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  • 5/23/2018 VILLE INVENTIVE - Ville solidaire : Etat de la litt rature

    Marie GloorMargot LauzeralJean Leveugle

    Ville inventiveParis I Panthon-Sorbonne

    Ville solidaire

    ETAT DE LA LITTERATURE

    Pension de famille Maison des Thermopyles , Jean Leveugle

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    Remerciements

    Nous tenons tout dabord remercier le Plan Urbanisme Construction Architecture et la DlgationInterministrielle lhbergement et laccs au logement pour nous avoir accord leur confiance.

    Nous remercions tout particulirement Franois Mnard : les moments dchanges nous ont permis demrir notre rflexion et daboutir cet tat de la littrature qui, nous lesprons, sera riche dequestionnements dans le cadre de la prochaine consultation.

    Merci Sami Chataya et Clmence Peyrot pour leur sympathie et leur bienveillance lgard de nostravaux.

    Lquipe de Ville inventive nous a soutenus et accompagns tout au long de ce projet, nous leur en

    sommes trs reconnaissants. Merci surtout Paul Gourdon, dont les conseils aviss et lesprit positifnous ont aids avancer sereinement dans notre dmarche.

    Nous tenons remercier chaleureusement les personnes ayant accept de nous rencontrer dans le cadrede cette tude, et dont les avis, conseils et rcits dexprience ontenrichi ce rapport. Merci, donc Jean-Paul Blais, Sabine Brhl, Ccile Fr et Sylvie Fol.

    Merci, enfin, tous ceux qui ont contribu par leur soutien et leurs relectures la rdaction de ce rapport.

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    INDEX

    Partie I : Les fondements historiques de la notion de solidarit : quelles traductionsterritoriales ?

    I/ 17891920 : De la Rvolution Franaise au solidarisme : dune solidarit de clocher la solidaritnationale..p.7

    Chapitre 1 : Constituer la socit comme un corps dindividus libres et gaux en droits.p.10Chapitre 2 : La rvolution industrielle comme rupture : mergence du pauprisme et constitution duneclasse ouvrire p.15Chapitre 3 : Vers des formalisations philosophiques, juridiques et politiques de la solidarit : lessor de lasolidarit assurantielle base sur le contrat p.22

    II/ De 1920 nos jours, la solidarit au fondement de lEtat-Providence et lbranlement progressif de sesprincipes initiaux p.26

    Chapitre 4 : Une solidarit organise par lEtat reposant sur une vision organique du social (19201970).p.26Chapitre 5. La rupture des annes 1970 et lincapacit de lEtat faire face aux nouvelles ingalitsstructurelles .p.28

    Partie 2 : Analyse des objets dtude

    IMobilit et emploi p.37

    A. De linjonction la mobilit lancragelocal : quelle(s) mobilit (s) pour quelle(s) ressource(s) ?..p.40B. Vers une meilleure prise en compte des ingalits sociales : de la mobilit laccessibilit...p.44C. La prise en compte des ingalits de mobilits dans la rglementation : quels principes de solidarit ?..p.46

    Etudes de cas : les solidarits locales face limpratifde mobilit ....p.54Entretien avec Ccile Fr ...p.60

    IISans-abrisme et espace public .p.69

    A. Lvolution de la prise en charge des sans-abri, entre aide et rpression .p.72B. Espace public, sans-abri et solidarit : quelles relations ? p.80

    Etudes de cas .p.89

    IIILogement p.95

    A. La difficult dune chelle adquate pour les politiques solidaires du logement: entre autonomie locale etcohsion nationalep.97

    B. Lvolution du rle de lEtat dans la mise en uvre du logement social..p.101C. Tradition cooprative, rle des associations et solidarit de groupe..p.106

    Entretien avec Sabine Brhl ......p.114Etude de cas ..p.117

    Conclusion gnrale du rapport....p.120Bibliographie...p.122Sommaire.p.130

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    INTRODUCTION

    Dans les publications traites, aussi bien dans le champ des travaux sur lexclusion que dans celui des

    tudes urbaines, les auteurs sattachent souvent peu prciser le sens du terme de solidarit . Quandils le font, les approches sont variables : certains insistent sur ses diffrentes traductions pratiques,dautres les replacent sur le plan historique pour en comprendre les particularits actuelles. Cesdiffrentes entres traduisent lambigit de la notion, aussi bien dans sa dfinition que dans les discourset les pratiques qui sy rfrent. Pour Jacques Chevallier, sinterroger sur la solidarit, cest sengager

    sur un terrain sem dembches (Chevallier, 1992). En effet, la notion de solidarit connat unecertaine fortune partir des annes 1970. Dans un contexte de crise o le chmage de longue dure etla prcarisation de lemploi sinstallent (Castel, 1995, 2009), la solidarit est largement mobilise etsemble servir, souvent, de guide laction publique nationale.Elle est tout autant mobilise par lescollectivits locales, les associations, les groupes dindividus ou communautaires, et parfois mme, les

    entreprises. Pourtant, une vive critique merge lencontre de son utilisation: il ne sagirait que dune rfrence rituelle mobilise pour lgitimer des politiques dont les objectifs sont, au demeurant,extrmement varis (Chevallier, 1992). A cette utilisation rcurrente du terme de solidarit sajoute uneautre critique. En effet, la solidarit fait lobjet dun consensus alors mme quelle est entoure duncertain flou smantique (Blais, 2008).

    Ds lors, comment parler de ville solidaire ? La ville solidaire ne constitue pas un champ dtude proprement parler : elle na pas ses auteurs phares, ses concepts et ses limites. Au final, peu dauteurs yfont rfrence, ce qui rend complexe la ralisation dun tat de littrature sur la ville solidaire . Lalittrature traite dans le cadre de ce rapport ne se rfre ainsi pas toujours explicitement la solidarit.

    Et pourtant, elle concerne toujours, de prs ou de loin, ce qui lie les individus les uns aux autres, que celien soit organique ou politique, quil relve dune interdpendance factuelle ou dun principe decohsion. Or, la densit des liens est propre aux milieux urbains. Cest cette densit des liensinterindividuels quEmile Durkheim nommait la densit dynamique :

    Elle peut se dfinir, volume gal, en fonction du nombre des individus qui sonteffectivement en relations non pas seulement commerciales, mais morales : cest dire,qui non seulement changent des services ou se font concurrence, mais vivent dune viecommune , dans DURKHEIM E., Les rgles de la mthode sociologique, Paris,Flammarion, 1988, p.140.

    La solidarit existe de nombreuses chelles territoriales, ds lors quelle se dfinit, au moinstemporairement, comme lensemble des liens organiques et politiques entre les individus : celle de lanation, mais aussi celle des rgions, des pays, des communes, des communauts ou des familles. Ainsi,la solidarit de la ville pourrait transparatre dans sa capacit faire lien. En ce sens, solidarit etexclusion seraient opposables, et cest lopposition la plus prsente dans la littrature. Lexclusion, lesingalits, la pauvret et lindignit apparaissent en effet comme les envers de la solidarit (Terrolle,2004), qui constituent, eux, des objets de recherche bien constitus.

    Au regard de la littrature existante, la ville solidaire semble donc dabord pouvoir tretudie par soncontraire, ou tout du moins, ce quoi elle cherche sopposer. Les ruptures sociales et conomiquesvoques plus haut constituent une littrature dense, alors mme que la solidarit dans la ville suscitepeu dengouement scientifique. Nanmoins, quelques rfrences clef la solidarit existent, et

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    constituent une premire tape de recherche. Cest pourquoi, dans le cadre de ce rapport, nous avonssouhait mettre en lumire, autant que faire se peut, la ville solidaire au prisme de la lutte contre lesruptures, mobilisant ainsi les deux pans de la littrature, lendroit et lenvers de la solidarit.

    La solidarit la plus couramment voque se rfre le plus souvent la solidarit nationale, lEtat

    providence et aux principes nationaux de cohsion : nous le montrerons dans la premire partie de cerapport. La solidarit par la communaut nationale nous a sembl particulirement intressante, ds lorsque lon en tudie les consquences spatiales et sociales dans et sur la ville. Cependant, la ville est unobjet difficile dfinir. A nos yeux, la densit dynamique nest pas lapanage des milieux urbainscommunment admis comme tel. Ainsi avons-nous dcid de sintresser, bien que de manirersiduelle, aux espaces priurbains et ruraux, constituants dautres lieux de lurbanit, et par la mme desolidarits.

    Ce rapport est construit en quatre parties distinctes et complmentaires. La premire propose un retourhistorique sur lide dune ville solidaire. Les trois autres tudient la mise en uvre des formes de

    solidarit et les principes idologiques mobiliss dans trois objets dtudes, lis par les questionsdexclusion et dinclusion.

    Dans le cadre de la premire partie, il nous a sembl fondamental deffectuer un retour historique sur lanotion de solidarit, pour en saisir les tenants et enjeux, ainsi que les diffrentes significations. Mais ceretour na pas t uniquement smantique: concentrs sur lhypothse dune ville solidaire, nous avonscherch mettre en lumire les chelles territoriales dapplication et de mise en uvre des formes desolidarit, de la rvolution franaise nos jours.

    La seconde partie de ce rapport traite des formes de solidarit dans et pour la mobilit, prsente comme

    une nouvelle question sociale (Orfeuil, 2010) et interrogeant directement la possibilit dune villesolidaire. La mobilit nous semble constituer un lment fondamental dans la mesure o laccs auxressources de la ville, dont celles issues dactions dites solidaires, dpenden partie de la possibilit dese dplacer (Fol, 2009). Si nous dmontrerons que le dplacement nest pas toujours une ncessit, nousinsisterons dans cette partie sur la question de lemploi, souvent prsente comme fil directeur despolitiques de mobilit qualifies de solidaires.

    Les diffrentes formes du sans-abrisme, lies la question de lespace public comme espace devisibilit(s) constitue la trame principale de la troisime partie de ce rapport. Les sans-abri - groupeparticulirement htrogne (Damon, 2009) - interrogent directement, par leur prsence, la fois lacapacit de la ville faire solidarit, et plus largement lide dune solidarit organique, oudinterdpendance. Ltude des sans-abri constitue une entre par la marginalit permettant une vasteremise en question des principes de solidarit. En permanence sujettes lexclusion et linclusion, lespersonnes sans-abri tmoignent de la variabilit des formes de solidarit - ou de dsolidarit -, et mettenten lumire lexistence de politiques publiques et communales allant dans les deux sens, et parfois dansle mme temps.

    La quatrime et dernire partie de ce rapport sattache tudier la ville solidaire sous le prisme dulogement, la fois entendu comme unit dhabitation, et comme habitat, ou objet de rgulation sociale,conomique, dmographique et territoriale (Lvy, Fijalkow, 2010). Si le logement, peut se rvler treun amplificateur de pauvret et de prcarit matrielle, il peut tout autant devenir vecteur dinsertion

    sociale, ce qui lui confre un statut trs particulier (Bernard, 2006). En ce sens, il se place en lment

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    clef pour une rflexion plus large sur la ville solidaire, sur ce qui inscrit ou dsinscrit territorialement etsocialement.

    Dans chacun des objets dtudetudis (mobilit et emplois, sans-abrisme et espaces publics, logement),nous proposons plusieurs tudes de cas, qui visent mettre en lumire plusieurs cas pratiques nous

    semblant particulirement intressants, novateurs ou illustratifs. Fonds sur un ou plusieurs articles ourapports, ces tudes de cas mettent en lumire des formes de solidarits diffrentes. Dans chacune deces tudes de cas, nous avons souhait, lorsque ctait appropri, insister sur les points suivants,constituant une forme de grille danalyse :

    Responsable de lexercice de la solidarit : oprateur du lien solidaire. Ce responsable peuttre au fondement du lien (famille, communaut), tout comme il peut en tre une formedintermdiaire, garant dune solidarit qui nest pas fondamentalement de son fait (rle de

    lassistant social, par exemple).Ex : Services publics, collectifs non statutaires (squat, collocation), structures caritatives,communauts religieuses, politique ou ethniques, groupes professionnels (syndicat), domestique(mnage, famille).

    Principe :systme de valeur fondamental qui sous-tend laction de solidaritEx : Ncessit anthropologique (interdpendance), valeur morale, bien commun, dette socitale.

    Objectifs : objectifs affichs des oprateurs et responsables de la solidarit dans leur dmarche.Ex : Dfense de la figure du faible, redistribution montaire, insertion, socialisation, excution dundevoir moral, favoriser laccs aux ressources.

    Dimension du lien : caractristiques du lien entre le(s) responsable(s) de la solidarit et le(s)bnficiaire(s). Ici cest une forme statutaire du lien qui est tudie, par exemple, les dimensionslies laffectif ou la domination nentrent pas dans les critres.Ex :Individuel(changes inter individuels, interpersonnels), communautaire(lien la communautd'appartenance et d'ancrage) collectif (forme de regroupement qui s'opre autour d'un projetcommun mobilisateur), organisation(relevant d'organisations sociales, conomiques, culturelles etpolitiques) institutionnel (les services public) et socital (qui se rapporte la socit dans sonensemble).

    Publics cibls :sujets cibls par la solidarit, destinataires.Ex : Universel, groupe sur critres (citoyennet, profession, revenus), mritants, exclus.

    Traduction spatiale :forme(s) spatiale(s) de la solidarit tant dans sa mise en place que dans sesconsquences.Ex : Evnement ponctuel, amnagement (habitat, espace public, infrastructure de transport),lment mobile (transport individuel et collectif).

    Temporalit :Dure de la solidarit, tant sur le temps court que sur le temps longEx : Urgence, ponctuel, dure dtermine, prennit.

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    Partie ILes fondements historiques de la notion

    de solidarit: quelles traductions

    territoriales ?

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    INTRODUCTION

    DE LA PREMIERE PARTIE

    Faire de la ville solidaire un objet de recherche scientifique appelle une premire rflexion surles diffrents sens du mot solidarit . Cest pourquoi nous avons choisi de revenir auxfondements de cette ide. Dune part pour mieux en cerner les contours et dautre part, pouranalyser dans quelle mesure et pour quelles raisons elle est lie la ville. Ainsi nous mettrons enrelief les traductions spatiales des systmes daide et dentraide afin danalyser leurs dlimitationsterritoriales et les publics cibls.

    Nous avons dlibrment choisi de faire dmarrer ce travail aux abords de la rvolution franaise.A cette poque le terme de solidarit nexiste pas encore, mais il est possible de voir que sesprmices sont ancres dans les dogmes religieux. La solidarit en tant que principe na cependantfait lobjet dune conceptualisation qu partir du XIXmesicle.

    Dans une premire partie, nous tudions le passage de la solidarit comme principe moral etreligieux, issu de la charit chrtienne, sa traduction laque par les rvolutionnaires de 1789.Dune socit dordres et de corps on passe une socit de citoyens comprise comme un corpset appartenant une mme nation. A la moiti du XIXme sicle apparat le pauprisme, nouvellefigure de la pauvret, sur fond dindustrialisation et durbanisation. La rponse apporte par ceux

    quon appelle les rformateurs sociaux cette nouvelle question sociale sinscrit rsolumentdans la ville. A chacune de ces poques, des penseurs cherchent dfinir un facteur dunit entreles hommes. Sans la nommer, ils posent les fondements thoriques de la solidarit.Une seconde partie nous conduit au tournant rformateur des annes 1900 et ses prolongementsjusquaux annes 1970, priode au cours de laquelle sociaux-dmocrates et rpublicains sociauxont fix le cadre de lgalit lpoque dune socit comprise comme un corps, faisant desinstitutions de solidarit les simples prolongements dune vision organique du social (Castel,2009). A compter des annes 1970-2000, les principes de solidarit et de justice sociale qui sesuperposaient jusqualors vont tre remis en cause. Paradoxalement, ce nouvel ge desingalits et de la dsolidarit sociale (Castel, 1995) concide avec une attention de plus en plusforte aux processus de sgrgation et de rupture du lien social.

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    PREMIERE P RTIE1789 1920 : De la Rvolution Franaise au

    solidarisme : dune solidarit de clocher lasolidarit nationale.

    Lide de solidarit apparat au XIXme sicle, nanmoins elle sinspire de thories antrieures.Elle repose sur un double hritage : la tradition chrtienne de charit et les idaux rvolutionnaires.Le souci de charit se traduit par la mise en place dun systme dassistance envers les pauvres,sorganisant sur une base locale.La Rvolution franaise apporte lide dunit au sein dunenation compose dindividus libres et gaux en droits. Elle fait des secours publics une detteinviolable et sacre de la nation envers ceux qui ne peuvent se procurer leurs moyensdexistence par le travail. La solidarit vient ainsi offrir une forme de rponse au paradoxe n dela Rvolution franaise entre une libert individuelle affirme et lunit de la nation.

    CHAPITRE 1 : CONSTITUER LA SOCIETE COMME UN CORPS

    DINDIVIDUS LIBRES ET EGAUX EN DROITS

    A. Le tournant de la Rvolution Franaise : de la socit de corps au

    corps social

    La Rvolution franaise bouleverse le modle hirarchique de lAncien Rgime. Ce dernier est fond sur la socit dordres : la noblesse, le clerg et le Tiers-tat. Cest une socit dordreset une monarchie de droit divin de type absolutiste [], une socit coutumire et corporative(Offenstadt, Dufaud et Mazurel, 2005, p.9). La Rvolution franaise les abolit, et dsormais, enthorie, la socit nest compose que de citoyens.

    Cest dans les dogmes religieux que lon trouve une valeur, la charit, et sa manifestation,lentraide, qui servent de fondements aux premires thorisations de la solidarit. Cette charitprend la forme dune aide aux pauvres et auxindigents. Lglise na pourtant jamais opr seuleles offices daide aux pauvres : historiquement, les tats ou royaumes ont perptu ce typedaction1.

    1 Constantin fit aux pauvres des remises dimpt, et ouvrit aux proconsuls des crdits en faveur des famillesindigentes ; Charlemagne multiplia les coles et les dota gnreusement ; Saint Louis fonda les Quinze-Vingt etenrichit de ses dons lhtel de ville de Paris, qui les distribuait aux ncessiteux ; Charles V eut le premier lidedune assistance judiciaire gratuite; Franois Ier cra un bureau dindigence avec des listes rgulires, et luidonna le droit de lever une taxe daumne sur les habitants. Louis XIV, procdant ici comme partout avec sa

    grandeur habituelle, construisit et dota successivement lhpital des Incurables, lhpital des Convalescents,

    lhpital des Invalides, lhpital gnral de Paris, connu depuis sous le nom de la Salptrire, et qui lui seulpouvait renfermer jusqu six mille indigents in REYBAUD L., Du pauprisme et des institutions de chariten France , Revue des Deux Mondes, 1857, tome 11, p.304.

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    Au-del dune simple pratique daide ou dentraide, ce quapporte lglise, et notamment souslAncien Rgime, cest une structure thologique normative dfinissant la ncessaire cohsionentre les hommes. Le texte de Saint-Paul, dans lequel il emploie la mtaphore du corps, oumtaphore organiciste , lgitime au XVIIIme sicle la cohsion du groupe : Nous sommestous membres d'un seul corps.... De mme que c'est par la chute d'un seul que tous les hommes

    sont tombs dans la condamnation, de mme c'est par la justice d'un seul que tous les hommesreoivent leur justification. De mme que tous meurent en Adam, tous revivent en Christ2. Cettelogique intgre la ncessit de protger les plus faibles (les membres) dans la mesure o ils fontpartie de lensemble quest lglise (le corps).

    Sur le plan pratique, la charit est depuis longtemps territorialise et cible . Dans louvrageDe subventione pauperum(1526) de Juan Luis Vives (1492-1540), le philosophe religieux metlide que le Magistrat de la ville, responsable de lassistance, doit procurer du travail auxmendiants valides et cibler les vrais pauvres (desquels sont exclus les vagabonds et lessimulateurs). Cette dlimitation sociale de laide est conjugue une dlimitation spatiale :

    lglise entant que btiment est un lment central dans le dveloppement des villages et desvilles. Cest celui par excellence qui offre une protection aux personnes qui nont pas de quoi seloger. Nanmoins, tous les individus ny sont pas accepts. Par exemple, lAumne Gnrale deLyon, institution religieuse cre en 1534, exclut les trangers, cible les secours en fonction desbnficiaires, et donne priorit aux pauvres domicilis dans la ville. Or, cette logique quiconsiste ne nourrir que ses propres pauvres est reprise pas les lgislations des chelonsnationaux, en Flandre et aux Pays-Bas en 1531, en France en 1556, et en Angleterre avec les

    poor laws (Baziou, 2012, p.9). Ainsi, le principe dentraide qui fonde les relations dedpendance sinscrit sur un territoire dlimit, limage de lordonnance de Moulins pour laFrance (1566) :

    Ordonnons que les pauvres de chaque ville, bourg et village, seront nourris et entretenuspar ceux de la ville, bourg ou village dont ils seront natifs et habitants, sans quils puissentvaquer et demander laumne ailleurs quau lieu o ils sont, lesquels pauvres seront tenusde prendre bulletin et certification de dessus-dit en cas que, pour gurison de leursmaladies, ils fussent contraints de venir aux bourgs ou bourgades o il y a des htel-Dieuet maladreries pour ce destinez 3

    Le territoire communal est donc une rfrence principale pour tous les diles de lpoque. L'ided'appartenance un lieu est importante. L'objectif est de fixer spatialement les pauvres pour

    exercer un contrle sur eux. De fait, si le pauvre du bourg peut susciter la piti, la figure duvagabond fait peur. Dans son article de linstitutionnalisation chrtienne de la charit envers lespauvres , Jean-Yves Baziou relve mme lexistence dune police des pauvres , nommetantt chasses-coquins ou chasses-gueux charge de mettre en pratique les dispositions delordonnance de Moulins (Baziou, 2012). Lentraide et la charit chrtienne, sources premiresde lide de solidarit, dfinissent dj qui appartient au groupe et qui en est exclu. Robert Castelparle dans ce cas de protection rapproche (Castel, 1995).

    Sous lAncien Rgime, lglise, par en rfrence limage du corps, lgitime la cohsion dungroupe. Au nom de cette cohsion et par lintermdiaire de la charit, elle assure chaque membre

    2Premire lettre de Saint-Paul aux Corinthiens, chapitre 12, verset 12, in BOUGLE C., 1906.3Ordonnance de Moulins pour la France (1566)

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    et dans un primtre donn, les moyens de sa subsistance. La Rvolution franaise modifie enprofondeur la structuration de lordre social et bouleverse les institutions de lglise et ses

    principes: en 1795 est vote la premire loi de sparation de lglise et de ltat4. En rompantavec lAncien Rgime, la rvolution emporte une partie des instances et traditions qui organisentles liens entre les individus, avec la volont de faire table rase des ides chrtiennes (Vivard,

    2011, p.16). Les appartenances corporatives ou hrites sont supprimes. Dune socit fortementhirarchise, les individus deviennent en thorie libres et gaux en droits . Lhomme apparatcomme ltre qui est capable dnoncer ses droits et qui donc ne se contente pas de sesoumettre un ordre dj dict (Baziou, 2012),

    Ainsi, la Rvolution franaise supprime - voire proscrit - un nombre considrable dlments

    structurant la socit et ses groupes5.Lglise perd alors une part importante de ses prrogatives.La socit fait face la question suivante : considrant le dlitement de la socit dordres et delAncien rgime, quel principe dunion pour des individus devenus libres et gaux?

    B.Quel facteur de lien entre des individus atomiss ? A la

    recherche de principe de cohsion (Castel, 1995)

    Les penseurs et les hommes politiques de lpoque sefforcent de dterminer ce qui fait le lienentre les individus, la fin du XVIIIme sicle tant une priode profondment trouble par la

    perte de lunitassure auparavant par la religion et qui se caractrise par de fortes mutationssociales et politiques (Blais, 2007, p.57). Cest avant tout le rle de ltat qui est interrog dansla prise en charge des indigents, rle largement assur par les institutions religieuses lchellelocale auparavant.

    B.1 La proclamation de la dette sacre de ltat envers les citoyens lors de la premire rpublique

    Sous lAncien Rgime, le devoir de venir en aide ceux qui en ont besoin se faisait au nom de lacharit et de la philanthropie. Il relevait des institutions de lglise ou des initiatives prives. Lespromoteurs de la Rvolution franaise inscrivent cette aide dans le droit et positionnent ltatdans un nouveau rle, notamment vis--vis des travailleurs. Les Procs-verbaux et les rapports du Comit pour lextinction de la mendicit de lAssemble constituante 6 font un tat des lieuxdes systmes de distribution des secours et dorganisation du travail. Ces derniers dnoncent laraction de lAncien Rgime face au problme du travail qui consiste entasser les impotents

    dans des hpitaux ou enfermer les travailleurs fauteurs de trouble. A loccasion du comit, le ducde Larochefoucauld-Liancourt proclame : Lassistance na t jusquici regarde que commeun bienfait, elle est un devoir (). On a toujours pens faire la charit aux pauvres et jamais

    faire valoir les droits de lhomme pauvre sur la socit et ceux de la socit sur lui. Lorganisation

    4Cette loi supprime le budget de l'glise constitutionnelle et prcise, son article 2, que la Rpublique ne salarieaucun culte . Cette premire sparation prend fin avec la signature du concordat de 1801.5Ses promoteurs modifient aussi les dlimitations administratives. Cest cette poque que sont crs lesdpartements et les municipalits de cantons, et supprims les districts : La recomposition territorialecorrespondante peut se rapproprier les modalits voire les buts du pouvoir central prcdent (constructionnationale en particulier), mais vite de reproduire des configurations spatiales de pouvoirs locaux et rgionaux(Girault et al., 2008). Ce nouveau dcoupage territorial vise notamment asseoir la nation comme chelle

    principale de pouvoir.6De septembre 1792 octobre 1795 la France est dirige par lAssemble constituante, la convention , qui fondela premire rpublique.

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    de lassistance doit tre prvue par la Constitution (Baziou, 2012, p.12)7. La dclaration de lacitoyennet des individus permet de penser le problme de lindigence comme un droit 8. Leprincipe de charit est cart au profit dun principe de dette sociale fonde sur le devoir. Le droitau travail est rapport au droit la vie puisquil sagit par le travail davoir accs aux moyens desa subsistance. Et cela se traduit par larticle XXI de la Constitution de 1793 : Les secours

    publics sont une dette sacre, la socit doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leurprocurant du travail, soit en lui assurant les moyens dexister ceux qui sont hors dtat detravailler.

    Toutefois, les individus concerns par le droit au travail sont diffrencis : ceux qui sont danslincapacit physique de travaillersont distingus de ceux qui sont indigents ou qui nont pas detravail : Tout homme a droit sa subsistance par le travail, sil est valide; par des secours

    gratuits sil est hors de travailler 9. Dans cette logique est vote la loi Chapelier (1791), lasuppression des associations de travailleurs tant cense favoriser laccs au travail. Toutefois lescorporations jouaient un rle de protection des travailleurs et de rgulation des relations entre

    employeur et employ.

    Cest donc une solution binaire qui est propose par ltat: lassistance tatique rgle la questiondu secours, quand le libralisme rgle celle du travail. Cette association entre volontarismepolitique et libralisme conomique nest pas efficace(Castel, 1995). En effet la mise en place desecours publics suppose un tat fort. Or, le libre accs au travail sinscrit dans une conceptionlibrale dune puissance publique minimale. Il faut ajouter que laide des secours gratuits nestautorise que si la personne est invalide et domicilie. Celui qui ne justifie pas sa domiciliationest considr comme un tranger. Ce qui est nouveau, cest la prise en charge du droit au secourspar la communaut de la nation : cest la nation une et indivisible qui garantit le droit universel

    aux secours (Castel, 1995, p.308).

    A la suite de la Rvolution Franaise, ltat sinscrit dans le droit comme principal oprateurdentraide par lintermdiaire des secours publics. Laide est conditionne au statut du travailleur.

    B.2 Les pres spirituels de la solidarit : les utopies saint-simonienne et fouririste (Blais, 2007)

    Des penseurs comme Saint-Simon (1760-1825) et Charles Fourier (1772-1837) laborent desthories autour de la notion dAssociation. Sils nvoquent pas le terme de solidarit, leursthories influencent les premiers thoriciens de la notion de solidarit.

    7Cit par J. Imbert dans Lassistance et les uvres , in La France et les franais , Paris, Gallimard (LaPliade), 1972, p. 413.8 Ainsi, chaque homme ayant droit sa subsistance, la socit doit pourvoir la subsistance de tous ceux de sesmembres qui pourront en manquer, et cette secourable assistance ne doit pas tre regarde comme un bienfait, elleest, sans doute, le besoin dun cur sensible et humain, le vu de tout homme qui pense, mais elle est le devoirstrict et indispensable de tout homme qui nest pas lui -mme dans la pauvret, devoir qui ne doit point tre avili,ni par le nom, ni par le caractre de laumne; enfin, elle est pour toute socit une dette inviolable et sacre in

    BLOCH C., TUETY A., 1911, Procs-verbaux et rapports du comit de mendicit de la Constituante, 1790-1791, Paris, Imp. nationale, in Les mtamorphoses de la question sociale, 1995 Robert Castel.9Convention nationale, 17 mars 1793.

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    Le constat de Saint-Simon est le suivant : le fait conomique prend le pas sur le droit politique.Ses combats sont la lutte contre lignorance, lirrationalit et la rente. Il faut ainsi planifierlconomie par les clairs , autrement dit les savants, les artistes et les artisans. Saint-Simonest soucieux du sort de la classe paysanne, de la rgnration par lhygine et de lducation desclasses laborieuses. Sappuyant sur les dcouvertes scientifiques de lpoque, il dveloppe une

    science de lattraction qui atteste, par les sciences naturelles, dune conception organiciste du lienentre les individus qui ne peuvent pas vivre les uns indpendamment des autres. Il sagit dunereligion laque, une religion de la science10. LAssociation dfinit un grand principe dunit,fonde sur lharmonie. Ainsi, lAssociation quasi religieuse prend le relais de lide decommunaut des hommes en Dieu afin de garantir le lien entre les hommes.

    Charles Fourier, socialiste utopiste11, considre la thorie saint-simonienne comme moralisatriceet coercitive. Il sinscrit nanmoins dans le mme registre prophtique en prnant le principedharmonie entre les hommes: aux dsordres de la civilisation, il entreprend de substituer uneorganisation scientifique des passions et des plaisirs (Blais, 2007, p.50). Si Charles Fourier ne

    dfinit pas un programme daction pour mettre en place sa socit idale, il connat une postritimportante. Ses disciples reprennent sa thorie pour crer une unit dhabitation et de vie : lephalanstre. Celui-ci est habit par 1620 personnes qui doivent prsenter un chantillon de chaque catgorie de passions . Cest une communaut mais aussi uneorganisation dans lespace: ilsagit dun palais social et coopratif puisque que tous les lments pour une vie culturelle etsociale y sont runis (cole, thtre, crche, etc.). Le Phalanstre est cens mettre la porte dechaque participant des lments du progrs et de la culture. Sil tente de rassembler en un mmelieu des personnes diffrentes, il ne dveloppepas de notions dobligations ou de contrat entre lesindividus. Des tentatives dapplications de phalanstre seront dveloppes aprs la mort deCharles Fourier12. Alors que dans les annes 1840 la solidarit fait lobjet de premires

    thorisations, les disciples de Charles Fourier rebaptisent lharmonie solidarit.

    Saint-Simon et Charles Fourier auteurs ragissent vivement face aux dgradations quinduisentle manque de repres engendr par la rvolution franaise et les dbuts de la rvolutionindustrielle. Ils partent tous les deux du constat dun dsordre moral, conomique et politiquemais apportent des rponses diffrentes pour redonner de la cohsion dans une socit o lesindividus sont libres et gaux. Ces thories restent au stade dutopie et ne font pas lobjetdapplication politique. Nanmoins, elles laissent des adeptes qui vont sapproprier les principes,voire les radapter la nouvelle notion qui merge : la solidarit. Si Saint-Simon est en faveur delexpansion industrielle, il sagit dune expansion matrise. Charles Fourier pour sa part proposele modle du phalanstre en raction lindustrialisation: les lments naturels sont mis en avanten opposition aux lments urbains.

    10Pour Saint-Simon l'Association dfinit une religion, au sens propre, avec ses cultes, ses prtres et pontifes,mais aussi au sens tymologique de religare, de lien, d'unit, de convergence. Ce lien est d'abord un liend'affection, un lien sympathique, en rupture avec l'isolement, l'gosme et l'anarchie rsultant du strictrationalisme moderne. L'Association constitue ainsi une matrice symbolique gnrale, garante d'harmonie. (Laville et Chanial, 2002, p.3)11Lutopie est, au sens originel du terme, une socit idale hors du temps et de lespace, une rfrence et non un

    projet.12Le premier essai de cration dun phalanstre a lieu en 1883 quelques annes aprs la mort de Charles Fourier Cond-sur-Vesgre mais cette tentative se solde par un chec. Certaines communauts inspires du fouririsme

    sexportent aux tats-Unis. En France, la plupart des tentatives naboutissent pas pour cause dinsalubrit ou deressources suffisantes. A Guise Jean-Baptiste Godin fonde le familistre qui sinspire en partie des thories deFourier.

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    CHAPITRE 2 : LA REVOLUTION INDUSTRIELLE COMME

    RUPTURE : EMERGENCE DU PAUPERISME ET CONSTITUTION

    DUNE CLASSE OUVRIERE

    A.Un discours ngatif sur la ville industrielle qui se nourrit de la peur

    des classes dangereuses (Chevalier, 1984)

    Robert Castel note que la premire moiti du XIXme sicle est marque par la prise deconscience dune forme de misre qui parat accompagner le dveloppement de la richesse et le

    progrs de la civilisation (Castel, 1995, p.348).La mdecine sintresse ces nouveauxproblmes urbains13. Le mdecin Louis Ren Villerm (1782-1863) sappuie sur une approche

    la fois statistique et descriptive dans son tableau de ltat physique et moral des ouvriers (1840).Il y dcrit les conditions dhabitat des ouvriers de la fabrique dAmiens, lors dune priode debaisse dactivit importante. Les ouvriers logent pour la majorit dans la partie basse de laville, c'est--dire dans les plus mauvais quartiers, dans les rues troites, o les maisons,

    frquemment en bois, ont un aspect misrable, et des chambres humides, mal claires, malcloses, malsaines. Lauteur ajoute qu on renvoie ordinairement la famille qui passe quinze

    jours sans payer. Il dcrit ainsi un contexte urbain dhabitat prcaire et non prenne, en plusdtre ingalitaire: Les familles les plus aises paient leur loyer tous les trois mois, et les autres,c'est--dire presque la totalit, le paient chaque semaine ou chaque fois quelles touchent leur

    salaire (Villerm, 1840, pp.95-96). Une certaine forme d inscurit sociale est prsente

    cette poque (Castel, 1995), en tmoignent les dires dEugne Buret : Ces populations detravailleurs, de plus en plus presses, nont pas mme la scurit dtre toujours employes ;lindustrie qui les a convoques ne les fait venir que lorsquelle a besoin delles et, sitt quelle

    peut sen passer, les abandonne sans le moindre souci (Buret, 1841, p.68). Les conditions devie du proltariat urbain et sa moralit font ici lobjet dune analogie. Deux formesdassistance sont dailleurs envisages: lune agt sur lespace (le bti et les problmes matriels)et lautre sur le social (lducation et la morale). Les deux formes seront de plus en plus liesvoire indissociables. En tmoignent les rflexions des architectes dans la seconde moiti duXIXme sicle. Ils intgrent les problmatiques de l'Hyginisme au bti, mais organisent aussil'espace de l'immeuble avec des pices communes pour susciter une vie en communaut en dehorsdu bistrot notamment, ainsi qu'une division de certaines tches.

    La rvolution industrielle transforme les structures de la socit avec lapparition du proltariat.Dans un texte de Louis Napolon Bonaparte (1808-1873), De lextinction du pauprisme (1841),le futur candidat aux lections (1848) parle dune industrie dsorganise, sans rgulation, et broyant galement dans ses rouages les hommes comme la matire . (Napolon III, 1844, p.6).Lexpressionpauprisme renvoie ltat dextrme indigence dans lequel se trouve la masse

    grandissante des ouvriers peu qualifis (Bland, 1998, p.149). Lincertitude salariale, la durecondition ouvrire, les lieux de vie insalubre et lindigence croissante crent lesfondements dune

    13Qui naffectent nanmoins que le quart de la population : les trois quarts restants sont encore situs dans deszones rurales, ce qui relativise la porte du phnomne.

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    vaste tension sociale, o le proltariat urbain devient [progressivement] une classedangereuse dont la situation prcaire symbolise lampleur de la question sociale (Chevalier,1984). Pour Robert Castel, le mlange de mpris et de peur qui structure [lattitude des bourgeois ] est lexpression dun antagonisme social fondamental pouvant prendre le visagedune lutte mort (Castel, 1995, p.359). Les proltaires sont perus comme des barbares

    qui survivent aux lisires de lasocialit (Bland, 1998, p.149). Cet antagonisme estspatialement localis : ce sont les faubourgs des villes manufacturires qui suscitent la crainte.

    Cela pose la question de ce qui unit ou dsunit. En rfrence la mtaphore organiciste, quellesoit religieuse ou philosophico-politique, lditeur et philosophe Pierre Leroux (1797-1871) crit : la socit nest plus quun amas dgosme, ce nest plus un corps, ce sont les membres sparsdun cadavre (Leroux, 1841). La socit franaise est dsunie, traverse par une crise sociale :les carts grandissants dans la distribution des richesses, la naissance dun proltariat urbain et lalutte de classes montrent que lintrt de quelques-uns est en contradiction avec lamlioration dusort du plus grand nombre. C'est la structure de la ville industrielle qui rend visible ces tensions

    dans l'espace, en crant des contrastes forts entre les quartiers. Cette division des classes necorrespond donc pas au corps social compos de citoyens libres et gaux qua dfini la rvolutionfranaise (Blais, 2008).

    Face aux antagonismes naissants et aux problmes urbains de plus en plus nombreux, il apparatncessaire de faire du lien , dautant plus quaucun principe de cohsion ne rgit rellement lasocit et ses individus. LEtat et les initiatives prives tentent alors de remdier au dlitementsocial, mais les rsultats sont contrasts.

    B.La construction des systmes daide et dentraide au dbut du

    XIXme sicle: une contrepartie ncessaire?

    Si lAncien Rgime est actif dans son action contre la pauvret, la puissance publique de la fin duXVIIImesicle jusqu la deuxime rpublique, en 1848, contraste par sa faible intervention enla matire. Pourtant, cest cette poque, dans le contexte de rvolution industrielle, que lepauprisme est rattach au contexte urbain:

    Il y a donc pril en la ville, pril politique et plus encore pril de mort. Ainsi se fait jourlide quil ny a plus seulement un problme de pauprisme, relevant des uvres

    caritatives traditionnelles, mais quapparat maintenant une forme spcifique de pauvret,lie la condition ouvrire, et qui appelle des formes galement nouvelles dintervention.A la question sociale se noue la question du logement . (Flammand, 1989, p.21).

    Robert Castel pose une question fondamentale qui structure la construction de la notion desolidarit : Une socit peut-elle rester indiffrente au risque de sa fracture ? (Castel, 1995).On retrouve ainsi la ncessit de lunion, souleve par les saint-simoniens, du sentimentdappartenance un tout pour former une socit part entire. Toutefois, ltat sous laRestauration et la Monarchie de Juillet ne sempare pas ou peu du problme du dveloppementde la pauvret.

    A la fin du XVIIImesicle, la vision librale de la pauvret est modifie par la prise de consciencedu fait quun pauvre nest pas pauvre seulement parce quil ne travaille pas, il existe une pauvret

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    qui nest pas due labsence de travail mais qui rsulte de la nouvelle organisation du travail. Auregard de ltendue du nombre de personnes concernes par la pauvret, le rle de ltat faitlobjet de vifs dbats. En effet, les actions de rsorption de la pauvret existent mais sont drisoirescompares aux ambitieuses dclarations des Assembles rvolutionnaires (Castel, 1995). A partirdu Directoire (1795-1799), ltat dveloppe un argumentaire lgitimant son absence

    dintervention: il ne met pas en place un systme gnralis daides envers les pauvres enraisonde labsence de contrepartie de leur part (Castel, 1995). Le conventionnel Jean Baptiste Delecroyfait abolir sous le Directoire le droit lassistance.Il supprime ainsi la dette inviolable et sacre lgard des citoyens dans le besoin, proclame lors de la Convention : Le gouvernement nedoit rien qui ne le sert pas. Le pauvre na pas le droit la commisration gnrale 14. Leregistre de cette dclaration sappuie sur une logique dintrt : il ny a pas daide sanscontrepartie. Si la puissance publique statue sur sa non intervention, les pratiques de bienfaisancesde la part des lites sociales ne font pas lobjet de la mme condamnation, voire sont encourages.

    Les formes daction face la misre sont de deux ordres. Dune part, il y a lassistance prive

    confessionnelle des institutions religieuses et paroissiales. Lorganisation charitable se poursuit:1800 tablissements et 25000 religieux accueillent les indigents. Dautre part, il y a la puissancepublique qui se limite des actions de faible ampleur (Castel, 1995). Il existe des hpitaux et deshospices, accueillant principalement des invalides, sous contrle des municipalits. Leurslourdeurs administratives et leur lent fonctionnement est notable. En parallle existent desbureaux de bienfaisance dont laction est trs ingale en fonction du territoire et des dons grceauxquels ils fonctionnent. Il existe aussi quelques tablissements spcifiques pour les sourds,aveugles ou muets ainsi que des orphelinats et des asiles. La prise en charge des pauvres estfacultative et sous la responsabilit des communes. Selon le lieu o il se trouve, lindigent nebnficie pas des mmes aides.

    Des rponses non tatiques et religieuses se dveloppent mais slabore aussi une conceptionnouvelle et originale de la mobilisation des lites sociales pour dployer un pouvoir tutlaireenvers les malheureux et assumer une fonction de bienfaisance qui conomise lintervention deltat (Castel, 1995, p.374). Elle repose non pas sur une obligation juridique mais sur uneinjonction morale la fois publique et prive. Tout lenjeu des penseurs libraux est de faireensorte que la prise en charge des pauvres par la morale publique. Franois Guizot (1787-1874) estlun des principaux fondateurs dune conception librale de laide aux pauvres. En 1821, ilparticipe la fondation de la Socit de la morale chrtienne qui runit un large chantillon dellite sociale se proccupant des problmes sociaux: aristocrates libraux, banquiers, industrielsproccups par les risques de dissociation sociale et catholiques clairs sy runissent. Cespersonnes issues de milieux trs diffrents ont pour objectif, au nom de la philanthropie, demoraliser le peuple. Cette ide se prolonge tout au long du XIX mesicle. Ce qui caractrise cemouvement htrogne cest une quasi-absence dintervention de la part de ltat, ou du moinssa minimisation et paradoxalement, le refus de ne pas ragir face au dveloppement de la pauvret.Sil faut agir cest seulement en sattaquant aux effets du dveloppement conomique induit parle systme capitaliste : Cest tenter dapporter des correctifs aux contre-finalits les plusinhumaines de lorganisation de la socit, mais sans toucher sa structure . (Robert Castel,1995, p.394). En somme, la prennit dun systme de protection envers les pauvres fait peur.Dans les milieux du catholicisme social lattention se porte sur la misre des classes laborieuses.

    14DELECROY J-B., Rapport sur lorganisation des secours publics. Convention nationale, sance du vendmiairean V, in CASTEL R., 1995, Les mtamorphoses de la question sociale, Folio Essais.

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    Autour de 1830, une srie dcrits et de confrences se suivent sous tendues par une questioncommune : que doit faire la socit face la pauvret ?

    A cette poque se dveloppent plusieurs formes dassistance aux indigents, notamment traverslinstitution du patronage15. Des caisses dpargne et des socits de secours mutuels sont cres

    en parallle dans une logique de prvention de la misre. Le dveloppement des caisses dpargneet mutuelles sinscrit dans une logique de redressement moral des classes infrieures. Ainsi, laprvoyance et la cotisation des classes infrieures reposent sur le volontariat et ne sont pasobligatoires. Lobjectif est de responsabiliser les ouvriers puisque les dirigeants estiment quelimprvoyance est sans doute la cause de leur malheur.

    Linstitution du patronage a pour finalit de garantir la paix sociale ainsi quune organisationrationnelle du travail. Dans certaines industries se dveloppent de nombreux services sociauxincluant notamment les caisses dpargne et les socits de prvoyance. Lidal est dorganiserune parfaite unit entre la ville et lusine : Elles ralisent en effet une institution totale au sens

    littral du mot, lieu unique dans lequel lhomme accomplit la totalit de ses besoins, vit, travaille,se loge, se nourrit, procre, meurt (Castel, 1995, p.412). La solidarit sexerce alors lchellede lusine. Si les patrons mettent disposition ces services sociaux ducation, logement, santce nest pas par pure philanthropie mais dans le but de fixer les populations sur place. La paixsociale est maintenue par ce minimum de scurit offert aux ouvriers. Les patrons sassurent ainside la disponibilit de la main-duvre et de sa docilit(Castel, 1995).

    Toutefois ces formes de paternalisme philanthropique font lobjet de contestations. La charitgnreuse des lites sociales trouve ses limites ds lors quon lui oppose lautonomie de la classeouvrire consciente de ses propres capacits (Castel, 1995). A titre dexemple, le journal lAtelier

    dans les annes 1840 participe la formulation dune idologie cohrente de la classe ouvrire etcondamne le patronage. Cest sur cette base que se dveloppe lide dune association ouvrire.

    Bien que la loi Chapelier (1791) ait interdit les associations professionnelles, cest tout de mme lintrieur de groupements professionnels que sorganisent des solutions durgence face laquasi- absence dintervention tatique: organisations de secours mutuels, ateliers de travail

    pour les ouvriers chmeurs, coopratives de consommation et mme de production commencent voir le jour. (Blais, 2007, p.57). Lauteure souligne la ncessit vitale de cette solidarit : ilen va de la survie de certains. Ainsi, le rassemblement est cr face ladversit. L appel lasolidarit est employ dans les rvoltes ouvrires que ce soit sous forme de grve ou de lutte16.Ces combats ouvriers sorganisent dans le cadre des compagnonnages et des socits de secoursmutuels. Ces socits hritent dune longue tradition de solidarits de mtiers, et se veulent unerponse aux nouvelles conditions politiques, conomiques et sociales. La solidarit sappuie donclargement sur lappartenance professionnelle: le travailleur appartient une totalit soude. Et lamorphologie de la ville industrielle, organise autour des usines, regroupe de fait spatialement lestravailleurs.

    15Ici on entend patronage au sens de tutelle exerce par les patrons des industries sur leur main -duvre. Il sagitdune forme de contrle social lgitim par une morale philanthrope. Eloigner louvrier du bistrot et des dangers

    de la ville est un moyen pour les patrons de garantir lordre au sein de la cit-ouvrire. Cet ordre repose sur la miseen uvre dun systme de protection sociale et dquipements (pouponnire, cole, logements, lieu de culte etc.).16En 1833 est cre la socit Solidarit rpublicaine , soutien des ouvriers canuts Lyon.

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    C.Les premiers thoriciens de la notion de solidarit: concilier libert

    et unit, un principe dorganisation de la socit.

    A partir des annes 1840, les thories sur la solidarit foisonnent17. Les tensions politiques et lesluttes sociales confrent la solidarit un principe que ni la fraternit, ni la charit ne prennent encompte : celui de lunion reposant sur la ncessit de lentraide et de laction commune. Alapproche de la deuxime rpublique (1848-1852) apparat un nouvel acteur dans la sphrepolitique : le peuple, qui se considre comme un proltariat en lutte (Blais, 2007). La question dela lutte des classes est au cur des dbats de lpoque. Les crits relatent un terrifian t risquede dissolution sociale . Parmi les rpublicains rformistes, dtenteurs du principe de lasolidarit, se dfend lide selon laquelle les intrts des deux classes sont conciliables. Ce nestpas le cas des rvolutionnaires qui considrent quil faut renverser la classe bourgeoise pourmanciper le peuple. Karl Marx critique vivement ces rformateurs humanitaires qui risquent de

    freiner la lutte des classes. Ainsi, la solidarit est perue par les rvolutionnaires comme un moteurde transformation sociale par le conflit (Sbastiani, 2004). Du ct des rformistes, les thoriciensde la solidarit vont sattacher montrer en quoi, par la science et la philosophie, il ny a quuneseule humanit.

    Constantin Pecqueur et Pierre Leroux sont alors les deux principaux penseurs de la notion desolidarit. Ils considrent que le dsordre de lpoque nest quune tape vers lharmonieuniverselle : de nombreux penseurs formulent des lois sociales pour faire merger lunitet viterla division du peuple. Ernest Renan approfondit ce registre dans lAvenir de la science, o il dcritla rvolution de 1789 comme laccs une humanit rflchie et consciente delle -mme. Une

    tape vers lunit du genre humain, celle de lunit de la nation. A partir de1848, le termesolidarit est prononc et pens dans la sphre politique comme un moyen daccomplir lespromesses non tenues de 1789 : lunit du peuple.

    Constantin Pecqueur et Pierre Leroux se chargent de thoriser la notion de solidarit et de ladiffuser dans le langage courant.

    Le saint-simonien Pierre Leroux revendique la transposition laque dune valeur chrtienne, lacharit : Jai le premier utilis le terme de solidarit pour lintroduire dans la philosophie,cest--dire selon moi dans la religion de lavenir. Jai voulu remplacer la charit du

    christianisme par la solidarit humaine. (Pierre Leroux cit dans Lebras-Chopard. La grve desSamarez, 1859, p.254). Pierre Leroux est le fondateur dune science qui dfinirait une loiuniverselle des tres et de leur rapport. Il cherche ce qui relie les hommes au-del des formes delchange et du contrat politique (Rosanvallon, 2011). Il formalise cette qute par une religion dela vie, soit une religion laque. Dans cette qute spirituelle, la solidarit est vue comme le principeorganisant le mieux possible la vie sur terre. Il affirme avant tout la conciliation des intrts desclasses laborieuses et des lites sociales dans la recherche dun destin commun: Il sagit dunetape importante pour ouvrir la notion de solidarit non plus seulement des ayants droit issusdu travail, mais tous les individus dune mme socit . On peut reprer l la transition des

    17Des penseurs comme Eugne Buret (De la misre des classes laborieuses, 1840), Constantin Pecqueur (Thorienouvelle dconomie, 1842), et Pierre Leroux (Quest-ce que la solidarit du peuple, 1840) se penchent sur cettenotion.

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    solidarits fermes sur des intrts particuliers, et notamment les intrts professionnels, vers dessystmes de solidarit beaucoup plus ouverts et englobant fonds non pas sur la qualit mais surla citoyennet. (Vivard, 2011, p .20).

    Constantin Pecqueur, pour sa part, envisage des solutions politiques, ce qui lui vaut dtre connu

    comme le pre du collectivisme franais . Il ne sagit pas de trouver une rponse dans la foi,puisquil nentre pas dans des considrations mtaphysiques, mais de transformer lorganisationcollective de la socit. Dans Quest-ce que la solidarit? (1840), la solidarit est vrifie parlconomie politique: Sil est un point dmontr par les sciences sociales, cest lindivisibilitdu salut individuel et du salut social. Constantin Pecqueur a, contrairement Pierre Leroux,souvent recours la distinction entre deux types de solidarit. Dune part, il y a la solidarit de

    fait, autrement dit la solidarit naturelle qui sapparente la notion dhritage oudinterdpendance. Celle-ci montre aux hommes que leur destine est insparable,irrmdiablement collective : les actions des uns ont des consquences sur les autres mais aussisur les gnrations futures. Dautre part, il y a lasolidarit volontaire, autrement dit solidarit de

    droit qui se ralise par la volont de chacun des membres associs. Cette dernire fait appel lobligation morale et doit rectifier les errements de la solidarit naturelle. Cependant ConstantinPecqueur estime que toutes les formes de solidarit ne sont pas souhaitables puisquelles peuventalimenter la division et les intrts de diffrents groupes.

    Cest ainsi que la solidarit apparat comme une solution conciliant les courants de pense delpoque. Lune des difficults majeures laquelle se confrontent les diffrents auteurs quithorisent la notion de solidarit reste nanmoins celle de la conciliation entre libert individuelleet unit collective. La solidarit est une notion reprise par des courants politiques trs diffrentset devient alors un concept carrefour (Blais, 2008). Indpendamment de linspiration socialiste

    sous le signe de laquelle elle a t lance, elle peut tre revendique par les traditionalistesdsireux de retrouver les solidarits juges naturelles et la cohsion spirituelle de lancien ordresocial. Des libraux lemploient notamment pour justifier lharmonie du travail de chacun et laprosprit de tous.

    D.Le tournant rformateur de 1900: la ville comme objet de rflexion

    Le discours sur le pauprisme rassemble les actions et les rflexions dhommes politiques, defonctionnaires, de philanthropes ou dexprimentateurs sociaux ayant en commun de se situer endehors de laction de lEtat. Celui-ci est en effet encore peu prsent en ce dbut de sicle et selimite encourager les initiatives et les rformes prives. Cr en 1894, le Muse social, fondationprive, constitue le creuset de ces rformes. Cest partir de lui que se diffuse nt les ides et lesexpriences en matires sociale, avec sa tte le disciple de Frdric Le Play, Emile Cheysson.Malgr la diversit des courants de pense qui convergent au sein du Muse social,largumentation de la plupart des rformateurs reste celle de la philanthropie du XIX mesicle :en matire daction sociale il sagit avant tout dune question dducation morale. La solidaritdes libraux envers les populations misrables nest encore rien dautre quune charitgnreuse (Castel, 1995).

    La rflexion dclenche par la dcouverte du pauprisme partir des annes 1820 donne lieu

    une somme importante de connaissances, labores partir denqutes sur les modes de viepopulaires. Pour Robert Castel, ces connaissances constituent le noyau originel des sciences

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    sociales (Castel, 1995). La ville est la fois le terrain privilgi de ces enqutes et le lieu osinscrit laction du courant rformateur. Sinterrogeant sur le choix dHalbwachs de fairede laville le lieu de dmonstration de sa thse, Topalov observe que dans les annes 1910, courantrformateur et urbanisme naissant se rencontrent.

    Dune part, lurbanisme naissant dsigne la ville comme lobjet possible dunamnagement global fond sur une science des lois de lvolution urbaine. Dautre part,les rformateurs sociaux, qui observent et dplorent depuis longtemps les murs ouvrires[] dcouvrent les dterminations sociales durkheimiennes. La morphologie des villes etles modes de vie de leur population sont ainsi lis depuis peu dans un mme projet derformes o se rencontrent des hommes de tous horizons politiques (Susanna, Topalov,1987)

    Cest linitiative des membres du Muse Social quest cre en 1913la Socit franaise desurbanistes, dont Henri Sellier est lun des acteurs emblmatiques. Inspir par le mouvement des

    cits jardins, il se saisit de ce modle pour dvelopper des logements bon march dans labanlieue de Paris. Mme sil reste dans une perspective hyginiste, - selon lui la ville [] etles conditions de logement ont une influence dcisive sur la moralit et lducation du peuple (Susanna, Topalov, 1987, p.430) - son uvretmoigne de larticulation trs forte entre un espaceurbain, la banlieue-jardin, et la solidarit. La doctrine de Suresnes, entremlant hyginisme ethabitat, repose sur un principe dencadrement social semblable au patronage. Il ne sagit pas de chasser dfinitivement la pauvret et dassister en toutes circonstances mais dadopter unepolitique de progrs social et de mieux-tre (Burlen, 1996). La politique locale sorganise dansune logique de redistribution davantages sociaux par le biais des services communaux. ASuresnes, le petit collectif est la principale forme dhabitat. Au sein de ce petit collectif, Sellier

    vise une certaine diversit, avec des logements bon march et des logements pour les classesmoyennes. Il a aussi le projet dinstaurer une mixit dmographique en construisant desrsidences pour clibataires et pour personnes ges. Pour lui la banlieue-jardin est unterritoire permettant de faire lexprience de nouveaux liens sociaux, ce quil rsume dans uneformule emprunte au Congrs socialiste de 1900 : la ville, laboratoire fcond de solidarit

    sociale18.

    Le modle de la cit-jardin dHoward est diffus en France par lintermdiaire du Muse Social.Ebenezer Howard prne un modle de cit autonome, indpendante de la ville, et qui fonctionnecommune une communaut relativement ferme. La cit-jardin conjugue les avantages de la ville

    (emploi, vie sociale) et de la campagne (qualit de vie, loyers abordables). Si elle connat uncertain succs en France au dbut du XXmesicle, le modle est rapidement dvoy. Le passagede la cit-jardin la banlieue-jardin reflte un changement de perspective : lpoque o la rformede lhabitat populaire tait pense lchelle dune opration isole est rvolue. Elle sinscritdsormais dans un champ dintervention plus vaste, qui embrasse tout le systme urbain, dont lequartier dhabitation nest quun lment (Topalov, 1987).Ce regard englobant atteste dunenouvelle faon de penser la ville comme tmoin des transformations de la socit. Ainsi EmileDurkheim (1858-1917) sintresse-t-il la ville comme rvlateur social. Selon lui la division du

    18La formule du Congrs est la suivante : La commune est un laboratoire de vie conomique dcentralise

    (Burlen, 1966). Dans la formule de Sellier, on peut penser que le mot social est teint de conservatisme : pour lesrformateurs du XIXme sicle, il sagit en effet de prserver tout prix un ordre social afin de faire face au risquede dissolution sociale quentrane lindustrialisation.

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    travail qui se dveloppe dans la ville moderne permet aux individus de se singulariser tout enayant toujours plus besoin dautrui. La ville est le lieu o se ralise ce paradoxe: plus lesdiffrences sociales sont exacerbes, plus les individus dpendent les uns des autres. Pourreprendre la terminologie de Constantin Pecqueur, Emile Durkheim tudie la solidarit de fait et non volontaire . En ce sens, il sattache montrer les liens dinterdpendance factuels entre

    les individus, et non la moralit qui les lie (principe moral ou valeur). Le lien lautre cessedtre inconditionnel; il devient contractuel, choisi, rflchi (Stb, Marchal, 2010). EmileDurkheim parle alors du passage dune socit peu diffrencie de solidarit mcanique, dessocits contractuelles et coopratives desolidarit organique. La ville moderne apparat commela manifestation de la solidarit organique : les individus y occupent des fonctions spcialises,les rendant la fois plus autonomes et plus interdpendants les uns des autres.

    CHAPITRE 3 : VERS DES FORMALISATIONS PHILOSOPHIQUES,

    JURIDIQUES ET POLITIQUES DE LA SOLIDARITE : LESSOR DE LA

    SOLIDARITE ASSURANTIELLE BASEE SUR LE CONTRAT

    A.Thories de la solidarit: linterdpendance, la dette et le contrat

    Les penseurs de la solidarit de la seconde moiti du XIX mesicle sinspirent en partie didespolitiques et philosophiques issues des lumires. Ils cherchent concilier libert individuelle etresponsabilit collective. Ils se fondent dune part sur les thories du contrat, et dautre part sur

    les travaux de Pierre Leroux et de Constantin Pecqueur. Ces derniers ont dj thoris leslments fondamentaux de la solidarit, en sparant, dune part, la solidarit de fait(linterdpendance), et, dautre part, la solidarit volontaire (la mise en place dun principe decohsion pour un groupe dindividus donn).

    Lun des contributeurs la notion de solidarit, Charles Renouvier (1815-1903), sinscrit dans undouble hritage intellectuel : le libralisme et le courant des rformateurs sociaux. Il porte uneattention particulire la condition ouvrire. Initialement proche des milieux saint-simoniens, ilrejette lexistence dun tout prexistant les individus ou dune unit absolue de lhumanithrite des principes religieux. Il ne conoit lunit des hommes quautour dun principe logique

    et non transcendant : le contrat. Pour lui, la mise en place de ce contrat est fonction du sentimentdobligation, ou limpression pour les individus dtre dbiteurs dune socit qui les prcde: Renouvier est convaincu que cest dans ce sentiment de dette que rside lorigine subjective dela catgorie dobligation (Blais, 2007, p.148).

    Cette dette sociale est le fondement de la pense dAlfred Fouille (1838-1912). Pour lui,linterdpendance des individus prend la forme dun organisme contractuel . Alfred Fouillereprend une distinction proche de celle des premiers penseurs de la solidarit : la socit est unorganisme mais il a conscience de lui-mme. Or, pour Alfred Fouille, la conscience qua lasocit delle-mme est ncessairement contractuelle. Dun ct, la socit fonctionne comme un

    corps, de lautre, elle se pense comme un corps . Pour Alfred Fouille, le contrat est tacite et sonadhsion implicite : adhre au contrat celui qui vit en socit et qui bnficie de ses avantages et

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    inconvnients. Lapport dAlfred Fouille rside de plus dans la notion de justice rparative : en semparant de cette notion de justice rparative , consubstantielle selon lui lide de

    justice contractuelle, et en tendant lobligation de rparation aux actes dont les gnrationsantrieures se sont rendues coupables, Fouille a trouv largument capital (Blais, 2007,p173.). Lun des apports dAlfred Fouille est donc de mettre en lien des diffrentes gnrations

    autour dune mme dette sociale.

    Chez Charles Renouvier, Alfred Fouille et Emile Durkheim, lEtat a pour rle nouveau dtre legarant des cooprations et de la justice dans les contrats. Il norganise pas la vie sociale, il nenest que loprateur: Assurment l'tat ne cre pas la vie collective, pas plus que le cerveau necre la vie du corps et n'est la cause premire de la solidarit qui y unit les fonctions diverses19.

    B.LonBourgeois et le solidarisme, les fondements de la doctrine du

    parti radical sous la IIIme Rpublique

    Lon Bourgeois20(1851-1925), membre fondateur du parti radical et radical socialiste, est avanttout connu pour llaboration de la doctrine sociale de la troisime rpublique (1870-1940), celledu solidarisme. partir des annes 1880, la Rpublique fait face de graves contestationssociales, elle est somme dy rpondre. De la publication de son livreLa solidarit en 1896 sonrecueil de textes sur laPolitique de la prvoyance socialeparu en 1914, Lon Bourgeois diffusesa doctrine, conue comme une troisime voie entre lindividualisme libral et le socialismeautoritaire. Il ne reconnat pas la lutte des classes et ne met pas en cause la proprit priv. Enrevanche, il affirme la ncessit pour les travailleurs davoir des droits et de voir leurs conditionsde vie amliores. Il reprend les rflexions thoriques sur la notion de solidarit de ses

    prdcesseurs en y intgrant les progrs scientifiques de lpoque. Il entend refonder la moralesur la science, notamment sur la sociologie de Durkheim et sur la biologie. Ces dernires montrentcomment les parties sont solidaires du tout21 : Contre les tenants dun darwinisme social etcertains libraux, le solidarisme entend institutionnaliser linterdpendance ncessaire entre lesdiffrents individus afin que les rquilibrages ne relvent plus de la charit ou de linclinationindividuelle (Vivard, 2011, p.23). Le solidarisme repose ainsi sur une redfinition des rapportsentre les individus, la socit et ltat. Il sert galement de support philosophique et moral ausystme de protection sociale bauch sous la IIIme Rpublique. Linfluence des solidaristesstend de 1890 1930. Lon Bourgeois ralise avant tout une synthse des fondementsthoriques des penseurs de la solidarit:

    [] linterdpendance mutuelle, la dette lie aux bnfices que nous tenons de nosprdcesseurs et de la vie sociale ont t mis en vidence dans les annes 1840 par Pierre

    19DURKHEIM E., L'tat. Texte extrait de la Revue philosophique, n 148, 1958, pp. 433 437. Publicationposthume dun cours datant de 1900-1905. Texte reproduit in mile Durkheim, Textes. 3. Fonctions sociales etinstitutions (pp. 172 178). Paris: Les ditions de Minuit, 1975, 570 pages. Collection: Le sens commun.20Lon Bourgeois a une activit politique dense. En 1895, il est lu Prsident du conseil sur une trs courte priode,6 mois, aprs avoir dirig trois ministres successifs. Il est un temps Ministre des Affaires, son activitdiplomatique participe la cration de la Socit des Nations. Cest dailleurs ce titre quil reoit le prix Nobelde la paix en 1920.21Lon Bourgeois part du constat de dpendance rciproque entre les tres vivants, ainsi que les tres vivants etleurs milieux pour affirmer la ncessaire association entre les hommes. La loi de dpendance rciproque estconsidre comme la loi de Newton du monde social (Blais, 2007).

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    Leroux et Constantin Pecqueur. Le rle de la continuit entre les gnrations et de ladivision du travail a t relev par Comte et Durkheim. Ce qui est nouveau, cest letransfert en philosophie politique de deux mcanismes du droit civil des obligations : la

    solidarit et le quasi-contrat . (Blais, 2008, p.15)

    Lon Bourgeois reprend donc lide de dette envers les anctres et les contemporains pouraffirmer la ncessaire mise en place dobligations. Ce principe de dette morale sopre selon lestermes dun quasi-contrat22.Celui-ci est une forme de contrat rtroactivement consenti : il engageles hommes ds lors quils vivent en socit ou bnficient du patrimoine commun. Parconsquent, les individus doivent concourir au maintien de la communaut et de son progrs.Ainsi la nature et la socit seraient fondes sur la coopration et non sur la comptition.

    Le principe dinterdpendance est reconnu sans nier le principe dautonomie individuelle. SelonLon Bourgeois, les hommes doivent se percevoir comme des tres sociaux et accepter lesobligations qui naissent de leurs liens avec autrui. Nanmoins, laction des individus doit tre

    coordonne. Lordre naturel ne sautorgule pas par le march limage des libraux, LonBourgeois prne en effet une rgulation politique des phnomnes conomiques afin de crer unesocit juste. Cette rgulation passe par une action lchelle nationale.

    Le solidarisme dpasse donc le simple constat dune solidarit de fait entre les hommes,autrement dit le constat dinterdpendance, et recherche les moyens dtablir une solidarit dedroit, fonde sur un principe dobligation morale et juridique. Nanmoins, le lion est solidairede sa proie, comme le patron de louvrier. Lassociation des forces produit aussi bien lacoordination que lcrasement du plus faible (Blais, 2007, p.33). Ainsi ne suffit-il pas de prnerlassociation des individus, il est ncessaire, selon Bourgeois, de lorganiser etde mutualiser les

    risques sociaux. Riches et pauvres ont certes une dette vis--vis de la socit, mais cette dettenest pas identique puisquils ne jouissent pas des mmes avantages et des mmes positions(Audier, 2007). Pour rpondre ces diffrences sociales, Ltat fait respecter lobligation dechacun envers tous. Il devient donc oprateur du lien social. La doctrine de la solidarit devientun modle social part entire. La mise en place par lEtat de service dintrt gnral repose surlide que tous les individus ont intrt laccroissement de linterdpendance mutuelle.

    La doctrine solidaire vise en pratique justifier une politique fiscale redistributive, rgulerles contrats entre patrons et employs, et mutualiser les risques et les avantages au travers desassurances obligatoires (Blais, 2013, p.54). Les problmes sociaux sont ainsi perus commedes faits qui mritent rparation. Le solidarisme sert ainsi de cadre de pense laction politiquerformatrice : on peut affirmer quelle a profondment enracin limpratif de la mutualisationdes risques sociaux dans le terrain de la morale sociale et non pas seulement dans celui de latechnique assurantielle (Messu, 2008, p.4) Les grandes lois dassistance adoptes par la IIIme

    Rpublique sont nombreuses23. La plupart de ces lois sont perues comme tant les prmisses dela mise en place de la scurit sociale. Cependant, il faut noter quelles sont circonscrites auxdroits du travailleur. A ce titre elles peuvent tre exclusives puisque les non travailleurs (les non-salaris, veuves et femmes) ne sont protgs que par une forme de minimum vieillesse (Messu,

    22Ce terme provient du Code Civil, Certains engagements se forment sans qu'il intervienne aucune convention,ni de la part de celui qui s'oblige, ni de la part de celui envers lequel il est oblig (Article 1370).23Parmi celles-ci, on peut citer la loi sur lassistance mdicale gratuite (1893), la loi sur les accidents du travail(1898), la loi instaurant le service aux enfants assists (1904), la loi dassistance aux vieillards, infirmes etincurables (1905), la loi sur les retraites ouvrires et paysannes (1910).

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    2008). Bien que ces mesures aient leurs limites, elles constituent nanmoins les bases dunerestructuration de lordre juridique et refondent les relations entre le patrimoine et le travail.

    Lon Bourgeois est galement trs actif dans le domaine de lducation o il compte diffuser lesenseignements de la solidarit.

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    DEUXIEME P RTIEDe 1920 nos jours,la solidarit au fondement de

    lEtat-Providence et lbranlement progressif de sesprincipes initiaux

    CHAPITRE 4 : UNE SOLIDARITE ORGANISEE PAR LETAT REPOSANT

    SUR UNE VISION ORGANIQUE DU SOCIAL (1920 1970)

    A. La proprit sociale

    Avant la premire guerre mondiale, la lgislation sur la protection sociale nen est qu sesprmices. Ltat a adopt une srie de textes rigeant lassurance en tant que droit, mais sans quecela ne limplique directement. Il a cependant rompu avec la problmatique de la bienfaisance,qui tait celle des philanthropes et des libraux de la deuxime moiti du XIXme sicle. Ladoctrine solidariste a en effet permis de mobiliser le droit pour garantir une certaine redistributiondes biens sociaux. A ct de la responsabilit individuelle existe dsormais lobligation lgale desassurer. La prise en compte de la mutualisation des intrts dcoule de lide quil existe unesolidarit entre les diffrentes parties du corps. Lassurance gnralise ainsi le modle desolidarit prn par le solidarisme : mme si le travailleur ne prend pas une assurance pour tresolidaire des autres, linterdpendance des individus au sein de la socit fait quen ralit, ilsinscrit dans ce rgime de solidarit (Castel, 1995). Ce modle assurantiel trouve sa traductionconcrte dans les lois dictes au lendemain de la premire guerre mondiale.

    Lexprience de la guerre rend plus naturel le rle de ltat comme producteur de sret faceau risque. Ce rle protecteur de ltat aussi bien concernant la protection de la vie que laprotection sociale24 radicalise lide de dette sociale: la guerre, en unissant les individus danslangoisse dun sort commun, impose lide de nation-solidarit (Rosanvallon, 2011). Cest ainsique la premire loi sur les assurances sociales de 1928 est prsente par ses promoteurs comme tant ne, au lendemain de la guerre, de la solidarit qui stait affirme entre les classes

    sociales [] (Bonnevay cit par Rosanvallon, 2011, p.256.). Celle-ci rend obligatoire

    laffiliation en-dessous dun certain seuil de revenus par une retenue automatique sur le salaire la source. Le principe dune participation de ltat est tabli.

    Pour comprendre la mise enplace des institutions de solidarit, qui trouveront leur point dorguedans le programme de la Scurit Sociale en 1945, il faut cependant faire un dtour parlmergence dune ide: celle de la proprit sociale. Elle claire le passage duneassurancefacultative et reposant sur le travail une assurance obligatoire, offrant une protection socialeinconditionnelle.

    24On notera galement leffet du rattachement de lAlsace et de la Moselle, qui bnficiaient des assurancessociales depuis Bismarck : sest donc pose en 1919 la question de lharmonisation du droit social.

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    Le dbat est pos dans les annes 1880. Lassurance seule ne suffit pas protger entirement lestravailleurs car ces derniers ne peuvent bnficier des protections attaches la proprit prive.En un sens, les ouvriers sont contraints de sassurer car ils nont que leur travail pour vivre etne peuvent se reposer sur la scurit quoffre la proprit. Les solidaristes ont donc pens un typede proprit sociale , de sorte que lon puisse rester en dehors de la proprit prive tout en

    bnficiant dune scurit. Les services publics on pense linstruction incarnent les premierscette proprit sociale, en tant que proprit non pas individuelle mais collective. Le travailleurne peut sapproprier cette proprit en tant quindividu, or, il a des besoins personnels satisfaireune fois quil aura fini de travailler. Ne disposant daucun patrimoine priv, ne risque-t-il pas deretomber dans le domaine de lassistance en cas daccident? Les solidaristes tel quAlfred Fouillont rpondu ce problme par le biais des prestations sociales obligatoires : celles-ci constituentun patrimoine dont lorigine et les rgles de fonctionnement sont sociales mais qui fait fonctionde patrimoine priv (Castel, 1995). Ces prestations sociales obligatoires modifient en profondeurle registre de la scurit. Sassurer ce nest plus simplement disposer de biens pour faire face auxventuels accidents de lexistence, mais cest tre couvert contre le risque, grce un systme

    de garanties juridiques. En tant garant de ce dispositif, lEtat assure ainsi la scurit sociale.

    Il existe dautres formes de proprit sociale que le systme assurantiel (Castel, 1995). Lelogement social serait ainsi peru comme une forme de proprit collective, disponible souscertaines conditions pour un usage priv. On peut en effet faire un parallle entre les assurancessociales et le logement social : la naissance des HBM est contemporaine de lapparition despremires formes dassurances sociales, et la mise en place de grands programmes HLM, estconcomitante la cration de la Scurit sociale.

    B. Le dveloppement de l'Etat-Providence et lavnement de la socit

    assurantielle : la dterritorialisation nest plus une dsaffiliation.

    Au lendemain de la seconde guerre mondiale, ltat sest fait organisateur dune protectionsanitaire et sociale par la cration de la Scurit Sociale (lexpression figure dans le programmedu Comit National de la Rsistance, qui parle de plan complet ). Pour Rosanvallon, leffortde guerre et le partage des sacrifices ont [], une nouvelle fois, induit un sens renforc de la

    solidarit (Rosanvallon, 2011, p.274). En Angleterre, William Beveridge (1879-1963) met enplace un programme social qui inspirera ses voisins europens. Selon lui, la protection contre lesrisques sociaux et la redistribution sont deux volets complmentaires. Lintroduction dun impt

    progressif sur le revenu, indissociable de la diffusion de lide de dette sociale, est perue commeune mesure de justice sociale. Les prlvements fiscaux vont contribuer la rduction continuedes ingalits jusquaux annes 1970.

    Lavnement de la socit assurantielle des annes 1930 jusquaux annes 1960 transforme ainsile rle de lEtat et inscrit la solidarit dans le domaine du droit. Le droit lassurance est li auversement de la cotisation (Castel, 1995). Cest parce quil a pay que le cotisan t est un ayantdroit : sa prise en charge ne repose pas sur sa capacit de travail ni sur un prsuppos moral. Cechangement de registre a des consquences directes sur la spatialisation des dispositifs desolidarit. En effet, dans le systme de lassistance et des tutelles patronales, seule lappartenance

    des cadres territoriaux locaux (la paroisse, lusine, la cit ouvrire, etc.) peut donner la scurit.La solidarit est alors une solidarit-proximit. A linverse de lassistance, lassurance

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    dlocalise les protections en mme temps quelle les dpersonnalise. Sil remplit les conditionsfaisant de lui un ayant droit, le travailleur peut tre mobile sans craindre de voir sa scuritmenace. La dterritorialisation nest plus une dsaffiliation. Une fois affili au rgime de scuritsociale, le travailleur peut thoriquement circuler dans lespace sans rompre avec le systme deprotection. La scurit sociale a donc opr un changement dchelle des dispositifs de solidarit

    (Paugam, 2007). Paradoxalement, cest au moment o les instituions de solidarit sontdfinitivement mises en places et quelles font lobjet dun large consensus que le mot solidarit disparat, dans une certaine mesure, du discours politique.

    En France, il connat cependant un regain dintrt partir des annes 1970, en tmoigne lacration sous Franois Mitterrand dun ministre de la solidarit. De manire gnrale, en Europe,les politiques sociales prennent le nom de politiques de solidarit. Mais le couronnement delide de solidarit est pay dune perte de sens et dune banalisation de lusage (Chevallier,1998). La solidarit devient progressivement une rfrence rituelle. Selon Marie-Claude Blaisil est possible de distinguer grands traitsdeux formes principales de solidarit : la solidarit

    nationale dune part, travers les politiques de redistribution, et le dveloppement delengagement humanitairedautre part, avec une multiplicit dactions associatives ou solidaires(Blais, 2008). La rsurgence du terme de solidarit sinscrit dans un contexte bien prcis, celuidune rupture, tant sur le plan social quconomique.

    CHAPITRE 5 : LA RUPTURE DES ANNEES 1970 ET LINCAPACITE DE

    LETAT A FAIRE FACE AUX NOUVELLES INEGALITES STRUCTURELLES

    A. Dune grande transformation (Polanyi, 1983) la monte de lindividualisation

    Jusquaux annes 1970-1980, la majorit des citoyens bnficie dune protection socialerelativement tendue (Castel, 2009). Ces systmes de rgulation collective tiennent en majorit lexistence de collectifs et de corporatismes, comme les syndicats ou les conventions collectives.Une grande transformation (Polanyi, 1983) sopre depuis les annes 1970 : cest lechangement de rgime du capitalisme, passant du libralisme au nolibralisme.

    Depuis les annes 1970 des formes de dcollectivisation ou de rindividualisation prennentle pas, limage dune socit dindividus mergeante (Elias, 1991). Dune manire gnrale,

    la monte de lindividualisme induit le dlitement progressif des structures collectives hrites, limage du syndicalisme. Avant les annes 1980 cest le collectif qui protge (Castel, 2009,p.23).Par la suite, la solidarit collective faiblit, et les individus sont dsenglobs selon laformule de Marcel Gauchet, cest--dire que lappartenance des collectifs identificateurs estdevenue moins prgnante et plus phmre25.

    Lindividualisme croissant saccompagne de lmergence des formes nouvelles de sous-emploiet du prcariat auxquelles les structures de la scurit sociale ne sont plus adaptes. La ractivation des dpenses passives ou lobligation de contrepartie dans la dlivrance deprestations sociales se dveloppe. LEtat, jusqualors institution clef des politiques sociales de

    25Annales de la recherche urbaine ; Introduction, Individualisme et production de lurbain, n 102, Octobre2007.

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    redistribution et de solidarit, fait difficilement face laugmentation des individus par dfaut (Castel, 2006) ou disqualifis (Paugam, 1991). La thmatique de lexclusion devient un objetprivilgi dtude. Daniel Bland souligne que cest un phnomne social dont il est largementquestion dans les mdias, la recherche universitaire ainsi que dans le discours politique franais.

    Insparable d'une conception unitaire et rpublicaine de la nation, la prise en compte de ce

    phnomne favorise l'instauration de nouvelles politiques sociales, et ce au nom du principe desolidarit nationale. Lauteur montre de plus le passage dune solidarit fonde sur la dettesociale une solidarit de gestion de crise , plus oriente sur les effets conomiques rcents(Bland, 1998, p.146).

    B. La solidarit au prisme de la dcentralisation

    Concernant les chelles territoriales de solidarit, la dcentralisation des politiques sociales en1983 constitue une volution importante. La rpartition est complexe et les interactions entre leschelles territoriales sont nombreuses26.

    Le changement dchelle des politiques sociales peut induire une ingalit de traitement descitoyens en fonction de leur appartenance gographique :

    Il ressort de la lgislation elle-mme que lgalit se dfinit au sein dun territoireconsidr. En matire daction sociale, [] le conseil gnral peut dcider de conditionset de montants plus favorables que ceux prvus par les lois et rglements applicables aux

    prestations mentionnes larticle L. 121-1 [du code de laction sociale et des familles] .En revanche, un conseil gnral ne pourrait instituer au sein de son propre territoire desnormes ingalitaires 27.

    Si lgalit de traitement est obligatoire au sein dun mme dpartement, ce nest pas le cas entreplusieurs dpartements : le principe dgalit entre les territoires ne garantit pas des prestationssociales identiques sur chaque territoire28. En somme, si la loi fixe des standards pour lesprestations sociales au niveau dpartemental, elle ne garantit quun plancher commun. Ds lors,les dpartements les plus riches peuvent, suivant leur volont politique, dlivrer des prestations29plus gnreuses, et inversement. A titre dexemple, les dpenses des rgions prsententaujourdhui de fortes disparits : les dpenses de formation par demandeur demploi et parhabitant peuvent en effet varier du simple au double30.

    Les ingalits territoriales sont une question fondamentale partir des annes 1980. La

    libralisation et la mondialisation laissent derrire elles certaines rgions (et notamment

    26Concernant les politiques sociales, ltat est responsable des politiques demploi mais traite avec les Rgionsde la formation professionnelle, qui elles-mmes traitent avec les Dpartements pour linsertion par lemploi. Demme, les conditions dans lesquelles est mise en uvre


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