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8/17/2019 Un Aspect de La Politique Démographique de l'Italie Fasciste
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Denise Detragiache
Un aspect de la politique démographique de l'Italie fasciste : la
répression de l'avortementIn: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Moyen-Age, Temps modernes T. 92, N°2. 1980. pp. 691-735.
Résumé
Denise Detragiache, Un aspect de la politique démographique de l'Italie fasciste. La répression de l'avortement, p. 691-735.
La répression de l'avortement, élément essentiel de la politique démographique du fascisme italien, est étudiée ici sous l'empiredu code Rocco, expression la plus achevée des intentions du régime en la matière.
L'objet de cette répression - l'avortement juridiquement sanctionné - est précisé dans ses contours, et situé dans le cadre du
phénomène sociologique dont il n'est qu'un aspect.
Quant à la répression elle-même, le régime soulignait - pour la déplorer -l'indulgence de la magistrature du ventennio à l'égard de
cette infraction particulière. Une analyse plus poussée permet d'affirmer que certains magistrats furent nettement plus indulgents
que d'autres. Mais tous ne s'attirèrent pas les foudres - d'ailleurs impuissantes - du régime : seuls les juges de la Cour d'appel de
Turin eurent ce privilège. Leur opposition systématique à cet aspect de la politique démographique du Pouvoir avait été reconnue
pour ce qu'elle était : une manifestation particulière d'antifascisme.
Citer ce document / Cite this document :
Detragiache Denise. Un aspect de la politique démographique de l'Italie fasciste : la répression de l'avortement. In: Mélanges de
l'Ecole française de Rome. Moyen-Age, Temps modernes T. 92, N°2. 1980. pp. 691-735.
doi : 10.3406/mefr.1980.2571
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mefr_0223-5110_1980_num_92_2_2571
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_mefr_2452http://dx.doi.org/10.3406/mefr.1980.2571http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mefr_0223-5110_1980_num_92_2_2571http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mefr_0223-5110_1980_num_92_2_2571http://dx.doi.org/10.3406/mefr.1980.2571http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_mefr_2452
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DENISE DETRAGIACHE
UN ASPECT DE LA POLITIQUE DÉMOGRAPHIQUE
DE
L ITALIE
FASCISTE :
LA RÉPRESSION DE L AVORTEMENT
Le 28
janvier 1924, dans
un discours prononcé à l'assemblée
du parti
national
fasciste, Mussolini rend
un vibrant
hommage
au
peuple
italien,
«laborieux et prolifique»1. La
croissance
démographique
de
l'Italie, qu'il
célèbre ainsi
pour
la première
fois
depuis son arrivée au pouvoir, ne laisse
pourtant
d'être
source de
difficultés.
Elle
est
-
il le reconnaîtra lui-même
quelques mois plus
tard2
- la «donnée fondamentale» du
problème
du
sous-développement
d'une partie de l'Italie, cette
Italie des «
bassi
» de
Naples,
des
communes sans routes, sans
eau,
sans cimetière, cette Italie de la misère
qui
s'étend
de Messine
à Reggio de Calabre. Pourtant,
il ne
veut
pas
freiner
cette
croissance
:
«
Jamais
je
ne
ferai
de
propagande
malthusienne
ou
néo
malthusienne
», dit-il, «je ne
crois
d'ailleurs pas
au
sérieux scientifique de
ces
doctrines. Le seul
fait
que la décadence épouvante les autres
nations signifie
que nous devons être
satisfaits de notre développement vigoureux3
».
Moins de trois ans plus tard,
c'est
le cri d'alarme du discours dit de
« l'Ascension », qui se veut « coup de fouet démographique » à la nation italien
ne4.
C'est
que
les
premières
données
chiffrées
véritablement sérieuses,
dans
le
domaine
démographique,
ne commencent à être
connues qu'alors.
Jusque-là
on
pouvait parler à juste titre
d'une
«crise de la statistique italienne»5.
De
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8/17/2019 Un Aspect de La Politique Démographique de l'Italie Fasciste
3/46
692
DENISE DETRAGIACHE
nombreuses
négligences,
et parfois
même
des
fraudes,
avaient
été
le
fait
des
administrations communales,
lors
du
recensement de 1921 :
des
chiffres
avaient
été
gonflés —
surtout
dans le Sud et dans les
Iles
—
pour
tenter de
minimiser
l'étendue
de
l'émigration
et
de dissimuler une partie
des pertes de
la guerre,
dans
le but évident de ne
rien
perdre
des
avantages que le
pouvoir
central
pouvait
lier à une
certaine
ampleur
de la population.
Une fraude d'un
autre type était le
fait des
administrés eux-mêmes : les déclarations, pour
les
naissances
survenues
vers
la
fin
d'une
année,
étaient couramment
retardées
au
mois
de
janvier
de l'année suivante : les filles rajeunissaient ainsi d'une
année
solaire,
et les garçons voyaient leur départ pour le
service
militaire
reculé d'un
an6.
La
loi du 9 juillet 19267 met fin
à cette situation
en
créant
l'Institut
central
de la statistique qu'elle
place sous
la
dépendance
directe du chef du gouverne
ment.outes
les
données autrefois
recueillies en ordre
dispersé
peuvent
maintenant être regroupées et surtout
contrôlées,
et le régime se trouve ainsi
doté
d'«
un instrument pour l'action de gouvernement dans le
présent
et dans
l'avenir».
Son
importance est
tout
particulièrement soulignée
dans le domaine
des
données démographiques dont
Mussolini affirme
déjà «
que
leur accroiss
ement
u
leur
déclin
permettent
de
prévoir
le destin des
peuples»8.
Mais, une fois
les
chiffres connus, l'enthousiasme tombe
vite,
et
c'est la
brutale
vérité
que
Mussolini
révèle
aux
députés9:
«Depuis
cinq
ans
nous
continuons à dire
que la population
italienne
déborde. Ce n'est pas
vrai Le
fleuve ne déborde
plus
: il est en train de
rentrer
assez
rapidement dans
son
lit ».
Devant
la
froide
réalité des chiffres, il
lui faut
bien se rendre
à
l'évidence :
le
taux
de natalité de l'Italie — qui suit en cela l'évolution de l'ensemble des
Scritti
e discorsi. .,
V,
p. 477). Cf. aussi
la
circulaire
de Mussolini du 30 décembre
1926
aux administrations et organismes
publics,
étatiques et para-étatiques
{Opera
omnia
.,
XXII,
p.
464
sq.).
6 Cf.
sur
ce point
: Massimo Livi Bacci, Donna, fecondità e
figli.
Due secoli di
storia
-
8/17/2019 Un Aspect de La Politique Démographique de l'Italie Fasciste
4/46
L'ITALIE
FASCISTE ET
LA
RÉPRESSION DE L'AVORTEMENT 693
pays
d'Europe
occidentale
-
est
tombé en
quarante
ans
de
39
pour
1000
(la
«pointe» de 1886) à 27
pour
1000. Certes, le chef du gouvernement relève
aussi une baisse
corrélative de la
mortalité,
mais qui ne saurait
masquer
la
« décadence » de la «
race
italienne », c'est-à-dire du « peuple italien dans son
expression physique ». Ce
n'est pas
l'Italie des grandes propriétés rurales
qu'il
dénonce, mais l'Italie de
Nord
-
où
de
nombreuses
régions sont
déjà
au-
dessous de 27 pour 1000 - où l'urbanisme industriel «stérilise le peuple» et où
règne
«
la
lâcheté
infinie
des classes
sociales
dites
supérieures
».
La
situation
des grandes métropoles que
sont
Turin, Milan
et Gênes,
se révèle catastrophi
que
ses yeux,
si on
la compare à celle
de
villes comme
Palerme,
Naples ou
Rome. Et la
décadence,
d'année en
année,
ne fait que croître.
Il
y
va
de la
«
puissance
politique
et donc économique et
morale
»
de
l'Italie qui,
si
elle veut
avoir
une importance
réelle sur la scène internationale, « doit se présenter
au
seuil de la
deuxième moitié
de ce
siècle avec une population
non
inférieure à
soixante
millions d'habitants».
Tel est
l'objectif que
s'est fixé le Régime.
Ainsi est donné le départ de la «
bataille
démographique » que va
livrer le
pouvoir fasciste, en
usant
de
tout l'arsenal
de
moyens, tant préventifs
que
répressifs,
dont il peut disposer, le tout sur fond d'intense propagande en
faveur
de la famille
et de
la natalité.
Il
s'agit de
réveiller
dans
le
peuple
l'instinct
procréateur
qu'un
désir
grandissant de bien-être est venu
affaiblir.
Le mariage, pour
être fécond, doit
être jeune10,
et
la
femme y doit
trouver
son plein épanouissement. Quittant
le
monde du travail
pour remplir
sa
fonction
naturelle
-
la
maternité
-,
elle
laissera
ainsi à son compagnon
toutes les
chances de s'y
faire
une place, et de
recouvrer sa virilité perdue. Alors,
«une
légion
d'hommes lèverait
son front
humilié», car
ce travail, qui «cause
chez la femme la perte
des
attributs
génératifs,
porte
chez l'homme à une
très
forte virilité,
physique
et
moral
e»11.
Pour atteindre cet
objectif,
le pouvoir joue de l'incitation, mais aussi de la
sanction, une
sanction
qui
peut
frapper
tout
aussi bien
les
facultés financières
de
l'individu
(avec l'impôt
sur
les célibataires),
que
sa liberté d'aimer et de
-
8/17/2019 Un Aspect de La Politique Démographique de l'Italie Fasciste
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694
DENISE DETRAG IACHE
d'opportunité
familiale,
mais
participation
à une
vaste œuvre
patriotique12
dans laquelle se trouve engagé le
pays
tout entier»13.
En dépit
des
efforts
déployés,
l'échec, pourtant,
sera
patent, ainsi qu'en
témoignent les
données
statistiques
concernant
cette
période, aussi bien pour
la
natalité que
pour la croissance
démographique14
:
Natalité
(0. pour 1000 habitants)15
PÉRIODE
1921-1935
1926-1930
1931-1935
1936-1940
1941-1945
......
Italie
29,9
27,1
24,0
23,4
19,9
Nord
26,6
23,5
20,3
19,8
16,6
Centre
28,2
24,7
21,5
21,2
17,5
Sud
36,3
33,8
30,8
29,7
25,3
Iles
31,0
29,9
27,2
27,2
24,2
12
Le discours,
dès
le début, déborde largement la sphère
de
la vie privée,
la
virilité
exaltée par le
Duce
devenant
celle
du peuple italien tout entier.
La tonalité
sera dès lors
franchement
xénophobe,
et
de
plus en plus
marquée
par un bellicisme grandissant.
L'expansion territoriale sera, en
matière
de politique extérieure, le
signe
de la vitalité
retrouvée : « Un
peuple
viril réalise dans ses frontières sa propre
sécurité
et
refuse
de
confier son avenir aux mains suspectes des
étrangers »
(discours prononcé
par
Mussolin
Milan, le
1er
novembre
1936,
Cf.
Édition
définitive des œuvres et
discours
de Benito
Mussolini,
Paris,
p. 131
sq.,
spécialement,
p.
135).
«La
guerre va
à
l'homme comme
la
maternité
à
la femme ...
». «
L'histoire nous enseigne que la guerre
est le
phénomène qui
accompagne le développement de l'humanité » (Discours de Mussolini à la Camera dei
deputati, le 26 mai
1934,
Scritti e discorsi
..,
IX, p. 59 sq., spécialement, p. 98). «Nous
cherchons
à
utiliser notre territoire
jusqu'à
son
dernier arpent.
Mais
le territoire, à un
certain
moment, sera arrivé à son point de saturation du fait d'une population qui
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8/17/2019 Un Aspect de La Politique Démographique de l'Italie Fasciste
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L'ITALIE
FASCISTE ET
LA
RÉPRESSION DE L'AVORTEMENT
695
Croissance
démographique
(Excédent des nés
vivants
sur les
morts)
(Q.
pour 1000 habitants)16
PÉRIODE
1921-1925
1926-1930
1931-1935
1936-1940
1941-1945
Italie
12,9
11,3
9,9
9,6
5,3
Nord
10,6
8,6
7,2
6,8
3,0
Centre
12,2
10,3
8,9
8,9
3,6
Sud
16,7
15,5
14,4
13,7
9,2
Iles
14,4
13,7
11,8
12,3
7,8
En
dépit de différences régionales
appréciables
- les Iles et
surtout
le Sud
nettement plus «prolifiques»
que le
Centre et
le Nord
- le déclin est net, et
se
poursuit régulièrement pendant
toute la
période considérée. Le
Duce
s'était
d'ailleurs assez
vite rendu
compte
de la difficulté de
l'entreprise17
et,
devant
l'évidente persistance de la chute
démographique,
il
réduit
bientôt ses exigen
ces
l'objectif
de
60 millions d'habitants
visé en
1927 n'est
plus, en 1933, que
de
50 millions18. Mais
la
cadence, au
lieu de
ralentir,
se
précipite. Alors, au
vu
des
données
statistiques
de
l'année
1936,
c'est
le
constat
d'échec
à
la question
de
savoir quel
est,
globalement, le résultat
de
la
politique démographique du
régime, il répond : « Elle a pratiquement
échoué.
Puisque
non seulement
on
n'a
pas
remonté le courant
non seulement le déclin ne
s'est
pas arrêté,
mais
on
a
vu
un tel déclin
assumer
une vitesse catastrophique et
la
natalité
descendre
à
des
coefficients
tels
que d'ici peu
ils
seront au niveau
des
coefficients
français
»
19.
16
Ibid., tableau 77, p. 80.
17 Cf. en
particulier
sa circulaire aux préfets, «riservata e
importante
», du 25 janvier
-
8/17/2019 Un Aspect de La Politique Démographique de l'Italie Fasciste
7/46
696
DENISE DETRAGIACHE
Les
efforts,
pourtant, ne
sont
pas
abandonnés20,
mais
le
cœur
n'y
est
plus
:
dès 1933, il
est recommandé
aux
journaux de
ne plus
parler de
«bataille
démographique»
—
on
ne
saurait
parler
de bataille
lorsqu'on a
le
sentiment
que celle-ci est perdue21. C'est le «problème démographique» qui sera inscrit
à l'ordre du jour du Grand Conseil du Fascisme qui se réunit le 3 mars 1937.
L'heure
est
à
la gravité.
Après
avoir pris
acte
du
déclin
de la
natalité
pendant
le
cycle 1924-1936,
le Grand
Conseil, dans son communiqué
final,
souligne
l'importance
capitale
que
revêt,
pour
l'Italie
fasciste,
cette
bataille
qui
ne
se
nomme plus : « Le
problème
démographique étant le
problème
de la
vie
et de
sa continuation, est en réalité le problème des problèmes, puisque sans
la
vie
il n'y a pas de jeunesse,
ni
de puissance
militaire, ni
d'expansion économique,
ni d'avenir
assuré
de la
Patrie»22.
Mais,
rien
de
bien
nouveau dans les mesures
prises23 : le comuniqué final publié par
le Grand
Conseil
parle seulement
de
«perfectionner la politique démographique du régime».
Le problème démographique
est
vu
désormais
comme
un
problème
avant
tout d'ordre
moral,
dont la solution ne peut dès lors être trouvée
que
dans la
bonifica morale de
cette
Nation qui s'assoupit dans
un
désir de bien-être et de
joie de vivre, et perd tout sens
du devoir24.
Dans ces conditions, l'unique
recours
possible
reste25 la
religion
qui, seule,
peut
transformer le peuple en
profondeur, et
le « moraliser ».
Le
régime,
à
travers la
presse
officielle,
tend
la
main
à l'Église
:
comme
l'écrit Brucculeri,
«
l'homme
qui a
dans l'âme
la
profonde
conviction
que le devoir de
la
transmission de
la
vie
est imposé
par
Dieu, ne prendra pas
facilement
le pli de frauder
l'éthique
conjugale, mais
affrontera
confiant les obligations
et
les
sacrifices
auxquels Dieu
a lié
le
succès
20 // Popolo
d'Italia,
5
février
1937,
Si rivede Pangloss,
dans Opera omnia ., XXVIII,
p.
116-117.
21 A.C.S.,
Agenzia Stefani, carte
Manlio Morgagni,
b. 70, f. 9, s.f. 2, velina
du
25 février
1933.
22
Le texte initial, corrigé de
la
main
de Mussolini,
se
terminait
par ces
mots,
plus
terribles
encore:
«...
ni
expansion économique, ni régime,
ni
empire» (A.C.S.,
S.P.D.,
carteggio
riservato, Gran Consiglio, b. 30, f. 242/R, s. f. 15) (c'est
nous
qui
soulignons).
-
8/17/2019 Un Aspect de La Politique Démographique de l'Italie Fasciste
8/46
L'ITALIE
FASCISTE ET
LA
RÉPRESSION DE L'AVORTEMENT
697
d'une
vie
immortelle»26.
L'homme,
et
plus
encore la
femme,
plus
sensible
que
lui
à l'influence
de l'Église,
et à laquelle le
Duce s'adresse
à
présent
direct
ement
our exiger d'elle
qu'elle
fasse son devoir: donner la «première
empreinte» éducative
à
des enfants «que
nous
désirons nombreux
et
robust
es»27.
Il faut
donc, avec l'aide de l'Église, instaurer l'Ordre moral2S.
Il s'agit
de
lutter
contre le «
désir
insatiable de jouissance matérielle » qui s'est
répandu
après
la
guerre
dans
toutes
les classes sociales,
tendance
qualifiée
de
«
dange
reuse» et qu'il
s'agit
d'« endiguer» et de «combattre»
par
deux moyens: la
persuasion — elle
sera
l'œuvre des « éducateurs
du
peuple » - et la répression,
qui
aura
pour
objectif
la neutralisation,
puis
la destruction des «foyers
d'infection»,
et
«c'est là le
devoir
des autorités de police»29.
La
politique démographique apparaît ainsi comme
étroitement
liée à une
vision déterminée de la société civile
et
de
ses
rapports avec l'État, du rôle
qu'y
doivent
jouer
la
famille
et
l'individu
et,
au
sein
de
la
famille,
en
tout
premier
lieu,
la
femme. Particulièrement
révélatrices
de cette conception sont
les quelques lignes
que
le Dr
Giulio
Rugiu a consacrées
aux
objectifs visés
par
la
politique
démographique
du
régime. À côté de l'assistance apportée
aux
familles
nombreuses,
à la maternité et à
l'enfance,
à côté des
freins
mis à
l'urbanisation et
à
l'émigration,
et de la taxation du
célibat,
«les mesures
prises
par
le gouvernement
italien
dans le
domaine
démographique sont en
substance
destinées
...
à placer
les familles
nombreuses très haut dans l est
ime ublique; ... à renforcer l'institution de la
famille,
le
sentiment
religieux et
celui de solidarité patriotique,
qui sont
de
puissants
alliés de
l'instinct
généti
que;...
à interdire toute forme de propagande pour la rationalisation des
naissances; ...
à
exalter
la
femme
et à la tenir en grande considération, en
contrariant cependant énergiquement le développement du féminisme
dont
l'influence néfaste
sur
la
natalité
est
indéniable;
... à
rendre plus prompte
et
sévère l'action pénale
contre le
délit d'avortement
provoqué»30.
26 A. Brucculeri, art. cit., L'Avvenire d'italia, 10
mars
1937.
-
8/17/2019 Un Aspect de La Politique Démographique de l'Italie Fasciste
9/46
698
DENISE DETRAGIACHE
L appel
à
l'Église
se
fera
à
visage
découvert le
9
janvier
1938
:
dans
la
«
sala regia
» du
Palazzo
Venezia,
devant un auditoire
de
soixante archevêques
et évêques, et de quelques deux
mille
prêtres et curés, Mussolini
sollicite
l'assemblée « de
collaborer ... à
la lutte
pour
le
renforcement numérique
des
italiens, parce
que
seules les familles nombreuses fournissent les gros
batail
lons
ans lesquels
on
n'emporte pas
les victoires.
Et l'Italie,
nation
catholique,
a encore davantage
le
devoir
d'être,
par
sa
puissance intrinsèque et par
sa
force
démographique,
un
bastion de
la
civilisation chrétienne»31.
Mais avec l'entrée en
guerre
de
l'Italie,
le 10 juin 1940, les mesures du
régime en faveur de la politique démographique finissent de s'essouffler
complètement.
C'est à l'histoire de
l'échec
de
cette
politique que nous allons nous
attacher. Nous
le
ferons
ici
à travers le problème de la répression de l'avorte-
ment, particulièrement emblématique tant
de la
volonté
répressive du
régime
que
des
limites
de
la
répression,
et
ce,
dans
le
cadre juridique
plus
large
fourni par ce
que l'on
a appelé le «droit pénal de
la famille»32.
On est en
présence
ici d'un
exemple
frappant du rôle fondamental joué
par le Droit, et par ses interprètes -
la
magistrature
du
ventennio - dans
l'Italie
fasciste.
On ne saurait trop souligner, à cet égard, l'importance extrême
qu'a revêtu le juridique
dans la
problématique
du Fascisme,
comme
instr
ument
de
légitimation du
pouvoir
(dans
un
but
de
propagande aussi
bien
intérieure qu'extérieure), de la part d'un régime qui se voulait
totalitaire
: ce
n'est pas par hasard
que les
termes
de « dictature
légale
» ont été utilisés pour
le désigner33.
L'adhésion
de la magistrature à
la politique du
régime en matière
d'avor-
tement était
donc
la clef de voûte de tout le système
répressif
mis en
place
dans ce domaine.
Mais,
voulant
légitimer
son
pouvoir
par
le
respect
de
l'ordre
juridique
qu'il
avait lui-même
instauré, le
Fascisme n'a
pas
vu
qu'il
risquait de se faire
prendre
au piège de son propre légalisme34.
-
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10/46
L'ITALIE
FASCISTE ET
LA
RÉPRESSION DE LAVORTEMENT
699
I
- L'avortement
juridictionnellement sanctionné
Les dispositions
en la
matière
du Code
Zanardelli
de
188935
avaient déjà
été renforcées par
le Texte
unique
des lois de Pubblica
sicurezza
du 6
novembre 1926, art. 112-1 15
36.
Mais c'est
sutout
le Code
Rocco
de
1930 qui est la parfaite
traduction des
intentions
du
régime en
la
matière.
La
répression
de
toutes
les
menées
«
antidémographiques »
fait l'objet,
à
la
suite
d'une
intervention
personnelle de
Mussolini37, d'un titre spécial
du
Code, le titre X : Dei delitti contro l'integrità e
la
sanità
della stirpe (délits
contre
l'intégrité et la santé de la descendance).
Une importance
toute particulière
y
est
attachée à
la
répression
de
l'avortement (art. 545 sq. du Code), à propos duquel Alfredo Rocco écrit, dans
son rapport au Roi38 : « L'avortement provoqué, en portant atteinte à la
maternité
corne
source
intarissable
de
la
vie
des
individus
et
de
l'espèce,
constitue
en
réalité une
offense
à
la
vie même
de la race et,
partant,
de la
Nation et de l'État».
le de l'État » : « J'ai eu à plusieurs reprises l'occasion de relever que
des demandes,
émanant
de
certaines
administrations
concernent des mesures législatives
visant
à
limiter,
voire
exclure
tout
à
fait, le
contrôle
juridictionnel
portant sur
certains actes
de
l'administration publique. Une
telle
direction
est
nettement
contraire aux
principes
du
Régime fasciste, lequel veut que l'action de
l'administration
publique se
déroule
de façon
pleinement
légale
Celle-ci
ne doit donc mettre aucun obstacle à ce
que
s'exerce
dans
toute sa
plénitude,
en
conformité
avec notre système, la protection juridictionnelle
établie comme sauvegarde des droits et des intérêts
légitimes
qui pourraient être lésés
par les
actes administratifs.
Aucune
dérogation — comme j'eus
déjà à le faire observer par
la
circulaire
du 3 août
1941-XIX
n° 22232 - ne doit donc être apportée à
un
point
aussi
fondamental
du
système
juridictionnel
de
l'État
aussi
bien
pour
ce
qui
concerne
l'activité
de la juridiction administrative que pour celle de la juridiction ordinaire» (Circulaire
communiquée
par le chef
du cabinet du
ministre de
l'intérieur, Bindi,
à
l'ensemble des
services du Ministère de l'intérieur, A.C.S., Min. Interno, Direzione generale demografia e
razza,
b.
1, /.
1, prot.
n° 530-46).
-
8/17/2019 Un Aspect de La Politique Démographique de l'Italie Fasciste
11/46
700
DENISE DETRAGIACHE
La
répression
de
l'avortement
sous
toutes
ses formes
sera
donc
la
pierre
angulaire
du
volet
répressif
de
la
«bataille démographique» que livre
le
régime39.
L'avortement, au
sens du
droit pénal,
c'est
toute interruption volontaire
du
processus
physiologique de la grossesse entraînant la mort du
fruit
de la concept
ionLe
Code
Rocco,
dans
ses articles
545
sq., distingue
trois types d'avorte-
ment provoqué : l'avortement d'une femme non consentante (art. 545), le
plus
grave
et
le
plus
lourdement
puni
(7
à
12
ans
de
réclusion);
l'avortement
d'une
femme consentante
(art. 546)
(2
à
5
ans de réclusion pour
l'avorteur
et pour
l'avortée); et
l'avortement que la femme se procure à elle-même (art. 547) (là
4 ans de
réclusion). À
côté de
ces trois incriminations principales, le Code
Rocco
prévoit deux
incriminations complémentaires :
l'instigation
à
l'avort
ement
'une
femme enceinte,
avec
administration
de «moyens
appropriés»
(art.
548)
(6
mois à 2 ans de
réclusion),
et les actes abortifs pratiqués sur
une
femme
tenue
pour enceinte
(art.
550),
dès
lors
qu'il
en
résulte
une lésion
corporelle
ou la mort.
Les
peines
prévues
sont alors celles de la lésion
corporelle (art. 582-583) ou
de l'homicide involontaire
(art.
584).
Seules
nous retiendront ici
les
trois incriminations
principales puisque,
dans les deux derniers cas, il n'y a pas,
par
définition, d'avortement procuré :
l'instigation n'est pas suivie d'effets, et c'est à tort
que
la femme a été tenue
pour enceinte40.
39
II s'agit, bien entendu,
de
l'avortement
pénalement
sanctionné, notion plus
étroite
que celle
que
retient la science médicale
laquelle étudie,
outre l'avortement procuré,
l'avortement thérapeutique (justifié en droit
pénal
au
titre de Γ« état de nécessité » de
l'article 54 du
Code
pénal) et
l'avortement spontané.
Elle se distingue également de la
notion d'avortement propre à
l'Église
catholique qui confond dans le même opprobe
l'avortement criminel
et
l'avortement thérapeutique
(Cf.
sur
ce
point,
l'encyclique
Casti
conubii du
3 décembre
1930: «Pour
ce qui
est de l'indication
médicale
et thérapeuti
que...
quelle
raison pourra
jamais avoir la
force de
rendre
excusable de quelque
manière que
ce
soit le meurtre
direct
de l'innocent
?
Parce qu'ici, il s'agit justement de
cela.
Qu'elle
s'inflige
à
la
mère
ou qu'elle s'applique
à l'enfant,
èlle
va
toujours
à
-
8/17/2019 Un Aspect de La Politique Démographique de l'Italie Fasciste
12/46
L'ITALIE FASCISTE
ET
LA RÉPRESSION DE L'AVORTEMENT
701
II
nous
faut
toutefois
préciser
que la
présente étude
ne
prétend
pas
à
l'exhaustivité.
Elle ne se veut
ni
compte-rendu systématique de la doctrine, ni
analyse de l'ensemble de la jurisprudence des cours et
tribunaux. Le
point de
vue adopté
est
sensiblement différent :
il
s'agit
en effet de restituer,
aussi
fidèlement
que
possible,
la pratique répressive, laquelle
s'exprime
certes à
travers les décisions
juridictionnelles, mais dont
on n'aurait
qu'une vue
incomplète
si l'on
ne tenait pas
compte
également de ses liens avec
les
éventuelles
interventions
du
pouvoir.
Les sources
utilisées
seront donc,
avant
tout,
des
sources d'archives :
essentiellement celles
du Ministero dell'Interno, de la Segreteria
particolare
del
Duce41,
et
du
Ministero di
Grazia
e Giustizia,
du moins
pour
ce
qui est
des
versements faits à
l'Archivio
centrale dello Stato42.
À une
rapide
esquisse
du domaine
et de la portée de la répression pénale
en
matière
d'avortement provoqué, pourra ainsi faire suite une analyse plus
fine
de
l'attitude
de
la
magistrature
italienne devant
cette
forme
de
déli
nquance et devant la volonté politique exprimée en la matière
par
le pouvoir
fasciste.
II
- Domaine et portée
DE LA
RÉPRESSION
PÉNALE DE
L'AVORTEMENT
PROVOQUÉ
La
source essentielle à laquelle
nous nous référerons
ici est
un
«rapport
sur
les infractions
d'avortement
provoqué jugées pendant l'année 1941
»40.
la grossesse de la femme. Il importe de relever
aussi
que, si
les
peines prévues
en
matière d'avortement provoqué par le
Code
Rocco sont plus
lourdes
que
celles de
l'art. 315
du
Code
pénal
français
(texte
du
D.
L. du 29
juillet
1939),
elles
ne
laissent
d'être
infiniment
moins sévères
que
celles
qui
furent
instaurées
par
la
suite par
le
gouvernement de Vichy. La loi du
15
février 1942 rendra en effet avorteurs et
avorteuses
passibles de la peine de mort. Remarquons
également
que, parmi
les
trois incriminat
ionsetenues, la première n'a donné lieu
qu'à
un contentieux extrêmement réduit.
Aucun
cas
d'avortement
procuré
à
une femme non consentante
ne figurait
dans
les
-
8/17/2019 Un Aspect de La Politique Démographique de l'Italie Fasciste
13/46
702
DENISE
DETRAGIACHE
Mais
avant
de
passer
à son
étude
une
remarque
préliminaire
s'impose
:
elle concerne
la question,
à laquelle
on se
heurte inévitablement,
du nombre
réel d'avortements
provoqués
par rapport à ceux dont les
autorités
judiciaires ont
connaissance.
La
difficulté, sur ce point,
est double
: en
premier
lieu, les
données
statistiques,
lorsqu'elles
existent
et sont
fiables,
ne rendent
compte
que
d'une petite
partie
du phénomène.
La
grande majorité des
avortements
provoqués reste inconnue
des autorités judiciaires,
et
ce dans
une mesure
extrêmement
difficile
à
déterminer.
«Le
rapport
entre
le
nombre
d'avorte
ments considérant comme tel
toute expulsion d'un
fœtus au
bout
d'une
période maximale de gestation de 6-7 mois) et le nombre total de conceptions,
calculé par
différents
auteurs, est compris -
écrit
Mario De Vergottini - entre
les valeurs de
5
et 40%
»43.
En second lieu, les
chiffres
dont
on
dispose, et qui
ne concernent
donc
que l'ensemble des avortements
connus
des autorités
judiciaires
(avortements provoqués), ou autres
(avortements spontanés
et
thérapeutiques),
sont
manifestement sous-évalués.
Ceux
que
cite
Antonio
Vis-
co44
et qui sont fournis
par
la Direction générale de
la
Santé
publique du
Ministero dell'Interno,
sont
en effet
les
suivants :
A Ν
NÉ
E S
1932
1933 .........
1935 .........
1936
1937
1938
1939
Nombre
total
d'avortements
connus des autorités
65 679
68 440
73
754
75 812
86 011
90 334
91987
Avortements
dénoncés
comme
suspects
271
150
1425
2039
2647
2547
1406
Avortements
provoqués
754
731
15
13
22
45
33
Or, un
sondage
que
nous
avons
effectué pour la seule Procura generale de
Turin, parmi les
dossiers
d'avortement de
l'année
1938,
versés
à l'A.C.S.
par
le
Ministero di Grazia e Giustizia45, nous a
permis
de retrouver la
trace
d'au
-
8/17/2019 Un Aspect de La Politique Démographique de l'Italie Fasciste
14/46
L'ITALIE FASCISTE
ET
LA RÉPRESSION DE L'AVORTEMENT 703
Dans ces
conditions,
seules
sont
permises des considérations
très
général
esui ne sortent malheureusement guère du
domaine
des vérités d'évidence
- auxquelles
les
chiffres
n'apportent
rien - comme, par
exemple,
la très faible
proportion,
par rapport
au
nombre
total
d'avortements
connus, des avorte-
ments considérés comme suspects46, et,
parmi
ces derniers, la très faible
proportion de ceux qui
sont
pénalement
sanctionnés47.
Mais, bien
que
les
chiffres
du Ministero dell'Interno ne soient pas fiables, il semble pourtant que
l'on
puisse
faire
à
leur
propos
deux
remarques
:
d'une
part,
l'accroissement
régulier
et constant du nombre d'avortements
(alors
que la
natalité,
on le sait,
diminue tout
aussi régulièrement),
et,
à
partir de 1934-35,
une inversion
du
rapport existant entre
les
avortements dénoncés et les avortements
provoqués,
qui
peut être
attribuée
à un plus grand
zèle policier qui
n'aurait
pas trouvé auprès
de
la magistrature l'écho
espéré48. Giorgio Florita
écrit à ce propos que « la police,
qui
nécessairement fut
l'instrument du
Ministère
de
l'intérieur
dans
toutes
les
manifestations
d'ordre
politique,
fut
mobilisée
pour
la
répression de
délits
46 Les
avortements
étaient
connus
des
autorités de diverses
manières.
En premier
lieu, l'enquête pouvait
être
déclenchée
à
la
suite
de la découverte
d'un fœtus, mais,
la
plupart du
temps, les
auteurs de l'avortement restaient
inconnus,
et il faut dire que
cette hypothèse
était assez
peu
fréquente.
Dans bien
des cas,
en revanche, les autorités
étaient
saisies
par
des
dénonciations
écrites
-
le plus
souvent anonymes,
qui
pouvaient,
d'ailleurs,
se
révéler
calomnieuses.
Mais
les principaux
auxiliaires
de
la
police
étaient
incontestablement
les
membres du corps médical, médecins et chirurgiens, auxquels la
loi faisait obligation de
dénoncer au
médecin provincial -
qui
devait en référer aux
autorités
—
tous les
cas
d'avortement dont
ils
pouvaient avoir connaissance dans
l'exercice de leurs fonctions (Art.
9 de la
loi
du
23
juin
1927
n°
1070,
précisée
par les
circulaires aux préfets du Ministero dell'Interno, des 15
février 1929,
13 septembre
1931
n° 20400-4-A.G. 3371, et
10 mars
1932 (dans Eugenio Menna, Le provvidenze del regime
fascista
per
la
battaglie
demografica in
Italia, leggi,
decreti,
circolari, istruzioni, note e
richiami,
1936,
p.
255
sq.).
Ces
dispositions
devaient ensuite
être
reprises
par
les
art.
24
et 103
du
T. U.
des lois
sanitaires,
approuvé par
R. D.
du 27 juillet 1934.
Si
le
médecin
omettait de faire
cette
dénonciation, il était passible d'une amende de 100 à 1000 lires
(art. 103
du
T. U.). Mais
si
cette omission était
dictée
par
la
volonté
d'aider
à
dissimuler
un avortement délictueux, il était, pour la doctrine
dominante,
coupable de
complicité
-
8/17/2019 Un Aspect de La Politique Démographique de l'Italie Fasciste
15/46
704
DENISE DETRAGIACHE
contre
la
maternité,
et,
par
des
primes
et
des
menaces
de mesures
disciplinai
res
ut continuellement incitée à
agir.
Une
copie des
rapports
de la police
à
l'autorité
judiciaire devait être envoyée au Ministère, qui
la
passait au crible et
ne
manquait
jamais
de faire des observations, de réclamer des suppléments
d'enquête, de
primer
ou de
punir
les
fonctionnaires
enquêteurs. Dans les
commissariats de police furent créés des bureaux spécialisés dans la répres
sion
es délits
contre
la maternité, tandis qu'à Rome,
à
la Direction de la
police,
des inspecteurs généraux
étaient
prêts
à
se
transporter
dans
les
provinces
pour suivre
personnellement des
investigations et pour instruire
des enquêtes sur des officiers de
police
judiciaire
jugés négligents.
Rien de
semblable n'advenait
pour
les homicides particulièrement
barbares,
les vols
avec violence ou menaces, ou pour d'autres infractions.
Un commissaire
de
police pouvait tomber dans l'erreur en conduisant une enquête
pour
homicid
e
t
laisser le coupable s'échappe
sous
son nez, ou,
pis encore, arrêter un
innocent
à
la
place
du
coupable
:
humanum
est
errare.
Mais
il
ne
lui
était
pas
permis de se
tromper
dans les enquêtes sur les
avortements
procurés»49.
Cette précision apportée, l'analyse des données fournies par
le
rapport à
la Segreteria
particolare del Duce50
nous
permet,
en
commentant
les
tableaux
que
nous avons
dressés
à
partir de
ces
données, d'étudier plus en détail :
1)
Le
nombre
d'
avortements
connus
des
autorités
judiciaires
:
(Cf.
le
tableau
I,
en annexe).
Compte tenu de la
répartition
géographique des circonscriptions judiciai
resue
nous avons
choisies, on
peut voir
que les avortements provoqués
étaient
plus nombreux dans le
Nord
et le Centre de l'Italie
que
dans le Sud et
l'Italie insulaire. Naples semble être
une
exception pour le
Sud, mais
si
l'on
compare les taux
d'avortements
délictueux
pour
100 000 habitants,
on
voit que
Naples
a tout de même
un taux
inférieur
à ceux de l'Italie septentrionale et
centrale.
En
comparant maintenant les
chiffres
fournis
pour chaque
Procura
generale avec ceux qui sont donnés pour l'ensemble de l'Italie,
on
peut
remarquer - et cela est d'importance, nous le verrons plus loin -
que la
-
8/17/2019 Un Aspect de La Politique Démographique de l'Italie Fasciste
16/46
L'ITALIE
FASCISTE
ET
LA
RÉPRESSION
DE L'
AVORTEMENT
705
circonscription de
Turin
est
celle
qui
se rapproche
le
plus
de
la
moyenne
nationale.
2) Le profil
des
femmes avortées (Cf. les tableaux
II
et
III
en annexe).
On peut le dessiner à partir de trois
éléments,
mentionnés dans
le
rapport : l'appartenance
sociale
de ces
femmes,
leur
état civil,
et
les motifs qui
les
ont
poussées à avorter.
L'appartenance
sociale (tableau II) :
On
remarquera
ici que les
avortements délictueux
sont particulièrement
nombreux
dans
la classe
ouvrière et
dans la
paysannerie (le
rapport parle ici
de
classe rurale),
tout en l'étant davantage dans la première que dans la
seconde. Mais il faut
tenir compte bien
évidemment sur ce
point
des dévelop
pements différentiels
de
l'industrialisation
entre
Nord
et
Sud
:
s'il
y
a plus de
femmes de
milieux
ouvriers dans le Nord, il y
a
en
revanche davantage
de
femmes
de la
paysannerie
dans le
Sud. Quant à la
rubrique
intitulée
autres
classes sociales, rien
n'est précisé
dans
le
rapport sur
ce qu'elle
recouvre.
Mais
l'étude
des
dossiers pénaux d'avortement que nous avons eus entre
les
mains,
et
que nous analyserons plus loin, fait
apparaître
de très nombreux
cas
d'avortements délictueux subis par
des
domestiques,
des
petites employées
du
commerce et de l'hôtellerie, quelque cas de femmes sans
profession {casalingh
e ,
t
de rares
prostituées. Quoi qu'il
en
soit,
il
est extrêmement rare que ces
femmes
soient
de condition sociale élevée : dans les
dossiers
que
nous avons
étudiés,
une seule
était dans ce cas
(une cantatrice,
jugée
à Milan).
Tous
les auteurs contemporains s'accordaient en effet à déplorer le
fait
que
les
théories
néomalthusiennes
étaient largement diffusées et pratiquées
dans
les
couches
les
plus
aisées
de
la
société. Un
tel
fait
ne
saurait pourtant
signifier que l'avortement n'y était pas pratiqué. On peut
penser
que les
femmes de la bourgeoisie et de l'aristocratie
avortaient
aussi,
mais dans des
conditions toutes
différentes
: dans de bien meilleures conditions sanitaires,
d'abord,
ce
qui diminuait d'autant
les
risques de
complications,
et donc de
-
8/17/2019 Un Aspect de La Politique Démographique de l'Italie Fasciste
17/46
706
DENISE DETRAGIACHE
dames et de demoiselles fortunées. Le
jeune
médecin
n'était
pas un
phare
de
la science mais il était fils d'un haut
magistrat,
ce qui représentait une
garantie
absolue»51.
Les statistiques de la Segreteria particolare
del
Duce
sont
ici particulièrement éloquentes, puisque
sur
580 cas
recensés
pour l'ensemble
de l'Italie en
1941,
7 seulement
intéressent
des femmes de
«condition sociale
élevée
».
On a d'ailleurs remarqué, plus généralement, que la
fécondité
de
ces
femmes
était
moins
élevée
que
celle
des femmes
des
classes sociales
moins
favorisées. Quelles que
soient
les causes
précises
de ce moindre
niveau
de
fécondité52, il semble en tout
cas que
l'on
puisse avancer qu'il
y
a
«sans doute
une relation inverse entre le niveau social et économique des différents
groupes professionnels et leur niveau de fécondité»53 : plus le niveau social et
économique
augmente
- ce qui
va
d'ailleurs de pair avec
un
accroissement du
niveau d'instruction —
plus le
niveau
de
fécondité
diminue.
L'état civil (Cf. le
tableau
II) :
Ces femmes sont célibataires pour
la plupart, mais on peut
cependant
remarquer
que le
nombre
de
femmes mariées est loin
d'être négligeable54:
dans les
circonscriptions
de
Rome
et de
Naples,
il dépasse même le nombre
de célibataires.
On remarque
enfin
que
le nombre de mineures
est
très
faible
par
rapport
au
nombre de majeures.
Les
motifs
qui ont poussé les femmes à
avorter
(Cf.
le tableau
III en
annexe) :
Le rapport au
Duce est ici peut-être plus
intéressant
parce
qu'il
ne dit pas
que
par
ce
qu'il dit. Les motifs
retenus sont,
à
cet
égard, particulièrement
51
Giorgio
Florita,
op. cit., p. 116.
52 Et la part respective de chacune de ces
causes
dans l'explication du phénomène.
Il semble en
particulier
très difficile de faire la part de ce
qui
revient à la contraception
et de
ce
qui
revient
à l'avortement.
Les
analyses, parfois
très
sophistiquées, de
Massimo
-
8/17/2019 Un Aspect de La Politique Démographique de l'Italie Fasciste
18/46
L'ITALIE
FASCISTE ET
LA
RÉPRESSION
DE L'AVORTEMENT 707
instructifs55 : à côté de motivations de caractère
objectif,
comme la santé de la
femme56,
une
tare
héréditaire
(motivi
eugenici)57,
et
les
motifs «économiq
ues»58, ur lesquels
on
insiste
particulièrement dans la
presse officielle59,
seules
deux
causes
de caractère subjectif
sont
retenues. La première joue le
rôle de circonstance atténuante
et
se trouve
donc ainsi
valorisée
: c'est
la
cause d'honneur (art.
551 du
Code pénal). La circulaire
du
Garde
des
sceaux
du 6 novembre
1939 n°
2382 précise
à
cet égard que le motif de «sauver
l'honneur
»
ne
peut
s'identifier
qu'avec
«
la
fin
d'éviter
le
déshonneur
dérivant
de la
connaissance
qu'autrui pourrait avoir de la faute de la
femme
qui
s'est
rendue
coupable
de rapports sexuels illicites»60. On
peut
remarquer qu'il
55 Le régime s'est attaché à déterminer
les
causes de l'avortement pour le mieux
combattre. Ainsi, une
circulaire
aux préfets du
6
avril
1936,
n° 40 leur
prescrit-elle
de
contrôler tous les
cas d'avortements dénoncés par
les
médecins - qu'ils
soient
déclarés
comme spontanés ou comme
provoqués
-
et
d'informer
le
Ministère
de
leurs
causes
«
de
manière à
y
répondre par des remèdes
adaptés, préventifs
et répressifs» (A.C. S.,
Ministero dell'Interno,
Dir.
Gen. demografia e razza., b.
13, f. 46).
56 Pour la Cour de cassation, le
fait
pour la femme de ne pas être - par suite d'une
très grave
maladie
- en
état
de poursuivre
la
grossesse
jusqu'à
son
terme ne
fait
pas
disparaître le caractère
délictueux de
l'avortement provoqué
(Cass.
pen. 19 dec. 1935,
Cerlotti,
Rivista penale 1936,
I,
429), et ce,
même
si
un
médecin
l'avait
mise
en
garde
contre le danger d'une grossesse éventuelle. La nécessité de l'avortement thérapeutique
doit
toujours
être
rigoureusement
vérifiée, et
seul un chirurgien
spécialisé
en
obstétri
que
eut
le pratiquer (art.
1 du
D,
du 6 décembre 1928 n°
3112 pris
pour l'application
de la
loi
du
23 juin 1927
n°
1070) (Cass. pen. 16
avril
1943,
Pastori,
Riv.
pen.
1945,
p. 61).
57 La circonstance que le nouveau-né puisse
être
une créature faible, tarée, ne fait
pas disparaître le délit
d'avortement
provoqué (Cass. pen. 8 juillet 1931, Bet, La Giustizia
pen.,
1931, I, 1073).
58
Le
fait
pour
une femme
de se
trouver
dans
le besoin
et
de
recourir pour cette
raison
à
l'avortement,
ne
peut
être
considéré,
au
regard
de
la
jurisprudence, comme un
«
motif
de particulière valeur morale et sociale »
(circonstance
atténuante générique de
l'art. 62
al.
1 du
Code
pénal) : Cass. pén.
1er
décembre
1939,
Cordera,
Annali
di diritto e
procedura
pen.,
art. cité.,
1940.
II. 621.
59 Cf. en
particulier
Manlio
Pompei, (cf.
supra, note 24).
-
8/17/2019 Un Aspect de La Politique Démographique de l'Italie Fasciste
19/46
708
DENISE DETRAGIACHE
s'agit
là
du
motif
qui
est,
de
très
loin,
le
plus
souvent
invoqué
-
pour des
raisons
évidentes
- mais aussi, ainsi
qu'en
témoigne le rapport, le plus souvent
retenu.
Il
en est
ainsi
dans
toutes
les
circonscriptions à
l'exception de
celle
de
Rome où prévalent
les
autres
motifs sur
lesquels nous reviendrons. La seconde
motivation de nature subjective retenue
par
les auteurs du
rapport
est,
quant
à
elle, ouvertement blâmée dès sa formulation.
Ce sont
les motifs
purement
hédonistes
(limitation
du nombre d'enfants
pour
se soustraire aux devoirs de la
maternité).
Le
docteur
Giulio
Rugiu
écrit
à
ce
propos
:
«
La
sélection
matrimon
ialeoue comme un premier frein, en favorisant le mariage des femmes les
plus belles
et les plus riches,
lesquelles
sont, le
plus souvent,
pour des raisons
psychologiques, constitutionnelles
et héréditaires,
les moins fécondes. Et,
après le
mariage,
à la
préoccupation
de la femme pour sa
propre
beauté
s'ajoute
le souci commun aux deux époux d'assurer à leurs
enfants
le plus
grand
degré possible
d'aisance et de considération sociale.
La
participation
toujours
croissante de
la
femme
à des
travaux autrefois
réservés
à
l'homme
et
nécessitant son absence
du
foyer
domestique, concourt
ensuite, elle aussi, à
éloigner la
femme
de la maternité»61.
Giulio
Rugiu
remarque
que
ces
causes
«de décadence démographique agissent
plus
fortement
sur
les classes culti
vées et
aisées que sur les classes pauvres,
et
davantage sur les populations des
villes
que sur
celles
des
campagnes»,
mais
il
ajoute
cependant
non
sans un
certain
cynisme,
que
«
les conditions
de
la
vie
moderne
facilitent
...
la
diffu
sion du
mal,
qui finit
par attaquer
les classes pauvres,
dans leurs
éléments les
plus intelligents et les plus ambitieux»62, ce
qui
fait «que les habitants d'une
grande ville ont la natalité non pas de la classe
sociale
à laquelle ils appartien
nent,
ais de
celle à laquelle
ils
désirent appartenir»63.
Quant aux autres motifs auxquels se réfère le rapport,
rien
n'est indiqué
sur
leur
nature,
et
ce
simple
fait
témoigne
de l'incompréhension
profonde
qu'avait
le
pouvoir
fasciste
de
ce phénomène social
pourtant
si
largement
répandu, comme du
schématisme
qui présidait
à
son examen.
Les dossiers
pénaux
d'avortements étudiés
à l'A.C.S. nous permettent
ici
de
compléter le
rapport au
Duce. On peut
faire figurer
dans la rubrique
«autres
motifs»,
notamment
:
-
8/17/2019 Un Aspect de La Politique Démographique de l'Italie Fasciste
20/46
L'ITALIE
FASCISTE
ET
LA
RÉPRESSION
DE L'AVORTEMENT 709
- le cas, envisagé
par
Rugiu, des femmes qui veulent continuer à
travailler hors
du foyer;
- celui des femmes qui ne s'entendent plus avec leur mari, souvent
absent, et
qui
sont
dès lors
fort
peu soucieuses d'accepter
une nouvelle
maternité
-
celui des femmes,
souvent
célibataires
et
transplantées dans
une
grande ville, qui, bien que
ne
craignant
pas le «
déshonneur
» -
elles sont trop
anonymes
pour le
craindre
—
se
trouvent
dans
un
état
de
totale
solitude,
matérielle et morale;
- le cas, encore, des femmes qui ne se
sentent
pas
assez
mûres psycho
logiquement,
ou pas
assez équilibrées
affectivement, pour assumer une matern
ité
u'elles
n'ont pas désirée;
- celu i des femmes qui, déjà avancées en âge,
déjà
mères de
grands
enfants,
reculent devant
la
«honte» d'afficher ainsi devant
eux la réalité
vivante
de
leur
sexualité;
- d'autres
motivations, enfin, plus ou moins conscientes, pourraient
être
invoquées
comme la peur de la souffrance - les douleurs de l'accouche
ment, ou celle de la mort64.
Quoi qu'il en soit,
les
cas qu'il nous a été donné
d'étudier
témoignent
amplement
du fait
que
l'avortement
est toujours,
dans
les classes sociales
défavorisées,
la
solution
de
la
misère,
de l'ignorance
et
du
désespoir. L'énumé-
ration des
procédés
abortijs - mentionnés dans les
dossiers
- auxquels ces
femmes ont
parfois
recours
au
péril de
leur
santé et de leur vie, est
particuli
èrement
loquente.
Les
procédés
abortijs :
À
côté des
procédés
traditionnels,
plus
ou moins
efficaces,
mais
en tout
cas peu
dangereux
pour la femme qui s'y soumet (tels
que
bains de pieds,
irrigations vaginales d'eau très chaude ou
très
froide,
fortes
purges,
ingestion
de seigle ergoté, de pastilles de quinine, ingestion ou
application
locale
de
queues
de persil
.), nombreux sont
les
cas
dans
lesquels une avorteuse -
plus
-
8/17/2019 Un Aspect de La Politique Démographique de l'Italie Fasciste
21/46
710
DENISE DETRAGIACHE
duit
dans
le
vagin,
ingestion
d'un sublimé
corrosif,
application
locale
de
pastilles de
permanganate65,
irrigations
vaginales
avec des liquides irritants ou
même caustiques, à
de très
hautes températures
Rinaldo Pellegrini
et Amieto
Loro dressent, dans leur Précis de médecine
légale, un tableau sinistre
des complications qui
accompagnent fréquemment
de tels avortements : «
II faut
rappeler
qu'aux
avortements
criminels fait suite
de manière
fréquente la mort
de
la femme
par
intoxication;
par infection
puerpérale
par perforations
des
fornix
vaginaux ou
de
l'utérus
...
par
embol
ies
raisseuses ... et
gazeuzes
... par
hémorragies
importantes
de résidus
placentaires. Il peut s'ensuivre aussi,
chez les femmes
qui
survivent,
des cystites
gangreneuses,
des
adhérences,
des
annexes
.,
la stérilité,
des
ménorragies,
la
tendance
à avorter
spontanément
lors
de
grossesses ultérieures»66.
Devant les manifestations d'une
telle
détresse, quelle a été l'attitude de la
magistrature
italienne du ventennio? Quelle a
été
la réaction des juges à
l'égard de
ces
femmes,
et
des hommes
impliqués
parfois
avec
elles
dans
les
affaires d'avortements délictueux? Ici encore le
rapport au
Duce, maintes fois
cité,
nous
fournit des
renseignements précieux, même s'ils
ne concernent que
la seule année 1941 (cf. le
tableau
IV en annexe).
L'attitude de la magistrature italienne devant
l'avortement provoqué (année
1941).
Il faut
tout de
suite
remarquer l'écrasante proportion de femmes jugées
(75,55%)
par rapport
à celles des hommes (24,44%), et également le fait que
ces femmes ont souvent recours à d'autres femmes,
parentes,
amies, sage-
femmes67, qui se retrouvent ensuite avec elles devant le juge. En
revanche,
rares sont les hommes qui subissent le même sort, et
plus
rares
encore
les
médecins, coupables
d'avoir pratiqués un avortement délictueux ou
de
s'être
65 Caustique
très
puissant.
66 Rinaldo Pellegrini, Amieto
Loro, Compendio di medicina legale, I, Padova, 1935,
-
8/17/2019 Un Aspect de La Politique Démographique de l'Italie Fasciste
22/46
L'ITALIE
FASCISTE ET
LA
RÉPRESSION
DE L'AVORTEMENT 711
rendus complices d'un avortement
provoqué68. La condition
sociale des
fem
mes
qui
se
retrouvent
devant
le
juge
pour
avoir avorté
l'explique
certainement
pour partie, l'assistance médicale gratuite
n'ayant
ici guère
lieu
de
s'appliquer.
Das raisons psychologiques interviennent également, selon toute vraisemblanc
eui leur
fait
préférer, pour
l'avortement
lui-même, une sage-femme à un
médecin, celui-ci n'intervenant que
dans
un second temps, soit pour terminer
ce que la première a commencé69, soit parce que des complications ont rendu
nécessaire
l'hospitalisation de
la
patiente.
Mais d'autres raisons
l'expliquent
encore.
Il
apparaît, à la lecture des circulaires adressées dans ce domaine
par
le
Ministero dell'Interno aux
préfets,
que les
médecins
provinciaux
n'exer
çaient pas avec toute la diligence souhaitée en haut lieu leur
fonction
de
68
II faut remarquer, à
cet
égard,
dans
l'interprétation
des
textes,
une divergence
entre
le
Ministère,
appuyé par
la
majeure partie
de
la
doctrine,
d'une
part,
et
la
jurisprudence, d'autre part. Alors
que,
pour les
premiers,
l'un
des
buts de
la
dénonciat
iones avortements
par les
médecins
au
médecin provincial est la répression pénale
(Cf. en particulier
la
circulaire
du Ministero
dell'Interno
du
13
septembre
1931), le
défaut
de
dénonciation
étant une
violation
de l'obligation
de «
référer
» de l'art.
365
al.
1
du Code
pénal
(«Quiconque, ayant dans
l'exercice d'une
profession
médicale
prêté sa
propre
assistance ou œuvre dans des
cas qui
peuvent
présenter les
caractères
d'un délit
pour lequel il
y
aurait lieu de poursuivre
d'office,
omet d'en
référer
ou en
réfère
tardivement
à
l'autorité
judiciaire
»,
est
puni
d'une amende
pouvant
aller
jusqu'à
5000
lires.),
et pouvant s'analyser, s'il y a
dol,
en un cas de complicité
(art.
378 C.
P.),
il en
va
tout
autrement pour
la jurisprudence.
Prenant
appui sur l'alinéa 2
de
l'art. 365
C.
P.,
selon lequel la disposition de l'alinéa 1
«ne
s'applique pas lorsque le
rapport
exposerait
la personne assistée
à
des
poursuites», elle en déduit que
si la
dénonciation propre à
l'avortement -
posée pour la première fois par l'art.
9 de la
loi
du 23 juin 1927 n° 1070 -
n'était
devenue
qu'un cas de
«rapport»
de
l'art.
365 du
Code
pénal
de 1930,
elle
aurait
perdu
du
même coup
tout caractère obligatoire du fait de l'alinéa 2 de cet article.
L'obligation
de
dénoncer
les
avortements
doit
donc
s'apprécier indépendamment
de
l'art. 365 C.P. dont elle
ne constitue
pas
un
cas particulier. Elle s'analyse pour la
jurisprudence comme une obligation
a but purement statistique et
administratif,
qui ne
pèse d'ailleurs que sur
les
médecins
à l'égard
du médecin
provincial, mais
non sur ce
dernier à l'égard
des
autorités (ce qui laisse entier le secret
professionnel)
(Trib. Milan,
-
8/17/2019 Un Aspect de La Politique Démographique de l'Italie Fasciste
23/46
712
DENISE DETRAGIACHE
surveillance à l'égard de leurs confrères qui ne dénonçaient pas toujours
scrupuleusement
les
cas
d'avortements dont
ils
pouvaient
avoir
connaissanc
e70.e Ministère insiste
sur le
fait que la surveillance doit
être
particulièr
ementerrée sur le
«cercle
étroit
de
ceux qui, se dédiant aux
pratiques
délictueuses
de
l'avortement, cherchent à
éluder
la dénonciation pour
ne
pas
encourir
les
rigueurs
de la loi
...
»,
et fait
remarquer à ce propos « que
le
faible
nombre
de
dénonciations
peut
être, dans
de
nombreux
cas,
l'indice
le
plus
sérieux
de
l'infraction
à
l'obligation
de
dénonciation»71.
Il
recommande,
en
conséquence,
la
plus
grande vigilance à l'endroit
de
ces médecins, «en usant
des moyens
efficaces que la loi
sur la
Pubblica sicurezza fournit à cet
effet.
«La circulaire
aux préfets du 6 avril 1936, n°
40 72
relève, de manière
plus
explicite encore, que, pour la
période 1932-1935,
«faible est le nombre de
poursuites dirigées
contre
des médecins
responsables
d'avortements déli
ctueux
ou
même
d'une carence
dans
l'accomplissement
de
la délicate fonction
de surveillance qui
leur
incombe
».
Et
le
Ministère
voit
dans
ce
phénomène
un
indice à
la
fois
du peu de zèle des
praticiens,
qui
répugnent à
trahir la
confiance d'un
patient,
et du laxisme des
médecins
provinciaux
à l'égard des
confrères qui
«dénoncent
comme
avortements
spontanés,
dûs
à «une cause
imprécisable », des cas dans lesquels les éléments mêmes qui sont contenus
dans la
dénonciation laissent pour
le moins
soupçonner qu'il
puisse
s'agir d'un
fait
délictueux
».
En conséquence,
le
Ministère rappelle à l'ordre
les
médecins
provinciaux,
«
car,
conformément
à
des
directives supérieures,
leur
action sera
l'objet
d'un contrôle
attentif
de la part
de ce bureau
».
Une
étude poussée des
données
fournies
par
les
dossiers pénaux
d'avorte-
ment
montrerait
sans
doute
aussi
que, moins souvent jugés que les femmes,
les hommes, qu'il s'agisse de simples particuliers ou de médecins, sont aussi,
proportionnellement
moins souvent condamnés qu'elles, le doute sur
leur
participation
aux
manœuvres
abortives
étant plus facilement
admis73.
C'est
• d'autant plus vrai
pour
les
médecins qui bénéficient
en outre des
ressources
de leur art et de l'esprit de corps de leur profession. Sur
eux,
de
surcroît,
ne
pesait pas la
sorte
de
présomption
de
solidarité - même
rémunérée - avec les
-
8/17/2019 Un Aspect de La Politique Démographique de l'Italie Fasciste
24/46
L'ITALIE
FASCISTE ET LA RÉPRESSION DE L'AVORTEMENT 713
femmes
qui désiraient avorter,
qui jouait au
contraire
contre
les sage-
femmes74.
Outre
cette
remarque relative au sexe des condamnés,
on
peut aussi
constater le nombre
relativement
élevé des acquittements, le pourcentage le
plus faible étant celui de Palerme (20%), le plus
élevé,
celui de Milan (44,14%),
Florence et Rome
étant
très voisines de la moyenne nationale (38.30%), alors
que
Turin est nettement au-dessous (27,84%).
Ces
données paraissent
conforter le jugement
formulé par
Guido
Neppi
Modona75, étayé par de
nombreuses circulaires du Ministero
di Grazia e
Giustizia76, et selon lequel le régime
fasciste
se serait heurté, en matière de
répression de
l'avortement, à une attitude
jugée en haut lieu comme beaucoup
trop indulgente de la
part
de
la
magistrature, dont le Régime
n'avait
pourtant,
par
ailleurs,
guère lieu de
se plaindre77.
Les premiers résultats
de
cette recherche, obtenus à
partir de
sources
géographiquement plus
diversifiées
que
celles
de
Neppi
Modona78
-
et
qu'il
s'agit maintenant
de préciser - permettent de nuancer quelque peu
cette
affirmation.
Les documents
sur
lesquels nous avons
travaillé
sont
essentiellement les
dossiers
intitulés
«rapports informatifs
sur
les crimes et délits» (mais qui, en
réalité, contiennent
bien
plus
que
de
simples
rapports informatifs), du
fonds
Ministero di Grazia e Giustizia, Direzione generale Affari penali, grazie e
casellari,
Divisione
affari
penali,
archivio
dell'Ufficio
Primo,
1938-1944,
et
plus
spécialement
ceux de
ces dossiers
qui
sont
contenus dans les liasses «avorte-
ments»
spéciales à ce délit, et établies
année
par
année
pour chaque
Procura
74
A. Visco,
dans son article cité
supra, note 44,
relève
que le
nombre
de
sage-femmes
dénoncées
comme suspectes
a
été
: en 1935,
de
123; en 1936, de 47; en 1937, de 91 ; en
1938,
de
71, et
en
1939
de
32
(note
19,
p.
73).
75
Guido
Neppi Modona, La magistratura e il fascismo, dans Fascismo e società
italiana,
Torino, 1973, p.
125
sq., spécialement, p.
145.
76
À
partir de
1928, tous les
Gardes des
sceaux
ont
pris
une circulaire sur la
question
de
la répression de l'avortement,
au
cours du
ventennio
:
Rocco,
en
1928,
sous
l'empire
-
8/17/2019 Un Aspect de La Politique Démographique de l'Italie Fasciste
25/46
714
DENISE DETRAGIACHE
generale. Quelques très rares dossiers se trouvent également - sans aucune
logique
apparente
-
dans
d'autres
liasses
qui,
soit
ont
été
établies pour
chaque
circonscription
judiciaire (comme
les
liasses «Justice», ou celles qui s'intitu
lent«
Délits
accomplis
sur
des mineurs »), soit regroupent sous un
titre
général (militaires; prévenus mineurs; fonctionnaires;
ministres
du culte...)
les délits correspondants, toutes
circonscriptions
mêlées.
Devant l abondance de la documentation,
un
choix
s'est
avéré
nécessaire.
Ce
choix devait permettre
de dresser
un
tableau aussi
complet
et
aussi
fidèle
que
possible
de la situation dans les différentes
régions
d'Italie,
et
c'est
pourquoi
il
s'est porté sur
les Procure
generali
de
Turin, Rome, Naples, et
Palerme, avec en
outre
quelques sondages dans celles de Milan (où trois
années
ont été
entièrement explorées),
Florence,
Bologne
et Gênes,
ce qui
représente
le dépouillement de 56
liasses contenant
près de 5000 dossiers
(4975, pour
être précise).
Ce
choix
a
été
fait
non seulement
parce
qu'il
permettait
d'analyser
des
données concernant aussi
bien
le
Nord,
le Centre et
le Sud de la
péninsule,
que
l'Italie insulaire, mais aussi
parce que les circonscriptions
choisies per
mettaient d'étudier des régions où se trouvent les villes les plus peuplées
d'Italie, ce qui rend notre sondage évidemment
beaucoup plus
représentatif.
Nous
pouvions
ainsi tenter de gagner en étendue ce que nous ne pouvions
obtenir dans la durée.
En
effet, seule la période allant de
1938
à
1944
a
fait
l'objet,
pour les
«
rapports
informatifs
sur
les
crimes et
délits
»,
d'un versement
du Ministero
di Grazia e
Giustizia à l'A.C.S.
Une
enquête menée
au
ministère
même, à l'Ufficio primo de l'actuelle Direction
des affaires
pénales79
nous a
permis de constater que la très grande lacune dans le versement
fait
ne serait
et ne pourrait pas être comblée car toutes les
archives
de l'Ufficio primo, en
particulier
pour
la
période
qui
va
de 1922 à 1937, ont disparu.
En revanche,
tout
ce
qui
concerne
les
grâces
et
les
extraditions
décidées
à
cette
même
époque est disponible.
Ce
sont donc tous les documents de cette période
concernant
la répression pénale
proprement
dite qui ont
disparu, et
ce, sans
laisser de traces.
Seule
une recherche conduite
au niveau
local pourrait
permettre
de combler
cette
lacune importante,
et
d'élargir le champ temporel
-
8/17/2019 Un Aspect de La Politique Démographique de l'Italie Fasciste
26/46
L'ITALIE FASCISTE
ET
LA
RÉPRESSION
DE
L'AVORTEMENT
715
III
-
L'attitude
de
la
magistrature
italienne
en
matière de
répression
DE L'AVORTEMENT
Si l'on veut s'efforcer de dresser une typologie de l'attitude des juges du
ventennio
dans
le
domaine de la
répression
de
l'avortement,
il
importe
d'établir
une échelle des indices d'indulgence
en la
matière, et
d'y
situer
les
juges.
Son étude
nous
permettra
alors
de
constater
que
le juge piémontais
-
précisément choisi comme modèle
par
Guido
Neppi
Modona - remarquable
mentrésent
à tous
les degrés
de l'échelle, y
occupe
une place
toute particul
ière,ui interdit
dès
lors de
la considérer
comme représentatif de l'ensemble
de la
magistrature
italienne de
l'époque.
1)
Les
indices d'indulgence.
Une
première série d'indices
a trait à
la motivation des jugements
et arrêts
ainsi que
des
ordonnances
des
juges d'instruction. Avec eux
se
trouve posé le
problème, crucial
entre tous, de
la
preuve
des
faits délictueux
qui
sont
reprochés à l'inculpé, et
de la
justification qu'elle apporte à la décision
juridictionnelle.
La distinction, opérée par
le
Code
Rocco,
entre
l'avortement
proprement
dit
et
les
actes
abortifs
accomplis
sur
une
femme tenue
pour
enceinte,
a
pour
conséquence la nécessité
impérieuse
de
prouver l'état
de
grossesse
si
l'on veut
pouvoir
prouver l'avortement. Là réside précisément la
difficulté
majeure sur
l'existence de laquelle s'accordent tous les
auteurs, qu'ils soient
juristes ou
spécialistes de médecine
légale80.
La femme était-elle enceinte? A-t-elle avor
té?
t,
en l'absence
d'avortement,
des moyens en
eux-mêmes
susceptibles d'en
provoquer
un
ont-ils été
utilisés?
Tel
est
le
domaine
de
ce que
l'on
appelle
la
preuve générique de l'avortement, et telles sont les questions auxquelles doit
répondre
l'expertise médico-légale qui sera pratiquée
sur
la
prévenue. Mais,
bien souvent,
du fait du laps de temps qui s'est
écoulé
depuis
les faits
contestés, l'expertise peut difficilement apporter
une réponse
certaine à ces
-
8/17/2019 Un Aspect de La Politique Démographique de l'Italie Fasciste
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DENISE DETRAGIACHE
ce
a-t-elle
admis
que
lorsque
la
preuve
générique
est
incertaine,
elle
peut
être
complétée
par
des éléments de preuve dits
«spécifiques»,
tels
que
des
témoi
gnages, ou la confession de l'inculpée82. Bien
plus,
si la
«preuve
générique fait
défaut ou
chancelle, la grossesse
et l'avortement
peuvent valablement
résulter
de
preuves spécifiques
sûres et précises»83.
Encore faut-il que l'existence - ou la non-existence - de telles preuves
apparaisse à la lecture
des
jugements, arrêts, ou ordonnances rendus. Tel n'est
pas
toujours
le
cas,
et
c'est
à
ce
premier
niveau
que
l'on peut
déceler
un
indice assez faible
certes, mais
un indice tout
de
même,
de
l'indulgence
possible d'un
juge
ou
d'un tribunal.
Parmi
les
reproches d'ordre général adressés à la magistrature
italienne
du « ventennio »,
le
plus généralement répandu est
certainement,
en
effet,
celui
de motiver
de manière insuffisante ses
décisions, que ce soit
au stade
de
l'instruction ou à celui du jugement de
premier degré ou d'appel.
Il
s'agit
là
d'un indice d'indulgence
assez
faible
dans
la
mesure
où
une
motivation insuffisante peut très bien ne recouvrir aucune intention particul
ière. lle
peut néanmoins être le
fruit
d'une
attitude
libérale
qui entend
se