premier concours d'auteurs de la table régionale de concertation en alphabétisation. Vous trouverez dans ce recueil les cinq oeuvres gagnantes du
1ier prix ANTAN
par
Mme Marie-France St-Onge
2ième prix AVEZ-VOUS SU QUE M. CHARTRAND EST MORT?
par
Réjeanne Gaudet
3ième prix UNE JOURNÉE DANS LA VIE DE MONSIEUR JACOB
par
Gérald Parent
Mention spéciale RENCONTRE D'UN DRÔLE DE TYPE •
par
Gérald Parent
Mention spéciale TANT QUE MON COEUR BATTRA
par
Linda Jacques
Ces écrits ont été sélectionnés pour leur facilité d'accès par un lecteur débutant ou une lectrice débutante. Ils ont les qualités de susciter et de maintenir l'intérêt d'un lecteur adulte.
BONNE LECTURE!
Anton
Tu discutes d'économie, tu parles de philosophie, tu te passionnes d'écologie. Soit.
La politique te préoccupe, l'art t'emballe, la science te fascine. Tout t'intéresse.
Tu t'es même inscrite à un nouveau cours: "la gérontologie". Est-ce à cause de moi? (mon vieux Larousse dit: " étude de la vieillesse sous ses divers aspects ".)
À l'âge de l'informatique tu regardes fièrement l'avenir, tu vas de l'avant. Je t'observe et en cachette je tire vanité de la solide instruction que je t'ai payée. Surtout de la soif de savoir que je t'ai inculquée.
Je suis vieux.
J'ai quatre-vingt-sept ans.
Je vivais déjà à l'ère tranquille de la baratte à beurre. J'ai connu la glacière, la huche à pain et le poêle à bois. Combien de fois ai-je puisé l'eau? Aidé maman à lessiver, dehors, frottant les vêtements sur la petite planche de granit?
La nuit, avec mes frères, je dormais sur la paillasse. Mais, sais-tu ce qu'est une paillasse? Ce bon gros matelas bourré de paille ou de feuilles de maïs! Les femmes le fabriquaient elles-mêmes à l'automne.
La bécosse. - Oui, souris si tu veux. J'ai utilisé la bécosse
Et les catalogues.
La première fois que je me suis assis sur une toilette à
l'eau, j'étais adulte.
À la main, j'ai lancé les grains de semence dans les sillons
J'ai fait les récoltes.
Ouais, j'ai maintes fois tenu les mancherons de la charrue
tirée par le boeuf. J'ai nourri les poules dans la basse-cour,
couru aux champs chercher les vaches. Nos cinq vaches, je les ai
traites, soir et matin accroupi sur le petit banc à trois pattes.
En ce temps-là, on faisait le train et c'était un vrai train
qu'on faisait.
Le fumier, on le ramassait a la pelle; la neige aussi.
Ah! oui, dans ce temps-la, l'hiver attaquait durement! Dès
les premiers gels, les intempéries menaçaient. Venaient ensuite
les tempêtes de décembre avec leurs bourrasques et leurs
bordées à n'en plus finir.
Souvent, on était paralysé par la neige, coupé des voisins.
Je me rappelle qu'un fois, pour sortir de la maison, on avait dû
enjamber la fenêtre. Nous autres, les jeunes, on riait. Cela nous
amusait... Pour maman, toujours enceinte, ça devait être moins
drôle. Pourtant, elle ne se plaignait pas. Je la vois encore nous
regarder en souriant. Peut-être que, pour elle comme pour nous,
l'hiver représentait le temps des fêtes?
Le temps des fêtes! Une oasis durant l'année: la seule.
Très tôt, papa se dirigeait vers l'écurie. Il décrochait
l'attelage à grelots et en parait la Grise. Le traîneau, déjà bien
nettoyé, attendait depuis longtemps. Dans la maison, maman
sortait les couvertures du coffre. Tu sais, le vieux coffre à dos
rond dans le grenier, celui que vous convoitez tous? (Tu le
prendras.) Pour moi, il est rempli de souvenirs: pas vendable.
Maman le remplissait de grosses catalognes: des catalognes
tissées en laine d'habitant...
Les préparatifs allaient bon train. Tout le monde
s'affairait. Finalement on se "greillait". Fallait s'habiller
chaudement: camisole et caleçon en coton ouaté, bas et chandail
de lainage, culotte en étoffe du pays, bottines de feutre avec
"rubber. Juste avant de sortir, on enfonçait sa tuque, mettait
ses mitaines et s'entortillait dans sa "crémone". Pêle-mêle, on
s'entassait dans le traîneau. À la "gang", on arrivait à conserver
la chaleur.
Il me semble que le voyage durait longtemps, trop
longtemps. La jument arrêtait souvent, trop souvent.
Quand notre agitation devenait gênante, ma mère chantait
doucement. Sa jolie voix nous captivait. Je fermais les yeux et
je m'imaginais des nuées d'anges voltigeant autour de nous. Je
voyais des bergers à flûte, des moutons blancs, des mages recueillis, des chameaux à bosses... Et tout comme le reste de la marmaille, je m'engourdissais, puis, paisiblement, m'endormais.
Aujourd'hui encore, quand les heures n'en finissent plus de s'étirer, je ferme les yeux et j'entends la voix mélodieuse de maman.
N'essaie pas de comprendre.
Soudain, un solide gaillard à barbe blanche nous criait:
"Allons les enfants, descendez, descendez voyons!" En sursaut je
m'éveillais et reconnaissais grand-père. Déjà, il sortait les
petits un à un du traîneau en les embrassant. Dans la maison,
grand-mère nous attendait dans un fumet de ragoût de pattes de
cochon. Elle excellait en cuisine, grand-mère! En riant, elle nous
servait. "Des enfants qui mangent bien font des enfants beaux et
forts", répétait-elle.
Grand-père n'écoutait pas. Il se taquinait la barbe. Il ne
parlait que de bas de laine, d'oranges, de sucre d'orge, de bâtons
à la cannelle... Autour de lui flottait un air mystérieux. En
poussant sur la dernière bouchée de gâteau aux fruits, nous
réclamions nos chemises de nuit. Se coucher tôt, croyait-on,
faisait arriver la nuit plus vite.
À la hâte, on cherchait un clou pour accrocher son bas. Un beau bas propre, neuf si possible et surtout.Je plus grand.
Ce soir-la, on mettait toute notre ferveur dans la prière
au petit Jésus. N'était-ce pas lui qui devait apporter les
étrennes? Je nous vois encore, serrés les uns contre les autres,
presque cordés dans les lits. On fermait les yeux très fort, se
forçant à dormir. D'en bas, nous arrivaient des notes de violon.
Je pouvais reconnaître les vieux airs à la mode du temps...
Je soupçonne encore grand-mère d'oublier exprès de
fermer la trappe-
Quelle joie, au petit matin, en s'éveillant! On découvrait
nos bas gonflés a en déborder! Toute la journée, on traînait nos
précieux trésors. Et durant des semaines on se remémorait la
générosité du petit Jésus. Ah! ces jours de l'an de mon enfance!
Devenu adulte, je tenais mordicus à léguer à mes enfants
cette merveilleuse tradition. Bien sûr, le vingt-cinq décembre,
le Père-Noël apportait les gros cadeaux durant la messe de
minuit.
Pourtant, beaucoup plus de mystères entouraient le bas du
jour de l'an. J'ai toujours deviné qu'il vous donnait bien plus de
plaisir.
Dis-moi, n'ai-je pas raison?
Ta venue me procure du réconfort ce soir. J e n'attendais pas de visite.
Tiens, veux-tu de la crème glacée? Tu sais, je n'en mange pas par caprice. Ici, à l'intérieur de
mon cou, ça bloque, ça brûle. Le froid me gèle un peu. Il adoucit et j'avale mieux.
...Et puis, je ne hais pas la crème glacée.
Je me souviens lorsque j'étais petit gars, Un jour, mon
père devait monter au village. Je l'accompagnais pour donner un
coup de main.
Nous demeurions dans le fond d'un rang à plusieurs milles
du magasin général.
Souvent, on prenait la journée complète pour faire les
commissions. Cet avant-midi-là, le soleil de juillet nous cuisait
la peau. Selon son habitude, papa arrêta à la forge. Une bouffée
d'air brûlant nous a gagnés dès l'entrée. Le Père Euclide se
tenait debout, les tenailles à la main. Des sueurs lui dégoûtaient
de partout, même son gros tablier de cuir était trempé. Dans la
vague du bruit étourdissant de son marteau, il ressemblait à un
ange déchu. Il me fit peur. Heureusement, mon père lui laissa sa
ferraille à souder déclarant qu'il reviendrait plus tard reprendre
son "butin".
Après la forge, la meunerie.
(Maman manquait de farine de froment. Pas de farine, pas de pain.) Encore là, une atmosphère insupportable nous accueillit! L'air charriait des particules fines, une sorte de poudre qui collait aux narines. Ouf! il me semble ressentir encore ce climat désagréable!
En aidant à trimbaler les sacs dans la charrette, la
poussière m'aveuglait, m'étouffait. Petit pour mon âge, ce
travail me forçait. Qu'importe, à bout de souffle et de bras, tout
en transpiration, j'ai transporté jusqu'à la dernière poche.
Restait pour finir, le magasin général.
Mon père s'installa sur un baril et engagea une longue
discussion avec les vieux de la place. Debout dans un coin,
j'attendais sagement, en nage dans mes vêtements. Les hommes
jasaient toujours. Des bribes de conversation me parvenaient
comme filtrées dans un nuage. Tout à coup, tout tourna autour de
moi.
Je ne comprends pas comment. Je me suis soudain
retrouvé sur une caisse de bois. La marchande, madame Saint-
Cyr, m'entourait de soins. "Pauvre petit gars, il est maintenant
tout blanc; a-t-on idée d'ambitionner pareillement sur un enfant!
Elle me lavait la figure à l'eau froide.
"Je viens justement de terminer une grosse recette de
crème à la glace. Tiens, mon petit, rafraîchi s-toi."
Elle me tendait un cornet avec une belle grosse boule glacée, bien fraîche, bien pure, bien crème. J'ai léché lentement en pressant sur la boule avec ma langue pour la faire durer jusqu'au fond.
Comme je l'ai appréciée cette femme! Comme je l'ai appréciée cette crème!
J'aime la crème glacée.
Tu portes un beau poncho ce soir. C'est étonnant comme
l'artisanat, boudé si longtemps, revient à la mode.
T'ai-je déjà raconté que ma mère confectionnait
presquement tous nos vêtements? Elle cousait, tricotait,
crochetait, tissait, tissait beaucoup. Surtout l'été.
Tôt le printemps, assisté de mes frères, je libérais un
hangar, un grand ménage quoi! Avec maman et ma soeur Imelda,
je montais le métier. Ce boulot me passionnait! Tu me connais,
j'ai toujours affectionné le bricolage. Parfois je devais
remplacer un petit bout de bois par-ci, ajouter un clou par-là.
Mes parents me disaient adroit et ingénieux. De toute façon,
mon père me laissait volontiers cette besogne.
Il arrivait de temps à autre que maman vendait des
morceaux de matériel qu'elle avait tissés. Son meilleur client, le
••bonhomme de laine" en achetait quelquefois des quantités
appréciables.
"Le bonhomme de laine", quel vieux original! Il marchait
très droit et ne portait que du lainage: habit de laine (tissé
naturellement), bas, foulard, chandail. Vrai comme tu es là, en
été comme en hiver, il ne s'habillait que de laine: à un brin, à
deux brins, à trois brins dépendamment du vêtement.
Une bonne journée, maman entreprit un ouvrage
d'envergure.
Combien de temps y consacra-t-elle?
Combien de pièces sortit-elle du métier?
Je ne peux dire.
Cependant, elles se ressemblaient toutes. Rouges et
grises par patron.
Elle les mesurait et les reliait entre elles. Enfin elle
s'arrêta quand elle eut couvert complètement le plancher du
salon.
Je comprenais à peine la valeur que le tapis apportait à
cette chambre. Cependant, j'en appréciais bougrement la
douceur quand, à la cachette, je parvenais à me faufiler dans la
grande salle interdite. On la réservait aux adultes, et encore
que dans les grandes occasions.
Ce précieux tapis, nous l'avons apporté par ici en
déménageant. Mon frère et moi nous nous le sommes partagé.
Ma partie est quelque part dans la maison.
M'aideras-tu à la retrouver?
J e te parle beaucoup de ma mère ce soir.
Une femme merveilleuse, ma mère. Elle travaillait beaucoup, elle travaillait trop.
Levée la première le matin, elle se couchait toujours la
dernière. Elle s'occupait de tout dans la maison: pétrissait le
pain, entretenait les planchers, confectionnait les vêtements...
L'été, elle jardinait, donnait un coup de main aux foins,
aidait aux récoltes...
Elle allait régulièrement au train, trimbalait les lourdes
chaudières de lait, soignait les animaux...
Cette année-là, en septembre, elle accouchait de son
neuvième bébé.
Mal rétablie, elle languissait en silence, son sourire à
peine plus triste, son rire plus rare...
Au mois de novembre, papa faisait habituellement
boucherie. Bien entendu, maman prêta main forte comme de
coutume.
Personne ne remarqua sa pâleur.
Personne ne prêta attention à sa faiblesse.
Pourtant, dans la nuit, terrifié j'entendis papa me crier.
"Vite, cours chercher de l'aide, ta mère se meurt."
Le premier voisin demeurait à deux acres. Pour m'y
rendre, je devais absolument traverser un petit pont de bois et
passer devant la cabane du "Père Bougonneux" Ce vieil homme
bizarre était décédé, l'année précédente, dans des circonstances
douteuses.
Depuis, on avait cloué des planches devant la porte et les
fenêtres et personne n'osait y pénétrer. Dans nos petites têtes
d'enfant, on considérait cette maison comme diabolique...
Dans la chambre, maman gémissait.
À la hâte, j'enfilai mes pantalons et sortis pieds nus.
Je courus. En franchissant le pont, j'entendis un hurlement.
Ma tête résonnait, mon coeur bondissait, des larmes me
brûlaient les yeux.
J'ai couru, couru...
Le lendemain, maman mourait.
Les jours suivants, mes tantes me prêtèrent bien de
l'attention. Elles me cajolèrent et pleurèrent.
Puis, on enterra maman. Chacun de nous lança un motte de
terre dans le trou en guise d'adieu. Mon coeur se serra. Je
fermai les yeux, mais ne pleurai plus.
Tante Amélie amena le bébé. Juliette partit pour les États
avec un oncle que je ne connaissais pas. (Je la revis vingt ans
Pourtant, dans la nuit, terrifié j'entendis papa me crier
"Vite, cours chercher de l'aide, ta mère se meurt."
Le premier voisin demeurait à deux acres. Pour m'y
rendre, je devais absolument traverser un petit pont de bois et
passer devant la cabane du "Père Bougonneux". Ce vieil homme
bizarre était décédé, l'année précédente, dans des circonstances
douteuses.
Depuis, on avait cloué des planches devant la porte et les
fenêtres et personne n'osait y pénétrer Dans nos petites têtes
d'enfant, on considérait cette maison comme diabolique...
Dans la chambre, maman gémissait.
À la hâte, j'enfilai mes pantalons et sortis pieds nus.
Je courus. En franchissant le pont, j'entendis un hurlement.
Ma tête résonnait, mon coeur bondissait, des larmes me
brûlaient les yeux.
J'ai couru, couru...
Le lendemain, maman mourait.
Les jours suivants, mes tantes me prêtèrent bien de
l'attention. Elles me cajolèrent et pleurèrent.
Puis, on enterra maman. Chacun de nous lança un motte de
terre dans le trou en guise d'adieu. Mon coeur se serra. Je
fermai les yeux, mais ne pleurai plus.
Tante Amélie amena le bébé. Juliette partit pour les États
avec un oncle que je ne connaissais pas. (Je la revis vingt ans
J'ai commencé par me faire des "chums" (en prenant bien soin de m'assurer qu'ils avaient des soeurs).
J'ai courtisé quelques beaux brins de filles. Mais mon choix s'est vite fixé sur celle du marchand général.
Jolie Joviale, vaillante...
Elle ne me trouvait pas mal non plus.
Papa approuvait ce mariage.
Un des gars marié, pensait-il, ça ferait une femme a la maison pour s'occuper de la besogne.
J'ai épousé Jeanne.
Après le voyage de noce, elle habita avec la "gang
d'hommes".
Je n'avais pas mesuré l'ampleur de cette décision. Jamais
je n'avais remarqué le manque de confort dans lequel je vivais.
Je ne réalisais pas dans quelle situation je plaçais ma
jeune épouse.
Peu à peu, avec délicatesse, elle entreprit de m'expliquer.
Je compris.
Nous sommes restés deux ans. Je n'osais pas partir. Je
manquais de confiance. Mon père disait que je n'arriverais pas à
me débrouiller seul. Je le croyais.
Notre premier fils marchait et le deuxième allait naître.
Jeanne me devança.
Elle avait persuadé son père. Avec sa complicité, elle me décrocha mon premier emploi en construction. Sa soeur nous hébergea durant tout l'hiver.
Les jeux étaient faits. Je deviendrais menuisier. J'étais inquiet mais heureux.
On a dit de moi que j'étais le meilleur du comté. Je ne
crois pas. Perfectionniste, je faisais de mon mieux.
D'un contrat à l'autre, je m'éloignais en douceur de la
famille. Les enfants, je les aimais, mais je me sentais mal à l'aise
en leur présence. Je ne savais pas leur parler. Je ne connaissais
pas les mots "je t'aime".
Pourtant, j'ai fabriqué maints jouets pour eux. (Il reste
encore la petite voiture rouge, le traîneau de Pierre). Tout
l'automne je coupais mes cigarettes en deux pour acheter des
cadeaux de Noël. J'y tenais tant!
Pendant ce temps, Jeanne m'attendait, s'ennuyait. Elle
adorait ses marmots. Peu à peu, ils prirent beaucoup de place
dans son coeur.
Elle s'occupa à mille et une choses pour oublier le temps.
Je sentais bien, à chacune de mes visites, qu'elle
s'éloignait, que je devenais un étranger chez-moi.
Puis, je m'aperçus que je dérangeais. Je désorganisais les
plans rédigés en mon absence.
Crois-moi, j'essayais de m'intégrer...
Personne ne m'a appris les mots...
Le mal me transperçait. Ta mère croyait que je ne l'aimais plus. Elle s'éloignait de moi. Elle souffrait aussi.
Elle souffrait et dans son âme et dans son corps.
Trop de responsabilités, trop de chagrin et trop de travail
l'ont emportée.
Une crise cardiaque, quelques mois après l'accident des
jumeaux.
Je l'aime encore.
Je l'ai toujours aimée.
Seul.
Je me retrouve seul.
J'ai quatre-vingt-sept ans.
Je suis vieux.
À ma femme, je ne savais pas dire "je t'aime". À mes enfants je ne savais pas parler
Ce soir je pense qu'il est encore temps.
Je t'aime.
Àvez-vous su que M. Chartrand est mort?
Déjà les odeurs d'automne se mêlaient aux derniers
soubresauts du mois d'août. Irène, accoudée a la vieille clôture,
observait le chêne qui étendait ses grands bras maigres et
dégarnis. Son panache, qui autrefois faisait son orgueil, semblait
courbé, tel un vieux moine en méditation. Il ressemblait presqu'à
un cadavre que l'on aurait oublié d'ensevelir. Irène retroussa son
écharpe de laine noire. Elle se sentait vieille. Ses lèvres plissées,
qui avaient couvert de baisers sept enfants, n'avaient plus le goût
de sourire. Elle soupira à haute voix comme si une légère plainte
pouvait soulager son angoisse!
Les cheveux en broussaille, un verre de jus a la main et une
cigarette au bec, Germaine apparut dans le cadre de la porte de la
maison et cria: "Vous êtes de bonne heure sur la trotte, m'man!
Àvez-vous pris votre Diabetta?"
Tous les matins, c'était la même histoire! Des formalités
d'usage destinées à sa mère. Comme si tout ce qui compte dans la
vie, c'est de ne pas oublier sa pilule pour le diabète! Irène aurait
préféré que sa fille lui dise bonjour tout simplement. Elle ne se
donnait plus la peine de répondre lorsque Germaine la questionnait
sur ses maudites pilules. De toute façon, Germaine n'attendait
jamais la réponse. Elle s'étirait en se plaignant de la mauvaise nuit
qu'elle venait de passer. Elle avait toujours mal quelque part!
Quand ce n'était pas le mal de dos, c'était le mal de nuque ou de
tête! "Pauvre Germaine, pensa Irène, je l'ai trop écoutée quand elle
était petite! Je me demande ce qu'elle aurait fait pour élever sept
enfants sans commodités! Aujourd'hui, ça marche à coups de
pitons! ... Un piton pour laver la vaisselle... un piton pour se
rafraîchir quand il fait chaud... Ça prend tout pour ne pas avoir un
piton pour accoucher de nos jours! Dans mon temps, le seul piton
que je connaissais, c'était le piton du cadran à cinq heures du matin
pour me lever et faire la première attisée dans le poêle a bois! Il
me semble que le monde était moins frileux qu'aujourd'hui. C'est
quasiment tout nu, puis ça se plaint! Nous autres, on cassait la
glace dans le bol à main pour se laver les yeux... Germaine, elle, le
matin, a les yeux collés par des petites crèmes à cinquante
piastres le pot... pour prévenir lesrides, y paraît!"
Irène revint lentement vers la maison et monta les marches
de la galerie. Elle se dit qu'une bonne couche de peinture ne ferait
pas de tort. Depuis qu'elle avait vendu, pour ne pas dire donné, sa
maison à Germaine et son mari, elle ne se sentait plus chez elle. Sa
chombre était grande et propre, mais elle avait l'impression de
déranger. Aux repas, c'était la même chose! Elle se serait
contentée d'une beurrée de graisse de rôti, avec un thé, au lieu des
"sparages" de rosbif avec une bouteille de vin! Combien de fois
serait-elle restée dans sa chambre à se bercer au lieu de
descendre souper. "Si vous mangez pas, m'man, votre diabète va
devenir incontrôlable, puis vous allez être obligée de vous piquer à
l'insuline!" Germaine savait que cet argument déroutait sa mère
qui ne voulait pas entendre parler d'insuline. Irène avait toujours
une réserve de chocolats dans son tiroir de bureau et, quand elle
remontait dans sa chambre avec son thé, elle en mettait deux dans
sa bouche, un de chaque côté, et elle les laissait fondre lentement,
presque religieusement, comme on laisse fondre une hostie.
Germaine ne voulait pas que sa mère touche à quoi que ce
soit dans la maison. "Vous avez fait votre part m'man!" De jour en
jour, Irène se sentait devenir inutile et nuisible. Elle n'osait plus se
lever pour aller aux toilettes la nuit ou pour prendre une gorgée de
jus. Elle ne pouvait bouger un orteil sans que sa fille lui crie "Vous
vous sentez pas bien, m'man?" Comme si Germaine s'attendait qu'à
chaque voyage aux toilettes, sa mère s'écroule dans un dernier
râlement!
Ce matin-là, Irène se sentit poignardée au coeur quand
Germaine, les deux pieds sur une chaise, lui dit sans lever les yeux:
"fh'man! Vous devriez voir ce que j'ai vu en allant faire mon
shopping! Vous savez, le nouveau H.L.M. en ville? Eh bien, c'était
ouvert au public et j'y suis entrée pour y jeter un coup d'oeil. Une
vraie merveille. Quinze beaux petits loyers pour personnes âgées
... une vraie beauté de voir ça! C'est tout neuf et ça sent encore le
bois! Moi, j'ai quasiment hâte d'être vieille pour pouvoir enfin aller
me reposer dans une place de même! Ça vous intéresserait pas,
m'man, d'aller voir cela?" Irène ne répondit pas. Germaine souffla
sur ses ongles pour les assécher et enchaîna: "Ça ne vous engage à
rien, m'man! C'est gratis! On peut visiter de neuf à cinq! Je vous dis J'ai jamais vu des loyers de même! Tout est fonctionnel! Vous êtes même pas obligée de vous pencher pour fouiller dans les armoires de cuisine! Il y a un gros pied d'espace entre le plancher et les portes..."
Irène sentit sa gorge se nouer comme une jardinière de
macramé qu'on aurait tressée trop serré. "En plus, continua
Germaine, c'est pas croyable! Il y a une infirmière qui visite les
vieux... je veux dire les retraités... un fois par semaine. Elle
pourrait surveiller votre diabète de près, puis même je suis
certaine qu'elle doit prendre les prises de sang directement là.
L'hiver, pas besoin de sortir pour vos tests de diabète. C'est pas
croyable!... J'ai vu assez d'affaires que j'oubliais de vous dire le
principal: il y a une salle de séjour où vous pouvez aller jouer aux
cartes le soir. La grosse vie, quoi!"
"Tous dans la même poche, pensa Irène, ils ne dérangent plus
personne!"
-Te dimanche, on pourrait aller vous voir. On pourrait aller
souper au restaurant souvent... En tous les cas, j'étais tellement
emballée que j'ai dit à madame Tremblay, la responsable, de vous
réserver le 210, au deuxième. C'est le seul trois pièces de libre.
Ça vous engage à rien m'man! Si vous décidez de ne pas le prendre,
c'est pas grave; puis si vous décidez de le prendre, vous le
manquerez pas! ! Qu'est-ce que vous en dites m'man?" -"Tant qu'à
y être, Germaine, tu aurais pu me réserver une place au cimetière au cas où il n'y aurait plus de place!"
-"Exagérez-pas, m'man! Moi, à votre place, je serais peppée
au boute! C'est toute une aventure, une nouvelle vie!"
-"Ah! J'suis bien peppée, ma fille, bien peppée!"
-"J'ai pris un rendez-vous pour trois heures, cet après-midi.
J'ai assez hâte que vous voyiez ça! Vous allez capoter! Un vrai
château!"
-"Oui, Germaine, je vais sûrement capoter..."
Tout s'est fait si vite! Une semaine à peine et Irène se
retrouva seule, assise dans son nouvel appartement fonctionnel,
propre et frais peinturé. II lui semblait que sa chaise ne berçait
plus pareil. Elle regarda l'heure à l'horloge que Victor lui avait
achetée il y a au moins trente ans passés. Elle fut surprise de voir
que l'horloge avait ralenti. L'aiguille des minutes prenait plus de
temps pour se rendre d'une minute à l'autre... Elle étira son regard
sur le balcon et vit tomber les premiers flocons de neige de
l'automne. Elle eut froid dans le dos et remonta le chauffage... un
piton... un simple piton qu'elle tourna d'une coche. Elle se rassit et
se prit à rêver au temps où les tablées étaient complètes... neuf à
table avec Victor et les enfants. Il faut dire que, la plupart du
temps, il fallait en compter huit car elle, Irène, debout près du
fourneau, servait tout ce beau monde. "Mon Dieu, pensa-t-elle, que
le manger était bon dans ce temps-là! C'est drôle, je n'ai plus faim
maintenant!"
Germaine lui avait acheté une grosse commande d'épicerie:
du gruau instantané, du chocolat chaud instantané, des patates
instantanées, et même de la soupe instantanée...
"C'est assez le fun, m'man, vous ajoutez de l'eau bouillante et
le tour est joué... Vous l'avez bien mérité... C'est le temps de vous
reposer."
Il y avait déjà deux semaines qu'Irène se reposait. Elle avait
bien croisé quelques personnes en allant porter sa poubelle. Elle
les avait saluées, mais pas plus. Sa voisine, madame Gingras, était
venue pour l'inviter à descendre jouer une partie de "500", mais
Irène s'était inventé de l'arthrite dans les genoux et n'était pas
descendue. Madame Picard, sa voisine d'en-dessous, était venue
pour lui emprunter de la poudre à pâte; mais Irène, n'ayant que des
enveloppes de gâteau instantané, ne put lui rendre ce service.
Elles jasèrent quand même presqu'une heure alors que madame
Picard lui raconta la vie des treize autres occupants du H.L.M., en
énumérant leurs défauts et leurs maladies. Irène se sentait un peu
plus intégrée et promit à madame Picard de descendre à la salle de
séjour le soir même. Elle commençait à prendre racine. Elle se
levait la nuit pour aller aux toilettes et boire une gorgée de jus.
Enfin, elle n'avait plus l'impression de déranger. Pour passer le
temps, elle se mit à tricoter... et son horloge, petit à petit, reprit
son allure normale... l'aiguille avançait d'une minute a chaque minute!
Dès sa première partie de "500", elle et son partenaire,
monsieur Chartrand, réussirent à faire faire une "bibitte" à leurs
adversaires. Monsieur Chartrand avait perdu sa femme trois ans
avant son arrivée au H.L.M. au mois de juillet, quelques mois avant
qu'Irène n'y soit parachutée à son tour en septembre. Comme Irène
était la dernière arrivée, les anciens faisaient tout en leur pouvoir
pour lui faire apprécier sa nouvelle résidence. Cette première
rencontre sociale lui plut beaucoup et elle se promit de descendre
régulièrement.
Les jours se succédaient maintenant sans se ressembler.
Irène avait sorti son petit pot de crème anti-rides que Germaine
lui avait offert et qu'elle n'avait jamais ouvert. Elle se fit donner
une permanente souple et mit un peu de bleu dans ses cheveux
blancs qui encadraient un visage encore joli. Les locataires
parurent tous surpris quand un soir, en jasant, elle leur apprit
qu'elle aurait 75 ans au jour de l'an. Monsieur Chartrand fut celui qui
la complimenta le plus, en lui jurant qu'il ne lui donnait pas 65 ans
tant elle avait l'air jeune. Irène lui rendit la pareille en apprenant
son âge et lui dit: "je ne pensais jamais que vous aviez un an de plus
que moi!" Monsieur Chartrand s'était mis à glouglouter comme un
dindon et avait annoncé "huit coeurs!" Irène sentait que le sien, son
coeur, s'était mis à battre à contre-temps. Elle crut voir madame
Picard jeter un coup d'oeil moqueur à madame Vallée. Irène décida
de faire attention à ses paroles et de garder sa place. Après tout,
elles étaient dix femmes, en plus de madame Jodoin et madame Bélanger qui, elles, avaient leur mari. Comme monsieur Chartrand était le seul homme libre dans ce harem, elle ne voulait pas laisser l'impression qu'elle tentait de se l'accaparer à elle seule.
À tous les jeudis après-midi, le curé venait dire la messe.
Monsieur Chartrand, qui avait été maître chantre pendant 30 ans,
entamait toujours les cantiques le premier. Sa voix grave
remplissait la salle de séjour et le coeur d'Irène. Elle demandait
toujours pardon à Victor dans ses prières car elle avait
l'impression de le tromper.
Les soirées et les parties de cartes faisaient passer les
jours rapidement, tant et si bien qu'il a fallu commencer à penser
aux Fêtes. Madame Jodoin avait pris en charge d'organiser le party
de Noël. On planifia aussi un échange de cadeaux. Après tout, il ne
restait qu'un mois d'ici les Fêtes. Irène aurait donné cher pour
piger le nom de monsieur Chartrand, mais elle dut se contenter de
madame Bélanger. Elle décida de lui tricoter un set pour mettre
sur le papier de toilette et sur la boîte de kleenex, sans oublier la
pochette à jetons de bingo (elle avait remarqué que madame
Bélanger transportait ses jetons dans une pochette à maquillage,
quand elle allait au bingo le dimanche après-midi.)
Irène se mit à mijoter un plan pour inviter monsieur
Chartrand à souper sans que personne ne s'en aperçoive. Dix fois au
moins, elle avait signalé les six premiers numéros sur son
téléphone, mais elle avait raccroché a chaque fois sans pouvoir se décider à compléter le dernier numéro.
Germaine appelait sa mère de trois à quatre fois par
semaine en se plaignant du grand vide laissé par son départ. Irène
la rassurait en lui disant que même si c'était tranquille, elle ne
s'ennuyait pas trop.
Un soir qu'Irène venait de finir sa vaisselle et qu'elle
s'apprêtait à descendre jouer aux cartes, le téléphone sonna. Elle
faillit s'étouffer quand elle reconnut la voix de monsieur Chartrand.
"Madame Gauthier? C'est Jules Chartrand! Ça va bien?" Irène se
sentit rougir quand elle s'entendit répondre sur un ton artificiel. "Y
a-t-il quelque chose qui ne va pas, monsieur Chartrand?" -"Non!
Non! J'avais juste le goût de jaser un peu! En groupe, c'est plus
difficile..." -"C'est vrai, répondit Irène, il y en a qui pourraient se
mettre des idées dans la tête!" -"On pourrait peut-être se
rencontrer pour jaser!" Irène l'interrompit et d'une traite lui dit:
"vous devriez venir souper avec moi samedi soir!" -"Si c'est pas
trop de trouble, ça me ferait plaisir!"
Ce soir-la, Irène eut beaucoup de peine à dissimuler sa
nervosité en jouant aux cartes; et madame Laçasse lui fit
remarquer qu'elle semblait avoir de la difficulté à se concentrer.
"Vous avez bien l'air de bonne humeur, madame Gauthier! Avez-
vous gagné le gros ïot?^ Les mots étaient justes! Irène avait
l'impression d'avoir gagné le gros lot. Elle n'osait lever les yeux
sur monsieur Chartrand, se sentant épiée par ses compagnes. Irène
ne remarquait plus les cartes, elle ne pensa qu'a ce souper.
Elle fit venir le sujet de conversation sur les préparatifs des
repas des Fêtes. Le coeur se mit a lui débattre quand monsieur
Chartrand déclara qu'il n'avait pas mangé un bon poulet bourré
depuis des années. La décision était prise! Irène allait lui servir du
poulet bourré à la sauge comme seule, elle savait l'apprêter.
I) ne lui restait que deux jours pour se préparer. Le
lendemain matin, malgré une nuit entrecoupée de longues
réflexions sur un sujet aussi banal que les coupes de vin a choisir,
elle lava toute la vaisselle susceptible d'être utilisée et sortit sa
nappe écrue, qui lui venait de sa cousine Berthe, pour la laver à la
main et l'assécher au fer chaud. On aurait dit qu'elle se préparait
pour la visite d'un Monseigneur.
"Mon Dieu que c'est bête! Je n'ai jamais été énervée comme
ça! J'ai l'impression de retomber en jeunesse!" pensa-t-elle.
L'épicerie qu'elle avait commandée pour ce souper aurait pu servir
a nourrir une famille de dix! Irène ne lésina sur aucun article!
Le vendredi soir, elle ne descendit pas jouer aux cartes. Elle
se prélassa dans un bain de mousse, se coupa les ongles d'orteils et
se rasa les jambes. Elle battit un blanc d'oeuf, y ajouta une
cuillerée de miel et quelques gouttes de jus de citron qu'elle
s'appliqua sur le visage. Elle se mit les rouleaux et garda son
masque de beauté jusqu'à ce qu'il craque. "Si Germaine me voyait,
elle penserait que je suis en train de virer folle. " Juste avant
d'aller au lit, elle s'entoura les yeux de sa petite crème à cinquante
piastres et les ferma... pendant cinq minutes au plus, car elle venait
de penser qu'elle avait oublié de faire des cubes de glace pour le
gin de monsieur Chartrand. Elle sauta du lit et prépara tout un
plateau à glace, et déposa une cerise au marasquin dans l'eau de
chaque compartiment en guise de "spécial". Elle en profita pour
sortir son long-jeu d'Alain Morrissod qu'elle plaça sur le dessus du
stéréo. Elle aurait bien aimé le faire jouer un peu, mais elle
craignait que madame Picard l'entende d'en bas.
Irène s'endormit très tard, mais a sept heures à peine, elle
avait déjà fait griller les biscuits soda pour la farce pendant que
les patates pilées à la sauge refroidissaient sur le comptoir. Dans
l'après-midi, vers deux heures, elle mit le poulet à cuire à feu lent.
L'appartement fut vite embaumé de cette odeur du temps des
Fêtes. Deux coupes étincelantes complétaient une petite table
digne d'un hôtel "cinq étoiles". Irène portait une jupe de laine
blanche et un gilet en laine angora vert menthe. Elle avait mis son
bracelet à breloques et ses bijoux les plus beaux. À quatre heures,
Germaine lui téléphona: "Qu'est-ce que vous faites de bon m'man?"
-"Ah...rien de spécial.je regarde la télévision." -"Est-ce que ça
vous tenterait de venir souper demain soir?" -"Je...ah...j'veux pas
vous déranger! Tu vas être obligée de venir me chercher, puis..." -
"Tut! Tut! Tut! Voyons donc m'man! Vous savez bien que ça me fait
plaisir! En plus, j'ai quelque chose de spécial. Ça fait longtemps
que mon chéri voulait du poulet farci! Bien là, j'en ai un pour
demain! Ça vous fera changement! Vous êtes pas pour vous farcir
un poulet pour vous toute seule! Puis, je ferai un petit dessert
léger pour votre diabète." Irène leva les yeux sur la tarte au sucre
qui refroidissait sur sa boîte à pain et eut envie de rire comme une
folle. "Ah! Pour faire changement, ça va faire changement..." -
"Qu'est-ce que vous mangez de bon pour souper, m'man?" -"Euh...j'ai
pas bien faim! J'vais me faire une couple de petites crêpes tantôt!"
-"Pas de sirop d'érable surtout, m'man!" -"Es-tu folle? Mon
diabète!" _"J'passe vous prendre à quatre heures et demie!"
En raccrochant, Irène éclata de rire. "Si Germaine me
voyait!" Elle prit un gros quinze minutes à décider de l'éclairage.
Elle ferma les draperies et alluma la lampe de coin ainsi que les
deux chandelles pour ne pas les brûler trop vite. Elle essaya de se
détendre en faisant tourner son disque en sourdine, comme si les
voisins allaient accourir pour voir ce qui se passait!
À six heures, son coeur se mit a battre quand un coup de
sonnette la sortit de sa rêverie. Pendant un instant, elle se sentit
coupable de trahir la mémoire de Victor. Elle fit son signe de croix
et vola jusqu'à la porte. Il était là...Jules...dans un veston de tweed
beige, pantalon brun et chemise blanche rayée. Irène baissa la vue
et s'aperçut qu'il était en pantoufles. "Entrez, dit-elle, faites
comme chez vous!" Monsieur Chartrand ferma la porte derrière lui
et dit: "ça sent bon! J'ai apporté un Baby duck. J'espère que vous
allez aimer ça!" Irène sortit deux autres coupes qu'elle essuya et,
dans un "chin-chin" timide, ils burent en s'attardant sur des sujets
banals.
"Mon Dieu...on a bu toute la bouteille? Si ma fille me voyait!"
- "Je pense Irène...vous permettez que je vous appelle lrène...qu'a
notre âge, on est assez vieux pour savoir quoi faire." Elle rougit et
baissa les yeux sur ses propres pantoufles qu'elle même avait
oublié d'enlever. "Mon Dieu, j'ai oublié de mettre mes souliers! Je
suis encore en pantoufles!" Monsieur Chartrand éclata de rire et
Irène faillit s'étouffer en lui indiquant du doigt que lui aussi avait
les siennes. Monsieur Chartrand leva le pied gauche et envoya sa
pantoufle qui vola sur le dossier du divan. Irène fit de même avec
les siennes et ils rirent aux larmes. "Ça fait longtemps que j'ai pas
ri de même! J'ai mal aux côtes! J'vais être malade... Vous devez
commencer a avoir faim, monsieur Chartrand?" -"Voyons, Irène,
appelle-moi Jules!" Irène rougit et répéta: "tu dois avoir faim,
Jules?" -"Une faim de loup, Irène!"
Irène servit de grosses portions de poulet farci avec une
boule de patates pilées qu'elle chauffa au four à micro-ondes que
Germaine lui avait fait acheter en déménageant. "Vous êtes bien
installée, Irène!" -"Ah! Rien de spécial, mais je ne dérange
personne!" Ils burent un demi-litre de vin blanc, et Irène servit une
énorme pointe de tarte avec un thé noir et chaud. Elle savait que
ce n'était pas bon pour elle, mais elle oublia vite sa tricherie.
Elle se sentait maintenant a l'aise et n'hésita pas a faire
jouer sa pièce de musique préférée: "Le Lac de Corne". Jules, qui
l'avait suivie jusqu'au stéréo, se mit a en turluter l'air avec sa voix
de baryton. Il prit Irène par la taille, alors qu'elle s'apprêtait a lui
offrir un gin, et l'invita a danser. Elle ferma les yeux et s'imagina
qu'Alain Morrisod jouait, là, dans son salon. Elle appuya sa tête sur
son épaule carrée et elle ne résista pas quand Jules vint poser ses
lèvres sur les siennes. Dans une étreinte amoureuse, la complicité
s'empara des deux coeurs rajeunis et ils se retrouvèrent enlacés
sur le divan.
"Irène!" -"Jules!" Ils voltigeaient dans un bonheur intense,
comme deux papillons faisant l'amour sur une fleur fraîchement
éclose. Le temps s'écoula et le calme revint. Une douce quiétude
enveloppa Irène. Elle prit du temps à ouvrir les yeux. Elle vit
Jules, la tête reposant près de la sienne. Ses yeux fixaient.elle lui
sourit. Jules couvrait encore partiellement son corps...elle le
poussa doucement pour se dégager.
Jules bascula en bas du divan, les yeux toujours grand
ouverts. Ne réalisant pas encore ce qui était arrivé, Irène le
secoua, lui tapota les joues...il était bien mort! Elle aurait voulu
crier d'effroi, mais pas un son ne s'échappa.
Irène se sentit le sang figé dans les veines. Elle se mit à
parler à haute voix: "mon Dieu! Qu'est-ce que je vais faire? Mon
Dieu Seigneur, aidez-moi!" Elle fit son signe de croix au moins trois
fois et, horrifiée, elle prit le téléphone. Il lui fallait
appeler...oui...mais qui? Germaine? Non! Madame Latour? Non plus!
Elle reposa le téléphone. "Mon Dieu, si au moins il était mort chez
lui!"
Elle se rendit au lavabo de la salle de bain et s'aspergea le
visage d'eau froide. Sans même s'en rendre compte, elle vit les
pantoufles de Jules au bout du divan et les lui remit aux pieds. Son
corps refroidissait déjà. Irène frissonna. Elle alla dans sa chambre,
tira une couverture de laine de son lit et la posa sur le mort. Elle
priait à haute voix sans savoir ce qu'elle disait. Elle retira la
couverture et décida de remettre de l'ordre dans les vêtements de
Jules. Elle remonta son pantalon qui était à mi-jambes et attacha
sa ceinture. Après avoir replacé sa chemise et son veston, elle lui
prit les deux pieds et les posa sur le bout du divan. Elle
s'agenouilla derrière la tête du cadavre et lui remonta les épaules.
Elle réussit à le pousser au complet sur le divan. Elle le couvrit à
nouveau et retourna se laver à l'eau froide.
Qu'allait-elle faire? Jamais dans ses 74 ans elle n'avait vécu
pareille situation. Elle revint à la cuisine, replia les quatre coins de
la nappe, en recouvrant ce qui était sur la table, et jeta le tout dans
un sac à poubelles vert qu'elle tenait sur ses genoux pour en
atténuer le bruit. Le reste du poulet, qui se trouvait sur le poêle,
subit le même sort.
Elle remit son bouquet de fleurs séchées sur la table, comme
si elle tentait d'effacer les marques d'un crime crapuleux. À pas de
loup, elle alla regarder dans son oeil magique...elle ne vit personne
dans le corridor. Elle aurait eu le goût d'ouvrir la porte et de crier
"au secours"...mais une extrême décence l'en empêcha! Elle se
rassit dans sa berceuse et, comme une folle, se mit à se bercer en
scandant des "Mon Dieu Seigneur, qu'est-ce que j'vais faire?"
En jetant un regard sur l'horloge, elle s'exclama, "onze
heures, déjà! Les joueurs de cartes vont remonter!... C'est vrai, on
ne joue pas aux cartes le samedi soir!" Tout-a-coup, elle pensa:
"Mon Dieu, madame Picard! Elle l'a sûrement entendu tomber!
Qu'est-ce que je pourrais lui dire?
Il était déjà une heure du matin lorsqu'elle eut un éclair de
génie... une idée de fou! "Non" J'peux pas faire ça! C'est pas
faisable! Oui! Non!" D'un bond, Irène se leva et ouvrit la porte de
son balcon. Un froid de novembre lui glaça les os. Elle mit ses
pantoufles, s'agenouilla près du divan et tira doucement Jules qui
retomba par-dessus elle Se dégageant aussitôt, elle le fit rouler
dans la couverture de laine verte et l'attacha avec ses cordes
d'exercices. L'appartement s'était vite refroidi... elle referma la
porte du balcon. "Mon Dieu... ses clefs!" Elle défit ses cordes en
partie, se passa la main sous la couverture et fouilla dans la poche
gauche du veston... rien! Elle trouva finalement les clefs dans l'autre
poche. Elle les mit dans son soutien-gorge, mais les clefs
tombèrent par terre... elle avait oublié que Jules avait délicatement
détaché son soutien-gorge dans le feu de l'action! Elle l'agrafa et y
replaça les clefs.
Ses doigts tremblaient quand elle réattacha son "paquet".
Elle se rappela qu'elle avait encore des pilules pour les nerfs dans
sa sacoche. Elle en prit une avec une gorgée de thé refroidi resté
dans la théière.
Lentement, sans faire trop de bruit, elle tira son paquet
jusqu'au balcon. Elle prit Jules par les pieds et essaya de les poser
sur la rampe sans pouvoir y parvenir. Elle n'avait pas réalisé que la
rampe puisse être si haute. Découragée, elle retourna au salon
pour s'étendre quelques minutes sur le divan... Elle n'en pouvait plus!
Se ressaisissant, elle se dit: "Je dois réussir! Mon plan doit
marcher! Il est maintenant trop tard pour y renoncer!"
Le H.L.M. étant construit aux abords de la forêt, isolé des
autres maisons, il lui serait plus facile de trimbaler son paquet
insolite sans être vue. Elle sortit trois chaises droites qu'elle
appuya sur la rampe et se mit à genoux sur le plancher froid du
balcon. Avec l'énergie du désespoir, elle réussit, en se servant de
ses mains, de sa tête et de presque tout son corps, à le hisser sur
les trois chaises alignées. Épuisée à nouveau, elle changea de
position pour se reposer assise sur le plancher du balcon.
Malgré qu'elle ne portait que sa jupe et son gilet, elle ne
sentait pas le froid mais elle avait mal au coeur. Elle pensait aux
locataires qui dormaient tous pendant qu'elle, à qui rien
d'extraordinaire n'était jamais arrivé, était la à deux heures du
matin en train de vouloir balancer un mort par dessus la rampe du
balcon. Une histoire invraisemblable que jamais Germaine ne
pourrait imaginer!... Elle se releva, lorsqu'elle sentit ses forces
revenir, et s'installa a genoux sur le bord des chaises ce qui lui
donna un support suffisant pour soulever Jules et le pousser par
dessus la rampe. Elle vit le corps partir au vol comme un aigle
s'envolant de son nid.
Irène, qui était toujours a genoux sur une chaise, les deux
mains serrant les montants en fer forgé, appuya son front sur la
rampe glacée par le froid de novembre et pleura comme un enfant.
Ce corps qui, il y a quelques heures a peine, avait réchauffé le sien
gisait inerte sur le sol gelé. La nouvelle vie qu'elle aurait pu vivre
avait duré l'espace d'un moment. Irène ne pouvait croire que le
destin cruel venait de séparer deux êtres qui ne demandaient qu'a
s'aimer. "C'est injuste!" murmura-t-elle dans un long sanglot.
Irène resta longtemps dans cette position. Il était près de
trois heures quand, à demi courbaturée, elle se releva et revint à
l'intérieur. Elle mit son manteau et ses bottes et ouvrit lentement
la porte du corridor. Tout était calme. Elle descendit au premier
étage et sortit dehors par la porte de côté. Elle se rendit sous son
balcon et reprit son fardeau, comme le Christ avait traîné sa croix.
Elle arrêtait le moins souvent possible, afin de terminer
rapidement cette atroce mission. Heureusement, le luminaire sur
le coin de la rue lui permettait de s'orienter. Au milieu du silence
qui l'entourait, elle entendit tout à coup un jappement qui la fit
sursauter. Elle eut très peur que ce chien ne s'approche et ne
vienne la harceler... mais elle se calma finalement en pensant que le
son venait quand même d'assez loin.
À mi-chemin, elle se mit à genoux près de Jules...elle n'en
pouvait plus. Elle posa sa tête sur le corps de son défunt amant,
mais n'osa pas fermer les yeux, craignant de s'endormir
d'épuisement. Lorsqu'elle s'en sentit capable, elle reprit sa marche
et réussit à se rendre jusque devant la porte-patio de Jules. Elle
l'y laissa et retourna vitement vers la porte de côté pour se rendre
à l'appartement de Jules par l'intérieur Elle sortit les clefs de son
soutien-gorge et en essaya plusieurs avant de pouvoir enfin
pénétrer dans l'appartement. Elle avança à tâtons et se rendit à la
salle de bain. Elle prit une serviette qui était restée sur le bord du
bain et s'épongea le visage. Cela lui fit grand bien. Elle avait peine
à marcher droit tant elle avait les reins crampes; mais elle n'avait
pas le temps de s'apitoyer sur son sort.
Laissant la lumière de la salle de bain allumée et la porte
entr'ouverte, pour ne pas trop éclairer l'appartement, elle traversa
le salon d'un pas fatigué et ouvrit la porte-patio. Elle traîna Jules
jusqu'à la cuisine et s'arrêta près de la table. Utilisant ses
dernières réserves d'énergie, elle déficela Jules, le roula hors de
la couverture et fit une pause pour le regarder. Il était la, sur le
dos, avec ses yeux qui la regardaient sans la voir. Irène n'avait plus
peur! Elle était déjà habituée! Ne venait-elle pas de passer une
éternité avec ce mort? Elle replia la couverture par-dessus ses
cordes d'exercices et déposa le tout sur le coin du divan. De fait,
elle s'en servit comme oreiller pour se reposer un peu... à nouveau...
Elle s'était assoupie sans s'en rendre compte et lorsqu'elle
s'éveilla, elle sursauta, en constatant que les premières lueurs du
jour étaient apparues. Ramassant son oreiller de fortune, elle jeta
un dernier regard autour d'elle; il ne semblait rien y avoir qui
puisse indiquer sa présence dans l'appartement. Se dirigeant vers
la sortie intérieure, elle arrêta dans la cuisine. Regardant Jules
une dernière fois, elle se pencha et, sans hésitation, posa un baiser sur les lèvres glacées. "Adieu Jules! Je t'aimais bien!"
Les locataires commençaient à se réveiller et madame
Bourque toussait déjà sa première cigarette. Utilisant l'escalier du
bout, elle réintégra son appartement. Une fois à l'intérieur, elle
resta un bon moment contre sa porte. Elle ne pouvait croire qu'elle
sortait de cet horrible cauchemar. Sa fatigue était déjà moins
accablante.
Le jour étant déjà levé, Irène préféra procéder comme si
elle avait passé sa nuit normale de sommeil en prenant son bain
habituel et en s'habillant à nouveau. Il ne lui restait qu'à s'étendre
sur son lit et attendre... Germaine la réveilla en lui téléphonant
pour lui dire qu'elle passerait la prendre un peu plus tôt que prévu.
Il était presque deux heures de l'après-midi. "Je suis prête!
N'importe quand!" lui répondit Irène. Elle regarda distraitement
dehors, lorsqu'elle s'aperçut avec horreur que les trois chaises
étaient restées sur le balcon. Elle alla rapidement les quérir,
comme si quelqu'un d'autre pouvait deviner à quoi elles avaient
servi! La seule autre évidence qu'elle découvrit et fit également
disparaître fut la bouteille de Baby Duck, laissée par terre près du
fauteuil. Elle voulait tellement ne pas être reliée à la mort de
Jules!
Le souper chez Germaine lui parut interminable. Elle ne
pensait qu'à son cauchemar et se posait toutes sortes de questions:
"Combien de temps se passerait-il avant qu'il ne soit découvert?
Attendait-il de la visite aujourd'hui? Quelqu'un aurait-il vu Jules
monter a mon appartement?"
Lorsqu'elle revint au H.L.M., Irène vit par la fenêtre que tous
les locataires étaient dans la salle de séjour. "Mon Dieu, pensa-t-
elle, il n'y a jamais personne dans cette salle le dimanche soir! Ils
doivent déjà savoir!" Avec cette prémonition, elle s'arrêta un
instant pour se composer un air naturel, et lorsqu'elle entra dans la
salle, c'est presqu'en choeur qu'on lui annonça: "Avez-vous su que
monsieur Chartrand est mort???" Elle ne put s'empêcher de
frissonner et perdit sa contenance. Madame Vallée, qui s'était
approchée d'elle lui dit: "vous êtes toute pâle, madame Gauthier?
Ça vous fait pas d'entendre parler des morts?" -"Si elle savait!"
pensa Irène qui entendait, au travers d'un bourdonnement, les
commentaires des locataires qui venaient tout juste d'apprendre
cette mort: "Une crise de coeur, y paraît!" -"C'est son frère qui l'a
trouvé!" -"75 ans... c'est jeune!" -"Faudrait ramasser pour des
fleurs!" -"J'me demande qui va prendre son appartement..." -"C'est
drôle, y avait l'air si en santé!" -"Y est parti bien vite... c'est pas
croyable!" -"J'peux pas y croire!" -"J'tai vu hier matin à l'épicerie,
il achetait une bouteille de Baby Duck... ça devait être pour sa visite
qu'il attendait aujourd'hui!" -"Une chance que son frère l'a trouvé!"
-"vous perdez votre partenaire aux cartes madame Gauthier!" -"Un
homme bien à sa place!" -"Moi, j'suis prête a ramasser pour une
couronne." -"Trois piastres chacun, ça serait pas trop... c'est cher
une belle couronne!" -"Ses affaires étaient déjà arrangées... c'est
moins pire!" -"Y a dû avoir un peu de cash!" -"Y buvait pas!" -"Y
mangeait assez gras..." -"Y a une fille à Toronto. Elle a marié un
anglais!" -"Tout va y r'venir à elle!" -"Y était bin bon!" -"Y chantait
si bien!" -"Y donnait toujours un dix à la quête!" -"On sait pas quand
on va partir, hein! Je viendrai comme un voleur!" -"Il est mort tout
seul!" -"C'est donc de valeur!" -"J'ai bien connu sa femme de son
vivant!" -"Y a bien travaillé dans sa vie!" -"On va le manquer!" -"Y
chauffait encore son char!" -"Y avait pas l'air malade!" -"Son frère
y ressemble beaucoup!" -"Que Dieu ait son âme, le saint homme!" -
"Y vont bien faire une autopsie!"
"Une autopsie? se répéta Irène intérieurement, une
autopsie?" Elle se sentit tout à coup défaillir et commença à
revivre son cauchemar. "Si on découvrait?" se disait-elle. Pendant
que ses idées erraient dans la crainte, elle entendit monsieur
Jodoin parler du coroner. Ce dernier aurait dit au frère de
monsieur Chartrand : "C'est curieux parfois les choses que l'on
constate en examinant un mort! Prenez votre frère! Il n'est pas
tombé de bien haut en s'affaissant sur le plancher... et pourtant, j'ai
remarqué un fracture au bras gauche! C'est vrai qu'on est plus
fragile des os en vieillissant! De toute façon, je n'ai pas l'intention
de recommander une autopsie... à moins que vous décidiez d'en
exiger une à vos frais!"
Irène demeura assez longtemps avec le groupe pour se
convaincre que son aventure ne pouvait faire surface. Elle monta à
son appartement et termina la soirée en se berçant seule avec ses
pensées. Elle trouvait que sa chaise ne berçait plus
pareil... l'horloge avait à nouveau ralenti...
À 74 ans, elle venait de tourner une autre page de sa vie.... une vie maintenant hantée par un terrible secret! Irène ferma les yeux et pria pour Jules... et pour Victor!
****************
Une journée dans la vie de monsieur Jacob
C'est le matin, le soleil vient à peine de se lever. Le ciel
est sans nuage, il fera beau aujourd'hui. Par les fenêtres de la
petite boutique, on peut voir les plantes. Elles sont magnifiques.
Il y en a de toutes les sortes, de toutes les couleurs. Dans la
boutique, l'air est plein du parfum que dégagent les fleurs. Sur le
comptoir, dort un gros chat. C'est Mozart, le chat de Jacob. Il
est gros et vieux, paresseux même. Mais Jacob ne s'en
débarasserait pas pour tout l'or du monde. Il aime son chat. La
seule chose qu'il aime plus que son chat, ce sont les plantes.
Pour ça, il les aime les plantes. Il en prend un soin jaloux.
Jacob est seul dans la vie. Jamais marié, fils unique, il n'a
que ça au monde. Son chat et ses plantes. D'ailleurs, c'est
toujours avec regret qu'il en vend une.
- Prenez-en bien soin! dit-il à ses clients. N'hésitez pas à
me les rapporter si quelque chose ne va pas. Les plantes, c'est si
fragile.
Oui, Jacob est fleuriste. Et il aime son métier, les plantes
c'est toute sa vie. Aujourd'hui, nous découpons une tranche de la
vie de Jacob. Nous la regarderons ensemble.
Derrière la porte, on entend des pas qui font craquer l'escalier. C'est Jacob qui, comme tous les matins, vient admirer
ses enfants. Un café noir à la main, il ouvre la porte et regarde.
Son regard brille de fierté en voyant sa boutique. Malgré ses
soixante-dix ans, il se tient droit. Ses mains tremblent un peu
mais elles font bien leur travail. Ses clients lui demandent
toujours.
- Quel est votre secret? Comment vous y prenez-vous
monsieur Jacob? Chaque fois il répond la même chose.
- Ce sont mes enfants! J'en prends soin.
Ces vrai qu'elles sont belles les plantes de monsieur
Jacob. Il dépose sa tasse et regarde autour de lui.
- Debout Mozart! Aujourd'hui nous aurons beaucoup de
clients. Je sens ça.
Il s'approche d'une plante aux tiges et au feuillage
abondants. Trait particulier de cette plante, les feuilles sont
tachées de rose. Délicatement, il pince le bout des tiges. Sa
main droite pince les tiges, sa gauche caresse tendrement les
feuilles. Comme pour un enfant auquel on enlèverait une écharde.
- Voilà. Tu verras, tu n'en pousseras que mieux.
Il prend une autre gorgée de café, tout en appréciant son
travail. Redéposant sa tasse, il prend l'arrosoir.
- Tu vois Mozart, les cactus aussi peuvent avoir soif.
C'est comme ça toute la journée. Il n'er>t que sept heures moins quart. À neuf heures, il ouvrira la porte pour balayer le trottoir. À ce moment-là, tout sera prêt pour recevoir les premiers clients.
La clochette de la porte tinte. Jacob lève les yeux,
dépose sa bouteille de lave-vitre et son torchon.
- Bonjour madame Crevier! Qu'est-ce qui ne va pas ce
matin? Vous avez là une plante bien mal en point!
- Oh pour ça oui monsieur Jacob! Je ne sais plus quoi faire.
Alors je viens vous voir. J'aimerais avoir votre pouce vert.
Comment vous y prenez-vous pour avoir de si jolies plantes?
J'aimerais connaître votre secret.
- Je vous l'ai répété cent fois madame Crevier. Rien ne
remplace l'amour lorsqu'il s'agit des plantes. Voyons votre
géranium.
Il prend le pot dans ses mains et examine la plante
attentivement. Comme s'il s'agissait d'une oeuvre d'art ou d'une
pierre précieuse, il la tourne, l'observe, la scrute. Les feuilles
sont tordues, leurs pointes sont brunes. Du pouce, il vérifie la
terre.
- Le sol est humide. Il est possible qu'il y ait accumulation
de sel. Pour ce qui est des feuilles tordues, c'est dû aux courants
d'air. Un bon lessivage enlèvera le sel. Laissez-moi votre géranium et repassez dans deux jours.
- Comme c'est gentil de votre part monsieur Jacob. Je
sais que mon géramium redeviendra ce qu'il était.
- Ne vous en faites pas madame Crevier. Et ne le laissez
plus sur le rebord de votre fenêtre. Les plantes détestent les
courants d'air.
Madame Crevier fait un signe de tête qui veut dire oui.
Cependant, elle a quelque chose derrière la tête. Secrètement,
elle aime monsieur Jacob. Ça, elle ne l'avouera jamais, mais elle
a le béguin pour monsieur Jacob.
- Vous ne devriez pas rester seul monsieur Jacob. Ce
n'est pas bon la solitude, surtout à notre âge. Vous devriez vous
trouver une compagne.
Le regard de Jacob s'assombrit, il serre les dents.
- Vous savez madame Crevier, à mon âge. Et j'ai mes
habitudes, mes bonnes et mes mauvaises. Et puis, je ne suis pas
seul. J'ai Mozart.
- Un chat! Fit-elle dédaigneusement. Ce n'est pas un
compagnon pour vous.
Tout en maugréant, elle tourne les talons, et s'en retourne
chez elle.
- Repassez dans deux jours! Ah! cette madame Crevier, elle aimerait bien me mettre le grappin dessus.
Le sourire s'efface pour faire place a l'amertume. Jacob
reprend son torchon et sa bouteille de lave-vitre. C'est sans
joie cette fois-ci qu'il entreprend de laver sa vitrine. Son esprit
est ailleurs, dans une autre époque. Ses gestes sont mécaniques,
monsieur Jacob est dans la lune. Il y est heureux. Il aimerait
bien y rester éternellement dans la lune.
- Alors monsieur Jacob, il fait beau, aujourd'hui, sur la
lune?
Jacob se retourne et aperçoit monsieur Henri.
Décidément, la journée sera bien remplie.
- Quel bon vent vous amène, monsieur Henri?
- J'aurais aimé offrir quelque chose à ma soeur. Elle vient
tout juste d'avoir une petit fille. J'ai pensé lui offrir des fleurs.
- Des fleurs! C'est classique! Une plante, cela est plus joli
et ça dure plus longtemps. Beaucoup plus longtemps.
- Une plante! Ça c'est un bonne idée.
- Entrez dans ma boutique, j'en ai de très belles.
C'est toujours avec fierté que Jacob invite les gens chez
lui. Sa boutique de fleurs, c'est son orgueil.
- Est-ce que votre soeur aime les plantes?
- Monsieur Jacob, elle les adore.
- Je crois que votre soeur habite la grosse maison près de la banque.
- Oui! Celle avec les grandes fenêtres.
- Alors, monsieur Henri, il lui faut une plante suspendue.
Regardez mon hoya cireux royal.
- Votre quoi?
Jacob sourit. Il aime bien montrer que même s'il est âgé il
n'est pas sénile.
- C'est la plante au feuillage tordu, juste au-dessus de
Mozart.
En entendant prononcer son nom, le chat lève la tête.
- Les feuilles ne sont pas tordues parce que la plante est
malade. Oh non! Cette plante-la est en pleine santé. Regardez-
moi ces fleurs, elles forment une grappe. On dirait une balle de
tennis rose.
- Vous m'avez convaincu monsieur Jacob. Je la prends.
- Dites à votre soeur de ne pas la suspendre en plein
soleil. Beaucoup de clarté, mais pas de soleil. Le sol doit sécher
entre les arrosages. Et à bien y penser, je vous la donne!
Embrassez votre soeur de ma part.
- Voyons monsieur Jacob. Je ne peux accepter.
- Pas de discussion. C'est de bon coeur que je vous l'offre.
- Je vous remercie cent fois. Monsieur Jacob, vous avez un coeur en or.
- Partez avant que je ne change d'idée. Et n'oubliez pas de
faire mes salutations à votre soeur.
Jacob regarde monsieur Henri repartir de bonne humeur.
Il referme la porte de sa boutique, ramasse une feuille morte par
terre. Et lance à Mozart.
- Tu vois Mozart, à présent cette plante a une grande
valeur. Pour monsieur Henri, elle vaut plus que s'il l'avait payé
cent dollars. Il faut savoir faire des sacrifices dans la vie
Mozart. Pouvoir rendre les gens heureux, c'est un véritable
trésor.
Voilà que Jacob repart dans la lune. Machinalement, il
prend l'arrosoir. Quelques-unes de ses plantes ont soif. Jacob
passe ses journées entre le rêve et la réalité. Tantôt ici, tantôt
dans la lune. Mais son travail est toujours bien fait.
- C'est ce qui compte. Dit-il à ceux et celles qui lui
reprochent ses évasions. Je ne fais jamais d'erreur. La preuve
est là! Mes plantes sont en santé! Que voulez-vous répondre à
ça.
Il est dix heures et demie. L'heure de faire une pause-
café. Jacob marche vers la vieille chaise berçante, avec sa tasse
de café. On dirait qu'elle a fait les deux grandes guerres. Elle
est confortable et solide. C'est ce qui compte. Jacob aime
s'entourer de choses solides. Il s'assoit, la chaise craque sous
son poids. Mozart saute sur les genoux de son maître. La, Jacob
prend son livre favori: l'encyclopédie des plantes. Il se plonge
dans la lecture, un autre moyen d'évasion.
- Bonjour monsieur Jacob! Fait une voix fluette. Jacob
sursaute. Il s'était assoupi. Il regarde d'où vient la voix. C'est
alors qu'il aperçoit une mèche de cheveux roux derrière le
comptoir. II se lève.
- Si ce n'est pas Lylou! Ça fait longtemps que je ne t'avais
vue! Que puis-je faire pour toi?
Lylou, c'est un peu la petite-fille adoptive de monsieur
Jacob. Une rouquine au visage plein de taches de rousseur.
Tellement attachante que Jacob ne lui refuse rien. Malgré sa
maigreur et sa petite taille qui lui attirent mille surnoms.
Malgré qu'elle ait des broches qui tiennent les dents. Malgré
tout, Jacob aime Lylou comme si elle était sa propre enfant. Une
fois, pour lui remonter le moral, Jacob lui avait lu une histoire.
L'histoire d'un vilain petit canard et dont tout le monde se
moquait. Mais à la fin de l'histoire, le vilain canard devient un
cygne. Un beau grand cygne. En voilà une revanche. Un jour, lui
dit Jacob tu deviendras une jolie femme. Jolie et très
intelligente. Et le succès te mènera loin, tu deviendras un
exemple à suivre. Depuis, Lylou avait redoublé d'ardeur dans ses
études.
- Monsieur Jacob, j'ai un travail à faire à l'école.
- Et tu viens me voir moi, qui n'ai pas d'instruction?
- Le sujet est libre, j'ai choisi de parler des plantes. C'est
pour ça que je viens vous voir. Vous qui savez tant de choses sur
les plantes.
Jacob est ému. Il passe sa main parcheminée dans la
chevelure rousse de Lylou. S'il avait plu au ciel de lui donner un
enfant, Jacob l'aurait voulu comme Lylou.
- Que veux-tu savoir au juste?
- Je pensais que là aussi vous pourriez m'aider.
- Alors tu vas parler de l'amour des plantes. De l'amour
que l'on doit donner aux plantes. Cet amour qui fera que la plante
poussera et s'épanouira.
- On peut donner ce genre d'amour aux plantes?
- Oh oui! Ça on peut. Jacob est sérieux, son regard est
ferme. Comme s'il venait de lire un parole d'évangile. Si tu sais
aimer vraiment les plantes, un jour elles t'apprendront des
choses.
- Comment ça?
- Je crois que si tu orientes ton travail dans ce sens, tu n'es pas sortie du bois. Tu en as pour plus de cent pages.
- Mon travail ne doit pas dépasser trois pages!
- Alors, parle du soin a apporter aux plantes. C'est une
forme d'amour que l'on ne doit pas négliger Les gens ne savent
pas quels soins ils doivent donner aux plantes. Ils les arrosent
trop ou pas assez. Les placent en plein soleil ou a l'ombre, sans
savoir si c'est bien.
- Les plantes ont besoin de soleil, non?
- Cela dépend des plantes. Prends un aloès, il a besoin d'un
éclairage intense. Par contre, certaines fougères, elles, ont
besoin de moins de lumière. Si tu places ces deux plantes l'une à
côté de l'autre, c'est pas bien. En plein soleil, la fougère risque
de souffrir. À l'ombre, c'est l'aloès qui périra. Tu comprends
l'exemple?
- Oui. Mais comment savoir où placer les plantes?
-Quand on aime les plantes, et qu'on veut leur bien, on
achète un livre. Un livre qui parle des plantes en général. Ou
encore d'une espèce en particulier. Pour quelques dollars, tu
sauras tout sur elles. Quelques dollars c'est peu pour avoir une
plante en santé.
- L'amour des plantes c'est ça!
- C'est ça. Et bien d'autres choses.
- Je crois que j'ai compris. Je vais aller à la bibliothèque
pour lire un livre sur les plantes.
- Si tu as l'amour et le respect des plantes tu iras loin.
Quand on s'occupe d'elles, les plantes nous apportent la
tranquillité de l'esprit. Il est difficile d'être stressé ou de
mauvaise humeur après s'en être occupé.
- Vous êtes un savant, monsieur Jacob.
- Es-tu prête à aimer une plante?
- Oui, ça ne doit pas être facile, mais je suis prête.
- Alors, voici un cadeau.
Jacob marche lentement vers une étagère. Il choisit une
violette africaine aux fleurs blanches.
- On l'appelle blanche perfection. Si tu lui donnes un
éclairage suffisant, elle fleurira toute l'année. Pour l'arrosage,
c'est simple. Arrose un peu et attends dix minutes.
- Après dix minutes, qu'est-ce que je fais?
- Si l'eau ne s'égoutte pas par le fond, rajoutes-en. Après
quelques fois tu connaîtras la quantité nécessaire pour ta plante.
- Merci monsieur Jacob. Le regard de Lylou brille de joie.
J'y ferai très attention. Je lui donnerai tous les soins
nécessaires. Je vais tout de suite a la bibliothèque. Je vais
emprunter un livre sur les violettes africaines. Merci mille fois.
Lylou saute au cou de Jacob pour lui donner une caresse et un baiser. Jacob serre l'enfant très fort dans ses bras. Au moment, où elle ferme la porte de la boutique Jacob la regarde partir. Il s'assoit, essuie les larmes qui coulent sur ses joues. Jamais la solitude ne lui a pesé autant sur les épaules. Mozart, qui sent le chagrin de son maître, lui saute sur les genoux. Il tend le cou, comme pour demander une caresse. Mais Jacob est perdu dans ses pensées. La solitude lui fait mal jusque dans les os. Pauvre Jacob.
Maintenant il est six heures trente. Lentement, Jacob
referme la porte de sa boutique. Après s'être assuré qu'elle est
bien verrouillée, il s'en va. Mais où va-t-il? Chaque soir, après la
fermeture, monsieur Jacob s'en va; personne ne sait où. Mais si,
par malheur, quelqu'un lui demande où il va, Jacob répond par un
grognement. Le mystère est total. Jacob est absorbé par ses
pensées, son dos est plus courbé. Comme si le poids des années
lui pesait un peu plus lourd sur les épaules. Son pas est lourd,
son oeil est triste. À cette minute même, monsieur Jacob a cent
ans.
Le soleil baisse à l'horizon. Depuis une demi-heure, Jacob
est agenouillé. Il a les mains jointes. Ses yeux sont rougis par
les torrents de larmes qui ont sillonné ses joues. Monsieur Jacob
est amoureux. Depuis cinquante ans, il est amoureux. Dans son
coeur, celle qui repose en terre depuis quarante-cinq ans n'a pas
changé. De grands yeux bruns où dansait la lumière. De longs
cheveux noirs qui flottaient au vent. On aurait dit les vagues
d'une mer de charbon. Il l'aimait. Il l'aime encore. Ils seraient
sûrement ensemble si le terrible accident ne s'était produit.
Cinq belles années d'amour et de bonheur qui ont pris fin un
matin de juillet. Dès lors le bonheur a fui le coeur de Jacob. Mais
l'amour y est demeuré. Un matin de juillet, un matin où l'orage
grondait. Elle aimait tant les fleurs qu'elle allait en cueillir par
tous les temps. Ce matin là, elle sortit pour aller en chercher,
c'est ce matin là que le destin a choisi pour les séparer. Elle
était là, où elle n'aurait pas dû être. Et la foudre est tombée là,
où elle n'aurait pas dû tomber. Jacob a cru qu'il deviendrait fou.
Mais quarante-cinq ans plus tard, il est encore là. Avec le même
amour qui lui brûle les tripes. Et cet amour qu'elle avait pour les
plantes, il a appris à le cultiver. Toutes les plantes et les fleurs
de sa boutique sont autant de "Je t'aime".
Souvent dans la journée, lorsqu'il est dans la lune, il la
retrouve. Celle que son coeur n'a jamais cessé d'aimer. Dans sa
mémoire, elle est plus vivante que jamais. En voilà deux que la
mort n'a pu séparer. Dans une heure, il retrouvera sa petite
maison. Et demain, est une autre journée, toute semblable à
aujourd'hui.
Au revoir Jacob, à demain.
Rencontre d'un drôle de type
Le vieux William est debout sur le quoi. Il regarde les gens
qui s'en vont. Depuis deux semaines, les habitants d'Inverness les
voyaient aller et venir de partout. À Inverness, on a l'habitude de
voir des curieux venir pour tenter de capturer le monstre. Le
monstre du lac Ness, ou encore Loch Ness comme on dit dans la
langue du pays. Ce monstre dont on parle depuis plusieurs siècles
attire des milliers de gens par année. Mais là, ce sont des savants
qui se sont déplacés pour tenter de le capturer. Des hommes et
des femmes venus du monde entier avec tout un équipement
spécialisé. Quatorze bateaux, des tonnes de matériel, et des
savants qui posent des questions. Toutes sortes de questions,
parfois même des questions bêtes. Le vieux William les déteste.
Ils n'ont rien trouvé et ils s'en vont.
- Bon débarras! Crie-t-il. Quand, nous laisseront-ils en
paix? Ah, l'Ecosse n'est plus ce qu'elle était.
William tourne les talons et s'en va chez lui. Dans les rues,
des enfants jouent. Lorsqu'ils le voient passer, ils rient. Le vieux
William passe pour un fou. Tout le monde se moque de lui. Il est
considéré comme l'idiot du village. Tout ça, parce qu'il affirme
avoir vu le monstre. Les enfants se prennnent par la main et
forment une ronde. Ils chantent en choeur.
"Il est fou le vieux Will, il est fou, il est débile."
Sur le Loch Ness il vogue, recherchant Dame Nessie.
Il est fou le vieux Will, il est fou, il est débile.
Il regarde en plein smog*, il veut voir Dame Nessie.
Il veut la voir, l'avoir, s'asseoir pour la revoir.
"Il est fou le vieux Will, il est fou, il est débile."
- Partez! Satanés gamins! Un jour vous la verrez vous aussi.
Si vous êtes sages et patients, un jour vous la verrez.
Nessie, le fameux monstre du Loch Ness, une légende,
prétendent les uns. D'autres affirment l'avoir vu. Le vieux Will est
de ceux-là.
- Il n'est pas encore né celui qui me fera dire le contraire,
dit-il à tous ceux et celles qui sourient en entendant son histoire.
D'ailleurs, son histoire, la voici.
Le Loch Ness, en Ecosse, est le repaire d'un monstre
légendaire. On en parle depuis quatorze siècles. Ce lac s'étend sur
42 kilomètres de long. Le Loch Ness constitue la plus grande
étendue d'eau douce de la Grande-Bretagne. Par endroits il peut
* Smog: brume ou brouillard très épais.
atteindre la profondeur de 300 mètres. Plus de mille pieds.
C'est en 1933 qu'un chirurgien de Londres prit une photo du
monstre. La première photographie de Nessie fut très
controversée. Mais la légende recevait un souffle nouveau.
Nous sommes donc en 1935. Un été sans histoire dans les
hautes terres d'Ecosse. Sans histoire jusqu'à ce soir. Car malgré le
fait que la journée a été chaude, l'air du soir est frais. Sur le lac
Ness s'élève une brume de plus en plus dense. À cette époque, le
vieux Will n'a que vingt-cinq ans. Il a la témérité de son âge. Aussi
se prépare-t-il à aller sur le Loch Ness pour y pêcher.
- C'est par des temps pareils que l'on pêche les plus gros. Le
Loch Ness est fait pour les vrais pêcheurs. Que les autres restent
chez eux!
Même les supplications de sa jeune épouse n'y font rien.
William va pêcher, un point c'est tout. À l'aide d'une boussole il
saura trouver son chemin.
- Demain, nous aurons du poisson pour le dîner. Et du gros à
part ça! Foi de William!
Et il sort après avoir tendrement embrassé son épouse. Ce
soir-là, William marche vers son destin. En mettant le pied dehors,
l'air frais du soir lui donne une énergie toute nouvelle. Ce soir le
son voyage bien. Dans la forêt, mille et un bruits annoncent que
bientôt, tous dormiront. William marche d'un pas allègre. Il aime
bien ces soirs écossais où les fantômes sortent dans.les sentiers.
Et qu'on a l'impression d'être à une autre époque, seul au monde.
Dans ces moments-là, il aime bien faire un tour sur le Loch Ness,
surtout depuis qu'on y a vu le monstre. Tous en parlent, comme
d'une légende. William n'en sait rien. En tout cas, c'est bon pour le
tourisme.
Ce que William dit là, c'est vrai. On estime à cinquante mille,
le nombre de visiteurs qui se déplacent annuellement pour voir le
Loch Ness.
Mettant sa barque à l'eau, William a un long frisson. Avec le
brouillard, le Loch Ness prend des airs lugubres. Tiens, voilà qu'il
se laisse impressionner par des histoires à dormir debout.
- Je ne vais pas à la pêche aux monstres, mais aux gros poissons. Foi de William, le plus gros je l'aurai dans mon assiette demain!
Tout en parlant pour se donner du courage, William rame
ferme. Il connaît un endroit où les poissons se tiennent à cette
heure du soir. Jetant un coup d'oeil à sa boussole, il s'oriente.
Nord, nord-ouest pendant vingt minutes. Il n'éteint pas sa lanterne,
ce soir, il a besoin de lumière.
Comme tout bon écossais, William est superstitieux. Il croit
en ces choses qui contrarient le destin. Comme de croiser un chat
noir, ou encore de voir sa future épouse, en robe de mariée, avant
la noce. Mais sa plus grande peur demeure celle des fantômes,
comme la demeure du vieux Mac Léod, hantée par plusieurs
générations de spectres. Ah le vieux Mac Léod, il peut bien avoir
les cheveux tout blancs. William ne passerait pas une nuit dans la
maison de Mac Léod, même pour tout l'or du monde.
Afin de se changer les idées, William chante. Il sait que s'il
ne chante pas, il deviendra fou, comme c'est arrivé au jeune Kelly.
Kelly est sorti sur le Loch Ness, un soir de brume, depuis cette nuit,
il est fou. Dans son délire, il parle de fantômes voulant lui arracher
les yeux et aussi de monstres cherchant à lui dévorer le coeur.
C'est au petit matin qu'on l'a retrouvé, couché au fond de sa barque
les cheveux en désordre, les yeux fous, crachant le sang-
William chante fort une vieille chanson du folklore écossais,
il chante de plus en plus fort, pour ne pas entendre ce qu'il entend.
Au début, il croyait entendre l'écho, l'écho qui lui renvoyait le son
du bruit de ses rames frappant l'eau. À présent, il est certain que
ce n'est pas ça, on dirait le bruit de quelque chose qui glisse sur
l'eau, puis, c'est la panique... William entend, près de lui, quelque
chose qui sort de l'eau dans un fracas étourdissant. William pense
mourir. Son sang ne fait qu'un tour, il ne sait que faire. Savoir qu'il
y a quelque chose près de soi, sans le voir, c'est terrible...
William entend quelque chose qui respire tout près de lui,
trop prés de lui a son goût. Ça respire même très fort! Si c'était le
monstre? William sent son coeur s'arrêter. Il prend son courage à
deux mains, saisit sa lanterne et regarde... Dans la faible lumière, il
voit une tête rectangulaire, on dirait la tête d'un veau. En
regardant mieux, il s'aperçoit que la bête est blessée. Du sang
coule de ses narines. Comme le monstre ne semble pas effrayé, ni
agressif, William est plus sûr de lui, il approche la lanterne pour
mieux voir. Ce n'est pas assez près, donc, il approche sa barque. En
deux coups de rames il est suffisamment près. Le monstre, lui, ne
bouge toujours pas. William éclaire comme il le faut et voit la
blessure. Un gros hameçon, du genre de ceux dont on se sert pour
attraper le bétail. Ces gros poissons qui font la réputation d'un bon
pêcheur. Le crochet est planté dans le naseau droit.
- Je ne sais pas si je dois te faire confiance. Ça semble te
faire souffrir beaucoup, je vais te soulager.
William cherche dans son coffre a outil. Il trouve une pince
capable de couper ce genre d'hameçon. Ne sachant trop comment
s'y prendre, il parle au monstre.
- Ça va peut-être te faire mal, mais ça, ne n'est pas de ma
faute.
D'un main il tient la lanterne, de l'autre, il approche la pince
tranquillement, pour ne pas effrayer la bête. Lorsqu'il tient
l'hameçon, d'un coup sec, il taille le bout du crochet.
- Tu as été courageuse! Le pire est fait, ne bouge pas,
j'enlève le reste de l'hameçon.
Ce qu'il fait dans le temps de crier "lapin". Le monstre
soupire de soulagement. William regarde le crochet, preuve unique
de sa rencontre il le met dans sa poche. Levant la tête, il voit le
monstre disparaître. Puis un silence de mort règne sur le Loch
Ness.
- Où es-tu monstre?
Silence total, comme si rien ne s'était passé. William se
demande s'il n'est pas devenu fou, comme le jeune Kelly. Il tâte sa
poche et sent le crochet encore humide. Et, s'il avait coupé un de
ses propres hameçons? Dans un moment de folie, ça peut arriver.
Il entend encore une fois le bruit du monstre sortant de l'eau.
Donc il n'est pas fou! Cette fois, le monstre tient quelque chose
dans sa gueule. Quelque chose qui se débat comme un diable dans
l'eau bénite. C'est un poisson! William en n'a jamais vu d'aussi gros.
Le monstre le laisse tomber dans la barque. William l'assomme à
l'aide d'un gourdin. Il n'en croit pas ses yeux.
- Merci! Je le mangerai en pensant à toi!
Voyant le monstre disparaître pour une seconde fois,
William sait qu'il n'est pas fou. Il fait faire un demi-tour à son
embarcation. Sud, sud-est. Il rame avec énergie. Il a hâte de
revenir chez lui pour conter a sa femme ce qui vient de lui arriver.
Kathy n'en croit pas ses yeux. William vient de rentrer avec
sur le dos un poisson immense, un poisson comme elle n'en a jamais
vu.
- William! Si je ne l'avais pas vu, je ne le croirais pas!
- J'ai quelque chose de plus incroyable à te conter. Ce
poisson, je ne l'ai pas péché, c'est le monstre qui me l'a donné.
- Le monstre! Tu veux dire Stuart l'épicier?
- Non, pas lui! Le monstre, le vrai, celui du Loch Ness!
William venait de dire ce qu'il ne fallait pas.
- William! Tu m'avais pourtant promis de ne plus boire!
- Je n'ai pas bu un goutte d'alcool depuis trois ans! Je sais
que ce que je dis est incroyable, mais c'est la vérité! J e suis allé
sur le Loch Ness, le monstre était blessé. Je lui ai porté secours,
et pour me récompenser, il m'a donné ce poisson!
- William, fais moi sentir ton haleine.
- J e te dis Kathy...
William Mackenzie! Ton haleine!
William ne veut pas de dispute avec sa femme. S'il réussit a
la convaincre, il pourra aussi convaincre les gens du village. À
contrecoeur, il fait sentir son haleine a Kathy.
- Bon. Tu n'as pas bu. J'admets que tu es un bon pêcheur. Ce
poisson en est la preuve. Mais ne me parle plus du monstre. Tu vas
faire un fou de toi. Maintenant, conte-moi comment tu t'y es pris
pour le sortir de l'eau.
William n'est pas sorti du bois. Il se rend compte, a ce
moment précis, qu'il n'aura pas la tâche facile. Ni avec sa femme, ni
avec les gens du village.
C'est alors que s'engage un dialogue de sourds. William dit la vérité, mais Kathy n'écoute pas. La discussion dure des heures.
- Pour la millième fois Kathy, c'est le monstre qui m'a donné ce poisson!
- Mon petit mari, écoute bien ceci. Si tu persistes à devenir le plus grand menteur du comté, je te promets une correction. Mais une correction dont tu te souviendras longtemps!
- Pourquoi te mentirais-je à toi? Aux autres je ne dis pas,
mais à toi! Regarde la bouche du poisson! Elle ne porte aucune
trace d'hameçon, si je l'avais péché, il porterait des marques!
Regarde maintenant sur le corps, au milieu! Ça, ce sont des
marques de dent! Tu ne veux même pas entendre la voix de la
logique!
- Descends de tes grands chevaux, William Mackenzie! Ça
fait plus d'une heure que j'entends ta voix de menteur. Pourquoi ne
veux-tu pas me dire la venté?
- Mais c'est la vérité!
Il en fut ainsi toute la nuit. Et, lorsque les habitants
d'Inverness apprirent la nouvelle, ce fut la même chose. On
félicitait William pour sa belle prise, et on riait du monstre. On alla
même jusqu'à comparer William au jeune Kelly.
- C'est simple, il attrapé le poisson et il est devenu fou.
C'est ce qui arrive lorsque l'on va sur le Loch Ness un soir de brume.
Il a dû oublier de chanter.
William se fâcha. Il cria ce que c'était la vérité, personne ne
le crut. Il insulta tout le monde et partit dans les bois pour se
saouler. Il voulait absolument oublier la honte et le ridicule qui le
suivaient partout dans le village.
On ne le vit pas pendant trois jours. Les gens d'Inverness
commençaient à s'inquiéter. C'est Stuart, l'épicier, qui le retrouva.
William était sur les bords du Loch Ness, à cinq milles du village. Il
dormait, visiblement il avait beaucoup bu. Dans sa folie, il avait
arraché des branches qu'il avait lancées à l'eau. Comme s'il avait
voulu atteindre le monstre. Stuart le ramena dans sa barque
Quand William ouvre les yeux, il est dans son lit. Que
fait-il ici? Lorsqu'il a fermé les yeux il était dans les bois, sous un
vieux chêne. Et voila qu'il est dans son lit. Et de plus, il a un mal de
tête de tous les diables. Tout ça a cause du monstre. Ah! le
monstre, il a deux mots à lui dire celui-là. Si seulement il pouvait
trouver ses vêtements.
Kathy! Crie-t-il! Où sont mes vêtements?
Des cloches dansent dans sa tête. Mais pas de réponse. La
maison semble vide. C'est maintenant qu'il se rend compte du
silence qui règne. Tiens! mes pantalons... C'est a demi nu qu'il cherche âme qui vive.
- Kathy! Où es-tu?
Il sort dehors voir si elle n'était pas dans le jardin. Elle n'est pas là. Il va voir chez Scott, son voisin, c'est là qu'il apprend la mauvaise nouvelle.
- Will. Ta femme t'a quitté. Elle est partie il y a deux jours,
c'est cette histoire de monstre. Elle était devenue la risée de tout
le village. Les gens te disent fou. Elle en a eu assez, elle est
partie.
William n'en revient pas. Kathy l'a quitté. C'est comme si on
lui avait donné un coup de poing dans l'estomac. Que va-t-il faire
sans Kathy?
- Je ne m'en fais pas, Scotty, elle va revenir dans une
semaine.
- Non Will. Pas cette fois. Elle a dit que tu ne renoncerais
pas à ton monstre.
- Je l'ai vu, comme je te vois!
- Tu es fou William. Il n'existe pas ton monstre.
Scott est triste, il connaît William depuis toujours. Des
larmes coulent sur son visage.
- Tu es fou Will. Scott doit se rendre a l'évidence, son copain Will a perdu la raison.
Pourtant, cher lecteur, il existe un Bureau d'enquêtes sur les
phénomènes du Loch Ness créé en 1961. Dommage pour William. Il
en aurait eu besoin. Retournons à notre histoire.
Pendant près d'une semaine, William est resté muet. Il était
enfermé chez lui et ne répondait à personne. Les gens du village
trouvaient là matière à alimenter leurs discussions. En plus d'être
fou, il était dépressif. Dépressif, ça il l'était. Fou? Nonl Ça il ne
l'était pas.
Dans sa tête, il passait et repassait les cinq années vécues avec Kathy. C'étaient de belles années. Mais il devait les oublier. Il fallait aussi oublier cet amour perdu. Ça, il n'en avait pas le courage. Pourtant, il se disait:
« - La vie; c'est en avant que ça se passe. Derrière, il n'y a
rien. S'asseoir et ne rien faire c'est mortel. Il faut se lever et
foncer. Rien ne sert de ruminer le passé.»
Aussi, un beau matin, William jeta aux ordures ce qui restait
de Kathy. Fini le temps des larmes. La vie est là, belle et pleine de
promesses.
- Je vais vivre, avec ou sans elle. Mais je vais vivre, ça oui!
Tant pis si les gens du village me croient fou. Le monstre, je l'ai vu,
et pas un écossais me fera dire le contraire.
Il sort dehors et respire a fond l'air frais du matin. Cet air
vivifiant, rempli de mille parfums. Ah l'Écosse, quel beau pays!
Même les fantômes y sont sympathiques. William marche du pas de
l'homme décidé.
« - Bonjour madame Ballantine! Il va faire beau aujourd'hui.
Vous devriez en profiter pour laver votre linge sale en famille!»
William ne s'est jamais senti aussi bien. La vieille Ballantine,
elle, fait un signe de croix. Les fous ça portent malheur. Ainsi, elle
conjure le mauvais sort. Sur le Loch Ness il y a encore de la brume.
Le temps idéal pour aller pêcher.
À ce moment de mon récit, vous vous demandez sûrement ce qu'est
devenu le poisson? C'est Stuart, l'épicier, qui l'a pris et l'a dépecé
pour le vendre. Sacré Stuart. En plus d'être grand et laid, il est
voleur et grippe-sous. Il allait se gaspiller! Vous dira-t-il. Et
profiteur en plus. Mais on peut compter sur lui en tout temps.
Devinez qui William rencontra sur le lac. Vous avez trouvé?
Le monstre. Eh bien oui!
Tout est calme sur le Loch Ness. William rame et vit au
rythme de la nature écossaise, se laissant glisser au fil de l'eau. Il
n'a pas peur de rencontrer le monstre. Même mieux, il aimerait
bien lui dire deux mots: «Bah! La vie est belle, pourquoi la gâcher
avec de vieilles querelles.» Sa semaine de réflexion et de mise au
point lui a fait le plus grand bien.
William cesse de ramer afin de mieux apprécier le temps qui passe. Le loch est calme, la brume est presque dissipée. Tranquillement il se prépare a pêcher. Le clapotis de l'eau contre la coque du bateau change. William lève la tête et aperçoit vous savez qui?
« - Ah, c'est toi! On peut dire que ton cadeau m'a fait plus de
tort que de bien!»
Nessie le regarde d'un drôle d'air. Ne semblant pas
comprendre que son poisson ne fut pas apprécié.
« - Ne me fais pas ces yeux là! À cause de toi on me croit
fou, et en plus ma femme est partie. Mais par contre, grâce a toi, je
suis devenu le plus grand pêcheur du comté. Tu sais quoi Nessie?
J'aimerais avoir un autre poisson. Histoire de faire jaser les gens
du village.»
Aussitôt dit, aussitôt fait! Depuis ce jour, cher lecteur,
chère lectrice, William passe pour un fou. Aujourd'hui Inverness
compte trente-cinq mille habitants. Ce qui n'empêche pas les gens
de se souvenir de ce pêcheur un peu farfelu. Ce pêcheur qui, à
plusieurs occasions est revenu avec de belles prises. Dans les pubs
et les tavernes, on a essayé souvent de lui soutirer son secret.
William s'en tient a sa version originale. C'est le monstre du Loch
Ness qui les lui donne. La légende locale qu'est devenu William sort
même par soir de brume pour être certain de ne pas être vu.
Toujours est-il qu'un mystère total entoure ce vieux fou qui se dit
aidé par Nessie dans sa pêche.
Entre vous et moi, mieux vaut être fou comme William que dingue comme certains dirigeants de la planète. En ce qui concerne Kathy, elle n'est jamais revenue. Stuart lui, a fait sa réputation en vendant les poissons du monstre, comme il le dit si bien. La consigne pour William étant de lui assurer l'exclusivité de sa pêche "monstrueuse". On vient de loin pour les lui acheter.
Nessie, pour sa part, continue de faire les manchettes des grands journaux de tous les pays. On en parle à l'occasion, lorsqu'une photo est prise, ou encore, lorsqu'une personnalité croit l'apercevoir.
Vous vous demandez sans doute pourquoi William n'a jamais
produit de document sur le monstre du Loch Ness? Tout
simplement pour préserver une légende. Les légendes sont
mystérieuses seulement si elles demeurent des légendes. William
connaît la fragilité des énigmes du monde. Aussi, ne veut-il pas
détruire celle du monstre du Loch Ness. Mais où est-il ce cher
vieux Will? Ah, il est sur le loch.
- Les fous! Comme ça, ils croyaient te trouver en utilisant
tout leur bazar. Mais pour qui se prennent-ils? Ils sont là, ils
débarquent et s'en vont sur le loch croyant te capturer avec leurs
trucs. Les fous! Ils sont partis maintenant. Nous sommes
tranquilles. Ah ma vieille Nessie, ce n'est pas aujourd'hui...
Mais non, William ne parle pas tout seul. Regardez près de
sa barque. Nessie l'écoute attentivement. Elle a eu la tâche
difficile depuis deux semaines. Échapper aux radars et aux sonars
de technologie récente, ce n'est pas chose facile. Maintenant, elle
va avoir la paix. Elle et William sont de grands copains. Depuis le
temps, ils en ont fait des choses ensemble. En quatorze siècles,
elle en a vu des choses. Elle en a vu des gens. De tous ceux et
celles qu'elle a rencontrés, William est le plus sympathique. Elle
espère que leur amitié durera longtemps. Pas vous?
Tant que mon coeur battra...
Cette courte histoire, vécue par une jeune famille de la région, raconte la naissance d'une fille aux prises avec de sérieux problèmes cardiaques. Un drame déchirant vient affliger les parents: la lutte de leur fille Caroline, pour son droit a la vie, sera-t-elle vaine?
Ce récit est empreint d'une grande souffrance et de vives
émotions. Vous verrez comment il est difficile pour des parents
de traverser ces dures épreuves.
Dimanche matin, 13 juillet 1986, a 5 h 08, dans un hôpital de
l'Abitibi-Témiscamingue, une jeune femme souffre. Les
infirmières qui l'assistent lui assurent soutien et confiance:
massage au dos, bonnes respirations, enfin tout pour qu'elle vive
une belle fin de grossesse. Le médecin lui demande de rester
calme et de pousser que lorsqu'il lui fera signe. Les mains de la
jeune patiente se contractent contre celles de son époux. Le
travail tire à sa fin: une poussée, une deuxième et quelques
secondes plus tard, les pleurs d'une petite fille de 6 1b 14 oz se
font entendre. Vous devriez voir ces visages heureux: des yeux
pétillants de bonheur et des sourires épanouis. Quel beau cadeau
pour ce couple qui compte déjà un petit garçon de deux ans! La
vie vient de leur faire don de son plus grand chef-d'oeuvre. Il ne
faut que quelques heures pour que toute la famille et les amis le
sachent. Pierre, notre nouveau papa, est heureux de répandre la
nouvelle. 6inette, notre jeune maman, est plus que comblée. Elle
pleure de joie car elle réalise vraiment que son désir est
maintenant réalisé: une fille!
Vers 13 h 30, le médecin arrive, l'air un peu déconcerté. Il
révèle à la mère qu'il a réexaminé le bébé: "Il n'existe pas
seulement un souffle au coeur tel que mentionné auparavant. Il y
a sûrement autre chose puisqu'elle respire avec difficulté et sa
peau est d'une coloration bleue." Pour Ginette, c'est la
consternation. En fin d'après-midi, le médecin confirmera son
diagnostic. Tout de suite, elle avertit son époux par un appel
téléphonique. Il vient aussitôt la rejoindre. Pierre est tout
effaré de cette nouvelle et craint le pire. Le médecin revient,
quelques heures après. "Effectivement, votre enfant a un
problème cardiaque. Nous devons l'envoyer d'urgence 6 l'hôpital
de Rouyn-Noranda. Une pédiatre l'examinera et possiblement
qu'elle devra être transportée à l'hôpital Sainte-Justine de
Montréal". Des crises de larmes, des visages inquiets et troublés
surgissent. Une infirmière amène la petite a ses parents
quelques minutes avant son départ. Tour a tour, ils la caressent,
la cajolent et l'enveloppent de leurs bras affectueux. Tout se
passe si vite. Les mots ne viennent pas, ils ne font que pleurer.
Sur le mur d'en face, un crucifix est accroché. Soudainement,
Ginette dirige sa fille vers celui-ci. Elle implore de l'aide et dit a
sa fille: "Sois forte ma petite Caroline, sois forte comme ta
grand-mère Irène. " Et l'infirmière revient la chercher pour le
transport en ambulance de l'hôpital Ville-Marie à celui de Rouyn-
Noranda. Une scène horrible: un chagrin immense d'une telle
intensité se déploie! C'est comme si on leur arrachait le coeur!
Est-ce la dernière fois qu'ils voient leur petite Caroline vivante?
Aussitôt arrivée à l'hôpital, la pédiatre l'examine. Elle
contacte immédiatement Ginette pour lui confirmer le transfert
d'urgence de sa fille Caroline à l'hôpital Sainte-Justine. Le
transport s'effectue par avion Valentine; un médecin et une
infirmière accompagnent l'enfant. Entre temps, le prêtre de
l'hôpital appelle Ginette afin d'obtenir les renseignements
nécessaires pour ondoyer son enfant. C'est vraiment horrible!
Elle s'imagine tout de suite le pire.
À 23 h, Pierre téléphone a l'hôpital Sainte-Justine pour en
savoir plus long. On lui dit qu'aucune inscription au nom de
Caroline Tessier ne figure sur la liste d'admission. "Elle ne
tardera sûrement pas à arriver. On vous appellera vers 1 h. Il y a
de fortes chances que l'on puisse vous renseigner davantage." Un
tas d'idées passent par la tête des parents: est-ce un accident
d'avion? Y-a-t-il eu un retard a l'aéroport de Rouyn? Pierre
appelle immédiatement a l'hôpital de Rouyn, en pédiatrie. Les
infirmières lui confirment effectivement un retard et qu'a cette
heure-ci, elle est sur le point d'arriver. Quel soulagement! Mais
hélas, que pour quelques secondes, puisqu'ils auront a affronter
le verdict des médecins.
À Montréal, cardiologues et chirurgiens supervisent son
état et diagnostiquent une sténose pulmonaire critique. Ils
avertissent immédiatement le père de cette constatation. Ils lui
expliquent qu'ils tenteront le lendemain de lui ouvrir sa valvule
bouchée en passant un tube par la veine ombilicale. S'il y a échec,
une opération a coeur fermé sera nécessaire. Maintenant, ils ne
prennent plus le risque d'ouvrir directement la valvule à la
naissance. Ils posent un tube temporaire pour que le bébé
s'oxygène mieux, pour qu'il survive. Imaginez une communication
a une distance pareille! Que d'inquiétudes, quelle angoisse! Étant
donné l'absence des parents, ces derniers expédient un
télégramme permettant toute intervention chirurgicale et
anesthésie.
Lundi, 14 juillet. Toute la journée, à la maison, Pierre
demeure attentif et inquiet dans l'attente de nouvelles de
Sainte-Justine. À 18 h, le téléphone sonne. Un cardiologue
l'informe de la non-réussite du cathétérisme cardiaque
(débouchement de la valvule). Les chirurgiens se préparent donc
à l'opérer dans une heure. Elle s'oxygène actuellement à 16%
tandis qu'avant son départ de Ville-Marie, elle était à 32%. Ils
rappelleront dès la chirurgie terminée. Un sentiment
d'impuissance totale envahit les parents. Ils souhaitent être là,
mais au fond, que peuvent-ils faire? Ginette a besoin de son
époux pour lui aider a surmonter ces moments difficiles. Elle a
besoin de sa présence.
Minuit. De nouveau, le téléphone sonne. Pierre sursaute.
Son coeur palpite. Il respire nerveusement. Le docteur
Chartrand, par sa voix encourageante, dit que l'opération est une
réussite complète. Quel soulagement pour ce père qui cherche à
étouffer ses larmes de joie! Il reprend vite le combiné pour
annoncer à son épouse hospitalisée, l'excellente nouvelle. C'est
presque la fête au village! Le changement d'horaire amène les
infirmières à un rassemblement au petit salon de l'étage pour
quelques minutes. Elles sont aussi heureuse que Ginette. Des
soupirs de soulagement et des joies intenses animent tout le
département d'obstétrique.
Il se passe neuf jours, tous entremêlés d'angoisse,
d'espoir et d'incertitude avant que Ginette ne revoie sa fille. Nul
besoin de vous décrire son ennui et l'état de son moral
Mardi, 22 juillet. Tôt le matin, Ginette et Pierre partent en
automobile pour Montréal. Ils reverront leur petite pour une
seconde fois. Vers les 16 h, ils franchissent avec anxiété le seuil
de l'hôpital Sainte-Justine Ils ne tardent pas a monter au 4e
plancher et demandent a voir Caroline Tessier. Ils doivent
porter une jaquette pour éviter de propager les microbes. En
arrivant dans la salle, ils se mettent à pleurer nerveusement
lorsqu'ils l'aperçoivent. Couchée sur le ventre, dans son petit lit
d'hôpital, elle dort. Ils ne cessent de la regarder. Leurs yeux
l'enveloppent déjà de tendresse et d'affection. Ils la prennent
tour à tour, la caressent et versent des larmes sur sa petite
jaquette. Ils lui donnent son biberon et demeurent près de cinq
heures auprès d'elle.
Ils passent près d'une semaine à l'hôpital pour apprendre à
la connaître. Son horaire exige des boires au lait SMA et une
assimilation de céréales à toutes les trois heures, jour et nuit.
Chaque fois, le manège dure une heure trente. De plus, des soins
quotidiens spécifiques sont nécessaires: deux bains par jour,
désinfection de la plaie et administration de cinq médicaments
différents. Toutes ces attentions sont une façon de communiquer
avec elle, de l'accepter telle qu'elle est, de prendre conscience
de son état. Lors de leur séjour, Ginette et Pierre rencontrent le
cardiologue. Il leur explique clairement la chirurgie qu'a subie
leur fille. Il les avise que ça ne s'arrête pas là. Elle devra subir
une deuxième opération vers l'âge de six à douze mois pour
déboucher directement sa valvule. Ils vivent parfois des
moments insupportables. Surtout lorsqu'ils tentent de faire
boire leur petite et qu'elle régurgite presque tout. Ils se
découragent et s'enferment dans le mutisme. Ils espèrent
tellement qu'au lendemain, tout ira mieux. Tour a tour, ils font
face à des contrariétés et à des sautes d'humeur.
Dimanche, 27 juillet. Caroline a exactement deux
semaines. Sa mère démoralisée par son état et lasse de toujours
la voir en blanc, lui apporte une petite robe aux couleurs gaies et
de petites chaussettes blanches. Qu'elle est jolie! Elle leur
semble déjà moins malade. Ses parents sont fiers de la montrer
à son oncle Claude et sa famille.
Lundi, 28 juillet. Caroline reçoit son congé et revient avec
sa mère par avion. Pierre revient en auto le lendemain.
À toutes les semaines, l'enfant doit se faire examiner par
son médecin de famille. Son comportement est vraiment spécial:
elle respire avec difficulté puisqu'elle ne s'oxygène qu'à 60%.
Téter lui demande énormément d'efforts. Ses parents doivent
imaginer un tas de trucs pour activer sa succion et ainsi
augmenter sa quantité de lait absorbé. Elle régurgite très
souvent et maigrit de semaine en semaine. Les parents sont
désespérés. Ils ne participent à aucune activité sociale, car ils
n'osent laisser leur enfant à une gardienne. Le père s'occupe des
boires de nuit et laisse à la mère ceux du jour et ce, à des heures
bien précises. Ils dressent un horaire minutieux pour les
médicaments et les quantités à administrer. Ce sont là des
moments qui exigent beaucoup d'attention pour éviter d'activer son coeur. En plus de ses problèmes cardiaques, Caroline contracte une infection buccale, dite muguet, que ses parents doivent traiter.
Lundi, 25 août. Caroline retourne à l'hôpital Sainte-Justine
pour un examen de contrôle. Elle subit des tests interminables
toute la journée. Les spécialistes concluent qu'ils doivent
devancer son opération et la faire le lendemain. Elle a un
deuxième souffle au coeur et elle ne s'oxygène pas bien. Son foie
a grossi, il mesure quatre centimètres et demi. Imaginez
l'étonnement des parents face à ce verdict. On leur avait dit que
la deuxième opération devait s'effectuer vers l'âge de six mois à
un an. De plus, depuis une semaine, les parents avaient constaté
qu'elle pleurait plus fort. C'était donc, selon eux, un signe qu'elle
prenait du mieux. La cardiologue continue de vérifier son état:
elle constate du muguet dans sa bouche. Il est donc impossible
de lui faire la chirurgie dès maintenant. Le fait qu'elle porte une
infection, risque beaucoup d'infecter ses poumons lors de
l'opération. La mère, inquiète, demande tout de suite ce qui
arrive avec sa petite. La cardiologue lui répond qu'elle retourne
à la maison et insiste pour que les parents s'empressent à traiter
son muguet. "Aussitôt terminé, appelez le chirurgien Stanley qui
lui, placera un rendez-vous deux à trois jours plus tard." Les
parents quittent l'hôpital, davantage soucieux et angoissés.
Pendant plus de trois semaines, les parents tentent de
soigner le muguet de l'enfant. Mais Caroline dépérit-de jour en
jour des sueurs froides et une coloration bleue apparaissent sur son front. Elle ne respire pas bien et elle boit moins. Plus pôle et les traits tirés, elle semble souffrir.
La quantité de soins qu'elle exige demande la présence
continuelle des parents. Son frère Éric l'a toujours caressée mais
là, il se rend compte que ses parents consacrent beaucoup plus
de temps à sa soeur. Il commence à hausser la voix quand il lui
parle. Il souhaite qu'elle dorme plus longtemps et d'un ton jaloux,
il s'avance près de son berceau en criant "Fa dodo". Il tente
même de lui mordre la main. Les parents deviennent quelque peu
impatients. Pourtant, ils font tellement attention pour éviter
qu'Éric envie sa petite soeur.
Lundi soir, 8 septembre. Un chirurgien de l'hôpital Sainte-
Justine téléphone aux parents pour s'informer de l'état de la
petite. La mère lui répond que le muguet est toujours présent.
Elle en prévoit la disparition d'ici à jeudi, journée à laquelle le
chirurgien propose son admission en vue de l'opérer vendredi. Il
leur dit formellement qu'ils ne peuvent l'opérer si elle est
toujours porteuse de cette infection et il insiste beaucoup sur ce
détail.
Mardi, 9 septembre. Caroline revoit son médecin de
famille, le Dr De La Chevrotière. Surpris de son état, il tient à ce
que la petite soit hospitalisée à l'hôpital Sainte-Justine le plus
tôt possible et ce, malgré son infection buccale. Il est très
étonné de lui voir les yeux: "ils sont si perçants et si brillants!"
Pour lui, il n'y a aucun doute, Caroline cherche la vie. Pour
accélérer la guérison du muguet, Ginette traverse à la pharmacie
d'en face pour se procurer du bleu méthylène. Lorsqu'elle
revient, elle est touchée de voir le médecin portant dans ses
bras la petite Caroline. Cette dernière pleure et il tente de la
consoler tout en répondant au téléphone. Depuis un mois et
demi, il l'examine presqu'à toutes les semaines. Il s'est donc
attaché à elle, à sa sensibilité et il voit à merveille à son bien-
être général. Ginette reprend sa fille qui devine immédiatement
la présence de sa mère. Ses pleurs s'atténuent et le médecin
peut terminer son appel dans le calme. Sa secrétaire Diane
éprouve elle aussi un attachement spécial à Caroline. À chacune
des visites, elle s'empresse de libérer son bureau pour accueillir
Caroline. Ces marques d'attention apaisent l'anxiété des parents.
Après l'application du bleu de méthylène dans la bouche de
Caroline, Ginette et sa fille quittent le bureau. Elles se rendent à
l'endroit où Ginette travaille habituellement. Elle profite de la
pause-café pour rencontrer ses compagnes et compagnons de
travail et donner le biberon à Caroline. Ginette retourne chez
elle, contente de sa visite. Elle finit de préparer les bagages
pour ensuite partir vers Amos. Là, elle confie Éric à ses grands-
parents. Le lendemain, Ginette et Pierre repartent pour
Montréal.
Jeudi, 11 septembre. Vers 9 h 45, Caroline et ses parents
entrent à l'hôpital Sainte-Justine. Un cardiologue l'examine: en
ne pressant que légèrement sa main sur le ventre du bébé, il
constate l'urgence de l'opération. Son foie a grossi, il mesure
cinq centimètres, c'est un signe de défaillance cardiaque. Tour a
tour, l'anesthésiste, le cardiologue et le chirurgien questionnent
les parents. Il est presque 13 h et le chirurgien est toujours
indécis à hospitaliser Caroline à cause de son infection buccale.
Il ajoute même: "Nous ne sommes pas une garderie ici." Les
parents éclatent de colère et ajoutent: "Cette enfant est malade,
elle dépérit de jour en jour. Et, si notre médecin a insisté pour
qu'elle entre au plus tard vendredi à l'hôpital, c'est parce qu'il
sait ce qu'il dit." Après quelques secondes de réflexion, le
chirurgien se décide à signer les formules d'admission. Les
parents finissent d'installer leur petite, résument encore une
fois son état et précisent son horaire des boires et des
médicaments. Les spécialistes s'entendent finalement pour
réopérer le lendemain.
Cette même journée, Ginette et Pierre doivent s'inscrire à
un congrès provincial de motoneigistes à Saint-Hyacinthe.
Ginette est duchesse et représente la région de l'Abitibi-
Témiscamingue en vue, peut-être, de se faire couronner reine
provinciale. Pierre, lui, est président du Club de motoneige du
Témiscamingue, donc délégué de ce club. Tous les deux prennent
la décision de ne pas aller voir leur fille durant le congrès qui se
termine samedi soir par le couronnement. S'ils la voient
branchée à des machines, par des tubes et des fils de toutes
sortes, ils seront bouleversés et incapables de continuer à
participer au congrès. Après tout, que peuvent-ils faire? Ils ont
tout essayé et n'ont pas cessé un seul instant de tout lui donner.
Elle n'a que deux mois, ils ne peuvent pas plus la consoler que la
rassurer. Ils espèrent déjà qu'arrive vite dimanche pour venir la
voir. Avant de quitter l'hôpital, ils prennent dans leurs bras leur
petite Caroline. Ils lui demandent d'être forte et la serrent
contre eux. On dirait que ses yeux parlent, comme si elle voulait
leur dire qu'elle souffre. Ginette verse des larmes d'inquiétude
même si elle est très confiante. Elle sent que tout ce qui
tourmentait et oppressait Pierre se dissipe petit à petit. La voir
hospitalisée le rassure beaucoup. Ils caressent sa petite main et
sa joue droite et quittent l'hôpital vers 15 h 30, tous deux
harassés.
Arrivés au congrès, ils s'installent. Malgré l'épuisement
de la journée, ils s'intègrent peu à peu aux congressistes. Leur
présence n'est parfois que corporelle puisqu'ils vivent des
émotions très fortes. Le vendredi midi, ils appellent le
chirurgien pour connaître le résultat de l'opération. Ginette se
rend à la salle de bain quatre à cinq fois en l'espace de dix
minutes. Elle est nerveuse, elle pleure. On leur répond qu'ils ne
l'ont pas opérée dans l'espoir d'améliorer son état clinique. Ils
pratiqueront l'opération (valvulotomie de Brok) dimanche ou
mardi prochain. À la fois déçus et soulagés, ils s'attendent à
terminer le congrès plus calmement.
Le samedi avant-midi, on demande Pierre Tessier à la
réception du motel. Ginette entend le communiqué et accourt
voir pensant que c'est sa soeur de Québec qui l'appelle.
Lorsqu'elle voit le nom du Dr Stanley sur le message, elle éclate
en larmes et devient subitement très nerveuse. On aurait pu
entendre, à une bonne distance d'elle, les palpitations de son
coeur, tellement elles étaient fortes. Elle est incapable de le
rappeler elle-même et demande qu'on avertisse Pierre
immédiatement. Ils se rejoingnent et tous deux accourent a leur
chambre pour téléphoner. Pierre a la voix qui tremble. Il est
aussi énervé que Ginette. Le docteur Stanley les informe que
Caroline s'affaiblit toujours. Ils se préparent à l'opérer
immédiatement et ce, malgré son muguet. Ils ne peuvent plus
attendre. Les parents sont bouleversés. Tout l'après-midi, leurs
pensées s'arrêtent sur leur fille. Cependant, ils demeurent
confiants.
Vers 17 h, le téléphone sonne à la chambre. Le coeur de
Ginette palpite. Elle répond avec empressement. C'est sa soeur
qui l'avertit qu'elle est arrivée à la réception du motel. Elle
vient assister au couronnement. Ginette se décontracte avec
soulagement, pour quelques secondes, en entendant la voix de sa
soeur, dix minutes plus tard, la sonnette du téléphone se fait
réentendre. Sans aucun doute, c'est le chirurgien. Elle court y
répondre. "Madame Tessier, j'ai une bonne nouvelle à vous
apprendre" dit-il. Et il continue: "L'opération de votre fille est
une réussite. Elle a une fissure à l'aorte et quelques autres
petites choses, mais ce n'est pas grave pour le moment." Ginette
et Pierre pleurent de bonheur! C'est le plus beau cadeau qu'ils
reçoivent de leur fille avant la superbe soirée du couronnement.
Pour Ginette, c'est un remerciement qu'elle lui fait. Même si le
chirurgien lui laisse entendre que cette opération-là est réussie,
que d'autres problèmes cardiaques peuvent survenir dans les
prochaines quarante-huit heures, pour cette jeune mère, c'est un
soulagement inespéré.
Ginette passe donc la plus belle des soirées, dans un
décor des plus féerique. Sa soeur, sa tante et un couple d'amis
sont présents à cette fête. Devant plus de 1025 personnes, le
couronnement, si bien orchestré, se déroule. Toute heureuse,
Ginette se classe parmi les finalistes. Chaque candidate reçoit
du président provincial une plaque souvenir. Quand vient le tour
de Ginette, il lui donne chaleureusement une poignée de main et
en plus, l'embrasse sur la joue. Il lui dit d'un sourire cordial: "En
tous cas, toi, tu as du mérite!" Surprise et émue par ces
quelques mots, ses yeux scintillent de joie. Elle est vraiment
éblouie. Elle n'avait jamais eu l'occasion de lui parler avant cet
instant merveilleux. "Pourquoi m'a-t-il dit cela?" Se dit-elle en
elle-même. "Est-ce à cause de ma petite?" Pourtant, lors du
congrès, elle tente souvent de cacher sa douleur et son
inquiétude. Et lors de sa rencontre avec les membres du jury,
elle préfère se taire pour ne pas les influencer. Cette poignée de
main et ce regard sont de précieux gages de sincérité et d'appui
en ces moments difficiles. La danse royale débute et jusqu'aux
petites heures du matin, se trouvant maintenant libre de toute
inquiétude, Ginette s'amuse énormément. Vers 2 h 30, ils
reviennent tous à la chambre du motel. Pierre téléphone aux
soins intensifs pour connaître les dernières nouvelles. Tout est
positif, Caroline commence même à bouger ses petits bras
maigres et ses mains. Tous s'endorment heureux et insouciants.
Tôt le matin, vers 8 h 45, la sonnette du téléphone réveille
nos dormeurs. Ginette répond. C'est le chirurgien. Il lui dit tout
de suite qu'il n'a pas trop trop une bonne nouvelle à lui apprendre.
Surprise et secouée, elle s'écrie: "Non, ce n'est pas vrai, elle
n'est pas passée au travers!" Comme elle lui pose la question, il
lui confirme cette atroce vérité en lui disant: "Elle s'est mise à
faire subitement de la haute pression. On a essayé de la
réanimer et son petit coeur n'a pas répondu." Elle lâche un
instant le combiné. Elle manque de souffle. Son coeur est étreint
par l'émotion et elle s'effondre en larmes. D'une voix étranglée
par des sanglots, elle revient dire au médecin qu'ils se préparent
à aller immédiatement à l'hôpital. Pierre et les invités
comprennent tout de suite. Pendant une trentaine de minutes,
tous plient bagages presqu'en silence. Seuls une tristesse infinie
et des pleurs de douleur hantent la pièce.
Arrivés à l'hôpital Sainte-Justine, une infirmière les
installe dans un petit salon sobre et sert le café. Le chirurgien
arrive et explique en gros ce qui est arrivé. Les parents, trop
nerveux et trop bouleversés, ne comprennent pas tout ce qu'il
dit. Ils ne cherchent pas non plus une reformulation. C'est sans
doute dû a l'anxiété de revoir leur fille. Qu'aura-t-elle l'air? Est
elle a la morgue? Sans trop s'attarder, le chirurgien amène les
parents vers la petite. Ils ne peuvent presque plus se tenir sur
leurs jambes. Les battements de leur coeur s'accélèrent. En
ouvrant la porte d'une petite chambre bien ordinaire, ils voient
son corps qui repose sur une couchette. Ils la pleurent. Ils la
trouvent tellement belle! Ses yeux sont fermés et sa petite
bouche est entrouverte. Ses cils longs et courbés la maquillent.
Sur son visage, elle ne laisse aucune souffrance. Jamais, ils ne
l'ont vue si apaisée. Ils souhaitent la prendre, mais ils n'osent
pas le faire. Heureusement, l'infirmière leur dit tendrement: "Si
vous désirez la prendre, vous pouvez." Sans attendre un seul
instant, Ginette fait un signe de tête, s'assoit sur la berceuse en
bois et tend les bras. Pendant plus de trois quarts d'heure, ils la
contemplent. Ils ne cessent de répéter "Qu'elle est belle"! De
nombreuse larmes tombent sur l'épaisse couverture qui la
recouvre. Quand vient le tour de Pierre, il la place bien devant
lui et se met à pleurer plus fort. À voix basse, il prononce: "Elle
dort comme un vrai p'tit ange." Et lui aussi, mouille sa
couverture. L'infirmière demande aux parents si ceux qui les
accompagnent désirent la voir? Ginette lui répond: "S'ils veulent
la voir, qu'ils viennent." En entrant dans la pièce, ils la regardent
et se mettent à pleurer. Ils touchent son front froid. Ils sont
surpris. Ils ne s'attendaient pas à la trouver si belle. Sa tante
cherche à la découvrir pour voir ses membres. Ginette a juste le
temps d'apercevoir son bras maigre tout blanc et ses poignets
pleins de marques de piqûres, qu'elle s'empresse de recouvrir
immédiatement. Elle ferme ses yeux, et a mal, mal de voir la
réalité des soins prodigués. Il est difficile pour eux de se
résigner à la quitter. Il ne se passe pas une seconde sans qu'ils la
regardent. Ils baisent son front, l'installent dans la couchette, replacent sa couverture, s'éloignent petit à petit d'elle et pleurent a torrent.
Ils quittent l'hôpital, abattus et consternés. En après-midi
et en soirée, ils communiquent la pénible nouvelle à quelques
parent et amis. De Montréal, ils prennent les arrangements avec
l'entrepreneur de pompes funèbres de leur paroisse.
Le lendemain, Ginette et Pierre retournent à l'hôpital
chercher un cadre offert par une amie. Elle s'était déplacée pour
venir prier au chevet de la petite. Étant plus lucides, ils
désirent également rencontrer le chirurgien pour discuter de
l'opération. Lorsque ce dernier arrive à son bureau, il les salue
aussitôt. Rapidement, il fait un signe de tête, les invitant a y
entrer. Ils passent près de trois quarts d'heure a converser. Il
leur dit comment leur fille Caroline avait le coeur malade. Elle
avait deux sténoses pulmonaires dont une critique et une
sténose aortique. Elle a subi deux opérations pour la même
malformation. Et vers l'âge de quatre à cinq ans, il aurait fallu
qu'elle en subisse deux autres. Pauvre enfant, elle n'avait pas
demandé à souffrir! Il leur confirme qu'elle est bien décédée
d'insuffisance cardiaque. Une poussée d'hypertension a entraîné
l'arrêt de son coeur. "Elle aurait toujours été une enfant fragile
et maigre, ajoute-t-il." Il est navré de l'événement malgré toute
la thérapeutique exercée. Avec regret, il souhaite bon courage
aux parents. Ces derniers le remercient, convaincus qu'il a fait
tout son possible.
Le corps de Caroline est envoyé par avion, après son
autopsie. Ginette et Pierre quittent l'hôpital, ils y jettent un
long regard, ne rapportant avec eux que des souvenirs. Ils sont
épuisés! Pourtant, ils devront combattre cette fatigue puisque
demain, aura lieu la cérémonie des anges.
Ils arrivent en début de soirée chez les parents de Pierre.
Ils accourent vers la pièce où ils entendent leur fils Éric. Ils
l'entourent de leurs bras et le serrent tendrement. Ils sont
tellement heureux de le revoir! Heureux d'avoir une source de
consolation, qu'ils ont peine à retenir leurs larmes.
Mardi, 16 septembre. Tôt le matin, ils partent d'Amos
avec l'intention de rencontrer l'entrepreneur de leur paroisse.
Dès leur arrivée, il les accueille avec désolation. Toute la
cérémonie est alors planifiée le mieux possible, malgré les
courts délais dont ils disposent.
Après plus d'une semaine d'absence, ils franchissent enfin
le seuil de leur demeure. Tout est à sa place: un petit berceau,
des bouteilles de lait, des vêtements et tant d'autres choses!
Mais il manque quelqu'un, quelqu'un de cher... Éric court dans
toutes les pièces et revient. "Maman, où est bébé Caroline"
s'écrit-il. Il pensait qu'elle était à la maison. Ginette et Pierre
ont mal! Ils lui répondent soudainement: "Elle est partie voir le
p'tit Jésus". Éric, se contentant de cette réponse, s'amuse
doucement avec ses jouets.
Quelques heures s'écoulent et voila le moment de la
cérémonie. Au centre de l'allée principale de l'église, un petit
cercueil est déposé sur une table garnie de fleurs. Au pied de
cette table, on retrouve un écriteau: Elle dort comme un ange.
Ginette prend la décision de ne pas la regarder. Le souvenir
qu'elle souhaite garder est celui de l'hôpital Sainte-Justine,
quelques heures après son décès. Pierre et son fils l'observent.
Pierre regrette! Caroline ne laisse pas le visage qu'il s'attendait.
Les gens peuvent aussi circuler. Ginette et Pierre sont émus de
voir l'assistance. La cérémonie se déroule bien et les chants
expriment vraiment l'éprouvante réalité.
À la toute fin, l'entrepreneur funèbre prend dans ses bras
le cercueil. Il se dirige vers l'arrière de l'église. Il le dépose
dans sa voiture personnelle et part vers le cimetière. Ginette et
Pierre hurlent de douleurs. Un poignard transperce leur coeur.
Leur fille quitte cette terre pour un autre monde, celui du
royaume du Seigneur. Ils l'ont aimée, mais ils ne l'ont pas tout à
fait perdue puisqu'elle sera partout et toujours avec eux.
Ginette et Pierre traversent ensuite une année très
pénible. Ils ont l'impression d'avoir perdu une partie d'eux-
même.
Un tas de souvenirs leur passent en tête. Longtemps, ils
se rappelleront ses grand yeux. Ils se souviendront de sa
maigreur, de l'os entre ses fesses que Ginette sentait a chaque
bain. À la regarder, elle n'avait pas l'air malade. À l'entendre et à
voir son petit corps, elle souffrait. Ils évitaient de la sortir et
de la prendre. Le peu de temps qu'elle disposait entre ses
boires, elle devait se reposer. Sa plaie béante ne devait pas
être soumise à des étirements. Elle luttait jour après jour pour
survivre.
Certains événements ravivent la douleur. Un Noël triste
où le coeur des parents éprouve une grande souffrance. Un fête
des pères et mères où un enfant cher manque autour de la table.
Un premier anniversaire où on imagine Caroline faire ses
premiers pas. Un premier anniversaire de décès où le souvenir
d'un petit coeur souffrant cesse de battre.
Petit à petit, la souffrance qui ronge les coeurs de Ginette
et Pierre trouve un peu de douceur. Éric réclame de moins en
moins sa soeur. Les parents commencent à espérer des jours
meilleurs. Les visites au cimetière se font plus distancées. La
cassette vidéo de leur fille bien vivante demeure un éternel
souvenir. Le courage, la foi et la détermination les aident a
traverser ces durs moments. Ils doivent regarder la vie qui
continue et non celle qui finit.
Peut-être qu'un jour Caroline se perpétuera dans la vie
d'un autre enfant. La sensation de vide demeurera toujours, mais
l'acuité de la peine diminuera.
Table régionale (région 08)
de
concertation
en
Alphabétisation
Adresse postale Commission scolaire Lac-Témiscamingue
Service de l'éducation des adultes 23, rue Principale, St Bruno de Guigues
JOZ 2GO Tél.: (819) 728-233
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