ne vise pas exactement à continuer Hérodote, mais à combler une lacune : « J’ai consacré une digression à en faire le récit, car mes devanciers avaient tous négligé cette matière, pour traiter soit de la Grèce avant les Guerres médiques, soit des Guerres médiques elles-mêmes »21. Ce critère est aussi présent chez Hérodote et ne constitue donc pas une nouveauté thucydidéenne : « Quant aux raisons et aux exploits qui ont amené des Égyptiens à régner sur les Doriens, d’autres en ont déjà parlé, nous laisserons donc ce sujet, et je signalerai seulement ce que d’autres n’ont pas mentionné »22.

Ensuite, la sélection du sujet principal ne s’effectue pas sur les mêmes critères selon les historiens. Thucydide souligne ainsi l’importance majeure de sa guerre par rapport à la guerre narrée par Hérodote. Xénophon ne manifeste pas une intention similaire. Il semble continuer l’histoire de Thucydide per se, en introduisant ainsi une conception selon laquelle chaque période a besoin de

20 Voir pour cette idée, V. GRAY, « Continuous History and Xenophon, Hellenica 1-2.3.10 », AJPh 112, 2 (1991), p. 201-228, particulièrement p. 202-211, qui considère la Suite de Thucydide comme un « sommaire-pont (bridging summary) » analogue au sommaire de la Pentékontaétie dans l’œuvre de Thucydide. Cette approche ne nous semble pas convaincante. En outre, la Pentékontaétie partage certains traits avec d’autres digressions de Thucydide, comme l’Archéologie et le récit sur les tyrannicides, qui ne peuvent pas être considérés comme des sommaires-ponts. En revanche, J. DILLERY, op. cit., p. 10, suppose que Xénophon n’a pas ajouté une préface au début de son œuvre, car il était inspiré par le cycle épique et plus particulièrement le poème Aethiopis, qui n’avait pas d’introduction et qui commençait avec une phrase de l’Iliade. Néanmoins, il paraît peu probable que Xénophon ait eu besoin d’un modèle aussi lointain pour commencer son histoire. 21 Thucydide, I, 97, 1 (nous soulignons). 22 Hérodote, VI, 55, 1 (nous soulignons).

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son chroniqueur23. C’est ce que semble indiquer la dernière phrase des Helléniques : « Pour moi, mon œuvre s’arrêtera ici ; la suite, un autre se chargera peut-être (���!�) de la traiter » (VII, 5, 27). Le mot ���!�� suggère que le genre de l’histoire continue n’est pas encore établi. Xénophon contribue ainsi à son autonomisation.

La seconde innovation de Xénophon consiste dans le refus de la compétition avec ses prédécesseurs. La compétition est pourtant un trait important de l’historiographie grecque. Déjà Hécatée écrivait : « Hécatée de Milet parle ainsi : j’écris ce qui suit, selon ce qui me semble vrai. Car les récits des Grecs me paraissent nombreux et ridicules »24. Hérodote à son tour ironise souvent sur les versions qui lui semblent contestables ou peu plausibles25, tandis que Thucydide, dans son fameux chapitre méthodologique, rejette toute la tradition qui a des prétentions historiques avant lui, qu’il s’agisse d’Homère, d’Hérodote, des logographes ou de la poésie. Xénophon, au contraire, remplace la polémique par l’apologie. Dans le cas où il rompt avec les principes de ses

23 Pour les continuations chez les historiens, voir J. MARINCOLA, Authority and Tradition in Ancient Historiography, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 237-241 et les tableaux, p. 289-292. Bien que l’auteur note, p. 237, que Xénophon est le premier historien qui continue l’œuvre d’un prédécesseur, dans les tableaux, il inclut aussi Thucydide. Toutefois, on devrait envisager l’hypothèse selon laquelle si l’œuvre de Thucydide n’était pas incomplète, le genre de l’histoire continue n’aurait probablement pas été inventé. Cf. aussi, J. MARINCOLA, loc. cit. n. 13, p. 310-311, dans une perspective un peu différente de la nôtre : il estime aussi que Xénophon introduit une nouvelle conception de l’histoire, mais qui repose sur le fait que les événements sont indécis et peu concluants. 24 FGrHist 1F1a. Voir à ce sujet J. MARINCOLA, op. cit. n. 23, p. 225-236, le chapitre « Polemic and Self-Definition ». Xénophon justement n’est pas inclus dans ce chapitre. 25 Hérodote, II, 28 ; 120 et 131.

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prédécesseurs, il ressent le besoin de le justifier, ce qu’il fait dans un contexte d’excuse plutôt que de compétition26.

II Questions d’intertextualité

Le point de départ pour chaque recherche sur l’intertextualité

est l’examen de la connaissance factuelle de l’auteur (ou des auteurs) dont l’influence doit être détectée, ce qui est prouvé au premier abord par les citations. Or, la citation est rarement utilisée dans l’historiographie classique et de plus, curieusement, on ne trouve pas souvent les citations qu’on attend : Thucydide cite Hellanikos, mais ne cite pas Hérodote et Xénophon à son tour ne cite ni Hérodote ni Thucydide27. Néanmoins, l’analyse des relations intertextuelles entre les historiens de l’époque classique doit être plus subtile en mettant en valeur les échos verbaux, les 26 Tel est le cas de l’insistance sur les questions morales, souvent considérée comme l’un des traits les plus originaux de la pensée de Xénophon. Cf. Xénophon, Helléniques, II, 3, 56 (apologie pour la référence au caractère de Théramène), V, 1, 4 (apologie pour l’éloge de Teleutias comme chef), VII, 2, 1-2 (apologie pour l’éloge d’une petite cité, Phleious). Pour l’analyse des passages de méthode, voir J.-C. RIEDINGER, op. cit. n. 5, p. 64-65, C. J. TUPLIN, op. cit. n. 5, p. 36-41. Cf. aussi J. DILLERY, op. cit. n. 6, p. 124-127, qui ajoute une nuance : Xénophon s’intéresse aussi aux petites cités quand elles effectuent un acte considérable, ce qui le met plutôt dans la lignée de Thucydide (VII, 30, 3). Nous considérons ce trait de Xénophon comme un déguisement du savoir moral en savoir historique. Pour ce sujet et la bibliographie relative, voir notre étude, « L’historien et son public dans l’Athènes classique. Le savoir du public et les limites du savoir historique », in A. MACE (ed.), Le savoir public, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2009 (à paraître). 27 Pour la citation dans l’Antiquité, voir récemment C. DARBO-PESCHANSKI (ed.), La citation dans l’Antiquité, Grenoble, Million, 2004. Cf. aussi G. SCHEPENS & J. BOLANSÉE (eds.), The Shadow of Polybius : Intertextuality as a Research Tool in Greek Historiography, Louvain-Paris-Dudley (Mass.), Peeters, 2005.

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thèmes, les images et les structures (patterns) communes. Dans ce cas, la question est de définir si le parallèle ou l’allusion à tel ou tel devancier est délibéré ou non, et si oui, quelle est sa fonction spécifique dans le discours historique de l’auteur analysé28. 1. Xénophon hérodotéen

Déjà dans l’Antiquité, Denys d’Halicarnasse avait décrit un Xénophon plus hérodotéen que thucydidéen29. De fait, Xénophon partage avec Hérodote une vision du monde aux nombreux traits communs. Tout d’abord, l’intervention des dieux dans les affaires humaines et la conviction que les dieux sont les alliés des justes et punissent les injustes. Cette conception parcourt l’œuvre tant de Xénophon que d’Hérodote et se manifeste notamment par des formulations similaires30. Ensuite, l’intérêt pour les cultures

28 Voir à ce propos, T. ROOD, loc cit. n. 1, p. 344-346. Cf. aussi S. HORNBLOWER, loc. cit. n. 1, p. 49-50, pour la mise en relief de la rigidité du principe de la Quellenforschung suivie par F. Jacoby, selon lequel seule la citation constitue une preuve de connaissance d’un auteur. Si toute recherche sur l’intertextualité ne se fondant pas exclusivement sur les citations risque d’être considérée comme spéculative, nous estimons que l’effet cumulatif des allusions aux auteurs précédents mérite d’être pris plus sérieusement en considération. 29 Denys d’Halicarnasse, Lettre à Pompée, III, 1, 1-IV, 4, 5 ; De l’imitation, XXXI, 3, 2. Xénophon y est caractérisé comme -. ��������/��!���(. La vérification de cette caractérisation a constitué l’objet de l’étude de V. GRAY, op. cit. n. 4, p. 1-9. 30 La similitude la plus frappante est l’intervention des dieux dans le résultat des batailles ou des guerres : Xénophon, Helléniques, IV, 4, 12 ; V, 4, 1 ; VII, 1, 6 ; 5, 26 ; Hérodote, II, 120, 5. Voir R. DIETZFELBINGER, « Religiöse Kategorien in Xenophons Geschichts-verständnis », WJA 18 (1992), p. 133-145 ; C. J. TUPLIN, op. cit. n. 5, Appendix VII, p. 215 ; F. SCOCZYLAS POWNALL, « Condemnation of the Impious in Xenophon’s Hellenica », HThR 91 (1998), p. 251-277. J. DILLERY, op. cit. n. 6, p. 224, note qu’en effet Thucydide était exceptionnel dans son traitement du divin, tandis que la tradition

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étrangères et pour ce qu’on appelle souvent « le décor perse »31 constitue un autre trait commun entre les deux auteurs. Mis à part ces sujets généraux, les savants ont aussi observé des thèmes et des motifs hérodotéens précis dans les Helléniques et ont analysé leur fonction dans l’œuvre de Xénophon32.

Nous allons compléter cette recherche en posant une question nouvelle : est-il possible de détecter des règles qui pourraient définir l’emploi et l’adaptation du registre historiographique hérodotéen par Xénophon ? Autrement dit, y a-t-il des sujets hérodotéens qui sont particulièrement chers à Xénophon ? Afin de répondre à ces questions, nous analyserons certains parallèles entre Xénophon et Hérodote qui n’ont pas été notés auparavant.

d’Hérodote s’est transmise au IVe siècle et à l’historiographie hellénistique. 31 Nous empruntons l’expression « décor perse » de l’étude de C. J. TUPLIN, « Persian Decor in the Cyropaedia : Some Observations », in H. SANCISI-WEERDENBURG & J. W. DRIJVERS (eds.), Achaemenid History Workshops V. The Roots of European Tradition, La Haye, Nederlands Instituut voor het Nabije Oosten, 1990, p. 17-29. Pour le thème de « l’autre » dans l’historiographie des Ve et IVe siècles, voir J. DILLERY, op. cit. n. 6, p. 45-46. 32 Notons les parallèles les plus importants : le récit sur Mania (Xénophon, Helléniques, III, 1, 10-15) présente des similitudes importantes avec le récit hérodotéen sur Artémisie, voir V. GRAY, op. cit. n. 4, p. 29-32 ; le meurtre des conspirateurs contre Thèbes (Xénophon, Helléniques, V, 4, 2-12) évoque le meurtre des Perses par les Macédoniens narré par Hérodote (V, 18-27) ; cf. V. GRAY, op. cit. n. 4, p. 65-70 ; J. DILLERY, op. cit. n. 6, p. 229 ; la querelle sur la royauté à Sparte évoque également la querelle décrite par Hérodote (Xénophon, Helléniques, III, 3, 1, avec Hérodote, VI, 61-73), avec W. J. KELLER, loc. cit. n. 9, p. 254-255 ; V. GRAY, op. cit. n. 4, p. 36-39, S. STANKE, op. cit. n. 9, p. 84-86 ; l’image du roi Agésilas qui contemple ses troupes (Xénophon, Helléniques, IV, 5, 6) renvoie à une image pareille d’Hérodote pour Xerxès (Hérodote, VII, 212, 1 ; VIII, 87, 1 ; 88, 2 ; 90, 4), V. GRAY, op. cit. n. 4, p. 157-163 ; la réversibilité de la fortune humaine est une idée partagée tant par Xénophon que par Hérodote (Xénophon, Helléniques, VI, 4, 23, avec Hérodote, I, 5).

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Nous allons ainsi montrer que le récit athénien d’Hérodote et surtout les sujets touchant à l’impérialisme, aux malheurs de la guerre et à la bravoure constituent des thèmes que Xénophon choisit de continuer et d’élaborer.

Tout d’abord, dans la partie de la Suite de Thucydide, Xénophon présente les contraintes exercées par Alcibiade sur les Bithyniens pour recevoir les biens déposés par leurs voisins, les Chalcédoniens : « Alcibiade […] pénètre sur le territoire des Bithyniens et leur réclame les biens des gens de Chalcédoine (��! ��� ���� ������ 0 ��������� �������� ���� �!����1 ���������!��� ������) ; s’ils refusent, il leur fera la guerre (������� ���$� ������������ ��,�� ��������) » (Helléniques, I, 3, 3). L’image du chef athénien qui exige de l’argent en ayant recours à des menaces évoque le début de l’impérialisme athénien, tel qu’il est présenté par Hérodote sous le commandement de Thémistocle : « Thémistocle, dont la rapacité ne connaissait pas de bornes, fit demander de l’argent dans les autres îles, avec menaces à l’appui (�������!�� ��� ����� ������� ���������������� ���������������������� ������) […] il annonçait aux Insulaires qu’il lancerait sur eux l’armée des Grecs s’ils repoussaient ses demandes et il les menaçait d’assiéger et de détruire leurs villes (����!��!�����������!����������������������$����� ��� ���� ����� �� ������� �!���� -������!�� ����� ����� ���!��� �� �����) » (Hérodote, VIII, 112, 1-2). Les lecteurs de Xénophon avaient l’expérience de la chute de l’Empire athénien. En insistant sur les menaces d’Alcibiade, Xénophon semble poursuivre la réflexion sur l’impérialisme inaugurée par Hérodote et reprendre l’idée selon laquelle l’avarice est une sorte de démesure qui est finalement châtiée.

Ensuite, Xénophon réélabore le motif de l’amour des Athéniens pour la liberté dont les traces se trouvent aussi chez Hérodote. Il écrit ainsi : « Cependant, sur la destruction des Longs-Murs, personne ne voulait proposer de motion : car Archestratos, pour avoir dit au Conseil qu’avec les Lacédémoniens le mieux était de faire la paix conformément à leurs conditions, avait été incarcéré » (Helléniques, II, 2, 15). La décision des Athéniens d’arrêter Archestratos qui a proposé un compromis avec l’ennemi

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évoque un épisode similaire narré par Hérodote : les Athéniens avaient tué Lycidès par lapidation parce qu’il avait aussi proposé un compromis avec les Perses (Hérodote, IX, 5). Il peut évidemment s’agir de deux épisodes similaires de l’histoire athénienne33, mais le choix de Xénophon d’insister sur cette action de la communauté contre un individu trop prompt à pactiser avec l’ennemi manifeste la volonté de reprendre une thématique élaborée aussi par Hérodote34.

Toujours dans le même cadre, le discours de Cléocritos, prononcé pendant la restauration de la démocratie à Athènes, contient lui aussi des allusions hérodotéennes :

« Au nom des dieux de nos pères et de nos mères, de nos relations de parenté, d’alliance et d’amitié — car tous ces liens unissent beaucoup d’entre nous —, par égard pour les dieux et les hommes (� �����!������� !�!���������� !�"!��������������������������������������������� ����$������!����� ������!��������������!������������������$������������������ ����������� �� !�����), cessez de mal agir envers la patrie, n’obéissez plus aux Trente, les plus impies des hommes, qui, pour satisfaire leurs intérêts personnels, ont fait périr, peu s’en faut, plus d’Athéniens en huit mois que tous les Péloponnésiens dans une guerre de dix ans (��2�����!�� �� ���!�� ������� �������� ������� ���������

33 P. KRENTZ, Hellenika I-II.3.10, edited with an introduction, translation and commentary, vol. 1, Warminster, Aris and Philipps 1989, p. 115, compare ce passage d’Hérodote avec Xénophon, Helléniques, I, 2, 13, où un autre incident de mort par lapidation est attesté. Néanmoins, la mort par lapidation attestée dans les Helléniques ne provient pas d’un acte de la communauté, pace V. J. ROSIVACH, « Stoning by Death in Athens », ClAnt 6, 2 (1987), p. 232-248. 34 Pour les rapports entre individus et communautés chez Hérodote, voir notre étude « Modèles individuels et collectifs chez Hérodote : un exemple de la formation de l’identité grecque », BAGB 65 (2006), p. 17-39 (avec la bibliographie précédente).

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������������� 34 �����!�� ��� ���! �� ������� �5� ��������� ��������������������������������������) »35.

La référence aux dieux et aux liens de parenté évoque à l’évidence le fameux discours des Athéniens lors de leur refus de soumission aux Perses :

« Il existe de nombreuses raisons graves pour nous en empêcher, quand nous voudrions le faire, et la première et plus grave, ce sont les images et les demeures de nos dieux, incendiées, gisant à terre […] ; ensuite, il y a le monde grec, uni par la langue et par le sang, les sanctuaires et les sacrifices qui nous sont communs, nos mœurs qui sont les mêmes (��&���� ���� ���� -����������$� ����� ���������� ��� ������������!����$������ �!������� �������� ���������� ����� ���������������������� ���), et cela, des Athéniens ne sauraient le trahir » (Hérodote, VIII, 144).

De plus, en comparant la nocivité du régime des Trente avec les destructions engendrées par la Guerre du Péloponnèse, Xénophon reprend un motif qui avait également été introduit par Hérodote. L’historien ionien commente ainsi le tremblement de terre à Délos :

« Peut-être était-ce un présage par lequel le dieu avertissait les hommes des malheurs à venir ; car sous Darius fils d’Hystaspe, son fils Xerxès, et le fils de Xerxès Artaxerxès, pendant ces trois générations exécutives, la Grèce connut plus de maux qu’au cours de vingt générations qui ont précédé Darius (����� ��� � 6� ������ ������ -7 ���������� �����8 �� �!� ������ 6� ������ ����� 34 �� �� �!� ������ 8 �� �!$�� �!����������!����� ����������!�$��������������!�����������"�-���������5����������������������������������� ���6������������������) ; elle dut les uns aux Perses, les autres aux luttes pour le pouvoir entre ses propres meneurs » (Hérodote, VI, 98, 1).

35 Xénophon, Helléniques, II, 4, 21. Pour les qualités littéraires du discours de Cléocritos, voir V. GRAY, op. cit. n. 4, p. 101-103.

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À l’instar d’Hérodote, Xénophon établit également un lien entre l’éloge de la bravoure et le bonheur de la mère. Il écrit à propos de la mère de Téleutias et d’Agésilas : « […] si bien que leur mère pouvait s’estimer heureuse (!����� ���� ��/��������!���� ����� ����� �) de voir que, le même jour, l’un de ceux qu’elle avait enfantés avait, sur terre pris les remparts de l’ennemi, l’autre par mer, ses vaisseaux et ses arsenaux » (Xénophon, Helléniques, IV, 4, 19). Ce motif évoque le bonheur de la mère de Cléobis et Biton qui naît aussi de l’exploit courageux de ses fils : « Les Argiens, entourant les jeunes gens, les félicitaient de leur force ; les Argiennes considéraient leur mère heureuse, puisqu’elle avait de tels enfants (34 �������� ��������� � �� ���������������� �/����!�����������!������� �! ����$��������� 34 �������� ����� ����� �� ���!���$� ���!�� �����!�� ���� ���) » (Hérodote, I, 31, 3). La réutilisation de ce motif par Xénophon a pour but de renforcer l’admiration de ses lecteurs pour les rois spartiates.

Outre ces sujets sur lesquels il brode, Xénophon exploite aussi une formule typiquement hérodotéenne, qu’il emploie à deux reprises dans des contextes différents. Il s’agit de la harangue du chef avant un exploit. Hérodote avait décrit en ces termes l’exhortation de Miltiade à Callimaque avant la bataille de Marathon :

« C’est à toi, Callimaque, qu’il appartient aujourd’hui ou d’asservir Athènes ou de la rendre libre et, ce faisant, de laisser aux hommes un nom à tout jamais glorieux, plus glorieux encore que ceux d’Harmodios et d’Aristogiton (3��� ����� �����$� 1 ����������$� ����� �5���������!������ 34 ������ �5� ������ ��� ����������������������� ��������� ��� ����� � ������� �� !��!�� ��������%��������-4 �����������������34 ���������!��9���������:) […]. Donc, tout repose sur toi maintenant, tout dépend de toi : si tu te ranges à mon avis, ta patrie est libre, ta cité est la première des cités grecques ('������� ! &�� ������� ��� ��������������������������������� �����;��5����� �������!���"���"��������"�� �����"$�������������� ���� ��������� �� ����� �������

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� !���� �!���� ��� ����"� -�������) » (Hérodote, VI, 109, 4-6 et 26-28).

Xénophon emploie cette formule hérodotéenne deux fois. Tout d’abord, dans un contexte parallèle à celui d’Hérodote, pour décrire l’exhortation des cavaliers à Charès, chef des Phliasiens :

« Charès, il est en ton pouvoir aujourd’hui d’accomplir une bien belle action (<* � = �� ��$� �� ������ ���� ����� ���������������� �������� �� ����) […] Il faut, Charès, que tu saches bien ceci : c’est qu’elle te donnera, toute construite, une forteresse qui menace l’ennemi, elle te vaudra le salut d’une cité amie, une grande gloire dans ta patrie, une grande réputation aussi bien chez les alliés que chez les ennemis (������������ � ��$� ! &� = �� ��$���&� ��������$������ ��� ��� �������� � �� �"�$� ������� ����� ����������������������!��� �����$� ,������� ���� ������� ������!�!��$������������� ���� ��� ����"� ��� ����� �����$� ������������������� ����� ��� ������� ����������� ����� ����������) » (Helléniques, VII, 2, 20).

Ensuite, et c’est une innovation de Xénophon, pour décrire l’exhortation de Léontiadès à Phoibidas avant le coup de force contre la Cadmée :

« Il est en ton pouvoir, Phoibidas, aujourd’hui même, d’être l’artisan des plus grands avantages pour ta patrie (>� ���������$� !&� ? �������$� ����"��� ��"��� ����� �� ��������� ������ ����"�������������� ���������� �������) »36.

Notons finalement deux échos verbaux qui renvoient eux aussi à des images hérodotéennes. Dans le discours de Thrasybule, Xénophon emploie l’expression ������ ������� �����— une expression typique des activités en public chez Hérodote qui n’est pas attestée chez Thucydide. Ce n’est pas par hasard donc si cette 36 Xénophon, Helléniques, V, 2, 26. V. GRAY, op. cit. n. 4, Appendix IV, p. 187-188, note les deux formules similaires de Xénophon sans observer le parallèle avec Hérodote. Selon elle, la similitude des expressions utilisées montre que Xénophon se sert ici d’une structure (pattern) littéraire.

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formulation est utilisée dans le contexte de la restauration de la démocratie37. De la même façon, la description de l’accrois-sement de la puissance thébaine évoque la description hérodotéenne de la puissance grandissante du démos athénien : dans les deux cas, cette augmentation est considérée comme dangereuse et hubristique et dicte des initiatives politiques précises38.

La fonction de tous ces parallèles est claire. Xénophon fait allusion à des motifs hérodotéens, parce qu’il présuppose que son lecteur a une connaissance d’Hérodote39. En exploitant donc la familiarité de son public avec le « père de l’histoire », il amène ses lecteurs (ou auditeurs40) à créer des connexions précises entre

37 Xénophon, Helléniques, II, 4, 13, avec Hérodote, III, 62, 1 ; 140, 3 ; cf. aussi, Hérodote, III, 80, 2 ; 83, 1 ; 142, 3 ; IV, 97, 5 ; 161, 3 ; VI, 130, 1 ; VII, 8, � 2 ; 164, 1. 38 Xénophon, Helléniques, VI, 2, 1 : « Quant aux Athéniens, qui voyaient les Thébains grandir grâce à eux (�� ���������(� ������� !�����(�������,���(�����(���������(), […] ils éprouvèrent le désir de terminer la guerre ». Cf. la complainte similaire des Lacédémoniens à l’égard du démos athénien (Hérodote, V, 91, 2) : « […] nous avons remis la ville aux mains du peuple, un peuple ingrat qui, libre grâce à nous, a redressé la tête pour nous outrager aussitôt et nous chasser, notre roi et nous, un peuple qui grandit en quête de la gloire (�2(� ����������@�������(���� ����� !���(� ������#�$� ������(� ����� ����� ����� ��������������!�� �� ��� ����(� � ������$� ��� ��� ���� ,����(� �� �������) ». �n outre, l’idée de l’��� ���( parcourt l’historiographie du Ve siècle. Voir à ce propos la thèse de M. WECOWSKI, L’auxêsis d’Athènes : Hérodote, Thucydide et un aspect de l’idéologie athénienne, Diss. EHESS, Paris 2000, et Idem, « “ The auxesis of Athens ”. A Forgotten Aspect of the Athenian Ideology of the Fifth Century BC (en polonais, avec un résumé en anglais) », in L. MORAWIECKI & P. BERDOWSKI (eds.), Ideologia i propaganda w staro�ytno�ci, Rzeszów, s. n., 2004, p. 101-124. 39 D’ autres passages suggèrent cette connaissance : cf. Xénophon, Helléniques, III, 1, 6 ; IV, 2, 8 ; VI, 5, 43. 40 Des traits d’ oralité sont aussi présents chez Xénophon, voir D. KELLY, « Oral Xenophon », in I. WORTHINGTON (ed.), Voice into

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les événements décrits par Hérodote et les événements qu’ il décrit. En outre, étant donné qu’ Hérodote était déjà considéré comme un maillon crucial dans la genèse de la tradition historique, l’ emploi des motifs et des thèmes hérodotéens conférait une autorité supplémentaire au récit de Xénophon. 2. Xénophon thucydidéen

2. 1 Imitation dans la tradition : les discours de Xénophon

La relation de Xénophon avec Thucydide semble plus complexe que celle qu’ il entretient avec Hérodote. Tout en étant son continuateur immédiat, Xénophon témoigne d’ une attitude ambivalente à l’ égard de Thucydide qui oscille entre imitation aveugle (voire plagiat) de certains mots41 ou expressions42, élaboration des motifs thucydidéens (surtout dans les discours) et même correction du récit de son prédécesseur. Ces traits ne concernent pas seulement la première partie des Helléniques (I-II, 3, 9), mais parcourent l’ œ uvre dans son ensemble. Dans cette partie de notre étude nous allons procéder en trois étapes : tout d’ abord, nous allons mettre en relief certains motifs thucydidéens

Text : Orality and Literacy in Ancient Greece, Leiden, New York, Cologne, Brill, 1996, p. 149-163. 41 Les mots ��������������!��,�� ����������������renvoient au texte de Thucydide (VI, 2, 6 ; II, 46, 2 ; VI, 2, 15). Cf. T. ROOD, loc. cit. n. 1, p. 361. De plus, la caractérisation des personnages avec ���!����(Xénophon, Helléniques, I, 1, 31) fait écho à des caractérisations identiques chez Thucydide (I, 79, 2 ; III, 1, 18). Cf. S. HORNBLOWER, loc. cit. n. 1, p. 50. 42 Cf. par exemple les expressions suivantes : ��������� ����������(Xénophon, Helléniques, III, 5, 13), qui évoque l’ expression �������������������� (III,13,1), ��������� �������� � ��,����� (Xénophon, Helléniques, IV, 5, 1 ; Thucydide, VI, 34, 6), ��(� ���� �����������(Xénophon, Helléniques, VI, 1, 8 ; Thucydide, III, 58, 4), ��������������(���!���(����!����(Xénophon, Helléniques, VI, 1, 12 ; Thucydide, II, 65, 9). Voir aussi une imitation de l’ asyndeton thucydidéen : Xénophon, Helléniques, IV, 3, 19, avec Thucydide, VII, 71, 4.

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attestés aussi chez Xénophon — et surtout dans les discours des Helléniques43 ; ensuite, nous analyserons le cas précis du débat entre Critias et Théramène comme un exemple de remodelage d’ un débat thucydidéen, celui entre Cléon et Diodote ; finalement nous insisterons sur certains passages qui montrent une sorte d’ infidélité de Xénophon à l’ égard du récit de Thucydide.

Comme dans le cas d’ Hérodote, la même question se pose : y a-t-il des passages thucydidéens qui sont plus chers à Xénophon que d’ autres ? Il nous semble que les passages qui concernent Périclès forment un point de référence important pour Xénophon. Dans un épisode narrant la campagne de Dercylidas en Asie, où le récit des Helléniques se confond avec celui de l’ Anabase, Xénophon décrit ainsi la réponse du chef des soldats, appelé 1 � ���!�� � ������!��, aux accusations des éphores sur leur comportement : « Mais nous, citoyens de Lacédémone, nous sommes aujourd’ hui ce que nous étions hier (������������������������ �������� ������ ��� ����� ��� ����)… » (III, 2, 7). L’ auteur des Helléniques suggère en l’ occurrence une comparaison implicite avec Périclès, s’ adressant en ces termes aux Athéniens : « Mais quant à moi, je suis du même avis et je ne me dédis point (��!�������������������������������� ��������) » (Thucydide, II, 61, 2). Or, comme le 1 � ���!��� ������!�� n’ est autre que Xénophon lui-même44, ce parallèle constitue donc un éloge implicite de Xénophon, en nouveau Périclès45. Il en va de même avec la

43 Cela dit, l’ influence de Thucydide sur le récit de Xénophon est également importante : voir, par exemple, la description de l’ alliance de 370 (Xénophon, Helléniques, VII, 4, 10 :� ��������� ����������), qui évoque le commentaire de Thucydide sur la paix de Nicias (V, 26, 3 : �������!"�����!����). 44 Cf. H. R. BREITENBACH, loc. cit. n. 9, col. 1574. Cf. aussi, J. HATZFELD, Xénophon. Helléniques, Livres I-III, tome 1, Paris, Les Belles Lettres, 2003, p. 164 : « il n’ y a aucune raison de douter que ce personnage, que Xénophon ne nomme pas, soit Xénophon lui-même ». 45 D’ une manière parallèle, les honneurs attribués à Téleutias évoquent les honneurs à Brasidas : Xénophon, Helléniques, V, 1, 3, avec

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caractérisation de Polydamas de Pharsale, dont les vertus évoquent celles de Périclès46. Enfin, les arguments des discours de Périclès occupent une place importante dans les discours de Xénophon : l’ idée du déclin inévitable47, le motif de l’ utilité et pour les cités et pour les individus48, le motif de la jalousie envers la cité d’ Athènes49, le motif de la lutte pour tout gagner ou tout perdre50.

Xénophon se sert aussi de structures et de moyens rhétoriques qui sous-tendent les discours thucydidéens. Certes, ces moyens s’ inscrivent dans la tradition rhétorique de l’ époque classique ; toutefois, dans la mesure où Xénophon se veut le continuateur conscient de La Guerre du Péloponnèse, cela impose une comparaison spécifique avec Thucydide. Sur la forme des discours, les traits communs entre ceux de Xénophon et de Thucydide sont les suivants : le contraste entre le je et le vous51, Thucydide, IV, 121, 1. Ce parallèle est noté par E. SOULIS, op. cit. n. 10, p. 20. 46 Xénophon, Helléniques, VI, 1, 2 : « Ce personnage, qui avait une réputation très favorable dans toute la Thessalie, passait en particulier dans sa propre cité pour un homme si honorable, qu’ après une période de conflits, les Pharsaliens lui remirent l’ Acropole, et lui confièrent la gestion des revenus, afin qu’ il perçut tous les impôts fixés par la loi ». La description de l’ attitude des Pharsaliens à l’ égard de Polydamas et leur confiance en lui évoque l’ attitude du peuple athénien à l’ égard de Périclès : cf. Thucydide, II, 65, 4. 47 Xénophon, Helléniques, VI, 3, 15 : « D’ ailleurs, de tout temps, des guerres ont éclaté et toutes ont pris fin, c’ est une chose que nous savons tous ». Cf. Thucydide, II, 64, 3 : « car tout comporte aussi un déclin ». 48 Xénophon, Helléniques, VI, 5, 40 ; cf. Thucydide, I, 144, 3 (premier discours de Périclès) ; II, 64, 2 et 6 (troisième discours de Périclès). 49 Xénophon, Helléniques, VI, 5, 45 ; cf. Thucydide, II, 37, 1 (épitaphios) et, dans le même discours, pour l’ image d’ Athènes comme bienfaitrice, II, 40, 4-5 ; 41, 3. 50 Xénophon, Helléniques, VI, 3, 16 ; cf. Thucydide, II, 63, 1-2 (troisième discours de Périclès). 51 Xénophon, Helléniques, I, 6, 5 (discours de Callicratidas devant les Lacédémoniens) : « Pour mon compte, je ne demande qu’ à rester chez

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l’ opposition entre le ������et le �����52, la déclaration initiale des intentions du discours53, les questions rhétoriques54, le motif du

nous (3������������ ��������������������) [… ]. Pour vous (������(����) [… ] proposez ce qui vous paraît le mieux ». Cf. aussi, Xénophon, Helléniques 1, 6, 8 (discours de Callicratidas devant les Milésiens) : « Pour moi, Milésiens, c’ est une obligation d’ obéir aux magistrats de ma patrie (3������ ����$� !&� A ��������$� �������� �����(� ������� �� ��������������) ; pour vous, je vous demande de mettre toute votre ardeur à la guerre (������(� ������� ��!�������� � �!� � ����������(� ��&���� ��(� �������������) [… ] ». Cf. Thucydide, II, 61, 2 : « Pour moi, donc, je suis le même, et je ne me dédis point (�������!������) ; mais vous (�������(����� ��), vous changez ». Cf. aussi, Thucydide, III, 38, 1, 4. 52 Xénophon, Helléniques, I, 7, 18 (discours d’ Euryptolémos) : « Voici que maintenant ils partagent la responsabilité avec ceux qui ont été seuls à commettre une faute, et, pour prix de la générosité qu’ ils ont montrée alors, aujourd’ hui, victimes des critiques de ces gens-là et de quelques autres, ils sont en danger de mort (���������������(����������������������,�����!����(������� ���@� �������!�� ��� ����� ���!�� ����!�� �������������������������������� ���������) ». Cf. Thucydide, I, 86, 1 (discours de Sthénélaidas) : « Cependant, s’ ils se sont bien conduits alors vis-à-vis des Mèdes, et mal aujourd’ hui vis-à-vis de nous (������������ ��(�����(�A �����(� ���������� ������� ������ � ��(� �@� ������(� ������� �����), ils méritent deux fois plus d’ être punis, pour être ainsi passés du bien au mal ». 53 Xénophon, Helléniques I, 7, 16 (discours d’ Euryptolémos en faveur des stratèges des Arginuses) : « C’ est en partie pour accuser, Athéniens, que je suis monté ici [… ]. C’ est aussi pour défendre les stratèges, et c’ est pour vous conseiller les mesures que je crois les meilleures pour la cité tout entière ('�������������� ���!�$����!&����� �(�34 ��������$����������������� 9+++:� ���� �@� ���� ��������������($� ���� ���� �����������!�� ����������������� �������&�����������"�����"�������) ». Cf. Thucydide, III, 44, 1 (discours de Diodote en faveur des Mytiléniens) : « Pour ma part, je ne viens ni porter la contradiction au sujet des Mytiléniens, ni les accuser (3��!�������� ����������������� !��������� ���A ���������!�������������� ���!�) ». Cf. aussi, Thucydide, II, 60, 1. 54 Xénophon, Helléniques, II, 3, 33 : « Eh bien ! Celui qu’ on voit sans cesse occupé à tirer profit des choses, mais qui n’ a aucun souci pour la

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refus de l’ orateur de parler longuement55, l’ emploi de la technique narrative de la « présentation par négation » (presentation through negation) comme moyen de renforcer le point de vue présenté56, la caractérisation des arguments comme �� ���������(Helléniques, VI, 5, 33).

morale ni de ses amis, comment pourrait-on donc l’ épargner ? ». Cf. Thucydide, III, 39, 2 : « [… ] un peuple en outre autonome et comblé par nous des plus grands égards, s’ il a commis un acte pareil, n’ est-ce pas intrigue et insurrection, plutôt que défection [… ] tentative en outre de se mettre avec nos pires ennemis pour nous anéantir ? ». Voir aussi, Xénophon, Helléniques, II, 4, 40-41 : « Pour vous, gens de la ville, je vous engage à bien vous connaître : et le meilleur moyen de vous connaître, c’ est d’ examiner sur quoi vous fondez votre prétention de vouloir nous commander. Êtes-vous plus équitables que nous (����� ������������ ���� ����B) ? Cependant, le peuple [… ] Direz-vous donc que c’ est l’ intelligence qui fait votre supériorité [… ] ? Néanmoins, [… ] ». La même formule, d’ une question rhétorique, suivie par une réponse négative, est aussi attestée dans le discours d’ Archidamos au début de la Guerre du Péloponnèse (Thucydide, I, 80, 4 ; 81, 1) : « comment, vis-à-vis d’ un tel peuple, soulever une guerre à la légère, et sur quoi compter pour céder à la précipitation sans être préparés ? Sur la flotte ? Cependant, le nôtre est la moins forte (����� ��� �����(� �����������@�������(�������) [… ] Alors, sur l’ argent ? Mais notre infériorité ici est encore plus grande (�����������(�� �������B�����������!��"��������������������������������) [… ] ». 55 Xénophon, Helléniques, IV, 1, 13 : « Hérripidas dit : “ Sur le reste de notre conversation, Agésilas, à quoi bon s’ étendre ? ” ('�������������$�!&�34 ��������$����� ������������������(���� ��������B) ». Cf. Thucydide, I, 68, 3 ; II, 36, 4 ; IV, 59, 2. 56 Xénophon, Helléniques, II, 2, 43 (discours de Théramène) : « Ce ne sont pas, Critias, ceux qui empêchent le nombre des ennemis de s’ accroître ni ceux qui vous montrent le moyen d’ avoir le plus d’ amis, ce ne sont pas eux qui donnent de la force au parti hostile ; mais, bien plutôt, ceux qui s’ emparent injustement du bien d’ autrui et qui font mettre à mort les innocents, ce sont eux qui augmentent le nombre de vos adversaires et qui trahissent non seulement leurs amis, mais eux-mêmes avec leur ignoble avidité ». Cf. Thucydide, I, 69, 1 (discours des

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Enfin, en ce qui concerne le contenu des discours, Xénophon emploie souvent des arguments similaires à ceux qui sont utilisés dans les discours de Thucydide : l’ argument selon lequel l’ alliance sera plus profitable pour ceux qui l’ accepteront que pour ceux qui la sollicitent57, ainsi que l’ argument selon lequel les activités guerrières ne témoignent pas de l’ intention de déclencher la guerre, mais visent seulement à se défendre58. De surcroît, Xénophon reprend la typologie inaugurée par Thucydide qui attribuait à chaque cité des traits de caractère spécifiques : le motif de l’ action incessante, synonyme d’ impérialisme, renvoie ainsi à la caractérisation thucydidéenne des Athéniens par les Corinthiens, tandis que la lenteur à commencer la guerre renvoie à la caractérisation des Spartiates59. De même, le lien établi entre sécession et autonomia chez Xénophon évoque les promesses de Brasidas dans l’ œ uvre de Thucydide60.

Corinthiens devant les Lacédémoniens) : « Et c’ est votre faute, à vous : vous les avez laissés, après les Guerres médiques, renforcer d’ abord leur ville [… ] Car le vrai responsable, ce n’ est pas l’ auteur de l’ asservissement : c’ est celui qui peut y mettre un terme et n’ en a pas souci [… ] ». Sur cette technique narrative, voir S. HORNBLOWER, « Narratology and Narrative Technique in Thucydides », in Idem (ed.), Greek Historiography, Oxford, Oxford University Press, 1994, p. 131-166, particulièrement p. 152. 57 Xénophon, Helléniques, III, 5, 15 ; VI, 5, 39 avec Thucydide, I, 33, 2-4 ; 35, 4-5. Cf. aussi, Xénophon, Helléniques, VI, 2, 9, un passage sur la demande de Corcyre de s’ allier avec Athènes, qui renvoie directement à Thucydide, I, 32-36. Voir déjà H. R. BREINTEBACH, loc. cit. n. 9, col. 1688. 58 Xénophon, Helléniques, III, 5, 4, avec Thucydide, I, 144, 2. 59 Impérialisme et action sans cesse : Xénophon, Helléniques, VI, 2, 15, avec Thucydide, I, 70, 4-5 et 7. Incitation à commencer la guerre plus tard : Xénophon, Helléniques, VI, 3, 6, avec Thucydide, I, 84, 1. 60 Xénophon, Helléniques, III, 5, 18, avec Thucydide, IV, 86, 1.

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2. 2 Innovation dans la tradition

Les parallèles que nous avons notés jusqu’ à maintenant montrent une grande familiarité de Xénophon avec l’ œ uvre de Thucydide. Ils témoignent en même temps d’ un respect absolu de l’ auteur des Helléniques à l’ égard de son prédécesseur. Cette fidélité est souvent prise comme la marque d’ un manque d’ originalité intellectuelle de la part de Xénophon. Or, le débat entre Critias et Théramène fournit des arguments qui vont à l’ encontre d’ une telle vision : une analyse attentive du débat prouve que Xénophon peut se fonder sur le récit de Thucydide pour proposer finalement des conceptions nouvelles.

Notons tout d’ abord les échos thucydidéens61 : a) Xénophon (discours de Critias) : « Nous sommes trente et

non un seul : si tu vois là une raison qui doit nous retenir d’ user de cette magistrature comme d’ une tyrannie (!���� ��� ������������������������ ������� ��������������������), tu es bien na�f » (Helléniques, II, 3, 16). Thucydide (discours de Cléon) : « Vous oubliez que l’ empire constitue entre vos mains une tyrannie (����������������������� ��������������������� ����) qui s’ exerce sur des peuples, eux, intriguent et subissent cet empire de mauvais gré » (III, 37, 1).

b) Xénophon (discours de Théramène) : « Ensuite, dit-il, je vois que nous faisons deux choses (������������ ���� ������!���������� ���������) tout à fait contradictoires : un gouvernement de violence que nous rendons en même temps plus faible que les gouvernés » (Helléniques, II, 3, 19). Thucydide (discours de Diodote) : « mais, à mon sens, il y a deux obstacles les plus contraires à la prudence (���� ����������!������������������"), la hâte et la colère » (III, 42, 1).

61 Nous citons l’ ensemble de ces parallèles car ils ne sont pas tous notés par les commentateurs. Au-delà des parallèles avec le débat entre Cléon et Diodote, il existe aussi un autre parallèle thucydidéen, l’ idée selon laquelle le démos athénien était opposé à l’ oligarchie, car il était habitué à la liberté (Xénophon, Helléniques, II, 3, 24 ; Thucydide, VIII, 68, 4).

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c) Xénophon (discours de Critias) : « Pour nous, qui savions que, pour les gens comme vous et nous, la démocratie est un régime dur (������������ 9+++:���� ��������� ����������� ��&��������� ������) [… ] » (Helléniques, II, 3, 25). Thucydide (discours de Cléon) : « Souvent déjà, j’ ai eu l’ occasion d’ apercevoir que la démocratie est un régime incapable d’ exercer l’ empire (����!�� ����� ���������� ��������������������������� !���� ����) » (III, 37, 1).

d) Xénophon (discours de Critias) : « nous savions aussi que les Lacédémoniens, nos sauveurs, ne donneront jamais leur sympathie à la démocratie, mais que par contre les gens de bien ne pourront jamais cesser d’ avoir leur confiance (����������������������@��5��,��������������$���������������������������5����������������������) » (Helléniques, II, 3, 25). Thucydide (discours de Diodote) : « Actuellement, le peuple de toutes les cités vous est favorable (�������������� �������������������� ��� �������� ������� ��������� �������� ������ ��) » (III, 47, 2).

e) Xénophon (discours de Critias) : « Et même, la trahison est plus dangereuse que l’ hostilité, dans la mesure où il est plus difficile de se garder de l’ invisible que du visible (�����!��� ������ ,���� �������� ���� �,������ ������ ,��� ������ ����) [… ] » (Helléniques, II, 3, 29) Thucydide (discours de Diodote) : « [… ] le désir et l’ espérance, l’ un ouvrant la route et l’ autre suivant, l’ un imaginant l’ affaire tandis que l’ autre promet tout bas la faveur du sort, causent les plus grands dommages et, dans leur action invisible, sont plus forts que les dangers visibles (������������,������� �����!��������!������ !����!���������!���) » (III, 45, 5)62.

62 Cf. Thucydide, V, 113, 1 ; VI, 3, 9. Si les parallèles d) et e) expriment des idées connues dans la littérature de l’ époque classique, il est néanmoins significatif qu’ elles soient aussi présentes dans le débat entre Cléon et Diodote, qui semble avoir exercé une grande influence sur Xénophon.

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f) Xénophon (discours de Critias) : « Vous donc, si vous êtes raisonnables (����������������&�$�������!, �������), ce n’ est pas à son sort, mais au vôtre que vous songerez (��������������@����!�������!����,�������) [… ] » (Helléniques, II, 3, 34). Thucydide (discours de Diodote) : « Nous ne discutons pas de leur injustice (������ ������ ���������������!������������������������!��), si nous sommes raisonnables (��� �!, ���������), mais de la décision qui sera profitable pour nous (������� ���������������� �������������) » (III, 44, 1).

L’ abondance des parallèles entre les deux débats suggère que Xénophon entend établir des connexions précises entre les deux événements. Dans les deux cas, il s’ agit d’ un procès : d’ une part, contre les Mytiléniens, d’ autre part contre Théramène. Dans les deux cas, l’ enjeu est la fidélité : au sein de l’ empire démocratique, d’ une part, au sein de l’ oligarchie, d’ autre part. Dans les deux cas, c’ est le peuple athénien qui décide et dans les deux cas, il penche pour le point de vue le moins radical63. Dans les deux cas, les orateurs se soucient du maintien de leur régime et des privilèges qui en résultent : lors du débat entre Cléon et Diodote, des privilèges du démos athénien, lors du débat entre Critias et Théramène, des privilèges de l’ oligarchie.

Les implications d’ une telle comparaison ne sont pas sans importance pour la pensée politique de Xénophon. Par le biais des motifs thucydidéens, Xénophon modèle la description de l’ oligarchie tyrannique sur le récit thucydidéen de la démocratie tyrannique64 : dans un premier temps, il veut souligner que tous

63 Chez Xénophon (Xénophon, Helléniques, II, 3, 50), le Conseil est favorable à Théramène après son discours, mais Critias intervient arbitrairement pour empêcher son vote et procéder ainsi à la condamnation de son adversaire. 64 Cf. aussi, une autre sorte de remodelage, Xénophon, Helléniques, II, 3, 49 : « Maintenant, si tu peux, Critias, citer un cas, où, avec un gouvernement démocratique ou tyrannique (����� �����(� �����������(� �5��� ���������(), j’ ai essayé de priver de leurs droits de citoyens les gens distingués et honnêtes, parle », avec Thucydide, 6, 60, 1 : « le peuple athénien [… ] rapportait tout à une conjuration oligarchique et

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les régimes risquent d’ atteindre des extrêmes et basculer dans la tyrannie65. À un niveau plus profond, cette idée contribue à établir une sorte de nivellement entre les régimes politiques : aucun régime n’ est a priori meilleur ou pire, car tous sont sujets aux mêmes erreurs. Ce nivellement atténue finalement la liaison de la tyrannie des Trente avec le régime de l’ oligarchie.

2. 3 Xénophon contre Thucydide

Les commentateurs ont déjà observé que Xénophon évite de donner des détails sur certains récits auxquels il fait des allusions passagères, car il présuppose chez son lecteur la connaissance de Thucydide : la défection des hilotes de Coryphasion, la colonie d’ Héraclée de Trachinie, l’ exigence des marins de recevoir leur salaire, les injustices des Athéniens à l’ égard des Méliens et des Scioniens, le médisme des Thébains, l’ autonomie des Thraces, renvoient à des thèmes thucydidéens que Xénophon choisit de continuer et d’ élaborer66.

Toutefois, Xénophon ne se contente pas seulement de présupposer la connaissance de Thucydide, mais semble parfois corriger son récit. C’ est le cas, tout d’ abord, dans le passage concernant les injustices des Athéniens : « Les Athéniens, assiégés par terre et par mer, ne savaient que faire, car ils n’ avaient plus ni vaisseaux ni alliés, — ni blé ; ils pensaient qu’ ils ne pouvaient échapper au traitement qu’ ils avaient infligé, non en manière de punition, mais par une injustice fondée sur la tyrannique (����� ��!���������� ����� ������"� ����� �� ��������"��"��"��") ». Pour les oligarques, la démocratie peut être liée à la tyrannie, tandis que pour les démocrates, seule l’ oligarchie s’ y rattache. 65 Voir à ce sujet, S. LEWIS, « 1 ������,!��(���� ����(��&� : Xenophon’ s Account of Euphron of Sicyon », JHS 124 (2004), p. 65-74. 66 Hilotes de Coryphasion (Xénophon, Helléniques, I, 2, 18), colonie d’ Héraclée de Trachinie (Xénophon, Helléniques, I, 2, 18), le salaire des marins (Xénophon, Helléniques, I, 5, 4), injustices des Athéniens (Xénophon, Helléniques, II, 2, 3), médisme des Thébains (Xénophon, Helléniques, III, 5, 8 ; V, 4, 46), autonomie des Thraces (Xénophon, Helléniques, V, 2, 17).

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démesure, aux gens de petites cités, et cela pour la seule raison que ceux-ci étaient les alliés des autres (������/�������������������&���� �!�� ����� C� ��� ���� �������� �2� ��� ���! ������������������$� ������ ����� ����� ��� ������ ��������� �� !����(���� ��������(� ���@� ����� ���"��� ������"� ����� �"� �5� ����� ���������������������) » (Helléniques, II, 2, 10). Dans ce passage, Xénophon impose son point de vue sur les événements. Thucydide au contraire n’ avait pas condamné explicitement l’ impérialisme athénien, ni ne l’ avait présenté comme un exemple d’ ��� �(67.

Ensuite, dans le discours des Thébains, la description de l’ hostilité entre les Athéniens et les Spartiates pendant la Guerre du Péloponnèse n’ est pas entièrement compatible avec le récit de Thucydide : « Et le fait que beaucoup de cités obéissent à leur autorité ne doit pas vous effrayer, mais au contraire vous donner plus de confiance, si vous réfléchissez que, vous aussi, c’ est quand vous aviez le plus de sujets que vous aviez le plus d’ ennemis ; seulement, tant qu’ ils ne savaient vers qui aller s’ ils vous abandonnaient, ils dissimulaient la haine qu’ ils avaient pour vous ; mais une fois que les Lacédémoniens se mirent à leur tête, alors ils manifestèrent leur sentiment à votre égard » (Helléniques, III, 5, 10). Chez Thucydide, au contraire, la procédure est différente : la haine n’ est pas cachée et les cités s’ allient dès le début de la guerre avec l’ une ou l’ autre puissance ;

67 Thucydide emploie le mot ��� �( dans son récit seulement deux fois : en II, 65, 9 (pour décrire l’ attitude du peuple athénien) et en VI, 28, 2 (pour décrire le sacrilège des Hermai). Il y a aussi un troisième passage, provenant du récit sur la stasis à Corcyre (Thucydide, III, 84, 1), mais il est considéré comme une interpolation. Toutefois, pour la même idée, de subir un mal qu’ on a infligé, cf. Thucydide, VII, 71, 7 : �&���������!��"��� �������� ���������(� ���� �!���� �����!���� ������!�� ������ �(+����� � ��������������������������������� ���������������������� ���!". Notons de plus que le mot ��� ��������( n’ est pas attesté chez Thucydide, mais chez Aristophane (Cavaliers, 817).

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les déclarations des Lacédémoniens sur la libération de la Grèce renforcent la sympathie des autres cités envers eux68.

Or, ces passages n’ expriment pas nécessairement le point de vue de Xénophon : le premier décrit les sentiments des Athéniens et le second provient du discours des Thébains devant les Athéniens : ils sont donc délibérément exagérés. En outre, on pourrait objecter qu’ en l’ occurrence, Xénophon ne fonde peut-être pas ses descriptions sur Thucydide, mais sur d’ autres sources. Toutefois, étant donné que, concernant le sujet de l’ impérialisme, c’ est avec Thucydide qu’ il entre en premier lieu en dialogue, il est intéressant d’ observer comment et dans quel contexte il choisit de renverser le récit de son prédécesseur. Si l’ on écarte l’ hypothèse selon laquelle ces allusions sont accidentelles ou la preuve de la superficialité de Xénophon69, une autre interprétation devient envisageable : d’ une part, dans le cas des injustices des Athéniens, l’ auteur des Helléniques n’ ose pas entrer en compétition directe avec l’ autorité de son prédécesseur, et c’ est pourquoi il le fait indirectement, par l’ intermédiaire de la description des sentiments des Athéniens ; d’ autre part, dans le cas du discours des Thébains, en appelant à une comparaison avec le texte thucydidéen, il jette un doute sur les paroles des orateurs ou, du moins, souligne leur exagération rhétorique.

3. Xénophon hérodotéen et thucydidéen

Deux scènes des Helléniques méritent une attention particulière, car elles témoignent d’ une influence parallèle autant 68 Thucydide, II, 8, 1 ; IV, 5 : « Quant au reste de la Grèce, il était suspendu à cette rencontre des principales cités [… ]. Les sympathies des gens penchaient nettement en faveur des Lacédémoniens, surtout parce qu’ ils avaient fait une déclaration auparavant (����!(� ��� ������ ��������!�) les posant en libérateurs de la Grèce. Aussi, individu ou État, tous étaient-ils pleins d’ énergie pour les aider de leurs moyens, soit en paroles soit en actes [… ]. Telle était la colère que la plupart nourrissaient contre Athènes, les uns parce qu’ ils voulaient échapper à sa domination, les autres parce qu’ ils craignaient de s’ y voir soumis ». 69 Tel est le point de vue d’ E SOULIS, op. cit. n. 10, p. 185-190.

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d’ Hérodote que de Thucydide. La première provient du troisième livre des Helléniques et concerne la préparation militaire de la cité d’ Éphèse par Agésilas :

« Et il a rendu toute la cité où il résidait digne de spectacle (� ����� ���� ����� ������ ����� ������� ��� �%"� �&�� 9��������,����:� ���(� ���������;) : l’ agora était pleine de toute espèce de chevaux et d’ armes à vendre ; forgerons, menuisiers, bronziers, corroyeurs, peintres, étaient tous occupés à fabriquer des armes de combat, si bien qu’ on pensait que la cité était vraiment un atelier de guerre (��������� � ������ ���). Comme, à ses yeux, le mépris des ennemis était aussi une source d’ énergie pour la bataille (����������(� ���� ����� ���� ����, �������� �!���� �������!� �!����� ������ ����������� � ��(� ���� ��������), il donna l’ ordre aux crieurs de vendre nus les barbares faits prisonniers par les corsaires ; les soldats, qui leur voyaient la peau blanche parce qu’ ils ne se déshabillaient jamais, le corps mou et flasque parce qu’ ils allaient toujours en char, pensèrent que dans cette guerre ce serait tout comme s’ il fallait se battre contre les femmes » (Helléniques, III, 4, 16-19).

Dans cette scène Xénophon réélabore des motifs à la fois hérodotéens et thucydidéens : tout d’ abord, l’ expression « digne de spectacle » semble être une allusion à Hérodote70. Ensuite, le passage renvoie à l’ epitaphios de Périclès au-delà même d’ un simple écho verbal : « Et notre cité est digne d’ être admirée (� ����� ��&���� �����/����) [… ] » (Thucydide, II, 39, 4). L’ admiration avec laquelle Xénophon décrit les qualités militaires et la préparation de la cité pour la guerre évoque en effet l’ admiration avec laquelle Thucydide (par la bouche de Périclès) décrit la cité d’ Athènes. Il serait même tentant de voir dans l’ expression « atelier de la guerre » un équivalent spartiate

70 Hérodote, I, 25 ; IX, 25 ; 70 (���(� �� ���) ; cf. aussi l’ emploi de l’ adjectif�� �������� : Hérodote, I, 184 ; II, 111 ; 163 ; 176 ; 182 ; III, 123 ; IV, 85 ; 162.

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de la caractérisation thucydidéenne d’ Athènes, « éducation de la Grèce (-�������(�����������) » (II, 41, 1). En fin de compte, la dernière phrase présente aussi une double influence. Le motif du mépris des ennemis renvoie à un conseil que Périclès adressait aux Athéniens : « allez affronter l’ ennemi non seulement avec un esprit de hauteur, mais avec celui du mépris (������� ���� �����(��� ����(� �������� ���� , ��������� ������$� ������ ��������� ��������) » (II, 62, 3-4). Quant au lien tissé entre manque de bravoure et effémination, il constitue un motif qui parcourt l’ œ uvre hérodotéenne71.

La seconde scène est le fameux débat entre Agésilas et Pharnabaze, au cours duquel le roi spartiate propose au satrape perse de devenir l’ allié des Spartiates, ce qui lui assurera la liberté et le bonheur. La scène mérite d’ être citée en entier :

« Quand même, je pense que tu sais bien, Pharnabaze, qu’ il y a aussi dans les cités grecques des hommes qui contractent entre eux des liens d’ amitié. Or, ces gens-là, quand leurs villes deviennent ennemies, se battent avec leur patrie contre ceux-là même qui sont leurs hôtes, et le hasard a pu faire quelquefois qu’ ils se sont entre-tués. Eh bien, nous qui, pour l’ instant, faisons la guerre à votre roi, nous nous trouvons obligés de considérer comme ennemi tout ce qui lui appartient : cependant, ton amitié, à toi, nous la mettrions au-dessus de tout. Et s’ il s’ agissait d’ échanger l’ autorité du Roi contre la nôtre (������������������ �����������������������������������������!(�������(���������(), ce n’ est pas moi qui te le conseillerais ; mais, en fait, tu peux, en passant de notre côté, sans plus adorer personne ni même avoir de maître, vivre en jouissant de ce qui est à toi (������ ���� �� ������ ���� ��@� ���!���� ��������!"� ��������� ������������� ������ ���������� �������� /������� ����������������������). D’ ailleurs, la liberté me paraît, à moi, valoir tous les biens (�������������� �����&������!��

71 Voir Hérodote, I, 55, 4 ; II, 102, 1-5 ; VII, 210, 2 ; VIII, 88, 3, avec H. TAMIOLAKI, La réflexion sur la liberté et l’ esclavage chez Hérodote, Thucydide et Xénophon, Diss. Paris IV, 2007, p. 25-28.

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�������&��������� ������&�����!���������!��� �����!�). Et cependant, ce que nous te demandons, ce n’ est pas d’ acheter par la pauvreté la liberté (������������������������������������$�������������$������� ����@���&���) ; c’ est, en utilisant notre alliance, de renforcer non plus la puissance du Roi, mais bien la tienne, en soumettant tes compagnons d’ esclavage d’ aujourd’ hui pour en faire tes vassaux (���@��������� ���������(� � !������� ��� ������� ���� ����� �������!(������� ����� ��������� � ����$� ����(� ������ �����������(� ���������� �,�������$� !����� ����(� ���������(� ��&���). Et alors, si tu étais libre tout en devenant riche, qu’ est-ce qui te manquerait pour être tout à fait heureux (���������������������� ��(� �@� ����(� ����� ��������(� �������$� �����(� �5� �����(� ���� ������ �������� �������!����� ��&���;) ? » (Helléniques, IV, 1, 34-39).

Des interprétations diverses ont été avancées pour analyser cette scène72, mais aucune ne semble se concentrer sur le dialogue de Xénophon avec ses prédécesseurs. En premier lieu, l’ idée du

72 V. GRAY, op. cit. n. 4, p. 52-58, note que l’ histoire évoque la manière hérodotéenne de narrer (« storytelling manner of Herodotus ») et établit une comparaison avec le discours de Polydamas de Pharsale : « designed to highlight the virtue of Pharnabazus and Polydamas [… ] as men tempted, but unwilling to prove disloyal without good cause ». P. KRENTZ, Hellenika II.3.10-IV.2.8, vol. 2, Warminster, Aris and Phillips, 1995, p. 207, commente : « the hint remains that the Lakedaimonians ought to be more concerned with their own honor ». C. J. TUPLIN, op. cit. n. 5, p. 56-60, estime que Xénophon ne veut pas présenter favorablement Agésilas. Cf. J. DILLERY, op. cit. n. 6, p. 118-119 : « Agesilaus’ comment to Pharnabazus reflects his ambivalent attitude towards the problem of the competition between loyalty to state and loyalty to friends ». Dans cette perspective, voir aussi, V. AZOULAY, Xénophon et les grâces du pouvoir. De la charis au charisme, Paris, Publications de la Sorbonne, p. 150, n. 4. P. DEMONT, « Xénophon et les homotimes », Ktèma 31 (2006), p. 277-290, particulièrement p. 278-280, analyse dans cette scène la liaison de l’ esclavage avec l’ honneur, une liaison présente dans la société perse.

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changement du maître est un motif thucydidéen73. Ensuite, le lien établi par Agésilas entre la liberté et le refus de se prosterner évoque, dans le récit d’ Hérodote, le refus de Sperthias et Boulis de faire la proskynèse devant le roi Xerxès et leur défense de la liberté74. La discussion sur la pauvreté et la liberté renvoie également à Hérodote. Agésilas semble renverser l’ idée hérodotéenne — prônée aussi par un Spartiate, Démarate — , selon laquelle chez les Grecs la pauvreté est compatible avec la liberté75. Quant au motif de l’ accroissement (��� ���() de son propre pouvoir, il renvoie manifestement à Thucydide76. En définitive, les fondements de la discussion sur le bonheur peuvent être trouvés tant chez Hérodote que chez Thucydide. Chez Hérodote, d’ une part, le débat entre Crésus et Solon pose la question de savoir si l’ argent constitue un élément du bonheur. Chez Thucydide, d’ autre part, l’ identification de la liberté avec le bonheur constitue un motif de l’ epitaphios77.

73 Thucydide, VI, 76, 4 ; 77, 1. 74 Hérodote, VII, 136, 1. 75 Hérodote, VII, 102, 1 ; 104, 1. Cf. Xénophon, Anabase, I, 7, 3 ; III, 2, 13. K. A. RAAFLAUB, « Zum Freiheitsbegriff der Griechen : Materialen und Untersuchungen zur Bedeutungsentwicklung von eleutheros/ eleutheria in der archaischen und klassischen Zeit », in E. C. WELSKOPF (ed.), Soziale Typenbegriffe im alten Griechenland und ihr Fortleben in den Sprachen der Welt, 7 vols., Berlin, Akademie Verlag, 1981-1985, vol. 4, p. 180-405, particulièrement p. 315, établit un autre lien avec l’ histoire d’ Hérodote : « Wie sehr sich Agesilaos an die persischen Denkformen anpasst, zeigt der Vergleich mit der Argumentationsweise des Mardonios im Bündnisangebot an Athen im Werke Herodots ». W. D. DESMOND, The Greek Praise of Poverty : Origins of Ancient Cynicism, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 2006, p. 116-119, commente le débat entre Démarate et Xerxès, mais laisse de côté celui entre Agésilas et Pharnabaze. 76 Thucydide, I, 17, 1 : ����� ������� ��&���� ��� ���. �n outre, l’ idée de l’��� ���( parcourt l’ historiographie du Ve siècle. Voir à ce propos les travaux de M. WECOWSKI cités n. 38. 77 Thucydide, II, 43, 4-5 : « ����� ���� ���������� ���� ������ ��$� �����@������� ����������#������ �������(�[… ] ».

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L’ examen de ces deux scènes dans une perspective d’ intertextualité montre que Xénophon entretient une relation complexe avec ses prédécesseurs. Il semble avoir assimilé leurs motifs, thèmes et images, mais il n’ hésite pas à réélaborer ces motifs avec liberté afin de proposer finalement des conceptions nouvelles : dans le cas d’ Éphèse, la cité comme atelier de la guerre constitue une image originale propre à Xénophon. Dans le cas du débat entre Pharnabaze et Agésilas, Xénophon rompt en réalité avec toute la tradition précédente en avançant l’ idée selon laquelle le bonheur absolu dépend aussi de l’ argent78. Ce n’ est pas par hasard si le protagoniste des deux scènes est Agésilas. C’ est probablement ce qui explique, entre autres, le fait que les deux scènes sont bien élaborées d’ un point de vue structural et linguistique. L’ abondance des allusions hérodotéennes et thucydidéennes apparaît donc comme un moyen dont se sert Xénophon pour attirer l’ attention de ses lecteurs vers le personnage du roi spartiate, qu’ il admirait tant.

L’ interaction entre Xénophon et ses prédécesseurs observée

dans les Helléniques suggère que le dialogue que Xénophon entreprend avec eux est complexe et ne se limite pas à un simple collage. Certes, l’ ombre de Thucydide semble parfois peser lourdement sur Xénophon, au point de provoquer en certaines occasions des formes d’ imitation délibérée. Toutefois, il ne devrait pas être considéré pour autant comme un auteur manquant d’ originalité.

Terminons par deux remarques qui montrent combien il serait erroné de cantonner Xénophon au statut de plagiaire maladroit. Tout d’ abord, sur la langue de Xénophon. Si l’ auteur imite

78 K. A. RAAFLAUB, The Discovery of Freedom in Ancient Greece, Chicago, Chicago University Press, 2004, p. 188, établit un lien entre le bonheur représenté par Agésilas et l’ idée du Ve siècle, selon laquelle la liberté s’ identifie avec la puissance (« freedom with power »), mais cette interprétation ne souligne pas suffisament la particularité de la proposition d’ Agésilas et par conséquent la nouveauté conceptuelle de Xénophon.

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souvent le vocabulaire et les expressions de Thucydide, dans le même temps, les Helléniques se caractérisent par une forte originalité linguistique, dont témoigne l’ emploi de plusieurs hapax79. Ensuite, sur le contenu : le fait que Xénophon choisisse d’ exploiter aussi des thèmes et la rhétorique hérodotéenne, lui permet de prendre une distance qui lui est propre par rapport à son modèle thucydidéen. Car, si cette imitation était complète, Xénophon, en suivant son modèle, aurait dû mépriser les sujets hérodotéens80.

Nous pouvons maintenant revenir à la question du genre des Helléniques que nous avons posée au début de cette recherche. Que Xénophon entretienne un dialogue si complexe avec ses prédécesseurs suffit à écarter les doutes quant à l’ appartenance des Helléniques au genre historique. Ce dialogue constant peut aussi venir nuancer une autre interprétation : à en croire certains, la question du genre ne serait pas importante, puisqu’ il n’ existait pas de règles historiographiques au IVe siècle et que les autres œ uvres de Xénophon (comme l’ Anabase ou la Cyropédie) partagent les mêmes traits que les Helléniques81. Néanmoins, il y a une différence de taille : dans l’ Anabase ou la Cyropédie, Xénophon n’ entend pas continuer une tradition préexistante, mais exploite le registre historiographique afin de créer des genres

79 Notons quelques mots caractéristiques : ���������!��� � (III, 5, 15), � ��������������(IV, 4, 7), ���� ���!� (V, 1, 32), ��������������(V, 2, 14), ���� �����!��� (VII, 1, 18), �� �������������� (VII, 1, 30), ����������!� (VII, 2, 9), ������!����������� (VII, 3, 6), ! ���������(VII, 4, 27), 80 Cf. le commentaire de Thucydide sur la rhétorique du passé utilisée par Nicias comme forme d’ encouragement : « évoquant leur patrie, libre entre toutes, et cette indépendance franche de mots d’ ordre qu’ y trouvait pour tous la vie de chaque jour ; ajoutant enfin, tout ce qu’ à une minute si décisive on est prêt à dire, sans craindre de paraître ressasser des propos rebattus, et que l’ on présente à peu près de même en toute occasion, sur les femmes, les enfants et les dieux tutélaires [… ] » (VII, 69, 2). 81 Cf. R. NICOLAI, loc. cit. n. 1, p. 698-703.

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nouveaux. Les Helléniques, au contraire, se placent plus manifestement dans un dialogue avec la tradition précédente.

Les Helléniques n’ ont pas eu de grande influence sur les générations postérieures, à l’ inverse de l’ Anabase ou de la Cyropédie82. Cela peut être dû aux mêmes raisons que celles avancées par S. Hornblower à propos de la réception de l’ œ uvre de Thucydide83 : pendant le IVe siècle et après, le sujet du désordre des cités grecques n’ était plus aussi attirant que la question du panhellénisme ou du roi idéal. Une raison supplémentaire pourrait être invoquée : les genres nouveaux introduits par Xénophon ont peut-être davantage attiré l’ attention de la postérité que le genre plus connu de l’ histoire. Toutefois, la particularité des Helléniques s’ éclaircit lorsqu’ on la compare aux autres œ uvres de Xénophon : elle réside dans le fait que les Helléniques décrivent non seulement une période transitoire, mais aussi un Xénophon en transition, c’ est-à-dire comme un auteur en quête de son identité, un auteur qui expérimente, en étant tantôt thucydidéen, tantôt hérodotéen, tantôt lui-même, et qui, par ces expérimentations, enrichit et renouvelle le genre historique.

82 Pour la réception de Xénophon dans l’ antiquité, voir K. MÜNSCHER, « Xenophon in der griechisch-römischen Literatur », Philologus Suppl. 13, 2 (1920). Cf. C. J. TUPLIN, op. cit. n. 5, p. 20-29, qui donne des statistiques détaillées sur la réception des œ uvres de Xénophon. 83 S. HORNBLOWER, loc. cit. n. 1, p. 64-68.

CEA, 45 (2008) p. 53-61

� ������� ������� ������� ������et ����������������������������dans l’œuvre de Xénophon

MICHEL CASEVITZ Professeur émérite à l’ Université Paris-Ouest Nanterre�

Dans l’ ouvrage qu’ il a consacré au Vocabulaire de l’ analyse

psychologique dans l’œuvre de Thucydide1, P. Huart fait souvent référence aux auteurs antérieurs à l’ historien ou bien contemporains, tels qu’ Eschyle, Hérodote, Sophocle, Antiphon, Euripide, Aristophane, les présocratiques et Platon2. L’ absence de Xénophon est d’ autant plus étrange que cet auteur a dans une certaine mesure continué Thucydide, au moins dans les Helléniques, et que son emploi du vocabulaire de l’ analyse psychologique, non seulement dans cet ouvrage, mais aussi dans le reste de son œ uvre n’ est pas susceptible a priori d’ être radicalement différent de son emploi chez Thucydide. Nous nous proposons d’ examiner chez Xénophon les notions de courage et de découragement telles que cet auteur les manie, pour savoir si et dans quelle mesure il est original.

Thucydide emploie quatre fois �����3 (et une fois le participe présent du dénominatif ��������4) au sens d’ ardeur5. Xénophon 1 Paris, Klincksieck, 1968. 2 Cette liste est celle donnée par P. HUART, op. cit., p. 509-510 (bibliographie, liste des lexiques et index). 3 En fait trois fois (I, 49, 3, récit ; II, 11, 8, discours ; V, 80, 2, récit) puisqu’ un exemple (III, 104, 4) est une citation de l’ Hymne homérique à Apollon, 146. 4 4 �����������������!��������������������(VII, 68, 1) « assouvir la part furieuse de sa pensée » ; il s’ agit d’ un sentiment qui, avec la colère, anime l’ ensemble des Syracusains auxquels s’ adresse leurs stratèges, et, avec eux, Gylippe.

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n’ emploie jamais ce nom dans les Helléniques6, rarement dans le reste de son œ uvre : une fois dans l’ Anabase (VII, 1, 25), deux dans la Cyropédie (III, 1, 37 ; IV, 2, 21), une dans Agésilas (VI, 2), une dans l’ Art équestre (IX, 2), trois dans la Cynégétique (VI, 4 ; VII, 5 ; X, 15) ; il faut ajouter deux occurrences de �������� (Cyropédie, V, 5, 11, paroles de Cyrus à Kyaxarès7 ; Art équestre, I, 10, à propos du cheval8).

Chez Thucydide, le thumos est le sentiment d’ un peuple ou d’ une fraction de population à un moment donné, il exprime une ardeur collective9, qui se manifeste par un ou des actes de courage. Chez Xénophon, dans l’ Anabase, �����, dans un discours de Xénophon lui-même à l’ armée qu’ il a au préalable calmée en lui faisant déposer les armes, désigne l’ emportement furieux auquel les soldats pourraient complaire (���������!"����!"���� �/!����), s’ ils ne réfléchissaient pas : un mouvement qui les emporterait à de funestes extrémités. Le thumos est alors nettement mauvais, et ce fait montre un changement dans la société : le courage inconscient et irréfléchi apparaît dans un nouvel état de langue, reflétant un nouvel état de la société, un mouvement qui empêche le jugement au calme. Désormais,

5 Selon P. HUART, op. cit., p. 153-154. 6 Dans cette œ uvre, on trouve une fois l’ anthroponyme � ������ ���(I, 1, 1), le même stratège athénien mentionné une fois par Thucydide à la fin de son Histoire (VIII, 95, 2). 7 '����������������������������,�����������������/! : « néanmoins ta fureur et ta crainte ne m’ étonnent pas ». 8 �D ���� � ���/����� ������� ����!"� �5� ��� ���������"� ��!����$� �� �������������������������� �� : « Quand un cheval se met en colère contre un cheval ou est furieux au cours de son travail, il dilate ses naseaux » (d’ après la traduction d’ E. Delebecque). 9 P. HUART, op. cit., cite la définition de V. MAGNIEN : « chaleur qui part du cœ ur avec le sang » (dans « Quelques mots du vocabulaire grec exprimant des opérations ou états de l’ âme », REG 40 (1927), p. 117-141 ; cette définition est p. 117) ; cette définition ne convient guère aux exemples thucydidéens, où le sens d’ ardeur est clair, comme P. Huart les comprend. Nous ajoutons l’ idée d’ un sentiment d’ une collectivité.

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priorité à la réflexion ; sinon, on agit sans réfléchir, au risque de conséquences non prévues.

Dans la Cyropédie, le thumos est le mouvement naturel, l’ envie ou le désir, sans être marqué positivement ou négativement : « après dîner, vous allez où le cœ ur vous en dira » (������������������ ������������������ ������� �����, III, 1, 37), dans les paroles de Cyrus au roi d’ Arménie. En IV, 2, 21, c’ est Cyrus qui s’ adresse aux Perses, aux Mèdes et aux Hyrcaniens pour les exhorter à attaquer l’ ennemi non pas avec mollesse (��������������E� mais avec ardeur et résolution ( �!���"� �������!"� : les deux mots sont aussi liés, en ordre inverse, chez Thucydide I, 49, 5, récit) ; nous avons encore le vieux sens de thumos, courage positivement envisagé. En V, 5, 11, c’ est le verbe ��������� qui est placé dans la bouche de Cyrus s’ adressant à son oncle Cyaxare, fâché de se voir pourvu d’ un équipage petit et indigne de lui : �����������������������������,�����������������/! : « cependant, je ne suis pas étonné que tu sois furieux et éprouves de la crainte ». Le verbe dérive du sens de thumos qui est lié à la colère.

Dans Agésilas, le thumos c’ est l’ ardeur personnelle du héros au combat. Curieux, l’ emploi de thumos dans l’ Art équestre (IX, 2) met en parallèle le cheval dont le thumos est un moteur et l’ homme qui est mu par l’ orgè (������ ������ ����!"� ���� � � ������ !��!") : en matière de nervosité (cf. infra, p. 000 ���������), le thumos est un élan furieux de l’ animal qui correspond à la colère humaine. Dans la Cynégétique, quand le chien est près du lièvre, il doit l’ indiquer au chasseur en se remuant plus vite et le faire savoir en bougeant plus, et le thumos, l’ ardeur, est un ensemble défini par les mouvements de tête, des yeux, les « changements d’ attitude, les regards jetés au-dessus ou au-dedans du couvert, les fréquents retours vers le gîte, les sauts en avant, en arrière, de côté, l’ exaltation véritable de leur esprit, la joie d’ être près du lièvre » (trad. Chambry modifiée)10. En VII, 5,

10 Thumos signifie donc ici le principe qui explique toutes sortes de gestes ou de mouvements, comme une agitation, et reflète l’ état d’ esprit (ici #����E de l’ animal.

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il s’ agit d’ un sanglier qui attaque un de ses poursuivants et ne suspend son attaque que lorsqu’ un autre veneur fait diversion ; la bête se retourne alors contre celui qui l’ excite, mue par la colère et la fureur (���@� � ����� ����� �����) ; ici, il est difficile de distinguer les deux mots, il s’ agit du même mouvement de « colère furieuse » ou de « fureur coléreuse ». Pour mémoire, signalons, encore dans la Cynégétique (VII, 5), le nom d’ un chien parmi d’ autres, après F ����� (force d’ âme ?) et avant � �� �� �(Bouclier ?) : � ������ce doit être « Ardent ».

Tandis que ����� chez Thucydide n’ entre pas en composition (si l’ on met à part l’ anthroponyme cité ci-dessus), Xénophon emploie abondamment (16 occurrences) l’ adjectif composé ���������$� surtout dans l’ Art équestre (13 occurrences). On trouve d’ abord cet adjectif dans le Corpus Hippocraticum (3 occurrences dans De aere auis et locis, 12 ; 16 ; 23), chez Platon (31 exemples), puis chez Aristote (19 exemples), et le mot est ensuite très usité dans la prose, notamment chez les médecins et les historiens (Plutarque en fait un abondant usage). Le sens est soit laudatif (« plein de courage ») soit péjoratif (« rétif, désobéissant »). Dans l’ Art équestre, il qualifie un cheval nerveux11, à l’ opposé du cheval mou, indolent (����!����), qu’ il s’ agisse du tempérament ou d’ un état circonstanciel, en tout cas il ne s’ agit pas d’ un mauvais cheval (le cheval nerveux n’ est mauvais que si l’ homme ne sait pas le calmer). Quand l’ auteur traite, au chapitre X, du cheval bien dressé, qui a fière allure, il indique que les gens qui contemplent un tel cheval « lui donnent les épithètes de racé, plein d’ allant, vrai coursier, nerveux, impétueux, à la fois agréable et terrible à regarder » (trad. Delebecque) : 1 ���� ���� �!������� ����� ������� ����������������������� ������ ����� ��� ����� ����� ����� ����� ���������������� ��������� ����� ���� ���� ����� ����� ������� ��� ����� �� �����������. L’ adjectif se trouve aussi, encore pour des chevaux, une

11 Nous adoptons la traduction d’ E. Delebecque dans la Collection des universités de France. Il y a onze occurrences de l’ adjectif au chapitre IX du traité, consacré à ce type de cheval. E. Delebecque traduit aussi le thumos du cheval par sa « nervosité ».

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fois dans les Mémorables (IV, 1), une dans le Banquet (II, 10, où il s’ oppose à eupeithès « obéissant »), une dans l’ Anabase (IV, 5).

Ces emplois de thumos et de l’ adjectif composé ��������� impliquent toujours chez Xénophon la notion d’ ardeur, d’ impétuosité, d’ allant, de mordant ; la plupart du temps, il s’ agit d’ un élan de bon aloi. Chez l’ homme mais aussi chez le cheval, le thumos peut aller de pair avec l’ orgè, la colère, et alors ce peut être un bon mouvement ou un mauvais élan.

L’ adjectif composé « mélioratif » ������~, qui n’ existe pas chez Thucydide12, se trouve huit fois dans l’ œ uvre de Xénophon (à quoi il faut ajouter deux exemples de l’ adverbe �����!�13) ; le verbe dérivé ����������GH$ « avoir bon moral », apparaît cinq

12 Thucydide ignore encore, apparemment, la tendance de la langue à constituer des composés « mélioratifs » entraînés par la formation d’ antonymes et qui se substituent aux noms simples. L’ exemple de thumos est caractéristique : à côté de ���������, adjectif correspondant au nom simple (le dérivé exprimant la possession ������� n’ est pas homérique et ne semble exister qu’ avec un –�– bref, comme dérivé de thumos « le thym » ; il qualifie l’ Aigaléôs, une colline, dans un fragment de Callimaque cité par la Souda, s. v. ������� M 251 Adler), on a formé le composé négatif ������, d’ où ������� à partir de quoi on crée le composé à sens clairement positif ��������; �������� se substitue à �����, simple qui est réduit en quelque sorte à une base à peu près « neutre » (sans être marquée ni positivement ni négativement). À noter que ��!����, « courageux » ou « irascible » (à l’ origine « qui a une odeur de thumos ») n’ apparaît pas avant Aristote. 13 L’ adjectif apparaît deux fois dans les Helléniques (IV, 3, 2 ; VII, 4, 24), une fois dans l’ Anabase (III, 1, 41), trois fois dans la Cyropédie (II, 2, 27 ; III, 3, 12 ; VI, 4, 13), une fois dans Agésilas (VIII, 2), une fois dans l’ Art équestre (XI, 12). L’ adverbe �����!�� apparaît dans les Mémorables (IV, 8, 2), et dans la Cyropédie (VIII, 4, 14) ; depuis Schneider, on considère qu’ il n’ a pas lieu d’ être au livre II, 3, 12. 14 Ce verbe apparaît pour la première fois, à l’ actif, chez Eschyle (pièce incertaine, frag. 350, 4 Radt : ����!��� ���� : « en me donnant bon moral ») ; on trouve le sens intransitif chez Euripide (Cyclope, 530). Xénophon n’ emploie le verbe qu’ en ce sens et au moyen (Anabase, IV, 5, 30 ; Cyropédie, IV, 1, 18 ; IV, 1, 19 ; V, 5, 21). L’ adjectif verbal �����������se rencontre dans l’ Apologie de Socrate, 27, 9.

MICHEL CASEVITZ 58

fois, autant que le dérivé abstrait �������. Dans les Helléniques (IV, 3, 2), Agésilas revenu d’ Asie apprend de la bouche de Dercylidas la victoire lacédémonienne à Némée ; il suggère à celui-ci que les cités alliées devraient être informées de cette victoire. Et Dercylidas renchérit : « Ils auront plus de cœ ur, en tout cas je pense, lorsqu’ ils auront appris cette nouvelle » (trad. Hatzfeld) : �������� ����������������������@���������������&���. En VII, 4, 22, les Arcadiens débordent les Lacédémoniens et les poursuivent, ils sont inférieurs en nombre mais ils ont plus d’ ardeur, parce qu’ ils sont les poursuivants (�������� ��+++������� ��&���), alors que leurs adversaires sont découragés, sans moral (cf. infra ������). Dans l’ Anabase, en III, 1, 35-44, c’ est Xénophon qui parle aux stratèges et aux lochages réunis pour faire face à une situation périlleuse ; si les soldats, leur dit-il, vous voient découragés, ils seront tous des lâches (�5�+++���������� !�����������$� �������� ������� ��������, 36). Il faut� remplacer les chefs et les lochages tombés au combat, réunir les soldats et ranimer le courage de la troupe (�5�+++����������������� ���!����������������������� �� ������, 39E. Actuellement les soldats, le cœ ur abattu (����!�, bis 40), ne sont pas sûrs en cas de besoin. « Mais qu’ on leur change les idées et qu’ au lieu de penser seulement à ce qu’ ils ont à souffrir, ils songent aussi à ce qu’ ils ont à faire, ils auront beaucoup plus d’ entrain15 » (trad. Masqueray) : �5�� ���� ���� ���!��� � ��#�"� ����� ��!����$� !��� ����������� ������� ����!������ ���� ����������� ������ ����� ��������������$��������������� �����������+�Dans les Mémorables, IV, 8, 2, l’ adverbe �����!�� est coordonné à ������!�� et détermine le verbe /���� « vivre avec le moral et la bonne humeur. » Dans la Cyropédie, II, 2, 27, Cyrus affirme qu’ en chassant les mauvais soldats, on guérit les autres soldats déjà contaminés par le vice et, quant aux bons soldats, « voyant les mauvais ignominieusement traités, ils s’ attacheront de meilleur cœ ur à la vertu » (trad. Masqueray) : �����������������������������

15 Mieux : « ils auront un moral plus élevé » ou « ils auront (plus de cœ ur, plus d’ allant), plus d’ ardeur ».

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��������� ������������� ������ �������� ��� ����� � ���������� �����+��

On trouve cinq exemples de l’ abstrait �������, tous dans la Cyropédie16 (où se trouve la majorité des exemples de l’ adjectif et du verbe correspondants). Cyrus enfant donnait à ses parents des occasions de bonne humeur (����������� ������,�I, 3, 12) ; Cyaxare était occupé à jouir de sa bonne humeur (�� �����������������������!5�+++ IV, 1, 13). Les Mèdes buvaient, faisaient bonne chère, jouaient de l’ aulos et s’ en donnaient à cœ ur joie (������������� ����� ��!�������� ����� ���������� ����� ������� ����������������������, IV, 5, 7). On voit aussi la bonne humeur régner dans toute l’ armée (�%��������������������!"���� ���������, VI, 2, 6). Enfin, en entendant parler Crésus, Cyrus admira sa belle humeur (��������+++��������������, VII, 2, 29). L’ euthumia fait oublier les combats et les dangers, elle éloigne des soucis de la guerre.

À partir de thumos, le composé négatif occupe une place importante dans l’ œ uvre de Xénophon. Chez Thucydide, on rencontre six exemples de ������, et douze du verbe dérivé �����!. Chez Xénophon, il y a dix-neuf occurrences du nom, seize du verbe, à quoi il faut ajouter vingt-et-un exemples de l’ adverbe ����!��(surtout avec ���!$�comme substitut du verbe), un exemple de l’ adjectif �������au positif�et cinq exemples du comparatif ������� ��17.�

Dans les Helléniques, on trouve six exemples de ������, huit de ����!� toujours avec le verbe ���!. Et trois exemples du verbe �����!. Il s’ agit toujours d’ un découragement collectif de soldats démoralisés (souvent il s’ agit des Athéniens) à la suite d’ un échec subi ou redouté ou bien par de mauvaises nouvelles. Quelques formules sont récurrentes, par exemple �������

16 I, 3, 12 ; IV, 1, 13 ; 5, 7 ; VI, 2, 6 ; VII, 2, 29. Le mot apparaît d’ abord en poésie, chez Pindare. 17 Le positif �������est attesté une fois dans l’ Odyssée, X, 463 : « vous voilà sans vigueur et démoralisés », dit Circé aux compagnons d’ Ulysse (����� �� ���������� ����� ������E. Xénophon n’ emploie qu’ une fois le positif (Anabase, III, 1, 36).

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���������������$������4 ������������!����&��� ; le verbe �����!�est employé avec une négation, soit au discours indirect soit directement, dans des harangues aux soldats. L’ adjectif au comparatif ������� � qualifie un assaut (� �������) dont Dercylidas craint qu’ il ne soit mené « avec moins d’ entrain » (trad. Hatzfeld), après un échec de ses troupes (III, 1, 18).

Dans le reste de l’ œ uvre de Xénophon, les mots de cette sous-famille sont presque toujours employés en contexte militaire. L’ adverbe n’ est employé que deux fois sans former de locution avec le verbe ���! (dans une même phrase, Anabase, III, 1, 40) et une fois hors contexte militaire (Mémorables, II, 6, 19). Dans l’ Anabase, on trouve dix-neuf exemples de l’ ensemble de ces mots (cinq d’������, quatre d’����!�, un de l’ adjectif au positif ������, deux d’������� �� et sept du verbe). On compte encore dix exemples d’������ et de cette sous-famille dans les Mémorables, six dans la Cyropédie. Dans l’ Économique (quatre exemples), ainsi que dans Hiéron, Agésilas, les Poroi, l’ Art équestre (un seul exemple dans chacun de ces ouvrages), le vocabulaire militaire n’ a guère sa place et l’ on s’ explique ainsi la rareté de la notation du découragement.

Face à la famille de mots autour d’ athumia, et hors des autres composés de thumos (ainsi, prothumos et les dérivés sont employés 151 fois par Xénophon, 95 fois par Thucydide), on trouvera les mots exprimant la confiance, tel �� �� : il y a 42 exemples des mots de cette famille chez Thucydide, et 91 chez Xénophon, dont 42 dans la Cyropédie et 17 dans l’Anabase, 6 seulement dans les Helléniques, autant dans les Mémorables, 5 dans Hiéron, etc. � �� �� ne concerne pas spécifiquement le vocabulaire militaire. Pour marquer la vigueur avec laquelle combattent les soldats, Xénophon emploie beaucoup le participe parfait passif de �!�������, � !������18, devenu adjectif (avec un comparatif � !������� ��� et un superlatif � !�����������, avec les adverbes en -!� et en -���� correspondants, à côté de � !����!�) et�signifiant « robuste, vigoureux ».

18 Thucydide n’ emploie que le verbe, au moyen (6 exemples).

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Cette brève étude d’ une partie du vocabulaire psychologique de Xénophon, concernant le domaine militaire, fait apparaître la cohérence de ce vocabulaire, et en montre l’ évolution. Xénophon est certes, dans son œ uvre historique, un peu le continuateur de Thucydide, mais il annonce une langue où les simples ont tendance à se vider de leur substance sémantique au profit des composés et on observe un nombre impressionnant de formules ou d’ expressions récurrentes.

CEA, 45 (2008) p. 63-86

Une tentative d’explication de la diatribe contre les sophistes : de l’Art de la chasse de Xénophon

LOUIS L’ ALLIER

Université Laurentienne

Tout comme l’ Art de l’ équitation, l’ Art de la chasse de Xénophon est un ouvrage pédagogique destiné à un jeune lectorat1. La fin de l’ œ uvre contient une série de critiques et de défenses, d’ abord à l’ encontre de ceux qui ont dénigré la chasse et ensuite, à partir du chapitre XIII, contre les sophistes. La violente critique des sophistes du dernier chapitre a été expliquée de diverses façons, mais elle est généralement perçue comme une réplique à l’ ouvrage de Polycrate, écrit en 393-392, qui attaquait Socrate2 ; de fait, l’ essentiel de ce que nous savons de ce pamphlet se trouve dans les Mémorables, où Xénophon répond

1 L’ Art de l’ équitation commence en effet ainsi : « En conséquence, nous voulons indiquer aux plus jeunes de nos amis, les principes que nous regardons comme les meilleurs pour traiter des chevaux » : ���������� ����� ������� ��!��� ���� �!���� ,���!�� ���!������ �&"� �5�������/����� �������� � ������� ��������� ��,�� ����. Dans l’ Art de la chasse (XIII, 17), Xénophon affirme désirer que les jeunes (����(������() suivent ses conseils. 2 Cf. E. DELEBECQUE, Essai sur la vie de Xénophon, Paris, Klincksieck, 1957, p. 177, et Introduction à l’ édition de l’Art de la chasse, Paris, Les Belles Lettres, 1970, p. 27-28. L’ accusation de Polycrate contre Socrate peut être reconstruite d’ après la réplique de Libanios dans sa Première Déclamation, 88-92 ; à ce sujet, voir Canfora (1994, 111).

LOUIS L’ ALLIER 64

point par point à son auteur3. Certains ont aussi vu l’ Art de la chasse comme une tentative de sauver la morale traditionnelle qui était sous attaque4. L’ ouvrage de Xénophon fait partie d’ un ensemble de textes décriant les sophistes ; de plus, le traité n’ est pas sans rappeler certaines pages d’ Isocrate5.

Nous croyons pour notre part qu’ en plus de s’ inscrire dans une tradition aristocratique qui vante les vertus éducatrices de la chasse6, la fin de l’ Art de la chasse est aussi une défense de Xénophon lui-même, d’ abord au nom de la tradition aristocratique contre ceux qui attaquent la pratique même de la chasse (XII, 10-21), puis contre ceux qui n’ approuvent pas la façon dont l’ auteur de l’ Art de la chasse écrit (XIII).

La violence des propos de Xénophon envers les sophistes s’ explique par sa volonté de se démarquer de ceux-ci, dans une œ uvre dont la forme pourrait passer pour sophistique, et de démontrer minutieusement comment son propre enseignement se différencie de celui de ses adversaires ; ce n’ est donc pas seulement la mémoire de Socrate et les valeurs traditionnelles que Xénophon défend, mais avant tout sa propre réputation, mise à mal par le traité sur la chasse.

Ce petit traité d’ un peu plus de neuf mille mots répartis sur treize chapitres peut être divisé en trois parties d’ inégale longueur

3 Sur Polycrate, voir W. W. JAEGER, Paideia : la formation de l’ homme grec, Paris, Gallimard, 1964, II, p. 20 ; III, p. 158, ainsi que l’ édition du Gorgias de Platon d’ E. R. DODDS, Oxford, Oxford Clarendon Press, 1990, p. 28-29. 4 R. WATERFIELD, « Xenophon’ s Socratic Mission », in C. J. TUPLIN (ed.), Xenophon and His World, Stuttgart, Steiner, 2004, p. 83. V. GRAY, « Xenophon’ s Cynegeticus », Hermes 113 (1985), p. 163, rappelle que le thème de la chasse comme école de la vertu est présent chez Aristophane (Cavaliers, 1382), où les démagogues demandent aux cavaliers de quitter l’ Ecclésia et d’ aller plutôt chasser. 5 Isocrate, Contre les Sophistes, 7-8. 6 Sur la valeur aristocratique de la chasse en Grèce ancienne, voir J. BARRINGER, The Hunt in Ancient Greece, Baltimore, Johns Hopkins Press, 2001, p. 10-69, et S. JOHNSTONE, « Virtuous Toil, Vicious Work : Xenophon on Aristocratic Style », CPh 89 (1994), p. 227.

LA DIATRIBE CONTRE LES SOPHISTES 65

dont la dernière est bipartite, ce qui donne en réalité quatre parties, soit le premier chapitre, puis les chapitres II à XII, 9, le chapitre XII, 10-21 et, finalement, le chapitre XIII. Contrairement à l’ opinion qui a prévalu au XIXe siècle7, nous croyons comme Vivienne Gray que les trois principales parties forment un tout dont l’ auteur est Xénophon8. Nous nous attarderons ici sur la première, la troisième et la dernière de ces parties.

Chapitre I

L’ introduction mythologique9 qui occupe le premier livre est

une pièce d’ apparat qui évoque d’ abord les deux divinités responsables de l’ invention (��� ���) du gibier et des chiens, Apollon et Artémis :

« Les animaux sauvages et les chiens sont l’ invention de dieux, Apollon et Artémis. Ils les offrirent à Chiron et l’ honorèrent pour sa justice, et lui, l’ ayant reçu se réjouit du cadeau et en fit usage » (I, 1).

Suit une évocation des élèves (�������) mythiques de Chiron. Ce chapitre est donc écrit sur le thème de l’ éducation, d’ abord celle de Chiron par Apollon et Artémis, puis l’ éducation prodiguée par Chiron à Achille (I, 4), Céphale (I, 6) et plusieurs autres10. À cause de sa teneur hautement rhétorique et de sa forme presque

7 Principalement chez L. RADERMACHER, « Über den Cynegeticus des Xenophon », RhM 51 (1896), p. 596-627. 8 V. GRAY, op. cit., p. 157, affirme : « in fact, the Cynegeticus is not a grotesque composite, but a specimen of a respectable literary genre exhibiting real unity and this implies a uniformity of composition date for all sections of the work ». 9 La tradition manuscrite nous a laissé deux versions fort différentes de cette introduction ; les deux versions sont présentées dans l’ édition d’ E. DELEBECQUE, L’Art de la chasse de Xénophon, Paris, Les Belles Lettres, 1970. 10 La liste est assez longue : Céphale, Asclépios, Mélanion, Nestor, Amphiaraos, Pélée, Télamon, Méléagre, Thésée, Hippolyte, Palamède, Castor, Pollux, Machaon, Podalire, Antiloque, Énée et Achille.

LOUIS L’ ALLIER 66

poétique, cette introduction mythologique n’ a d’ équivalent, ni par son contenu, ni par sa forme, dans aucun autre traité de Xénophon, même ceux qui comme l’ Art équestre ont un caractère éducatif et s’ adressent directement à des enfants.

L’ emploi de figures rhétoriques est une caractéristique du style de Xénophon que plusieurs ont remarquée11. Léopold Gautier a déjà tiré certaines conclusions sur le style de Xénophon, conclusions reprises et précisées par V. Gray (1985). Ainsi, L. Gautier affirme que « l’ influence de Gorgias est fortement sensible dans le style de Xénophon »12. Il semble à tout le moins que Xénophon fréquentait d’ anciens élèves du sophiste, car, dans l’ Anabase (II, 6), il nous confie que Proxène — l’ ami qui l’ a entraîné à suivre Cyrus le Jeune — avait écouté les cours de Gorgias13. Parmi les conséquences de l’ influence de Gorgias, L. Gautier mentionne le grand usage de la métaphore14 et l’ emploi par Xénophon de l’ assonance. Ainsi, même si Xénophon, comme le dit L. Gautier, « n’ est ni un rhéteur, ni un sophiste, il n’ écrit pas par métier », il emprunte volontiers aux rhéteurs des artifices qui lui permettent de varier son style15.

11 Cf. J. BIGALQUE, Einfluß der Rhetoric auf Xenophons Stil, Diss. Greisswald, 1933 et R. CAVENAILE, « Aperçu sur la langue et le style de Xénophon », LEC XLIII (1985), p. 238-252. 12 L. GAUTIER, La langue de Xénophon, Genève, Georg & Co., 1911, p. 111. Aristote attribue à Gorgias un style poétique, impropre à une juste exposition des faits (Rhétorique, 1404a 26) ; cf. Isocrate, Évagoras, 10-11. 13 L. GAUTIER, op. cit., p. 111. Anabase, II, 6, 16. 14 L. GAUTIER, op. cit., p. 110. Anabase, III, 2, 19 ; Hiéron, I, 22 ; Agésilas, XI, 15 ; Cyropédie, V, 1, 1. 15 Par exemple, Xénophon met dans la bouche de Socrate une fable de Prodicos — relatant le choix d’ Héraclès entre le vice et la vertu, personnifiés par deux jeunes femmes (Mémorables, II, 1, 21, l’ attribution à Prodicos est de Xénophon lui-même) — , dans laquelle M. SCHACHT, De Xenophontis studiis rhetoricis, diss. Berlin, 1890, p. 20, cité par L. GAUTIER, op. cit., p. 119, a relevé une abondance de synonymes coordonnés qui, selon L. Gautier, sont « un luxe, un procédé de rhétorique ». La composition de la fable n’ est pas attribuable à

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De plus, on a maintes fois relevé les points communs entre le style et les idées de l’ orateur Isocrate et ceux de Xénophon, notamment dans les Mémorables. A. Delatte voit par exemple des ressemblances entre le Nicoclès (6-9)16 d’ Isocrate et certains passages des Mémorables17, ou encore entre le Panégyrique18 et des passages de l’ Aréopagitique19 d’ Isocrate et le chapitre 5 du troisième livre des Mémorables20. Par contre, S. B. Pomeroy considère qu’ à cause de sa longue absence d’ Athènes, Xénophon n’ a pas pu participer à l’ évolution de la rhétorique initiée par Thrasymaque et développée par Isocrate21 ; conséquemment, la rhétorique de Xénophon serait, selon elle, plus traditionnelle22. T. Cole exprime une opinion semblable : « the model of praise or blame, whether for an individual or, as in the Athenian epitaphios logos, a group or an entire city, persists in the fourth century, sometimes unaltered, sometimes combined with elements of philosophical dialogue (Xenophon’ s Cyropaedia) or actual biography (the Evagoras of Isocrates or the Agesilaus of Xenophon) »23.

Xénophon, mais le fait qu’ il puisse la rapporter montre qu’ il connaissait ce genre d’ exercice. T. COLE, The Origins of Rhetoric in Ancient Greece, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1991, p. 77, voit dans le texte de Xénophon la marque de trois versions différentes de cette fable : (a) une version écrite destinée à un large public ; (b) une version rapportée de mémoire par Socrate ; (c) une version plus polie, telle que Prodicos la déclamait devant un auditoire choisi. 16 Repris dans l’ Antidosis, 253-257. 17 Mémorables, III, 3, 11 et IV, 3, 12, cf. A. DELATTE, Le troisième livre des souvenirs socratiques de Xénophon, Paris, Droz, 1933, p. 44. 18 Panégyrique, 64-65. 19 Aréopagitique, 6 ; 49 ; 75. Cf. G. MATHIEU, Les idées politiques d’ Isocrate, Paris, Les Belles Lettres, 1925. 20 A. DELATTE, op. cit., p. 69. 21 Xenophon Oeconomicus. A Social and Historical Commentary, Oxford, Oxford University Press, 1994, p. 10 22 S. B. POMEROY, op. cit., p. 255. 23 T. COLE, op. cit., p. 119.

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Cependant, dans son étude sur l’ Art de la chasse, V. Gray a démontré que cet ouvrage s’ inscrit dans la tradition de la �� �������(�et qu’ il suit le programme isocratéen comme on le voit dans une série de passages (Démonique, 5 ; Nicoclès, 2 ; Contre les Sophistes)24. De plus, la défense de la chasse et de ses valeurs traditionnelles et aristocratiques est aussi une partie du programme isocratique. Une fois ceci admis, nous verrons que certains aspects du tout dernier chapitre de l’ Art de la chasse demeurent inexpliqués.

Le premier chapitre débute donc par une évocation des dieux, des grands héros et des chasses célèbres, comme celle du sanglier de Calydon (I, 10)25. Cette entrée en matière, fort grandiose, s’ explique mal pour un traité qui parle avant tout de chasse au lièvre. Toutefois, cette introduction qui suit le style de l’ exhortation (�� �������(), permet de placer dans un contexte paradigmatique les grandes vertus que la chasse, si modeste soit-elle, permet de développer. Ces vertus sont cardinales pour Xénophon, l’ application (����������, I, 5), le goût de l’ effort (,���������, I, 7) et la modération (�!, ������, I, 11). Même si Xénophon voit dans la chasse une école de la guerre26, il est remarquable que ces vertus soient pacifiques et gravitent autour de la sphère de la raison. Ceci s’ explique évidemment par le fait que Xénophon tentera plus loin (XII et XIII) de convaincre le lecteur que la chasse prépare à la vie civique et qu’ il ne voit pas le chasseur comme un être asocial, à la façon de l’ Hippolyte d’ Euripide, mais plutôt comme le Cyrus chasseur et grand politicien qu’ il développera dans la Cyropédie.

Un pareil programme s’ inspire des grands poèmes vantant la morale aristocratique et peut-être directement de Théognis, un

24 V. GRAY, op. cit., p. 159-160. 25 Cf. Iliade, XI, 529-549. 26 Voir Cyropédie, I, 2,10 et République des Lacédémoniens, IV, 7. Cf. L. L’ ALLIER, Le bonheur des moutons. Étude sur l’ homme et l’ animal dans la hiérarchie de Xénophon, Québec, Éditions du Sphinx, 2004, p. 15 ; 91-92 ; 172.

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auteur pour lequel Xénophon possède un penchant reconnu27. Le début de l’ Art de la chasse fait allusion non pas seulement à Artémis, déesse de la chasse, mais à Artémis et Apollon, deux divinités en faveur à Sparte ; c’ est précisément ainsi que débute le poème de Théognis (I, 1-10 pour Apollon ; I, 11-14 pour Artémis) ; de plus, la fin de ce premier chapitre se termine par une exhortation aux jeunes gens (�����(� �����() qui rappelle par son contenu et sa teneur celle de Théognis envers Cyrnos, particulièrement I, 27-37.

Comme nous l’ avons déjà dit, cette partie est avant tout un exercice rhétorique. Cette construction parut étonnante aux modernes : en 1925, dans l’ introduction de son édition des œ uvres mineures de Xénophon, E. C. Marchant avait cru y trouver des rythmes qui dataient au plus tôt de la Seconde Sophistique, mais cette identification qui impliquerait une date tardive, le deuxième siècle de notre ère, rendant l’ attribution de l’ œ uvre à Xénophon impossible, a été réfutée de manière convaincante par V. Gray28. Le problème de la paternité de l’ œ uvre est quand même délicat, car, comme l’ indique l’ édition d’ E. Delebecque, la tradition manuscrite nous a livré deux versions du premier chapitre qui diffèrent sensiblement par la forme et par le contenu29. Nous retiendrons pour le moment que l’ exorde est un exercice rhétorique, une pièce d’ apparat unique chez Xénophon ; en effet, nulle part ailleurs notre auteur ne

27 Xénophon fait allusion à Théognis dans les Mémorables, I, 2, 20 et le Banquet, II, 4. Stobée (Anthologie, IV, 29, 53, vol. V, 724 Hense) cite un fragment d’ un ouvrage sur Théognis qui aurait été écrit par Xénophon, mais il s’ agit probablement d’ une erreur d’ interprétation (A. W. PERSSON, « Xenophon über Theognis », Eranos (Acta philologica Suecana) XV (1915), p. 39-50). Certains auteurs, comme Canfora (1994, 111) croient en l’ authenticité de ce texte. 28 E. C. MARCHANT, Xenophon. Scripta Minora, Cambridge, Harvard University Press, 1925. V. GRAY, op. cit. 29 E. DELEBECQUE, op. cit. n. 9, p. 39-46 ; pour une description détaillée, voir G. Pierleoni, Xenophontis Opuscula, Rome, Libr. dello Stato, 1954, p. XIII-XXXII, et « Il proemio del Cinegetico di Senofonte », SIFC X (1932), p. 53-65.

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s’ attarde ainsi à énumérer des séries de figures mythologiques pour appuyer une thèse quelconque et jamais il ne les utilise pour enjoliver un texte de pareille façon. Le résultat est un premier chapitre qui paraît plutôt enfantin, écrit par un auteur jeune ou plutôt destiné à un jeune public. Son authenticité est certifiée par l’ étude de V. Gray30 et par le fait que l’ avant dernier chapitre (XII, 18) fait de nouveau allusion à cette première partie, où Xénophon énumère les disciples de Chiron.

Chapitres II-XI

Cette partie est indubitablement de Xénophon et elle ne pose

pas de problèmes particuliers, hormis ceux touchant aux méthodes de chasse et au gibier. Il s’ agit du cœ ur du traité et de la partie à laquelle on se réfère lorsque le traité de la chasse est mentionné. Dans cette partie technique de l’ ouvrage, Xénophon décrit la petite vénerie et termine par la chasse aux fauves. Il importe cependant de noter dès maintenant que la chasse que Xénophon décrit dans cette section est tout à fait nouvelle. Contrairement à l’ ancienne chasse, intimement liée à l’ éducation et à la citoyenneté, le nouveau type présenté ici est une activité individuelle qui vise l’ amélioration personnelle, tant d’ un point de vue moral que physique ; la nouvelle chasse fait partie du mode de vie aristocratique, mais n’ intéresse pas la Cité31.

Chapitres XII et XIII

Les deux dernières parties feront l’ objet de l’ essentiel de notre

discussion. Elles soulèvent des problèmes inhérents à la structure de l’ œ uvre qui vont de pair avec ceux qui se rattachent à l’ intention de l’ auteur. On y trouve avant tout une série d’ attaques et de défenses contre des opinions ou des auteurs qui visent les idées exprimées par Xénophon, un phénomène rare chez l’ auteur

30 Op. cit., p. 161. 31 Sur ce sujet, voir A. SCHNAPP, Le chasseur et la Cité. Chasse et érotique dans la Grèce ancienne, Paris, Albin Michel, 1997, p. 123-171.

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qui utilise souvent l’ apologie32, mais rarement de façon si ouverte33. La différence entre les deux parties réside dans l’ objet de la critique, d’ abord une activité physique et ensuite une occupation intellectuelle.

La première partie porte sur la chasse comme école de la vie et formatrice de bons citoyens. Xénophon y développe un thème qui lui est cher et se défend âprement contre ceux qui considèrent la chasse comme un passe-temps futile. Xénophon défend ici les valeurs traditionnelles de l’ aristocratie terrienne.

Finalement, le chapitre XIII attaque les sophistes qui ne se préoccupent que de forme et abandonnent le fond. Cette attaque contre les sophistes est elle-même un fait rare chez Xénophon qui utilise volontiers les ressources de la rhétorique.

Vivienne Gray a démontré que les chapitres I, XII et XIII de l’ Art de la chasse suivent essentiellement le programme de la �� �������( d’ Isocrate, tel qu’ on le devine dans une série de passages (Démonique, 5 ; Nicoclès, 2 ; Contre les sophistes)34. La défense de la chasse et de ses valeurs est aussi un élément du programme isocratéen.

La défense de la chasse

Revenons donc au début du chapitre XII et tentons d’ en

comprendre la teneur exacte. On a déjà remarqué que le chapitre XII constitue la fin de la partie technique, « j’ en ai fini avec la pratique même (���!�����!����� �� �!�) des choses relatives à la

32 Les tendances apologétiques chez Xénophon sont étudiées depuis l’ époque de F. DURRBACH, « L’ apologie de Xénophon dans l’ Anabase », REG XXIII (1893), p. 343-386, jusqu’ à aujourd’ hui, mais l’ apologie est habituellement camouflée (voir par exemple V. AZOULAY, Xénophon et les grâces du pouvoir. De la charis au charisme, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004, p. 198-200). 33 Comme le remarque G. CAWKWELL, Xenophon. A History of my Time, London, Penguin Books, 1979, p. 33 : « Xenophon was a man of uncommon reserve ». 34 Op. cit., p. 159-160

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chasse (�����(� �����������() », nous dit Xénophon (XII, 1). L’ auteur enchaîne ensuite avec une idée qui lui est chère, la chasse enseigne avant tout à faire la guerre (����� ��(����������������������������)35. La suite se présente comme une défense de la chasse et surtout du mode de vie aristocratique36. Il décrit ensuite aux paragraphes deux à neuf les avantages physiques et moraux que procure la pratique de la chasse.

Le dixième paragraphe contient la première critique : « certains affirment », écrit Xénophon, « qu’ il ne faut pas aimer la chasse, afin de ne pas délaisser les choses de la maison ». Ici l’ auteur répond à la critique d’ une activité et d’ un mode de vie aristocratique, garant de valeurs traditionnelles que Xénophon défend constamment tout au long de son œ uvre. Les auteurs de cette critique ne sont pas nommés, Xénophon se contente de parler de « certains » (����(), mais cette référence voilée devait paraître transparente ; il faut noter que le pluriel pointe nécessairement vers un groupe de personnes, comme la suite le montrera.

Le ton monte rapidement (XII, 12), lorsque Xénophon ajoute que « beaucoup de ceux qui disent cela (�������� �!���� ���������������!�) perdent la raison à cause de leur jalousie (������,����������������) ». Le pluriel nous confirme que cette remarque vise un groupe de personnes et Xénophon croit que la motivation de ses détracteurs est avant tout une jalousie maladive. Ce ,������doit nécessairement répondre à la notoriété, ou à la popularité, de celui qui le suscite ; Socrate pourrait être l’ objet de cette jalousie, mais il est évident qu’ elle est suscitée par un chasseur et on voit mal ce qui lierait Socrate à la chasse proprement dite, ou

35 Il s’ agit d’ un thème fréquent chez lui, voir par exemple Cyropédie (I, 2, 10) et la République des Lacédémoniens (IV, 7). 36 S. JOHNSTONE, (1973), p. 226-229 ; A. SCHNAPP, « Représentation du territoire de guerre et du territoire de chasse dans l’ œ uvre de Xénophon » in M. I. FINLEY (ed.), Problèmes de la terre en Grèce ancienne, Paris & La Haye, Mouton, 1973, p. 317.

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comment celui-ci symboliserait la chasse37. Il est bel et bien question d’ une critique de la chasse au gibier et la cible doit être Xénophon lui-même.

Un peu plus loin, au paragraphe treize, Xénophon menace de toutes les calamités ceux qui expriment ainsi de vaines paroles (������!������!�) et qui s’ attirent la haine de tous. On devine là une attaque contre les démagogues de toutes sortes, mais surtout ceux qui critiquent la chasse sans rien offrir en échange. En effet, Xénophon affirme que ces gens sont sans valeur pour le salut de la cité. Les paragraphes quatorze à dix-sept mettent en opposition les notions de droiture et de justice qu’ inculque l’ éducation prônée par Xénophon et l’ ineptie des autres. Au paragraphe dix-huit, Xénophon rappelle l’ exemple des disciples de Chiron évoqué au tout premier chapitre.

Les paragraphes dix-neuf à vingt et un sont particulièrement intéressants, car ils amènent le lecteur encore plus avant dans le champ de la rhétorique. En effet, Xénophon remarque au paragraphe dix-neuf dans un passage allégorique : « Peut-être que si son corps était visible (��� ���� ���� �!����� �������� �������) les hommes négligeraient moins la vertu (� ������), en sachant qu’ elle leur est apparente tout comme eux le lui sont ». Cette idée d’ une vertu visible qui nous voit agir n’ est pas sans rappeler la fable d’ Héraclès entre le Vice et la Vertu que Xénophon met dans la bouche de Socrate dans les Mémorables. Dans ce passage célèbre (II, 1, 21-34), Socrate décrit comment Héraclès arrivé à la croisée de deux chemins fait la rencontre de deux femmes, l’ une personnifiant la Vertu, l’ autre le Vice38. Il décrit avec force

37 Le vocabulaire de la chasse est évidemment employé par les socratiques lorsqu’ ils font allusion à la poursuite de leurs disciples et Xénophon y fait allusion plus loin, mais il n’ est pas question de cela ici. 38 Ce type d’ histoires édifiantes est typique des cyniques ; Antisthène aurait écrit un dialogue intitulé Héraclès ou de la sagesse et de la force, cf. Antisthène dans F. D. CAIZZI, Antisthenis Fragmenta, Milan, Cisalpino, 1966, et Diogène Laërce VI, 15-18. Diogène Laërce nous dit également qu’ Antisthène tirait exemple d’ Héraclès et de Cyrus. Xénophon utilise aussi abondamment ce genre de fables, par exemple,

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détails l’ apparence et la tenue de ces deux femmes qu’ Héraclès voit et dont il est vu. La situation est exactement celle qu’ il envisage dans l’ Art de la chasse. Or Xénophon affirme que son Socrate a emprunté ce passage au sophiste Prodicos, tout en ajoutant que les expressions de l’ original étaient encore plus belles (et donc supérieures) aux siennes. Les fioritures sophistiques ne sont donc pas un obstacle à la qualité, pourvu que le message vise la vertu.

V. Gray explique cette apparente incohérence par le fait que la �� �������(�demande une attitude traditionnelle et que l’ attitude attendue au IVe siècle était de dénigrer la méthode sophistique par rapport à celle des philosophes39. Cette remarque est parfaitement juste, mais elle n’ élimine cependant pas la difficulté parce que Xénophon lui-même utilise le style sophistique tout en le dénigrant. Même si on admettait qu’ il dénigre les sophistes par pur traditionalisme, on verra qu’ il est lui-même l’ objet de ce dénigrement par ceux qui attaquent les sophistes. Pour notre auteur, il doit donc exister une variété sophistique qui est acceptable.

Chapitre XIII

Le chapitre treize, qu’ on peut décrire comme une attaque ou

une diatribe contre les sophistes, est celui qui demeure le plus litigieux et, partant, le plus intéressant. Sa structure semble contradictoire ainsi que le remarque E. C. Marchant : « but a great difficulty confronts us. In the thirteen chapter (3-7) the writer, in his most rhetorical passage, says in effect that he despises rhetoric as practised in his days, and has no belief in its value »40. La remarque d’ E. C. Marchant va droit au but. En effet, l’ Art de la chasse est, de tous les ouvrages de Xénophon, celui

« la fable du chien » (Mémorables, II, 7, 13-14), l’ histoire d’ Aristarque qui fait travailler les sœ urs et les cousines qu’ il héberge (Mémorables, II, 7, 2 sq.). Cf. aussi, Helléniques, V, 4, 4. 39 V. GRAY, op. cit., p. 162. 40 Op. cit., p. XLI.

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qui fait le plus appel à la rhétorique et à la sophistique41 et c’ est aussi celui qui condamne le plus vigoureusement les sophistes.

La question peut être partiellement réglée si on rappelle que le style de Xénophon s’ inscrit dans une sophistique traditionnelle, celle de Gorgias ou de Prodicos : il peut ainsi attaquer la sophistique contemporaine, tout en employant celle du siècle précédent. Malgré tout, on peut se demander si ses lecteurs percevaient la subtile différence entre les anciens et les nouveaux sophistes. Il est coutumier de rappeler le témoignage des Nuées d’ Aristophane et les allusions que fait Socrate dans l’ Apologie de Platon pour montrer que des modes de pensée aussi différents que philosophie et sophistique peuvent être confondus par un public non averti ; malgré sa banalité, cet exemple demeure pertinent, car le même public risquait d’ autant plus de confondre deux types de sophistique.

Une fois posé le fait que Xénophon emploie sciemment les artifices de l’ ancienne sophistique, les difficultés s’ estompent considérablement, si l’ on considère plutôt le chapitre XIII comme une défense du texte de l’ Art de la chasse que nous avons sous les yeux, plutôt que comme une attaque contre les sophistes. Dans cette perspective, l’ attaque de Xénophon est aussi une diversion car il tente d’ attirer l’ attention sur les fautes des sophistes, afin de montrer que si on le compare à eux, Xénophon est vraiment un philosophe. En effet, on perçoit dans ce chapitre des allusions à des attaques qui dépassent le cadre de la traditionnelle diatribe contre la chasse et qui visent la manière d’ écrire de Xénophon.

41 E. NORDEN, Die Antike Kunstprosa, Leipzig, Teubner, 1898, p. 433, prétendait que le premier chapitre devait avoir été composé par un autre auteur vivant à l’ époque de la Seconde Sophistique. La question a été d’ une certaine façon réglée par V. Gray qui a démontré que le texte de Xénophon s’ inscrivait dans une tradition bien ancrée dans son époque et que nul n’ était besoin de lui attribuer une date plus basse. V. Gray a aussi démontré que certains des passages rhétoriques de l’ Art de la chasse étaient écrits dans un style tout à fait compatible avec celui de Xénophon. Malgré tout, la singularité du treizième chapitre demande encore une explication.

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Ce dernier en a contre ceux qui confondent moyens, contenu et but. Xénophon semble croire que le lecteur mal avisé pourrait croire que l’ Art de la chasse avec son introduction mythologique grandiloquente et sa finale rhétorique est un ouvrage sophistique, mais il insiste sur le fait que la différence entre la sophistique et son ouvrage se situe dans la matière traitée et non dans la manière de la présenter. De plus, certains détails nous portent à croire que la critique venait des milieux philosophiques eux-mêmes.

Selon Xénophon, l’ Art de la chasse est un texte philosophique qui possède une structure sophistique42. Il est philosophique, non dans sa forme tout à fait éloignée du dialogue socratique, mais dans sa substance, car il vise à former les jeunes à la vertu en les initiant à la chasse.

Il est reconnu que la méthode socratique telle que décrite par Platon, avec son emphase sur l’ elenchos n’ est pas la méthode de prédilection de Xénophon. Cela ne signifie pas que Xénophon ne comprend pas l’ elenchos, comme on l’ a longtemps soutenu43, mais bien qu’ il avait conclu que l’ elenchos n’ était pas la meilleure méthode pour enseigner la vertu. On a souvent remarqué que le Socrate de Xénophon aime le monologue ; un critique récent ajoute que le dialogue devient vite une homélie chez Xénophon44. Deux des principaux ouvrages socratiques de Xénophon, les Mémorables et l’ Économique, se présentent certes comme des dialogues, mais le dialogue s’ y transforme vite en une série de monologues qui sont en fait des cours sur la matière traitée. Il n’ est donc pas surprenant que chez Xénophon le chemin menant à la vertu passe par un enseignement magistral sous

42 Tout rhéteur qu’ il était, Isocrate se définissait lui-aussi comme un philosophe. 43 Cf. L.-A. DORION, Introduction aux Mémorables de Xénophon, Paris, Les Belles Lettres, 2003, p. LXIX à CLVII. Voir l’ opinion de T. GOMPERZ, The Greek Thinkers : A History of Ancient Philosophy, Londres, J. Murray, 1905. L. ROBIN, dans la notice de son édition du Banquet de Platon (p. CIX sq.), porte un jugement aussi sévère. 44 R. WATERFIELD, op. cit., p. 90 ; cf. R. R. WELLMAN, « Socratic Method in Xenophon », JHI 37 (1976), p. 307-318.

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forme de discussion et non par une réelle dialectique (par l’ elenchos) ; pour Xénophon, un aristocrate vivant dans une société où toute intervention publique se mue en lutte de pouvoir, réduire un interlocuteur à reconnaître son ignorance reviendrait à l’ humilier publiquement et à l’ éloigner de la philosophie45. Or, ce type d’ enseignement où un savant s’ adresse à un public essentiellement silencieux est caractéristique des sophistes. Le dernier chapitre de l’ Art de la chasse apparaît donc comme une défense de l’ enseignement magistral46 contre tous ceux qui en nient la valeur et cela inclut des philosophes qui pratiquent l’ elenchos.

Nous touchons au nœ ud du traité. E. C. Marchant remarque par ailleurs que la sophistique du IVe siècle est fondée sur l’ enseignement de Gorgias et de Prodicos, deux hommes dont Xénophon respecte l’ enseignement47. De fait, Xénophon considère que l’ éloquence est une bonne façon d’ enseigner et il va même plus loin lorsque, dans le passage sur Héraclès à la croisée des chemins des Mémorables, il ajoute que la fable telle que Prodicos la raconte est encore meilleure que la sienne, car le sophiste l’ a ornée d’ expressions encore plus magnifiques (���������� �������� ����� ��!����� ����� ����������� ���� ��������, Mémorables, II, 1, 34). La rhétorique est source d’ enseignement et encore plus si elle est présentée avec élégance.

Par ailleurs, comme on l’ a vu, L.-A. Dorion a démontré que, pour Xénophon, l’ elenchos, surtout lorsqu’ il est pratiqué en public, n’ est pas une méthode menant à la vertu et ce n’ est pas la méthode qu’ emploie Socrate dans les œ uvres xénophontiques. Remarquons de plus que, contrairement au Socrate de Platon, le Socrate de Xénophon ne professe pas son ignorance : il sait des

45 L.-A. DORION, op. cit., p. CXLII. 46 À ce titre, Xénophon pratique un type d’ enseignement que J. KING, « Nonteaching and its Significance for Eductaion », Educational Theory 26 (1976), p. 223-230, qualifie de « additive », par opposition à l’ elenchos qui serait « integrative ». Selon lui, c’ est justement par cette opposition que sophistes et socratiques diffèrent. 47 Op. cit., p. XLI.

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choses et les expose volontiers. Pour Xénophon, faire de la philosophie consiste donc à exposer des connaissances que l’ on croit sûres et utiles pour mener vers la vertu. À ce titre, l’ Art de la chasse est une œ uvre philosophique, car son enseignement vise à faire d’ un enfant un bon chasseur en soutenant le principe que le chasseur qualifié offre à la communauté des citoyens (���� ����������������������������, XIII, 11) un homme sain de corps (XIII, 11) et vertueux (I, 5).

Xénophon utilise donc les techniques des sophistes, ceux-là mêmes qu’ il décrie, mais Xénophon est un socratique, quoi qu’ en pense la critique moderne : toute l’ Antiquité l’ a considéré comme tel48 et tout porte à croire qu’ il a lui-même voulu paraître ainsi. Socrate est son maître et le seul maître dont il se réclame, comme le note R. Waterfield : « he is implicitly including himself in the band of philosophers »49.

Xénophon est donc dans la situation où il parle de Socrate, tout en évitant d’ utiliser l’ elenchos ; ses dialogues socratiques se transforment vite en longs monologues, non pas parce qu’ il ne comprend pas l’ elenchos, mais parce qu’ il n’ en reconnaît pas la valeur. Cette situation ne peut avoir échappé à ses contemporains et c’ est sous cette lumière qu’ il faut voir la diatribe contre les sophistes : il s’ agit d’ une tentative de la part de Xénophon de se disculper et de montrer que malgré les apparences, le texte que nous avons sous les yeux n’ est pas un texte sophistique.

Puisque les ornements de la langue et la méthode utilisée rapprochent Xénophon des sophistes, celui-ci doit se démarquer de ceux-là, ce qu’ il fait sous trois rapports : 1) Xénophon vise la vertu et le bien-être de la cité

(I, 5 ; XIII, 11). 2) Xénophon n’ utilise pas de belles expressions vides

(XIII, 1-2).

48 Cicéron le classe avec Platon et Antisthène (Brutus, 292), Denys d’ Halicarnasse (Sur l’ arrangement des mots, 10) le considère comme un socratique, Quintilien (X, 1, 75 et 82-83) fait de même. Pour un exposé complet, on peut consulter S. B. POMEROY, op. cit., p. 22. 49 Op. cit., p. 84.

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3) Xénophon n’ est pas un professionnel, il ne « chasse » pas les jeunes pour l’ argent (XIII, 4).

La défense et les accusateurs

La dernière étape de notre enquête s’ attardera à expliciter les

éléments qui permettent à notre auteur de se défendre, ce qui revient à décrire en creux la perception que Xénophon avait de lui-même. Nous pourrons ensuite déterminer qui sont ses accusateurs.

Le programme du chapitre XIII est établi dès le début, lorsque Xénophon dénonce le fait que « ceux qu’ on appelle les sophistes (�!������,���!�������������!�) disent qu’ ils conduisent à la vertu (��@� � ������ ������) ». Cela est faux, ajoute-t-il, car ils ont beaucoup écrit (���� �����, XIII, 2) sur des sujets inutiles (�� ����!���� ������!�). On apprend ensuite pourquoi leurs écrits sont vains : ils ne cherchent que des paroles (���� �������, XIII, 3), pas des pensées (��!�����) justes. L’ attaque est assez classique et s’ attache à l’ importance de la forme, au détriment de la substance, chez les sophistes. Xénophon attaque donc sur ce front pour bien faire comprendre qu’ il n’ est pas dans le camp des sophistes, mais, comme on l’ a déjà remarqué, Xénophon fait aussi un abondant emploi de rhétorique et d’ artifices littéraires dans son traité. Il doit donc démontrer en quoi son travail diffère de ceux des sophistes.

C’ est ce qu’ il commence à établir au paragraphe suivant (XIII, 4). Ce passage est crucial, car il établit la différence entre Xénophon et ceux qu’ il fustige. Tout d’ abord, Xénophon n’ est qu’ un amateur (��!�� ���!����� ����� ����)50, contrairement aux sophistes qui sont des professionnels payés pour leur enseignement51. Il ajoute qu’ il sait que le mieux est de chercher

50 Nous croyons comme W. W. JAEGER, op. cit., III, p. 11, que le terme ���!���� désigne ici l’ amateur non rétribué, par opposition au professionnel, le demiourgos. 51 Celui qui reçoit une paie se prostitue. Sur cette distinction mainte fois évoquée, voir D. COREY, « The Case against Teaching Virtue for Pay :

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l’ enseignement du bien dans sa propre nature (������ ���������,����!() et, à défaut, chez ceux qui connaissent véritablement le bien et non pas chez ceux qui possèdent l’ art de la complète tromperie (�!���� � ��������� �������� ������!�). Cette insistance sur le fait qu’ il n’ est pas un professionnel, qu’ il n’ est donc pas payé pour enseigner, est intéressante, car la chose devrait aller de soi pour un socratique et Xénophon ne devrait même pas avoir à le mentionner52. On sait que Xénophon défend constamment son mépris de l’ argent, mais cette défense est habituellement plus subtile, comme l’ a montré V. Azoulay à propos de l’ Anabase53. La défense vise à la fois à rappeler que Xénophon est un aristocrate et qu’ il appartient à une classe qui ne se laisse pas asservir par l’ argent et aussi que l’ éducation ne doit pas privilégier les nantis54. Ici l’ allusion est si directe qu’ elle ne se comprend qu’ à la condition qu’ elle ait visé à prémunir Xénophon contre un reproche que pouvait lui attirer le texte même où elle apparaissait. Qu’ un rhéteur, comme Isocrate, dont le métier est d’ écrire des discours se défende d’ être un sophiste passe encore, mais en quoi Xénophon sent-il le besoin de se distancier des sophistes ? Force est d’ admettre que l’ Art de la chasse débute exactement comme un discours sophistique, avec ses allusions mythologiques, ses appels lyriques à un passé glorieux et se termine par un chapitre qui ressemble plus à une plaidoirie qu’ à la fin d’ un traité de chasse.

Pour Xénophon, le bien (����������) doit être enseigné à partir de ce qui se trouve dans notre propre nature (������ ���������,����!(), par opposition aux artifices (������) appris des sophistes. Il recommande de chercher l’ honnête, ����������,�en

Socrates and the Sophists », Poiesis. History of Political Thought 23, 2 (2002), p. 203-209. 52 Comme chez Platon (Apologie, 30e 1), le Socrate de Xénophon oppose à l’ économie de marché une économie du don, cf. G. A. SCOTT, Plato’ s Socrates as Educator, Albany, State University of New York Press, 2000, p. 27-36. 53 Op. cit., p. 198-200. 54 Cf. D. COREY, op. cit., p. 195-209.

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soi, idée typiquement socratique, puis chez ceux qui savent vraiment (�!���� ���!��(� ������� ��� ����������!�). Le bien s’ enseigne donc et le savant peut l’ enseigner : voilà une position qui se démarque de celle de Socrate et rappelle celle des sophistes55.

L’ auteur enchaîne ensuite sur le même thème en insistant sur le fait qu’ il ne s’ exprime pas par des mots fourbes ou habiles (�����������������������������,������!������!), en ajoutant qu’ il ne les recherche pas (�����/��!��), car ce sont les pensées (��!�����) et non les mots (��������) qui instruisent56.

Voilà un raisonnement attendu, mais on se demande tout de même pourquoi Xénophon sent le besoin de défendre ainsi la cohérence de ses pensées, par un texte lui-même fort rhétorique, rappelons-le. Il semble que Xénophon se défende avant tout d’ employer un phrasé rhétorique et qu’ il sente le besoin d’ insister sur le fait que son texte à lui, contrairement à celui des sophistes, contient des pensées qui sont belles, car, nous dit-il, les pensées instruisent « si elles sont belles » (������!�����������, XIII, 5). Il ne nie donc pas que son texte soit sophistique dans la forme, mais il affirme qu’ il ne l’ est ni dans le fond, ni dans l’ intention. Poursuivons notre lecture. Le paragraphe suivant (XIII, 6) mérite d’ être cité en entier :

#����������������������������������������������,���������������������,������,���$���������������������������,��/�����$������������������������ : « plusieurs autres blâment aussi les sophistes d’ aujourd’ hui, non pas les philosophes, parce qu’ ils sont subtils en mots et non en pensées ».

Nous constatons ici la même opposition sophistes/philosophes — mots/pensées ; ce que Xénophon indique maintenant, c’ est que pour départager le sophiste du philosophe, il faut regarder comment chacun utilise la pensée et ne pas se fier à l’ allure du

55 Cf. D. COREY, « How the Sophists Taught Virtue : Exhortation and Association », Poiesis. History of Political Thought 26, 1 (2005), p. 1-2. 56 Même raisonnement chez Isocrate, Contre les Sophistes, 7-8.

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texte. La remarque s’ adresse aux sophistes de son époque et non aux sophistes d’ autrefois, comme Prodicos, que Xénophon estime et à qui il emprunte des thèmes et des méthodes comme l’ exhortation57. Donc Xénophon admet qu’ il a écrit l’ Art de la chasse à la manière d’ un sophiste, mais à la manière d’ un sophiste d’ autrefois qui allie pensée et style. Il ne pouvait, bien sûr, pas défendre les sophistes d’ autrefois, au risque de se faire accuser de défendre les sophistes en général. La résultante est que même si son ouvrage a les apparences d’ un texte sophistique, à cause surtout de son exorde et ensuite de sa finale, il est un texte philosophique. C’ est donc sa propre position qu’ il justifie. Lorsque Xénophon affirme que plusieurs autres (�������������) blâment les sophistes, mais non les philosophes, il rapporte nécessairement des propos de philosophes. En effet, le commun blâmera à la fois les sophistes et les philosophes, mais seuls les philosophes accuseront uniquement les sophistes. Or, ce sont aussi ces gens qui menacent Xénophon ; celui-ci est donc sous le feu de certains philosophes58. Continuons la lecture pour préciser cette question :

57 Cf. D. COREY, op. cit. n. 55, p. 7. 58 Ici on pense inévitablement à la rivalité présumée entre Platon et Xénophon rapportée par Diogène Laërce (III, 34) et Athénée (XI, 504e–506a). Même si cette rivalité n’ est que le fruit des spéculations des auteurs mentionnés, elle peut être le reflet de réelles tensions entre les anciens disciples de Socrate. À ce sujet, on peut consulter S. B. POMEROY, Xenophon Oeconomicus. A Social and Historical Commentary, Oxford, Oxford University Press, 1994, p. 26-29. Même à l’ époque de son exil, Xénophon entretenait des liens avec certains philosophes. L’ école philosophique fondée par Phédon dans la ville d’ Élis — à une cinquantaine de kilomètres de Scillonte — ne lui était sûrement pas étrangère. De plus, on connaît l’ existence d’ une secte pythagoricienne à Phlionte en Argolide, cf. E. DELEBECQUE, op. cit. n. 2, p. 210-211.

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D ����������������������59����!����������� �������� ��������,������ ���� ���!�� �!���� �������!�� ��� ���!���� ���@� �� �������� �,��;� ���"�������� ���������������������������� !��������#�����: « Je ne suis pas sans savoir que de choses écrites de façon convenable et ordonnée, un de ceux-là dira probablement qu’ elles ne sont écrites ni convenablement, ni de façon ordonnée ; il leur sera facile de faire rapidement des reproches sans fondement ».

Il ne s’ agit pas ici d’ un reproche fait par un non-initié, mais un reproche de connaisseur. Xénophon joue avec un thème cher aux socratiques : la confusion entre être et paraître. Il met donc le lecteur en garde contre ceux qui pourraient confondre son texte philosophique avec un texte purement sophistique. S’ il fait une telle mise en garde, c’ est sans doute que ce genre de reproche lui a déjà été fait et c’ est aussi parce qu’ il se rend compte de la nature ambiguë de son texte, hautement rhétorique, même s’ il se veut philosophique à sa manière — qui n’ est pas celle de Platon. Xénophon défend donc son droit de faire de la philosophie, en employant un style étranger à celui du dialogue. En d’ autres mots, il plaide pour l’ enseignement magistral de celui qui affirme savoir, par opposition au dialogue de celui qui affirme ne rien savoir et cherche à découvrir.

Xénophon se défend donc d’ accusations qui viendrait d’ autres philosophes, qui blâment d’ abord les sophistes de son temps sans les confondre avec des philosophes et qui ensuite diront que son texte n’ est ni bien écrit, ni cohérent. On se souvient que dans l’ Anabase (II, 1, 13) on se moque du jeune Xénophon, car il ressemble à un philosophe ; le soldat qui ignore la philosophie raille Xénophon parce qu’ il parle comme un philosophe. Le cas de l’ Art de la chasse est différent, mais il procède du même type d’ amalgame ; cette fois on l’ accuse d’ être un sophiste et

59 Ce paragraphe est de lecture difficile, certains éditeurs ajoutent un <�������> avant ���!��� ; je suis le texte établi par E. Delebecque, aux Belles Lettres.

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l’ accusation vient de quelqu’ un qui ne dénigre pas les philosophes, quelqu’ un du camp des philosophes.

Dans le paragraphe suivant (XIII, 7), Xénophon admet en quelque sorte s’ être engagé sur la voie des sophistes, mais il ajoute bien sûr que ses buts sont nobles :

« En vérité j’ ai écrit ainsi, afin de demeurer juste et de ne pas faire de subtils sophistes, mais des hommes sages et bons : je ne veux pas que mes écrits paraissent utiles, mais qu’ ils le soient, afin d’ être irréfutables pour toujours ».

Ce passage est encore une fois intéressant à bien des égards, Xénophon y entremêle des considérations à la fois rhétoriques et philosophiques. Il affirme son but — former des hommes sages et bons — , et répète qu’ il ne veut pas former des sophistes, une affirmation qui n’ a de sens que si on le soupçonne de le faire. Il fait ensuite allusion à une idée philosophique qui lui est chère, ainsi qu’ à Platon : la dichotomie entre être et paraître. Finalement, il fait une allusion hautement rhétorique à Thucydide (I, 22, 4), en affirmant vouloir que ses écrits soient utiles (� ������), afin d’ être irréfutables pour toujours (�������� ��������� ��"� ��(� ����). Il utilise encore un langage sophistique, afin de se démarquer de ceux-ci, en affirmant la supériorité du contenu de son enseignement.

Xénophon enchaîne, aux paragraphes huit à seize par un texte qui affirme la supériorité du chasseur sur les sophistes, une supériorité qui tient avant tout au goût de l’ effort physique du chasseur, ce qui le rend plus utile à sa cité. Cette force physique et cette capacité à l’ effort correspondent sans doute à la personnalité de Xénophon et à celle de Socrate60, mais seul Xénophon a développé ses capacités physiques en pratiquant la chasse ; c’ est Xénophon lui-même qui est ici en lice contre les sophistes. Il termine son ouvrage par un rappel à ceux-là mêmes que la sophistique peut corrompre (����(������(, XIII, 17), en les

60 Cf. Platon, Banquet, 220e-221a ; Lachès, 181b.

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enjoignant de suivre ses conseils, afin d’ être utiles à tous, à leurs parents, à la cité et à chacun de ses citoyens61.

La diatribe contre les sophistes de l’ Art de la chasse nous

apparaît donc comme une tentative de réhabiliter l’ œ uvre, face aux accusations de ceux qui considèrent qu’ elle est plus près de la harangue sophistique que du discours philosophique. Nos conclusions sont fondées sur les faits suivants : • l’ introduction et la conclusion de l’ Art de la chasse sont un

exercice rhétorique, peut-être destiné à une présentation publique62 ;

• Xénophon est connu pour ne pas utiliser la diatribe ou l’ elenchos dans ses textes socratiques ; de plus, ses ouvrages techniques démontrent que sa méthode éducative de prédilection implique un transfert de connaissances d’ un savant vers un disciple essentiellement passif. Son Socrate ne professe pas son ignorance ;

• Xénophon fait souvent usage de procédés et de citations empruntés aux sophistes du Ve siècle ;

• la fin de l’ Art de la chasse est une critique des sophistes du IVe siècle ;

61 Cette remarque renvoie à la partie technique de l’ ouvrage qui décrit une chasse nouvelle où, comme l’ explique A. SCHNAPP, op. cit. n. 31, 157 : « le propriétaire terrien succède au citoyen ». Cette chasse est pratiquée par le particulier (qui peut évidemment chasser en groupe) ce qui signifie qu’ elle n’ est plus codifiée par l’ État et ne vise plus à l’ insertion sociale du jeune homme. Sa valeur pour la collectivité ne va donc pas de soi et Xénophon doit démontrer qu’ en améliorant le physique et l’ intellect du jeune homme, la chasse en fait un meilleur citoyen. De plus, cette chasse se pratique le jour comme la nuit et n’ exclut pas l’ usage de pièges et de filets. Nous démontrerons dans un texte à venir que le chasseur que Xénophon prend ici comme modèle est un être rusé qui pourra lui aussi être confondu avec le sophiste. Xénophon doit donc également défendre la partie technique de son ouvrage. 62 On pense aux fêtes annuelles qu’ organise Xénophon (Anabase, V, 3, 9-10).

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• la fin de l’ Art de la chasse est aussi une défense de la méthode d’ enseignement de Xénophon contre certains philosophes qui pourraient l’ associer aux sophistes.

Cette démonstration, toute imparfaite qu’ elle soit, n’ est qu’ un début. Nous nous proposons dans un avenir rapproché de la compléter en déterminant de façon plus précise à quel type d’ hommes et à quel type de savoir Xénophon attribuait le qualificatif de sophiste et ensuite en quoi cet enseignement pouvait être néfaste. Plutôt que de simplement suggérer que notre auteur n’ entend rien à la philosophie, il pourrait être plus fructueux de tenter d’ établir une description de la philosophie dans les termes de Xénophon, car nous considérons que loin de refléter une méconnaissance de la méthode socratique, le texte de Xénophon présente plutôt une version cohérente de cet enseignement et cette version doit être comprise, afin de poursuivre l’ analyse.

CEA, 45 (2008) p. 87-107

Des pratiques et des dieux dans les Helléniques de Xénophon

LOUISE BRUIT ZAIDMAN

Université Paris-Diderot (VII) Équipe Phéacie

Xénophon fait partie des personnages historiques les plus souvent cités par la tradition antique comme exemples de piété. Ainsi, pour Diogène Laërce, « il était pieux, toujours prêt à sacrifier, habile à discerner les signes des victimes, disciple zélé de Socrate »1. À l’ inverse, parmi les historiens modernes, sa piété a longtemps été présentée d’ une façon le plus souvent dépréciative. À leurs yeux, son respect du culte et des traditions s’ exprime par une dévotion formaliste et fait juger que sa piété est « plus dans le mouvement des lèvres que dans le fond du cœ ur »2. Pire : sa dévotion est, pour d’ autres, « grossière et superstitieuse »3. A. J. Festugière dans sa conférence de 1954 sur la religion personnelle chez les Grecs ne le cite même pas4. De même que Xénophon historien est déprécié par la comparaison avec Hérodote et Thucydide, de même sa piété est jugée à l’ aune de la « spiritualité » de Socrate ou de Platon, elle-même appréciée selon des critères extérieurs à ceux de la religion grecque antique. 1 Diogène Laërce, Vie de Xénophon, 12. 2 E. DELEBECQUE, Essai sur la vie de Xénophon, Paris, Klincksieck, 1957. 3 L. ROBIN, « Les Mémorables de Xénophon et notre connaissance de la philosophie de Socrate », La pensée hellénique, Paris, Presses universitaires de France, 1942. 4 A. J. FESTUGIÈRE, Personnal Religion among the Greeks, Berkeley, University of California Press, 1954.

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De fait, à travers lui, c’ est précisément la notion grecque de piété qui est jugée. Or, justement, on peut penser que Xénophon est un bon témoin de la piété de son temps, telle qu’ il la pratique lui-même ou telle qu’ il l’ incarne dans les personnages qu’ il évoque, de Socrate à Cyrus en passant par les soldats de l’ Anabase ou les stratèges des Helléniques5.

I

La piété de Xénophon

Il se trouve que Xénophon a évoqué à plusieurs reprises son propre comportement religieux dans les œ uvres où il s’ est lui-même mis en scène. De plus, notamment à travers les vies exemplaires qu’ il a composées, mais aussi au fil de ses traités, il a donné mainte illustration de sa conception de la piété. À l’ occasion de ces portraits, à plusieurs reprises, il a formulé ce qu’ étaient, aux yeux de ses contemporains et de lui-même, les conditions et les pratiques de la piété et l’ ensemble des valeurs qui constituaient son contexte. Car la piété est toujours évoquée en « contexte », elle n’ est pas une vertu isolée qui se pratique pour elle-même, ni une vertu « solitaire », mais elle est solidaire d’ un paysage moral et social6. On observera tout d’ abord que les

5 Comme le reconnaissent H. BOWDEN, « Xénophon and the Scientific Study of Religion », in C. J. TUPLIN (ed.), Xenophon and His World, Stuttgart, Steiner, 2004, p. 229-240 et R. PARKER, « One Man’ s Piety : The Religious Dimension of the Anabasis », in R. LANE FOX (ed.), The Long March, Xenophon and the Ten Thousand, Yale, Yale University Press, 2004, p. 131-154. R. Parker clôt son étude en évoquant l’ intervention du devin Euclide, soucieux du bien-être matériel de Xénophon comme un bon docteur de famille, et opposant avec humour cette religion personnelle « à la grecque », à l’ aspiration spirituelle introuvable recherchée par le R. P. Festugière. 6 La notion de spiritualité renvoie à un type d’ expérience religieuse, dans un contexte historique et social donné ; la piété des hommes et des femmes grecs s’ inscrit dans un modèle de relations avec les dieux qui est celui de la cité, dans le cadre d’ un système implicite et cohérent.

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comportements envers les dieux et envers les hommes relèvent pour lui du même idéal, et sont apparentés aux qualités sociales de l’ homme de bien. Évoquant la conduite d’ Agésilas, le roi de Sparte, dont il fait un modèle, dans le traité qu’ il lui consacre, Xénophon généralise le comportement de l’ individu remarquable à celui qui est souhaitable pour tous : « Chaque fois que l’ on voit des hommes révérer les dieux, pratiquer les arts de la guerre et montrer leur obéissance à l’ autorité, cela conduit à avoir bon espoir » (I, 27). Ailleurs, la piété induit, par contagion, des comportements sociaux positifs : « Il était si pieux (��������) que même ses ennemis se fiaient à ses serments et à ses traités plus qu’ à leurs propres amis » (Agésilas, I, 27 et 3, 2). La piété est inséparable des vertus sociales, qui commencent avec le respect des parents et englobent pour finir l’ ensemble des qualités qui font le bon citoyen. Pour l’ homme de guerre et l’ aristocrate propriétaire terrien qu’ est Xénophon, la piété va de pair avec les qualités qui permettent de maintenir la cohésion de la cité dans un monde où « les affaires domestiques » détournent trop souvent de l’ intérêt commun de la patrie.

Un lieu privilégié pour observer la piété de Xénophon est sans doute l’ Anabase où il raconte la campagne des Dix-Mille, ces mercenaires grecs engagés par Cyrus le Jeune pour tenter de s’ emparer du trône perse. Une fois Cyrus tué, les Grecs se retrouvent en pays hostile et ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes pour survivre et retraverser l’ Empire. La pratique rituelle quotidienne accompagne leur longue marche. Elle se déroule comme dans toute armée, ponctuée de sacrifices à l’ occasion des engagements militaires mais aussi quand une situation difficile engage à consulter les dieux. Ce qui est original est l’ implication de Xénophon devenu chef de l’ armée en retraite et désireux de défendre et valoriser son action dans ce récit écrit après coup. Sa démonstration implicite est que ce sont ses qualités de stratège qui ont permis le retour des Dix-Mille, étroitement liées à sa piété qui leur a valu la bienveillance et la protection des dieux ; car,

Mais cette dimension sociale et collective n’ exclut évidemment pas la dimension personnelle de l’ expérience religieuse, son « vécu ».

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comme il le fait dire à Cléarque dans son discours-testament : « tout est soumis partout aux dieux, de tous les êtres, les dieux sont également les maîtres » (Anabase, II, 5, 7)7.

Je ferai l’ hypothèse que cette conviction est aussi ce qui fait l’ arrière-plan religieux des Helléniques, et qu’ elle donne une cohérence au regard que Xénophon porte sur les événements et les conduites qu’ il rapporte et au récit qu’ il propose de cette histoire des luttes pour l’ hégémonie dans la Grèce des cités, depuis la défaite d’ Athènes en 404, jusqu’ à la victoire des dupes que constitue la bataille de Mantinée. Dans ce récit, l’ historien se présente comme le relais de Thucydide8. Il ne s’ agit plus d’ une chronique plus ou moins autobiographique comme dans l’ Anabase, il est question non plus de suivre les péripéties d’ une armée en retraite, mais de donner une vue d’ ensemble des différents affrontements, d’ un champ de bataille à l’ autre et d’ une cité à l’ autre tout au long d’ un demi-siècle, à la charnière du Ve et du IVe siècle, dans cette période troublée qui fut la sienne et, au cours de laquelle se jouait l’ avenir des cités et notamment celui de Sparte. Quelle place occupent dans les événements qui se succèdent les références aux dieux et aux pratiques qui les concernent ? Quelle interférence existe-t-il entre les comportements religieux et l’ histoire politique9 ?

7 Cf. R. PARKER, loc. cit. Cf. aussi L. BRUIT ZAIDMAN, « Xénophon entre dévotion publique et dévotion privée. L’ exemple de l’ Anabase », in V. DASEN & M. PIERART (eds.), Les cadres « privés » et « publics » de la religion grecque antique, Liège, Kernos (suppl. 15), 2005, p. 99-112. L’ Anabase conjugue étroitement l’ expérience religieuse au niveau personnel ou « vécu » du narrateur et la pratique publique concernant le groupe de l’ armée des Dix-Mille. Elle offre par là un point de vue privilégié sur les jeux du public et du privé, du personnel et du collectif dans la religion de Xénophon. 8 Cf. l’ ouverture du premier chapitre : A ���������������� et le titre que lui donnent certains éditeurs anciens de : � � ������������� ����������. 9 Deux approches différentes et qui, d’ une certaine manière se complètent parmi les études récentes consacrées aux Helléniques : V. GRAY, The Character of Xenophon’ s Hellenica, Londres,

PRATIQUES ET DIEUX DANS LES HELLENIQUES

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L’ implication religieuse se mesure d’ abord à la place des manifestations religieuses « régulières » qui scandent le récit. Tant les sacrifices qui marquent le déroulement des opérations, notamment au moment du passage des frontières, que les actions de grâce, les trophées qui proclament les victoires, les serments qui engagent les combattants vis-à-vis des dieux, témoignent de la place des pratiques religieuses dans la conduite de la guerre10. Ils témoignent aussi de l’ importance que leur attribue le narrateur comme éléments du récit, engageant par là même sa propre conception de l’ histoire et sa conviction de leur rôle dans le déroulement des événements rapportés11. Sur ce fond, se détachent des épisodes à l’ occasion desquels les gestes attendus prennent un relief particulier. Alors se manifeste le rôle actif des chefs, et leur capacité à répondre à une situation donnée par leur initiative et leur aptitude à établir une bonne communication avec les dieux en interprétant avec justesse les signes recueillis.

II

Communiquer avec les dieux

Un premier exemple montrera l’ enchaînement des sollicitations et des réponses et leur lien direct avec l’ action. Au chapitre 2 du

Duckworth, 1989, et C. J. TUPLIN, The Failings of Empire. A Reading of Xenophon Hellenica 2.3.11-7.5.27, Stuttgart, Steiner, 1993. 10 Cf. R. PARKER, « Sacrifice and Battle », in H. VAN WEES (ed.), War and Violence in Ancient Greece, Londres, Duckworth & Classical Press of Wales, 2000, p. 299-314. Voir aussi L. BRUIT ZAIDMAN, « Guerre et religion en Grèce à l’ époque classique », in P. BRUN (ed.), Guerres et sociétés dans les mondes grecs (490-322), Paris, Editions du Temps, 1999, p. 127-148, ici p. 133-136. 11 Cf. J. DILLERY, Xenophon and the History of his Times, Londres & New York, Routledge, 1995, p. 179-194 et M. SORDI, « Religione e guerra nel pensiero di Senofonte », in Idem (ed.), Il pensiero sulla guerra nel mondo antico, Milan, Vita e pensiero, 2001, p. 37-43, pour qui l’ existence d’ une théorie générale de la causalité divine chez Xénophon ne fait pas de doute. Contra H. BOWDEN, loc. cit., p. 229-246.

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livre VII, Xénophon s’ attarde longuement à l’ histoire des Phliasiens, dont il célèbre la fidélité envers Sparte après la défaite de Leuctres12. Xénophon justifie lui-même l’ étendue de l’ excursus qu’ il consacre à la résistance et à la fidélité de la petite cité : « Pour les grandes cités, quand elles ont fait quelque belle action, tous les historiens la mentionnent ; mais il me semble que si une ville, si petite soit-elle, a accompli beaucoup de belles actions, il n’ est que plus juste encore de les exposer » (VII, 2, 1-23). Les Argiens et les Arcadiens s’ acharnent contre Phlious et renouvellent leurs attaques année après année, alors que Sparte vient d’ être battue à Leuctres. L’ excursus rapporte les attaques successives de 370 à 366 et la longue résistance des Phliasiens. En 366, les Phliasiens « comme ils étaient dans la plus complète détresse », finissent par faire appel à Charès, le stratège athénien, pour qu’ il escorte un convoi de vivres qu’ ils doivent ramener dans leur cité. Pour appuyer leur argumentation (il s’ agit d’ occuper une forteresse, que les gens de Sicyone renforcent pour empêcher le ravitaillement des Phliasiens), qui se fonde sur l’ utilité pour Charès de ce coup de main, et sur le renom personnel qu’ il en tirera, ils lui conseillent de « se mettre en communication avec les dieux par un sacrifice (��������!���������� ���������������) » (VII, 2, 20). L’ excursus s’ achève sur le récit de cette consultation et sur ses suites (VII, 2, 18-23). Charès se laisse convaincre et fait un sacrifice, tandis que les gens de Phlious s’ arment. Charès et le devin qui l’ a assisté viennent au-devant d’ eux en leur annonçant que « les signes sont favorables (������������� ��) » et ils s’ apprêtent à les rejoindre. « Dès que le héraut eut donné le signal, c’ est comme si un dieu avait inspiré de l’ ardeur aux mercenaires pour sortir en hâte. » Le succès est total, l’ ennemi, terrifié s’ enfuit en abandonnant ses vivres et les soldats vainqueurs en font leur repas, sans oublier d’ offrir des libations d’ action de grâce et de chanter le Péan pour célébrer ce succès, qui bénéficie d’ une sorte de contagion puisque, dans la foulée, les Corinthiens assurent des convois de vivre pour aider à la

12 Une analyse détaillée de l’ ensemble de l’ épisode dans J. DILLERY, op. cit., p. 123-146.

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construction du rempart. On voit ici comment la pratique religieuse est complètement intégrée à l’ action en cours. Le sacrifice suggéré par les Phliasiens est destiné à « ouvrir la communication » avec les dieux. Les signes favorables autorisent l’ opération et ont pour effet secondaire de galvaniser les troupes dont l’ élan provoque à son tour l’ effroi des ennemis et leur panique13. Le plein succès de l’ opération peut alors être célébré selon le rituel attendu après une victoire complète. La célébration de l’ exemple phliasien s’ étend au comportement religieux de leurs chefs qui a mis en branle l’ enchaînement des conduites menant à la victoire, attestant l’ appui des dieux à la vaillance et au courage. La longue célébration de la petite cité, paradigme du courage, de la vertu et de la piété, prend tout son sens entre les deux bataille de Leuctres et de Mantinée où les grandes cités, et Sparte la toute première, subissent, par la volonté des dieux le châtiment de leurs fautes et de leur impiété14.

Le deuxième exemple choisi nous ramène à Sparte où le contexte de la conspiration de Cinadon qui menace directement le gouvernement de Sparte et ses institutions, montre comment fonctionne, au niveau de la cité, la relation avec les dieux. La situation de départ est celle d’ un sacrifice régulier offert par Agésilas, un des deux rois de Sparte, depuis peu désigné comme roi après la mort d’ Agis : « Un jour qu’ il offrait un des sacrifices rituels au nom de la cité… » (III, 3, 4). La communication avec les dieux est ainsi ouverte, selon un rituel reconnu et officiel, sans que le destinataire ait besoin d’ en être précisé. C’ est dans le cadre 13 Le verbe���������!, d’ où vient le passif �����������(, a le sens fort de « frapper de stupeur », comme celui qui est frappé par la foudre ou par un phénomène plus qu’ humain. 14 Je ne reprendrai pas ici, faute de place, l’ exemple de la campagne d’ Agésipolis contre Argos en 388, qui permet d’ observer le fonctionnement d’ une consultation d’ oracle replacée dans le contexte d’ un ensemble de signes divins et de leur interprétation. Je renvoie pour l’ analyse de cet exemple en dernier lieu à H. BOWDEN, loc. cit., p. 236-238. Cf. aussi L. BRUIT ZAIDMAN, Le commerce des dieux. Eusebeia : Essai sur la piété en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 2001, p. 67-69.

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ainsi ouvert que le devin qui assiste le roi reçoit et interprète un signe envoyé par les dieux et dont la nature n’ est pas autrement précisée, pas plus que celle des dieux impliqués. Ce qui compte c’ est l’ enchaînement des sacrifices et la multiplication des signes dénonçant une conspiration (����������� ����). Les trois expressions successivement employées pour désigner les signes sont : ����������������,�����������������, « les dieux révélaient une conspiration » ; �������� �� ���� ��� ��� ,��������, « les présages se révélaient plus redoutables encore » ; ����!� ���������������, « voilà les signes qui se manifestent à moi ». Devant la confirmation et l’ aggravation des signes, le roi et le devin prennent l’ initiative d’ une nouvelle procédure, adressée cette fois aux dieux protecteurs de la cité, Apotropaioi et Sôteres, c’ est-à-dire aux Dioscures dont on sait la place qu’ ils tiennent dans le panthéon spartiate. Cette fois, il s’ agit d’ obtenir des signes favorables (������ ��������) par une nouvelle série de sacrifices, destinés à assurer la cité contre la conspiration annoncée, et d’ obtenir la garantie des dieux concernés. La suite des événements validera la démarche choisie. Le lien entre l’ assurance induite des sacrifices enfin accueillis par les dieux et la dénonciation du complot est marqué par l’ enchaînement des actions dans la phrase qui suit immédiatement : « Le sacrifice à peine achevé, moins de cinq jours après, quelqu’ un vient faire connaître aux éphores une conspiration [… ] ». L’ affaire tout entière, observée du point de vue d’ Agésilas, ressemble à une « épreuve probatoire » du nouveau roi, dont la désignation a donné lieu à un débat entre les partisans de Léotychidas soutenu par le devin Diopeithès, et ceux d’ Agésilas, soutenu par Lysandre. La révélation du complot est une réponse des dieux, notamment des Dioscures, aux sacrifices accomplis, et une confirmation de leur protection de la cité, étendue à son roi.

À côté des signes et des pratiques rituelles qu’ ils réclament, les discours des uns et des autres, par une rhétorique éprouvée, renvoient inlassablement aux règles fondamentales établies pour maintenir une juste relation aux dieux et dénoncent les manquements à ces règles et leurs conséquences, mises en évidence par la construction même du récit. À l’ occasion, de

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brèves interventions du narrateur soulignent les responsabilités de chacun des belligérants et éclairent les interventions divines et leurs modalités. Ainsi se met en place, de proche en proche, un mode de lecture des événements et de la gestion des pratiques religieuses qui suppose une conception, implicite ou explicite, selon les moments, des rapports entre le monde des hommes et le divin, et lie étroitement les pratiques religieuses et le politique.

III La piété en gestes et en discours

La première partie des Helléniques, dès l’ origine considérée

comme une continuation de l’ œ uvre de Thucydide15, a sans doute été terminée peu de temps après le retour de Xénophon d’ Asie, en 394. Athènes y est au centre du récit, depuis l’ affaire des Arginuses jusqu’ à la fin des Trente. Le livre I s’ achève sur un long chapitre qui met en scène la comparution devant l’ Assemblée d’ Athènes des stratèges vainqueurs aux Arginuses, accusés d’ avoir abandonné les hommes tombés à la mer. Malgré leurs protestations et une assemblée plutôt favorable, les manœ uvres se succèdent jusqu’ à la longue défense présentée par Euryptolémos. Il réclame des Athéniens « une conduite conforme aux lois humaines et divines (����������������������������������) [… ] pour ne pas faillir à la fois vis-à-vis des dieux et de vous-mêmes (���� ������ ��� ����� ������(� ������() ». Il les adjure de respecter dans leur jugement « la loi, les dieux et votre serment (������������������������������(��������� ��������(E ». Ils n’ ont fait que « subir la nécessité qui vient de la divinité (�!���������������������!�) ». Mais une dernière manœ uvre entraîne la condamnation et l’ exécution des six stratèges présents, malgré tous les efforts d’ Euryptolémos. Le châtiment est relaté sans commentaire dans le paragraphe final : c’ est le repentir des

15 Limitée aux yeux de la plupart des historiens aux deux premières parties, plus exactement aux livres I et II, 3-10. Cf. sur la question de la composition et de la date des différentes parties, J. DILLERY, op. cit., p. 12-15.

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Athéniens et la mort ignominieuse de Callixénos, exécré de tous (Helléniques, I, 7, 19-35).

Le même effet de sens par juxtaposition est obtenu au moment de la mort de Théramène. Théramène avait joué un rôle décisif dans l’ accusation des stratèges des Arginuses : c’ est lui qui avait conduit la délégation athénienne à Sparte au moment de la défaite, et avait convaincu l’ Assemblée athénienne d’ accepter les conditions spartiates et notamment la destruction des Longs-Murs. En avril 404, date de l’ entrée de Lysandre dans le port du Pirée, Xénophon, peut-on penser, est encore à Athènes, ce n’ est qu’ en 401 qu’ il consulte l’ oracle de Delphes avant de s’ embarquer pour rejoindre Proxène en Asie. Sans doute fait-il partie de ceux qui assistent « dans un grand enthousiasme » à la démolition des murs au son des flûtes et qui pensent « que ce jour marquait pour la Grèce le début de la liberté » (II, 2, 23). C’ est au paragraphe suivant qu’ est annoncé l’ établissement d’ un gouvernement de trente citoyens désignés par le peuple et chargé de rédiger une constitution « conforme à la tradition (��� �������������) ». Théramène en fait partie. Les premiers excès des Trente entraînent les premiers désaccords avec Critias. Bientôt Théramène est ouvertement accusé et, après un long plaidoyer, il est arrêté, hors de toute légalité. Réfugié sur l’ autel d’ Hestia, ses dernières paroles sont pour prendre à témoins les citoyens présents que « ces gens-là sont à la fois au dernier degré de l’ injustice envers les hommes, et au dernier degré de l’ impiété envers les dieux ». Mais il a beau supplier les hommes et les dieux, il est entraîné par Satyros et ses hommes et contraint à boire la ciguë, dont il jette la dernière goutte à Critias, par jeu, une sorte d’ invitation à le rejoindre bientôt. Ici se place une des rares interventions personnelles de Xénophon qui rend hommage au bon sens et à l’ esprit de Théramène au moment de mourir. C’ est un Théramène proche de celui que présente par ailleurs la Constitution d’Athènes d’ Aristote, modéré et partisan de la « constitution des ancêtres », pour reprendre la formule traditionnelle, que Xénophon oppose aux tyrans. Au chapitre précédent, on a vu que les adjurations d’ Euryptolémos étaient restées vaines et que, par une sorte de raccourci, la mort des

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stratèges avait été suivie de près par le repentir des Athéniens et la mention de la mort de Callixénos, l’ auteur de la proposition qui avait entraîné leur condamnation. Le même procédé est mis en œ uvre pour rapprocher de l’ exécution de Théramène, le retour de Thrasybule de Thèbes où il s’ était exilé et la prise de Phylé par les démocrates. Un bref paragraphe entre les deux épisodes, indique que les Trente, désormais, ne connaissent plus aucune mesure.

En face du comportement des Trente déchaînés, Thrasybule incarne la résistance, et son discours au moment d’ affronter dans un combat décisif les gens de la ville, devant le sanctuaire d’ Artémis de Munichie, est en quelque sorte une réponse à l’ appel aux dieux de Théramène. Notamment lorsque Thrasybule proclame : « Les dieux désormais combattent visiblement avec nous (���� ����� 9… : ������ ,��� !��(� �������� ������������) » (II, 4, 14). La dévotion du devin, dont la mort assure la victoire de son camp, intervient comme une confirmation de l’ implication des dieux, déjà manifeste dans la tempête de neige qui a favorisé la prise de Phylé par les démocrates exilés venus de Thèbes. Le dévouement du devin est authentifié à la fois par un mot de Xénophon (���� �#�������) et par une trace matérielle, un��������, son tombeau toujours visible : « Il disait vrai. Dès qu’ ils reprirent les armes, lui, comme mené par une destinée, bondit en tête et fond sur l’ ennemi qui l’ abat. Son tombeau se trouve à l’ endroit où la route traverse le Céphise ». Enfin, après la victoire sur les gens de la ville, le discours de Cléocritos, héraut des mystes, adressé au parti des Trente après la mort de Critias et de plusieurs autres chefs du parti, résonne comme une offre de réconciliation qui se réclame avant toute chose de l’ expérience religieuse commune : « Nous avons participé avec vous aux cérémonies les plus augustes du culte (��� !�����!�������������!�), aux sacrifices et aux fêtes les plus belles (����� ���!���� �������� �!�����!������������!�) [… ] » (II, 4, 20) avant d’ énumérer tous les éléments de la vie civique qui les unissent. L’ influence de ce discours est présentée par Xénophon comme décisive : « Les survivants des chefs que ces exhortations contribuèrent à décider, ramenèrent leurs hommes en ville ». Après quoi, désavoués par

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les Trois Mille qui les destituent, les survivants des Trente se retirent précisément à Éleusis, qu’ ils ont peu de temps auparavant vidée de ses démocrates. Ainsi Cléocritos est-il en quelque sorte la caution du sanctuaire qui se désolidarise des partisans de la tyrannie pour se présenter comme le porte-parole et le garant de la communication maintenue de la cité avec ses dieux :

« Au nom des dieux de nos pères et de nos mères, de nos relations de parenté (����������(), d’ alliance (���������() et d’ amitié (����� ���() 9… :, par égard pour les dieux et pour les hommes, cessez de mal agir envers la patrie, n’ obéissez plus aux Trente, les plus impies des hommes (�����!������() [… ]. Ce sont eux qui provoquent chez nous la guerre la plus affreuse, la plus pénible, la plus sacrilège, la plus odieuse aux dieux et aux hommes en nous opposant les uns aux autres » (II, 4, 21).

L’ épisode s’ achève lorsque les gens du Pirée, après que Pausanias a licencié son armée, montent en armes à l’ Acropole pour sacrifier à Athéna, là même où les Trente avaient fait déposer les armes retirées aux citoyens (II, 3, 20 et II, 4, 39). Lorsqu’ ils redescendent, les stratèges convoquent l’ Assemblée rétablie dans ses droits. La démocratie est rétablie et la cité peut recommencer à fonctionner selon ses lois. Dans les discours ce sont « les dieux » ou « la divinité » qu’ invoquent les personnages impliqués sans autre précision, les associant tous dans la préservation de la cité.

Dans ces deux épisodes se manifeste clairement un dispositif narratif dont Xénophon fait un grand usage. Ce sont les faits qui répondent à l’ appel aux dieux, contenu dans les propos de Théramène « suppliant les dieux et les hommes de jeter les yeux sur ce qui se passait ». Si, dans l’ immédiat, le Conseil ne bouge pas, terrorisé par le dispositif mis en place par Critias, la prise de Phylé et les événements qui suivent sont une réponse en action à l’ appel de Théramène et aux excès des Trente. La grosse chute de neige impromptue qui empêche les Trente d’ investir Phylé n’ est pas autrement commentée par Xénophon. C’ est Thrasybule qui, au moment d’ exhorter les démocrates devant Munichie, à

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l’ instant de la bataille décisive, livre son interprétation de l’ événement : « Les dieux maintenant combattent visiblement avec nous. En plein beau temps ils font la tempête, au moment où nous en avons besoin ». Qu’ il existe une sorte de justice immanente exercée par les dieux, désignés d’ une manière globale par le pluriel ou le singulier (« le dieu » ou « la divinité ») est ainsi suggéré par le récit et son organisation, quand ce n’ est pas explicitement postulé par le narrateur.

IV Les fautes de Sparte

Mais il arrive aussi que Xénophon renvoie explicitement à

l’ intervention des dieux et s’ implique dans l’ interprétation des événements. C’ est ainsi que le rôle et l’ intervention des dieux qui vont conduire à la perte de Sparte sont énoncés une première fois sous la forme d’ une loi générale, précisément juste après que Xénophon a conclu le chapitre 3 du livre V en soulignant comment Sparte a réussi à établir sa domination sur l’ ensemble des cités grecques : « Tout permettait de croire leur domination (���� � ���) absolument établie désormais, et de belle et solide façon (���!��(� ����� ��,��!��() ». L’ enchaînement est on ne peut plus clair et explicite :

« On pourrait, d’ une manière générale, citer bien d’ autres faits, chez les Grecs et chez les Barbares, pour prouver que les dieux n’ oublient pas ceux qui violent les lois divines et humaines (les impies et les criminels : �!���� ���������!������� �!��������������������!�). Mais je me contenterai du récit qui va suivre. Les Lacédémoniens, qui après avoir juré de laisser toutes les villes autonomes, s’ étaient emparés de l’ Acropole de Thèbes, reçurent leur première punition de ceux-là seuls qu’ ils avaient lésés, eux que personne n’ avaient jamais vaincus » (V, 4, 1)16.

16 Cf. J. DILLERY et son analyse dans le livre V des Helléniques de ce qu’ il appelle « the crimes of Sparta » (op. cit., p. 195-237).

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Ainsi est introduit l’ épisode qui raconte l’ expulsion de l’ Acropole de Thèbes de la garnison que les Spartiates y ont installée en 382, à la suite d’ un coup de main de Phoibidas (V, 2, 26-30). En 386, la Paix d’ Antalcidas avait garanti l’ autonomie des cités grecques « grandes et petites », mises à part les villes d’ Asie, revendiquées par le roi Artaxerxès ainsi que Clazomènes et Chypre, et les îles de Lemnos, Imbros et Scyros, laissées aux Athéniens. Les Lacédémoniens étaient donc liés par un serment et c’ est ce serment qu’ ils violent, en connaissance de cause, s’ exposant par là au châtiment divin. Le premier responsable de cette faute est Phoibidas, présenté par Xénophon comme un personnage qui n’ est « ni réfléchi ni très raisonnable » et qui se laisse facilement convaincre par un des deux polémarques à la tête chacun d’ une faction thébaine. Pour aggraver la faute aux yeux des dieux, à l’ impiété de la rupture du serment, s’ ajoutait le fait que l’ occupation de la Cadmée, l’ Acropole de Thèbes, profitait de ce que le Conseil avait lieu sur l’ Agora, à cause de la célébration des Thesmophories sur la Cadmée par les Thébaines. Or, si à son arrivée à Sparte, le polémarque trouve les éphores et la majorité des citoyens mal disposés, « car c’ était sans ordres de la cité que, dans la circonstance, il (Phoibidas) avait agi », bien vite il trouve un défenseur efficace en la personne d’ Agésilas qui retourne la situation en proposant d’ examiner les résultats pour décider de l’ opportunité d’ un châtiment. Devant l’ Assemblée, et fort de ce soutien implicite, le polémarque thébain a tôt fait de montrer que l’ occupation est tout à l’ intérêt de Sparte. « En entendant ces paroles, les Lacédémoniens décidèrent de garder l’ Acropole, puisque aussi bien elle se trouvait prise. » C’ est donc son collègue de la faction opposée qui sera jugé et exécuté. Quelle fut dans l’ affaire la part réelle d’ Agésilas ? Pour Diodore, Phoibidas avait suivi des ordres secrets du gouvernement spartiate. Pour Plutarque, ce serait Agésilas lui-même qui aurait conçu le projet. De fait, c’ est l’ ensemble de la cité qui se compromet en décidant, par un vote de l’ Assemblée, de garder l’ Acropole de Thèbes. Et c’ est, selon Plutarque, l’ exemple de Phoibidas, simplement condamné à une amende, qui entraîne Sphodrias à tenter à son tour une entreprise encore plus audacieuse en essayant de

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s’ emparer du Pirée17. Lui aussi fut acquitté et Xénophon souligne : « Beaucoup trouvèrent que ce fut là le procès le plus inique qui se tînt à Sparte » (V, 4, 24).

C’ est donc la première iniquité, l’ occupation de la Cadmée et la rupture du serment de 386, qui entraîne la première défaite des Lacédémoniens, « eux que personne n’ avait jamais vaincus », et une défaite ignominieuse puisqu’ il suffira du retour de sept bannis pour délivrer Thèbes et chasser honteusement la garnison spartiate18. La mise à mort de l’ harmoste réfugié à Sparte ne suffisant pas à laver l’ honneur de Sparte, on envoie en Béotie Cléombrotos qui s’ acquitte sans gloire de sa mission, le seul fait marquant de sa campagne étant une tempête extraordinaire, « que quelques-uns considérèrent comme un présage des événements futurs », et qui oblige ses soldats à déposer provisoirement leurs boucliers, incapables d’ affronter le vent en les portant. Déposer son bouclier, pour un hoplite, quel symbole, même si les soldats les récupèrent après la tempête (V, 4, 18).

Désormais, à la suite des deux épisodes de Phoibidas et de Sphodrias, les Spartiates ont affaire à la fois aux Thébains et aux Athéniens, alliés contre eux. Après des succès divers des uns et des autres sur terre et sur mer, Athéniens, Thébains et Spartiates envisagent des pourparlers de paix. En 371, s’ ouvrent à Sparte des négociations, à l’ initiative d’ Athènes, auxquelles Thèbes est conviée. Trois orateurs athéniens sont députés devant l’ Assemblée lacédémonienne : Callias, le porte-flambeau, Autoclès, l’ orateur, Callistratos, lui aussi réputé pour son talent oratoire. Tous trois plaident la paix. Callias avance comme argument les liens créés entre les deux cités d’ Athènes et de Sparte par Triptolème révélant à Héraklès les mystères sacrés de

17 La tentative se situe en 378. Voir l’ analyse de ce dernier coup de force (qui, lui, échouera) et le rapprochement avec l’ affaire de Phoibidas chez V. AZOULAY, « Un pardon laconique : l’ étrange acquittement de Sphodrias (378 av. J.-C.) », in Th. RENTET & E. SCHEID (eds.), Les politiques du pardon, Rennes, Presses universitaires de Rennes, à paraître. 18 En 382 av. J.-C.

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Déméter et Coré. Est-il possible que les dieux aient décidé qu’ il y aurait des guerres entre les hommes ? Dans ce cas, c’ est aux hommes à y mettre fin le plus tôt possible. Autoclès reproche aux Lacédémoniens de n’ avoir pas respecté l’ autonomie promise aux cités, et il cite l’ occupation de la Cadmée comme la preuve la plus claire de leur injustice. Callistratos à son tour souligne l’ injustice subie par les Thébains. L’ argument final sonne comme une mise en garde contre ce qui sera bientôt la situation même des Spartiates : « Ne jamais s’ engager dans un conflit tel qu’ il nous faille risquer le tout pour le tout, et profiter de ce que nous avons encore des forces et de la prospérité pour établir entre nous des liens d’ amitié réciproque » (VI, 3, 10 sq.). La paix est signée dans la foulée, mais les Thébains refusent de s’ y associer s’ ils ne peuvent la signer au nom des Béotiens, c’ est-à-dire si leur hégémonie sur les cités béotiennes n’ est pas reconnue. Dès lors, la source d’ un nouveau conflit se dessine. C’ est Sparte qui en sera l’ initiateur et la victime à l’ occasion de la bataille de Leuctres qui a lieu quelques mois seulement après la signature de la paix.

Dans le cadre de cette paix, signée en 371 (VI, 3, 18) entre les Lacédémoniens et leurs alliés d’ une part, Athènes et chacune des cités membres de la deuxième confédération d’ autre part, à l’ exception des Thébains, les belligérants se sont engagés entre autres choses à licencier leurs armées. Mais l’ Assemblée des Lacédémoniens, au lieu de congédier l’ armée stationnée en Phocide, donne l’ ordre à Cléombrotos qui la conduit, de marcher contre les Thébains. Xénophon présente la décision comme le résultat d’ un choix de l’ Assemblée qui réagit à une proposition de Prothoos. Sa proposition consiste à appliquer à la lettre dans un premier temps les dispositions du traité, soit, d’ abord licencier l’ armée, ensuite verser au temple d’ Apollon une contribution ; si quelqu’ une des cités ne respectait pas les décisions prises, alors il faudrait convoquer une nouvelle assemblée des cités concernées pour marcher contre la cité récalcitrante — le but étant de contenter à la fois les dieux et les cités. Mais l’ Assemblée lacédémonienne n’ est prête à aucune concession ni à aucun retard et refuse la proposition. Dès lors, aux yeux de Xénophon, elle prend la responsabilité de la suite : « Dès ce moment semble-t-il,

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la divinité (��������������) conduisit les événements » (VI, 4, 3). Ces événements aboutiront à la bataille de Leuctres.

V Vers la confusion finale

Cléombrotos entre en Béotie, et les deux armées,

lacédémonienne et thébaine campent face à face. Le récit de Xénophon montre Cléombrotos poussé à combattre à la fois par ses amis et ses ennemis. Il montre les Thébains également acculés au combat. Dès lors, comme à la veille de toutes les grandes batailles scellant le sort des belligérants, les signes s’ accumulent, ici en faveur des Thébains (VI, 4, 7). D’ abord un oracle rappelant une faute ancienne : un crime des Lacédémoniens coupables, selon une tradition, du viol et de la mort de deux jeunes filles. Leur tombeau devait voir la défaite des Lacédémoniens. Ensuite, une manifestation divine : l’ ouverture spontanée des portes des temples et l’ interprétation du prodige par les prêtresses qui y voient un signe de victoire. Enfin la disparition des armes déposées dans le temple d’ Héraklès suggérant la mobilisation du héros en faveur de Thèbes. Xénophon mentionne en cet endroit le scepticisme de « quelques-uns (����() », mais il ne le prend pas à son compte. Au contraire, il ajoute au tableau positif des Thébains celui des malchances qui s’ accumulent contre les Lacédémoniens : « En tout cas, quand il fallut se battre, tous les contretemps (������� ��������) étaient pour le Lacédémoniens, tandis que tout s’ arrangeait, y compris sous l’ effet de la chance (������������������), pour les autres » (VI, 4, 8). Le moment de la bataille, le vin bu au repas, le mouvement des commerçants, la mauvaise qualité de la cavalerie lacédémonienne, des troupes mal dirigées, tout se cumule pour rendre le désastre inévitable, et tout concourt à en faire porter la responsabilité aux Lacédémoniens. Le récit tout entier est construit comme s’ il était une illustration de la phrase qui montre l’ Assemblée refusant de suivre le sage discours de Prothoos qui conseillait de « s’ attirer la bienveillance des dieux », et donnant au contraire l’ ordre à Cléombrotos de marcher contre les Thébains (VI, 4, 2). Plutarque, dans sa Vie

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d’Agésilas (XXVIII, 1, 8), attribue au roi spartiate la décision de faire la guerre à Thèbes et on peut voir dans cette divergence le souci de Xénophon de défendre, une fois de plus, la mémoire de son héros. Plutarque développe, dans la Vie de Pélopidas, les signes défavorables qui auraient dû détourner les Spartiates d’ engager cette bataille. Il s’ étend longuement sur l’ oracle (ou les oracles) concernant les filles de Skédasos. La défaite de Leuctres est plus que la perte d’ une bataille. Elle signifie le début de la catastrophe qui va conduire à l’ abaissement définitif de Sparte. Dans l’ immédiat, les Spartiates envoient une armée de secours conduite par Archidamos, le fils d’ Agésilas malade. Les cités alliées s’ empressent de répondre à l’ appel, tandis qu’ Athènes refuse d’ écouter le héraut de Thèbes et que Jason dissuade les Thébains de pousser les Lacédémoniens à bout : « La divinité (������() aussi, à ce qu’ il semble, prend souvent plaisir à grandir les petits et à rapetisser les grands » (VI, 4, 23). D’ ailleurs Jason conseille aux Lacédémoniens de refaire leurs forces avant de tenter de nouveaux combats ; il pousse ainsi les uns et les autres à signer une trêve. Même après la signature, les polémarques, « plus confiants dans un départ secret que dans la trêve », se retirent de nuit pour rejoindre l’ armée d’ Archidamos et de là regagner Sparte.

La défaite de Sparte a deux conséquences lourdes pour l’ avenir de la cité. D’ abord l’ émancipation de Mantinée qui se fait contre la volonté de Sparte et, en même temps, la constitution de la Confédération arcadienne qui débouche aussitôt sur des divisions entre les cités concernées. Agésilas est envoyé contre l’ Arcadie, tandis que les gens de Mantinée marchent contre ceux d’ Orchomène. Des mouvements de troupes divers s’ achèvent avec le retour d’ Agésilas en Laconie (VI, 5, 21). De fait, les Arcadiens vont tout faire pour convaincre les Thébains d’ envahir la Laconie. Xénophon raconte les hésitations des Thébains, la mobilisation générale, les troupes ennemies en vue des temples les plus sacrés. Mais les Thébains hésitent semble-t-il à entrer dans la ville. Ils s’ éloignent après avoir pillé et brûlé. Les Athéniens, appelés au secours, envoient Iphicrate qui accompagne la retraite des Thébains. Une nouvelle conférence se

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tient à Delphes, avec l’ envoyé du Roi, mais elle n’ aboutira pas. Deux causes à cet échec, l’ une religieuse : les Thébains, leurs alliés et les Lacédémoniens « ne se mirent en aucune façon en rapport avec le dieu pour savoir comment on aurait la paix et s’ en rapportèrent à eux-mêmes pour délibérer» (VII, 1, 27), et l’ autre diplomatique : « les Thébains ne voulaient pas admettre que Messène fût sous la domination lacédémonienne ». C’ est la première fois que Xénophon mentionne Messène. Or, la libération de Messène et sa reconstruction avait été le principal résultat de la campagne d’ Épaminondas en 369. C’ est encore le refus de reconnaître l’ indépendance de Messène qui motive le refus de Sparte de s’ associer à la paix signée entre les Corinthiens et les Thébains un peu plus tard : « Quoi qu’ il plaise au dieu (�������5���!��"��!��"�,��������"E$ ils ne se résigneraient jamais à voir la ville qu’ ils avaient reçue de leurs pères, Messène, leur être enlevée » (VII, 4, 9).

L’ affrontement général qui va culminer à Mantinée se prépare peu à peu. Ce sont maintenant les Arcadiens et les Éléens qui s’ affrontent dans le sanctuaire même d’ Olympie et pendant les Jeux. Cependant les Thébains, sous le commandement d’ Épami-nondas, marchent contre l’ Arcadie, qui s’ est résolue à faire la paix avec les Éléens, renonçant par là à contrôler le sanctuaire de Zeus. « En effet, la présidence du sanctuaire de Zeus ne leur était en rien nécessaire ; bien au contraire, ils agiraient avec plus de justice et de piété en le restituant, quant au dieu, il serait, à leur avis, plus satisfait de cette façon » (VII, 4, 36). Il devient clair pour les cités que le but des Thébains est d’ affaiblir le Péloponnèse pour mieux le dominer. Tandis que les Arcadiens demandent du secours à Sparte et à Athènes, Épaminondas envahit le Péloponnèse et marche sur Sparte. La divinité ici se manifeste trois fois. D’ abord, c’ est grâce à une chance divine (����"� ������ ���� �") qu’ Agésilas est prévenu par un Crétois de l’ arrivée d’ Épaminondas aux environs de la cité et peut établir un minimum de détachements à la garde de Sparte vidée de ses défenseurs19. Épaminondas se heurte, en descendant dans la ville 19 Archidamos est parti au secours des Eléens (VII, 4, 20).

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à une centaine d’ hommes conduits par Archidamos : « pour ce qui survint ensuite, on peut penser que la divinité en fut cause (�� �������������� ����������������), on peut dire aussi qu’ à des hommes désespérés rien ne peut résister » (VII, 5, 12). C’ est une double lecture que Xénophon propose ici d’ un événement à deux faces, une face humaine et une face divine. Les deux ne s’ opposent pas mais au contraire se complètent selon l’ angle de lecture choisi. La troisième manifestation est plus explicite encore ; les Spartiates, vainqueurs dans un premier accrochage veulent pousser leur avantage, mais ils tombent alors sous les coups des Thébains : « Il était écrit d’ avance, semble-t-il, par la divinité (������ ������ �����), jusqu’ où la victoire leur était accordée » (VII, 5, 13).

La bataille se prépare devant Mantinée où la cavalerie athénienne est venue défendre les biens de ses alliés. Épaminondas choisit d’ affronter ses ennemis regroupés, pour sauver son honneur, dit Xénophon, après son recul devant une petite troupe à Sparte, et devant les cavaliers athéniens. Cependant Xénophon ne cache pas son admiration devant le grand chef militaire, la qualité de son armée et son génie de stratège, d’ où la description détaillée de son organisation sur le terrain. Le paradoxe est la façon dont sa victoire sur le terrain se change en « incertitude et en confusion » (�� ������������� ����, VII, 5, 26-27). Pour l’ historien, ici, il n’ y a plus de double lecture : c’ est la divinité qui l’ a voulu (������(�����!������������!����+++� ). En refusant une franche victoire et aux uns et aux autres, elle semble sanctionner les combats fratricides entre cités, en même temps que les fautes des Spartiates.

Les références au divin fonctionnent comme une sorte de sous-

texte, qui accompagne le récit des événements, éclaire les conduites politiques, en fournit un commentaire et propose une cohérence. S’ il condamne la démocratie athénienne « extrême », mise en scène dans le procès des stratèges de la bataille des Arginuses, Xénophon ne montre aucune complaisance envers les Trente qu’ il accable au contraire en donnant une place décisive au récit de l’ exécution de Théramène. C’ est ainsi que les discours de

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Thrasybule devant les gens du Pirée relayés par celui du héraut Cléocritos commentent et jugent le comportement tyrannique des Trente. Quant à la sympathie de l’ historien pour Sparte et pour ses valeurs traditionnelles, telle qu’ elle s’ exprime dans la République des Lacédémoniens puis dans l’ Agésilas, elle doit affronter la décadence de la cité et son échec en face de Thèbes et de ses alliés péloponnésiens. Après la victoire sur Athènes et la période de l’ hégémonie, vient l’ isolement progressif et pour finir, la défaite militaire de 371. Comment la grande cité rivale d’ Athènes a-t-elle pu s’ effondrer en quelques années ? La réponse suggérée par Xénophon est celle du châtiment divin, s’ abattant sur ceux qui ont oublié leurs valeurs de vertu et de piété. C’ est ce qu’ annonce le début du chapitre 4 du livre V, aussitôt après la conclusion du chapitre 3 qui entérinait le triomphe de Sparte : « Tout permettait de croire leur domination (� ���) désormais absolument établie ». Les fautes de Sparte, sanctionnées par la volonté divine ont conduit la cité à sa perte, comme les fautes de la démocratie athénienne, dont le procès des Arginuses constitue le sommet, ont amené la défaite de la cité impérialiste et l’ avènement des Trente, à leur tour condamnés par leurs excès tyranniques. À Mantinée, c’ est l’ ensemble des cités grecques affrontées que la divinité châtie en annulant les unes par les autres les victoires que revendique chaque camp et en multipliant au contraire l’ incertitude et la confusion (�� ������������� ����) dans toute la Grèce. Conclusion pessimiste : les différentes tentatives hégémoniques ont échoué, mais conclusion qui laisse ouverte la possibilité d’ une suite (« La suite, un autre se chargera peut-être de la traiter »). Ce n’ est pas la « fin de l’ histoire ».

CEA, 45 (2008) p. 109-128

Le daimonion et la megalêgoria de Socrate dans l’Apologie de Xénophon∗∗∗∗

LOUIS-ANDRE DORION Université de Montréal

Parmi les nombreuses questions que soulève l’ Apologie de Xénophon, l’ une des plus importantes, me semble-t-il, est celle du rôle que Xénophon attribue au signe divin de Socrate. Ce rôle est en réalité double, puisqu’ il concerne à la fois la préférence pour la mort que Socrate exprime avant même l’ ouverture de son procès et la �������� ���1 dont il fait preuve pendant son procès. Une fois que j’ aurai exposé et analysé l’ argumentation de Xénophon sur ces deux points — argumentation qui est encore largement incomprise et mésinterprétée — , j’ expliquerai pour quelles raisons Xénophon estime nécessaire de corriger le récit des autres Socratiques, notamment celui de Platon, qui ont également fait état de la �������� ����de Socrate.

∗ Le texte qui suit est la version française d’ une étude qui est parue en anglais sous le titre « The daimonion and the megalêgoria of Socrates in Xenophon’ s Apology », in P. DESTREE & N. D. SMITH (eds.), Socrates’ Divine Sign : Religion, Practice, and Value in Socratic Philosophy (= Apeiron 38, 2 (2005), p. 127-142. 1 Comme la signification du terme �������� ��� est controversée, je me contente pour le moment de le transcrire sans le traduire. L’ examen de ses occurrences dans le corpus de Xénophon (cf. infra, p. 000) permettra de mettre en lumière sa véritable signification.

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I Le signe divin, la mort et la �������� ����������� ����������� ����������� �������

En réponse à Hermogène qui s’ étonne de ce qu’ il n’ a pas songé

à préparer sa défense, Socrate souligne qu’ il a essayé à deux reprises de la préparer, mais que la divinité2 (��������������, § 4) s’ y est opposée chaque fois3. L’ explication que Socrate donne de cette opposition est que le dieu (�!I"��!I", § 5) considère qu’ il vaut mieux qu’ il meure maintenant, puisqu’ il sera ainsi à l’ abri des souffrances et des maladies qui forment le cortège de la vieillesse. Socrate fait donc comme si la signification de l’ intervention de son signe était parfaitement claire4 : si la divinité

2 J’ ai longuement exposé ailleurs (cf. L.-A. DORION, « Socrate, le daimonion et la divination », in J. LAURENT (ed.), Les dieux de Platon, Caen, Presses universitaires de Caen, 2003, p. 170-180) les raisons pour lesquelles l’ expression ���� ���������� ne désigne jamais, chez Xénophon, le signe divin de Socrate, mais plutôt la divinité qui lui envoie ce signe. 3 Dans le passage parallèle des Mémorables (IV, 8, 5), Socrate se contente d’ observer que le signe divin s’ est opposé à ce qu’ il prépare sa défense. Pourquoi, dans l’ Apologie, le signe divin a-t-il dû se manifester deux fois ? Est-ce à dire que Socrate a passé outre la première interdiction, ou encore qu’ il en a mésinterprété la véritable signification, auquel cas il ne serait pas, en ce qui concerne les conclusions qu’ il tire des manifestations de son signe, aussi infaillible que le prétend Xénophon (cf. Mémorables, I, 1, 4-5 ; Apologie, 13) ? C’ est peut-être pour éliminer ce qui ressemble à une maladresse que le passage parallèle des Mémorables (IV, 8, 5) a supprimé la mention de deux interventions du signe divin (cf. H. VON ARNIM, Xenophons Memorabilien und Apologie des Sokrates, Copenhague, Host, 1923, p. 34). Sur cette différence entre les deux versions, voir aussi M. JOYAL, « “ The Divine Sign did not oppose Me ” : A Problem in Plato’ s Apology ? », in Idem (ed.), Studies in Plato and the Platonic Tradition. Essays Presented to John Whittaker, Aldershot, Ashgate Publishing Ltd, 1997, p. 43-58 (ici, p. 56 n. 29) et P. PUCCI, Xenophon. Socrates’ Defense, Amsterdam, A. M. Hakkert, 2002, p. 25. 4 Les hommes pieux, chez Xénophon, reçoivent toujours des signes clairs de la part des dieux (cf. L.-A. DORION, op. cit., p. 177-180).

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se manifeste pour l’ empêcher de préparer sa défense, c’ est qu’ elle juge qu’ il est temps pour lui de quitter la vie. Suivant l’ interprétation spontanée que Socrate donne de l’ interdiction divine de préparer une défense, ce sont les dieux qui ont décidé que l’ heure était venue pour lui de mourir. Le choix de la mort, de préférence à une existence qui deviendra tôt ou tard un pénible fardeau en raison de la déchéance physique (§ 6), n’ est pas à interpréter comme une confirmation de la bassesse morale et de la lâcheté de Socrate, mais bien comme le signe éclatant de la bienveillance des dieux à son endroit, et de la faveur insigne qu’ ils lui accordent5. Cette interprétation est d’ ailleurs confirmée par le texte parallèle des Mémorables, IV, 8, 1, où Xénophon répond à ceux qui seraient tentés de conclure, de ce que Socrate n’ a pas échappé à la condamnation à mort, qu’ il mentait lorsqu’ il parlait du daimonion. Car si le signe divin est une manifestation de la bienveillance des dieux à l’ endroit de Socrate, et que malgré l’ intervention du signe avant le procès, Socrate n’ a pas échappé à la mort, ne faut-il pas en conclure qu’ il mentait lorsqu’ il parlait du daimonion6 ? Je souligne au passage que ce n’ est pas la

5 « The Socrates of the Defence does have eminently acceptable reasons for courting death. The poets had long agreed on the merits of an easy death over the miseries of old age », V. GRAY, « Xenophon’ s Defence of Socrates : The Rhetorical Background to the Socratic Problem », CQ 39 (1989), p. 136-140 ; ici, p. 139. Voir aussi O. GIGON, « Xenophons Apologie des Sokrates, I », MH 3 (1946), p. 235 et 240. 6 Selon T. C. BRICKHOUSE & N. D. SMITH, « “ The Divine Sign did not oppose Me ” : A problem in Plato’ s Apology », Canadian Journal of Philosophy 16 (1986), p. 511-526, ici, p. 517 n. 11 : « Xenophon defends the silence of Socrates’ daimonion, as showing that Socrates’ condemnation was really for the best given his age, at Mem. 4.8.1 ». Voir aussi, des mêmes auteurs, Socrates on Trial, Oxford, Oxford University Press, 1989, p. 242 n. 48 et M. JOYAL, op. cit., p. 54-55. Or Xénophon n’ affirme pas, en Mémorables, IV, 8, 1, que le daimonion est demeuré silencieux. Xénophon cherche plutôt à défendre Socrate contre ceux qui tirent argument de sa condamnation à mort pour soutenir que Socrate mentait lorsqu’ il affirmait qu’ un signe divin le prévenait à l’ avance de ce qu’ il devait faire ou éviter de faire. Si Socrate a été

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première fois que Xénophon cherche à défendre Socrate contre une accusation de mensonge et d’ imposture relative à son signe divin. Au livre I des Mémorables, Xénophon insiste sur le fait que Socrate aurait été accusé de mensonge et d’ imposture si les conseils qu’ il avait donnés à ses compagnons, sur la foi de son signe, s’ étaient révélés inappropriés. Or ce ne fut jamais le cas (cf. I, 1, 4-5). De même, la condamnation à mort n’ est pas à interpréter comme la confirmation que Socrate mentait lorsqu’ il parlait de son signe, ou encore que les dieux n’ étaient pas bienveillants à son endroit, puisque l’ intervention du signe avant son procès avait justement pour but de lui signifier que la vie n’ avait plus rien de bon à lui offrir et qu’ il était temps pour lui de mourir. La mort de Socrate n’ est donc pas le « signe » que les dieux l’ ont abandonné, mais bien, au contraire, la preuve qu’ ils lui accordent la faveur de mourir à un moment propice et de la façon la plus douce (cf. Apologie, 7).

À la faveur de l’ opposition du signe divin à ce qu’ il prépare sa défense, Socrate s’ aperçoit que la mort est désormais préférable à la vie et c’ est aussi pourquoi il décide d’ avoir recours à la �������� ���. Au début de l’ Apologie, Xénophon établit un lien étroit entre la �������� ��� de Socrate au cours du procès, et sa conviction que la mort était désormais préférable à la vie :

« Il me semble qu’ il serait bien aussi de rappeler comment Socrate envisagea sa défense et sa mort, quand il fut cité en justice. Il est vrai que d’ autres ont écrit à ce sujet et qu’ ils ont tous fait état de sa �������� ���, ce qui prouve qu’ il s’ est réellement exprimé de cette façon ; mais il est un point qu’ ils n’ ont pas mis en lumière, c’ est qu’ il estimait dès lors que la mort était pour lui préférable à la vie, en sorte que sa �������� ��� paraît un peu inconsidérée. Mais Hermogène, qui fut son ami, nous a rapporté sur lui des détails qui démontrent que cette �������� ��� était

condamné à mort, malgré l’ intervention de son signe avant le procès (cf. IV, 8, 5), il ne faut pas en conclure que Socrate mentait ou encore que les dieux l’ avaient abandonné.

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conforme à son intention » (Apologie, 1-2, trad. Chambry modifiée).

Comme Socrate ne peut pas se défendre, il ne lui resterait plus qu’ à provoquer ses juges, comme si la �������� ��� était le plus sûr moyen d’ obtenir la condamnation à cette mort qu’ il appelle désormais de ses vœ ux. Selon cette lecture de l’ Apologie, qui est la plus répandue mais qui n’ en est pas moins fausse, l’ alternative qui se présente à Socrate est le choix entre une défense de type rhétorique qui lui permettra d’ être acquitté, et une surenchère d’ arrogance qui le fera condamner à mort. Mais est-il bien vrai, ainsi que le soutiennent de nombreux commentateurs, que Socrate ne se défend pas7 ? Lorsque Hermogène lui demande ce qu’ il va dire pour sa défense, Socrate répond qu’ il a passé toute sa vie à la préparer, en évitant de commettre une injustice (§ 3). Comment peut-on douter que Socrate se soit défendu alors que Xénophon affirme clairement, dans les Mémorables (IV, 8, 1), que Socrate « s’ est mérité la gloire en faisant preuve de force d’ âme, puisqu’ il a prononcé la défense (�����������+++����!��) la plus vraie (����������), la plus libre et la plus juste prononcée par un homme » ? Cette défense est « la plus vraie » précisément parce qu’ elle est conforme à la vie que Socrate a menée, et elle se présente, chez Xénophon, sous la forme du rappel insistant que Socrate a toujours vécu dans le respect des lois et qu’ il n’ a jamais fait de tort à personne8.

7 C’ est d’ ailleurs en vertu de cette conviction que Socrate ne se défend pas que plusieurs interprètes ont soutenu que le titre Apologie de Socrate ne convenait pas du tout à l’ opuscule de Xénophon (cf. U. VON WILAMOWITZ-MÖLLENDORFF, « Die xenophontische Apologie », Hermes 32 (1897), p. 99-106 (ici, p. 99) ; O. GIGON, op. cit., p. 219 ; H. R. BREITENBACH, « Xenophon von Athen », RE (IX), A2, 1967, col. 1569-2052, ici, col. 1888). De même, E. EDELSTEIN (Xenophontisches und platonisches Bild des Sokrates, Diss. Berlin, 1935, p. 150 n. 25) oppose le Socrate de Xénophon, qui a renoncé avant même le début du procès à se défendre, au Socrate de Platon, qui se défend sans parvenir à convaincre ses juges. 8 Cf. Apologie, 25 et le passage parallèle de Mémorables, I, 2, 62-63.

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Assez curieusement, la défense fondée sur l’ ergon (= la vie) n’ est pas conçue comme une forme de logos, comme le montre l’ objection qu’ Hermogène adresse à Socrate, après que celui-ci lui eut dit qu’ une vie conforme à la justice constitue la plus belle défense : « Ne vois-tu pas que les tribunaux athéniens, induits en erreur par un discours (����!"), ont souvent fait mettre à mort des innocents et ont souvent absous des coupables qui les avaient apitoyés par leurs discours (��� ���I� ������) ou qui leur avaient parlé avec grâce ? » (Apologie, 4, trad. Chambry modifiée). L’ objection d’ Hermogène vise à rappeler qu’ une défense fondée sur l’ ergon est condamnée à l’ échec et que seule une défense soutenue par le logos a des chances de succès, puisque les tribunaux condamnent des innocents qui ont répugné à se défendre par le moyen du logos, et acquittent des coupables dont le logos enjôleur s’ est substitué à la réalité de leur vie crapuleuse9. Il ne fait aucun doute que Socrate présente une défense, mais, assez paradoxalement, celle-ci n’ est pas considérée comme un logos. Socrate refuse lui-même de considérer sa défense comme un logos, sans doute, comme le donne à penser le § 8, parce qu’ une défense sous forme de logos se présente nécessairement comme un discours rhétorique, avec tout ce que cela suppose de procédés malhonnêtes pour obtenir le résultat escompté, en l’ occurrence l’ acquittement de Socrate : « C’ est donc avec raison, poursuivit-il, que les dieux se sont opposés à ce que j’ envisage un discours (������), quand nous pensions devoir chercher à tout prix (���������(�� �����) les moyens d’ échapper à une condamnation » (Apologie, 8, trad. Chambry modifiée).

La �������� ��� de Socrate doit justement être comprise en fonction de sa volonté de présenter une défense qui se limite au rappel de la vie exemplaire qu’ il est persuadé d’ avoir menée. Mais que faut-il entendre au juste par� �������� ��� ? Nous devons nous efforcer de préciser la signification de ce terme, car sa mécompréhension engage à son tour la mésinterprétation du

9 Cf. H. R. BREITENBACH, op. cit., col. 1889 : « In Hermogenes’ Replik wird knapp darauf hingedeutet, daß vor Gericht der logos des Angleklagten wichtiger sei als sein ergon ».

LE DAIMONION ET LA MEGALEGORIA DE SOCRATE 115

skopos de l’ Apologie de Xénophon. Le terme �������� ��� est plutôt rare : on n’ en compte aucune occurrence chez Platon, et seulement huit chez Xénophon, dont trois dans l’ Apologie10. L’ examen de ces huit occurrences révèle que l’ emploi du terme �������� ��� est ambivalent, puisque, même s’ il a une connotation qui est péjorative11, il exprime parfois une attitude qui reçoit l’ approbation de Xénophon. Ainsi Xénophon loue-t-il deux de ses principaux héros (Cyrus et Agésilas) de ne pas être eux-mêmes des hommes ��������� ��, tout en reconnaissant que la �������� ��� est parfois appropriée et qu’ elle ne mérite pas le blâme12. Si l’ on y réfléchit bien, la même ambivalence caractérise le cas de Socrate. Comme l’ Apologie est le seul dialogue où

10 Cf. Cyropédie, IV, 4, 3 ; VII, 1, 17 (bis) ; Anabase, VI, 3, 18 ; Agésilas, VIII, 2 ; Apologie, 1 ; 2 (bis). Comme le souligne H. RICHARDS avec justesse (« The Minor Works of Xenophon. Apologia Socratis », CR 12 (1898), p. 193-195, ici p. 193), le terme �������� ��� est caractéristique de la langue de Xénophon, car ce terme est très rare en grec classique (cf. Eschyle, Sept contre Thèbes, 565 ; Euripide, Héraklès, 356). 11 Le seul emploi clairement péjoratif se trouve dans l’ Anabase : « Et peut-être que c’ est la divinité qui mène ainsi les choses : les gens qui font preuve de �������� ���, elle tient à les humilier, parce qu’ ils ont une trop haute idée d’ eux-mêmes » (VI, 3, 18). 12 Cf. Cyropédie, IV, 4, 1-3 ; VII, 1, 17 ; Agésilas, VIII, 2-3 ; Cf. P. VANDER WAERDT, « Socratic Justice and Self-sufficiency. The Story of the Delphic Oracle in Xenophon’ s Apology of Socrates », OSPA 11 (1993), p. 1-48, ici, p. 17 : « Hence it would appear that megalêgoria, although in general an objectionable trait, is appropriate in certain circumstances when the agent’ s assertion of exceptional claims can have morally beneficial effects ». V. GRAY, op. cit., p. 137 : « Xenophon saw megalêgoria (lit. “ big talk ”) as a fault of character associated with self praise, the antithesis of the good grace he so admired in Agesilaus of Sparta. Yet even he recognised that on certain occasions it could be appropriate. This must be such an occasion, for Socrates talks very big in the Defence ». — Pour une autre interprétation du caractère ambivalent de la��������� ���, cf. P. PUCCI, op. cit., p. 22-25, qui ne tient cependant pas compte des autres occurrences de ce terme dans les écrits de Xénophon.

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Xénophon attribue à Socrate une attitude empreinte de �������� ���, on peut en déduire qu’ il n’ était pas ��������� �� en temps normal et que s’ il le fut à l’ occasion de son procès, c’ est que les circonstances le justifiaient. Si la �������� ��� consiste à se louer soi-même et à s’ attribuer, avec une certaine emphase, des qualités ou des exploits, elle s’ apparente à la vantardise, ce qui explique qu’ il est préférable, en temps normal, de ne pas être ��������� ��. Mais rien n’ empêche qu’ en certaines occasions l’ on puisse être justifié de revendiquer ouvertement les mérites que l’ on possède réellement, auquel cas il est permis de se vanter. Tel est bien, semble-t-il, le cas des héros de Xénophon : de façon générale, ce ne sont pas des vantards qui font constamment étalage de leurs vertus, de leurs mérites et de leurs exploits, mais si les circonstances l’ exigent, ils n’ hésiteront pas à revendiquer haut et fort leurs qualités. Comme la �������� ��� ne désigne pas tant le ton adopté par celui qui parle, que le fait même de s’ attribuer ouvertement de grands mérites, c’ est le terme « vantardise »13 qui paraît le plus adéquat pour traduire �������� ���. Dans la mesure où la �������� ��� consiste à se louer soi-même pour les vertus et les mérites que l’ on croit posséder, et où Socrate, par ailleurs, ne veut ni ne peut se défendre autrement qu’ en insistant sur l’ exemplarité de sa vie, la �������� ��� qu’ il affiche à son procès n’ est pas autre chose qu’ une forme de vantardise qui a pour but d’ exalter l’ ergon de sa vie.

La �������� ��� ne doit donc pas être comprise comme une stratégie suicidaire que Socrate choisit, à la façon d’ un moyen, pour obtenir le résultat recherché, soit sa condamnation à mort. Cette interprétation, qui est très répandue, semble confirmée par le § 32 de l’ Apologie : « Quant à Socrate, en faisant son propre éloge devant le tribunal (�����������������������������), il souleva

13 Je suis en cela l’ exemple des traducteurs et des commentateurs anglophones qui proposent de traduire �������� ���� par « boastfulness » (cf. L. R. SHERO, « Plato’ s Apology and Xenophon’ s Apology », CW 20 (1927), p. 107-111, ici, p. 108 ; P. VANDER WAERDT, op. cit., p. 14).

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l’ envie et inclina les juges à le condamner » (trad. Chambry légèrement modifiée). Il est tentant de considérer, à la lecture de ce passage et du premier paragraphe de l’ Apologie, que Socrate a choisi, parmi les différentes stratégies qui s’ offraient à lui, celle qui lui paraissait la plus efficace pour atteindre son objectif : être condamné à mort. Si tel est le « calcul » de Socrate, sa stratégie prête le flanc à toutes les critiques qui lui ont été adressées14. Mais ce n’ est pas ainsi, me semble-t-il, que l’ on doit comprendre le choix de la �������� ���15. Comme Socrate a dû renoncer, en

14 Cf., entre autres, G. VLASTOS, Socrates : Ironist and Moral Philosopher, Ithaca (N.Y.), Cornell University Press, 1991, p. 291 : « it is clear that if SocratesX, believing himself, as he does, to be completely innocent of all the charges (Mem. 4.8.9-12 [sic] ; Ap. of Socrates 10-13), had chosen to provoke the court by the “ haughty tone ” of his speech to vote for his conviction, he would have willfully connived at a grave miscarriage of justice ». Dans le même sens, T. C. BRICKHOUSE & N. D. SMITH (op. cit., p. 61) affirment : « Xenophon’ s Socrates purposefully forfeited his case » ; des mêmes auteurs, voir aussi The Philosophy of Socrates, Boulder (Co.), Westview Press, 2000, p. 39-40 : « According to Xenophon, others who had written about Socrates’ defense failed to explain Socrates’ haughtiness, his megalêgoria, before the jury. The explanation, says Xenophon, is that Socrates wanted to alienate the jury to insure that they would vote to condemn him, for in that way, he could escape the ravages of old age. [...] But it is impossible to see how the person Xenophon describes in Apology, who puts his desire to die to escape the infirmities of old age ahead of exhorting others to pursue virtue, would have won the devotion of so many young philosophers. Unless it can be shown how manipulating the jury into putting him to death somehow serves the aims of virtue, Xenophon’ s account of the stance Socrates took at his trial and why he took it is not to be believed ». Cette interprétation erronée de la �������� ��� de Socrate est déjà présente chez A. BUSSE, « Xenophons Schutzschrift und Apologie », RhM 79 (1930), p. 215-229 (ici, p. 228-229). 15 Cf. L. R. SHERO, op. cit., p. 109 : « I feel sure that we caricature Xenophon’ s thought if we say that he represents Socrates as deliberately provoking the jury for the purpose of getting himself condemned to death ».

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raison de l’ interdiction du daimonion, à la préparation d’ une défense de type rhétorique (§ 8), et qu’ il sait très bien, par ailleurs, que seuls les procédés de la rhétorique lui permettraient d’ apitoyer les juges et de les disposer favorablement à son endroit, il ne lui reste plus qu’ à se défendre sans artifice, en exaltant l’ ergon d’ une vie conforme à la justice, en revendiquant fièrement les vertus et les mérites qui sont les siens. La �������� ��� n’ est donc pas une tactique suicidaire16 parmi d’ autres, à laquelle Socrate a recours, en vertu d’ un calcul cynique, pour obtenir sa condamnation à mort, mais le seul mode de défense sur lequel peut compter celui qui a renoncé à la rhétorique, qui se méfie de l’ elenchos et qui croit sincèrement à l’ exemplarité de sa vie. La �������� ��� est à proscrire de façon générale, mais Xénophon considère qu’ elle est indiquée et justifiée dans certains cas, dont celui du procès de Socrate, puisqu’ elle permet à Socrate de revendiquer ses principales vertus et d’ insister sur le caractère exemplaire de sa vie. La méprise des interprètes vient de ce qu’ ils croient, à tort, que Socrate a complètement renoncé à se défendre et que la� �������� ���, entendue à tort comme « arrogance » et « provocation », n’ est rien d’ autre qu’ une tactique mise en œ uvre dans le seul but de provoquer les juges et de les inciter à se prononcer en faveur de la condamnation à mort17. Si la� �������� ��� est néanmoins une cause (indirecte) de la condamnation à mort de Socrate, ce n’ est pas en tant qu’ elle est une stratégie ourdie dans le dessein de provoquer les juges, mais parce que les juges, qui sont habitués à 16 Selon plusieurs commentateurs (R. E. ALLEN, Socrates and Legal Obligation, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1980, p. 35 ; T. C. BRICKHOUSE & N. D. SMITH, op. cit., 1989, p. 60-62 ; G. VLASTOS, op. cit., p. 292), le Socrate de Xénophon se serait ni plus ni moins servi du processus judiciaire pour se suicider. Une telle interprétation repose sur une mécompréhension de la �������� ���. 17 Cf. J. BURNET, Plato : Euthyphro, Apology of Socrates and Crito, Oxford, Clarendon Press, 1924, p. 65-66 : « So he [scil. Xénophon] excogitated the theory that Socrates deliberately provoked his condemnation in order to escape the troubles of old age, such as blindness, deafness, and loss of memory ». Cf. aussi supra, n. 14.

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se laisser attendrir et flatter par les artifices de la rhétorique, ne supportent pas qu’ un homme qui risque la mort leur tienne tête en assumant pleinement son existence entière et en refusant de s’ abaisser à mendier la prolongation de son existence : « si je dois indisposer le jury en déclarant tous les avantages que je crois avoir obtenus des dieux et des hommes, ainsi que l’ opinion que j’ ai de moi-même (��� ��... �� ����������I), j’ aime mieux mourir que de mendier bassement la faveur de vivre encore et de gagner ainsi une existence bien pire que la mort » (Apologie, 9, trad. Chambry). Ce passage démontre hors de tout doute que l’ intention de Socrate n’ est pas de manipuler les juges dans le but d’ obtenir sa condamnation, mais d’ exposer sans détour l’ opinion qu’ il a de lui-même et de faire état des faveurs dont les dieux l’ ont gratifié.

L’ opposition du daimonion à ce qu’ il prépare une défense de type rhétorique (§ 8) a donc incité Socrate à faire preuve de �������� ���, c’ est-à-dire à se vanter ouvertement, au tribunal, de ses mérites et de ses vertus. C’ est grâce à l’ intervention du daimonion que Socrate réconcilie le logos (non rhétorique) de sa défense et l’ ergon de sa vie.

II

Le passage parallèle de l’Apologie platonicienne (41d)

Selon Xénophon, les autres récits de la défense de Socrate n’ ont pas mis suffisamment en lumière que Socrate considérait que la mort lui semblait désormais préférable à la vie, de sorte que sa �������� ��� paraît inconsidérée (§ 1). La raison de cette préférence est clairement exposée au § 6, alors que Socrate brosse un sombre tableau de ce que lui réserve la vieillesse. La question se pose évidemment de savoir si Xénophon songe à Platon, au § 1, lorsqu’ il fait référence à ceux qui ont fait état de la �������� ��� de Socrate à l’ occasion de son procès, mais qui n’ ont pas suffisamment justifié cette façon de parler18. Je

18 Bien que cette position ne fasse pas l’ unanimité, plusieurs commentateurs admettent volontiers la possibilité que Xénophon, dans

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m’ efforcerai de montrer, dans ce qui suit, que nous avons d’ excellentes raisons de croire que Xénophon cherche à corriger, sur ce point, le récit de l’ Apologie platonicienne (désormais ApologieP) et que cette « correction » concerne surtout le rôle du signe divin de Socrate.

Le passage de l’ ApologieP qui s’ apparente le plus à la position développée par Xénophon est 41d, qui est la conclusion d’ une section (40c-41e) où Socrate expose les raisons pour lesquelles la mort n’ est pas un mal. Au terme de sa démonstration, Socrate affirme :

« Mais vous aussi, juges, il vous faut être pleins de confiance devant la mort, et bien vous mettre dans l’ esprit une seule vérité à l’ exclusion de toute autre, à savoir qu’ aucun mal ne peut toucher un homme de bien ni pendant sa vie ni après sa mort, et que les dieux ne se désintéressent pas de son sort. Le sort qui est le mien aujourd’ hui n’ est pas non plus le fait du hasard (��������I�����������) ; au contraire, je tiens pour évident qu’ il valait mieux pour moi mourir maintenant et être libéré de tout souci (������ ���� ��I����� ����� ���I��$� ����� ����� �������������� ����������� � ������!�� ��������� �&�� ���). Voilà pourquoi le signal ne m’ a, à aucun moment, retenu (��������I��������������������I������ �#������������I��) » (trad. Brisson).

Ce passage (41d) partage trois éléments en commun avec l’ Apologie de Xénophon (désormais ApologieX) : 1) Socrate tient pour évident qu’ il vaut désormais mieux mourir

et être délivré de tout souci. 2) Socrate est convaincu que les dieux veillent sur l’ homme de

bien et que sa mort imminente est un signe de leur bienveillance.

son Apologie, s’ efforce de répondre à Platon (cf. J. BURNET, op. cit., p. 65 ; E. EDELSTEIN, op. cit., p. 150 n. 25 ; R. E. ALLEN, op. cit., p. 34-35 ; V. GRAY, op. cit., p. 138 ; G. VLASTOS, op. cit., p. 292 n. 159 ; P. VANDER WAERDT, op. cit., p. 1 et 13-19).

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3) Socrate voit dans l’ attitude de son signe divin une confirmation que la mort est un bienfait des dieux et qu’ elle est désormais préférable à la vie.

Commençons par l’ examen du point 1). À première vue, la position du Socrate de Platon (désormais SocrateP) semble très proche de celle qui est exprimée par le Socrate de Xénophon (désormais SocrateX) : s’ il vaut mieux mourir maintenant et être délivré des pragmata, c’ est probablement parce que la vie n’ a plus que des maux à lui offrir19. Mais avant de conclure que la position de SocrateP est identique à celle de SocrateX, assurons-nous que l’ expression ����������� � ������!� peut signifier « être délivré des maux de la vieillesse ». L’ enjeu est de taille : si telle est bien la signification de cette expression, la position de Platon s’ apparente à celle de Xénophon ; sinon, la raison pour laquelle SocrateP préfère la mort est irréductible à celle qui est invoquée dans l’ ApologieX. J. Burnet, qui fut l’ un des critiques les plus méprisants à l’ endroit de Xénophon20, ne s’ y est pas trompé. L’ expression ����������� � ������!� ne peut pas, selon lui, vouloir dire « être délivré des maux de la vieillesse », car sinon la position de Platon serait alors identique à celle de Xénophon : « I cannot believe that it refers to the troubles of old age, as Riddell suggests. That is Xenophon’ s idea, not Plato’ s »21. J. Burnet se refuse à croire que l’ expression ����������� � ������!� désigne la délivrance des maux de la vieillesse pour la simple raison que c’ est là la position de Xénophon ; or comme J. Burnet 19 Le rapprochement entre la position de Platon et celle de Xénophon est proposé, entre autres, par J. RIDDELL, The Apology of Plato, Oxford, Clarendon Press, 1867, p. 99 n. 20 : « The wants and hardships of old age. Cf. Xen. Apol. 32 ». Cf. aussi L. BRISSON, Platon : Apologie et Criton, Paris, GF Flammarion, 1997, p. 159 n. 329. 20 Cf. J. BURNET, Greek Philosophy : Thales to Plato, Londres, Macmillan, 1914, p. 150 : « It is really impossible to preserve Xenophon’ s Sokrates, even if he were worth preserving ». Étant donné que J. Burnet considère que le Socrate historique est identique à SocrateP, il n’ est pas étonnant qu’ il ne reconnaisse aucun intérêt à SocrateX. 21 Op. cit., n. 20, p. 171 ad 41d 4.

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n’ a que mépris pour SocrateX, il exclut a priori la possibilité que SocrateP exprime la même position. Selon J. Burnet, l’ expression ����������� � ������!� désignerait plutôt les peines et les responsabilités liées à la mission divine de Socrate : « almost “ to rest from my labours ”, though the phrase is quite colloquial »22. Outre que le mépris de J. Burnet pour Xénophon relève du préjugé et qu’ il n’ est pas un argument, son interprétation de l’ expression ����������� � ������!� est invraisemblable, car on s’ imagine mal que Socrate, qui se dit prêt à mourir plutôt que de renoncer à sa mission divine (28d-29a), puisse préférer ici la mort à la poursuite de sa mission divine. Au reste, la position de J. Burnet a été réfutée par S. R. Slings23.

Rien ne s’ oppose donc à ce que l’ expression ������������ ������!� signifie « être délivré des troubles de la vieillesse »24. Doit-on s’ offusquer, comme J. Burnet, de ce que SocrateP ait pu penser une telle chose ? Autrement dit, la perspective d’ échapper aux maux de la vieillesse est-elle une considération indigne de SocrateP ? Les dialogues de Platon comptent au moins quatre passages où SocrateP reconnaît

22 Op. cit., n. 20, p. 171 ad 41d 4. 23 « <S>ince death is a good thing for Socrates, more precisely a minor good thing according to his scale of values, there is no reason why we should deny, with Burnet, that � ������� refers to the troubles of old age, which are a minor evil. It seems entirely wrong to me to explain � �������� as a reference to the constant exertions demanded by the divine mission : by examining others Socrates is also examining himself and therefore taking care of his soul — to be rid of that trouble is not better for him in any way. The phrase recurs Rep. III 406e3, where it is also used for someone who gets rid of illness by dying (������������� ������!�� ���������). Burnet mistakenly claims that the phrase is colloquial: it occurs quite frequently in comedy, but also in the Orators (Lys. XXV, 12; XXIX, 10; XXXII, 23; Dem. I, 8; IV, 13; XXXVI, 2; XLVII, 5; four times in the other Orators) », E. DE STRYCKER & S. R. SLINGS, Plato’ s Apology of Socrates, Leiden, Brill, 1994, p. 395. Les notes qui portent sur la dernière partie du texte (40a 5-42a 5) ont été entièrement rédigées par S. R. SLINGS (cf. p. XII). 24 Cf. M. JOYAL, op. cit., p. 55.

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ouvertement que le mauvais état du corps peut faire en sorte que la mort soit préférable à la vie25. À la lumière de tous ces passages, il ne semble plus permis de mettre en doute que SocrateP ait pu soutenir, à l’ exemple de SocrateX, que la mort est préférable à une existence accablée par les maladies et les souffrances.

Examinons maintenant les deux autres éléments communs à Platon et à Xénophon que j’ ai relevés en 41d, soit 2) la bienveillance des dieux à l’ endroit de Socrate, et 3) l’ attitude de son signe divin. En fait, ces deux éléments sont étroitement liés l’ un à l’ autre, puisque c’ est l’ attitude du signe divin qui permet à Socrate de déterminer si les dieux sont bienveillants, ou non, à son endroit. En 41d, le résultat du deuxième vote, qui le condamne à mort, est déjà connu de Socrate. De ce que son signe habituel n’ est pas intervenu une seule fois au cours du procès, Socrate conclut que ce qui lui arrive n’ est pas un mal (40a-c). Comme les dieux ne sont pas indifférents au sort de l’ homme de bien, et qu’ aucun mal ne peut toucher un homme de bien pendant sa vie ou après sa mort (41c-d), ils seraient intervenus si la mort était un mal ; or ils ne sont pas intervenus, ainsi que l’ atteste le silence du signe divin, de sorte que la mort n’ est pas un mal. Il est clair que Socrate doit interpréter26 le silence du signe qui lui est coutumier, c’ est-à-dire qu’ il doit s’ efforcer d’ en découvrir la raison. Comme le signe ne s’ est pas fait entendre au cours d’ un procès où Socrate a choisi, au risque de sa vie, de se défendre au mépris de l’ usage le plus courant et le plus efficace, ce silence requiert une interprétation. Il est également significatif que l’ allusion au silence du signe se situe à la fin du procès (40a-b, 41d) : a) au cours même du procès, Socrate ne peut pas présumer que

le signe demeurera silencieux, puisqu’ il ne peut pas avoir

25 Criton, 47d-e ; Gorgias, 505a et 512a ; République, IV, 445a. 26 Comme le signe est une forme de divination (cf. 40a 4 : ��������), ses interventions requièrent toujours une interprétation. Ainsi Socrate doit-il interpréter les mobiles de son intervention pour l’ empêcher de faire de la politique (31c-e).

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l’ entière certitude qu’ il se défendra correctement jusqu’ à la fin. Comme, en d’ autres circonstances, le signe l’ a souvent fait taire au beau milieu de ses propos (40b), il pouvait intervenir à tout moment au cours du procès. Socrate doit donc attendre la conclusion du procès pour interpréter les raisons de la non-intervention de son signe.

b) Comme la référence au signe se situe à la fin du procès, l’ attitude provocatrice de Socrate est indépendante de sa préférence pour la mort.

En effet, comme Socrate conclut à la fin du procès, sur la base du silence de son signe pendant toute la durée du procès, qu’ il vaut sans doute mieux pour lui mourir, ce ne peut pas être cette préférence pour la mort qui préside à son attitude provocatrice pendant le procès. Autrement dit, la ligne de défense arrêtée par Socrate, et dont il pressent d’ emblée qu’ elle sera perçue comme de l’ arrogance et de la provocation27, est appliquée sans qu’ il ait l’ assurance qu’ elle ne sera pas, au cours du procès, désapprouvée par son signe divin. L’ on pourrait m’ objecter que si SocrateP n’ est en réalité ni arrogant ni provocateur au cours de son procès, il devient du coup impossible de soutenir, comme je le fais, qu’ il ne peut pas s’ autoriser de son signe divin pour provoquer les membres du tribunal. Or il n’ est pas nécessaire de trancher cette question pour justifier la pertinence et le bien-fondé de l’ interprétation qui est ici défendue. Il me suffit en effet de rappeler que Socrate reconnaît lui-même à trois reprises (cf. note 27) que son discours devant le tribunal est perçu comme une forme d’ arrogance et de provocation28. Or s’ il sait que tel est l’ effet de son discours, et qu’ il refuse néanmoins de renoncer à cette forme de discours, c’ est donc sans la caution de son signe divin qu’ il adopte une stratégie qui aura pour effet de braquer les

27 Cf. Apologie, 20e ; 34c-d ; 36d-37a. 28 Cf. G. DANZIG, « Apologizing for Socrates : Plato and Xenophon on Socrates’ Behavior in Court », TAPhA 133 (2003), p. 281-321 : « At the very least, Socrates was thought to have spoken arrogantly at his trial, and such perceptions are worth taking seriously » (ici, p. 287).

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juges et qui risque de lui aliéner une majorité des membres du tribunal.

C’ est précisément pour cette raison que Xénophon considère que la �������� ��� de Socrate, telle qu’ elle est dépeinte dans l’ ApologieP, risque de paraître irréfléchie. Étant donné que SocrateP ne peut pas affirmer avant la fin du procès que la mort est désormais préférable, puisque le bien-fondé de cette affirmation dépend de l’ attitude du signe divin et que celui-ci peut se manifester à tout moment entre le début et la fin du procès, son attitude provocatrice au cours du procès n’ apparaît pas, contrairement à la �������� ��� de SocrateX, comme une conséquence de l’ invitation à quitter la vie que les dieux lui ont adressée avant même l’ ouverture du procès. Et comme l’ attitude provocatrice de SocrateP lui a certainement aliéné de nombreux juges, au point même que sa proposition d’ être nourri au Prytanée (36d-37a) en a peut-être incité plusieurs, qui avaient dans un premier temps voté pour l’ acquittement, à voter en faveur de la peine de mort lors du second vote, et alors même que Socrate ne pouvait pas encore avoir l’ assurance que la mort était désormais préférable à la vie, sa �������� ��� risque d’ apparaître, selon le mot de Xénophon, « irréfléchie » (�, ������� �, § 1). Je ne puis donc pas suivre P. Vander Waerdt lorsqu’ il affirme, immédiatement après avoir cité 41d, que Socrate « does explain the form of his speech to the jury — i.e. his failure to offer the kind of defence that would be forensically most effective — in terms of his antecedent decision to die »29. Outre que 41d ne comprend aucune justification de la ligne de défense adoptée par SocrateP, ce dernier n’ a pas conçu la forme de son discours (« form of his speech ») en fonction de sa décision préalable de quitter la vie, puisque non seulement il n’ y a aucune trace d’ une telle décision, mais, plus fondamentalement, la forme du discours présenté au procès s’ explique plutôt par la volonté de Socrate de

29 Op. cit., p. 18-19. Cf. aussi p. 19 n. 58 in fine : « [...] Plato’ s Socrates expresses a preference for death as a release from troubles in his third speech (41d), and accounts for the form of his speech in terms of this preference [...] ».

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se montrer fidèle, jusqu’ à la fin, à la vie qu’ il a menée. La forme de son discours devant le tribunal est en effet celle-là même qu’ il a pratiquée en tant que philosophe : il se défend comme il a vécu, c’ est-à-dire comme il a pratiqué la philosophie. Enfin, si Socrate conclut à la fin du procès que la mort est désormais préférable à la vie, c’ est précisément parce que son signe divin est demeuré silencieux au cours du procès. Comme cette conclusion dépend de l’ attitude du signe divin, Socrate ne pouvait pas la formuler avant la fin du procès, ni a fortiori avant son ouverture. Il est d’ ailleurs significatif que P. Vander Waerdt ne prend pas en considération l’ attitude du signe divin lorsqu’ il interprète 41d et le passage parallèle qui se situe au début de l’ ApologieX. Certes, il observe que « Plato, Ap. 40a-c, attests to the influence of the daimonion on his strategy only after his conviction »30. Il m’ apparaît toutefois abusif de parler d’ une influence du signe divin sur la « stratégie » de Socrate dans la mesure où il élabore sa stratégie — qui consiste uniquement, rappelons-le, à ne pas parler autrement qu’ à son habitude — indépendamment de toute manifestation du signe, et sans avoir l’ assurance que le signe ne désavouera pas cette stratégie. En revanche, le signe divin influence directement la stratégie de SocrateX, puisque c’ est à la suite des deux interventions du signe, avant le procès, que SocrateX renonce à préparer une défense rhétorique et décide de faire preuve de �������� ���. P. Vander Waerdt perd de vue cette différence fondamentale lorsqu’ il affirme que « both the Platonic and Xenophontic Socrates cite the daimonion in justifying his stance before the jury »31. La référence au signe divin, dans le cas de SocrateP, ne peut être qu’ une justification rétrospective d’ une stratégie mise au point indépendamment de toute influence du signe divin, alors que SocrateX s’ autorise directement des deux interventions du signe divin avant le procès pour justifier son changement de stratégie, en l’ occurrence l’ abandon d’ un logos rhétorique au profit de la �������� ���.

30 Op. cit., p. 22 n. 66. 31 Op. cit., p. 25 n. 72.

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En 40a, SocrateP constate que dans le temps qui a précédé le procès, le signe divin s’ est manifesté fréquemment pour s’ opposer à ses entreprises, y compris celles de peu d’ importance. Pourquoi ces interventions à répétition pour s’ opposer à des activités banales et inoffensives ? Nous n’ en savons rien. SocrateP cherche manifestement à opposer ces interventions répétées, avant le procès, au silence de la voix divine pendant le procès, silence qu’ il interprète comme une approbation de sa défense et comme une indication, puisqu’ il a été condamné à mort malgré une défense qui agréait aux dieux, que la mort n’ est pas à craindre pour l’ homme de bien. Il est tentant de considérer que Xénophon cherche à éclaircir un point qui demeure obscur dans le récit de Platon, à savoir la raison des fréquentes manifestations du signe divin avant le procès : ce n’ est pas le silence du signe divin qui témoigne de la bienveillance des dieux, mais bien ses deux manifestations avant le procès pour empêcher Socrate de préparer sa défense et pour lui signifier que les dieux lui réservent une mort « opportune » (§ 7) qui lui épargnera le cortège des maux qui accompagnent la vieillesse.

Il me reste à examiner, en terminant, un « détail » qui renforce

l’ hypothèse que le reproche que Xénophon adresse à Platon concerne surtout le fait que Socrate semble se rendre compte après coup, c’ est-à-dire après sa condamnation à mort, que la mort est désormais préférable à la vie. Cette opposition risque de passer inaperçue dans le passage de l’ ApologieX qui semble faire écho à une affirmation de SocrateP. La parenté de formulation entre 41d et le § 1 est frappante : de même que SocrateP affirme qu’ il tient pour évident qu’ il vaut mieux mourir maintenant et être délivré des maux de la vieillesse (���� ��I����� ����� ���I��$� ������������������������������������ ������!������������&�����), de même SocrateX estime désormais que la mort est pour lui préférable à la vie (���������������!I"������I������ ��!��� �����&�������I� ������ �������). L’ évidente parenté de formulation ne doit toutefois pas masquer une différence qui me paraît déterminante, à savoir que la référence temporelle de l’ adverbe ���� n’ est pas du tout la même chez les deux auteurs. Alors que ���� renvoie chez

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Xénophon à un temps qui précède le procès, la même expression désigne, chez Platon, un moment qui se situe après la conclusion du procès. Cette différence résume à elle seule l’ essentiel de ce que Xénophon reproche à Platon : si la préférence pour la mort se fonde sur le silence du signe divin pendant le déroulement du procès, SocrateP ne pouvait pas savoir avant la fin du procès que la mort était désormais préférable à la vie, de sorte que son attitude provocatrice au cours du procès, qui lui a certainement aliéné plusieurs juges, risque de paraître « irréfléchie ».

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CEA, 45 (2008) p. 129-149

Xénophon et le récit onirique∗∗∗∗

PIERRE PONTIER Université Paris-Sorbonne

À la fin de la Cyropédie, dans ses derniers instants, Cyrus

exhorte ses enfants à bien se conduire après sa mort. Il tient des propos sur l’ immortalité de l’ âme qui peuvent sembler surprenants dans le contexte de l’ œ uvre, mais qui ne dépareraient pas forcément dans un passage du Phédon. L’ âme, selon Cyrus, ne meurt pas quand elle est délivrée du corps : elle reste invisible alors que les éléments du corps retournent à leur matière originelle et commune. À cette conception dualiste de l’ homme, Cyrus ajoute l’ argument suivant :

« Ayez dans l’ esprit que si rien des choses humaines n’ est plus proche de la mort que le sommeil, l’ âme de l’ homme s’ y révèle alors divine au plus haut point, alors elle a un pressentiment de l’ avenir : alors, à ce qu’ il semble, elle est le plus libérée » (Cyropédie, VIII, 7, 21)1.

Comme l’ âme de Cyrus se perpétue par-delà la mort de son corps, ses deux enfants sont invités à la respecter, dans une prière qui n’ est pas sans rappeler les derniers propos de Socrate à ses

∗ Cet article s’ inscrit dans le prolongement d’ une communication inédite faite à l’ Association pour l’ Encouragement des Études Grecques. J’ avais alors tiré profit des remarques de Paul Demont et Edmond Lévy, que je remercie. 1 Les traductions de Xénophon sont personnelles ; dans les autres cas, et sauf indication contraire, nous citons les traductions de la Collection des Universités de France.

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disciples2. L’ ultime discours de Cyrus est provoqué par un songe prémonitoire sur lequel nous reviendrons, et que l’ on peut rapprocher des songes de Socrate dans le Criton et au début du Phédon.

Pourtant, sur la question du songe, Xénophon ne présente pas la piété socratique de la même façon que Platon. Le Socrate de Platon admet à plusieurs reprises avoir des songes de source divine qui lui prescrivent ce qu’ il a à faire (Apologie, 33c) ; il rapporte lui-même ses rêves au début de deux dialogues (Criton, 44a-b ; Phédon, 60d-61c). Le Socrate de Xénophon, au contraire, est fort discret sur la question. Il n’ évoque pas de songe personnel, et le nombre d’ allusions au songe est fort limité. De plus, aucune mention de songe ne figure dans la partie historique de l’ œ uvre de Xénophon, dans les Helléniques, voire dans l’ Agésilas3. En revanche, Xénophon est le premier prosateur à rapporter sa propre expérience onirique dans l’ Anabase. Son attitude à l’ égard du songe est donc plus complexe qu’ il n’ y paraît à première vue : elle pourrait peut-être nuancer l’ image simple que l’ on se fait parfois de la piété du personnage4.

I

Songe et ,����,����,����,���� : la voix du dieu

Xénophon n’ utilise le récit onirique que dans certains cas très circonscrits, ce qui peut s’ expliquer en partie par la façon dont on conçoit le songe à son époque. Le songe peut être un signe

2 Phédon, 107c-d ; 115b. 3 Ainsi, le songe d’ Agésilas à Aulis rapporté par Plutarque (Agésilas, 6-11) n’ est mentionné ni dans les Helléniques, ni dans l’ Agésilas. 4 Sur la piété de Xénophon dans l’ Anabase, voir R. PARKER, « One Man’ s Piety : The Religious Dimensions of the Anabasis », in R. LANE FOX (éd.), The Long March. Xenophon and the Ten Thousand, New Haven, Yale University Press, 2004, p. 131-153 ; et de façon plus générale H. BOWDEN, « Xenophon and the Scientific Study of Religion », in C. J. TUPLIN (ed.), Xenophon and His World, Stuttgart, Steiner, 2004, p. 229-246.

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d’ origine divine que l’ on doit interpréter et dont on doit savoir tenir compte. Comme le vol des oiseaux par exemple, et à la différence de l’ oracle, il survient de façon inopinée ; il joue un rôle essentiel dans les rites incubatoires sur lesquels nous avons de nombreux témoignages5. Mais à l’ époque de Xénophon, on donnait parfois aussi aux songes une origine purement humaine, en particulier en cas de maladie, ou tout simplement en constatant que les actions accomplies pendant le jour influencent ce dont on rêve pendant la nuit. Ce questionnement sur l’ origine du songe apparaît dès Hérodote dans la bouche d’ Artabane, à propos des rêves de son neveu Xerxès : « Ce qui d’ ordinaire hante en songe sous forme de visions est ce à quoi on pense pendant le jour » (VII, 16). Cette idée assez rationaliste trouve des prolongements dans le corpus hippocratique ainsi que dans un traité aristotélicien6. Toutefois, une fois confronté aux mêmes visions 5 Voir par exemple E. J. EDELSTEIN & L. EDELSTEIN, Asclepius. A Collection and Interpretation of the Testimonies, Baltimore, John Hopkins Press, 1975 (1945), p. 221-237 et L. R. LIDONNICI, The Epidaurian Miracle Inscriptions, Atlanta, Scholars Press, 1995. À propos du songe dans l’ Antiquité en général, sans entrer dans le détail d’ une bibliographie pléthorique, citons une synthèse récente de B. NÄF, Traum und Traumdeutung im Altertum, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2004 (ch. I-III surtout, p. 50-52 sur Xénophon) et la bibliographie en ligne de G. WEBER, http://www.gnomon.ku-eichstaett.de/dreams/index.html. 6 Voir [Hippocrate], Du Régime IV, 88, 1 (CUF = LITTRE VI, 642) : « Tous les rêves qui répètent pendant la nuit les actions ou les intentions du sujet, tout à fait comme elles ont été faites ou pensées pendant le jour, à propos d’ une affaire convenable, tous ces rêves sont bons pour le sujet ». Le traité hippocratique admet aussi l’ existence de songes divins. Voir Hérodote, VII, 16 ; R. THOMAS, Herodotus in Context, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 266. Cf. aussi Aristote, De la divination dans le sommeil, 463a 23-30 : « Mais en vérité il n’ est pas absurde que certaines représentations qui se montrent durant le sommeil soient causes d’ actions propres à chacun de nous. De même que, en effet, sur le point d’ accomplir un acte, et pendant que nous l’ accomplissons et après que nous l’ avons accompli, nous y pensons souvent et le faisons dans un songe véridique (la cause, c’ est que le

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que son neveu, Artabane change d’ avis et admet l’ origine surnaturelle du rêve. De fait, Hérodote admet le songe prémonitoire comme élément de causalité historique7 : à ses yeux, nul ne peut s’ opposer à la réalisation d’ un songe. À l’ inverse, Thucydide n’ accorde aucune place au songe dans le récit historique et le Xénophon des Helléniques, qui n’ hésite pourtant pas à rapporter bon nombre de sacrifices et de signes religieux8, s’ inscrit de ce point de vue dans sa continuité.

En revanche, conformément à l’ image de piété que l’ auteur s’ est forgée, le rêve est dans d’ autres œ uvres mentionné parmi les signes divins qu’ il faut absolument prendre en compte. Dans un passage souvent cité du traité sur Le Commandant de Cavalerie, les songes (����� ���) font partie des signes qui révèlent un message d’ origine divine, au même titre que les victimes sacrificielles (��� ����), les oiseaux (��!������), les présages (,������)9. L’ énumération de ces quatre signes se retrouve dans les écrits socratiques de Xénophon, avec quelques variations.

On peut tout d’ abord rappeler un passage du Banquet (IV, 48), au cours duquel Hermogène défend une position traditionnelle relativement à la mantique :

mouvement se trouve préparé par les éléments recueillis pendant le jour) de même inversement il est nécessaire que les mouvements qui ont lieu dans le sommeil soient souvent principes d’ actions accomplies pendant le jour : c’ est que l’ idée de ces actions a déjà été préparée dans les représentations de la nuit ». 7 Voir E. LEVY, « Le rêve chez Hérodote », Ktèma 20 (1995), p. 19 et p. 24-25 sur les rêves de Xerxès et d’ Artabane, et sa conclusion p. 26 : « Ainsi le rêve, comme les oracles, s’ intègre dans la philosophie fataliste d’ Hérodote, pour qui les hommes ne sauraient empêcher ce qui doit arriver ». 8 Voir le relevé de ces signes par C. J. TUPLIN, The Failings of Empire, A Reading of Xenophon’ s Hellenica 2.3.11-7.5.27, Stuttgart, Steiner, 1993, p. 215 (VII). 9 Hipparque, IX, 9 : les dieux « savent tout et avertissent, selon leur bon vouloir, au moyen des signes tirés des victimes, des oiseaux, des présages et des songes (������ ����������������!�����(���������,��������������� ����) ».

XENOPHON ET LE RECIT ONIRIQUE 133

« Or, ces dieux omniscients tout autant qu’ omnipotents sont à ce point mes amis que grâce à leur sollicitude (�����������������������) ils ne me perdent jamais de vue, ni de nuit, ni de jour, où que j’ aille, quoi que je sois sur le point d’ accomplir. En outre, comme ils prévoient ce qui va découler de chaque acte, ils me signifient en m’ envoyant comme messagers des paroles, des songes, des oiseaux, ce que je dois faire ainsi que ce que je ne dois pas faire (��������������������������������������,���������������������������!������������������������������ �����������) ; de mon côté, quand je leur obéis (����!���), je ne m’ en repens jamais ; mais il m’ est déjà arrivé un jour de ne pas les croire (����������), et j’ en ai été puni. Et Socrate répondit : “ eh bien, là-dessus, il n’ y a rien d’ incroyable (���������������) ; toutefois, pour ma part, ce que j’ aurais du plaisir à apprendre, c’ est la façon dont tu les honores pour t’ en faire de tels amis ” ».

La relation qu’ Hermogène établit avec les dieux est une relation fondée sur la �������, ce que souligne Socrate dans sa réponse en faisant un jeu de mots. Il s’ agit d’ une confiance coercitive, bâtie sur une réciprocité de l’ ����������, thème longuement développé dans l’ Économique10. La confiance et l’ amitié des dieux n’ est garantie que si on les honore par des prières et des sacrifices. Socrate approuve les propos d’ Hermogène et sa conduite morale ; le jeu de mots en dépit de sa légèreté apparente pourrait bien avoir des visées apologétiques proches des propos de Socrate dans l’ Apologie (12-13). C’ est une façon pour Socrate de montrer

10 Économique, IV, 6 ; VII, 31. Voir K. JOËL, Der echte und der Xenophontische Sokrates, I, Berlin, Heyfelder, 1893, p. 82-83 n. 4, qui traite longuement de la piété de Xénophon : « Xenophon nimmt die Weissagungen seiner Träume mit kindlicher Gläubigkeit entgegen ». Voir aussi le commentaire de B. HUß, Xenophons Symposion. Ein Kommentar, Stuttgart-Leipzig, Teubner, 1999, p. 296-297, qui ne mentionne cependant pas le jeu de mots de Socrate sur �������� par rapport aux verbes �������� et ��������� (voir pourtant Cyropédie, III, 1, 26).

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sa foi en ce que vient de dire Hermogène, notamment sur les signes divins — tout en montrant peut-être par son impatience et par son questionnement que le discours d’ Hermogène ne présente encore rien de nouveau. Il serait partiellement erroné d’ assimiler la position de Socrate à celle d’ Hermogène, comme on est tenté parfois de le faire. Que leurs points de vue soient proches, c’ est probable ; mais quelle serait l’ utilité du discours de Socrate dans le Banquet s’ il venait à reprendre simplement la position d’ Hermogène ? Sans doute peut-on retrouver dans ce passage des idées chères à Xénophon11, sans oublier qu’ Hermogène n’ est — au mieux — que son porte-parole ou son intermédiaire.

C’ est dans ce passage du Banquet que se trouve la seule occurrence du mot ���������12. Dans la Cyropédie, en dehors du songe de Cyrus, les allusions sont indirectes. Ainsi, lorsque Cyrus prie Zeus, le Soleil et tous les dieux, juste après le songe prémonitoire de sa mort, il les remercie de lui avoir montré « par des sacrifices, par des signes célestes, des oiseaux et des présages ce qu’ il fallait faire ou ne pas faire » (������������ ���� ����� ������ ����� ����� ��� �� �������� ���������� ����� ��� ��!������� ����� ���,�����������@��� ���������������������������� ����, Cyropédie, VIII, 7, 3). La formulation est identique à celle du passage du Banquet ; elle induit le même rapport de ������� entre l’ homme et

11 C’ est la position péremptoire de F. OLLIER, l’ éditeur du Banquet dans la Collection des universités de France (Paris, Les Belles Lettres, 1961, p. 61 n. 1, avec un beau lapsus : « c’ est évidemment le pieux Xénophon qui s’ exprime par la bouche d’ Hermocrate [sic] »). Voir aussi la bonne analyse du passage par T. CALVO-MARTINEZ, « La religiosité de Socrate chez Xénophon », in M. NARCY et A. TORDESILLAS (eds.), Xenophon et Socrate, Paris, Vrin, 2008, p. 57-58, qui assimile peut-être un peu trop la piété d’ Hermogène à la « religiosité conventionnelle que Xénophon attribue à Socrate ». 12 Voir toutefois Anabase, VII, 8, 1, pour une autre occurrence incertaine du terme (P. MASQUERAY, ad loc. dans son édition de l’ Anabase, Paris, Les Belles Lettres, 1931, note complémentaire p. 189).

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le dieu. Mais on notera que par-delà les « signes célestes »13, c’ est le terme de ,����, le « présage » au sens (étymologique) de « parole » d’ origine divine, qui rend compte du songe de Cyrus14. De même, dans l’ Apologie, la ,����� fait partie des différents avertissements divins ; elle est mise sur le même plan que les oiseaux, les « rencontres fortuites » (����������) et les devins. Aux yeux de Socrate, tous ces signes, que tout le monde admet et distingue ne sont en réalité que l’ expression d’ une « voix » divine (�����... ,!���, Apologie, 12), ce qui lui permet de justifier sa conception du ����������, juste avant d’ invoquer la parole oraculaire d’ Apollon. Tout comme au début des Mémorables15, il n’ y a pas de distinction apparente entre les différentes manifestations de « paroles » divines, qu’ elles apparaissent en état de veille ou pendant le sommeil, sous la forme d’ oracle par exemple, de voix intérieure, ou de songe. Le terme ,���� permet donc à Xénophon de rapprocher un certain nombre de signes divins traditionnels de la conception socratique du ����������16. Mais de façon révélatrice, comme on l’ a vu, Xénophon ne limite pas cet usage aux écrits socratiques, tout en se réservant aussi le droit de distinguer dans d’ autres contextes ,���� et ���� 17.

II

Xénophon et l’expérience personnelle du songe

Si Xénophon semble parfois mettre les songes sur le même plan que d’ autres signes divins, il omet aussi souvent de les 13 L’ expression renvoie plutôt aux éclairs et au tonnerre qui ont accompagné favorablement le départ de Cyrus ; voir les paroles de Cambyse, Cyropédie, I, 6, 2 (����� ������(��������(). 14 Voir P. CHANTRAINE, DELG, s.u. ,����. 15 Voir aussi Mémorables, I, 1, 3, et L.-A. DORION, ad loc. dans son édition des Mémorables, Paris, Les Belles Lettres, 2000, notes complémentaires 12 à 15, p. 52-55. 16 Voir L.-A. DORION, « Socrate, le daimonion et la divination », in J. LAURENT (ed.), Les dieux de Platon, Caen, Presses universitaires de Caen, 2003, p. 169-192 (surtout p. 187-188). 17 Voir les deux exemples cités de l’ Hipparque et du Banquet.

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mentionner18. C’ est probablement parce que le songe est à ses yeux une expérience unique : le récit onirique fait figure d’ exception remarquable dans le corpus. Or c’ est un songe qui déciderait du destin de Xénophon et du sort de l’ expédition de l’ Anabase. Il survient précisément à un moment critique, après la mort des stratèges grecs, alors que l’ armée grecque se trouve isolée en territoire ennemi et dépourvue de chefs. Il suit de peu dans le récit la présentation de Xénophon et des circonstances de son départ, sa fameuse consultation de l’ oracle de Delphes et les reproches de Socrate au retour de son disciple : ce dernier n’ avait posé qu’ une question partielle au dieu sans lui demander s’ il devait partir ou non. Cette juxtaposition des signes religieux par le récit est délibérée.

Xénophon partage alors l’ état d’ esprit de démoralisation des soldats (��� ���, III, 1, 11) au point d’ éprouver comme eux des difficultés à s’ endormir (III, 1, 3 ; III, 1, 11). Voici le récit du songe :

A �� ���� �@� ������� ���!��� ��&���� ���� +� >��� ��� ���!��"�� ������(����������(��������(������������(��������� !�"����������$���������������������������������+�� ����,���(��@����(������� �$�������������� �����"��������� �����������$������ ��� ������(� !5�� ����� ���������(� ,!��(� ������ ��� 6 ���(��������� ���� �;� ����"� ���� ����� �,��������$� ����� ����� 6 ���(� ������������!(��������� ������������!��"���&���$������!"����������������������� ���� ���� $� ���� ��� ��������� ��� ������ �������!�$����@���� ������������������������!����� �!����: « Ayant brièvement trouvé le sommeil, il vit un songe. Il lui sembla que la foudre, au milieu du tonnerre, s’ abattait sur sa maison paternelle et qu’ elle l’ embrasait tout entière. Terrifié, il s’ éveilla sur-le-champ ; et d’ un côté, il jugeait le songe de bon augure, puisque au milieu des épreuves et des dangers il lui avait semblé voir une grande lumière venir de Zeus ; mais d’ un autre côté il avait aussi peur, puisque c’ est Zeus-Roi qui lui semblait être à l’ origine du songe, et qu’ en outre c’ est en cercle que le brasier semblait luire : il avait

18 Voir par exemple Cyropédie, I, 6, 44 : �� ������ ���� ����������!�����.

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peur de ne pas pouvoir sortir du pays du Roi et d’ y être retenu de tous côtés par des obstacles » (Anabase, III, 1, 12).

Le songe présente un caractère effrayant, conforme en somme au sens originel des mots ���� , ����� ��, ����� ��, qui « ont d’ abord désigné un rêve d’ avertissement, de menace, avant de pouvoir désigner toute sorte de rêve »19. Xénophon est très attaché dans les deux récits oniriques à cette dimension du songe. La nature de cette vision et la réaction d’ effroi qu’ elle suscite en lui peuvent expliquer qu’ il ne rapporte pas ce signe divin à des troupes déjà aux abois.

La foudre, logiquement associée à Zeus, est un signe onirique ambigu difficile à interpréter20. Quant à la menace d’ incendie qui pèse sur la « maison paternelle », elle peut représenter une vacance de la figure paternelle, afin que Xénophon se décide à prendre ses responsabilités21. Du reste, ce dernier procède à une onirocritique raisonnée sans avoir recours à un devin. Son interprétation hésite entre deux solutions, l’ une encourageante, puisqu’ elle suppose la protection de Zeus, l’ autre plus inquiétante. La première s’ appuie cependant sur un jugement (��� ����), l’ autre sur un sentiment, la crainte (�,��������), qui s’ explique par la détresse matérielle de l’ armée grecque.

19 Voir M. CASEVITZ, « Les mots du rêve en grec ancien », Ktèma 7 (1982), p. 67-73, p. 70, qui rappelle aussi en note que selon Hésiode (Théogonie, 211 sq.), la race des Rêves est issue de la Nuit, frères de Mort, Trépas et Décès. Voir aussi l’ étude très descriptive de R. FERNANDEZ GARRIDO & M. A. VINAGRE LOBO, « La terminologia griega para “ sueño ” y “ soñar ” », CFCl 13 (2003), p. 69-104 (p. 71-72 sur les trois familles lexicales). 20 Artémidore, II, 9, consacre un très long développement à la foudre : tout dépend de l’ endroit où elle tombe, du rang social du rêveur foudroyé, etc. 21 C’ est l’ interprétation récente qu’ en propose V. AZOULAY, Xénophon et les grâces du pouvoir. De la charis au charisme, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004, p. 343-345. Zeus-Roi suggèrerait à Xénophon « l’ accession à une figure paternelle ».

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La difficulté de l’ interprétation pourrait être due au désarroi du rêveur, ce dont Xénophon est bien conscient, mais aussi au manque d’ autres signes concordants, ce que le futur lui donnera. C’ est pourquoi la première interprétation du rêve ne peut être juste que si le rêveur reprend courage et recouvre sa raison. Dans l’ organisation du récit, c’ est la violence de cette vision qui déclenche la réflexion, transcende et transforme le soldat encore passif en chef. La présence d’ une vision allégorique s’ explique donc par le désir de faire de Xénophon un commandant tourné vers la réflexion et l’ action22. L’ interprétation du rêve débouche sur une réflexion (�������) qui prend la forme exceptionnelle dans l’ Anabase d’ un monologue intérieur :

« Aussitôt, dès qu’ il s’ éveilla (������ �), une réflexion (�������) d’ abord lui tombe (���������) sous le sens : “ Qu’ est-ce que je fais là étendu ? C’ est que la nuit avance ; et en même temps que le jour, il est probable que les ennemis seront là. [...] ” » (III, 1, 13).

Dans le récit, la réflexion remplace l’ interprétation du songe qui n’ est pas suivi comme dans le songe de Cyrus de prières ou de sacrifices. Le songe semble disparaître devant ses propres conséquences. La réflexion du chef prend le pas sur le message divin : les décisions prises et les actes sont guidés par une prise en compte personnelle de la situation, ce qui distingue le cas de Xénophon des personnages d’ Hérodote visités par un songe.

En même temps, Xénophon ne cesse de faire directement ou indirectement référence à ce songe dans la suite du récit. Plus tard, alors que l’ expédition grecque prise dans un étau constitué par les Cardouques et les Arméniens essaie de passer le Centritès, Xénophon a une autre vision : 22 R. PARKER, op. cit., p. 148-149, en soutenant que les rêves dans l’ Anabase n’ ont pas changé le cours des événements, semble sous-estimer ce que Xénophon lui-même dit de la signification du songe en III, 1, 13 : « Quant à la signification de la vision d’ un tel songe, il est possible d’ en juger d’ après les événements qui le suivirent. Voici en effet ce qui se passe [...] ». Il est indéniable que le songe a au moins comme effet de réveiller Xénophon et de le pousser à l’ action.

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« Cela étant, ce jour-là et la nuit suivante ils restèrent là dans un grand embarras (��� �������� ��� ���) ; mais Xénophon eut un songe (���� ) : il lui sembla (���� ��) qu’ il était enchaîné dans des entraves, puis que ces entraves d’ elles-mêmes tombaient en glissant autour de lui, de telle sorte qu’ il était détaché et capable de franchir (�����������) tout ce qu’ il voulait. Lorsque ce fut le point du jour, il va voir Chirisophe, lui dit qu’ il espère que tout ira bien et lui raconte son songe (��������� ������ ���!���� �������$� ��������������������!��"��������� ). Ce dernier s’ en réjouit et aux toutes premières lueurs de l’ aurore tous les stratèges firent sacrifier en leur présence : et du premier coup les signes furent favorables » (Anabase, IV, 3, 8).

L’ armée grecque se trouve depuis quelque temps dans une situation identique d’��� ��� lorsque Xénophon a ce songe nocturne dont l’ interprétation semble moins délicate que le premier, puisqu’ il ne prend même pas la peine de la présenter. L’ image de la libération des chaînes est de bon augure : elle se comprend aisément par rapport à la situation militaire présente, ainsi que par rapport aux « obstacles » du premier songe23. Dans ce cas, l’ univocité du songe favorable aux Grecs pousse Xénophon à le rapporter aux stratèges, contrairement au songe précédent, et à organiser un sacrifice qui confirme cette lecture du songe. La découverte concrète du « passage » par des soldats et le succès des Grecs suit logiquement. Dans une situation critique, le songe est ainsi considéré comme un signe d’ origine divine qui indique le moment favorable24. La dernière allusion au songe originel de l’ Anabase se produit lorsque l’ armée grecque est

23 L’ usage du verbe ����������� renvoie aussi à la situation militaire du passage d’ un fleuve, voir aussi en IV, 3, 12, et ��������( en IV, 3, 17. La traduction de P. MASQUERAY (CUF) par « marcher » est donc insuffisante. 24 Le lien entre kairos et krisis dans un contexte militaire, et justement à propos du livre III de l’ Anabase, est souligné par M. TREDE, Kairos : L’ à-propos et l’occasion. Le mot et la notion, d’Homère à la fin du IVe siècle av. J.-C., Paris, Klincksieck, 1982, p. 47.

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parvenue à Sinope. Désireuse de s’ enrichir avant de revenir en Grèce, elle juge alors qu’ un seul chef serait plus profitable à l’ expédition qu’ un « commandement multiple » (����� ����, VI, 1, 18). Il s’ agit d’ une dernière situation d’��� ��� pour Xénophon (VI, 1, 21, ��� ������), qui est pressenti à ce poste. Embarrassé, il décide alors de faire un sacrifice à Zeus-Roi, dieu qui « lui avait été désigné à Delphes », précise alors le récit, qui ajoute : « et justement ce dieu-là était, pensait-il, à l’ origine de la vision du songe qu’ il avait eu lorsqu’ il avait commencé à s’ occuper collectivement (����������������) de l’ armée » (Anabase, VI, 1, 22). Compte tenu du résultat du sacrifice et d’ un autre signe divin antérieur (un oiseau), Xénophon refuse d’ être candidat.

C’ est donc à partir de ce moment-là que par ses présages, Zeus-Roi cesse de soutenir l’ action militaire de Xénophon en tant que chef, lorsque l’ armée ne cherche plus seulement à retrouver sa patrie, mais surtout à s’ enrichir. L’ accumulation des quatre formes de signes divins dans ce passage (oracle, vol d’ oiseaux, sacrifices, songes) prend la forme d’ un bilan mantique qui rappelle les énumérations de signes divins présentes dans d’ autres œ uvres de Xénophon25.

Au-delà du caractère pieux de l’ auteur26, le rappel du songe initial s’ inscrit surtout dans une discussion politique sur le commandement de l’ armée et sur ses buts. En utilisant un composé rare, ����� ����, Xénophon, grand lecteur de Thucydide, avait sans doute en tête l’ usage qu’ en fait l’ historien dans un discours d’ Hermocrate, lorsqu’ il analyse les raisons de l’ échec militaire des troupes siciliennes27. La réorganisation du

25 Voir notamment Hipparque, IX, 9, et H. BOWDEN, op. cit., p. 236-237. 26 Voir R. G. A VAN LIESHOUT, Greeks on Dreams, Utrecht, HES Publishers, 1980, p. 198 : « In the style of an old, credulous and vain military man, Xenophon moralizes on his stereotyped formula (����������!���� �������) ». 27 Voir Thucydide, VI, 72, 4-5 et S. HORNBLOWER, A Commentary on Thucydides, III, Oxford, Oxford University Press, 2008, ad loc., p. 486-487, qui suggère une « imitation » du passage de Thucydide par

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commandement contribue au renversement de la situation en Sicile. Dans l’ Anabase, par un détournement littéraire, les soldats utilisent ce même raisonnement aux accents peut-être oligarchiques ou monarchiques, mais à d’ autres fins qui ne sont plus la défense d’ un territoire qui leur appartient ou leur salut. De façon peu surprenante, Xénophon semble en accord avec le raisonnement politique des soldats. Il est d’ abord séduit, mais il refuse le poste pour ces raisons religieuses qu’ il invoque d’ ailleurs en dernier recours. Il ne devient toutefois pas un défenseur acharné d’ une direction collégiale ou démocratique de l’ armée. À l’ inverse de sa prise de pouvoir du livre III, le moment n’ est plus propice ; c’ est aussi une façon de prendre ses distances par rapport aux nouvelles aspirations de l’ expédition dont il condamne à plusieurs reprises la conduite. Cette imitation de Thucydide se double d’ une autre allusion littéraire fameuse : dans l’ Iliade (II, 204), Ulysse souligne qu’ « avoir beaucoup de chefs n’ est pas bon » (������������������ �����).

Xénophon n’ hésite pas à inscrire le songe de l’ Anabase dans une filiation littéraire évidente : celle des songes homériques, et plus particulièrement des songes de l’ Iliade, pour une raison fort simple28. La nature du songe évolue d’ une épopée à l’ autre ; on a

Xénophon. Le substantif ����� ���� n’ est pas attesté avant ces deux emplois de Thucydide et Xénophon et reste rare. 28 Voir sur le songe homérique W. MESSER, The Dream in Homer and Greek Tragedy, New York, Columbia University Press, 1918 ; A. H. M. KESSELS, Studies on the Dream in Greek Literature, Utrecht, HES, 1978, p. 35-40 ; E. LÉVY, « Le rêve homérique », Ktèma 7 (1982), p. 23-42 ; C. WALDE, Die Traumdarstellungen in der griechisch-römischen Dichtung, Münich-Leipzig, K. G. Saur, 2001, p. 19-42 ; M. TREU, « Il sogno della regina », in G. RAINA (ed.), Dissimulazioni della violenza nella Grecia antica, Come-Pavie, Ibis, 2006, p. 65-102 (p. 65-70 : « Sogni maschili »). Une édition commentée de l’ Anabase signale très brièvement l’ écho possible entre le livre III de l’ Anabase et le chant II de l’ Iliade, F. VOLLBRECHT, Xenophons Anabasis, Leipzig, Teubner, 1865, p. 152 (« Zur folgenden Erzählung vergl. Hom. Il. II, 8 sq. XI, 403 »). Cf. surtout W. RINNER, « Zur Darstellungsweise bei Xenophon, Anabasis III, 1-2 », Philologus 122 (1982), p. 144-149, qui

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pu ainsi distinguer les « rêves de rois » ou de héros caractéristiques de l’ Iliade des « rêves de femmes » de l’ Odyssée. En l’ occurrence, c’ est la première catégorie qui sert surtout de source d’ inspiration.

Or dans les quatre rêves de l’ Iliade (Agamemnon, I, 605-II, 83 ; Rhésos, X, 494-497 ; Achille, XXIII, 58-107 ; Priam, XXIV, 677-695), on ne trouve que des apparitions porteuses de messages verbaux, et non des visions allégoriques. Le rêve d’ Agamemnon se distingue toutefois des trois autres non seulement par sa complexité et son importance, mais surtout parce qu’ il est envoyé par Zeus29. Or, comme l’ a souligné Achille lui-même peu avant le chant II, « justement le songe d’ ordinaire provient de Zeus » (�������� � �@� ���� � ��� 6 ����� �����, I, 63)30. L’ exégèse que fait Xénophon de son propre songe ne dit pas autre chose (�����6 ���(������ �������!�� ���� ���� � �������� ���!��"� ��&���, Anabase, III, 1, 12). Dans l’ Iliade, à la suite de l’ intervention de Thétis, Zeus médite de détruire les Achéens pour honorer Achille et dépêche le « funeste Songe » à Agamemnon. Le Songe prend finalement les traits de Nestor afin d’ assurer Agamemnon du soutien des dieux et de le pousser à combattre. On peut relever dans ce songe

procède à une analyse très (trop ?) détaillée des relations entre les deux textes sans s’ intéresser au songe ; et enfin, C. TSAGALIS, « Xenophon Homericus : An unnoticed Loan from the Iliad in Xenophon’ s Anabasis (1, 3) », C&M 53 (2002), p. 101-122, qui rapproche le livre VI de l’ Iliade d’ un discours de Cléarque. 29 Le rêve de Priam, placé à la fin de l’ épopée, lui répond partiellement : provoqué par Hermès, c’ est un rêve favorable qui n’ utilise pas d’ intermédiaire et dont la fonction est d’ avertir et de réveiller le roi, afin de l’ effrayer et de le pousser à rentrer à Troie. 30 L’ authenticité du v. 63 est discutée dès l’ Antiquité par Zénodote, comme le rappelle Paul Mazon, l’ éditeur de l’ Iliade dans la Collection des universités de France (Paris, Les Belles Lettres, 1937), p. 5 n. 1, ainsi que G. S. KIRK, The Iliad : A Commentary, vol. I, Oxford, Oxford Clarendon Press, 1985, p. 59. Nous sommes avec eux favorable au maintien de ce vers, voir aussi M. CASEVITZ, op. cit., p. 67 n. 2, à qui nous empruntons la traduction de ce passage.

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trompeur trois caractéristiques que Xénophon a plus ou moins reprises, en plus de la formule d’ Achille (I, 63) : 1) Le message du songe (II, 24-34) fait l’ objet d’ une méditation

dans l’ esprit d’ Agamemnon avant son réveil (35-40), puis à son réveil (41). Ces deux étapes correspondent à l’ analyse immédiate du rêve par Xénophon et à son monologue à son réveil.

2) Le reproche initial du songe (« Quoi ! tu dors, fils d’ Atrée, le brave dompteur de cavales ! Un héros ne doit pas dormir la nuit entière, alors qu’ il est de ceux qui ont voix au Conseil, que tant d’ hommes lui sont commis et tant de soins réservés », II, 23-25) est repris par Xénophon dès le début de son monologue.

3) Enfin, le songe provoque l’ action d’ Agamemnon qui réunit d’ abord le conseil des vieillards (54-83), puis convoque l’ assemblée générale afin d’ imposer sa volonté (84-393). Il y parvient finalement grâce au concours de Nestor et d’ Ulysse ; l’ armée achéenne reprend confiance et s’ aligne en ordre de bataille. Dans l’ Anabase, Xénophon se lève, convoque d’ abord les lochages de Proxène avant de réunir la centaine de chefs survivants, puis l’ armée tout entière. Grâce au concours de Chirisophe et de Cléanor d’ Orchomène, Xénophon s’ impose ; l’ armée grecque se réorganise pour sa longue marche.

Cette comparaison peut se prolonger aisément au-delà du songe lui-même. On retrouve dans les deux cas un élargissement du cercle de l’ audience ; d’ abord un conseil privé, constitué d’ anciens ou d’ officiers proches, puis une assemblée beaucoup plus étoffée, selon une logique pyramidale. Par ailleurs, trois discours sont prononcés par Xénophon (III, 1, 15-25 ; III, 1, 35-44 ; III, 2, 7-39) comme par Agamemnon (II, 53-83 ; 110-141 ; 370-393). L’ habit joue un rôle dans les deux cas, même si Agamemnon s’ en revêt avec soin dès son réveil (42-46), alors que Xénophon n’ accorde une importance à son habit (III, 2, 7) qu’ avant de prononcer son troisième discours. Les deux hommes doivent aussi essuyer les critiques d’ un parasite. Thersite trouble l’ assemblée de l’ Iliade et remet en cause le pouvoir et l’ action

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d’ Agamemnon ; Ulysse intervient, lui reproche sa lâcheté et ses propos, avant de le frapper de son sceptre (II, 211-277) ; Apollonidès, dans l’ Anabase, trouble l’ ascension politique de Xénophon en proposant de négocier avec le Roi (III, 1, 27). Xénophon suggère de dégrader Apollonidès en raison de sa lâcheté : il est finalement chassé, sous prétexte qu’ il est Lydien et a les deux oreilles percées (III, 1, 31). Les détails physiques étant extrêmement rares dans le récit de Xénophon, la description péjorative de l’ individu rejoint bien la laideur avérée de Thersite (II, 216)31.

Il existe toutefois une différence de taille entre les deux œ uvres : à ce moment précis, Xénophon reprend le rôle d’ Ulysse, celui qui « parle en chef (��� ����!�) et remet l’ ordre au camp » (Iliade, II, 207) et non plus celui d’ Agamemnon, responsable par son premier discours de l’ agitation dans le camp achéen. Cela se comprend aisément : Ulysse vient de recevoir le « sceptre ancestral » (������� ��� ��� !����, Iliade, II, 186) des mains mêmes d’ Agamemnon ; par ailleurs, le modèle d’ Agamemnon, trompé par Zeus, n’ est pas des plus flatteurs. Ulysse au contraire joue dès le début un rôle important auprès des dieux, en se rendant à Chrysé afin d’ apaiser Apollon en conduisant une hécatombe (I, 311) ; il profite lors de l’ épisode du songe d’ une intervention divine d’ Athéna mandatée par Héra qui le pousse de la passivité à l’ action. Ulysse se conduit alors en chef et prononce un discours décisif où les signes religieux sont abondants. Et c’ est enfin lui qui prononce la fameuse sentence sur la ������� ������(II, 204). Xénophon emprunte donc plusieurs traits au personnage d’ Ulysse plutôt qu’ à celui d’ Agamemnon, ce que confirment d’ ailleurs d’ autres passages de l’ Anabase dans lesquels on a pu relever bon nombre d’ allusions à l’ Odyssée32.

31 Ce rapprochement entre Thersite et Apollonidès sur lequel nous ne nous attardons pas est fort bien commenté par W. RINNER, op. cit., p. 146-147. 32 Voir surtout M. LOSSAU, « Xenophons Odyssee », A&A 36 (1990), p. 47-52, pour un relevé des allusions à l’ Odyssée qui concourent selon lui à donner au récit de l’ Anabase des couleurs épiques, en particulier au

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Or Xénophon, placé grâce à ses sacrifices et ses prières sous la protection de Zeus-Roi, a lui aussi intercédé auprès d’ Apollon avant que le songe survienne. Enfin, l’ auteur de l’ Anabase place la première mention de Zeus dans la bouche même de Xénophon, lors de son apparition rapide dans le récit qui précède la bataille de Counaxa : c’ est lui-même qui dévoile à Cyrus le mot d’ ordre qui circule dans les rangs de l’ armée grecque, « Zeus sauveur et victoire » (I, 8, 16). Zeus se manifeste ensuite dans le songe, ainsi que par l’ éternuement d’ un soldat lorsque Xénophon prononce le mot « salut » dans son troisième discours (III, 2, 9)33.

La multiplication des renvois littéraires à l’ épopée concourt à donner une image différente de l’ expédition des Dix-Mille, et notamment des rapports de leurs chefs (Xénophon surtout) avec les dieux ; dans ce contexte, le récit onirique de l’ Anabase est un épisode qui tient lieu de charnière.

II Le songe et son sens

Revenons aux difficultés posées par l’ interprétation du premier

songe. La vision est finalement interprétée au livre VI de l’ Anabase comme un conseil et un avertissement de Zeus-Roi. Or, dès la première exégèse, l’ expression ��� ����� �������suggérait sans ambiguïté que Xénophon considérait la vision comme de bon augure34. Son inquiétude portait plutôt sur le contenu de la vision : l’ image d’ un feu provenant de Zeus-Roi n’ a

début du livre III. Sa démonstration privilégie logiquement l’ Odyssée au détriment de l’ Iliade. 33 Cette présence de Zeus se poursuit jusque dans le dernier chapitre de l’ Anabase ; voir l’ épisode du sacrifice de Xénophon en faveur de Zeus Meilichios (Anabase, VII, 8, 1-6). 34 Sur l’ utilisation du verbe � ���! pour juger si le songe est favorable ou néfaste, pertinent ou sans valeur, voir R. G. A. VAN LIESHOUT, op. cit., p. 196, avec de nombreux exemples et M. A. VINAGRE, « Die griechische Terminologie der Traumdeutung », Mnemosyne 49 (1996), p. 257-282 (sur ce point p. 262-265).

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rien de rassurant lorsque l’ on se trouve au centre d’ un pays que le Roi commande. De plus, le feu fait l’ objet d’ un culte spécifique dans ce pays étranger, ce que Xénophon n’ ignorait pas, comme le prouve le défilé royal à la fin de la Cyropédie, où trois chars dédiés au Soleil, à Zeus et au feu se succèdent, avant l’ arrivée de Cyrus35. En outre, Xénophon mentionne exclusivement dans la Cyropédie l’ existence d’ un Zeus ancestral (��� !��"��) qui pourrait être Ahura-Mazda36. Enfin, lors d’ une des rares explications historiques de l’ Anabase, il évoque Cyrus l’ Ancien : le « Roi de Perse » aurait pris les villes de Larissa et de Mespila grâce à deux interventions de Zeus, notamment par le tonnerre (� ������", III, 4, 11), ce qui peut rappeler les éclairs et le tonnerre qui accompagnent le départ de Cyrus dans la Cyropédie (I, 6, 1). Ce réseau de renvois et d’ échos entre la Cyropédie et l’ Anabase tend à rapprocher la conquête de l’ empire de Cyrus et la traversée du pays par les Dix-Mille. Il est donc nécessaire de lire le songe de l’ Anabase par rapport à celui de la Cyropédie.

Le seul songe de la Cyropédie a pour fonction assez traditionnelle d’ annoncer sa mort prochaine à Cyrus :

« Couché dans le palais royal, il eut en songe une vision de ce genre : il lui sembla (���� ��) qu’ un être supérieur à la nature humaine s’ approcha et lui dit : “ Fais tes bagages, Cyrus ; car tu vas partir chez les dieux ”. À la

35 Voir Hérodote, I, 131 ; Xénophon, Cyropédie, VIII, 3, 12. D. L. GERA, Xenophon’ s Cyropaedia. Style, Genre, and Literary Technique, Oxford, Clarendon Press, 1993, p. 56 n. 114. 36 Zeus Roi apparaît à deux reprises (Cyropédie, III, 3, 21 et VII, 5, 57 surtout, avec Hestia, au moment où Cyrus rentre dans le palais royal de Babylone), concurremment avec Zeus Patrôos (I, 6, 1 ; VII, 1, 1 ; VIII, 7, 3). Pour la discussion religieuse délicate et l’ identification possible des dieux grecs avec un panthéon achéménide, voir P. BRIANT, Histoire de l’Empire perse, Paris, Fayard, 1996, p. 258-264 ; A. DE JONG, Traditions of the Magi. Zoroastrianism in Greek and Latin Literature, Leiden, Brill, 1997, p. 259-260 pour le panthéon, et p. 346 pour le feu, en tenant compte des réserves de P. BRIANT, BHAch II (Bulletin d’Histoire Achéménide II), « Persika », Paris, Thotm-éditions, 2001, p. 112.

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vue de ce songe, il s’ éveilla : il lui semblait (�������) presque savoir (��������) qu’ il approchait du terme de sa vie » (Cyropédie, VIII, 7, 2).

Xénophon choisit une forme différente de songe, proche de l’ oracle : la vision prend l’ apparence d’ une parole prononcée par un être surhumain37. La compréhension du message, même s’ il peut être énigmatique, est généralement plus aisée que l’ interprétation d’ une vision. De fait, le message de ce songe est plutôt limpide, ce qui l’ oppose au songe de l’ Enquête qui préfigure la mort de Cyrus : ce dernier, en guerre hors de son territoire contre les Massagètes, voit le fils d’ Hystaspe doté d’ ailes, dont l’ une s’ étend sur l’ Europe, et l’ autre sur l’ Asie38. Or l’ interprétation du rêve est fautive : Cyrus, bien que conscient d’ être averti par les dieux, s’ imagine que le fils d’ Hystaspe conspire contre lui et son pouvoir, alors que la « divinité » (�����!�) ne lui annonçait que sa mort prochaine et l’ identité de l’ homme qui devait lui succéder. Aucun rite religieux n’ est de plus mentionné par Hérodote. À la fin de la Cyropédie, au contraire, Cyrus, dans le palais de ses ancêtres, en Perse, ne manque pas de faire à son réveil un sacrifice et une prière à Zeus, au Soleil et aux dieux, avant de préparer réellement sa succession par un discours dont nous avons vu la teneur. Dans les deux cas, les deux Cyrus sont certains d’ être guidés par les dieux, mais cette certitude prend presque la forme d’ un savoir (��������) dans la version xénophontique ; et le Cyrus d’ Hérodote est fort éloigné de cet état de prescience qui témoigne d’ une certaine communion

37 Cela justifie l’ emploi du mot ,���� en VIII, 7, 3. Voir sur cet épisode D. GERA, op. cit., p. 118-119, qui compare aussi ce rêve aux rêves hérodotéens, et dont nous partageons l’ analyse et les conclusions. 38 Voir Hérodote, I, 209-210 : 1 ��� �(� ����� �����!�� ���� 6� ��������������������� ������� ������ �!��"� ���� ��� �����!�� � ���,����� !��� ������������ ������������� �������� ������� �������$� ��� ���� ���������� ���������� ��! ����� ��� 6� ������. Sur cet épisode historique et sur ses différentes versions, voir H. SANCISI-WEERDENBURG, « La mort de Cyrus », Acta Iranica 25 (1985), p. 459-471 (sur le songe de la Cyropédie, p. 468-471).

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avec la divinité, ou du moins d’ une communication assez directe entre l’ homme et le dieu. Nous voilà en somme revenu à l’ ultime discours de Cyrus sur la libération de l’ âme dans le sommeil : au terme de sa vie, l’ attitude de Cyrus à l’ égard du songe ressemble fort à celle des initiés qu’ évoque Platon dans le Phèdre (250b-c).

La réflexion de Xénophon sur le rêve est donc d’ une grande

complexité. Elle est en accord avec le tempérament pieux de l’ homme ; le songe est associé aux autres signes divins, mais de façon non systématique, ce qui peut s’ expliquer par la prise de conscience du caractère exceptionnel du rêve, tributaire à la fois de la personnalité du rêveur comme des circonstances dans lesquelles il survient. C’ est ainsi par exemple qu’ on peut comprendre l’ insistance sur la #���� dans l’ ultime discours de Cyrus. Cette conception élevée de l’ âme humaine n’ est pas accessible à tout le monde : c’ est pour cette raison qu’ en dépit de ses croyances, et dans le but de convaincre ses enfants, Cyrus envisage aussi le cas où son âme mourrait en même temps que son corps. La crainte des dieux et la reconnaissance de leur puissance devraient alors guider leur conduite, selon un point de vue qui est proche de l’ Hermogène du Banquet ; et en dernier lieu, si tous ces arguments ne suffisent pas, ajoute-t-il, ils doivent bien se conduire dans leur propre intérêt, en s’ inspirant d’ exemples du passé (Cyropédie, VIII, 7, 22-24)39. Les trois arguments de Cyrus donnent trois raisons de bien se conduire. La première, qui suppose l’ immortalité de l’ âme, permet d’ avoir une proximité particulière avec les dieux, ce que la manifestation du songe prouve ; la deuxième renvoie à la morale commune ou à la piété traditionnelle ; la dernière a recours à l’ intérêt personnel et à l’ histoire.

Par suite, le récit onirique ne peut trouver sa place que dans les deux œ uvres les plus personnelles de Xénophon ; le songe ne peut survenir qu’ à des personnages qui sont les émanations les

39 Ce dernier argument est ironique : Xénophon a en mémoire comment Cambyse assassine son frère par jalousie, après avoir offensé les dieux et mal interprété une vision (Hérodote, III, 30-65).

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plus proches de son âme, c’ est-à-dire à Xénophon lui-même dans sa jeunesse et au Cyrus de la Cyropédie, qui est une représentation possible de l’ auteur dans ses dernières années. Socrate, Agésilas, et les autres héros de Xénophon sont des personnalités à la fois trop différentes et trop proches de lui dans le temps et dans l’ espace. Ces deux récits, que tout semble a priori opposer (âge et identité du rêveur, circonstances, forme du rêve, conséquences du rêve), se révèlent complémentaires. Ils présentent un étonnant point commun en se situant tous les deux fort loin de la Grèce, en terre étrangère, au milieu de l’ Empire perse, comme si Xénophon avait considéré cette terre comme propice aux songes ou à leur interprétation. Le sens de cette fausse coïncidence peut être symbolique autant que politique : à la différence du songe du Cyrus d’ Hérodote qui annonce l’ arrivée au pouvoir de Darius, le songe de la Cyropédie ne fait que révéler le vide politique qui suivra la mort de Cyrus, vide que l’ épilogue (VIII, 8) confirme. À l’ inverse, c’ est une carence du pouvoir que Xénophon l’ Athénien vient combler, grâce au songe de l’ Anabase.

Enfin, Xénophon multiplie les échos littéraires ou historiques avec d’ autres auteurs, d’ Homère à Platon. Ces allusions concourent à brouiller la temporalité des textes, en créant un climat épique, voire philosophique. À la différence d’ Hérodote, le songe apparaît comme un élément de causalité divine sans être, en raison de sa rareté, un véritable élément de causalité historique. En définitive, il pourrait bien être le signe divin qu’ attend en vain l’ auteur pour y voir clair dans l’ histoire troublée de son temps.

CEA, 45 (2008) p. 151-183

Xénophon et le modèle divin de l’autorité

VINCENT AZOULAY Université Paris-Est Marne-la-Vallée

(EA Analyse comparée des pouvoirs / EA Phéacie)

Pour la plupart des commentateurs, Xénophon offre l’ image d’ un homme empreint de religiosité, lui qui, selon les mots de Diogène Laërce, « était pieux, aimait à offrir des sacrifices et savait lire dans les entrailles des victimes »1. Au mieux, on le tient pour le digne représentant d’ une religion populaire : ses écrits seraient « parsemés de références factuelles et inconscientes, de références aux croyances et aux pratiques religieuses sans aucun aspect polémique ni aucune innovation »2. Au pire, on le critique pour sa dévotion formaliste, voire superstitieuse3.

Cette image n’ est pas totalement dénuée de fondement. Leitmotiv de l’ œ uvre, la piété est l’ attribut de tous les héros de Xénophon, à commencer par lui-même ; il fait du respect des serments une exigence absolue, vitupérant sans relâche les parjures comme Tissapherne4 ; en tant que stratège, il ne cesse de

1 Diogène Laërce, II, 56. 2 J. D. MIKALSON, Athenian Popular Religion, Londres, University of North Carolina Press, 1983, p. 11 (avec certaines précautions oratoires). Voir R. WALZER, « Sulla religione di Senofonte », ASNP SER. II, 5 (1936), p. 17-32 et L. BRUIT ZAIDMAN, Le commerce des dieux. Eusebeia, essai sur la piété en Grèce ancienne, Paris, Éditions La Découverte, 2001, p. 15 et p. 145. 3 Les exemples cités par L. BRUIT ZAIDMAN, op. cit., p. 144, sont à cet égard éclairants. 4 Anabase, III, 2, 10 ; Helléniques, III, 4, 11 ; Agésilas, I, 11-12.

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recourir aux sacrifices, les multipliant à tel point qu’ il doit s’ en justifier auprès de la troupe5. Quant au Socrate qu’ il met en scène, il apparaît comme le partisan intransigeant d’ une piété traditionnelle, allant jusqu’ à défendre les pratiques religieuses mêmes que le Socrate de Platon s’ emploie à tourner en ridicule6.

Toutefois, ce riche aristocrate longtemps exilé ne saurait être pris, nous semble-t-il, pour le tenant emblématique d’ une supposée religiosité traditionnelle. L’ étude attentive des textes invite à revisiter l’ image éculée d’ un homme confit en dévotion au profit d’ une représentation plus complexe.

Tout d’ abord, loin de s’ en tenir à la seule pratique des rituels consacrés, Xénophon fonde un culte à l’ Artémis d’ Éphèse sur son domaine de Scillonte7. Comme Andrea Purvis l’ a souligné récemment, il s’ agit là d’ un geste, sinon inédit, du moins fort rare à l’ époque classique. Sans doute espérait-il, par ce biais, jouer un rôle public — en supervisant le culte et en organisant la fête annuelle de la déesse — qui lui était interdit dans la sphère politique proprement dite, en tant qu’ étranger, exilé de sa cité8.

Ensuite, Xénophon développe une conception instrumentale des rituels dont la maîtrise lui semble un enjeu politique de première importance. Ainsi célèbre-t-il explicitement la manipulation des oracles, art dans lequel les Spartiates et tout particulièrement le premier d’ entre eux, Lycurgue, sont passés

5 Anabase, V, 6, 27-28. Cf. Hipparque, I, 1 ; III, 1. 6 Sur l’ opposition entre les Socrate de Platon et de Xénophon en la matière, voir G. VLASTOS, Socrate. Ironie et philosophie morale, Paris, Aubier, 1994 (1re éd. anglaise 1991), p. 394-395 et L. BRUIT ZAIDMAN, op. cit., p. 147-157. Le Socrate de Xénophon serait certainement d’ accord pour faire de la piété « la science des demandes et des présents à faire aux dieux� J����������� ������ ������ ������� ��� ����� ��������) » (Euthyphron, 14c). 7 Anabase, V, 3, 7-13. 8 A. PURVIS, Singular Dedications : Founders and Innovators of Private Cults in Classical Greece, New York & Londres, Routledge, 2003, p. 65-120.

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maîtres9. Il vante également avec insistance les bénéfices politiques et militaires que procure le respect des conventions religieuses10 et soutient que les chefs doivent savoir eux-mêmes interpréter les signes divins afin de ne pas « être à la discrétion des devins, dans le cas où ils voudraient [les] tromper »11.

Enfin, il n’ a de cesse de montrer les avantages qu’ un chef peut tirer d’ une piété affichée. L’ eusebeia ne se justifie pas seulement en elle-même et pour elle-même : elle garantit la sécurité du chef et consolide son pouvoir. Tel est notamment l’ avis de Cyrus l’ Ancien, dans la Cyropédie, qui « calculait que, si tous ses compagnons honoraient les dieux, ils auraient moins de chances d’ admettre une impiété envers l’ un d’ eux et envers lui-même, car il s’ estimait leur bienfaiteur »12.

Chez Xénophon, néanmoins, les interactions du politique et du religieux ne s’ arrêtent pas à ce stade. Loin d’ être un domaine séparé que le chef pourrait instrumentaliser à sa guise pour mieux 9 République des Lacédémoniens, VIII, 5. Cf. Helléniques, VI, 4, 7 (sur les supercheries religieuses (technasmata) des Thébains avant Leuctres, en 371). 10 Cf. Cyropédie, VII, 2, 17 ; Agésilas, I, 10-17. 11 Cyropédie, I, 6, 2. On connaît les mésaventures de Xénophon avec le devin Silanos d’ Ambracie lors de l’ Anabase (V, 6, 16-18 ; V, 6, 29). Sur la critique des manteis, véritable topos de la littérature antique, e. g. Iliade, I, 106-120 ; Aristophane, Oiseaux, 959-991 ; Paix, 1052-1119. Toutefois, les devins sont également des personnages fréquemment honorés par les cités grecques : cf. Hérodote, IX, 33-36 (Teisamenos d’ Élis) ; Pausanias, X, 1, 4 (Tellias d’ Élis) ; IG II2 17 (Sthorys de Thasos). 12 Cyropédie, VIII, 1, 23-25 ; Cf. Hipparque, VI, 6 : le respect des dieux assure en retour la déférence envers le chef. Cf. aussi Aristote, Politique, V, 11, 1314b 38-1315b 1. Rien ne sert de décrier ici le formalisme d’ une telle piété en plaquant nos propres conceptions du sentiment religieux. Xénophon n’ est pas « machiavélique » : il pense la piété d’ une façon sincère tout en calculant les bénéfices que l’ on peut en escompter par une mise en scène spectaculaire. Pour une approche similaire, voir A. POWELL, « Mendacity and Sparta’ s Use of the Visual », in Idem (ed.), Classical Sparta : Techniques Behind her Success, Londres, Routledge, p. 173-192, ici p. 178.

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asseoir son pouvoir13, le monde divin est surtout, aux yeux de Xénophon, l’ horizon ultime permettant de penser au mieux les rapports d’ autorité. La générosité des dieux apparaît ainsi comme l’ archétype de l’ échange inégal, tandis que les épiphanies divines ont le pouvoir de faire plier les corps des hommes. Dans les deux cas — les dons écrasants et l’ apparence éclatante des dieux — , l’ asymétrie est totale : les mortels sont accablés sous le poids des faveurs divines, tout comme ils sont incapables d’ affronter la simple vue des dieux. C’ est précisément une telle asymétrie que Xénophon rêve de reproduire et de transposer, nous semble-t-il, dans l’ univers politique. L’ assimilation des hommes aux dieux n’ est toutefois pas sans dangers : revendiquée sans précaution, elle ne peut manquer de déchaîner l’ envie des Grecs, incapables de supporter une telle manifestation de supériorité de la part d’ un simple mortel. À cet égard, Cyrus l’ Ancien, dans la Cyropédie, incarne un cas-limite. Grâce au maniement conjugué de l’ évergétisme et d’ un cérémonial imposant — deux formes de charis14 — , le fondateur de l’ Empire perse n’ entreprend rien moins que d’ assimiler son pouvoir à celui des dieux, tout en prenant soin de désarmer l’ envie de ses sujets.

13 Mieux encore, il est difficile, voire impossible, de séparer religion et politique — domaines que les Grecs n’ ont d’ ailleurs jamais pensé de façon autonome. Voir par exemple L. BRUIT ZAIDMAN, « Le religieux et le politique : Déméter et Koré dans la cité athénienne », in P. SCHMITT PANTEL & F. DE POLIGNAC (eds.), Athènes et le politique. Dans le sillage de Claude Mossé, Paris, Albin Michel, 2007, p. 57-82. 14 La notion de charis, la grâce, recouvre en effet tout autant l’ univers de l’ éclat et du charme que la sphère de la générosité et de la reconnaissance. Voir à ce propos V. AZOULAY, Xénophon et les grâces du pouvoir. De la charis au charisme, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004.

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I Les dieux philanthropes : le paradigme de la dette

1. Des dieux aux hommes : les bienfaits divins

Dans les Mémorables, Xénophon dépeint son maître à penser, Socrate, en défenseur intransigeant de la piété traditionnelle et du pouvoir des dieux. Le philosophe dresse ainsi devant son disciple Euthydème la liste des innombrables bienfaits divins « dignes de notre reconnaissance (��� ������� ���) »15. Outre la lumière et la nuit, il loue la générosité des dieux qui donnent aux hommes les moyens de leur subsistance : « Comme nous avons besoin de nourriture, [les dieux] la font sortir de la terre à notre usage et nous donnent des saisons appropriées à cet effet, qui nous fournissent non seulement quantité d’ aliments de toute espèce qui nous sont nécessaires, mais encore une foule d’ agréments. Voilà encore, [dit Euthydème], une marque de philanthrôpia envers les hommes (� ����$� ��,�$� ����� �������� ,����� !��) »16. En une réminiscence de l’ âge d’ or hésiodique, le Socrate de Xénophon célèbre ainsi les dieux nourriciers qui, plus encore que les chefs politiques17, garantissent les conditions mêmes de la vie humaine.

À ce premier inventaire des faveurs divines, Socrate ajoute encore l’ eau et, surtout, le feu dont il fait l’ indispensable « auxiliaire dans tous les arts (���� ����� ���� � ���� ���������������) utiles à la vie » (Mémorables, IV, 3, 7). Et son

15 Mémorables, IV, 3, 3. Euthydème est un jeune Athénien qu’ il ne faut pas confondre avec son homonyme, le sophiste de Chios. D’ après Platon (Banquet, 222b), il faisait partie des jeunes et beaux garçons dont Socrate sut se faire aimer. Voir à ce propos M. NARCY, « Euthydème », in R. GOULET (ed.), Dictionnaire des philosophes antiques, t. 3, Paris, Éditions du CNRS, 2000, p. 389-390. 16 Mémorables, IV, 3, 5. 17 Cf. Économique, XV, 4 : l’ agriculture est un art « plein de philanthrôpia, utile, agréable, aimé des dieux et des hommes ». Cf. Économique, XIX, 17 (avec le même thème). Fournissant la nourriture aux hommes, l’ agriculture est également la bienfaitrice de l’ humanité.

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interlocuteur, Euthydème, y voit à nouveau « une preuve de l’ extrême philanthrôpia des dieux », dans un écho remarquable avec le Prométhée enchaîné d’ Eschyle18. Mais la bienveillance divine ne s’ arrête pas à ces cadeaux et, dans la suite du dialogue, Socrate égrène un à un les multiples bienfaits que les dieux dispensent aux hommes — l’ air, le soleil, les vents ou encore les animaux (Mémorables, IV, 3, 8-14).

Cette générosité prend au final un tour intimidant, voire étouffant. Euthydème s’ avoue désemparé devant l’ ampleur de la dette contractée auprès des dieux :

3��������� ���� ���!��$� ����� ���� �������� ������ �!���� �!������� �������� ���@� �5�� ��&�� ����� �� !��!�� � ��������� ��������������� : « Une chose me décourage : il me paraît que jamais aucun homme ne peut rendre assez de grâces aux dieux pour tant de bienfaits » (Mémorables, IV, 3, 15)19.

Entrelaçant étroitement la vie et la dette à l’ égard des dieux, ce propos s’ inscrit dans un grand courant de pensée plongeant ses racines à l’ époque archaïque, d’ après lequel l’ homme ne disposerait, en définitive, de sa vie et des moyens de survivre que pour autant qu’ il les a reçus des dieux20. La charis divine

18 Mémorables, IV, 3, 7. C’ est en effet dans le Prométhée enchaîné d’ Eschyle (456/5 av. J.-C.) que le terme de philanthrôpia apparaît pour la première fois, pour qualifier la générosité du titan envers l’ humanité (Prométhée enchaîné, 7). Sur le lien entre philanthrôpia et générosité divine, cf. Aristophane, Paix, 392-394 (Hermès) ; Platon, Banquet, 189c-d (Erôs) ; Lois, IV, 713d (Cronos). 19 Sur le verbe ���������� comme marqueur de réciprocité, voir R. PARKER, « Pleasing Thighs : Reciprocity in Greek Religion », in C. GILL et alii (eds.), Reciprocity in Ancient Greece, Oxford, Oxford University Press, p. 105-125, ici p. 122 n. 57. J.-M. BREMMER, « The Reciprocity of Giving and Thanksgiving in Greek Worship », in C. GILL et alii (eds.), op. cit., p. 127-137, prend même l’ extrait des Mémorables comme point de départ de son analyse (p. 127). 20 Voir D. SAINTILLAN, « Du festin à l’ échange : les Grâces de Pandore », in F. BLAISE, P. JUDET DE LA COMBE & P. ROUSSEAU (eds.),

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transformerait ainsi les mortels en éternels récipiendaires, éperdus à jamais de gratitude envers leurs bienfaiteurs. 2. Des hommes aux dieux : l’ obéissance inconditionnelle

Puisqu’ une telle dette est inextinguible, les hommes doivent se contenter, en retour, d’ honorer les dieux à la mesure de leurs moyens. En énonçant ce principe, Socrate rejoint également une conception traditionnelle formulée, en son temps, par Hésiode21. Toutefois, si les hommes rendent hommage aux dieux, ce n’ est pas seulement pour s’ acquitter de la dette originelle qu’ ils ont contractée envers leurs créateurs (do quia dedisti)22. Selon le philosophe, ils peuvent également obtenir de nouvelles faveurs en contrepartie de leurs hommages (do ut des) car les dieux réservent leurs plus grands bienfaits aux hommes pieux23. Socrate conclut son entretien avec Euthydème en précisant que pour se rendre les dieux favorables, il faut tout simplement savoir leur plaire. Or, précise-t-il, « comment peut-on mieux leur plaire qu’ en leur obéissant avec toute la soumission possible ? (� ������������!�����5������������5����!����������������������K������ �) »24. À

Le métier du mythe. Lectures d’Hésiode, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 1996, p. 315-348, ici p. 340. 21 Mémorables, IV, 3, 16. Cf. aussi Anabase, III, 2, 9. Dans les Mémorables, I, 3, 3, Xénophon cite ainsi le vers d’ Hésiode (Les travaux et les jours, 336) : « offre des sacrifices aux dieux immortels selon tes moyens (1 ��������������@� �� ��������� @��������������������) ». Sur la religion comme système de réciprocité inégale, la bibliographie est désormais imposante. Voir récemment C. GROTTANELLI, « Do ut des ? », in G. BARTOLONI, G. COLONNA & C. GROTTANELLI (eds.), Anathema. Regime delle offerte e vita dei santuari nel mediterraneo antico, Rome, Università degli studi di Roma La Sapienza, 1989-1990, p. 45-54 ; W. BURKERT, « Offerings in Perspective : Surrender, Distribution, Exchange », in T. LINDERS & G. NORDQUIST (eds.), Gifts to the Gods, Stockholm, Uppsala University Press, 1987, p. 43-50. 22 Mémorables, IV, 3, 16. Cf. Mémorables, I, 3, 1 ; IV, 4, 19. 23 Mémorables, IV, 3, 17. 24 Ibid.

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en croire le philosophe, la générosité divine appelle donc un seul et unique contre-don, l’ obéissance. Débiteurs éternels, les hommes doivent incorporer la reconnaissance, l’ inscrire dans leurs corps sous forme d’ amour, de soumission et de respect. C’ est à cette condition qu’ ils peuvent légitimement espérer de nouveaux bienfaits divins, quitte à alourdir encore leur dette auprès de leurs protecteurs.

Impliquant la sujétion totale des hommes, la générosité divine offre dès lors un modèle pertinent pour penser l’ autorité politique. De fait, les dieux sont le référent suprême, le point de fuite qui non seulement garantit le circuit de l’ échange entre les hommes mais en apporte le modèle. « Ce n’ est pas que la religion ait engendré par son propre mouvement des castes ou des classes ; mais elle a fourni le paradigme, l’ idée d’ êtres infiniment plus puissants que les humains et auxquels ceux-ci sont enchaînés par une dette originaire qu’ aucun contre-don de leur part ne pourra effacer, des êtres auxquels ils doivent respect, obéissance et reconnaissance, qu’ expriment leurs prières, offrandes et sacrifices. La religion a fourni l’ idée de relations hiérarchiques, asymétriques, sources à la fois d’ obligations réciproques et de relations d’ obéissance situées au-delà de toute réciprocité »25.

Le chef idéal s’ efforce ainsi d’ établir avec ses subordonnés un lien qui reconduise l’ abîme séparant les hommes des dieux. En définitive, pour comprendre la pensée de Xénophon, il faut inverser les conclusions tirées par Robert Parker au terme d’ une étude de la réciprocité dans la religion grecque : « le travail de la charis, du don et du contre-don, était de recouvrir les différences

25 Voir M. GODELIER, L’énigme du don, Paris, Fayard, 1996, p. 268-270 (citation p. 268). Voir L. BRUIT ZAIDMAN, op. cit., p. 113-118. Celle-ci montre que la piété n’ est pas un registre réservé aux seules relations entre hommes et dieux : chez les auteurs tragiques, les devoirs envers les dieux, les parents ou les étrangers sont exprimés à travers le même vocabulaire, marquant l’ intégration étroite des valeurs religieuses, juridiques et morales. Chez Xénophon, ce système poreux existe également mais les échanges s’ effectuent surtout entre le répertoire religieux et politique.

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[de pouvoir entre mortels et immortels], même partiellement et temporairement ; il était de prétendre que le fossé entre les hommes et les dieux n’ était pas assez large pour ne pas être comblé »26. Dans la perspective politique qui est la sienne, l’ auteur de la Cyropédie fait prévaloir la logique exactement inverse. Par l’ échange inégal, le chef aspire à se rapprocher des dieux pour établir une domination sans partage sur les hommes, il s’ efforce de maintenir une distance telle que les récipiendaires n’ aient d’ autre alternative qu’ une soumission absolue27.

Les bienfaits permettraient donc d’ évoluer dans un entre-deux — un entre-dieux ? — , selon un jeu d’ allers-retours dont l’ autorité ne peut que sortir renforcée. Isocrate est certainement celui qui pointe avec le plus de justesse le statut équivoque auquel prétend le chef en se posant en bienfaiteur. Quelques années après la mort de Xénophon, le rhéteur n’ invite-t-il pas Philippe de Macédoine à imiter « l’ amour des hommes et la bienveillance (����� ,���� !������ ����� �������������) qu’ [Héraclès] avait pour les Grecs » ?28 Le demi-dieu incarne en effet à merveille la position à laquelle peut aspirer le souverain macédonien : en couvrant les hommes de bienfaits, le chef entend établir son autorité à mi-chemin entre mortels et immortels.

Les dieux ne s’ avèrent pas seulement être des modèles à suivre en matière de générosité. Il émane d’ eux également un éclat et une splendeur, dont certains mortels espèrent capter le reflet plus ou moins altéré pour mieux asseoir leur autorité.

26 R. PARKER, loc. cit., p. 124-125. 27 Cyrus compare d’ ailleurs explicitement la conduite envers les dieux et le comportement envers les amis : « j’ ai le sentiment que les dieux sont comme des amis pour moi » (Cyropédie, I, 6, 4). Cf. Banquet, IV, 46-49. 28 Philippe (V), 114 (nous traduisons). Cf. Évagoras (IX), 43 (où Isocrate loue ainsi Évagoras d’ avoir gouverné sa cité « avec la faveur des dieux et l’ amour des hommes (��,��!���������,���� !��!�) ».

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II La splendeur divine : le modèle de l’épiphanie

Xénophon choisit de signaler la splendeur des dieux en ne les

montrant pas, en les faisant briller par leur absence. Dans son œ uvre en effet, les dieux restent obstinément invisibles comme pour mieux suggérer combien leur éclat serait insoutenable pour les hommes, autant que l’ est celui du soleil qui « ne permet pas qu’ on le voie exactement et ôte la vue à ceux qui ont l’ audace de le regarder »29. Si les dieux demeurent hors scène, comme dérobés aux regards, leur éclat se manifeste néanmoins, de façon atténuée, à travers quelques individus exceptionnels. 1. Une grâce dispensée par les dieux

L’ arrivée d’ Autolycos, dans le Banquet de Xénophon, s’ apparente ainsi à une véritable épiphanie : « comme une lumière apparaissant soudain dans la nuit »30, le bel éphèbe attire les regards des participants. Un silence religieux s’ impose immédiatement à tous ; Callias, surtout, est ému au plus profond de son âme : « Ceux qui sont possédés par le chaste Amour attendrissent leur regard, adoucissent leur voix et accroissent la noblesse de leur attitude. Ainsi se comportait alors Callias sous l’ influence de l’ Amour, et c’ était un beau spectacle pour les initiés au culte de ce dieu (� ����������&�����������������������������!L� �!��L� �!L��) »31. Xénophon identifie donc la possession provoquée par l’ amour à une forme d’ initiation religieuse. Non seulement il recourt à une terminologie propre aux cultes à mystères en parlant d’ « initiés (������� ��������������) »32, mais sa description de l’ entrée d’ Autolycos évoque étrangement le recueillement provoqué par l’ epopteia, la contemplation des 29 Mémorables, IV, 3, 14 (trad. Chambry modifiée). 30 Banquet, I, 9. 31 Banquet, I, 10. Cf. Banquet, IV, 15. 32 Nous suivons ici l’ analyse de C. J. TUPLIN, The Failings of Empire, A Reading of Xenophon’ s Hellenica 2.3.11-7.5.27, Stuttgart, Steiner, 1993, p. 178.

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objets sacrés, au cours de la célébration des Mystères d’ Éleusis33. N’ en doutons pas, Xénophon adresse là un signal complice à ses lecteurs qui ne pouvaient ignorer que Callias était le dépositaire d’ un sacerdoce étroitement associé au culte d’ Éleusis34. Mais on aurait tort de ne voir dans cette scène qu’ un jeu lettré. Au-delà du clin d’ œ il, l’ écrivain indique que la beauté ne suscite pas seulement la séduction et l’ attirance sexuelle ; portée à son paroxysme, elle produit une vénération presque religieuse, selon une conception remontant, semble-t-il, au début de l’ époque classique35.

Cet éclat presque divin n’ est pas réservé aux hommes les plus séduisants. Xénophon l’ attribue également aux chefs en général. De fait, les dieux répandent sur les hommes puissants un éclat particulier. Selon Simonide, dans le Hiéron, « une sorte de dignité et de grâce venant des dieux est attachée à la personne du chef (��� �!���� ������ ���� ����� ��� ��� ����� �������� ��� ����� �����) » (VIII, 5). Pour l’ interlocuteur du tyran Hiéron, ce sont donc les divinités elles-mêmes qui nimbent le pouvoir d’ une auréole éblouissante. Cette grâce divine ressemble fort à celle que les dieux homériques aiment à répandre sur leurs protégés. Lorsque Ulysse paraît devant les Phéaciens, Athéna verse ainsi sur lui une charis qui lui confère une allure royale et vénérable : « dans l’ agora, la foule se pressait pour admirer le fils éclairé de

33 E. g. Plutarque, Comment on peut s’ apercevoir qu’on progresse dans la vertu, 81e. 34 Callias appartenait au célèbre genos des Kerukes, qui détenait la charge de dadouque, de « porteur de torche » : c’ était l’ un des sacerdoces les plus prestigieux du culte d’ Éleusis. Le dadouque participait directement à la célébration des Mystères, intervenait dans l’ initiation et prenait part aux sacrifices purificatoires. Voir à ce propos G. E. MYLONAS, Eleusis and the Eleusinian Mysteries, Princeton, Princenton University Press, 1961, p. 232-233. 35 On peut invoquer, en parallèle, deux fragments d’ Eschyle rapportant la « révérence » quasi-religieuse d’ Achille pour les cuisses de Patrocle (Eschyle, <Murmidones>, fr. 135 et 136 Radt). Cf. aussi Platon, Phèdre, 251a : l’ aimé est « révéré comme un dieu (!��� ����� ��������) » par l’ éraste.

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Laërte : Athéna répandait sur sa tête et son buste une grâce miraculeuse (�!L��� �I@� �� @� 34 ����� ���������� ���������� ��� �����,���L�����������!�����) et le faisait paraître et plus grand et plus vigoureux, afin qu’ il gagnât l’ amitié, la crainte et le respect de tous les gens de Phéacie (!�������? ����������,������������������������� �������� �@� ���������) »36. Dans les deux cas, la grâce permet ainsi d’ estomper les infirmités corporelles, « d’ effacer les détails déplaisants et de faire apparaître ce qu’ il y a de plus beau avec plus d’ éclat »37.

Toutefois, le parallèle avec Homère a des limites. Tandis que dans l’ Odyssée, les dieux interviennent directement dans les affaires humaines, chez Xénophon, ils ne jouent plus qu’ un rôle indirect. Certes, leur action sur le cours de l’ histoire ne fait aucun doute dans l’ esprit de l’ écrivain — comme le rappelle ici même Louise Bruit38. Jamais, cependant, ils n’ agissent à découvert, sans médiation39. Cette grâce divine semble pour ainsi dire secrétée par le pouvoir lui-même, presque sui generis. Encore les différences avec l’ épopée ne s’ arrêtent-elles pas là : pour Xénophon, rien n’ interdit à un chef habile de détourner certaines manifestations religieuses à son profit dans le seul but de s’ entourer d’ une telle aura divine.

36 Odyssée, VIII, 17-22. Cf., entre autres, Odyssée, II, v. 12 (Télémaque devant les Achéens) ; XVII, 63 (Télémaque devant les prétendants) ; Hésiode, Travaux, 65. 37 Hiéron, VIII, 6. De la même façon, dans l’ Odyssée, Athéna transforme Ulysse, vieilli et le corps abîmé, en homme rayonnant de grâce. Cf. Odyssée, VI, 235 (Ulysse devant Nausicaa) ; XVI, 173-183 (Ulysse devant Télémaque) ; XXIII, 115-117 et 156-164 (Ulysse devant Pénélope). Voir à ce propos J.-P. VERNANT, « Mortels et immortels : le corps divin », in Idem, L’ individu, la mort, l’ amour. Soi-même et l’ autre en Grèce ancienne, Paris, Gallimard, 1989, p. 7-39, ici p. 23-24. 38 L. BRUIT, « Des pratiques et des dieux dans les Helléniques de Xénophon », supra p. 000. 39 E. g. Helléniques, II, 4, 19 ; IV, 4, 12 ; V, 4, 1 ; VI, 4, 3. Voir à ce propos R. DIETZFELBINGER, « Religiöse Kategorien in Xenophons Geschichtverständnis », WJA 18 (1992), p. 133-145 et C. J. TUPLIN, op. cit., p. 215, appendice VII.

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2. Un éclat fabriqué par les hommes

Dans son ouvrage sur les devoirs et les responsabilités de l’ hipparque, Xénophon accorde une grande place aux considérations religieuses et cérémonielles. Le commandant de cavalerie doit à la fois procéder à des sacrifices pour obtenir la faveur des dieux et « faire des processions dans les fêtes un merveilleux spectacle (���!�� ����� �������� ��� ������� ��� �������� ������������������) »40. Or les raisons qui poussent l’ auteur à vouloir magnifier ces processions religieuses ne sont pas seulement pieuses et désintéressées, loin s’ en faut. Xénophon compare en effet ces pompai à d’ autres défilés et cavalcades dont le but autoproclamé n’ est pas religieux, mais bien politique, puisqu’ elles visent à promouvoir la cavalerie athénienne41. À cette fin, l’ hipparque et ses hommes ont pour souci de se distinguer du reste de la foule42 et, mieux encore, d’ impressionner la Boulè par tous les moyens43.

C’ est dans ce contexte politique que doivent être replacées certaines innovations suggérées par Xénophon. L’ écrivain propose ainsi de modifier le parcours de la procession se tenant

40 Hipparque, III, 1. Cf. II, 1. L’ ouvrage semble avoir été écrit entre 366 et 355. Nous reprenons ici certaines des analyses de J. DILLERY, « Xenophon, the Military Review and Hellenistic Pompai », in C. J. TUPLIN (ed.), The World of Xenophon, Stuttgart, Steiner, 2004, p. 259-276. 41 Voir notamment la notice d’ É. DELEBECQUE, Le Commandant de cavalerie, Paris, Les Belles Lettres, 1973, p. 26-28. 42 Cf. Hipparque, III, 10. 43 Hipparque, III, 9 et 14. É. DELEBECQUE, op. cit., p. 18 : « Xénophon montre par quel procédé, dans ses défilés, l’ hipparque, pour en imposer au groupe incompétent des Conseillers et les tromper du même coup, réussit à leur faire contempler des cavaliers qui maintiennent des allures toujours vives ». Sur le rôle de la Boulè dans l’ entretien de la cavalerie, voir P. J. RHODES, The Athenian Boulè, Oxford, Clarendon Press, 1972, p. 174-175 et I. G. SPENCE, The Cavalry of Classical Greece. A Social and Military History, Oxford, Clarendon Press, 1993, p. 76.

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sur l’ agora dans le but assumé de capter l’ éclat religieux associé au rituel :

'���� ����� ��&�� �������� �������� �5�� ����� ������� ����������� �����!������� ����� ������� ��������� ��&���� ��$� ���!����� ��� ����� ���������� ��� ����L� ��� �L��� ����$� ��������� �������� ����� �!���� -� �!���� �����!L� 9�� ��� ����� ��� ���������������� ��:��� ���������������!������������������+�1 ������� ������� 6 ����������� ���� ���� �� ���� � ������� ��/�������������������������������������!�������� �������� : « Je crois que les processions auraient le plus de grâce pour les divinités, comme pour les spectateurs, si la cavalerie faisait, en honorant les dieux, le tour complet de tous les sanctuaires et de toutes les statues de ceux qui sont sur l’ agora, en commençant par les Hermès — c’ est ainsi qu’ aux Dionysies les chœ urs ajoutent, par leurs danses, leurs hommages à toutes les divinités et particulièrement aux douze dieux »44.

Xénophon imagine un nouveau cheminement qui permette aux cavaliers de s’ approprier les lieux symboliques de l’ agora. En faisant le tour de chaque sanctuaire et de chaque statue, l’ hipparque et ses hommes sont à même de recueillir une partie de la grâce divine et, partant, de frapper l’ esprit des spectateurs avec d’ autant plus de vigueur. Ces changements ont, à l’ évidence, une dimension publicitaire et même théâtrale : l’ écrivain ne compare-t-il pas ce nouveau parcours avec les danses pratiquées par les chœ urs … de théâtre ?

Non content de modifier le tracé des processions, le chef peut manipuler les ornements et les équipements associés à la pompê afin d’ accroître son aura. Dans l’ Art Équestre, Xénophon recommande par exemple à l’ hipparque de se munir d’ un cheval de parade (������� ���������), « qui s’ enlève et qui brille (����!� !L� ����� ���� !L��� ����!L) » (XI, 1). De fait, une telle 44 Hipparque, III, 2. L’ Hipparcheion, le centre de commandement de la cavalerie, était localisé, semble-t-il, près de la Stoa des Hermès. Voir à ce propos I. G. SPENCE, op. cit., p. 187. Sur la procession équestre de l’ agora, cf. aussi Démosthène, Contre Midias (XXI), 171 ; 174.

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monture permet à son cavalier d’ adopter une posture presque divine : « C’ est déjà montés sur de tels chevaux que les dieux et les héros sont représentés dans les peintures (�����������������!�����������/������������!������������������� !���� ��,�����), et les hommes qui les manient avec beauté ont grand air (������� �������) » (Art équestre, XI, 8). Mieux encore, s’ il est bien entraîné, le cheval de parade peut susciter la sidération du spectateur, à l’ instar d’ une manifestation quasi-divine : « le cheval qui s’ enlève est si parfaitement beau ou terrible (�5���������5� �������) ou admirable ou merveilleux (�5� ��������� �5����������), qu’ il retient les regards (���������������������) de tous les spectateurs, jeunes ou vieux. Il n’ est personne en tous cas qui le quitte des yeux ou se lasse de le contempler, aussi longtemps qu’ il fait parade de cette brillante attitude »45. Associés à la puissance terrifiante et paralysante de Gorgô46, les chevaux de parade sont des ornements dont l’ éclat divin magnifie les cavaliers par extension.

En définitive, le contact répété avec des lieux et des ornements rituels met le chef en position de « fabriquer » autour de lui une grâce presque divine. Harmonieusement conjugués, ces divers éléments peuvent changer la nature même de l’ autorité politique. On peut discerner, dans cet aspect de l’ œ uvre de Xénophon, les premiers indices de la future divinisation des rois hellénistiques, ce que vient confirmer l’ analyse de la Cyropédie.

45 Art équestre, XI, 9. Cf. Art équestre, X, 17 : « en face d’ un tel cheval, les gens en extase lui donnent les épithètes de racé, [...] nerveux, impétueux, à la fois agréable et terrible à regarder (�� ������������) ». 46 Il arrive que la beauté humaine provoque le même effet. Xénophon évoque ainsi la sidération de Critobule devant le splendide Clinias : « Semblable à ceux qui regardent les Gorgones (!���� � ���� ����M� ������� �!������), il demeurait pétrifié les yeux fixés sur lui (�����!�� �������� ����������) » (Banquet, IV, 24). Voir à ce propos J.-P. VERNANT, Figures, Idoles, Masques, Paris, Julliard, 1990, p. 99 et déjà M. DETIENNE & J.-P. VERNANT, Les ruses de l’ intelligence. La mètis des Grecs, Paris, Flammarion, 1974, p. 280 (à propos du pouvoir sidérant d’ Aphrodite).

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III La divinisation des chefs : un idéal problématique

À la fin de l’ Économique, Ischomaque souligne combien les

hommes sont inégalement doués pour le commandement47. Pendant que les uns transforment leurs subordonnés en ramassis d’ incapables, d’ autres obtiennent à leur guise respect et obéissance : ces derniers sont des « chefs divins (������) »48, tant il est vrai, nous dit l’ auteur, que « ce don de se faire obéir de bon gré » n’ est « pas seulement humain, mais divin »49. La majorité des commentateurs voit dans cette « divinisation » une pure clause de style : en bon conservateur, Xénophon se contenterait de reprendre un lieu commun bien enraciné depuis Homère, en vertu duquel le chef serait le simple réceptacle d’ une inspiration divine venue de l’ extérieur, sans que son statut d’ être humain en soit changé d’ aucune façon. Or le mécanisme nous semble plus complexe. En effet, s’ il n’ est jamais question de divinisation à proprement parler, néanmoins les chefs idéaux de Xénophon parviennent, de manière implicite, à se rapprocher insensiblement du monde divin et à se distinguer ainsi de la commune humanité dans l’ exercice de leur pouvoir.

De fait, les chefs charismatiques de Xénophon entretiennent avec les dieux des rapports privilégiés. Dans cette galerie de héros, Cyrus l’ Ancien se détache particulièrement. En effet, par l’ utilisation raisonnée de la charis, il tend à s’ assimiler à un véritable dieu vivant, transgressant ainsi les normes communément admises dans le monde grec. Mais la singularité d’ une telle stratégie « divine » doit être appréhendée à l’ aune des

47 Économique, XXI, 2. 48 Économique, XXI, 5 (nous traduisons). 49 Économique, XXI, 11-12. Voir à ce propos F. TAEGER, Charisma. Studien zur Geschichte des antiken Herrscherkultes, t. 1, Stuttgart, W. Kohlhammer, 1957, p. 118-120 qui, cependant, accorde une importance excessive au conservatisme religieux de Xénophon dans sa conception de la royauté.

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relations que d’ autres figures — Agésilas et Socrate en particulier — nouent avec l’ univers divin. 1. Au risque de l’ envie : Sparte, Agésilas et les honneurs divins

Dans la cité de Lycurgue, rois et dieux sont en rapports étroits. La dyarchie possède, on le sait, une forte composante sacrale : si la royauté spartiate tire sa force d’ institutions tant civiles que militaires, elle bénéficie également d’ un charisme d’ origine religieuse, dont Paul Cartledge, après Pierre Carlier, a montré toute l’ importance50. Entourés par la révérence de leurs concitoyens51, les rois lacédémoniens puisent d’ abord leur prestige dans leur ascendance divine : les Agiades et des Eurypontides sont issus en droite ligne de Zeus et d’ Héraclès. Bénéficiant du prestige attaché aux anciens souverains de Laconie — tels le roi homérique Ménélas et sa femme, Hélène— , les deux rois jouissent également de la protection des deux frères jumeaux d’ Hélène, les Dioscures, dont ils tentent de récupérer le prestige52.

Cette ascendance extraordinaire est un critère déterminant lorsqu’ éclate un conflit de succession. Xénophon le souligne quand il aborde la lutte pour le trône mettant aux prises Léotychidas et son oncle, Agésilas, en 398. Un chresmologue ayant brandi un oracle qui mettait en garde contre une royauté boiteuse, « Lysandre, alors, pour défendre Agésilas, lui répondit

50 P. CARTLEDGE, « Spartan Kingship : Doubly Odd ? », in Idem, Spartan Reflections, Berkeley, University of California Press, 2001, p. 55-67, ici p. 62-64. Paul Cartledge évoque notamment la façon dont Clifford Geertz passe au crible le concept de charisme chez Max Weber (C. GEERTZ, « Centre, rois et charisme : réflexions sur les symboliques du pouvoir », in Idem, Savoir local, savoir global : les lieux du savoir, Paris, Presses universitaires de France, 1986 (1ère éd. anglaise 1983), p. 153-182, ici p. 153-155). 51 République des Lacédémoniens, XV (XIV), 6 : à l’ exception des éphores, « tous, quand le roi paraît, se lèvent par déférence ». 52 P. CARLIER, La royauté en Grèce avant Alexandre, Strasbourg, AECR, 1984, p. 298-301.

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qu’ à son avis le dieu n’ ordonnait pas de se garder d’ un homme qui boiterait pour avoir fait une chute, mais plutôt d’ un homme qui régnerait sans être de la vraie race : c’ est bien alors qu’ elle serait boiteuse, la royauté, quand ce ne seraient plus les descendants d’Héraclès qui mèneraient la cité »53. Cette ascendance extraordinaire justifie aussi les multiples prérogatives religieuses dont les rois sont dotés de leur vivant. Ils détiennent de hautes prêtrises, ont d’ immenses attributions en matière sacrificielle et entretiennent des liens privilégiés avec le sanctuaire de Delphes et son maître Apollon. Tous ces éléments bien connus concourent à l’ édification d’ une royauté sacrée, garante de la survie et de la pérennité de la cité54.

Ces prérogatives religieuses n’ impliquent toutefois aucune forme de divinisation du vivant des rois. Bien au contraire, un souverain comme Agésilas démontre sa complète soumission aux dieux durant toute son existence. Il craint les dieux, respecte les temples, honore scrupuleusement ses serments et sacrifie plus que sa part55. Bref, il veille à ne jamais outrepasser la condition humaine : « Même dans la prospérité, il ne méprisait pas les hommes et, quant aux dieux, il leur rendait grâce (������ ���������� ��� �L����) »56. S’ opposant diamétralement aux Perses qui

53 Helléniques, III, 3, 3. Léotychidas était en effet soupçonné d’ être le fils illégitime d’ Alcibiade (cf. Agésilas, I, 5 et Plutarque, Lysandre, XXII, 12). Les rapports entre boiterie et filiation sont explorés par J.-P. VERNANT, « Le tyran boiteux : d’ Œdipe à Périandre », in J.-P. VERNANT & P. VIDAL-NAQUET, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, t. 2, Paris, La Découverte, 1986, p. 50. 54 Sur les prérogatives religieuses des rois, cf. République des Lacédémoniens, XV (XIV), 2-3. Sur les prêtrises, e. g. Hérodote, VI, 56. Sur les attributions sacrificielles, cf. République des Lacédémoniens, XIII, 2-3. Ces rituels sont analysés en détail par J.-P. VERNANT (1990), op. cit n. 46, p. 170-174. Ces points étant notoires, nous nous permettons de renvoyer au bilan établi par P. CARLIER, op. cit., p. 292-301 et p. 267-269. 55 Cf. e. g. Agésilas, I, 12 ; III, 2 ; XI, 1-2 et XI, 8. 56 Agésilas, XI, 2 (nous traduisons).

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prétendent « recueillir même les honneurs divins »57, Agésilas démontre donc sa subordination aux dieux en leur vouant sa reconnaissance. Une anecdote rapportée par Plutarque tendrait d’ ailleurs à confirmer cette image pieuse. Agésilas aurait en effet ostensiblement refusé les honneurs divins que les Thasiens lui avaient proposés (Apophthegmes lacédémoniens, 210d). Qu’ il s’ agisse peut-être d’ une histoire inventée à l’ époque hellénistique importe peu58 : elle s’ inscrit dans un faisceau d’ indices concordants tendant à prouver que, contrairement à son ancien mentor Lysandre, Agésilas n’ aspirait à aucune forme de divinisation de son vivant59.

Mais cette situation change brutalement à la mort des souverains spartiates. Abondamment étudiées60, les funérailles des rois sont en effet marquées par une forme d’ héroïsation, du moins si l’ on s’ en réfère au célèbre passage qui clôt la République des Lacédémoniens :

« Les honneurs accordés au roi durant sa vie61 [...] n’ ont

57 Agésilas, I, 34 : ������!�����!������������� ��������� 58 C’ est la position de C. HABICHT, Gottmenschentum und griechische Städte, Münich, Beck, 1970 (2e éd.), p. 179-184. Contra M. FLOWER, « Agesilaos of Sparta and the Origins of the Ruler Cult », CQ 38 (1991), p. 123-134. 59 Dans les Helléniques, Xénophon passe totalement sous silence la tentative de divinisation opérée par Lysandre. Rappelons que les Samiens lui avaient offert un autel, des sacrifices, des péans et avait même renommé une de leurs fêtes (les Heraia) en Lysandreia : cf. Douris de Samos, FGrHist 76 F 71 (apud Plutarque, Lysandre, XVIII, 4-6). Voir à ce propos P. CARTLEDGE, Agesilaos, Oxford, Clarendon Press, 1997, p. 82-86. 60 Voir en dernier lieu M. TOHER, « Greek Funerary Legislation and the Two Spartan Funerals », in M. TOHER & M. FLOWER (eds.), Georgica : Greek Studies in Honour of George Cawkwell, Londres, Institute of Classical Studies, 1991, p. 159-175 et Idem, « On the eidôlon of a Spartan King », RhM 142 (1999), p. 113-127. 61 Nous supprimons [������], conformément à une suggestion déjà proposée par C. G. COBET, Novae lectiones quibus continentur

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rien de bien supérieur à ceux des simples particuliers. Lycurgue a voulu, en effet, ne pas inspirer aux rois des sentiments tyranniques et ne pas rendre les citoyens envieux de leur pouvoir. Quant aux honneurs accordés au roi après sa mort, les lois de Lycurgue veulent montrer par-là que ce n’ est pas comme des hommes, mais comme des héros, qu’ elles ont honoré plus que personne les rois de Lacédémone (���� !��� �� !������ ���@� !��� �� !��� ������N �����������!�������������� ������������) »62.

Après avoir limité drastiquement les honneurs accordés aux rois de leur vivant, la cité choisirait donc, après leur trépas, de leur conférer un statut de héros, de demi-dieu63.

Xénophon est l’ unique source à préciser que les rois sont honorés de cette manière grandiose. Peut-être ne donne-t-il là qu’ une vision personnelle, voire partisane, de la cérémonie, puisque certains historiens doutent qu’ un culte héroïque en bonne et due forme ait jamais honoré les rois lacédémoniens64. Rien n’ indique, en tous cas, une quelconque désapprobation de la part

observationes criticae in scriptores graecos, Leyden, Brill, 1858, p. 737. 62 République des Lacédémoniens, XV (XIV), 8-9. Cf. Helléniques, III, 3, 1 (à propos des funérailles d’ Agis II en 398). Ainsi la royauté spartiate apparaît-elle définitivement double. Avec ses deux souverains, avec ses prérogatives royales différentes à Sparte et en campagne, avec ses honneurs distincts durant la vie et après la mort, la dyarchie spartiate fonctionne décidément sur le mode de l’ ambiguïté et du dédoublement. 63 D’ une certaine façon, Athènes procède de la même manière à l’ égard de ses citoyens tombés à la guerre : en 322, dans son Oraison funèbre (§ 27), Hypéride les compare ainsi à des « demi-dieux ». Mais ce n’ est là qu’ une hyperbole, appliquée à l’ ensemble des morts et ne se traduisant dans aucun rite d’ héroïsation. 64 S’ opposant aux conclusions de P. CARTLEDGE, op. cit. n. 50, p. 331-343, R. PARKER, loc. cit., p. 9-10, pense qu’ aucun indice probant n’ atteste une telle héroïsation. Il invoque notamment le témoignage de Pausanias qui, à propos des tombes royales spartiates, ne parle que de taphoi ou de mnèmata et non d’ hèrôa (cf. Pausanias, III, 12, 8 et III, 14, 2-3). Voir aussi P. CARLIER, op. cit., p. 254-255.

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de Xénophon à l’ égard de ces honneurs funèbres hors du commun65. Au contraire, sa description tranche avec celle d’ Hérodote qui, pour mieux pointer leur radicale étrangeté, rapproche ces funérailles royales des coutumes barbares66 : si Xénophon n’ a que des éloges pour ces funérailles héroïsantes, c’ est parce que celles-ci confèrent à la royauté une dimension presque divine, propre à sanctifier une institution qu’ il présente comme la seule planche de salut d’ une politeia spartiate à la dérive67.

Pour l’ écrivain, ces honneurs funèbres incarnent la double face de la royauté spartiate, établie à mi-chemin entre les hommes et les dieux. Cette solution post mortem recèle un autre avantage : elle permet de canaliser l’ envie des citoyens tout en permettant, in fine, de récupérer un charisme d’ origine divine. De fait, Xénophon est parfaitement conscient du danger que pourraient susciter des aspirations « divines » trop ouvertement exprimées :

65 Selon P. CARTLEDGE, « Yes, Spartan Kings were Heroized », LCM 13 (1988), p. 43-44, Xénophon développerait un message codé : il désapprouverait implicitement les lois de Lycurgue quant aux honneurs funéraires des rois spartiates. Aucun élément incontestable n’ étaye toutefois cette hypothèse. Si l’ auteur rejette la divinisation du vivant des rois, rien n’ indique qu’ il soit hostile à l’ acquisition de ce statut héroïque après la mort des souverains. 66 E. g. Hérodote, VI, 58-59. Voir à ce propos F. HARTOG, Le miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’Autre, Paris, 1991 (1ère éd. 1980), Gallimard, p. 166-170. 67 C’ est la thèse célèbre d’ A. MOMIGLIANO, « Per l’ unità logica della Lakedaimôn Politeia di Senofonte », RFIC 64 (1936), p. 170-173, qui reprend une hypothèse déjà émise par U. KÖHLER, « Über die N ��+�� ��+ Xenophons », Sitzungsberichte der Preußische Akademie der Wissenschaften (SPAW), Berlin, de Gruyter, 1896, p. 361-377. Xénophon présenterait dans le dernier chapitre de l’ ouvrage — qu’ il ne faut pas déplacer, contrairement à la pratique courante — la seule institution qui ne soit pas affectée par la corruption et le déclin : la royauté. Voir à ce propos les analyses et le bilan proposés par P. CARLIER, op. cit., p. 252-255.

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la mort de Socrate incarne à ses yeux la faillite d’ une telle stratégie.

La provocation socratique ?

Dans les Mémorables, Socrate incarne la figure d’ un homme pieux, prêchant le conformisme religieux le plus absolu : ne recommande-t-il pas, pour plaire aux dieux, de se conformer strictement aux lois de son pays68 ? Mais, souhaitant dédouaner son maître de tout soupçon d’ impiété69, Xénophon se livre à une telle surenchère qu’ il en vient à rompre avec certaines conceptions théologiques traditionnelles. Socrate critique, par exemple, les formes consacrées de la prière et dénonce les offrandes trop ostentatoires ; surtout, il affirme l’ omniscience des dieux, voire leur omniprésence et leur omnipotence, en rupture avec l’ opinion commune70.

Xénophon ne se contente pas de louer l’ extrême piété de Socrate ; il fournit également certains indices propres à entourer son maître d’ une aura quasi-divine. D’ après Euthydème, le philosophe entretient en effet une relation privilégiée avec les dieux : « Avec toi, Socrate, [les dieux] semblent avoir un rapport encore plus amical (,����!��� ��) qu’ avec les autres, si du moins, sans avoir été interrogés par toi, ils t’ indiquent d’ avance ce qu’ il faut faire et ce qu’ il ne faut pas faire »71. Par sa piété, Socrate s’ attire les faveurs divines, sans même qu’ il ait à les solliciter.

68 Mémorables, IV, 3, 16. 69 Voir à ce propos M. NARCY, « La religion de Socrate dans les Mémorables », in G. GIANNANTONI & M. NARCY (eds.), Lezioni socratiche, Naples, Bibliopolis, 1997, p. 13-28. Une bonne part des Mémorables est consacrée à cette entreprise de disculpation (Mémorables, I, 3-4 ; IV, 3-4). 70 Cf. Mémorables, I, 1, 19 ; I, 4, 18 ; Hipparque, IX, 9. Voir à ce propos J. DILLERY, Xenophon and the History of His Times, Londres & New York, Routledge, 1995, p. 184-185 et la bibliographique citée n. 14, et L. BRUIT ZAIDMAN, op. cit., p. 149-152. 71 Mémorables, IV, 3, 12 (traduction de M. NARCY, loc. cit., p. 19-20).

XENOPHON ET LE MODELE DIVIN DE L’ AUTORITE 173

Mais les Mémorables suggèrent même, nous semble-t-il, une assimilation partielle entre la générosité de Socrate et les immenses bienfaits dont les dieux gratifient les hommes : dans cet ouvrage, le philosophe est en effet le seul, en dehors des dieux, à être qualifié de philanthrôpos72. Ce rapprochement est d’ autant plus significatif que le terme philanthrôpia n’ avait jamais été, avant Xénophon, associé à un être humain : cette vertu était auparavant l’ apanage d’ êtres extérieurs à l’ espèce humaine qui, du dehors, la couvraient de bienfaits73. En louant la philanthrôpia de Socrate, Xénophon met donc sur le même pied le philosophe et les dieux bienfaiteurs.

Durant son procès, Socrate ne s’ embarrasse pas d’ une stratégie aussi allusive et ne se contente pas d’ allusions implicites. Dans l’ Apologie, il choque délibérément les jurés athéniens en se targuant d’ entretenir un rapport privilégié avec la divinité (le daimôn). « C’ était en effet un bruit répandu que Socrate prétendait que la divinité lui faisait signe ; c’ est surtout pour cette raison, me semble-t-il, qu’ on l’ a accusé d’ introduire des divinités nouvelles »74. De fait, son daimôn lui a clairement indiqué, avant même que le procès ne commence, que la mort était désormais préférable à la vie et c’ est la raison pour laquelle Socrate décide d’ avoir recours à la �������� ���, à une forme de vantardise, qui le conduit à la mort75.

Cette stratégie l’ incite notamment à se comparer au Spartiate Lycurgue, à qui l’ oracle de Delphes aurait déclaré : « Je me demande si je dois t’ appeler un dieu ou un homme » (Apologie, 15). Ainsi affirme-t-il son extraordinaire proximité avec le divin,

72 Voir V. AZOULAY (2004), op. cit. n. 14, p. 319. 73 Si trois fragments isolés d’ Epicharme, Pythagore et Euripide attribuent la philanthrôpia à des hommes, ils sont cependant apocryphes et postérieurs au IVe siècle. Voir notamment J. DE ROMILLY, La douceur dans la pensée grecque, Paris, Les Belles Lettres, 1979, p. 47-48. 74 Mémorables, I, 1, 2. Cf. Apologie de Socrate, 12 ; Platon, Apologie, 31c-d ; Euthyphron, 3b. 75 Voir supra l’ article de L.-A. DORION, « Le daimonion et la megalêgoria de Socrate dans l’ Apologie de Xénophon », p. 000.

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174

même s’ il daigne préciser : « Pour moi, sans me comparer à un dieu, [l’ oracle] a pourtant jugé que je l’ emportais de beaucoup sur le reste des hommes (����������!L��������������������$��� !��!������ ����!L��� � ���� ����� ���� ,�� ���) » (Apologie, 15). Socrate construit donc son portrait en rupture partielle avec la religion traditionnelle, en se plaçant délibérément entre les hommes et les dieux. À souligner ainsi l’ exemplarité de sa vie, le philosophe ne manque pas de déchaîner l’ envie contre lui et doit faire face à la condamnation des Athéniens.

Face aux ravages de l’ envie et à l’ incompréhension de la foule, n’ y aurait-il dès lors d’ autres issues que l’ adoption de la prudente stratégie spartiate ? Serait-on condamné à repousser l’ héroïsation des puissants post mortem, au risque de ne recueillir que la haine de la foule ? Il n’ en est rien. Dans la Cyropédie, Xénophon explore en effet une autre voie. Cyrus réussit, nous semble-t-il, à atteindre une certaine forme de divinisation, sans pour autant éveiller les jalousies ni sombrer dans la démesure. 2. Le divin Cyrus ?

Cyrus bifrons

Comme les rois spartiates, Cyrus entretient un rapport ambivalent avec le monde des dieux. Contrairement à eux, il semble toutefois aspirer à une forme de divinisation de son vivant, ainsi que Xénophon le suggère par un faisceau d’ indices concordants. L’ écrivain ne fait-il là que mentionner une réalité déplaisante qui semble indissociable de la royauté achéménide ? Mieux encore, souhaite-t-il ainsi exclure, au nom de sa radicale spécificité, le régime perse du champ de la réflexion politique grecque ? Probablement ni l’ un ni l’ autre. Ce n’ est pas seulement par acquis de conscience ou dans un but ironique que l’ écrivain s’ arrête sur la vénération qui entoure le Roi de Perse76. Comme

76 P. BRIANT, Histoire de l’Empire perse, Paris, Fayard, 1996, p. 252-265, analyse les rapports du roi achéménide et des dieux en s’ appuyant notamment sur la Cyropédie. L’ exercice est périlleux car il l’ amène à plaquer des conceptions religieuses manifestement grecques

XENOPHON ET LE MODELE DIVIN DE L’ AUTORITE 175

souvent, il se saisit d’ un détail a priori choquant pour les Grecs et en montre les avantages politiques, à rebours de l’ opinion courante77.

À l’ instar des rois spartiates, Cyrus s’ inscrit dans une généalogie divine. Xénophon le souligne dès l’ introduction : le jeune conquérant descendrait en droite ligne de Persée, fils de Zeus et de Danaé78. Cette prestigieuse ascendance est rappelée à deux reprises dans la Cyropédie. Ainsi, lors de sa reddition, le Lydien Crésus n’ hésite-t-il pas à faire de son vainqueur « un rejeton des dieux, un roi issu d’ une lignée de rois » (Cyropédie, VII, 2, 24). Quant au Mède Artabaze, il affirme à ses frères d’ armes qu’ il ne quitterait jamais le meilleur des hommes « et qui plus est, de race divine (������!��������������� » (Cyropédie, IV, 1, 24).

Ces deux témoignages ne prouvent aucunement que Cyrus lui-même voulût être considéré comme un dieu. Ces affirmations émanent en effet, d’ une part, d’ un roi vaincu, et d’ autre part, d’ un amoureux fervent du roi de Perse. Ce n’ est donc jamais Cyrus en personne, mais ses amis ou ses adversaires soumis, qui vantent son ascendance divine et ses qualités hors du commun : à l’ inverse du Socrate de l’ Apologie, le conquérant n’ est pas homme à revendiquer personnellement sa proximité avec les dieux au risque de déchaîner la jalousie d’ autrui. Bien au contraire reste-t-il pénétré des limites attachées à sa condition sur la royauté perse. Ainsi les pratiques sacrificielles de Cyrus en campagne ne sont-elles par exemple qu’ un simple décalque des pratiques spartiates : cf. Cyropédie, III, 3, 21-22 et République des Lacédémoniens, XIII, 2-3. Voir plus largement V. AZOULAY, « Sparte et la Cyropédie : du bon usage de l’ analogie », Ktèma 32 (2007), p. 435-456. 77 Sur cette habitude propre à Xénophon, voir V. AZOULAY, « Xénophon, la Cyropédie et les eunuques : généalogie d’ un monstre ? », Revue française d’ histoire des idées politique 11 (2000), ici p. 3-6. 78 Cyropédie, I, 2, 1. À l’ inverse, Isocrate se plaît à rappeler l’ ascendance piteuse de Cyrus, simple enfant exposé par sa mère (Philippe (V), 66).

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176

d’ homme ; au seuil de la mort, il se félicite encore de ne jamais avoir oublié cet état de fait :

O �������� !L���������P. ���������������������$�������������������� �������� ��� ����!���� ����� ���!���� � �� �!�� ������� ����� ������������������������������������ ���������������� �������� ���������� ����� ��� ��!������� ����� ��� ,��������2��@��� ��������������������2������� ����+�� �������@������������ �������� ���!�� ������!����� ����� ������� ��� ������������ ����������!������ ����� ������� ����������� ����� � ��� !�����, ������ : « Ô Zeus ancestral, Soleil et tous les dieux ! Acceptez ces offrandes en action de grâces pour toutes les œ uvres louables que je vous dois et ces autres actions de grâce pour m’ avoir montré par des présages, par des signes célestes, des oiseaux et des voix ce qu’ il fallait faire et ne pas faire. Infinie reconnaissance à vous encore pour m’ avoir fait constater votre sollicitude et toujours empêché de tirer de mes succès des pensées dépassant la condition humaine »79.

Ce passage semble marquer le renoncement à toute forme de divinisation. De fait, le souverain manifeste sa gratitude, sa charis, envers les dieux par des actions de grâce (charistèria)80 qui, en elles-mêmes, révèlent déjà sa parfaite piété. De surcroît,

79 Cyropédie, VIII, 7, 3 (trad. Delebecque légèrement modifiée). Voir déjà P. CARLIER, « L’ idée de la monarchie impériale dans la Cyropédie de Xénophon », Ktèma 3 (1978), p. 141, dont nous ne partageons cependant pas toutes les conclusions. 80 Xénophon est le premier à employer le terme technique �� ����� ��� pour exprimer ce type de pratique religieuse : cf. Cyropédie, IV, 1, 2 (actions de grâce après la victoire contre les Assyriens) avec les commentaires de J.-M. BREMMER, loc. cit., p. 128-129. D’ ailleurs, Cyrus ne manque jamais une occasion de prouver sa gratitude envers les dieux. Ainsi proclame-t-il après la victoire décisive : « Amis et alliés, les plus grandes grâces (������������ ��) soient rendues aux dieux qui nous ont donné d’ obtenir ce que nous jugions mériter » (Cyropédie, VII, 5, 72).

XENOPHON ET LE MODELE DIVIN DE L’ AUTORITE 177

ces hommages sont explicitement destinés à célébrer l’ ordre du monde dans lequel chacun — homme et dieu — , reste à la place que le sort lui a attribué.

S’ il tolère que ses admirateurs proclament sa divinité, Cyrus ne se laisse donc pas piéger par un tel mirage. Plus que tout autre, il manifeste sa piété et sa soumission aux dieux, se montrant respectueux des formes religieuses traditionnelles. Paradoxalement, c’ est au prix d’ une telle précaution qu’ il peut manier sans danger l’ arme politique de la divinisation, en faisant un usage raisonné d’ un cérémonial ritualisé.

La politique de l’ épiphanie

Sans jamais le revendiquer explicitement, Cyrus initie un processus complexe au terme duquel il apparaît tel un véritable dieu à ses sujets. Le Perse utilise en effet tout un panel de techniques et de procédures qui lui permettent d’ intensifier l’ éclat de son pouvoir, au point de lui donner une apparence surhumaine.

Le premier procédé mis en œ uvre consiste, pour Cyrus, à se transformer en roi partiellement claustré, ravi aux regards de la plus grande partie de ses sujets. En s’ installant avec sa cour dans son palais babylonien81, le nouveau roi devient, d’ une certaine manière, pareil à ces dieux bienfaisants à qui les hommes attribuent d’ autant plus de puissance qu’ ils restent invisibles. Dans les Mémorables, Socrate soulignait ainsi qu’ il suffit « de voir les ouvrages [des dieux] pour les révérer et les honorer (������ ������!������ !���������������������������������������) », sans qu’ il faille même chercher à les apercevoir82. Ctésias avait déjà souligné, à propos de Sardanapale, la quasi-divinisation suscitée par l’ invisibilité royale : « Rester invisible du monde extérieur permettait de cacher à tous sa vie d’ oisiveté (� �,����), et, comme s’ il s’ agissait d’ un dieu invisible, personne n’ osait proférer

81 Cyropédie, VIII, 1, 6. 82 Mémorables, IV, 3, 13. Cf. IV, 3, 15 : « il ne faut pas mépriser les forces invisibles, mais, à leurs effets, reconnaître leur puissance et honorer la divinité ».

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d’ insulte à son égard (������ � ���� ����� ��� ����� ����� �����,�������������������������!L�����,���������������) »83. Le Cyrus de Xénophon reprend la même pratique — à cette différence majeure qu’ il se garde bien de la débauche qui mène Sardanapale à sa perte.

Cette invisibilité recèle un autre avantage. C’ est en se soustrayant au regard des hommes que Cyrus, paradoxalement, exerce la surveillance la plus étroite sur l’ ensemble de ses sujets. L’ invisibilité rend en effet possible l’ ubiquité : tels les dieux invisibles et omniscients, le souverain est à la fois partout et nulle part, se présentant même comme une « loi qui regarde (����������������) » ses sujets84. De fait, il s’ est doté d’ innombrables « yeux » et « oreilles » — des espions — qui parcourent l’ Empire en tout sens pour contrôler les moindres faits et gestes de ses sujets85. Ces indicateurs anonymes inspirent dans le royaume une crainte qui confine à la paranoïa : « Non seulement on n’ aurait pas osé confier à quelqu’ un quelque chose de désagréable sur Cyrus, mais chacun se comportait comme si ses interlocuteurs successifs étaient toujours des yeux et des oreilles du Roi »86. De

83 Ctésias, FGrHist 688 F 1b, l. 617-619. Sur le roi perse, comme souverain caché, voir les témoignages rassemblés par P. BRIANT, op. cit., p. 270-272. Pour une approche anthropologique du phénomène, voir par exemple M. GODELIER, op. cit., p. 284 n. 1 (sur le Mikado japonais et le roi invisible de l’ ancien royaume d’ Abomey) ; J. DAKHLIA, Le divan des rois : le politique et le religieux dans l’ Islam, Paris, Aubier, 1998, p. 230-248 (dans le monde musulman). 84 Cyropédie, VIII, 1, 22. 85 Cyropédie, VIII, 2, 10-11. Xénophon va à l’ encontre de la tradition (grecque) qui attribue au roi de Perse un seul « Œil » et une seule « Oreille ». Sur ce débat, voir le dossier rassemblé par S. W. HIRSCH, The Friendship of the Barbarians. Xenophon and the Persian Empire, Hanovre & Londres, Univesity Press of New England, 1985, p. 101-139. 86 Cyropédie, VIII, 2, 12. Un autre passage montre bien le lien entre l’ invisibilité et l’ ubiquité du contrôle. « Et ceux de qui l’ on dit souvent “ il descend le fis du Roi ”, ou le “ frère du Roi ”, ou “ l’ œ il du Roi ”, et qui parfois restent invisibles (���� ��,����������), ceux-là

XENOPHON ET LE MODELE DIVIN DE L’ AUTORITE 179

cette façon, Cyrus assure sa présence diffuse et atteint, sur terre, une forme de pouvoir panoptique que Socrate attribuait aux seuls dieux dans les Mémorables87.

Se cacher des hommes confère à Cyrus une autre force : ses apparitions publiques ont un impact d’ autant plus grand qu’ elles se font rarissimes. Ne se manifestant plus désormais qu’ « en des occasions rares et solennelles (�������������������������) »88, le souverain perse tend à susciter chez les spectateurs une particulière vénération, comme l’ indiquent déjà les connotations religieuses du terme semnos89. Pour gagner encore en majesté, Cyrus choisit en outre de n’ apparaître que dans des situations soigneusement ritualisées. Après la prise de Babylone, son unique sortie publique s’ effectue ainsi lors d’ une procession — une pompè — dont le but affiché est de rendre grâce aux dieux90. Par ce biais, le souverain affiche à la fois sa parfaite piété et associe étroitement son pouvoir à celui des dieux. Xénophon révèle d’ ailleurs sans ambages les bénéfices charismatiques escomptés par Cyrus dans ce défilé : « la solennité de la [première] sortie du

appartiennent au corps des contrôleurs (�!���� �,���!�) » (Cyropédie, VIII, 6, 16). Cf. aussi Économique, XII, 20 : « [… ] en toute affaire, c’ est surtout l’ œ il du maître (���������� �,������) qui peut tout mener à bien ». 87 Mémorables, I, 4, 17 : « ne vas surtout pas t’ imaginer que ta vue peut s’ étendre à de nombreux stades, mais que l’œil du dieu est impuissant à tout embrasser à la fois (����������������������,����������������������&������������������ ����) ». Sur ce modèle « ubiquiste » incarné par les dieux, cf. Art de la chasse, XIII, 17 et Banquet, IV, 46. 88 Cyropédie, VII, 5, 37. 89 Sur semnos, voir P. CHANTRAINE, DELG, s. v. sebomai : étymologiquement « se retirer » (*tyegw-), d’ où 1) éprouver une crainte religieuse 2) dans semnos et ses dérivés, dégradation du sens ancien avec emploi ironique (morgue). Voir aussi E. BENVENISTE, Vocabulaire des institutions indo-européennes, t. 2, Paris, Éditions de Minuit, 1969, p. 202-207. 90 Le Perse souhaite « gagner à cheval les enclos consacrés réservés aux dieux et sacrifier [avec ses partisans] » : Cyropédie, VIII, 3, 1 (trad. Delebecque modifiée). Cf. aussi Cyropédie, VIII, 3, 11-12 ; 24.

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palais royal (�������� ���������������� ������!��������������) fut en elle-même, croyons-nous, l’ un des procédés imaginés par lui pour avoir une autorité plus imposante »91. Ainsi le Perse joue-t-il de cet objectif religieux pour magnifier son pouvoir. En cela, ce cortège annonce les grandes processions de l’ époque hellénistique qui, contrairement à l’ époque classique, jouent sur la théâtralisation et l’ importance donnée à la mise en scène du chef92.

Mais Cyrus ne se contente pas de tirer un profit indirect de l’ aura divine associée à la procession. Dans son organisation même, la pompè vise en effet à suggérer l’ assimilation du souverain aux dieux. Le défilé trouve ainsi son apothéose lorsque le nouveau roi paraît devant la foule, juché sur son char et brillant de mille feux :

« Sortant de la porte, en char, Cyrus attirait les regards ; il portait la tiare droite et une tunique de pourpre avec des reflets blancs — sauf lui personne n’ a le droit d’ avoir des reflets blancs — le pantalon bouffant teint d’ écarlate autour des jambes, un surtout entièrement pourpre. Il avait aussi un diadème autour de la tiare [...]. Il avait les mains hors des manches. Sur le char, à son côté, se trouvait un cocher de grande taille, moins grand que lui cependant, soit de nature, soit en vertu de quelque artifice ; en tout cas,

91 Cyropédie, VIII, 3, 1 (trad. Delebecque légèrement modifiée). Voir E. DELEBECQUE, op. cit., p. 108 : « Le verbe � ��������� désigne la sortie solennelle en public d’ un grand personnage, comme, à l’ inverse, en français, le mot “ entrée ” s’ applique à la cérémonie de réception d’ un grand personnage dans une ville, amie ou vaincue ». Sur l’ organisation et les buts du défilé, cf. Cyropédie, VIII, 3, 5 et voir V. AZOULAY, « The Medo-Persian Ceremonial : Xenophon, Cyrus and the King’ s Body », in C. J. TUPLIN (ed.), op. cit., p. 147-173. 92 Voir à ce propos F. W. WALBANK, « Two Hellenistic Processions : A Matter of Self-Definition », SCI 15 (1996), p. 119-130, ici p. 120-121. C’ est l’ évolution que pointe Frank Walbank, dans son analyse des grandes processions de Ptolémée II Philadelphe et d’ Antiochos IV. L’ auteur prend au demeurant l’ Hipparque de Xénophon comme premier témoin de ce lent processus.

XENOPHON ET LE MODELE DIVIN DE L’ AUTORITE 181

Cyrus apparut beaucoup plus grand » (Cyropédie, VIII, 3, 13-14)93.

Irradiant d’ une grâce surhumaine, le souverain fait de son corps un piège pour les regards. Immobile sur son char, revêtu d’ atours splendides, Cyrus semble s’ extraire de la condition humaine tant par la taille que par le comportement94. La métamorphose est extraordinaire : à peine reconnaissable, le roi se présente à la manière d’ une statue hiératique, selon une pose qui préfigure celle des souverains hellénistiques et même des empereurs du Bas-Empire romain95.

En prenant l’ allure d’ une véritable statue de culte, c’ est bien l’ assistance que Cyrus entend pétrifier en retour :

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93 Cette longue description tranche avec l’ économie narrative habituelle mise en place par Xénophon. En effet, l’ écrivain ne prend que rarement le temps de décrire avec tant de détails l’ aspect extérieur de ses personnages — à l’ exception de Panthée et de son mari, Abradatas. Cf. Cyropédie, V, 1, 4-7 (Panthée) ; Cyropédie, VI, 4, 2-11 (Abradatas). 94 Il ressemble, d’ une certaine manière, aux rois représentés sur les bas-reliefs de l’ Apadana de Persépolis, comme l’ a suggéré H. SANCISI-WEERDENBURG, op. cit., p. 195 sq. Que ce rapprochement soit convaincant ou non, il fait ressortir, nous semble-t-il, l’ aspect profondément hiératique du maintien royal chez Xénophon. 95 Des textes bien postérieurs font un écho direct à la procession décrite dans la Cyropédie. Cf. Ammien Marcelin, XVI, 10, 9 (l’ entrée de Constantin II à Rome en 357) : « il observa l’ attitude immobile qu’ on lui voyait prendre dans ses provinces [...] et, comme s’ il eût le cou pris dans un carcan, il portait son regard droit devant lui, sans tourner le visage à droite ni à gauche et, semblable à une statue, on ne le vit jamais faire un mouvement aux cahots de son char, ni cracher, ni essuyer ou frotter son visage ou son nez, ni agiter la main ». Sur le rapprochement possible avec ce passage de la Cyropédie, voir J. STRAUB, Vom Herrscherideal der Spätantike, Berlin, W. Kohlhammer, 1939, p. 184 et M. P. CHARLESWORTH, « Imperial Deportment », JRS 37 (1947), p. 34-38, ici p. 37.

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����� 1 ��� ��+� � ������ ���� � � �!���� �������� 1 �� ���� �������������: « En le voyant, tout le monde fit la prosternation, soit que certains eussent reçu l’ ordre de donner l’ exemple, soit encore que la mise en scène et l’ air de grandeur et de beauté que Cyrus présentait aux regards eût stupéfié la foule. Avant ce jour aucun Perse ne s’ était prosterné devant Cyrus »96.

Surgissant dans un contexte rituel, Cyrus suscite la stupeur au point de faire plier les genoux des spectateurs, à la façon d’ une épiphanie divine97. Le Perse obtient de fait une marque de vénération — la proskynèse — que les Grecs, aux dires mêmes de Xénophon dans l’ Anabase, réservent traditionnellement aux dieux98.

96 Cyropédie, VIII, 3, 14. En revanche, un groupe de prisonniers (Cyropédie, IV, 4, 13) et l’ eunuque Gadatas (V, 3, 18) se sont déjà prosternés devant lui. Voir à ce propos C. NADON, Xenophon’ s Prince. Republic and Empire in the Cyropaedia, Berkeley, Los Angeles & Londres, University of California Press, 2001, p. 134 (et n. 48). 97 Cf. Hymne homérique à Déméter, 275-283 ; Hymne homérique à Aphrodite (I), 167-190. Sur le thambós, la stupeur et la crainte révérencielle produite par les épiphanies, voir J.-P. VERNANT, loc. cit. n. 38, p. 32-33 et N. LORAUX, Les expériences de Tirésias. Le féminin et l’ homme grec, Paris, Gallimard, 1989, « Ce que vit Tirésias », p. 253-271, en particulier, p. 261-263. 98 Anabase, III, 2, 13 : « car vous ne vous prosternez devant aucun maître humain mais seulement devant les dieux (����������� ���� !�������������� ������ ������ ������ � �����������) » (nous traduisons). Cf. Anabase, III, 2, 9 ; Agésilas, I, 34 : les Perses, devant qui les Grecs se prosternaient auparavant, n’ osent même plus « regarder les Grecs en face (������������� ������� P������) ». Sur l’ origine et le sens de la proskynèse, voir P. BRIANT, op. cit., p. 234-235. Contrairement à ce qu’ en déduisaient les auteurs grecs, le rite n’ impliquait pas, en réalité, que le roi fût considéré comme un dieu. Par ailleurs, le texte fait un écho prémonitoire à l’ adoption de la proskynèse par Alexandre le Grand, e. g. Arrien, Anabase, IV, 9, 5 ; IV, 12, 4.

XENOPHON ET LE MODELE DIVIN DE L’ AUTORITE 183

Cyrus parvient en définitive à capter l’ aura divine sans avoir jamais revendiqué explicitement un tel projet. Tout comme il laisse le soin à d’ autres de proclamer sa divinité, il ne fait que suggérer visuellement son statut divin, sans commettre l’ impiété de se prendre lui-même pour tel99. Au lieu de procéder, dans son rapport au divin, à une scission entre la vie et la mort (comme à Sparte), Cyrus choisit de scinder l’ être et le paraître100 : il opère un dédoublement, de son vivant, entre l’ homme qu’ il reste et le dieu qu’ il paraît être. Dans ce processus, la charis joue à l’ évidence un rôle majeur. L’ éclat du cérémonial concourt manifestement à nimber Cyrus d’ un halo divin. Mais la charis des bienfaits apporte aussi sa pierre à l’ édifice : métamorphosant le conquérant en majestueux philanthrôpos, elle assimile partiellement la générosité du chef à celle des dieux. Ouvrant ainsi sur des perspectives politiques renouvelées, la Cyropédie de Xénophon annonce les bouleversements de l’ époque hellénistique qui voit s’ instaurer progressivement un culte organisé autour des souverains macédoniens.

99 De telles manipulations lancent également des ponts entre époque archaïque et période hellénistique. R. H. SINOS, « Divine Selection : Epiphany and Politics in Archaic Greece », in C. DOUGHERTY & L. KURKE (eds.), Cultural Poetics in Archaic Greece. Cult, Performance, Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 1993, p. 73-91. L’ analyse porte sur un passage célèbre d’ Hérodote (I, 60) montrant comment Pisistrate organise une fausse épiphanie d’ Athéna pour réinstaller sa tyrannie (cf. Aristote, Constitution des Athéniens, XIV, 4 et Clidemos, FGrHist 323 F 15). Le parallèle ne saurait toutefois être poussé trop loin : avec Cyrus, une étape supplémentaire est franchie puisque c’ est le chef lui-même, et non plus une simple jeune fille, qui passe pour un dieu. 100 Cyrus ne prévoit ni divinisation ni héroïsation après sa mort : il souhaite au contraire un enterrement très simple qui lui permette de rejoindre la terre bienfaitrice (Cyropédie, VIII, 7, 25).

CEA, 45 (2008) p. 185-211

Le cheval, le cavalier et l’hippocentaure. Technique équestre, éthique et métaphore politique chez

Xénophon

ALEXANDRE BLAINEAU Université Rennes II

À l’ épreuve du politique, la figure du centaure agit comme un réactif. La dualité de son être, la réunion des contraires, la fusion de la nature et de la culture, l’ intrication de la bestialité et de la sagesse, de l’ instinct et du raisonnement, de la démesure et de la mesure, composent un être bon à penser symboliquement1, particulièrement pour les théoriciens du pouvoir. Ainsi dans Le Prince (XVIII), Machiavel prend-il comme exemple Chiron, qui enseigne à ses élèves la duplicité et l’ usage de la double nature, homme et bête à la fois. La Cyropédie peut être lue en utilisant ce filtre centauresque. D. M. Johnson a récemment remarqué dans cette œ uvre le fait que l’ empire de Cyrus était une entité hybride, composée de continence et d’ avidité, de caractères perses et mèdes. L’ auteur constate par ailleurs l’ instabilité intrinsèque des Perses, depuis qu’ à l’ instigation de Cyrus, ils sont devenus cavaliers. En effet, selon lui, le fondateur de l’ Empire aurait importé en Perse, depuis la Médie où il les reçut de son grand-père Astyage, non seulement le savoir équestre, mais aussi la mollesse, contenue sous son règne, puis débordante après sa mort. Les Perses de la Cyropédie apparaissent donc comme des hybrides à la nature ondoyante, corrompus par leur � �,��. C’ est

1 D. SPERBER, « Pourquoi les animaux parfaits, les hybrides et les monstres sont-ils bons à penser symboliquement ? », L’Homme XV, 2 (1975), p. 5-34. Sauf exceptions que nous indiquons, les traductions sont celles proposées par la Collection des Universités de France.

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le but de la démonstration de D. M. Johnson : montrer que cette œ uvre est une critique implicite des barbares et du pouvoir impérial2.

Cette interprétation s’ appuie notamment sur un beau discours de Chrysantas, fidèle lieutenant de Cyrus, qui assimile le cavalier à l’ hippocentaure (IV, 3, 15-21). Mais il s’ agit d’ un centaure à son avantage : point de remarques sur sa violence, sa rusticité, son goût des femmes et du vin. Il est vrai que Chrysantas veut persuader les Perses de constituer une cavalerie. Il présente le centaure comme un être composite, équitablement construit grâce à des qualités humaines (��!��� et usage des mains) et chevalines (rapidité et force physique), en une sorte d’ équilibre précaire visant à l’ harmonie des parties. Il précise que ce couple homme-cheval possède un avantage certain sur l’ hippocentaure : il a quatre yeux pour observer, quatre oreilles pour écouter, qu’ il peut se désunir et profiter d’ un côté des joies humaines et de l’ autre des joies chevalines3. Aussi convient-il de s’ interroger : cette assimilation au centaure est-elle un critère permettant de signifier la corruption des Perses et le mode de gouvernement de Cyrus ?

2 D. M. JOHNSON, « Persians as Centaurs in Xenophon’ s Cyropaedia », TAPhA 135, 1 (2005), p. 177-207, qui veut suivre, même s’ il s’ en détache parfois, la démarche entreprise par Leo Strauss dont le but était de cerner un discours sous-jacent dans l’ œ uvre de Xénophon (cf. par exemple L. STRAUSS, « L’ esprit de Sparte et le goût de Xénophon », in Idem, Le discours socratique de Xénophon, Paris, Éditions de l’ Éclat, 1992 (1ère éd. 1939), p. 213-242, qui souhaite montrer que la Constitution des Lacédémoniens est une critique masquée du régime spartiate). Les risques et les apories de cette lecture ont été récemment mis en évidence par V. AZOULAY, Xénophon et les grâces du pouvoir. De la charis au charisme, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004, p. 17-19. 3 Chrysantas aura auparavant comparé le cavalier à un homme ailé (��� !���� �������), s’ appuyant là sur une image traditionnelle rapprochant le cheval de l’ oiseau et qui semble exprimer la vitesse : cf. Xénophon, Hipparque, VIII, 3 et L. L’ ALLIER, Le bonheur des moutons. Etude sur l’ homme et l’animal dans la hiérarchie de Xénophon, Québec, Éditions du Sphinx, 2004, p. 121-122.

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L’ alliance provisoire du cavalier et de sa monture — véritable thème du discours de Chrysantas — , révèle davantage le grand intérêt porté par Xénophon à l’ équitation plutôt qu’ une allusion masquée à la duplicité des barbares. Certes, Cyrus décrète-t-il que chaque Perse à qui il aura fourni un cheval devra être monté, afin qu’ il soit pris pour un véritable hippocentaure (IV, 3, 22). Mais peut-être ne faut-il y voir ici qu’ un simple effet de style, comme le pense d’ ailleurs lui-même M. D. Johnson, qui rappelle que dans l’ art, les barbares sont souvent représentés sous les traits de centaures4. Plutôt que de tenter de construire l’ image du Perse à partir de cet être hybride, il semble nécessaire d’ inverser le raisonnement et de comprendre ce que symbolise la figure du centaure. En effet, c’ est l’ analyse de la mécanique équestre qui peut permettre de saisir les implications éthiques de l’ assimilation de cet ensemble homme-cheval à un monstrum, et de constater ou non si Xénophon s’ est engagé dans la voie d’ une critique masquée de l’ Empire et du pouvoir de Cyrus.

I La main et le mors

Le petit traité xénophontique intitulé De l’Art équestre présente

la particularité d’ être très célèbre et pourtant peu étudié des hellénistes5. Il contient un certain nombre d’ informations

4 D. M. JOHNSON, loc. cit., p. 179. 5 En France, la dernière étude est celle d’ E. DELEBECQUE, Xénophon. De l’ art équestre, Paris, Les Belles Lettres, 1978. Cf. aussi les remarques (et les traductions) de J. K. ANDERSON, Ancient Greek Horsemanship, Berkeley-Los Angeles, University of California Press, 1961, et de S. SALOMONE, Senofonte. Trattato d’ ippica, Milan, Cisalpino, 1980. Xénophon n’ est pas le premier auteur grec à avoir rédigé un traité équestre. Un certain Simon, ayant vécu au Ve siècle, avait écrit un livre sur le sujet, dont il ne nous reste que quelques fragments. Cf. E. DELEBECQUE, Xénophon. De l’ art équestre, suivi de Simon. Sur l’ extérieur des chevaux, Paris, Les Belles Lettres, 1950. E. DELEBECQUE, Essai sur la vie de Xénophon, Paris, Klincksieck, 1957, 242-245, situe la rédaction de la plus grande partie du traité

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concernant l’ achat du poulain, le pansage, la nourriture. La plus grande partie du texte s’ intéresse toutefois à l’ art de l’ équitation, et particulièrement à la relation si essentielle entre la main et le mors. Mais si celle-ci est une des conditions premières de l’ art équestre, il convient de rappeler que la position du cavalier conditionne la justesse des gestes. L’ un des grands spécialistes de l’ équitation française du XVIIIe siècle, F. R. de la Guérinière, indiquait que « pour avoir la main bonne, il faut qu’ elle soit légère, douce et ferme. Cette perfection ne vient pas seulement de l’ action de la main, mais encore de l’ assiette du cavalier ; car lorsque le corps est ébranlé ou en désordre, la main sort de la situation où elle doit être, et le cavalier n’ est plus occupé qu’ à se tenir : il faut encore que les jambes s’ accordent avec la main, autrement l’ effet de la main ne sera jamais juste ; cela s’ appelle en terme de l’ art, accorder la main et les talons, ce qui est la perfection de toutes les aides »6. Aussi Xénophon conseille-t-il de xénophontique aux alentours de 380, alors que l’ auteur était en exil (le dernier chapitre ayant été selon lui rédigé plus tardivement). L’ Art équestre est un traité qui jouit d’ un grand prestige dans les milieux de l’ équitation. La première traduction latine date de Camerarius en 1537 et cette version a été lue, semble-t-il, par les écuyers de la Renaissance, parmi lesquels Federico Grisone, auteur de Gli ordini di cavalcare (1550), mais aussi par l’ humaniste Leon Battista Alberti, auteur d’ un De equo animante (1441). Cf. à ce sujet J. K. ANDERSON, « The Influence of Xenophon’ s Art of Horsemanship », in Mélanges E. Delebecque, Aix-en-Provence, Publications de l’ Université de Provence, 1983, p. 11-18, et S. SALOMONE, « Fonti greche nel De equo animante di Leon Battista Alberti », Rinascimento XXVI (1986), p. 241-250. Les traductions françaises de Dupaty de Clam (1772) et surtout de P.-L. Courier (1813) ont beaucoup fait pour la notoriété de cette œ uvre dans les cercles équestres, tant et si bien que D. BOGROS, Des hommes, des chevaux, des équitations. Petite histoire des équitations pour aider à comprendre l’Equitation, Paris, Caracole, 1989, chap. III, passim, a critiqué cet engouement qu’ il juge exagéré. 6 F. R. DE LA GUÉRINIÈRE, École de cavalerie, contenant la connaissance, l’ instruction et la conservation du cheval, Paris, 1733, p. 86. Une équitation sans mors est possible, le cheval ne ressentant les ordres que par le mouvement du bassin ou la pression des jambes du

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« laisser la jambe libre, à partir du genou, en même temps que le pied ». Le cavalier doit par ailleurs « habituer à la plus grande souplesse le haut du corps au-dessus des hanches »7. La particularité de l’ équitation antique réside en ce que les cavaliers montaient à cru, ce qui implique qu’ en l’ absence de selles véritables, il n’ y avait pas d’ étriers. L’ assiette devait donc être parfaite et les gestes particulièrement précis dans le maniement des rênes.

Le chapitre X du traité d’ art équestre est consacré à la relation entre la main du cavalier et la bouche du cheval. Dans les paragraphes 1 à 4, Xénophon conseille de ne pas tirer sur la bouche avec le mors (������ ����� �������� ��� ���� ������� �!��L������!��L), mais de favoriser la posture adéquate d’ un cheval bien dressé par ce qu’ E. Delebecque traduit par « une main légère » (��� ���� !L��� ����� �!��L� �����!). Les mors grecs, hérissés de pointes, étaient très coercitifs et blessaient souvent les montures au niveau des barres. Une tension trop vive des rênes faisait en effet replier les branches du mors, qui pressaient les mâchoires et pinçaient les ganaches8. À l’ inverse, en tirant les rênes avec légèreté, et en faisant que le mors devienne lâche (��� ���� !L���������!��L������!), le cheval se plaçait ainsi dans la position dite du « ramener » : il retrouvait alors les actions qu’ il fait naturellement, avec l’ encolure relevée (���!� ���� ����� ������������� ���) et la tête fléchie (����������������,��������� ��������)9.

cavalier. Plutarque rapporte ainsi que César avait l’ habitude de monter en mettant les mains derrière la tête ou en les croisant derrière son dos (César, XVII, 6). Cela exige toutefois une grande maîtrise technique. 7 Xénophon, Art équestre, VII, 6-7. Nous suivons la traduction d’ E. DELEBECQUE (1978). 8 Sur ce point, cf. les remarques de P. VIGNERON, Le cheval dans l’Antiquité gréco-romaine (des guerres médiques aux grandes invasions), Nancy, Faculté des Lettres et des Sciences humaines, 1960, p. 62-66. 9 L’ histoire de cette reconstruction posturale du cheval a surtout été étudiée depuis la Renaissance par P. FRANCHET D’ ESPÈREY, La main du maître. Réflexions sur l’ héritage équestre, Paris, 2007, p. 118-137.

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Lorsque le cheval se place dans cette position, Xénophon conseille de « donner aussitôt le mors » (�������� ����� �������������). E. Delebecque propose de traduire cette expression par « rendre la main », image prise dans le langage équestre d’ aujourd’ hui et qui évoque bien « le mouvement que l’ on fait en baissant la main de bride, soit pour adoucir, ou pour faire quitter le sentiment du mors sur les barres »10. En effet, pour parvenir à imposer cette position du ramener, Xénophon conseille ailleurs de ne pas relever la main et de tenir son bras le long du corps. De fait, la main aura une meilleure maîtrise (��� ���� ���� ���������)11.

Dans l’ Art équestre, Xénophon évoque rarement la main du cavalier, sinon dans la description de l’ attitude idéale qui vient juste d’ être évoquée, et dans un autre passage où il met en garde contre « les chevaux, qui, à cause de leur mollesse, exigent beaucoup d’ impulsion, ou, à cause de leur excès de sang, beaucoup de caresses et d’ attention ». Ceux-ci accaparent les mains du cavalier (���������� ������� �� ���� ������ ������������ ��������, Art équestre, III, 12), c’ est-à-dire la main gauche qui tient les rênes et la main droite qui tient les armes. Dans les gestes destinés à diriger ou arrêter le cheval, le terme ���� s’ efface, pour laisser la place à toute une série d’ expressions construites autour du ��������12. Le langage équestre occidental,

10 Xénophon, Art équestre, X, 12. Pour l’ explication de l’ expression « rendre la main », cf. n. 13. 11 Xénophon, Art équestre, VII, 8. Mais c’ est une question d’ adaptation : « que l’ on tienne les rênes la main un peu haute (����������!� ��!��� !� ������� �� ����) si le cheval laisse tomber l’ encolure (�2�� ����� ��,��!����� ��� �&L� ��� ������), un peu basse (���!��� !) s’ il la relève trop (�2�� ���� ��������� �������,!�2�) ; c’ est ainsi qu’ il aura la plus belle attitude » (VII, 10). 12 Par exemple :����� ��������!��L������!L�� : « tirer (en arrière) le mors » (X, 12 ; XI, 3) ; ���������������� �!��L� �����!��L : « retenir (le cheval) avec le mors » (VIII, 8 ; X, 15) ;��� ���������!��L������!��L : « alourdir (le cheval) avec le mors » (VIII, 8) ;� ��������� ����� �������� : « rendre le mors » (X, 12 ; 16 ; XI, 3) ; ����/������!��L������!��L : « être pressé par le

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élaboré depuis les maîtres de la Renaissance, utilise au contraire beaucoup d’ expressions et d’ images exprimant l’ action de la main, ce que F. R. de la Guérinière a rappelé dans son traité13. Xénophon emploie une fois l’ expression �������� ����������������������, qui se traduit par « avoir son cheval en main » (Art équestre, VIII, 12), plus précisément « sous la dépendance » du cavalier. La position du ramener est sur ce point une garantie, ce qui évite au cheval de « prendre la main » (����/����, Art équestre, I, 9), comme le traduit E. Delebecque. En effet, lorsque le cheval prend la main, il saisit en fait le mors entre ses dents (������������ ���� ��������), ce qui lui donne la faculté « de ne plus obéir (���� ��������) » (Art équestre, VI, 9). Le mors apparaît donc comme un objet contesté par le cavalier et par le cheval : celui qui en a la maîtrise préside aux destinées du couple.

Aussi le cavalier doit-il avoir une main ��� ���������, pour qu’ elle contrôle la tension optimale des rênes. Pour Xénophon, la main est l’ un des éléments qui définit l’ homme, mais ce qui le distingue des animaux pourvus d’ organes préhensiles, c’ est que ceux-ci sont dépourvus d’ esprit (��, ���, Mémorables, I, 4, 14). Pour autant, il est difficile de rapprocher cette assertion de l’ affirmation d’ Anaxagore pour qui c’ est parce que l’ homme

mors » (X, 15). Nous utilisons, en modifiant quelque peu les traductions, le lexique proposé par E. DELEBECQUE (1978), p. 126. 13 F. R DE LA GUÉRINIÈRE, op. cit., p. 70-74 : « changer de main est l’ action que fait un cheval avec les jambes, lorsqu’ il change de pied. [… ] Rendre la main, c’ est le mouvement que l’ on fait en baissant la main de la bride. [… ] S’attacher à la main, c’ est lorsque le cavalier a la main rude. [… ] Tirer à la main, c’ est lorsque la bouche [du cheval] se raidit contre la main du cavalier. [… ] Peser à la main, c’ est lorsque la tête du cheval s’ appuie sur le mors. [… ] Battre à la main, c’ est le défaut des chevaux [… ] qui secouent la bride, et donnent des coups de tête. Être dans la main et dans les talons, c’ est la qualité que l’ on donne à un cheval parfaitement dressé. [… ] Travailler de la main à la main, c’ est lorsqu’ on tourne un cheval d’ une piste, avec la main seule, et peu d’ aide des jambes ».

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possède des mains qu’ il est le plus ingénieux des animaux14. Dans la pensée d’ Anaxagore, comme l’ a montré A. Zucker, il existe « une complicité réelle entre l’ esprit et la main qui ne serait pas seulement un outil polyvalent, mais une puissance coextensive de l’ esprit, propre à assurer à l’ homme une supériorité non seulement par rapport aux autres êtres vivants mais également sur eux. La , ������� de l’ homme, évaluation et maîtrise pratique des expédients, se fonderait [… ] sur les expériences concrètes de la main »15. La maîtrise de la main qui agit, précise, sur le mors en tirant justement sur les rênes semble être la même que celle exigée chez le chasseur frappant de son épieu le sanglier, l’ œ il fixé sur la bête et l’ esprit tendu vers l’ accomplissement du geste parfait (Art de la chasse, X, 10 et 12). Dans l’ expression ������� ���� ���������, il y aurait donc comme une sorte d’ intériorité du geste à venir, qui permet au cavalier de diriger avec mesure le cheval, ou plutôt de se diriger ensemble, tant la destinée des deux corps semble liée16. À la main maîtrisée répondrait alors l’ économie des gestes, qui serait le reflet de l’ ��� ������ du cavalier. Contrairement à Pindare pour qui le mors est un objet de mesure (���� �), Xénophon semblerait donc penser que « c’ est par la main [… ] que se forge l’ unité de l’ être » que compose l’ homme et le cheval17.

14 De même que la réfutation aristotélicienne de cette assertion (l’ homme est le plus ingénieux parce qu’ il possède des mains). Cf. à ce propos L.-A. DORION, Xénophon. Mémorables, introduction générale, livre I, Paris, Les Belles Lettres, 2003, p. 145 note 258. Anaxagore, A 102 (Diels-Kranz) ; Aristote, Parties des animaux, IV, 10, 687a 7. 15 A. ZUCKER, « La main et l’ esprit. Sur l’ aphorisme d’ Anaxagore (frg. A 102) », in J. M. GALY & M. R. GUELFUCCI (eds.), L’homme grec face à la nature et face à lui-même. Hommages à Antoine Thivel, Nice, Association des publications de la Faculté des lettres, 2000, p. 305. 16 Xénophon, Art équestre, IV, 1 : « [… ] car il est évident que dans les dangers le maître confie son propre corps à son cheval ». 17 Pindare, Olympiques, XIII, 20. L. DE GOUSTINE, « Curieux manège ou anthropologie du cheval », in P. FRANCHET D’ ESPEREY (ed.), François Robichon de la Guérinière. Écuyer du roi et d’ aujourd’hui, Paris, Belin, 2001, p. 183. Le mors comme objet de maîtrise est un symbole très

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II L’éthique du cavalier et l’économie du geste

Dans la Cyropédie, Gobryas constate que « de même que les

bons cavaliers ne s’ affolent pas à cheval et, sur leur monture, peuvent regarder, écouter, parler normalement, de même les Perses croient que l’ on doit en mangeant se montrer sages (, �������) et tempérants (���� ���), et l’ excitation causée par la nourriture et la boisson est à leurs yeux bonne pour un porc ou une bête sauvage ». Il précise dans la phrase précédente qu’ « un Perse bien élevé ne manifestera aucune émotion devant un mets ou une boisson, quels qu’ ils soient, par des regards ou un geste avide (�� ������L) et gardera la même présence d’ esprit que s’ il n’ était pas à table » (Cyropédie, V, 2, 17). Le cavalier maître de lui-même et conscient de tous ses gestes agit avec sagesse et mesure. Le Perse, tempérant (���� ���) pendant les repas, évite la gloutonnerie. Plus précisément, les Perses de la Cyropédie semblent disposer, lors de leurs repas, d’ une nourriture abondante, mais ils n’ en sont pas esclaves. Alliant ponos et truphè, ils sont pareils à Jason de Phères, le chef thessalien, qui est l’ homme le plus maître de lui (��� �����������) lorsqu’ il s’ agit des plaisirs du corps18.

Dans le chapitre II de la Constitution des Lacédémoniens, Xénophon montre comment les enfants de Sparte sont considérés comme les plus obéissants (���������� ��), les plus réservés (������������ ��) et les plus maîtres d’ eux-mêmes (��� ������� ��)19, grâce à une éducation très stricte qui ressemble au dressage des animaux. Une fois adolescents, la loi lycurguéenne leur impose une grande modestie, notamment en fixant leurs yeux sur le sol devant leurs pas (� ��� �!���� ���!����

souvent utilisé dans l’ art chrétien : il est un des attributs de la Tempérance, l’ une des quatre vertus cardinales. 18 Xénophon, Helléniques, VI, 1, 16. Sur la nourriture des Perses de la Cyropédie, et dans l’ œ uvre de Xénophon en général, cf. V. AZOULAY, op. cit., p. 117-133. 19 Xénophon, Constitution des Lacédémoniens, II, 14.

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�� ��)20, image exacte du cheval dans la position du ramener, qu’ il prend naturellement ou sous la contrainte du mors21. Dans cette position, explique Xénophon, les chevaux ne « prennent pas la main » (����/����� ���� ������� ��������������), c’ est-à-dire qu’ ils ne s’ appuient pas sur le mors. Ils obéissent à la main sûre de leurs cavaliers.

Dans l’ expression � ��� �!���� ���!���� �� ��, il semble y avoir l’ écho de la pré-vision, développée par Aristote dans l’ Éthique à Nicomaque (H 7, 1150b 23), où l’ ��� ����� est capable de prévoir (� �� ����) soi-même et le raisonnement. Comme l’ analyse finement R. Brague, « le � �� ���� est tout le contraire d’ une anticipation, d’ une avancée qui irait chercher la chose avant que celle-ci ne soit parvenue à son terme. Il repose plutôt sur une retenue, qui, se retirant devant la chose, lui fait place »22. Pour Xénophon, l’ ��� ������ « est la condition de la capacité »23. Il développe cette idée dans les Mémorables, où Socrate affirme que « c’ est aux seuls [êtres] continents (������� ��� ������) qu’ il est permis d’ examiner les meilleures des choses (���� � ���������!���� � ������!��),� et de les distinguer par le discours et par l’ action suivant leurs natures (���������!L�������� �!L�������������������� �����) pour choisir les bonnes choses et s’ abstenir des mauvaises » (Mémorables, IV, 5, 11). À la lecture de cette phrase, R. Brague propose de ne pas réduire le concept d’ ��� ������ à une quelconque « maîtrise de soi », mais souhaite l’ élargir à la notion d’ « économie » : « elle est ���������� sur soi, ou plutôt, en soi »24. Appliqué à l’ équitation, la main peut par

20 Xénophon, Constitution des Lacédémoniens, III, 4. 21 Xénophon, Art équestre, I, 8 (où l’ on retrouve l’ expression :�� ����!������!����� !L��) et X, 3-4. 22 R. BRAGUE, « ΟΙΚΟΝΟΜΙΑ et ΕΓΚΡΑΤΕΙΑ. À propos du commen-taire de Leo Strauss sur l’ Économique de Xénophon », ArchPhilos 37 (1974), p. 284-285. 23 R. BRAGUE, op. cit., p. 286. Sur les liens entre ��� ������, utilité et vertu chez Xénophon, cf. les commentaires de L.-A. DORION, op. cit., p. CCXV-CCXXIV. 24 R. BRAGUE, op. cit., p. 288.

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exemple se faire « légère » lorsque le mors oppresse la bouche du cheval, dans un geste économe que Xénophon qualifie de � ��R� (I�X, 5 ; 9). Cette main experte peut aussi placer le cheval dans la position du ramener, afin qu’ il ait, lui aussi, une meilleure vision (une pré-vision ?), à tel point que l’ on peut se demander si elle ne lui communiquerait pas une certaine forme d’ ���� ������.

L’ équitation, c’ est-à-dire en grande partie la capacité du cavalier à user convenablement du mors, s’ inscrit dans un ensemble de valeurs qui renvoie à l’ idéal de la �����������. En effet, l’ archétype du �������������� dans l’ œ uvre de Xénophon semble être le personnage d’ Ischomaque. Se revendiquant lui-même cavalier, il montre ostensiblement les signes de ce comportement éthique25 : s’ exerçant à pied ou à cheval, puisant dans les valeurs du ������, il apparaît comme l’ incarnation de la tempérance et du maître juste26. On suppose qu’ il dirige sa monture comme il dirige ses esclaves : avec magnanimité27, justice28 et ��� ������29. De fait, lorsque Cyrus affirme, dans la Cyropédie, qu’ il souhaite que chaque Perse ������� ������� ne soit jamais vu à pied (IV, 3, 23), il semble bien qu’ il y ait un écho

25 Cf. S. VILATTE, « La femme, l’ esclave, le cheval et le chien : les emblèmes du kalos kagathos Ischomaque », DHA 12 (1986), p. 271-294, et maintenant F. ROSCALLA, « Kalokagathia e kaloi kagathoi in Senofonte », in C. J. TUPLIN (ed.), Xenophon and His World, Stuttgart, Steiner, 2004, p. 115-124. 26 Xénophon, Économique, XI, 15-25 (description de la journée d’ Ischomaque, entre effort, tempérance et pratique de la justice). 27 Cf. l’ utilisation de l’ adjectif ��������!���� dans l’ Économique, XXI, 8. Le même adjectif est employé dans Agésilas, IX, 6, où le roi de Sparte prouve la grandeur de ses sentiments en recherchant non pas les prix lors des courses de chevaux, mais la reconnaissance de ses amis. 28 Xénophon, Économique, XIII, 6-12, où il prend notamment l’ exemple du dressage des poulains, qui est basé sur des récompenses et des punitions. Cf. Xénophon, Art équestre, VIII, 13. 29 Ainsi, lorsqu’ il raconte sa journée exemplaire, Ischomaque ne manque pas de dire à Socrate qu’ il déjeune « juste assez pour passer la journée sans avoir l’ estomac ni vide, ni trop plein » (XI, 18).

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au genre de vie d’ Ischomaque. Mais ces bons cavaliers sont-ils, aux yeux de Xénophon, de bons centaures ?

III

Le centaure : une figure ambivalente

Dans son discours sur les joies de l’ équitation, Chrysantas est confronté à une équation impossible : le cavalier semble être la moitié d’ un centaure, parce qu’ il forme un hybride provisoire avec son cheval ; mais le centaure n’ est pas un hybride en deux parties, puisque, comme le constate Chrysantas, il n’ a que deux yeux pour voir et deux oreilles pour entendre, il ne peut profiter des plaisirs des hommes et de la nature, bien qu’ il possède sa propre ��!���. Comme les êtres primitifs du Banquet de Platon qui ont une démarche circulaire, les hippocentaures souffrent de leur double nature30. Ils ne peuvent pas vivre comme les autres hommes ou comme les autres chevaux. Lorsque les sphères de l’ humanité et de l’ animalité s’ entrechoquent, l’ hybride, en son équilibre instable, apparaît menaçant ; il se caractérise en effet par une force et une brutalité qui risquent de rompre l’ ordre cosmologique et anthropologique : de nombreux récits décrivent ainsi les centaures comme des bêtes avinées qui rompent l’ harmonie d’ un banquet ou qui menacent la paix des cités31.

De cette caractéristique de l’ hybride — ce déséquilibre permanent entre humanité et animalité — , Xénophon est conscient et fait dire à Chrysantas qu’ il est un hippocentaure en deux parties : la fusion de l’ homme et du cheval ne peut être que temporaire, au risque de verser dans une bestialité destructrice. Xénophon trace d’ ailleurs dans les Mémorables une frontière

30 Platon, Banquet, 189d-192e ; cf. à ce propos, L. L’ ALLIER, op. cit., p. 113-114. 31 Cf. par exemple l’ étude de N. VALENZA-MELE, « Il ruolo dei Centauri e di Herakles : Polis, banchetto e simposio », in P. LEVEQUE & M.-M. MACTOUX, Les grandes figures religieuses. Fonctionnement pratique et symbolique de l’Antiquité, Paris, Les Belles Lettes, 1986, p. 333-370.

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entre les hommes et les animaux, où il affirme, par la voix de Socrate, qu’ « un animal qui aurait le corps (�!����) d’ un bœ uf et l’ intelligence (��!���) propre à l’ homme ne pourrait pas faire ce qu’ il voudrait » (I, 4, 14). Il s’ agit d’ une proposition par l’ absurde, afin de prouver la supériorité de l’��� !��� sur l’ animal32. Aussi, dans le discours de Chrysantas, est posée clairement cette différence de nature : intelligence et habileté pour l’ homme, force et vitesse pour le cheval (Cyropédie, IV, 3, 17).

En dehors de toute norme taxinomique, les êtres hybrides constituent des modèles — ou des contre-modèles, dont les caractéristiques oscillent entre la puissance et l’ effroi33. Dans le discours de Chrysantas, les hippocentaures sont des créatures qui semblent avoir vécu dans un passé mythique, s’ ils ont jamais existé (��� ���������)34. Il s’ agirait donc, dans le propos de Xénophon, d’ une représentation symbolique, qui peut évoquer « un monde pire, celui de l’ anomalie, et un monde meilleur, celui de l’ exemplarité. Elle donne à penser ce que le monde est, en contraste avec ce qu’ il n’ est pas »35. Dire du cavalier qu’ il est la « moitié » d’ un centaure incite les lecteurs grecs de la Cyropédie à se référer aux récits cosmologiques qui racontent l’ ordre du monde. Par ailleurs, derrière le rapprochement entre le couple cavalier-cheval et l’ hippocentaure, une réflexion sous-jacente organise le propos de Chrysantas — et donc de Xénophon : celle d’ une tentative de définition anthropologique d’ une ������,

32 Même si l’ on sent dans cet exemple l’ influence de la pensée d’ Empédocle. Pour le penseur d’ Agrigente, en effet, la première génération d’ êtres animés était constituée de membres épars, à tête ou à corps de bœ uf. Cf. Fragment 59a 102 (Diels-Kranz) et les commentaires de L. L’ ALLIER, op. cit., p. 113 n. 229. 33 Pour reprendre le titre d’ un article de C. GODIN, « L’ hybride entre la puissance et l’ effroi », Uranie 6 (1996), p. 37-47. 34 Xénophon, Cyropédie, IV, 3, 17. Chrysantas parle des hippocentaures au passé (IV, 3, 19). 35 D. SPERBER, op. cit., p. 31.

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l’ équitation, fondée principalement sur l’ action de la main sur le mors.

Pour A. Schnapp, les centaures sont « l’ état naturel de la culture »36, car ils oscillent entre les hommes et les bêtes, et possèdent une série de savoirs, qui va de la chasse à la médecine. Vivant en Thessalie, où une culture équestre s’ est très tôt développée37, ces petits-fils d’ Ixion sont connus grâce à un certain nombre de mythes, qui nous renseignent sur leur rusticité et leur violence38. Leur proximité avec le monde équestre a été reconnue depuis l’ Antiquité. Diodore de Sicile estimait qu’ on avait donné le nom d’ hippocentaures à ceux qui, les premiers, avaient essayé de monter à cheval (Bibliothèque Historique, IV,

36 A. SCHNAPP, « Centaures », in Y. BONNEFOY (dir.), Dictionnaire des mythologies, Paris, Flammarion, 1981, p. 147. 37 Il ne s’ agit pas ici de tenter l’ explication de l’ origine (historique ou symbolique) des centaures. L’ ouvrage pionnier est celui de G. DUMÉZIL, Le problème des centaures, Paris, Geuthner, 1929. Il semble que les centaures « grecs » soient apparus dès l’ âge de bronze : cf. I. M. SHEAR, « Mycenaean Centaurs at Ugarit », JHS 122 (2002), p. 147-153. J. M. PADGETT, « Horse Men : Centaurs and Satyrs in Early Greek Art », in Idem (ed.), The Centaur’ s Smile. The Human Animal in Early Greek Art, New Haven et Londres, Yale University Press, 2004, p. 3-46, rappelle que si les civilisations du Proche-Orient ont imaginé des êtres hybrides (comme les griffons), il ne semble pas possible de trouver des indices sûrs qui attestent de leurs similitudes avec la figure du centaure grec. Pour lui, le centaure de Lefkandi témoigne de l’ origine grecque de l’ hybride. Découverte en Eubée, cette figurine est donc à proximité du mont Pélion, montagne thessalienne où vivent les ������� ��. Pour la description géographique et mythique du mont Pélion, cf. E. JANSSENS, « Le Pélion, le centaure Chiron et la sagesse archaïque », in J. BINGEN, G. CAMBIER & G. NACHTERGAEL (eds.), Hommages à Claire Préaux, Bruxelles, Éditions de l’ Université de Bruxelles, 1975, p. 325-337. Concernant la Thessalie, terre propice à l’ élevage des chevaux et à l’ essor d’ une culture équestre, cf. par exemple Platon, Ménon, 70a-b et les commentaires de I. G. SPENCE, The Cavalry of Classical Greece : A Social and Military History with Particular Reference to Athens, Oxford, Clarendon Press, 1993, p. 23-25. 38 N. VALENZA-MELE, op. cit.

LE CHEVAL, LE CAVALIER ET L’ HIPPOCENTAURE 199

70, 1). Palaiphatos pensait trouver l’ explication de leur origine dans l’ étymologie : ils auraient été des cavaliers « pique-taureaux » (Histoires incroyables, 1). Pline affirmait qu’ à proximité du mont Pélion, des Thessaliens nommés centaures avaient inventé l’ art de combattre à cheval, ajoutant que le mors (frenum) aurait été découvert par Pelethronios39. D’ autres versions joignent aussi, au surgissement du premier cheval né de la terre et de la semence de Poséidon, l’ invention du mors par ce Lapithe40. Or, il est possible de saisir l’ ambivalence du centaure d’ une autre manière, en analysant les liens entre l’ instrument ambigu qu’ est le mors et les connaissances pharmacologiques de Chiron.

IV

Le centaure, la main et la pharmacie du mors

Nicandre, dans la description des différents remèdes contre les serpents évoque la racine de Chiron, au feuillage rappelant la marjolaine et poussant dans le val Péléthronien41. Chiron est effectivement associé à cette partie du mont Pélion que l’ on nomme� � ��� ������. C’ est dans cet endroit qu’ il éduqua Achille et qu’ il instruisit Asclépios à l’ art de la médecine42. Un

39 Pline, Histoire Naturelle, VII, 202. Cf. aussi Virgile, Géorgiques, III, 115. 40 Lucain, VI, 396 ; Pline, VII, 274, 2 ; Valerius Flaccus, Argonautiques, VII, 603-606. Cf. M. DETIENNE & J.-P. VERNANT, Les ruses de l’ intelligence. La métis des Grecs, Paris, Flammarion, 1999 (1ère éd. 1974), p. 187 41 Nicandre, Thériaques, 500-509. L’ auteur évoque aussi le val Pelethronion lorsqu’ il décrit un serpent, élevé là par le Guérisseur (� ����!�), qui, lorsqu’ il mord, ne provoque aucune douleur (Thériaques, 438-447). 42 J.-M. JACQUES, dans son édition des Thériaques revient, dans une longue note (p. 147-150, n. 53), sur les rapports entre Chiron et le Pelethronion. Ce dernier terme, pourrait être un toponyme, désignant un val fertile du mont Pélion. Il s’ agirait peut-être aussi d’ une épithète, qui rappellerait l’ histoire du Lapithe Pelethronius, « sans doute à l’ imitation

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200

rapprochement s’ effectue de fait entre le mors thessalien et ces remèdes chironiens. En effet, dans sa XIIIe Olympique, Pindare qualifie le mors offert par Athéna à Bellérophon de ,�� ������� ��S43. M. Detienne a par ailleurs constaté qu’ une multiplicité de termes permettait, dans cette ode pindarique, de préciser le mode d’ action du ��������. Il s’ agit de ,���� �� (68), de ��� �� (73), de �������, �� (78), et de ���� � (20). Tous ces termes semblent placer le mors dans le champ de la magie, de la maîtrise, de l’ apprivoisement et de la modération d’ une force mystérieuse44. L’ emploi du mot ,�� ����� paraît s’ inscrire dans ce registre. Pindare évoque en effet dans cette ode la figure mythique de Médée (54). Associés notamment à cette figure, « les ,�� ���� sont des moyens d’ action efficaces qui relèvent à la fois de la ruse, de la tromperie, mais aussi d’ un savoir médical reconnu »45. Le ,�� ����� est un terme ambigu qui évoque à la fois le remède ou le poison.

Il convient de préciser notre propos, à la lumière de cette maîtrise des simples par Chiron. Bien que l’ ensemble des textes cités précédemment soient d’ une époque postérieure à Xénophon, la relation entre le �������� et cette pharmacie de Chiron invite en effet à s’ interroger sur ces manipulations médicinales en rapport avec la technique équestre. Il semble difficile d’ identifier précisément ce que Nicandre nomme « la racine de Chiron »,

de la poésie hellénistique » (p. 150). Sur Chiron expert en onguents et maître des simples, cf. Homère, Iliade, IV, 218-219 ; XI, 829-832 ; Pindare, Néméennes, III, 52-55 ; Pythiques, III, 1-7 ; 45-46 ; 63-66 et les commentaires de H. JEANMAIRE, « Chiron », AIPhO 9 (1949), p. 255-265, et d’ E. JANSSENS, « Le Pélion, le centaure Chiron et la sagesse archaïque » in J. BINGEN, G. CAMBIER & G. NACHTERGAEL (eds.) Hommages à C. Préaux, Bruxelles, Éditions de l’ université de Bruxelles, 1975, p. 333. 43 Pindare, Olympique, XIII, 85. 44 M. DETIENNE & J.-P. VERNANT, op. cit., p 186. 45 M. CARASTRO, La cité des mages. Penser la magie en Grèce ancienne, Grenoble, Millon, p. 36 (voir aussi p. 153-157). Cf. M. DETIENNE & J.-P. VERNANT, op. cit., p. 180-181.

LE CHEVAL, LE CAVALIER ET L’ HIPPOCENTAURE 201

cette panacée souvent identifiée à la centaurée46. Les sources sont en effet divergentes à ce propos, tant il existe de variétés47. On trouve dans les Géoponiques, un remède destiné à guérir les chevaux de la maladie inconnue (�� ��� �������� ������), qui est composé notamment de racine de patience et de suc de panax (�������� )48. La patience permet, entre autres, de soigner le cheval qui tousse, et possède des vertus aphrodisiaques pour l’ animal49. Chez Théophraste, la racine du panax d’ Héraclès soigne l’ épilepsie des humains, ce mal appelé ��� ��� ������ que peuvent aussi contracter les chevaux50. Pour prévenir cette folie, le Corpus Hippiatricorum Graecorum recommande d’ administrer au cheval qui convulse, un remède composé notamment de suc de panax51. De même que le panax, la grande centaurée peut avoir des vertus calmantes : Dioscoride la nomme ��� ��52, qui désigne aussi un état de torpeur, proche de l’ état dans lequel sont les chevaux atteints de nympholepsie, lorsqu’ ils fixent le sol, ou bien lorsqu’ ils marchent sur les traces de loups53. Cette ��� �� est donc

46 Cf. dans les Thériaques, 508 ; 565, et Pline, Histoire Naturelle, XXV, 66. 47 Cf. le dossier de J.-M. JAQUES, Nicandre. Thériaques, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 147-150, où il s’ appuie notamment sur Nicandre, Thériaques, 505 et suivantes, Pline, XXV, 32, Dioscoride, III, 50, et Théophraste, Histoire des plantes, IX, 11, 1. Théophraste et Pline comparent la fleur de cette plante à celle de la patience. Or, dans les Géoponiques, XVI, 12, 2, elle entre dans la composition d’ un remède destiné à guérir le cheval d’ une maladie inconnue. 48 Géoponiques, XVI, 12, 2. Pour les références à Théophraste et Pline, cf. note précédente. 49 Corpus Hippiatricorum Graecorum, I, 119, 10-11 ; 424, 19. 50 Théophraste, Histoire des plantes, IX, 11, 3. Cf. les commentaires de S. GEORGOUDI, Des chevaux et des bœufs dans le monde grec. Réalités et représentations animalières à partir des livres XVI et XVII des Géoponiques, Paris-Athènes, Daedalus, 1990, p. 180-181 (n. 122). 51 Corpus Hippiatricorum Graecorum, II, 131, 8. 52 Dioscoride, III, 8. 53 Aristote, Histoire des animaux, VIII, 24, 604 b 11-13 et Elien, Nature des animaux, I, 36.

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un remède calmant, comme l’ est le safran ou encore le narcisse, que M. Carastro appelle « la fleur de la torpeur »54.

La version rapportée par Pline permet de s’ engager sur une piste de recherche assez proche. L’ auteur latin pense que la grande centaurée correspond au chironion, car cette plante aurait soigné Chiron, blessé après avoir manié les armes d’ Hercule/Héraklès, ointes du sang de l’ Hydre55. D’ ailleurs, la centauris semble donner, selon Pline, un suc couleur de sang. Une autre variété de centaurée possède, selon Dioscoride, des fleurs couleur pourpre56 : il s’ agit de la petite centaurée, réputée pour cicatriser les plaies en application locale57. Ce remède qui rappelle le sang est donc appliqué sur la blessure du centaure, comme un antidote qui opposerait les vertus pharmacologiques d’ une plante du Pélion au sang maléfique de l’ Hydre de Lerne. Le sang des hybrides grecs apparaît en effet souvent dangereux. Dans les Trachiniennes de Sophocle, le centaure Nessos, mourant, avait conseillé à Déjanire de recueillir son sang, à l’ endroit même où il avait été blessé par la flèche empoisonnée par le sang de l’ Hydre, pour enduire une tunique destinée à Héraclès, comme un philtre d’ amour destiné à le reconquérir. Il s’ agit d’ un stratagème : le vêtement de mort constitue une seconde peau, sous laquelle circule le venin. Héraclès porte désormais en lui, sous cette peau collée à lui, la bête qui le ronge

54 M. CARASTRO, op. cit., p. 79-87. 55 Pline, Histoire Naturelle, XXV, 66. Cf. la version différente d’ Apollodore, Bibliothèque, II, 5, 4, où Héraclès, décochant une flèche, blesse le genou de Chiron, qui se retire dans son antre, souffrant d’ un mal incurable, « souhaitant mourir et ne le pouvant pas, puisqu’ il était immortel ». 56 Pline, Histoire Naturelle, XXV, 69 ; Dioscoride, III, 7. 57 Comme l’ indique l’ hippiatre arabe du Nâceri. Cf. Abu Bakr Ibn Badr, Le Nâceri. Traité complet des deux arts en médecine vétérinaire, trad. M. M. Hakimi, Paris, Errance, 2006, par exemple au 46e chapitre de la 6e exposition (p. 107) : la centaurée, parmi d’ autres onguents, peut être appliquée dans l’ angle de l’ œ il, pour traiter d’ une fistule et la cicatriser.

LE CHEVAL, LE CAVALIER ET L’ HIPPOCENTAURE 203

et « se repaît » de lui (1088)58. Le sang de l’ Hydre, mélangé au sang de Nessos, s’ avère redoutable ; la plante de Chiron, au suc bienfaiteur, aurait peut-être pu soigner le héros. En somme, ce chironion aux teintes pourpres pourrait évoquer le sang du bon centaure, en une sorte de métonymie implicite : par une relation de contiguïté en effet, le sang de l’ hybride du Pélion semble concurrencer le sang de l’ Hydre de Lerne. Chiron, maître des simples, serait donc l’ incarnation du remède qui apaise, en même temps ,� ������� et�,�� �����.

Un passage de l’ Iliade mérite maintenant d’ être analysé à la lumière de ce qui précède. Lorsque Ménélas est blessé par la flèche de Pandare, celle-ci pénètre légèrement dans son corps, mais le sang teint ses cuisses, « comme on voit une femme, de Méonie ou de Carie, teindre de pourpre un ivoire, qui doit devenir bossette de mors pour une cavale » (IV, 141-142). On appelle un médecin pour le soigner ; il s’ agit de Machaon, le fils d’ Asclépios. Comme son frère Podalire, il exerce l’ art de la médecine. Machaon « dès qu’ il voit la plaie [… ] suce le sang ; puis, savamment, il verse dessus des poudres calmantes (������,�� ����) que Chiron, en sa bonté, a jadis donné à son père » (IV, 217-219)59. L’ évocation de Chiron rappelle, grâce à son étymologie, l’ importance de la main dans l’ art médical des Anciens60. Ces ,�� ���� du centaure poussent sur les pentes du mont Pélion, précisément dans le val � ��� ������, épithète quasi-homonyme du Lapithe inventeur du mors. En contrepoint 58 Sophocle, Trachiniennes, 531 sq., avec l’ analyse de D. AUGER, « Variations sur l’ hybride : le mythe des centaures, Pindare et Sophocle », Uranie 6 (1996), p. 78. 59 Machaon et Podalire sont deux héros cités dans la liste des élèves de Chiron dans l’ Art de la chasse de Xénophon (I, 14). 60 G. CAMBIANO, « Le médecin, la main et l’ artisan », in R. JOLY (ed.), Corpus Hippocraticum, Mons, Éditions universitaires de Mons, 1977, p. 226-232. Les ,�� ���� sont d’ ailleurs appelées par Galien, XII, 966 Kühn, « les mains des dieux » (�!���� ����� ��� ��&���� ���� ,�� ����). Médecin, Chiron est aussi un vétérinaire, car la Souda dit qu’ il a écrit un ������� ������ (art. = ��� !�), ce terme désignant le spécialiste des maladies des animaux (et pas uniquement du cheval).

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de cette chirurgie, l’ image de la bossette du mors de couleur pourpre agit donc comme un puissant signifiant pour rappeler d’ une part, les meurtrissures causées par le �������� grec, et d’ autre part, l’ action de la main du cavalier, experte et sûre d’ elle (comme l’ est celle du médecin), qui soulage le cheval du poids de ce mors sur ses mâchoires ensanglantées (de même qu’ il soulage Ménélas de sa blessure).

Ainsi semble se dégager la figure de Chiron, « main » et « remède » à la fois, expert en manipulations des ,�� ���� et ,�� ����� lui-même ; cavalier et cheval réunis en un tout, main et mors, comme deux pôles qui constituent l’ essence même de son être. Pour évoquer la valeur du couple homme-cheval, Xénophon utilise donc, dans la Cyropédie, l’ image de l’ hippocentaure, comme une tentative de construction anthropologique symbolisant ce savoir particulier qu’ est l’ équitation, cette technique fondée sur l’ équilibre subtil entre le comportement du cavalier et l’ assentiment du cheval. Mais cette pharmacie du mors, incarnée par la figure du centaure, est réversible : la main légère du cavalier peut se muer en une main dure, qui accentue la douleur du cheval. Cette réversibilité a des conséquences éthiques : la figure même de l’ hippocentaure incite en effet à se demander si, dans la réflexion politique de Xénophon, cet hybride homme-cheval renvoie une image positive (à l’ image de Chiron) ou négative (à l’ image de Nessos).

V

L’ambivalence politique : la main légère et le mors du tyran

Dans le dernier chapitre de la Cyropédie, où la critique de l’ Empire perse est le principal sujet, Xénophon constate que les enfants apprennent les propriétés des ,�� ���� uniquement pour en faire mauvais usage, comme un rappel de la réversibilité du ,�� �����, que seule une main experte, chironienne, peut utiliser pour soigner (VIII, 8, 14). En filigrane, il se pourrait que les enfants barbares, éduqués à empoisonner, apprennent l’ art de diriger un cheval par le seul moyen de la contrainte et de la violence : c’ est en ce sens que l’ on pourrait affirmer alors, avec

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D. M. Johnson, que les Perses contemporains de Xénophon sont de mauvais centaures61, des hybrides en négatif, en somme des cavaliers incapables de diriger leurs montures d’ une main légère.

Lorsqu’ un cavalier dirige sa monture avec violence, en tirant sur le mors, l’ harmonie est en effet rompue : le cheval est aveuglé, il s’ affole, il « marche dans la mauvaise voie au lieu de la bonne » (Art équestre, X, 1-2). Or, user uniquement de la contrainte, n’ est-ce pas exercer une autorité tyrannique ? Il existe un passage du Hiéron qui permet de préciser ce point. Simonide constate « qu’ il en est chez certains hommes comme des chevaux : ils sont d’ autant plus violents qu’ ils ont en abondance ce qu’ il faut. De tels individus, c’ est donc la crainte qu’ inspirent les gardes du corps qui pourrait plutôt les modérer » (X, 2-3, trad. Casevitz). Dans cette image, le cheval est assimilé au corps des citoyens que dirige le tyran. Aristote rapporte dans la Rhétorique une fable de Stésichore dont le sujet apparaît similaire. Les citoyens d’ Himère avaient accordé à Phalaris les pleins pouvoirs et songeaient à lui accorder une garde rapprochée. Stésichore raconta alors l’ histoire suivante : un cheval demanda l’ aide d’ un homme pour chasser un cerf de son pré. L’ homme accepta à la condition que le cheval acceptât un mors et qu’ il le laisse monter sur son dos avec des javelots. Le cheval devint alors l’ esclave de l’ homme. Avec cette fable, Stésichore interpelle les citoyens d’ Himère, en leur disant qu’ ils possèdent déjà un frein en la personne de Phalaris et qu’ il serait dangereux de lui accorder une garde : ils pourraient en effet devenir les esclaves du stratège aux pleins pouvoirs (Aristote, Rhétorique, II, 20 1393b). Mise en parallèle avec le passage du Hiéron, cette fable permet de mettre en valeur cette notion d’ autorité tyrannique appliquée soit sur le corps des citoyens, soit sur le cheval. Hiéron semblait déjà se plaindre auprès de Simonide de la difficulté d’ exercer un tel pouvoir. Bien qu’ utile,

61 Les Perses, dans ce dernier chapitre, apparaissent assurément comme de mauvais cavaliers : « ils ont plus de couvertures sur leurs chevaux que sur leurs lits ; car ils se préoccupent moins d’ être solides à cheval que d’ être mollement assis » (Cyropédie, VIII, 8, 19).

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le tyran redoute le corps des citoyens : comme un bon cheval en effet, « on aurait de la peine à le tuer à cause de ses qualités, et de la peine à le laisser vivre et à l’ utiliser, en craignant qu’ il ne commette quelque geste irrémédiable dans les dangers » (VI, 15, trad. Casevitz). Le mors apparaît ici comme un objet de coercition, mais qui peut s’ avérer dangereux dès lors que l’ homme de pouvoir le manipule62. En somme, l’ exercice de l’ équitation ressemble à un exercice du pouvoir, comme le théoriseront à partir de la Renaissance les penseurs du politique. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, le fait de placer le cheval dans la position du ramener symbolisait en effet l’ autorité du souverain63. Cette métaphore de la domination existait déjà dans l’ Antiquité : Plutarque rapporte cette célèbre histoire où Bucéphale est conquis par le jeune Alexandre, qui seul réussit à le soumettre, comme il soumettra lors de ses conquêtes un certain nombre de peuples (Alexandre, VI, 1). Qu’ en est-il du Cyrus de Xénophon ?

62 Plutarque usera d’ une image similaire dans sa Vie de Lycurgue (VII, 1) : les successeurs du législateur, constatant que l’ oligarchie restait très puissante à Sparte, « leur imposèrent comme un frein (#������) la puissance des éphores » (trad. Ozanam). Le #������ est une sorte de caveçon que les Anciens appliquaient sur une partie de la tête de l’ animal, et qui, à cause de sa forme en « U » et de ses multiples aspérités, agissait comme « une courbe morsure » (Anthologie Palatine, VI, 233). Cf. les explications données par P. VIGNERON, op. cit., p. 60-62. Le texte de Plutarque serait-il l’ écho de ce que dit Xénophon du pouvoir des éphores qu’ il assimile à celui des tyrans (Constitution des Lacédémoniens, VIII, 4) ? 63 Y. GRANGE, « Cheval et pouvoir : “ Acquérir par l’ usage la plus grande justesse ” », in P. FRANCHET D’ ESPEREY (ed.), François Robichon de la Guérinière. Écuyer du roi et d’ aujourd’hui, Paris, Belin, 2001, p. 155-166.

LE CHEVAL, LE CAVALIER ET L’ HIPPOCENTAURE 207

VI Cyrus en Médie ou la naissance d’un souverain cavalier

C’ est en Médie qu’ il faut achever cette analyse, auprès

d’ Astyage, lorsque Cyrus, encore enfant, vient y parfaire son éducation. Dès son arrivée, son grand-père lui fournit une robe, des colliers et des bracelets, et l’ emmène sur un cheval à frein d’ or (I, 3, 3). C’ est donc « travesti » que Cyrus monte pour la première fois sur un cheval. Cette période mède se déroule entre son douzième et seizième anniversaire64 : cette féminisation peut être alors lue comme un processus d’ inversion qui caractérise la jeunesse grecque, dans le cadre des rituels d’ initiation. De nombreux héros connaissent une période de travestissement pendant leur enfance. Il semble que se parer ainsi d’ atours féminins leur permet en retour de mettre en valeur leur virilité naissante, grâce à des actions qui prouvent leur force masculine65. Le jeune roi, vêtu d’ une robe selon les coutumes mèdes, va d’ ailleurs très vite montrer des qualités viriles, par l’ expérience de la chasse, du lancer de javelot et de l’ équitation. Il déborde de joie (���� ����� ��, I, 3, 3) de monter à cheval, et récompense même les Mèdes qui lui apprennent l’ équitation et le tir (I, 3, 7).

Astyage lui propose de rester en Médie afin d’ approfondir son savoir équestre, en apprenant à chasser du haut de sa monture (I, 3, 14). Xénophon indique à ce propos dans l’ Art équestre que la chasse montée est une bonne école, car elle permet

64 C’ est en effet à l’ âge de douze ans qu’ il quitte la Perse (I, 3, 1). Il y retourne pour y accomplir encore un an dans la classe des enfants (I, 5, 1). Or, les Perses restent dans cette classe jusqu’ à l’ âge de seize ou dix-sept ans (I, 2, 8). Juste avant l’ expédition contre les Assyriens, Cyrus a quinze ou seize ans (I, 4, 16). 65 F. GHERCHANOC, « Les atours féminins des hommes : quelques représentations du masculin-féminin dans le monde grec antique. Entre initiation, ruse, séduction et grotesque, surpuissance et déchéance », RH 628 (2003) : le féminin est une altérité « valorisante comme signe de beauté et opérateur de virilité chez les adolescents » (p. 789).

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d’ appréhender des terrains variés et donc de parfaire son assiette66. Cyrus pourra donc s’ exercer dans le paradis de son grand-père. Ces parcs royaux caractéristiques du Proche-Orient ancien étaient des centres d’ expérimentation horticole et des réserves de chasse67 : cet espace clos permet au futur roi de s’ exercer à l’ équitation, sous contrôle et sans grand risque, afin qu’ il puisse abattre des bêtes sauvages comme les grandes personnes. Tel est d’ ailleurs le désir du prince, qui souhaite devenir l’ égal des Mèdes dans la maîtrise de l’ art équestre (I, 3, 15).

Ses progrès en équitation semblent rapides et paraissent accompagner les changements physiques et comportementaux de l’ adolescent. Ainsi, dans le quatrième chapitre du premier livre, Xénophon insiste dans un premier temps sur le bavardage incessant de Cyrus (�������!��� ��, I, 4, 3), qui s’ atténue lorsque apparaissent les premiers signes de la puberté (� �������, I, 4, 4), jusqu’ au point de devenir timide (��������, I, 4, 4)68. Cyrus n’ est pas contraint de se taire, mais cette timidité induit chez lui un comportement moins agressif envers ses camarades : il ne cherche plus à gagner dans les exercices où il est le plus fort, mais il défie ses compagnons dans des jeux où il est inférieur (I, 4, 4). Le voici dans le paradis de son grand-père, s’ exerçant à des chasses et rivalisant avec ses camarades. Ses capacités physiques et son ardeur à les surpasser l’ entraînent à tuer toutes les bêtes du parc, après les avoir poursuivies et 66 Art équestre, VIII, 10. Voir plus loin dans la Cyropédie, VIII, I, 34-35. 67 Cf. P. BRIANT, Histoire de l’Empire perse, Paris, Fayard, 1996, p. 244-250 et 309-311. Xénophon les décrit dans plusieurs de ses livres : Anabase, I, 2, 7 ou encore Économique, IV, 20-25. 68 Pour une analyse des changements physiques et comportementaux de Cyrus adolescent, voir B. DUE, The Cyropaedia: Xenophon’ s Aims and Methods, Aarhus, Aarhus University Press, 1989, p. 152-156. On peut aussi trouver un parallèle dans l’ Anabase (IX, 1, 5), où Xénophon, dressant un portrait apologétique de Cyrus le Jeune, dit de lui qu’ il se montrait le plus réservé parmi les enfants (���������������), mais qu’ il apprenait l’ équitation avec une ardeur certaine (,������������).

LE CHEVAL, LE CAVALIER ET L’ HIPPOCENTAURE 209

frappées (I, 4, 5)69, au point qu’ Astyage ne peut plus lui en fournir. Il est temps alors pour le jeune roi de demander à son grand-père l’ autorisation de chasser en dehors du parc. Il en a le vif désir (�����!���, I, 4, 6 ; ������������, I, 4, 7). Astyage accepte, mais Cyrus sera accompagné par des adultes à cheval et par son oncle Cyaxare, qui lui expliquera les dangers de la chasse à l’ extérieur (�� !��� ��, I, 4, 7). « La différence entre zones de chasse introduite par les paradeisoi est donc fondée sur une opposition spatiale (intérieur/extérieur), elle-même déterminée par une opposition de classe d’ âge (jeunes gens/adultes) »70. Les chasses montées sont encore plus dangereuses, car, en poursuivant des bêtes, des nombreux cavaliers sont déjà tombés dans des précipices (I, 4, 7).

La chasse réelle, hors du parc, va révéler le jeune Cyrus, car il va montrer son héroïsme par deux fois (I, 4, 8) : en poursuivant un cerf, il manque de passer par-dessus sa monture, lorsque celle-ci s’ est mal réceptionnée après un saut. Ces chasses sont dangereuses, on y risque sa vie, mais on s’ y révèle aussi, en s’ affranchissant des aléas — comme le fait d’ ailleurs Cyrus en se maintenant sur le dos de son cheval. Il parvient d’ ailleurs à abattre la bête d’ un coup de javelot, dans la plaine. Le second événement de cette scène va de nouveau mettre en valeur les qualités de Cyrus, chasseur et cavalier : descendu de son cheval, il se fait réprimander par les adultes qui l’ escortaient. Mais lorsque survient le cri d’ un sanglier, il monte rapidement sur sa monture. L’ exercice n’ est pas si anodin et, d’ ailleurs, Xénophon prend le temps de décrire chaque mouvement du saut à cheval dans l’ Art équestre (VII, 1-4). Cette action rapide fait oublier le manque de maîtrise du cheval lorsqu’ il poursuivait le cerf. Le

69 Plus tard dans le récit, Cyrus critiquera auprès de ses camarades ces bêtes maigres et galeuses, boiteuses et mutilées, qui vivent dans un espace exigu (I, 4, 11). 70 A. SCHNAPP, « Représentation du territoire de guerre et du territoire de chasse dans l’ œ uvre de Xénophon », in M. I. FINLEY (ed.), Problèmes de la terre en Grèce ancienne, Paris, Mouton, 1973, p. 312.

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sort du sanglier est scellé lors d’ un affrontement spectaculaire où la bête est abattue par Cyrus.

Il y a donc une progression logique dans le récit. En effet, Cyrus, dans la première séquence, semble poursuivre sans discernement un cerf, qu’ il abat d’ un javelot. La seconde séquence décrit un jeune roi qui affronte un sanglier en terrain découvert et qu’ il tue d’ un coup sur son front. Ainsi se forge son héroïsme. Ainsi parvient-il à montrer aux gardes qu’ il est maître de sa monture dans les pires dangers. Naissance d’ un souverain71 ? Devenu en effet expert en chasse et en équitation, le voici qui souhaite raconter à Astyage ses exploits. Son oncle refuse, mais Cyrus s’ obstine. Cyaxare lui répond alors qu’ il lui semble qu’ il est déjà le roi (I, 4, 9). C’ est donc bien lors d’ un épisode équestre et cynégétique que se révèlent les capacités du futur maître de l’ Empire. En décrivant la maîtrise progressive de l’ équitation par Cyrus, Xénophon semble indiquer qu’ un bon prince est d’ abord un bon cavalier.

De l’art équestre à l’art politique

Mener son cheval en tyran, c’ est obtenir le consentement de sa

monture par la force et la crainte ; le conduire en roi, c’ est faire montre de bienveillance et de maîtrise de soi. C’ est bien l’ usage de la main sur le mors, instrument lui-même ambigu72, qui

71 Dans l’ Anabase, Xénophon raconte une partie de chasse de Cyrus le Jeune : un ours se jette sur lui et le désarçonne ; il parvient à le tuer mais en garde des blessures. Par cet acte héroïque, il s’ affirme comme un chef charismatique, à tel point qu’ un des serviteurs venu à son secours subit la jalousie des autres (I, 9, 6). Cf. V. AZOULAY, op. cit., p. 239-240. 72 E. VILLARI, Il morso e il cavaliere. Una metafora della temperanza e del dominio di sé, Genève, Il Nuovo Melangolo, 2001, p. 67 : « La natura essenzialmente ambigua del chalinos consente di relevare la comprensenza di interpretazioni diametralmente opposte. In quanta pharmakon, il chalinos non solo va considerato come strumento di violenza e di costrizione ma anche come legame, freno, giusto limite

LE CHEVAL, LE CAVALIER ET L’ HIPPOCENTAURE 211

gouverne l’ éthique du cavalier73. Pour Xénophon, l’ équitation est une école de vertu, pour qui acquiert la technique nécessaire à la maîtrise du cheval. Il n’ y a donc nulle ironie dans l’ exposé que fait Xénophon des apprentissages de Cyrus et de l’ établissement de son empire. Le Roi exerce son autorité d’ une main légère, faite de gratifications et de punitions, comme le bon cavalier récompense ou blâme sa monture74.

En dernier lieu, on remarquera que, dans le discours de Chrysantas qui assimile le cavalier à l’ hippocentaure, le mors n’ est pas évoqué. Omission volontaire de la part de Xénophon ? Ne pas évoquer le mors, c’ est en effet signifier l’ économie des gestes, la main se faisant oublier parce que le cheval accepte les ordres (ou inversement), à l’ instar des écuyers de haute-école qui, à Saumur, à Vienne ou à Lisbonne, manient leurs montures avec des gestes imperceptibles. L’ art équestre de Xénophon relèverait donc du grand art, et les Perses de la Cyropédie devenus centaures seraient des cavaliers hors pair, dès lors qu’ ils obéissent à la main de Cyrus.

alla hybris e alla violenza dell’ animale non domato e selvaggio, achalinos ». 73 De fait, sous le régime des Trente, certains cavaliers n’ hésitent pas à « égorger » comme des loups leurs ennemis, suscitant la réprobation parmi d’ autres hippeis. Cf. Xénophon, Helléniques, II, 4, 26. Le verbe ����,��/! est le même que celui utilisé dans l’ Hipparque, IV, 18-20, où l’ image des loups égorgeant leur proie est prise en modèle pour illustrer des actions de cavalerie. 74 Xénophon, Art équestre, VIII, 13-14. À propos de l’ empire de Cyrus et de ce type de gouvernement « bienfaisant non limité par la loi, mais auquel on obéit volontairement », cf. les remarques de D. MORRISON, « Tyrannie et royauté selon le Socrate de Xénophon », Les études philosophiques 69, 2 (2004), p. 177-192, notamment p. 190-192.

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