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Version électronique originale de “Un 4e paradigme pour la psychiatrie? Débat
entre Marie-Christine Hardy-Baylé et Jean Gayon”, PSN (Psychiatrie - Sciences
humaines - Neurosciences), Vol. III, n°11 (janvier-février 2005): 6-15.
Réédité dans B. Granger (éd.), La psychiatrie en débat. Les grands entretiens
de PSN (2003-2006), Paris, Springer, 2010, pp. 119-133.
Quel paradigme pour quelle psychiatrie ?
PSN – Madame Marie-Christine Hardy-Bayle, dans votre ouvrage,
écrit en collaboration avec Christine Bronnec, Jusqu'où la
psychiatrie peut-elle soigner ? paru aux Editions Odile Jacob,
vous reprenez la périodisation de l’histoire de la psychiatrie
moderne due à Georges Lantéri-Laura, qui fait appel à la notion
de paradigme. Vous la reprenez pour la prolonger et proposer un
quatrième paradigme pour la psychiatrie. En quoi cette notion de
paradigme vous a-t-elle paru intéressante pour présenter vos
propositions ?
Marie-Chritine Hardy (MCH) – Reprenant la définition qu’en donne
Kuhn, G. Lantéri-Laura le définit de la façon suivante « cette
notion de paradigme ne renvoie pas du tout à la formulation d’une
doctrine qui ne pourrait s’affirmer que par un antagonisme
permanent à l’endroit des autres, mais bien à un ensemble de
représentations cohérentes et corrélées entre elles, qui régulent
depuis longtemps, de façon rationnelle, efficace et économique,
la discipline dont elles constituent précisément le paradigme ».
De manière plus concrète, les deux questions auxquelles ce
quatrième paradigme doit répondre sont : sur quel modèle médical
cohérent, c’est-à-dire autorisant une « réfutation praticable »
s’appuie la logique psychiatrique ? Quelle est la spécificité dela psychiatrie dans le champ des disciplines médicales ?
G. Lantéri-Laura conclut « Les repères psychopathologiques se
sont multipliés, sans qu’aucun d’entre eux pût s’imposer à tous
les autres (…). Aucune de ces démarches n’a réussi, cependant, à
supplanter les autres et l’on ne pourrait guère sans abus
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satisfaire l’exigence d’un au-delà du domaine clinique en se
limitant à une réponse univoque. En même temps la distance qui
sépare l’activité quotidienne, clinique et thérapeutique, des
théorisations a beaucoup augmenté et, comme nous l’avons déjà
remarqué, nous manquons complètement d’une théorie de la pratique
capable de rendre compte de manière réflexive de ces pratiques
elles-mêmes. Or, si de telles considérations nous montrent assez
clairement que le troisième paradigme ne remplit plus son office,
elles ne nous fournissent aucun élément consistant pour nous
représenter le quatrième ».
PSN – Monsieur Jean GAYON, quels commentaires vous inspire cette
réponse ?
Jean Gayon (JG) – En utilisant le terme “paradigme”, Christine
Hardy-Baylé et Christine Bronnec (HBB) ont eu recours à un
concept qui a joué un rôle considérable dans la philosophie des
sciences contemporaine. Il vaut la peine de rappeler dans quelles
circonstances ce mot a été introduit par Thomas Kuhn, et les
problèmes de définition qu’il a d’emblée soulevés. Il ne s’agitpas en l’occurrence de corriger l’usage qu’en font HBB, qui est
parfaitement compréhensible dans le contexte de leur ouvrage.
L’ambiguïté même du terme kuhnien est en fait à même d’éclairer
l’entreprise des auteures.
Le mot “paradigme” remonte loin dans l’histoire de la
philosophie. Il appartient au vocabulaire de Platon, qui s’en est
servi pour préciser le statut des Idées. L’Idée au sens de Platon
est une réalité indépendante qui a valeur de paradeigma, c’est-à-
dire d’exemple ou de modèle pour les êtres du monde sensible.
Appartenant au vocabulaire technique de la philosophie, le terme
“paradigme” est demeuré d’un usage rare jusqu’à ce que Thomas
Kuhn en fasse le concept central de la nouvelle vision de la
philosophie des sciences qu’il a proposée dans La Structure des
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révolutions scientifiques, ouvrage paru originellement en anglais
en 1962 et qui est à ce jour le plus vendu des ouvrages de
philosophie du vingtième siècle.
On a d’emblée reproché à Kuhn d’avoir utilisé le mot en des sens
différents. Une commentatrice, Margaret Masterman, a relevé
toutes les occurrences du mot dans La Structure des révolutions
scientifiques. Elle a conclu qu’il y était utilisé en au moins
vingt-deux manières différentes ! On ne saurait donc reprocher à
HBB de n’avoir pas donné au mot un sens rigide. Notons au passage
que l’ambiguïté des mots n’est pas nécessairement un obstacle à
la pensée ; c’est aussi et en même temps une ressource pour elle.
L’ambiguïté peut être fatale à la cohérence et à la
communication, mais elle permet aussi bien souvent de rebondir et
d’avancer.
Dans le cas de Thomas Kuhn, ceci est particulièrement vrai. L’un
des textes les plus fascinants de Kuhn est le Post scriptum
publié en annexe de la traduction japonaise de 1969 et incorporé
dans toutes les éditions ultérieures de l’ouvrage. Kuhn y
reconnaît qu’il a utilisé le mot “paradigme” non pas en vingt-
deux mais en deux sens bien différents dans l’édition originalede son ouvrage.
PSN – Quels sont précisément ces deux sens ?
JG – Dans tous les cas, le paradigme est relatif à une communauté
scientifique donnée à moment historique déterminé : “ D’une part,
il représente tout l’ensemble de croyances, de valeurs reconnues
et de techniques qui sont communes aux membres d’un groupe donné.
D’autre part, il dénote un élément isolé de cet ensemble : les
solutions concrètes d’énigmes, qui, employées comme modèles ou
exemples, peuvent remplacer les règles explicites en tant que
bases de solutions pour les énigmes qui subsistent dans la
science normale”.
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Il vaut la peine de bien comprendre l’écart entre ces deux
acceptions du mot “paradigme”, car cet écart peut nous fournir un
outil utile pour situer le projet de HBB. La première définition
donnée par Kuhn est de nature sociologique. Elle renvoie à l’idée
qu’une communauté scientifique – une “discipline” au sens moderne
du terme – s’appuie pour fonctionner en tant que telle sur le
fait que ses membres partagent un certain nombre de techniques,
codes, normes et croyances qui leur permettent de communiquer,
formuler leurs différents, régler leurs conflits, et savoir
qu’ils assument socialement un certain domaine de savoir, même
s’ils ne partagent pas des théories communes. C’est pourquoi,
selon Kuhn, la notion de théorie est tout à fait insuffisante
pour comprendre la dynamique des disciplines scientifiques.
Telle est la première raison pour laquelle Kuhn a introduit dans
la version originale de son livre le terme de “paradigme”. En
substituant “paradigme” à “théorie”, il s’agissait de penser la
dynamique intellectuelle des disciplines scientifiques modernes
dans un langage plus réaliste que celui d’une épistémologie
exclusivement intéressée à la découverte et à la justification
des théories scientifiques. Dans le Post-scriptum de 1969, Kuhnrécapitule avec précision les catégories d’éléments susceptibles
d’intervenir dans la description d’un paradigme. Il en cite
quatre: (1) Un certain nombre de généralisations symboliques ou
verbales employées sans questions ou dissensions par les membres
du groupe à titre d’outils dans leur travail ordinaire. (2) “La
partie métaphysique des paradigmes”, relatives, par exemple, à la
nature ultime de la matière chez les physiciens, ou des maladies
mentales chez les psychiatres (exemple non présent dans le
texte). Kuhn fait allusion à un ensemble d’analogies ou de
métaphores, modèles heuristiques permis, même si tous les membres
du groupe ne les admettent pas unanimement. Ainsi, tous les
physiciens n’admettent pas au début du vingtième l’existence des
atomes. (3) La troisième catégorie d’éléments constitutifs d’un
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paradigme consiste en valeurs et normes qui interviennent dans
l’évaluation des méthodes, hypothèses, théories. Certaines sont
ouvertement épistémologiques. Par exemple, dans telle discipline
on privilégiera le quantitatif, la simplicité des théories, leur
pouvoir prédictif, etc. D’autres valeurs et normes ont trait à la
représentation que les savants se font de la science relativement
à la société (la science doit-elle viser d’abord à l’utilité, ou
la pure connaissance ?). (4) Une quatrième sorte d’éléments,
essentielle pour Kuhn, est constituée par les modèles exemplaires
(exemplars) de solutions concrètes de problèmes sur lesquels les
scientifiques s’appuient pour structurer leur recherche et leur
enseignement.
Pour Kuhn, l’activité scientifique ordinaire ne consiste pas
fondamentalement à construire des théories, c’est-à-dire des
systèmes logiquement rigoureux et déductivement organisés. En
fait, les scientifiques imitent les meilleurs exemples de science
qu’ils ont à leur disposition. La liste d’éléments donnés par
Kuhn en vue de définir le concept sociologique de paradigme n’est
pas selon lui limitative. L’important est de retenir la dimension
ouvertement sociologique du premier sens de “paradigme”. En cepremier sens, un paradigme est un ensemble d’engagements
cognitifs qui va bien au-delà du contenu des “théories”, et
doivent être reconnus dans leur signification sociale. Autrement
dit, “social” et “cognitif” ne sont pas des termes antinomiques.
Le second sens de “paradigme” est précisément constitué par la
quatrième sorte d’éléments précédemment énumérés par Kuhn dans
son concept large du paradigme. Il y a donc un sens large du
paradigme – un ensemble de croyances, habitus, normes et valeurs
constituant la structure et l’identité intellectuelles d’une
communauté scientifique donnée –, et un sens étroit – constitué
par la référence de cette communauté à un (ou des) modèles
exemplaires de travail scientifique. Ce second sens est pour Kuhn
“l’élément central” du paradigme, comme le montre bien le choix
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même du mot “paradigme”, qui signifie littéralement en grec
“exemple” ou “modèle”. “La connaissance scientifique [selon la
conception commune] est enfermée dans la théorie et certaines
règles permettant de l’appliquer (…) J’ai pourtant essayé de
montrer que cette localisation du contenu cognitif de la science
est erronée. (…) Les scientifiques résolvent des énigmes en les
modelant sur des solutions précédemment trouvées à d’autres
énigmes”. En ce sens, un paradigme, c’est par exemple, L’Optique
de Newton, L’Origine des espèces de Darwin, les travaux
génétiques de Morgan sur la Drosophile, les écrits de Freud sur
l’hystérie. Ce peut-être aussi un manuel qui a particulièrement
marqué une génération d’étudiants. L’important est dans la notion
d’un modèle que l’on imite, parce qu’ainsi l’on peut résoudre de
nouvelles énigmes qui lui ressemblent dans un champ de
connaissances données.
PSN – Kuhn n’a-t-il pas modifié sa terminologie par la suite ?
JG – Conscient de la tension entre les deux sens qu’il avait
conférés à la notion de paradigme, Kuhn a proposé de renoncer àce terme et de le remplacer par ceux de “matrice disciplinaire”
(pour le sens sociologique) et de “modèle exemplaire” (en
anglais : exemplar ). Il a aussi souligné que le second sens était
pour lui le plus important, car c’est en lui que les aspects
sociologiques ordinaires de l’activité scientifique et ses
aspects cognitifs spécifiques se rejoignent. Ceci revenait à dire
qu’à tout prendre, si on voulait persister à utiliser le mot
“paradigme”, il était préférable de le réserver à cette dimension
proprement cognitive de la notion.
La notion de paradigme au sens de “modèle exemplaire” est celle
qui permet à Kuhn de faire sa fameuse distinction entre des
périodes de “science normale” et des périodes de “crise”. Dans
les périodes de science normale, l’activité scientifique est
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structurée par un paradigme qui sert tout à la fois de moteur
heuristique et de cadre de validation. Dans les périodes de
crise, il n’y a plus de paradigme (ou modèle exemplaire) partagé,
mais plusieurs ou pas du tout. Les crises sont favorables à une
intense réflexion de nature philosophique sur les fondements de
la discipline. De durée très variable, elles se terminent
lorsqu’un nouveau paradigme dominant se diffuse et fait règle
dans la communauté scientifique.
Indiquons enfin un aspect important de cette conception générale
de la dynamique de la connaissance scientifique. Pour Kuhn, une
communauté scientifique peut parfaitement exister sur la base
d’une matrice disciplinaire (paradigme au sens 1) qui grosso modo
lui confère une identité sociologique, sans pour autant disposer
d’un modèle exemplaire de recherche (paradigme au sens 2). Bien
sûr cette situation se révèle parfois fatale aux disciplines, qui
disparaissent alors en tant que telles. Mais bien souvent ce
n’est pas le cas : un certain nombre de connaissances,
techniques, codes, valeurs, permettent à une discipline de
perdurer en temps de crise, lorsqu’il n’y a plus consensus sur ce
qui vaut comme solution exemplaire d’énigme. Il y a ainsiplusieurs issues à une situation de crise : ou la discipline
disparaît, ou elle se reconstitue autour d’un paradigme
(exemplar) commun. Ajoutons enfin qu’en en ce second sens, la
qualification de quelque chose comme un paradigme est
contraignante. Pour Kuhn en effet, les paradigmes sont
“incommensurables“ entre eux. Ils ne posent pas les mêmes
questions, ne parlent pas le même langage, et réfèrent à des
“mondes” différents. Un paradigme n’est pas une autre réponse à
un problème récurrent, c’est une autre manière de questionner les
choses.
Les lecteurs de PSN voudront bien m’excuseront de ce détour
définitionnel. Mais, outre que c’est cela fait partie des choses
qu’on attend d’un philosophe, ce détour jette une lumière sur le
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sens et la portée de l’utilisation de la notion de paradigme par
HBB.
PSN – Peut-on parler aujourd’hui d’un cadre paradigmatique
nouveau dans la conception même des maladies mentales, comme cela
était le cas pour les trois premiers paradigmes définis par
Georges Lantéri-Laura, et en quoi cette notion de paradigme vous
a paru utile, Marie-Christine Hardy, pour présenter vos
propositions ?
MCH – Cette notion de paradigme répond parfaitement à l’objectif
poursuivi dans l’ouvrage. Il ne s’agit pas de formuler une
doctrine, qui ne pourrait s’affirmer que par antagonisme aux
autres, mais d’un ensemble de représentations cohérentes et
corrélées entre elles qui organisent et régulent la discipline.
En somme la notion de paradigme peut, de manière plus triviale,
être considérée comme une autre manière de poser les mêmes
questions, celles qui traversent depuis toujours la discipline et
dont G. Lantéri-Laura retrace la déclinaison aux différents
moments de l’histoire.Il s’agit moins de proposer un « nouveau regard » sur la
discipline que de proposer une autre manière de poser les
différents problèmes.
Pour résumer la démarche proposée, elle est davantage de l’ordre
d’une méthode que de l’ordre de réponses « toutes faites »,
simple application d’une théorie donnée.
La méthode repose sur deux principes que le réseau met en acte.
Le premier pose le partenariat et la confrontation des
professionnels comme le seul espace paradigmatique susceptible
d’apporter des réponses aux problématiques qui traversent depuis
toujours la discipline. Cela impose de partir de la manière dont,
en pratique, vont se décliner ces problématiques. Ce n’est que
dans cette définition très concrète des problématiques que pourra
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se développer la réflexion clinique, dans un débat contradictoire
de lectures. Le fait de s’inscrire dans la réalité de la réponse
à offrir au patient, imposent aux professionnels d’engager leurs
savoirs théoriques en se mettant « sous le regard » de leurs
pairs. L’objet du débat est clinique. La distance entre la
réflexion clinique et le savoir théorique est ici immédiatement
visible, et cette « distance qui sépare l’activité quotidienne,
clinique et thérapeutique, des théorisations a beaucoup
augmenté ».
Le quatrième paradigme se donne pour objet l’élaboration d’un
modèle des pratiques et ne cherche pas à affirmer une théorie de
la pratique.
Le second principe pose l’importance de l’évaluation à condition
que celle-ci soit conçue comme un retour sur les décisions
cliniques prises. Ces dernières sont des « données en
mouvement », c'est-à-dire des réponses apportées à un moment
donné de la connaissance et correspond à un état d’équilibre
entre des forces et des opinions contradictoires. Il est alors
essentiel de préserver la « mise en tension » des forces
réflexives en apportant de nouvelles connaissances susceptiblesd’alimenter le débat. La recherche clinique prend ici une
dimension nouvelle dans une réflexion clinique qui ne s’y réduit
pas. Ce paradigme ne peut se concevoir sans cette évaluation des
pratiques professionnelles dont l’initiative doit rester aux
professionnels. Les professionnels doivent s’engager sur le
terrain même de leurs pratiques de soins pour mettre les savoirs
théoriques de chacun au service de la clinique.
Cette méthode impose de partir des questions telles qu’elles
s’expriment en pratique. Les grandes problématiques vont s’y
retrouver mais leur formulation inscrite dans la réalité de la
prise de décision pour un patient réel imposera aux
professionnels de se déplacer de leur posture théorique pour
répondre de l’usage qu’ils font de leur théorie en clinique
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quotidienne. En cela la démarche est pragmatique. Elle n’est pas
exempte de théorie, mais la manière de mettre en scène les
questions permet d’espérer une articulation forte à la clinique.
Dans l’espace de débats et de confrontations « pluri-
professionnels » et « pluri-métiers » que le réseau offre, face à
une problématique n’ayant pas de réponse satisfaisante, le
recours au savoir académique ne suffit pas. C’est de la
confrontation de ce savoir avec les expériences et les savoirs
liés à l’expérience, qu’émergeront de nouvelles réponses dont la
pertinence sera en première intention apportée par la diversité
des positions exprimées dans cette nouvelle réponse et, en
deuxième intention, imposera un cadre de vérification.
L’évaluation est au centre de cette démarche qui procède
davantage de la démarche scientifique qui guide le clinicien face
à son patient, que d’une démarche inférentielle pure, de nature
plus philosophique. L’évaluation est ici conçue comme un retour
sur les décisions prises et une manière d’interroger notre
réflexion clinique. Ce point essentiel vise à répondre à
l’injonction de G. Lantéri-Laura « sur quel modèle cohérent,
c'est-à-dire autorisant une réfutation praticable s’appuie lalogique psychiatrique ? ». En somme une réponse à une question
clinique qui n’a pas fait la preuve de sa pertinence, en regard
du modèle médical de référence, reste du domaine de la croyance.
L’évolution de la santé vise à faire reculer l’importance des
croyances dans la prise de décision des cliniciens ou mieux, à
en connaître la nature et l’influence. Et cela d’autant plus que
le clinicien adopte, dans sa prise de décision, une posture
scientifique. Poser une hypothèse de soins et tenter d’en
vérifier le bien fondé dans l’évolution du patient en fixant des
indicateurs préalables et un cadre de prise en charge procède de
la démarche scientifique.
JG – Le livre de Mmes Hardy-Baylé et Bronnec s’appuie sur la
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définition suivante, empruntée au regretté Georges Lantéri-
Laura : “Un ensemble de représentations cohérentes et corrélées
entre elles, qui régulent pendant longtemps, de façon
rationnelle, efficace et économique, la discipline dont elles
constituent précisément le paradigme”. Malgré toute l’admiration
que j’ai pour Lantéri-Laura, je ne peux m’empêcher de penser que
cette notion de paradigme est bien terne par rapport à celle de
Thomas Kuhn. L’intérêt de la réflexion de Kuhn, à qui Lantéri-
Laura se référait d’ailleurs, était dans un effort de
clarification des rapports entre les aspects sociologiques et
cognitifs des connaissances, règles et normes qui constituent
l’identité intellectuelle d’une discipline. Dans la définition
citée de Lantéri-Laura, on ne retrouve pas la tension entre ce
que Kuhn appelait “matrice disciplinaire” et “exemple”. Si on se
limite à cette définition, la notion de paradigme qui en ressort
est en quelque sorte en retrait par rapport à l’analyse du
philosophe. Un mot qui a fait le tour du monde est retenu, mais
pas la pensée qu’il anime.
PSN – Comment verriez-vous, Jean Gayon, l’entreprise de Marie-Christine Hardy et Christine Bronnec à travers le langage
kuhnien ?
JG – Mon but n’est pas ici de juger globalement l’entreprise des
auteurs, mais plutôt d’en situer l’ambition réelle. Dans sa
réponse à PSN , qui lui demande précisément “en quoi cette notion
de paradigme [lui] a paru intéressante pour présenter [ses]
propositions”, Mme Hardy Baylé répond : –“Il ne s’agit pas de
formuler une doctrine…” ; –“Il s’agit moins de proposer un
‘nouveau regard’ sur la discipline que de proposer une autre
manière de poser les différents problèmes” ; –“La notion de
paradigme peut, de manière plus triviale, être considérée comme
une autre manière de poser les mêmes questions, celles qui
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traversent depuis toujours la discipline”.
Je vois deux raisons pour relativiser la “révolution radicale”
pour laquelle plaident HBB, si justement on l’envisage comme un
changement de paradigme.
La première est qu’au sens fort qui était celui de Kuhn, un
nouveau paradigme ne peut pas être une nouvelle manière de poser
les mêmes questions. Il s’agit, bien au contraire, d’instituer de
nouvelles questions, du genre de celles qui ouvrent des
continents scientifiques nouveaux, comme en leur temps les
généticiens l’ont fait pour l’hérédité, Einstein pour la
gravitation, Freud pour les névroses, Kraepelin pour les
psychoses. Dans tous ces cas, les mots mêmes changent de sens.
Plus rien ne peut être comme avant. Je n’ai pas l’impression que
le changement de paradigme invoqué par HBB ait ce sens : “Il ne
s’agit pas de formuler une doctrine…”. C’est qu’en effet c’est
autre chose qu’il s’agit de changer. Dans leur très beau livre où
j’ai beaucoup appris sur un domaine si important et si négligé
par les épistémologues contemporains, HBB invitent la psychiatrie
à changer de régime sociologique général. Dès l’introduction,
elles appellent de leur vœu un “nouveau paradigme” de la politique de santé mentale (p. 14). Cette expression correspond
parfaitement au propos du livre. Il s’agit de concevoir les
relations entre les divers acteurs de la santé mentale –les
psychiatres (avec leurs statuts, leurs compétences et leurs
théories partielles), les infirmiers, les psychologues, les
travailleurs sociaux, l’administration hospitalière, les pouvoirs
publics, etc. – dans le but de rassembler une discipline éclatée
autour d’un projet clinique. Comme le disent à de nombreuses
reprises les auteures, le nouveau paradigme de la psychiatrie est
une “théorie de la pratique” (clinique), et il est “pragmatique”.
Citons HBB : “il ne s’agit en aucun cas de proposer une théorie
finie à laquelle devrait se rallier l’ensemble des psychiatres.
Il s’agit de poser un cadre suffisamment consensuel pour que le
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débat puisse à nouveau s’ouvrir en psychiatrie” (p. 137). C’est-
à-dire concrètement : (1) “proposer une nouvelle clinique, plus
adaptée à la prise en charge des patients” ; (2) “substituer à la
logique de concurrence entre techniques de soins une logique de
confrontation et de complémentarité” ; (3) expliciter la démarche
du praticien : (4) “élaborer une théorie psychiatrique unifiée
sur la base des pratiques de soins” (p. 138). Nous sommes là
typiquement dans le cadre de ce que Kuhn appelait le sens
sociologique du paradigme ou “matrice disciplinaire”. Il s’agit,
au fond de définir les acteurs admis dans le jeu, les règles de
bonne conduite, les formes de la collaboration, la liste des
techniques et connaissances qui font l’identité du champ, les
procédures instituant la complémentarité des pratiques (par
exemple : qui décidera si c’est la même personne qui prescrit des
médicaments et réalise une psychothérapie ?), l’organisation
concrète qui désormais sera le véritable acteur dans les
pratiques d soins (le réseau), etc. En tout cela, on ne voit pas
ce qui constituerait un changement radical de paradigme au sens
qui importait à Kuhn, c’est-à-dire une performance scientifique
de résolution d’énigme qui vaudrait comme modèle d’investigationpour la nouvelle génération de psychiatres.
Une seconde raison me rend perplexe quant à l’utilisation de la
notion de. En définitive une bonne partie du livre est destinée à
plaider en faveur de la réhabilitation, ou de la promotion d’une
attitude méthodologique particulière, qu’on peut qualifier en une
formule : une attitude herméneutique, soucieuse du sens, du rôle
du patient dans sa maladie et sa guérison, et où la psychanalyse,
quoiqu’entrant en dialogue avec d’autres écoles de pensée, joue
systématiquement un rôle dans l’élaboration du diagnostic et dans
le choix de la thérapie. Autrement dit, d’un point de vue
cognitif, il s’agit moins d’un “nouveau paradigme” (un modèle
exemplaire et nouveau de résolution de problèmes), que d’une
renégociation des théories et techniques existantes dans les
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pratiques de soins psychiatriques.
Que les auteures ne se méprennent pas. Cette analyse de leur
livre n’enlève rien à la valeur des propositions qu’elles
avancent quant à la réorganisation sociale et intellectuelle de
la psychiatrie. Il est d’ailleurs concevable qu’en psychiatrie on
ne puisse renouveler radicalement la discipline sur la seule base
d’une contribution théorique, si nouvelle soit-elle. Il en va de
la psychiatrie comme de beaucoup de champs scientifiques
contemporains, dans lesquelles la frontière entre “science”,
“technique” et “société” deviennent de plus en plus difficiles à
définir. L’environnement, les biotechnologies, la médecine
entière fournissent des exemples d’une modification profonde du
mot “science” à l’époque contemporaine. Dans ces domaines, la
multiplicité des expertises et des acteurs impliqués,
l’intrication étroite des enjeux théoriques et des enjeux
sociétaux, ne permettent plus de raisonner dans ces domaines
comme s’il y avait un élément cognitif autonome, l’autonomie fût-
elle celle d’une communauté scientifique spécialisée. Dans cette
perspective, la psychiatrie n’est pas dans une situation
exceptionnelle.
PSN – Marie-Christine Hardy, vous dites que « renoncer à
l’étiologie comme guide à la description des troubles au
traitement, fait en effet s’effondrer l’ensemble de la logique
sur laquelle repose notre abord actuel des troubles
psychiatriques ». N’est-ce pas au contraire ce renoncement qui a
fondé les classifications internationales actuellement en usage ?
MCH – Si, comme l’affichaient les auteurs du DSM, je propose
d’abandonner le recours à l’étiologie pour penser la clinique et
la décrire, à l’inverse d’eux, je propose d’élaborer une clinique
pathogénique là où la démarche DSM n’est que statistique.
En cela, une fois de plus, je privilégie les pratiques pour
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décrire le modèle clinique. En effet, les pratiques de soins
s’appuient sur des données issues de la connaissance des
mécanismes de production des troubles. Dans la réalité des
exercices, les attitudes thérapeutiques sont trop souvent encore
justifiées par des croyances étiologiques. L’étiologie relève à
ce jour de la seule recherche fondamentale.
PSN – Vous parlez, à propos de la description des troubles
psychiatriques de la notion de clinique pathogénique. Pourriez-
vous nous préciser ce que vous entendez par là ?
MCH – Concernant la pathogénie, je reprendrais une phrase d’Y.
Agid : « Une nécessité : faire de la bonne science ». C’est à
dire affirmer une certaine vision de la recherche clinique,
envisagée d’abord comme « conceptuelle », c’est à dire créative
et ouvrant des perspectives correspondant aux enjeux
physiopathologiques et thérapeutiques actuels. Il s’agit de
découvrir de nouveaux mécanismes d’action permettant de
comprendre des dysfonctionnements encore inconnus chez l’Homme ».
Il est clair que la cible de nos traitements, de quelque naturequ’ils soient, psychologiques ou biologiques, sont les mécanismes
de production des troubles constatés. De nombreuses données
viennent aujourd’hui faire la preuve, grâce à la neuroimagerie
des modifications de l’activité cérébrale induites par des
thérapeutiques psychologiques.
Ainsi, si une perspective étiologique peut opposer organogenèse
et psychogenèse, le niveau des mécanismes ne l’autorise plus. La
question se déplace du « l’origine du trouble est-elle
psychologique ou biologique ? » à la question « quelque soit
l’origine du trouble, quels sont les meilleurs leviers de
changement pour ce patient ? ».
Enfin, la perspective étiologique elle-même doit être repensée.
Facteurs génétiques et facteurs d’environnement s’associent pour
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produire un trouble.
L’adoption du modèle neurodéveloppemental pour la schizophrénie
en est un exemple. Ce faisant, ce modèle reste très spéculatif et
n’a à ce jour, recueilli que peu d’arguments probants.
Comme le souligne Florence Thibaut « les anomalies (observées
chez les patients, qui sont en faveur de cette hypothèse)
demeurent modestes, comparativement aux sujets témoins, elles ne
concernent qu’un tiers des patients schizophrènes environ et ont
une très faible valeur prédictive positive dans le développement
ultérieur d’une schizophrénie ».
Si l’hypothèse neurodéveloppementale séduit, c’est qu’elle
permet, en apparence, de sortir de l’opposition entre tenants de
la psychogenèse et tenants de l’ organogenèse des troubles, et
d’offrir à la psychiatrie les moyens de relever l’enjeu de
pouvoir lier, dans un même modèle compréhensif, déterminants
biologiques et déterminants psychologiques des troubles.
Mais pour séduisant que soit ce modèle, encore faudrait-il en
opérationnaliser les termes (faire des hypothèses sur les
mécanismes en cause) pour qu’il se prête à une mise en question
expérimentale.D’autre part, le modèle neurodéveloppemental, ne prend pas en
charge, dans sa modélisation, les aspects proprement psycho-
affectifs, mais réduit la notion d’environnement à des données
facilement observables : infections virales in utero, dénutrition
au cours de la grossesse, complications obstétricales…
JG – HBB invitent la communauté psychiatrique à renoncer à une
approche “étiologique”. Elles se distancient aussi de l’attitude
athéorique des grandes classifications internationales fondées
sur des méthodes statistiques. Les auteures plaident en faveur
d’une approche “pathogénique” de la nosographie psychiatrique et
du suivi des patients. Sur ces questions importantes, qui
touchent de manière fondamentale à l’aspect théorique de la
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psychiatrie, je ferai deux remarques.
La première s’inscrit dans le sens propre que HBB donnent aux
termes “étiologie” et “pathogénie”. Ces mots sont employés par
les auteures de manière fortement contextuelle. Renoncer aux
hypothèses étiologiques, c’est renoncer à toute théorie
explicative ultime de la nature des troubles psychiatriques.
C’est-à-dire, l’histoire de la discipline étant ce qu’elle est,
des explications soit purement organiques, soit purement
psychologiques. On ne voit pas ce que l’on pourrait objecter à
une telle attitude. La plupart des connaissances et des pratiques
de la psychiatrie contemporaine vont dans ce sens : l’imagerie
cérébrale fonctionnelle, la neurophysiologie, la coexistence
croissante de thérapies d’inspiration très diverses, montrent à
l’évidence qu’il n’y a plus grand monde pour croire sérieusement
que la distinction du corps et de l’esprit, de l’organique et du
psychologique, ait encore un sens au regard de la science et de
la médecine contemporaine. HBB ont pourtant raison de souligner
qu’une bonne partie de la recherche psychiatrique et de la
pratique clinique se fait encore comme si ces distinctions
avaient encore un sens. Qu’il soit permis au philosophe d’ajouterqu’une telle situation témoigne de la persistance d’un régime de
connaissance qu’Auguste Comte eût caractérisé comme
“métaphysique”. Or les croyances métaphysiques font partie de ce
que Kuhn appelle la matrice disciplinaire d’un champ de
connaissances. Elles n’en constituent pas la trame historique
vive. Ce sont des préconceptions, plus ou moins largement
partagées, dont le rôle dépend beaucoup de l’organisation
professionnelle effective de la discipline. Il faut espérer que
la division plus coopérative du travail psychiatrique proposée
par HBB aide, sinon à faire disparaître ces grands schèmes
métaphysiques, du moins à les ramener à leur juste mesure, c’est-
à-dire à des préférences cognitives plutôt que des méthodes.
Ma seconde remarque porte sur l’opposition in abstracto que les
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auteures dressent entre “étiologie” et “pathogénie”. L’étiologie
est la recherche des causes, en quelque domaine que ce soit. Rien
n’impose que ces causes soient toutes de la même sorte. Pour
l’épistémologue, qui ne peut se contenter ici des usages
particuliers et parfois appauvris qu’on peut faire dans telle ou
telle discipline, l’étiologie est particulièrement importante
dans les sciences qui ne sont pas en mesure d’expliquer les
phénomènes en les subsumant sous d’authentiques lois, c’est-à-
dire sous des énoncés universels de portée illimitée. La biologie
tout entière, dont la plupart des généralisations théoriques se
ramènent en définitive à des contingences d’évolution, est en ce
sens une science étiologique. Toutes les sciences historiques
sont des sciences étiologiques. La médecine, évidemment, a aussi
le plus grand besoin de schémas de raisonnement étiologiques.
Quoi de plus important que de connaître l’histoire naturelle
d’une maladie chez un patient donné, ou dans une population
particulière donnée ? Il va de soi qu’en psychiatrie, cette
dimension épistémologique de l’explication est essentielle plus
encore qu’en aucune autre discipline médicale. On devrait donc
éviter de s’exprimer en psychiatrie, en vertu d’une traditionséculaire, comme si une démarche étiologique connotait
nécessairement une conception unilatérale de la nature et de
l’origine de tous les troubles mentaux.
PSN – Si l’on admet ce point , que devient dès lors la différence
entre étiologie et pathogénie ?
JG – La distinction ne me paraît pas évidente. En médecine, la
pathogénie est cette partie de la médecine qui analyse les
mécanismes déterminant l’apparition, l’évolution, les effets,
d’une maladie. Par extension, on parle de la pathogénie ou
pathogenèse d’une maladie donnée, éventuellement chez un malade
donné, pour désigner les conditions déterminantes qui déclenchent
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la maladie et l’entretiennent. Claude Bernard affectionnait ce
terme, qui mettait l’accent sur les causes prochaines des
maladies, celles sur lesquelles la médecine expérimentale peut
agir. La notion de pathogénie est donc une notion éminemment
causale. J’avoue ne pas avoir très bien compris pourquoi HBB ont
dressé, non sans difficulté dans leur exposé, une opposition
entre étiologie et pathogénie, entre “causes” et “mécanismes”.
Rien n’est aussi causal dans les sciences que l’élucidation d’un
“mécanisme”. C’est pourquoi les sciences de la vie, qui
expliquent par des mécanismes plutôt que par des lois, sont
ouvertement des sciences causales, en comparaison avec les
sciences nomologiques que sont les sciences physico-chimiques.
En fait, il y a deux raisons pour lesquelles HBB s’en prennent à
l’étiologie. La première, déjà mentionnée, tient à une conception
particulière, et très restrictive, de la démarche étiologique.
Selon cette conception, effectivement fréquente en psychiatrie,
l’attitude étiologique est une attitude dogmatique qui consiste à
tout ramener à un genre particulier de cause. C’est ainsi que les
philosophes présocratiques ramenaient tout à tel ou tel élément
(le feu, l’eau, les atomes, etc.). C’est ainsi que lespsychiatres ont souvent ramené les troubles psychiatriques soit à
des lésions organiques, soit à une psychogenèse. La seconde
raison de l’opposition des auteures à l’attitude “étiologique”
est plus profonde et, je crois plus sérieuse. C’est la conviction
selon laquelle la catégorie de causalité est inappropriée pour
comprendre les phénomènes psychiques (et donc les phénomènes qui
intéressent la psychiatrie). Selon leurs termes, ce qui compte
pour le/la psychiatre, ce n’est pas “le facteur étiologique”,
mais le “roman des causes” : “[non] un lien de causalité entre
deux événements, mais une relation d’implication essentielle à
prendre en compte dans la relation thérapeutique” (p. 178). Plus
loin dans l’ouvrage, HBB disent que la nosographie psychiatrique
“devrait s’appuyer sur des hypothèses sur le fonctionnement de la
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pensée et non sur des hypothèses causales” (p. 199). Ce niveau du
fonctionnement de la pensée est en définitive ce que les auteures
appellent le niveau “pathogénique” – comprenons le niveau
pathogénique pertinent.
Il semble que les auteures réintroduisent ici à leur insu la
dichotomie entre le corps et l’esprit, l’organique et le
psychique, qu’elles récusent avec d’excellentes raisons en
d’autres lieux de leur ouvrage. Le problème est dans l’opposition
faite entre un aspect sémantique et un aspect causal. Or cette
opposition est peut-être mal construite. Dans le cours d’une
psychanalyse, les pensées vont et viennent, elles s’associent,
elles ont des effets somatiques. Il ne faut pas sans doute
confondre les relations sémantiques que les pensées ont entre
elles et les relations causales qu’elles entretiennent entre
elles et avec toutes sortes de manifestations somatiques que le
plus souvent nous ne comprenons pas bien. Mais il me paraît
difficile de croire que les pensées n’entrent pas dans des
relations causales entre elles et avec d’autres aspects de la vie
psychique. L’expérience quotidienne nous suggère que nos pensées
sont extraordinairement efficaces (elles déplacent les montagnescomme disait Mahomet), et qu’elles sont en interaction constante
avec toutes sortes d’aspects physiologiques non cognitifs de
notre vie. Raisonner comme si “causalité” et “relations de sens”
étaient des concepts opposés conduit vite à restaurer une
conception psychophysique paralléliste. Je ne pense pas que ce
soit là l’intention des auteures.
PSN – Marie-Christine Hardy, vous en appelez à un modèle clinique
intégré pour lutter contre la « balkanisation » de la psychiatrie
actuelle, comment concevez-vous cette possibilité, sur un plan
théorique et sur un plan pratique ?
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MCH – Si la prise en compte de la pluralité de modèles théoriques
en psychiatrie est pertinente en pratique, elle ne l’est plus
quant il s’agit d’envisager un modèle théorique intégré.
Ces théories ne sont pas seulement épistémologiquement
disjointes, elle ne répondent pas aux mêmes questions et ne se
situent pas au même niveau.
Ces théories ne peuvent conduire à un modèle les intégrant
toutes. Elles se situent à des niveaux différents et plutôt que
de les opposer mériterait d’être situées dans leur utilité pour
la pratique des soins.
En somme, chaque patient impose au praticien, pour guider la
prise en charge, de construire une théorie de la situation en
utilisant pour le faire l’ensemble des étayages théoriques
disponibles, chacun ayant été situé au préalable dans un modèle
clinique fixant son utilité pour la pratique.
Cette proposition inscrit la réflexion et la démarche clinique au
cœur du système. La pensée clinique a sa propre consistance, elle
s’appuie sur un patchwork théorique qui ne la résume pas. Elle
s’inscrit davantage dans une théorie de la décision que dans tout
autre modèle conceptuel.
PSN – Si l’on admet que le quatrième paradigme que vous proposez,
Marie-Christine Hardy, repose en partie sur cette notion de
réseaux, faut-il y voir, au-delà d’une simple modification dans
l’organisation des soins, un arrière plan plus conceptuel et
philosophique ?
MCH – J’aborderai la question des réseaux du point de vue
clinique qui est le mien.
Une coordination ou un partenariat des professionnels du soin
(que présuppose le terme de réseaux), pose l’idée que seule une
consultation pluri-professionnelle permet de répondre à des
questions aux quelles le savoir académique n’a pas apportée de
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réponse satisfaisante.
En psychiatrie, le nombre de questions qui n’offrent pas de
réponses consensuelles entre professionnels du soin est immense.
C’est d’ailleurs le lot de toute discipline aux contours flous et
impliquant un haut degré de complexité.
La psychiatrie s’est donné pour mission de gérer cette
complexité. La réponse consistant à réduire cette complexité en
en négligeant certains de ces termes ne peut satisfaire les
professionnels.
La psychiatrie est déterminée à préserver ses acquis. C’est en
cela qu’elle constitue un avenir pour la santé et pour les autres
disciplines médicales.
Elle a opté pour un modèle du sujet malade et réprouve une
psychiatrie réduite à l’organe.
En somme, être promoteur d’un réseau c’est amener les
professionnels à remettre en cause leur savoir. Un leader dans
cette organisation horizontale des liens partenariaux est celui
qui pose des questions et non celui qui apporte des réponses. En
somme un réseau est un lieu de confrontation des savoirs (savoir
académique et savoirs liés à l’expérience) qui se donne pourobjectif de fournir des réponses élaborées entre professionnels
de compétences et d’exercices différents.
La validation de ces réponses doit être clinique, dans la mesure
où elles impliquent la santé des personnes.
Une telle validation impose un retour sur les décisions prises,
c’est à dire une démarche évaluative exigeante, telle que la
recherche clinique le permet.
A titre d’exemple, un groupe de travail du Réseau de Promotion
pour la Santé Mentale dans le Sud Yvelines, sur la trajectoire de
santé des patients déprimés, a permis de souligné une certain
nombre de dysfonctionnements dans la chaîne des soins. 42% des
patients suivis par un médecin généraliste et présentant un
trouble « psy » auraient pu bénéficier d’un avis spécialisé
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qu’ils n’ont pas pu obtenir du fait de la saturation de ce
système. En retour, de l’avis du psychiatre, 60% des patients
adressés par le médecin généraliste aurait du bénéficier d’un
avis spécialisé plus précoce. 23% des patients « psy » suivis
exclusivement par un médecin généraliste ont une typologie
comparable (en termes de diagnostic et de sévérité) à celle des
patients suivis en psychiatrie. 67% des médecins généralistes
considèrent suivre trop et trop longtemps des patients « psy ».
Plus de 50% des médecins généralistes considèrent que leurs liens
partenariaux avec les psychiatres sont insatisfaisants ou très
insatisfaisants, notamment en terme d’informations échangés.
Enfin, 81% des patients adressés par un médecin généraliste
seront suivis exclusivement par le psychiatre après adressage,
sans que la place du médecin généraliste ne fasse l’objet d’une
discussion dans le cadre d’un projet de soin non réduit au suivi
psychiatrique.
Face à de tels constats, le Réseau a mis en place un centre de
consultation de suivi conjoint afin de renouer des relations de
prise en charge partenariales avec les médecins généralistes et
les psychologues de ville. Les interventions précoces despsychiatres auprès des professionnels de première intention
permet d’assurer le dépistage précoce de troubles graves et
d’aider le professionnel du soin primaire à établir, sur la base
de facteurs pronostiques bien évalués, la nature du projet de
soin et le professionnel le plus adapté au suivi.
Cette consultation est par définition « pluri-professionnelle »
et se distingue de consultations d’avis spécialisé classiquement
réalisé par tout psychiatre par une participation de l’ensemble
des professionnels concernés à la définition des questions qui se
posent pour la situation du patient présenté, et au projet de
soins qui sera finalement proposé au patient. Par ailleurs, un
suivi rigoureux (sur 18 mois) de chaque patient (avec auto-
questionnaire du patient prenant en compte sa satisfaction et
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hétéro-questionnaire pluri-professionnels, prenant en compte leur
satisfaction mutuelle) permet un retour sur les décisions prises
et alimente la réflexion clinique, seul réel ingrédient
susceptible de préserver la dynamique du réseau. Enfin, des
recherches cliniques viennent tenter de répondre aux questions
que la clinique révèle, les Actes du Réseau (rencontre annuelle
des différents métiers de la santé mentale) viennent alimenter la
réflexion clinique et le débat d’idées nécessaires pour une
« mise sous tension » des termes de la réflexion et des
formations spécifiques viennent répondre aux besoins des
professionnels dont le rôle, dans le suivi des patients, a pu
être précisé dans le réseau.
Une telle démarche permet d’élaborer un plan d’évaluation des
pratiques de soins et des guides aux pratiques en lien étroit
avec les questions réelles posées par les situations cliniques
rencontrées et impliquant le partenariat pluri-professionnel.
PSN – Lors du débat paru dans notre dernier numéro réunissant
Claude Finkelstein, présidente de la FNAP-PSY et Jean Canneva,
président de l’UNAFAM, la notion de réseaux a été abordée avecune grande bienveillance de la part de ces associations de
patients ou de familles de patients. Néanmoins, Claude
Finkelstein notamment, oppose des réseaux formels – qui peuvent
d’ailleurs parfaitement fonctionner – des réseaux plus formalisés
eux aussi fonctionnels, et enfin les réseaux qui existent sur le
papier et dont le fonctionnement semble exclure les patients eux-
mêmes. Que vous inspire cette appréciation ?
MCH – Certains réseaux sont organisés sur la base d’une réponse
apportée à un problème de santé publique par l’équipe promotrice.
Si le problème de santé ayant généré la demande de « réseau »
peut être légitime, l’idée qu’un promoteur puisse seul y apporter
une réponse, même si celle-ci lui impose d’avoir des partenaires
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pour la mettre en œuvre, est en contradiction avec l’idée même
d’un réseau de coordination. Dans ce dernier, comme dit plus
haut, le postulat est que seule une consultation pluri-
professionnelle et pluri-métiers peut poser les termes du
problème de manière opérationnelle et tenter d’y apporter une
réponse qui soit satisfaisante pour l’ensemble des acteurs. C’est
sans doute cette opposition que souligne Claude Kinkelstein,
puisque dans le cas d’un réseau mono-équipe, les patients sont
exclus en tant que partenaires pouvant participer à la
déclinaison du problème et / ou à la mise en œuvre d’un
dispositif de réponse, alors que dans un réseau de coordination,
les patients et leurs familles y sont considérés comme des
acteurs de santé à part entière. En somme et pour résumer,
certains réseaux cherchent à AVOIR des partenaires là où d’autres
visent à ETRE partenaires.
PSN – En quoi les expériences déjà menées dans ce domaine de
l’organisation des soins en réseaux répondent aux attentes ?
MCH – Les expériences en réseau sont censée mieux répondre auxattentes puisqu’au plan méthodologique, ils travaillent à partir
du repérage des besoins et des attentes réelles. Il faut
souligner que cette notion d’attentes et de besoins, dans un
réseau de santé, se réfèrent aux besoins exprimés, en leur nom
propre, par tous les acteurs (professionnels de terrain,
patients et familles de patients, mais également pouvoirs publics
qui fixent les attentes en termes de santé publique) et imposent
donc que l’ensemble de ces acteurs soient impliqués.
Les limites de la psychiatrie, de la psychologie, du social, du
médical ne peuvent, quant à eux se décréter. Selon la logique
tenue dans le cadre d’un réseau de coordination, ses limites et
la spécificité de chacun des métiers, ne peuvent se définir que
dans le partenariat et en partant de l’état réel du terrain.
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Dans le réseau pour la promotion de la santé mentale dans le Sud-
Yvelines, cette question de la spécificité des métiers se pose
différemment d’une problématique à l’autre. Ainsi, la place du
psychologue, du psychiatre, du médecin généraliste et au-delà
celle des options thérapeutiques à proposer pour un patient
donné, est largement discuté au sein d’une commission
d’attribution de dérogations tarifaires pour des patients
relevant d’une psychothérapie psychanalytique en ville,
dérogations tarifaires ayant été octroyées, à titre expérimental,
au réseau sur une durée de trois ans. Cette commission doit en
effet évaluer, l’opportunité d’une psychothérapie psychanalytique
en regard des autres leviers thérapeutiques disponibles en
psychiatrie et des critères de choix pour juger de la nécessité
d’un suivi en ville par un psychologue clinicien. Par ailleurs,
elle se doit de décider du dispositif global de prise en charge
du patient (psychologue + psychiatre, public ou privé ;
psychologue + médecin généraliste seul ou avec l’appui de la
consultation de suivi…).
Ainsi, là encore, c’est de manière pragmatique, au sens de
l’inscription de la problématique sur le terrain même de ladécision professionnelle, que se discutera cette question de la
spécificité des métiers et des formations requises pour que
chaque métier puisse assurer la prestation qu’il lui a été confié
dans cette organisation des soins, négociée entre professionnels.
Notes
1 Margaret Masterman, “The Nature of A Paradigm”, in I. Lakatos @
A. Musgrave, Criticism and the Growth of Knwledge , Cambridge,Cambridge UP, 1970, pp. 59-89.
2 Thomas Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques [nlle
éd. augmentée de 1970], Paris, Flammarion, Coll. Champs, 1983,
“Postface—1969”, p. 238.
3 Ibid., pp. 257-258.