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Vous avez dit « capital » ?
Yves-Patrick Coléno, chercheur associé à l'UMR-ADEF, Aix-en-Provence
Nous proposons ici une analyse de l'évolution récente de la place assignée dans les enseignements
économiques au terme de « capital ».
Pourquoi ce terme ? Parce qu'il réunit de notre point de vue une double caractéristique :
Il est, à en juger par l'histoire de la pensée économique jusqu'à nos jours, un concept-clé de
notre discipline ;
Il apparaît aussi comme un mot-clé du lexique commun à notre société, à en juger cette fois
par ses multiples occurrences dans le débat public.
Cette dernière caractéristique autorise à en faire un mot-clé d'un enseignement économique qui
prendrait en compte des questions posées dans ce débat public. Songeons par exemple à la question
des retraites, ou à la fiscalité – on y parle de « taxer le capital » -, en rapport avec un débat récurrent
sur les « inégalités », mais aussi à la question de la croissance et du bien-être, ou encore d'un
« développement durable ». Or, non seulement on évoque le rôle du capital, mais on met aujourd'hui
en avant celui de nouvelles formes : capital humain, social, naturel...Et le terme est repris dans d'autres
champs, à commencer par la sociologie depuis l'oeuvre fondatrice de Pierre Bourdieu, mais dans des
acceptions assez diverses pour susciter l'interrogation.
Ce terme paraît donc s'imposer au centre d'un tel enseignement économique, tant comme concept que
comme terme du lexique qui véhicule le sens commun, mais d'une façon qui nous interroge :
pouvons-nous user de ce mot, qu'il s'agisse d'enseigner ou de participer au débat public, sans en
clarifier la signification ?
Nous nous proposons alors d'examiner la place qui lui est faite, aujourd'hui, dans les programmes de
la discipline scolaire appelée « Sciences Économiques et Sociales » 1 , pour l'essentiel. Cet
enseignement occupe en effet une place particulière dans les enseignements économiques en France,
1 Désormais désignées comme SES.
2
et est confronté au problème du traitement des questions débattues dans la société.
Il s'agit alors de vérifier que le terme de capital occupe bien une position-clé dans ces enseignements,
et sous quelle forme : s'agissant d'un concept, quelle signification lui est donnée, avec quelles
références théoriques, au sens large ?
Les contenus repérés dans les programmes et les manuels sont alors analysés selon une démarche que
nous avons déjà mise en œuvre dans des travaux précédents.
Les contenus scolaires y sont conçus comme produit d'un double processus de didactisation et
d'axiologisation de savoirs, notamment scientifiques, de référence (Dévelay, 1995). Parler
d'axiologisation des contenus c'est relier ces derniers à un système de valeurs, et cela conduit à
s'interroger sur les déterminants de la dynamique même de celui-ci, pour expliquer comment, à son
tour, cette dynamique agit sur les contenus.
Cela nous conduit à analyser l'évolution des contenus non seulement comme le produit d'une
évolution des savoirs de référence, en l'occurrence ici ceux de l'économie, mais en même temps et
indissociablement de l'évolution du système de valeurs à l'oeuvre dans la société étudiée. Cette
analyse est alors approfondie en expliquant cette dernière évolution par la dynamique socio-
économique.
Selon cette démarche, une fois montré que la place attribuée au terme de capital, et les contenus et
références proposés, ne peuvent être référés au seul état du champ scientifique, nous intégrons le jeu
de la dynamique culturelle à travers l'évolution du lexique de la société française, articulée à la
dynamique socio-économique.
I – Le capital dans les programmes et les manuels
« Capital » apparaît-il comme concept-clé de l'enseignement de SES, après examen des programmes,
d'abord, et des manuels, ensuite ? Nous allons présenter successivement les observations issues des
programmes. Puis viendra l'examen des manuels, concentré sur ceux de la classe terminale sans pour
autant négliger totalement les niveaux précédents.
1 – Dans les programmes, du capital ou bien des capitaux ?
L'examen du programme de la classe terminale ES vient confirmer un travail précédent, réalisé sur
3
les seuls programmes des classes de seconde, et première ES2.
Rappelons d'abord la conclusion de ce travail-là : le concept de capital a disparu.
Entendons-nous : le mot apparaît bien. Mais à quelle place ?
En seconde, il s'agit exclusivement de la notion de « capital humain », inscrite comme notion et
évoquée dans les « Indications Complémentaires » en regard. Il ne s'agit donc pas de capital, en tant
que tel. Même l'explicitation de la notion de « facteurs de production » a disparu.
En première, cette explicitation reste absente du traitement de la question économique 2.1,
« Comment l'entreprise produit-elle ? ». Le mot capital apparaît en « Indications Complémentaires »
à propos de l'étude de la répartition, mais seulement à cette place3. Le concept ne fait toujours pas
l'objet d'une inscription conduisant à une définition propre.
Si est inscrite dans ce programme-là une notion liée à celle de capital, c'est celle de « capital social »,
et dans une acception bien différente : elle est inscrite en regard de la question sociologique 2.3,
« Comment les réseaux sociaux fonctionnent-ils ? ».
En classe terminale enfin, apparaît seulement « facteur capital » dans la liste des « notions
indispensables » pour traiter la question des sources de la croissance économique et, dans la ligne des
observations faites aux niveaux précédents, on trouve quatre « capitaux » - « capital naturel,
physique, humain, institutionnel » – dans la liste des notions pour traiter la question de la
compatibilité de la croissance économique avec la préservation de l'environnement.
Finalement, le concept de capital est bien oublié, en tant que tel ; ne figurent que des notions à
l'acception très particulière, et pas forcément économique, alors que les « Indications
Complémentaires » incitent, même à la marge, à utiliser le concept même.
Malgré une forte probabilité d'observer la même situation dans les manuels, qui sont censés se
conformer au programme, nous en avons examiné, et principalement ceux de la classe terminale.
En effet, l'enseignement de SES en seconde n'est pas la première étape d'un curriculum de trois ans,
mais un enseignement « d'exploration » que la majorité des élèves à l'avoir choisi ne va pas prolonger
dans le cycle terminal. Quant à l'enseignement spécifique de première, nous avons vu qu'il ne traitait
pas de questions impliquant, selon le programme, le recours au concept de capital.
C'est pourquoi, l'examen de l'ensemble des manuels de terminale sera complété par des exemples
2 Cf. Coléno (2010). En seconde il s'agit de « l'enseignement d'exploration » SES institué dans l'enseignement général et technologique, général et pour les classes de première et terminale il s'agit de « l'enseignement spécifique » de SES.
3 En regard de la « grande question » économique « comment répartir les revenus et la richesse ? » : il est écrit que « la production engendre des revenus qui sont répartis entre les agents qui y contribuent par leur travail ou leur apport en capital. »
4
issus des manuels de seconde et première d'une collection particulière, celle de la maison Nathan4.
Les observations tirées de son manuel de terminale seront ainsi mises en perspective : qu'aura pu
apprendre un(e) élève qui aura choisi de suivre un enseignement de SES sur ces trois années, en
utilisant ces manuels ?
L'examen de l'ensemble des manuels disponibles pour la classe terminale ne fait pas ressortir de
divergences significatives dans la présentation de « capital ».
Que ce soit dans le lexique des manuels examinés ou dans les rubriques apportant des notions dans
le corps de ces mêmes manuels, on trouve une floraison de « formes », « types », voire « catégories »
de capital, et parfois même on définit un « facteur capital », mais on peut arriver à la fin d'un manuel
sans jamais avoir trouvé la définition du « capital »5.
Montrons-le en détail à partir du manuel Nathan.
Comme indiqué il n'y a pas d'entrée « capital » au lexique6. Il n'y a pas d'entrée « travail » non plus.
Pour les différentes formes (ou types, ou catégories...) de capital, les définitions suivantes sont
proches de celles que proposent les autres manuels :
Capital culturel/économique/social : « selon Pierre Bourdieu, ensemble des ressources dont
disposent les individus selon les positions qu'ils occupent dans l'espace social. Bourdieu distingue le
capital économique (revenus aussi bien que patrimoine), le capital culturel (langage, connaissances
mais aussi biens culturels et diplômes possédés), et le capital social (réseau de relations sociales). »
Capital humain : « capacités physiques et intellectuelles du travailleur, innées ou acquises par des
investissements humains tels que la formation/l'expérience, l'éducation et la santé, qui le rendent plus
productif. ».
Capital institutionnel : « ensemble des institutions sociales, économiques, juridiques ou culturelles
qui contraignent ou régulent les comportements individuels ou collectifs. Elles sont spécifiques à une
société et se transmettent entre individus à l'intérieur d'un même espace social et entre générations. »
Capital naturel : « ressources fournies par la Terre – terrains, forêts, eau, espèces, capacité de
4 Cela étant entendu que l'équipe éditoriale ne change pas suffisamment pour invalider cette perspective : outre Claude-Danièle Échaudemaison, directrice de collection, huit des auteurs interviennent aux trois niveaux, et trois autres interviennent sur deux des trois.
5 À noter que « travail » aussi a disparu... 6 Pas d'entrée « travail », non plus, dans la logique même du programme.
5
régulation de la biosphère...Certaines sont renouvelables à condition de respecter les conditions de
leur reproduction. »
Capital physique ou technique : « ensemble de biens utilisés pour la fabrication d'autres biens. »
Capital social : « réseau des relations d'un individu appréhendé comme ressource pour optimiser sa
position professionnelle, son patrimoine, son pouvoir, etc. ».
Dans le corps du manuel d'autres définitions s'ajoutent. Il convient de relever en particulier cette
réponse à une « question de cours » du chapitre 17, intitulée « quelles sont les différentes formes de
capital ? ». Elle se place d'emblée dans le cadre des « théories de la croissance endogène », pour
lesquelles « une croissance forte et auto-entretenue sera possible en investissant dans des activités à
externalités positives et/ou dont le capital est à rendements croissants. Il existerait plusieurs types de
capital :
le capital humain, mesurant la somme de connaissances, d'expériences et de qualifications
détenues par un individu ;
le capital public, mis à disposition de la population par les administrations publiques ;
le capital immatériel, équivalent à ce qui accroît la performance d'une entreprise sans que
cela ne passe par des indicateurs mesurables et quantifiables ;
le capital technologique, mesuré par l'ensemble des connaissances acquises et développées
par une unité productive. »
Nous retrouvons ici la notion de capital humain, mais dans une définition différente de celle du
lexique, et de nouvelles « formes » conçues d'après ce document par les théoriciens de la croissance
endogène.
Mais jusqu'à présent la qualité de capital n'a jamais été explicitée, on ne sait toujours pas ce qu'est un
capital.
Ce qui suit prend alors toute son importance, en réponse à une « question de cours » du chapitre 6,
cette fois :
« Tous ces actifs répondent aux trois caractéristiques du capital : l'accumulation, la rentabilité et la
7 Cf. page 27.
6
dépréciation. Ils favorisent la production d'autres ressources. Ils sont valorisables économiquement
car ils engendrent des revenus supplémentaires. Ils sont soumis à l'obsolescence, voire à
l'épuisement. »
Cette fois nous disposons de caractéristiques susceptibles de constituer autant d'attributs d'un concept :
selon ce passage du manuel, est un capital tout ce qui est susceptible d'être accumulé, rentable, et de
se déprécier. Reste que c'est le seul endroit de ce manuel où l'on peut l'apprendre, et le seul manuel à
proposer une telle caractérisation.
Poursuivons par les observations faites à partir du manuel de seconde, en premier lieu, puis celui de
première, de la collection Nathan, à la recherche de compléments, voire de nuances.
2 - Des éléments différents en seconde et première, mais à portée limitée
Au lexique du manuel de seconde se trouvent quatre entrées pour divers « types » de capital - capital
circulant, capital culturel, capital fixe, capital humain – sur lesquelles nous ne ferons pas de
commentaire.
À l'entrée « salaire » se trouve une définition intéressante en ce qu'elle fait intervenir un rapport entre
salarié et employeur : « revenu perçu par le salarié en contrepartie du travail fourni à l'employeur
dans le cadre d'un contrat de travail. » Et il y a bien une entrée « salarié », où celui-ci est défini
comme quelqu'un qui « vend sa capacité de travail à l'employeur qui détient les moyens de production
contre une rémunération généralement fixe, dans un cadre défini par un contrat de travail, qui
marque la position subordonnée du salarié. » Voici une définition qui permet comme attendu de
s'interroger sur ce qui en est repris en terminale dans la même collection de manuels. Dès lors il est
possible d'en déduire, si le professeur définit les moyens de production comme du capital, que le
propriétaire du capital, circulant et fixe, est cet employeur dont parle la définition du salarié et celle
du salaire.
Dans le manuel de première nous nous sommes arrếtés au chapitre introductif sur les « grandes
questions que se posent les économistes ». Parmi ces questions apparaît, en quatrième place, la
question « comment répartir les revenus et la richesse ? »8, et c'est particulièrement riche :
le document 15, schématisant le partage de la valeur ajoutée, à partir des salaires d'un côté et
8 Cf. pages 20-21. On notera au passage la formulation.
7
des profits bruts de l'autre, aboutit de ce dernier côté aux profits distribués, dont une partie
figure dans une case « propriétaires du capital ». Et l'une des questions posées aux élèves
demande « comment se fait-il que l'argent gagné par l'entreprise aille en partie aux
propriétaires du capital ? À l'État ? »
le document suivant est extrait d'un texte9 de Raymond Aron sur la vision de Marx, centré sur
l'appropriation de la plus-value, et accompagné de deux « points notion », l'un sur l'armée
industrielle de réserve10 et l'autre sur la plus-value, définie comme « différence entre la valeur
produite par le salarié et la valeur des biens et services que le salaire permet d'acheter. »
le document 17 à son tour est intéressant. Bien que le titre donné soit discutable11 - « le
partage entre profits et salaires : une querelle pour rien ? » - il s'agit d'un extrait de Thomas
Piketty qui souligne que la question – « comment sont déterminées les parts (…), et comment
l'action publique peut -elle modifier ce partage ? » - « est à l'origine de conflits intellectuels
et politiques particulièrement vifs, surtout parmi les économistes (...). » Et l'auteur parle bien
du partage entre « revenus du capital (profits et intérêts allant aux entreprises et aux
propriétaires du capital) (…) et revenus du travail (salaires versés aux travailleurs) (...) »
Certes, les deux documents suivants sont d'une autre teneur: sur « les revenus des ménages », un
extrait du « Dictionnaire d'économie et de sciences sociales » de la maison a fait disparaître le capital
au profit du patrimoine (revenus du -), et le dernier document est un schéma sur « redistribution et
répartition », sans intérêt particulier, et c'est tout.
La synthèse de ce chapitre apparaît succincte sur cette question, même si elle retient que « Pour Karl
Marx, cette répartition dans une société capitaliste est forcément inégale et au détriment des ouvriers
ou salariés. ». Mais capital ne figure pas parmi les « notions à connaître » indiquées en fin de chapitre.
Pourtant, ledit chapitre commence autrement. D'abord, parmi les cinq économistes de référence en
pages d'ouverture, Marx figure avec Smith, Ricardo, Keynes et Stiglitz, et est ainsi présenté : « Pour
Karl Marx, l'avènement du mode de production capitaliste, s'il dynamise la production, entraîne la
séparation du travail et du capital, l'apparition de la plus-value, et mène à la lutte des classes. »
9 Aron, R. (2002) Le marxisme de Marx (Paris, De Fallois). 10 Une question est posée aux élèves : « en quoi « l'armée industrielle de réserve » modifie-t-elle les rapports de force
entre salariés et employeurs ? » Nous soulignons. 11 Il s'appuierait sur la conclusion selon laquelle le partage apparaît stable, sur soixante-quinze ans, au point que
Keynes y a vu une régularité bien établie. Le texte est extrait de Piketty, Th. (2008) L'économie des inégalités (Paris, La Découverte).
8
Dans le reste du manuel, capital ne fait l'objet d'aucun renvoi à l'index, malgré ce qui précède, et au
lexique les entrées sont sans rapport. Outre capital culturel et capital social, dont la définition ne
mérite pas de nouveau commentaire on trouve une entrée « capital », avec la définition suivante :
« dans l'entreprise, le terme est employé pour désigner les machines et les bâtiments utilisés dans la
production. Dans ce cas on parle de biens de capital ou de biens d'équipement. » Il y a un renvoi à
la page 49, où l'on trouve, dans le chapitre « qu'est-ce qu'un marché ? », un « point notion » sur les
« biens de capital » qui reprend cette définition, mais aussi un texte de Stiglitz12 intitulé « le marché
du capital », où celui-ci distingue la signification de cette expression pour les journalistes – marché
des capitaux, centres financiers...- et celle pour les économistes, plus large et englobant « toutes les
institutions qui ont pour activité de lever des fonds (…). ». Et le document suivant, un schéma,
rassemble entreprises et ménages autour dudit marché, mais nous sommes loin de la perspective de
départ.
Il apparaît donc clairement dans ce lexique que les différents « types » de capital sont assimilés à de
simples « ressources », loin d'évoquer un quelconque rapport social.
« Salaire », pour finir, fait partie des « notions à connaître », et défini comme « revenu du travail
pour les salariés qui vendent leur force de travail en échange de cette rémunération. » Cette
définition s'écarte déjà de celle du manuel de seconde : subsiste la référence à la « force de travail »,
mais l'on a perdu toute référence à un rapport avec un « employeur ».
Ainsi mis en perspective, les contenus proposés par la collection de manuels Nathan suscitent une
interrogation. Apparaissent en effet pour la classe de seconde des définitions qui ne correspondent
pas à celles qui sont données, ou implicites, dans le manuel de terminale. Cela se répète dans le
manuel de première, mais de façon surprenante, et avec des changements par rapport au manuel de
seconde. Est surprenant cet enchaînement des références à la conception marxiste - qui propose
nécessairement une autre conception du capital - et de la mise en perspective historique de la question
de la répartition, avec d'autres documents et, surtout, une synthèse qui en fait litière, comme le font
la suite du manuel, le lexique et l'index. Autrement dit, sont donnés à enseigner et à apprendre des
contenus qui divergent de ceux qui seront proposés finalement, de telle sorte qu'ils font l'effet d'une
« éclipse ».
En conclusion de cet examen se dessine une orientation qui associe les différentes « formes » de
12 Stiglitz, J. (2007) Principes d'économie moderne (Bruxelles, De Boeck).
9
capital, conçues comme des stocks de « ressources »13, un ensemble de marchés, et une croissance
« soutenable », voire le développement ou la création de « bien-être ». Si discussion il y a14 c'est sur
la nécessité « d'encadrer » ces marchés, mais bien souvent on conclut que c'est précisément le rôle
du « capital institutionnel »15 ou du « capital institutionnel et social », celui-ci étant alors défini
comme des ressources qui « facilitent la coopération », exclusivement. Les éléments théoriques
susceptibles de nourrir une discussion approfondie de cette orientation, s'ils ont trouvé une place,
réduite, en seconde ou première, n'ont manifestement pas été repris en classe terminale.
Le traitement de la place des institutions dans la croissance, dans le manuel Nathan de terminale,
confirme cette orientation. Même sans recourir à l'expression de « capital institutionnel », la
présentation sur deux pages reprend les thèses des théories de la croissance endogène, sans les
discuter16, avec des titres comme « sans incitations, pas de croissance » ou « « quelle société idéale
pour la croissance et le développement ? », et une synthèse qui conclut que « selon les économistes
institutionnalistes, de « bonnes incitations » sont indispensables (...) ».
Cette présentation du capital et de notions qui lui sont liées permet-elle aux élèves de traiter les
questions posées dans le programme, d'abord, et d'autres questions encore qui peuvent être posées
depuis le champ de l'économie, et sinon pourquoi s'y limiter ?
II – Les implications d'un tel lexique
La notion de capital a donc disparu de la liste des notions à enseigner. Et pourtant, outre des
Indications Complémentaires qui y renvoient implicitement, nous avons vu comment affleuraient
parfois des références au capital qui impliquent une autre présentation.
Il paraît donc difficile de se passer d'une référence précise au concept de capital, dans toute sa richesse.
Dans le champ de la science économique, sa validité comme la pertinence des diverses
problématiques qui lui sont liées ne font pas discussion au point de faire du capital un terme sans
importance.
13 Les définitions proposées au lexique des divers manuels usent largement de l'assimilation à un stock de ressources, qu'il s'agisse du capital culturel, du capital naturel, voire du capital institutionnel...
14 Sans retenir à ce titre la présentation des trois caractéristiques d'un capital que fait le manuel Nathan : il est le seul à le faire, et en outre c'est fait d'une manière et à une place qui en réduisent la portée.
15 La synthèse du chapitre 6 du manuel Belin invoque ainsi le rôle du capital « institutionnel (rôle de l'État notamment) (…) pour organiser la substitution des formes de capital. ». Et dans la synthèse que proposait le manuel Hatier pour un chapitre depuis lors éliminé du programme pour l'alléger, on pouvait apprendre ce que toutes les politiques climatiques ont en commun, de toute façon : « Il s'agit ici pour l'État de mettre en place des institutions marchandes capables de remédier à une défaillance du marché (la pollution atmosphérique) et d'améliorer ainsi l'allocation des ressources. »
16 Rappelons les Indications Complémentaires du programme de la classe terminale : « on introduira la notion de croissance endogène. »
10
Il faut donc se demander si les définitions données sont les seules opératoires, et sinon en quoi elles
orientent et limitent les réponses données par l'économie aux questions inscrites dans les programmes
d'enseignement, et en particulier celles qui peuvent être qualifiées de « chaudes » ou « vives ».
Et pour cette deuxième partie de l'analyse nous utiliserons un modèle particulier articulant dynamique
économique et dynamique du lexique que partagent les membres d'une société.
1 – Une clarification s'impose sur le plan théorique
Un état des connaissances théoriques va permettre de proposer une clarification de ces contenus
d'enseignement autour du concept de capital. Sans viser l'exhaustivité, il s'agit de poser les principaux
termes du débat scientifique et d'indiquer les limites de l'investigation. Rappelons à cette fin que la
discussion sur la transformation de la valeur en prix de production, inscrite dans les débats théoriques
autour du capital depuis les économistes classiques, n'est pas close, mais il ne nous a pas semblé
indispensable d'en reprendre les termes ici.
En l'occurrence nous allons centrer ce travail sur le rapport entre capital et valeur, d'abord, puis sur
celui entre capital et propriété, avant de terminer par les questions que peut poser la confusion
repérable dans la présentation des notions qui font florès à présent que « tout est capital »,
apparemment.
Pourquoi nous centrer sur les rapports du capital à la valeur et à la propriété ? Rappelons d'abord le
souci affiché dans les nouveaux programmes de SES, sur lesquels nous travaillons, d'initier les élèves
à une démarche scientifique, qui implique la maîtrise d'outils reconnus comme théoriques, et par
conséquent inscrits dans un ensemble bien défini de problématiques, hypothèses, méthodes et
concepts. Il faut donc préciser l'origine et la place de toute notion présentée.
Si la présentation du capital comme facteur de production, voire plus largement comme stock d'actifs
générateur d'un flux de revenus, est la plus courante au sein des discours économiques, elle n'est pas
la seule, comme le rappellent les dictionnaires spécialisés (Guerrien, 1996, Alpe, 2007).
L'idée même de générer des revenus implique leur mesure, et leur rapport au stock initial : tout cela
implique à notre avis de poser le problème de la valeur dudit capital.
D'autre part, lorsque le capital est évoqué à propos de la répartition du produit, comme dans ce texte
de Piketty que cite le manuel Nathan, peut-on s'abstenir de poser le problème de la propriété du
capital ? La définition de la notion de profit, inscrite au programme de première, a parfois impliqué
l'évocation des « propriétaires du capital ». C'est pourquoi définir le capital nous amène à poser le
problème de sa propriété.
11
a) Le capital est valeur
Toutes les définitions relevées, non pas du capital car il n'y en a pas, mais de ses différentes formes,
catégories ou types, laissent entière la question de ce qui en fait du capital. Comme nous l'avons
conclu, il y a un implicite : tout stock de ressources est assimilable à un « capital »17, et la liste en est
alors infinie. Mais le problème ici posé est celui de la valeur : comment la conçoit-on ?
Or il apparaît à l'analyse que la présentation observée des diverses « formes de capital » - cohérente
avec la conception implicite du capital – est fondée sur une théorie particulière, celle qu'on appelle
parfois théorie de la valeur-utilité.
En schématisant, il s'agit d'affirmer que la richesse désigne tout ce qui est utile, et comme c'est l'utilité
qui fonde la valeur, la richesse et la valeur se confondent.
Il faut alors rappeler que cette conception est à la fois rupture avec les théories dites de la valeur-
travail, communes aux économistes classiques et à Marx, et avec la distinction antique entre valeur
d'échange et valeur d'usage. Or la conception de la valeur-utilité fonde à son tour la conception de
l'échange, qui trouve son aboutissement dans le modèle de l'équilibre général walrassien, complété
ensuite par les théorèmes de l'économie du bien-être, issus des travaux de Vilfredo Pareto.
Cette théorie se trouve pourtant contestée, d'où l'importance de ne pas s'y limiter.
Car si la catégorie de capital « physique », la plus ancienne de celles qu'on enseigne, ne paraît guère
difficile à définir comme valeur, dès lors que des conventions comptables en permettent l'estimation
monétaire à partir du prix des éléments de ce capital, il n'en va pas de même pour les autres catégories
(humain, naturel, social, institutionnel).
Or c'est indispensable. Quand le manuel Nathan de terminale demande aux élèves de « montrer que
le capital naturel, humain ou social est aussi soumis à l'accumulation, à la rentabilité et à la
dépréciation », comment y répondre ? Le manuel propose en effet une explicitation discutable de ces
caractéristiques :
l'accumulation ne peut se définir par la production d'autres ressources : de quel type, et surtout
pour quelle affectation ?
l'affirmation selon laquelle ces actifs « engendrent des revenus supplémentaires » est une
17 Ceci est bien exprimé dans le rapport de la commission « Stiglitz » : « Les économistes utilisent indifféremment les termes de « richesse » ou de « capital » pour désigner toutes les formes de biens qui peuvent être transférés d'une période à une autre, sans aucune considération préalable concernant le fait que ces biens soient une propriété collective, ou le fait que leur gestion puisse être ou non soumise aux forces du marché. »
12
pétition de principe, visant à convaincre sans démonstration de la possession d'un attribut du
concept.
Et si est posée ensuite une « question de cours » - « Quelles sont les différentes catégories de
capital ? » - l'affirmation en fin de réponse - « tous ces actifs répondent aux trois caractéristiques du
capital : accumulation, rentabilité, dépréciation (...) » - n'est aucunement démontrée. Si l'idée
d'accumulation peut sembler triviale, rentabilité et dépréciation impliquent en revanche l'idée de
valorisation de ces « capitaux ».
Dès lors affirmer, comme le fait un manuel18 à propos du capital humain, que les capacités auxquelles
il correspond sont « des ressources économiquement valorisables au sens où elles engendrent un
revenu supplémentaire. », cela tient de la pirouette rhétorique : il reste à le démontrer. Cela implique
non seulement d'établir une corrélation entre l'existence de ces capacités et l'apparition d'un
supplément de revenu, mais de montrer le rapport : l'enchaînement causal et le rapport numérique,
sans lequel l'idée de rentabilité est creuse.
Or l'exemple du capital humain permet de rappeler que cela n'est pas établi, ni empiriquement ni
théoriquement19. Quant aux autres formes de capital, les tentatives des économistes qui travaillent en
ce sens ne sont pas plus convaincantes. La commission dite « Stiglitz » l'a d'ailleurs reconnu, en
évoquant, à propos de la mesure de la valeur des « quatre capitaux », l'obstacle de « l'absence de prix
de marché pertinents. ». Or, comme un document le rappelle dans un autre manuel, pour les
économistes néo-classiques l'allocation des ressources est, par hypothèse, réalisée par le marché, par
le jeu du système de prix dans la détermination des valeurs des différentes formes de capital. Dès lors,
comment évaluer ces «capitaux » : quelle unité de compte, quelle mesure ?20
C'est alors le problème dit de la « soutenabilité » de la croissance – ou du développement – qui devient
difficile à poser, alors qu'il est inscrit au programme et traité dans les manuels. La limitation de la
présentation de ce problème autour de « formes de capital » réduites à de simples stocks fait alors
obstacle à l'enseignement prescrit. Cela conduit à envisager d'élargir cet enseignement à des
références théoriques explicitement divergentes, quitte à abandonner l'idée de telles formes de
« capital », dès lors que leur qualité de valeur ne peut être reconnue.
À moins qu'il ne s'agisse de faire de leur « valorisation » un idéal ? Auquel cas il faut approfondir la
réflexion sur la valeur, en économie : comment se fait cette valorisation du capital, autrement dit
18 Cf. manuel Nathan de terminale, page 152. 19 Cf. Gurgand (2005), et Lautier et Tortajada (1978). 20 Parmi les tentatives effectuées pour pallier l'absence de prix on trouve le recours à des estimations fondées sur les
réponses obtenues auprès d'individus à des questions comme « quelle somme demanderiez-vous pour laisser abattre le bois qui entoure votre propriété ? ». Il reste qu'en l'absence d'échange réel cela reste une estimation.
13
comment se crée de la valeur pour l'accumulation ? Et cela ouvre le deuxième temps de notre
clarification théorique, en rapportant le capital à la propriété.
b) Capital et propriété
L'autre axe de la présentation qui s'est imposée dans les programmes et manuels est celui du capital
comme facteur de production. Or penser le capital comme facteur de production conduit à
le penser comme productif (de quoi : valeur, richesse ?) ;
penser la répartition du produit entre (revenus des) facteurs (travail et capital, en général), et
non entre classes sociales fondées sur un rapport de production, d'où par exemple le faux
problème de la salarisation que se posent certains économistes dans leur étude de la
dynamique de cette répartition21.
Penser le capital comme productif est déjà discuté, parmi les économistes. Le savoir permettrait déjà
d'exploiter l'un des documents du manuel Belin de terminale présentant la fonction de production22,
dans un dossier intitulé « Travail, capital et progrès technique »23. En effet, alors que la plupart des
documents évoque le facteur (ou « input ») travail et le facteur (ou « input ») capital24 celui-ci, extrait
d'un manuel de Mankiw et Taylor25 laisse planer un doute sur le caractère productif du capital :
« Les travailleurs sont plus productifs s'ils ont des outils pour travailler. Le stock d'équipements et
les bâtiments qui sont utilisés pour produire (…) sont appelés capital physique, ou simplement
capital. » On peut déjà se demander si le capital est ici conçu comme productif, ou comme un facteur
de la productivité du travail. D'autant plus que le document, intitulé « l'importance cruciale de la
21 Cf. le débat entre Denis Clerc et Michel Husson dans l'Économie Politique, n°41 et n°42, sur le partage des richesses en France, et cf. Solans (2008) : le problème de la salarisation, posé à la mesure de la part des salaires dans une conception du capital comme facteur de production, est récusé comme faux problème du point de vue des économistes le concevant comme rapport social.
22 Comme le montrent Guerrien et Gun (2012), le concept de fonction de production au niveau macroéconomique est, exclusivement, néo-classique.
23 Cf. Fraisse d'Olimpio, S. (2012), pages 32-33. 24 La synthèse du chapitre 1 de ce manuel, page 46, cite « travail » et « capital » comme « notions-clés », et énonce
que « La production d'un bien ou d'un service est réalisée à partir de différents éléments appelés facteurs de production, comme le facteur travail et le facteur capital. Le capital physique consiste en (…). Le travail est le temps que consacrent les actifs occupés à travailler. » Notons d'abord que le capital est assimilé au capital physique. On pourrait aussi relever que le travail, contrairement à ce que nous avons écrit, figure parmi les notions à enseigner... sauf que ce n'est pas explicite dans le programme et, surtout, que ce manuel ne propose pas ici de véritable définition, car qu'est-ce que travailler ? Même problème chez Bordas, où le facteur travail est défini comme ensemble du travail humain, mais le travail n'est pas défini. Il y a en revanche une entrée au lexique pour « travail » chez Hatier, où la définition mérite analyse. (cf. « Le capital dans les manuels »).
25 Mankiw, G.N., et Taylor, M.P. (2010) Principes de l'économie (Bruxelles, De Boeck).
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productivité », s'accompagne en particulier d'une question demandant aux élèves d'expliquer
comment les « quatre déterminants » de la productivité peuvent permettre de l'accroître. Or ces quatre
déterminants sont le capital (physique), le capital humain, les ressources naturelles et les
connaissances technologiques. Le capital est donc bien présenté ici comme facteur de la productivité
du travail26, et non comme un facteur de production, qui produit lui-même de la valeur.
Qu'un document scolaire extrait du manuel universitaire de deux auteurs du courant néo-classique
laisse ouverte une telle ambiguïté est remarquable. Rappelons en effet qu'en général les textes de ce
courant sont plus tranchés : le capital, comme le travail, rend un « service producteur », et à ce titre
mérite rémunération sur et par le marché.
Cette conception, ébauchée dans le cadre du modèle marginaliste et développée par Fisher et Hicks
en particulier, ne s'est pourtant pas imposée comme un acquis de l'économie. Comme le rappelle
Harribey (2013) les économistes néo-classiques sont les seuls à faire du capital un facteur productif,
ni les keynésiens ni les institutionnalistes ni les régulationnistes - ni les marxistes a fortiori – ne le
conçoivent ainsi. Nous pouvons à nouveau nous interroger sur les raisons qui l'ont imposée comme
référence dans l'enseignement.
Penser la répartition du produit comme partage de rémunération entre les facteurs, pour leurs
« services producteurs », reste aussi discuté, et les économistes néo-classiques n'ont pas réussi à clore
le débat qui s'est ouvert au XIXème siècle, avec leur thèse de « l'épuisement du produit ». Et la
discussion met en jeu la question de l'accumulation, et celle de l'origine du profit susceptible d'être
accumulé.
L'ignorer, dans l'enseignement, conduit alors à des difficultés.
Donnons-en un premier exemple à partir de cet extrait du manuel Bordas, chapitre 6, dont un encadré
pourtant intitulé « Le saviez-vous ? » commence ainsi :
« Les capitaux ne sont pas infinis et leur appropriation privée peut entraîner une exploitation très
importante d'un bien collectif. » Qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Seule l'idée d'un « capital
naturel » est susceptible de conduire à de tels propos, qui procèdent par assimilation implicite :
l'environnement naturel est un capital, autrement dit un bien collectif – tiens, pourquoi collectif ?
Affaire de propriété ? Par « nature » ? - et un « bien collectif » risque une « exploitation » en devenant
26 Pour ne laisser aucun doute, le document indique au départ : « Le terme productivité fait référence à la quantité de biens et services qu'un seul travailleur peut produire pour chaque heure travaillée. »
15
« privé ». Et comment est-ce possible ? Cela mérite clarification27.
c) Le capital comme rapport social
Une des voies possibles pour ce faire s'ouvre par la reconnaissance de la société capitaliste comme
forme sociale fondée effectivement sur l'appropriation privée, et en particulier de biens dont la
disposition permet et impose à la fois la mise au travail d'autrui pour le compte du propriétaire desdits
biens. Cette reconnaissance n'est pas propre aux économistes marxistes, rappelons-le, et permet de
nourrir le débat sur la répartition, et en amont sur l'origine de la valeur et de cette fraction particulière
de valeur que Marx a appelé plus-value. Même si tous les économistes ne reprennent pas à leur compte
l'idée de plus-value ni l'explication de l'origine du profit, il y a sans aucun doute dans l'ensemble des
travaux à ce sujet de quoi justifier que la question de la répartition soit restée une « grande question »,
au point d'être reconnue comme telle par le programme de SES28.
L'intérêt de cette voie théorique est confirmé lorsque l'on sort de ces contenus scolaires en parcourant
des publications d'économistes destinées a priori à nourrir le débat public. Ainsi Aglietta (2009)
évoque, dans un entretien intitulé « À la recherche d'un modèle de croissance », le « changement de
gouvernance » qui affecte la « relation salariale » dans ce qu'il appelle le « capitalisme de la valeur
actionnariale » : passage d'une gouvernance « où le compromis social du partage des progrès de
productivité est géré dans un cadre de négociation collective » à une gouvernance où « la finance
prend le pouvoir à l'intérieur des entreprises ». Peut-on penser en ces termes sans intégrer l'idée d'un
jeu de rapports sociaux, et sans y intégrer l'idée de la finance comme puissance du capital , à travers
le concept de capital financier éventuellement ? La question de la valorisation d'un capital conduit en
effet à s'interroger sur la façon dont la valeur se conserve et s'accroît, ce qui implique d'étudier la
liquidité du capital. Dire que « la finance prend le pouvoir » n'est-ce pas reconnaître que les
propriétaires du capital imposent aujourd'hui des formes de gestion qui garantissent cette liquidité,
aux dépens de toute autre considération ? Autrement dit ce qui compte n'est pas de produire « des
biens et des services », mais de la valeur, et c'est différent.
Au contraire de la présentation observée dans programmes et manuels, définir le capital à partir de
27 D'autant que ce manuel présente en deuxième de couverture un tableau synoptique des différents courants de l'économie où Marx est présent, et caractérisé par « l'appropriation collective des moyens de production ». Même si cet affleurement d'une pensée divergente n'est suivi d'aucune autre évocation de l'oeuvre de Marx, dans le corps du manuel, cela pose la question de l'appropriation de ce qui est parfois reconnu, et pas seulement par Marx, comme « capital ».
28 Cf . supra l'observation faite en ce sens, et les limites du traitement de cette question.
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l'appropriation privée de moyens de produire de la valeur revient bien à poser le capital comme un
rapport social entre les propriétaires de ces moyens et ceux que l'on continue à désigner, même au
détour de définitions de source néo-classique, comme des « travailleurs ».
La mise en relation entre salaires, profits et répartition du produit, d'un côté, capital comme rapport
social de l'autre, permet de concevoir la croissance en relation avec la dynamique de ce rapport.
Or le débat est ouvert à ce sujet, comme le montre par exemple l'article de Canry (2005), qui réintègre
cette articulation dans une tentative d'expliquer la trajectoire suivie par l'économie française sur les
dernières décennies. Cet article montre en particulier une façon de réintégrer le chômage dans
l'explication de cette trajectoire, alors que les discours les plus courants sur la crise négligent ce
facteur29.
L'étude des crises, susceptible d'être une « question chaude » ou « vive » et inscrite au programme de
la classe terminale, peut donc s'enrichir d'un changement de modèle théorique.
Et la clarification proposée devrait contribuer à réduire les risques de confusion provoqués chez les
élèves par les définitions des « formes de capital », en particulier celles du capital social30 et du
capital institutionnel 31 , sans négliger le flou qui entoure la notion de capital humain, objet de
définitions parfois différentes dans un même manuel.
À propos du capital social32, terminons par cet exemple du manuel Nathan au chapitre 6 figure un
document extrait d'un article de Robert Putnam et intitulé « les réseaux sociaux ont de la valeur »33,
qui est intéressant par la confrontation entre son contenu et les questions posées aux élèves :
ce document, extrait certes d'un article intitulé « le déclin du capital social aux États-Unis »,
ne recourt pas à la notion de capital social, et celle-ci ne fait l'objet d'aucun rappel du manuel34 ;
quant aux questions, la première demande de montrer que « la production de règles et de
relations sociales favorise la cohésion sociale », et la suivante demande « quelles externalités
29 Husson (2009). 30 La présentation de celui-ci oscille entre une définition « sociologique » - elle-même empruntée parfois à Bourdieu
parfois à une autre conception – et définition « à la Putnam », sans s'attarder sur ses limites, et on trouve parfois un « capital social et institutionnel », voire un « capital humain et social »...
31 Le manuel Nathan de terminale évoque à son sujet sa « transmission entre individus ». Outre que la définition même de ce qui constitue ledit capital n'est pas claire, poser le problème de son appropriation éviterait de créer chez les élèves (attentifs) la perplexité prévisible quant au mode de cette transmission. On supposera que l'exemple à donner aux élèves est celui des normes sociales, ce qui ne règle pas le problème.
32 Cf. la note parue dans la lettre d'Alternatives Économiques de septembre 2013 (en date du 28 août), à propos de l'ouvrage « Bowling for fascism », qui montre certaines limites du capital social.
33 Dans un chapitre de la partie économique, et compte tenu de la place de la notion de capital social, on doit noter le terme « valeur ». Cet article, de 1999, évoque en fait le recul du jeu de bowling en équipe.
34 Sinon à la page suivante dans une acception plus vague.
17
positives le capital social peut-il engendrer selon l'auteur ? »
Avançons que la clarification proposée en reliant notamment le capital à la valeur faciliterait ce travail
des élèves sur la « valeur » des « réseaux sociaux ».
L'état des connaissances en économie autorise donc un élargissement des références pour la
présentation du concept de capital et des notions liées. Il reste donc à expliquer pourquoi les
programmes et les manuels ont posé de telles limites à cette présentation, et cela nous conduit à
intégrer le choix des contenus scolaires dans une dynamique sociale : ces contenus, pour reprendre
une idée de Durkheim, ont à offrir de l'homme une image idéalisée, et celle-ci varie sur la trajectoire
suivie par une forme sociale.
2 - Dynamique socio-économique et jeu du lexique
Pour expliquer l'évolution des contenus de l'enseignement de SES, à partir de la question précédente,
nous analysons à présent les termes du débat sur ces contenus comme une "marque du sens" (Solans,
2005), en les rapportant à un lexique déterminé, celui de la forme sociale, le capitalisme en
l'occurrence, à un point de sa trajectoire. Pour ce faire nous cherchons en particulier l’explication de
l’évolution de ce lexique dans la dynamique de la circulation du travail, à l’origine de cette trajectoire.
Nous nous référons aussi aux travaux de Raymond Williams qui rejoignent les précédents par une
«sémantique historique» .
Ces contenus portent la "marque du sens" du capitalisme à un point de sa trajectoire. Mais d'où vient
ce sens ?
Une forme sociale est un ensemble ordonné de places. Le sens est l'axe du système, celui qui en donne
la direction.
Ensemble de valeurs et de façons collectives de penser et d'agir35, le sens informe informe chaque
être, disant quoi faire et comment bien faire. Et c'est par les mots qu'il le fait : le sens se fait lexique.
Plusieurs travaux ont mis en évidence le lexique de la forme sociale actuelle, basée sur une valeur
centrale, le confort. Il s'agit à présent de repérer, dans les contenus scolaires observés, des termes du
lexique de notre temps.
a) Une société d'individus qui passent contrat sur des marchés.
35 Autrement dit le sens est culture.
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Des analyses de la dynamique socio-économique (Canry, 2005 ; Solans, 2008), nous montrent que
le jeu des comportements des salariés et des propriétaires du capital a fait passer le capitalisme d’une
étape à l'autre, sur sa trajectoire, et ce faisant a fait changer le lexique. Alors que précédemment –
plus particulièrement dans les années 1970 - la position de force des salariés avait rendu premier le
registre de l’égalité, nous sommes passés à une étape où ce sont les registres de la liberté et de la
distinction, dans un ordre variable, qui ont pris sa place. Le renouvellement du lexique se révèle, à
l'analyse, à quelques mots-clés.
Tandis que s'impose alors en SES un ensemble de notions correspondant à de tels mots-clés, seules
sont retenues dans le champ notionnel autour de « capital » des expressions qui en théorie n'en sont
que des sous-notions. À l'inverse le terme de « capital » lui-même - et certaines notions qui lui sont
liées - perd sa place dans ce lexique : tandis que celui-ci se centre sur le mot-clé « marché »,
« capital » ne peut plus nous parler de ce qui est devenu impensable.
La force du lexique, à travers l'imposition du marché comme réalité indiscutable, se repère ainsi dans
l'inscription de la notion de capital humain au programme de seconde de SES.
Rappelons que le recours, éventuel, à des notions liées comme celle de capital humain36, ne prend
sens qu'à partir d'une conception particulière du capital (Becker, 1964), la problématique même étant
celle des choix intertemporels des individus37.
Cette notion est donc clairement référée à une orientation théorique dont la dimension idéologique
n'a pas échappé aux auteurs des dictionnaires spécialisés38, qui par exemple évoquent « une difficulté
théorique et pour partie idéologique » de l'analyse en termes de capital humain :
« Certaines formulations, notamment celle de Becker, tendent à prêter à l'individu qui investit en
capital humain une rationalité proche de celle de l'investisseur en capital financier, ce qui peut
36 Illustrons l'enjeu de cette définition par l'exemple donné dans Courrier International n°1200, par un article du San Francisco Chronicle, intitulé « Pas de pitié pour les « vieux » » : les salariés expérimentés se voient licenciés, leur expérience étant dévalorisée par une « destruction créatrice ». Cela peut être lu dans les termes du modèle néo-classique version croissance endogène : ce « capital humain » étant obsolète, à son détenteur de le vendre pour réinvestir dans un capital valorisable. Sauf que sa « liquidation » implique sa « liquidité », et que cela pose la question dite de « l'efficience du système de marchés », que même Gary Becker a posée à propos du financement des dépenses de « formation de capital humain ». Et, à travers notamment l'interrogation sur la nature de l'État érigé en garant de la justice et de l'absence de victimes, on met en cause cette lecture.
37 Cf. par exemple Guerrien et Gun (2012), page 10 : le groupe thématique « consommateur » intercale « capital humain » entre « richesse » et « revenu permanent ». Cela conduit aussi à rappeler que la prise en compte de l'éducation et de la formation par les économistes classiques (Smith, voire Marx), à propos de la qualité du travail, n'autorise en rien de leur attribuer l'idée d'un « capital humain », précisément à cause de leur conception même du capital.
38 Cf. Nathan (2003, 2006).
19
aboutir à l'idée selon laquelle les différences de rémunération dépendent de différences
d'investissement individuel et s'expliquent ainsi par des choix personnels. »
Comment se fait-il qu'une pareille distance ne soit pas reprise dans l'écriture des programmes actuels39,
ni dans les manuels ? Seul peut l'expliquer le jeu du lexique.
Écartons en effet, si nécessaire, l'idée d'un quelconque complot, ou plus élaborée celle d'une influence
idéologique directe et consciente sur les contenus scolaires. Il ne s'agit pas d'envisager simplement
les programmes comme le produit d'un groupe d'individus persuadés d'être en droit d'imposer leur
vision de ce qu'il convient d'enseigner, ou encore chargés d'écrire sous la pression des représentants
d'une catégorie, voire d'une classe sociale. Notre participation à l'écriture de tels programmes a
contribué au contraire à nourrir une réflexion sur la force du lexique : le programme s'écrit
collectivement, dans un processus où la recherche du consensus implique les compromis. Et ce faisant
nous mettons à l'épreuve, précisément, le partage d'une façon commune de penser notre société : un
mot ou une formule peut faire débat, dans la mesure où nous sommes aussi porteurs d'une histoire
particulière, mais il faut s'accorder, finalement, sur ce lexique, aux dépens des mots qui ne peuvent
s'imposer. C'est précisément ce qui arriva à « capital humain » dans l'élaboration des programmes
précédents, et ne s'est plus produit au moment d'élaborer les nouveaux.
Ceci clarifié, l'identification du lexique en jeu nous renvoie à une recherche antérieure déjà évoquée
(2007) qui a montré la prégnance de l'idée de marché du travail dans les programmes, de classe
terminale en particulier : le marché du travail, suivant le lexique de notre temps, est devenue une
réalité, « naturelle ». Et sur ce marché on conçoit tout aussi « naturellement » que tout « offreur »,
indifféremment salarié ou non, cherche à valoriser un capital, qu’il soit “humain” ou “physique”, en
offrant ses services.
Combinant ces deux mots-clés de marché et de capital (humain), cette façon de parler impose son
ordre : tous dotés d'un capital, tous partenaires marchands. Cela respecte bien ce référent moral,du
capitalisme qu'est le couple liberté-égalité, combinant les deux registres. L'extension de l'usage du
terme de capital à toutes sortes de « ressources » s'inscrit donc dans cette évolution du lexique : voilà
aujourd'hui les « bonnes manières » de penser en économie.
Dès lors, on peut parler du rejet d'une acception « ségrégative » du capital : les individus peuvent
alors être classés selon leur stock de capital, et seulement opposés sur une échelle, au lieu d'être
39 Cette notion n'a acquis une telle place que dans ces derniers.
20
divisés en classes40, et l'idée même de contradiction disparaît.
b) Une société sans classes ni conflits sociaux, ni exploitation
La prégnance du mot-clé « marché », avec les notions qui lui sont liées, montre la force du registre
de la liberté. En même temps, elle tend à rendre insignifiante l'idée de capital : paradoxalement, la
combinaison de ce registre avec celui de l'égalité favorise l'adhésion à l'idée commune que nous
sommes tous désormais à même de constituer et de valoriser un « capital ». En effet penser le
contraire, et a fortiori penser la subordination, notamment du travail (salarié) au capital, devient
difficile si l'on se pense d'abord tous égaux, et libres.
Cela contribue à son tour à faire de la distinction entre capital et travail quelque chose de secondaire,
comme l'écriture des programmes amène à le penser.
« Capital » est en effet une « notion » dont le traitement n'a provoqué aucun débat au moment de
l'élaboration des nouveaux programmes de seconde et première, contrairement à « classes
sociales »41, auquel cas on peut envisager « l'oubli », en rapport avec celui d'un temps de notre
histoire que nous appellerons salariat, au sens que lui donne Bernard Friot : celui d'un moment où les
prolétaires ont eu assez de puissance pour libérer des espaces de la logique du profit (exploitation,
compétition).
Cela peut aussi expliquer le syncrétisme 42 de la présentation observée. Sachant en effet que le
programme de SES s'est donné un objectif d'initiation à la démarche scientifique, comme nous l'avons
déjà souligné, en insistant sur la qualité d'outils théoriques des concepts, la « syncrétisation » des
savoirs scientifiques de référence n'a-t-elle pas, dans cette perspective, des limites qui tiennent aux
termes mêmes des débats scientifiques encore ouverts43 ?
Suggérons une influence de l'esprit du temps à travers la valorisation de l'innovation, de la rupture,
aux dépens de questionnements sur les concepts considérés comme autant d'obstacles au « progrès »
40 Cf. aussi l'idée, apparue dans les années 1980, de « luttes de classement ». 41 Cf. Coléno (2010). Dans le même sens a eu lieu récemment un échange de courriels sur la liste d'échange et de
diffusion des professeurs de SES (liste SES), sur « la question du capital » : il fut très bref (deux courriels!) et malgré le titre il n'a pas abordé le fond.
42 Susceptible de produire des définitions changeantes ou de confondre deux « formes de capital ». 43 Une étudiante admissible au CAPES de SES, interrogée sur un dossier concernant la mesure de la soutenabilité, a
répondu à la question de clarification « le capital naturel est-il une dotation ? » : « Du moment qu'il n'est pas privatisé, on peut prélever autant qu'on veut. » Et interrogée sur la mesure du capital social, et du capital institutionnel, elle s'est mise à passer du capital social au capital humain...
21
d'une science dont on veut souligner le caractère cumulatif, à l'instar de « vraies sciences ». Marque
du temps, que ce rejet de la réflexion nourrie de l'histoire au profit de l'action des « experts » ?
Faisons une dernière conjecture, nourrie cette fois d'un travail de comparaison internationale (Coléno
et Valente, 2007). Cette comparaison a montré comment les contenus scolaires continuaient de
valoriser l'intervention économique de l'État, à la différence de ce que nous observions en Italie, en
l'occurrence. Revenant alors sur ce que nous avons dit du jeu concevable du lexique dans l'élaboration
des programmes et des manuels, nous suggérons que ce sont les théories de la croissance endogène
qui, en s'imposant, ont imposé avec elles lesdites « formes de capital », et peu importe la rigueur de
leur présentation. En effet, la présentation de ces théories mêmes met en avant leur reconnaissance
du rôle de l'État, qui permet de faire oublier leur socle théorique néo-classique. Et cette
reconnaissance rend ces théories acceptables par les protagonistes de l'enseignement de SES, de
l'élaboration des programmes à l'enseignement à travers l'écriture des manuels : leur mémoire
continue de valoriser le rôle de l'État sans faire obstacle à l'introduction de termes, et de modèles, qui
sinon auraient été rejetés44.
En même temps, ce lexique exclut ou marginalise des termes qui entraient auparavant dans le champ
sémantique de « capital ». Ainsi une « forme de capital » est négligée dans ce lexique, c'est le
« capital financier », absent des programmes et quasiment ignoré des manuels45. Plus significative
encore est la place faite à « capitalisme » et « capitaliste » : au-delà de leur absence des programmes,
les manuels cantonnent ces termes à l'indication de sources, en l'occurrence des ouvrages dont le titre
contient l'un de ces termes, sauf exception46.
Le moment vient alors de souligner combien, dans les programmes précédents et en particulier en
classe terminale, la place du concept de capital pouvait être considéré comme centrale, et la seule
présence de définitions variées dans les dictionnaires permettait la diversification des références
théoriques.
On y trouvait alors, sans surprise, ces Indications Complémentaires, à propos du sous-thème
« croissance, progrès technique et emploi » :
« On soulignera que ces mécanismes qui déterminent la croissance économique en rendant
compatible l'accroissement de l'offre avec celui de la demande peuvent se révéler défaillants, auquel
cas la demande ne suit pas l'offre et le chômage se développe. Cette question sera discutée en se
44 Notre analyse permettrait de répondre à une remarque de Guerrien et Gun (2012) : « En réalité, la seule question intéressante que soulèvent les modèles paraboles comme celui de la croissance endogène est de savoir pourquoi ces modèles sont devenus à la mode à un moment donné. »
45 Seul le manuel Hatier, en terminale, lui fait place une fois, sans le définir. 46 Il n'en est question que dans deux documents, en terminale, l'un dans le manuel Belin, l'autre dans celui de Nathan.
22
référant aux conditions de la répartition de la valeur ajoutée (rapports de force, choix de politique
économique).47 »
L'enseignement de l'époque pouvait aussi être complété par un « enseignement de spécialité » qui
permettait d'approfondir l'étude d'analyses fondatrices des sciences sociales. Celui-ci contenait les
concepts de « capitalisme » et de « capitaliste » - a priori pour « entrepreneur capitaliste » - pour le
traitement du thème « capital, investissement et progrès technique », et pour celui de « conflits de
classe et changement social » le concept de capital se retrouvait avec les concepts marxistes de
rapports de production, exploitation, plus-value, en particulier.
À présent l'explication des conflits de classes est rendue plus difficile : comment parler du capital
comme rapport social, comment avancer l'idée d'exploitation du travail48 ?
Et pourtant, l'enjeu demeure, depuis l'avènement de cette forme sociale particulière.
Williams (1983) indique à l'entrée « Capitalism » que le mot « capitalist » est entré tôt dans la langue
anglaise, vers la fin du XVIIIème siècle, dans le sens de personnes qui se procuraient de la main-
d'oeuvre à employer pour leur compte, en échange de la monnaie dont ils disposaient49.
Et à la fin du siècle suivant, quand l'histoire a tendu les rapports de force, l'un des fondateurs de la
théorie néo-classique de la répartition, John Bates Clark50, écrit :
« Les travailleurs, nous dit-on, sont en permanence dépossédés de ce qu'ils produisent. Cela se passe
dans le respect du droit et par le fonctionnement normal de la concurrence. Si cette accusation était
fondée, tout homme doué de raison devrait devenir un socialiste, et sa volonté de transforme le
système économique ne ferait que mesurer et exprimer son sens de la justice. Si nous voulons
répondre à cette accusation, il nous faut entrer dans le royaume de la production. Nous devons
décomposer le produit de l'activité économique en ses éléments constitutifs, afin de voir si le jeu
naturel de la concurrence conduit ou non à attribuer à chaque producteur la part exacte de richesses
47 Nous soulignons. 48 Cf. la longue polémique autour du soupçon du projet de supprimer le concept de classe sociale du programme du
cycle terminal : d'une part sa suppression en première a été suivie de son inscription en terminale, sans que l'on puisse affirmer dans quelle mesure c'est dû à la polémique, d'autre part le concept d'exploitation a disparu, tandis que celui de capital a perdu sa place...Dans le programme précédent de la classe terminale, la « notion » d'exploitation était en effet présente aussi bien en enseignement commun (thème « stratification sociale et inégalités ») qu'en enseignement de spécialité (« Conflits et mobilisation sociale », où la notion figure à côté de celle de capital).
49 Williams (1983), page 50, cite ainsi Coleridge : « capitalists...having labour at demand ». 50 Cité par Michel Husson dans sa recension du livre de Harribey (2013) : http://www.contretemps.eu/lectures/livre-
inestimable-propos-j-m-harribey-richesse-valeur-linestimable
23
qu'il contribue à créer. »
Tout paraît en place pour cette confrontation de discours dont la portée théorique est indissociable
d'une orientation qui prend source dans un conflit social traversant le capitalisme. Mais aujourd'hui,
est-ce pensable ?
c) Comment des questions « vives » peuvent-elles se poser avec le lexique d'aujourd'hui ?
Notre conjecture sur le rôle des théories de la croissance endogène dans l'évolution du lexique de
l'économie paraît renforcée par la dimension sémantique de l'oeuvre d'économistes comme Robert
Lucas, impliqué à la fois dans l'élaboration de ces théories et dans celle de la « nouvelle économie
classique »51, d'après divers auteurs. Ainsi Dosquet (2013) avance :
« (…) dans la composition de la Nouvelle Économie Classique : il ne s’agit plus d’optimiser l’utilité
dans un échange de marché, mais d’optimiser les conditions de possibilité de l’optimisation. C’est à
dire d’optimiser l’information qui permet d’optimiser l’utilité dans un échange de marché. Bref, il se
pose le problème de la rationalité de l’allocation de l’information, de la rationalité de l’allocation
etc... Cette escalade sémantique52 implique un a priori ontologique : un équilibre a priori. »
Il reste alors à s'interroger sur les conditions d'émergence de questions « vives » : en quels termes
peuvent-elles se poser, compte tenu du lexique et des discours audibles ?
Ainsi la question des inégalités est peut-être une telle question, mais en quels termes ?
De nombreux articles sont ainsi parus depuis le début de la crise actuelle, incriminant le jeu des
« inégalités » de la répartition dans la dynamique de la croissance53, dont le lexique est à relever.
Ainsi, pour désigner ceux qui subissent la crise, ou les inégalités, Gaffard (2008) évoque « les
ménages », « la plupart des ménages.. », Johnson (2011) oppose « les riches », face aux « plus
démunis », Sachs (2010) – « les pauvres », mais aussi « les pauvres et les classes ouvrières » (ou
« les ouvriers »), « les riches », mais aussi « le un pour cent », « les banquiers de Wall Street »...
Comment penser, en de tels termes, la dynamique du capitalisme qui aboutit à la crise actuelle à la
51 Cf. aussi Boyer (2012). 52 Nous soulignons. 53 Cf. Gaffard (2008) « Les inégalités responsables de la crise » http://www.ofce.sciences-po.fr/clair&net/clair&net-
59.htm ; Gaffard et Vona (2013) « Inégalités et déséquilibres globaux » http://www.ofce.sciences-po.fr/blog/inegalites-et-desequilibres-globaux-reconsiderer-de-vieilles-idees-pour-traiter-de-nouveaux-problemes/ ; Johnson (2011) « La crise : la faute aux pauvres ? » http://www.project-syndicate.org/commentary/did-the-poor-cause-the-crisis-/french ; Sachs (2010) « La lutte des classes politiques de l'Amérique », http://www.project-syndicate.org/commentary/america-s-political-class-struggle/french .
24
fois comme produit et productrice du « creusement des inégalités » ? Seul discours audible dans le
débat public et donné à comprendre au lycée, le discours keynésien n'évoque que le rôle de la demande
globale, renvoyant ainsi à un ensemble de ménages indifférencié 54 , autrement dit ignorant des
rapports sociaux de classes, et à l'action de l'État par la politique économique, quand sa propre
légitimité est mise en cause par l'évolution même du lexique (Coléno, 2007).
Si l'évocation des « riches/pauvres » ne dit rien de l'origine de cette différence, les termes relevés
chez Sachs supra ramènent à l'esprit des différences sociales qu'on pourrait réintégrer dans des
rapports de production - classes ouvrières, banquiers de Wall Street -, et cela d'autant plus qu'on se
réfèrerait à d'autres concepts ou modèles théoriques, comme nous l'avons montré supra.
De même la controverse entre Denis Clerc et Michel Husson (2009) sur le partage de la valeur ajoutée
est-elle intéressante en ce sens. Tandis que Husson, se référant implicitement à un modèle marxiste,
critique l'absence d'évocation du jeu du chômage et du rapport de forces dans la dynamique de la
répartition, Clerc répond à propos d'un « retour à 1982 » en dénonçant la financiarisation55, sans en
venir aux implications de cette dénonciation en termes de rapports de classes. On peut se demander
si ces termes n'ont pas tout simplement perdu sens pour ce dernier auteur56.
Si le lexique de l'économie semble faire obstacle à un traitement de cette question qui réintègre ces
références, ce traitement pourrait s'envisager différemment en identifiant les éléments de
représentation sociale à l'oeuvre chez les élèves. Des travaux menés en ce sens il y a quelques années
montraient en effet que l’entreprise était alors représentée comme lieu de l’exploitation du travail La
persistance de tels éléments de représentation chez au moins une partie des élèves fournirait un appui
pour mettre en doute la façon de traiter la question dite « des inégalités », en en modifiant les termes
mêmes.
Autre question supposée « vive », celle du « développement durable ». Ainsi comment les élèves
peuvent-ils réfléchir sur la question de sa compatibilité avec le capitalisme, ne serait-ce qu'au moment
où cette question leur est posée, si le texte de support concentre sa mise en cause sur la
« marchandisation de l'environnement » ? Ladite marchandisation est en effet simplement définie
dans le manuel comme la transformation de l'environnement en bien marchand, or tout l'enseignement
proposé consiste à présenter les biens marchands comme allant de soi, comment en tirer une
problématique ?
54 Cf. les termes relevés dans l'article de Gaffard (2008) supra. 55 Mais ici pas d'explicitation en termes de rapports de classes ! 56 Va en ce sens sa façon de comparer le débat sur la valeur, relancé par Harribey (2013), aux « querelles médiévales
sur le sexe des anges ».
25
Si l'enseignement de SES ne discute pas la présentation donnée actuellement du capital et, plus
largement, de la valeur, comment apprendre que la transformation de la nature en marchandises, pour
la valorisation d'un capital, est porteuse d'exploitation du travail en même temps que d'enrichissement
privé ?
Conclusion
L'examen des contenus scolaires en SES, autour du mot « capital », nous a conduit à souligner la
réduction de sa présentation à un ensemble de références théoriques particulières, sans que l'état du
champ théorique justifie de s'y limiter. Au contraire, des questions posées dans cet enseignement
paraissent plus difficiles à traiter dans ces conditions.
En analysant certains de ces contenus comme éléments d'un lexique qui a évolué en rapport avec la
dynamique globale de la société, et en particulier avec sa dynamique économique, nous avons montré
les contraintes qui pèsent sur le traitement de certaines questions, parfois qualifiées de « vives », dans
l'enseignement scolaire notamment, mais pas seulement. Ces questions peuvent se poser, mais c'est
nécessairement fonction du lexique qui nous fournit les mots pour le faire.
Dans ces conditions, la façon d'y répondre, la problématique et le modèle théorique mis en œuvre à
cet effet seront-ils audibles pour autant, selon le lexique partagé à ce moment et les discours auxquels
on peut se référer ?
Éléments de bibliographie
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Brémond, J., et Gélédan, A. (1990). Dictionnaire économique et social. (Paris, Hatier).
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Montoussé, M. (dir.) (2012). Sciences Économiques et Sociales, classe de seconde. (Paris, Bréal).
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