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ANNE·MARIE CARON

TRAVAIL DE FEMME

TÉMOIGNAGE

EXTRAIT D'UN JOURNAL DE BORD

SOUS L'OCCUPATION ALLEMANDE

(AVl'il-Août 1944, à Juvisy)

FIRMIN -DIDOT ET Cie

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TRAVAIL

DE FEMME

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ANNE-MARIE CARON

TRAVAIL DE FEMME

TÉMOIGNAGE EXTRAIT D'UN JOURNAL DE BORD

SOUS L'OCCUPATION ALI.EMANDE

(Avril-Août 1944 à Juvisy)

LIBRAIRIE DE PARIS

FIRMIN-DIDOT ET Cie 56, rue Jacob, Paris

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A LA GLOIRE DE LA S. N. C. P.,

DE SES CHEFS, DE SES CHEMINOTS

ET DE TOUS CEUX QUI ONT LUTTÉ A JUVISY FIÈREMEN'C

et aussi

A MES PARENTS

qui surent si courageusement accepter

qu'un de leurs enfants reste au danger.

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JOURS DE VIE - JOURS DE MORT

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22 avril 19~4 : 6 h. ~5 - Devant le 6, rue de Berri, un camion nous attend; dans la brume pénétrante et triste de cette matinée d'avril, dix jeunes femmes en tenue bleu marine sont là, prêtes à monter rapidement. Mlle B., ma nouvelle Directrice à la Croix-Rouge, m'entraîne à la phar­macie où nous prenons la valise pour le poste de secours que je suis chargée de créer et de faire fonctionner à Juvisy, dans ce nouveau service des Chantiers de Travailleurs où les Allemands dépor­tent plus ou moins d'hommes ... suivant les possi­bilités ...

On se hisse dans le camion l'une près de l'au­tre; la valise, les pancartes, les fleurs ... car beau­coup vont aux obsèques des victimes du bombar­dement du 19 avril, les autres vont à la morgue, au Centre d'accueil, à la cantine, etc ... , toutes créations rapides et urgentes dans ces immenses détresses humaines. (Juvisy fut presque entière­ment détruite lors de ce premier bombardement.)

Le camion démarre. Nous sommes silencieuses; chacune pense à la mission qu'elle a à remplir. En cours de route nous prenons quelques per­sonnes qui essayent de faire de l'auto-stop pour se rendre sur les lieux. Grand deuil. Déjà! On se tasse pour un peu plus; une femme pleure silen­cieusement. D'autres couronnes s'ajoutent aux

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précédentes, s'amoncellent en un tas branlant au centre du camion, la route file, file derrière nous ...

Juvisy. Nous sommes arrivées. Le camion nous secoue fortement; il a peine à se frayer un pas­sage parmi les pierres, restes de pans de murs effondrés qui sont venus joncher le sol; je tends le cou pour apercevoir ce spectacle de dés.olation qui sera encore le mien pendant si longtemps, hélas!

Nous débarquons en plein quartier détruit: le collège, la mairie, l'hôpital... un amoncellement de pierres, de poutres, de plâtre, bordant de géantes marmites. Déjà des équipes sont au tra­vail : on déblaye les quelques rues qui sont c.om­pIètement obstruées. Le cœur serré à la vue de tant de désastre, nous descendons silencieuse­ment.

Nous entrons dans l'école à moitié démolie; à gauche, un tableau noir où sont inscrits enc.ore des mots d'enfants; à droite, une salle nue blanche, où s'allongent des files de cercueils (hier encore on a retiré 50 morts des décombres) ... sai­sissant spctacle où la vie et la mort 8.ont presque confondues et sans limite ...

Munie de la valise de secours, je suis Mlle B. en direction de la gare qui, elle-même, n'a pas souffert ( ô ironie!). Il faudra aller plus loin dans le « triage)) pour constater des dégâts importants.

On me présente aux diverses personnalités; je suis très bien accueillie. En principe, un infir­mier as~re une permanence p.our les cheminots; moi, je suis chargée de 2.500 requis de l'O. T. qui travaillent plus loin sous la férule allemande;

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je dois m'en occuper au point de vue médico­social, ce qui ne se révélera pas toujours facile ... !

Nous choisissons l'emplacement du poste de secours : ce sera un petit p.oste sur la voie en plein chantier, poste qui changera d'ailleurs, suivant la grappe humaine. Mlle B. me laisse alors avec l'infirmier O. T. rencontré par hasard - car les Allemands ont même nommé un infirmier - très gentil d'ailleurs (il est Espagnol); nous déblayons, levons pierres, plâtre, vitres brisées; la poussière vole; nous sommes noirs; je tousse, crache, mouche ... ouf, un petit trou dehors pour respirer. La pièce commence à ressembler à quelque chose. L'infirmier me quitte alors pour assurer son service au « château » oÙ il réside. Je vais cher­cher un seau d'eau, car évidemment il n'y a ni eau, ni gaz, ni électricité, et il faut aller à 50 m. de là, escaladant les décombres, tirer l'eau d'un tonneau posé provisoirement en gare et marqué « eau potable »; c'est la seule que l'on puisse prendre... Je la transporte à travers les rails défoncés, les trous, les fils, etc ... c'est lourd; le soleil tape, mais je suis tout à ma nouvelle tâche heureuse. A l'arrivée, je me mets en devoir de laver les meubles; nous les avons dénichés dans les pièces voisines : deux tabourets, une table, une chaise, un banc, quel luxe!. .. C'est alors que je m'aperçois que l'eau de lavage est coupée de vinl Tant pis, les meubles sont lavés à l'eau et au vin!

Deux descentes de lit rouges viennent égayer la pièce qui est maintenant splendide . . .

Mais l'ingénieur et son adjoint choisissent précisément ce m.oment pour visiter le poste et m'emmener déjeuner; ils me trouvent dans un

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état de saleté qui me fait un peu honte; heureu~ sement, je ne vois pas la couleur de mon cou et, à table, je puis garder le plus possible mes mains sur les genoux . ..

La cantine S. N. C. F. installée dans un hangar de fortune est sympathique, ingénieurs, chefs de section et de district, avec lesquels il est facile de parler des hommes; chic atmosphère; ce n'est pas la dernière fois que j'aurai l'occasion d'admirer l'organisation de la S. N. C. F., à Juvisy tout au moins.

Parmi les 2.500 travailleurs qui sont ici épar­pillés sur le chantier, travaillant sous la férule allemande, il y a au moins vingt nationalités : Espagnols échappés de la guerre civile d'Espagne, Serbes, Hongrois, Roumains, Suédois, Arabes, etc ...

Leur misère est effrayante; au point de vue nourriture: café le matin, soupe à midi, ou, plus souvent, rien du tout, pain et potage le soir , et. .. iravail obligatoire sous menace de coups de 8 heures du matin à 19 heures le soir. 1/2 heure d'arrêt à midi. Inutile de dire qu'ils ne font pas grand-chose, paresse (si l'on peut dire) encou­ragée par les chefs de districts malgré les menaces des dirigeants allemands, et par moi qui fais pansements sur pansements supplémentaires, parfois inutiles, et qui suis très vite mal vue de ces derniers; mais le « jeu)) vaut la peine: il s'agit de retarder le plus possible, sinon d'empê­cher les passages dè convois allemands.

Misère vestimentaire aussi: certains vont pieds nus sur ce silex coupant qui cale les traverses; d'autres ont des vêtements dans un tel état qu'ils

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sont irréparables et les laissent presque nus. Misère... misère ...

Je découvre ainsi au fur et à mesure des jour­nées une nouvelle misère à laquelle j'ai toujours essayé de remédier, mais avec bien peu de résultats, hélas!

Sur ces visages profondément marqués par la souffrance, ces visages d'hommes réduits en ani­maux, on lit parfois un sourire; certains ont le courage de blaguer. Plusieurs expriment leur joie d'avoir une femme, une femme française parmi eux. Je souhaite de tout cœur de ne pas décevoir leur attente, de les rassurer et les protéger dans toute la mesure de mes faibles forces. Mais ce ne sera pas toujours facile ...

23 avril 1944. - Aujourd 'hui dimanche. Debout à 6 heures et demie, je pars prendre le train en gare d'Austerlitz. Là, j'assiste aux pre­miers pas du soleil : aurore claire, ciel bleu, brume; il fera beau aujourd'hui. J'aime me lever tôt; j'ai l'impression que le m.onde est tout neuf, tout à moi, que l'on respire un air tout à fait différent, un air pur dont la nuit a chassé la lourdeur et les misères, un air d'enthousiasme qui veut balayer les peines et vivre ...

Athis-Mons, tout le monde descend, voie coupée; il faut aller à pied; nous longeons la Seine. Beaucoup de brume, h~au qui coule, calme. Au loin, les cloches sonnent... C'est élimanche aujourd'hui, et que l'on travaille, que l'on souffre, c'est dimanche.

Avant le pont de Lyon, qui se trouve à peu près à mi-chemin entre Athis et Juvisy et qui sur-

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plombe la Seine en direction de Villeneuve­Saint-Georges (voie P .-L.-M.), un car s'est arrêté. Des sentinelles allemandes encadrent un groupe d'hommes, misérables, déguenillés, maigres et décharnés, tous plus ou moins vêtus de costumes de toile grise; ils sont comme plantés le long de la route et relèvent la tête ... : « N'avez-vous pas une cigarette pour les prisonniers ~ )) Internés ci­vils politiques ... cette pensée me traverse comme un éclair; les voilà! Mais que font-ils là~ ~ Ce n'est que plm tard que j'apprendrai qu'on les transporte tous les jours pour déterrer les bombes non éclatées et trop enfoncées, au risque de heurter l'amorce de la bombe et de sauter avec. J'aurai par la suite plusieurs fois l'occasion de les voir l'ur le chantier et de m'en occuper, mais par prudence, j'examine les lieux pour, plus tard, pouvoir pénétrer dans leur « camp)) si néces­saire.

Puis au poste, les blessés arrivent rapidement: petites blessures sans gravité, parfois découvertes pour faire une petite promenade ...

Un Français , un Arabe, une nationalité incon­nue; on essaye de se comprendre; l'un vient spécialement parce qu'il est fatigué. On le laisse se reposer un peu; il est heureux de parler.

L'infirmier de l'O. T., qui vient parfois, me raconte alors comment ayant fait la guerre avec les rouges, il a été exilé de son pays lors de la victoire de Franco, alors que son frère. qui se trouvait dans une autre région, avait dû, lors de cette terrible guerre, opter pour Franco et se battre contre lui. Singuliers al'pects de la guerre!

On vient poser des carreaux; nouveau geste de

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délicatesse de la S. N. C. F. qui veut nous éviter les courants d'air, car il fait froid.

Aujourd 'hui, pour la première fois, j'ai soigné un Allemand. La Croix-Rouge est internationale et c'est à ce prix que peut-être j'arriverai à obte­nir plus pour les autres. Mais il me faut refouler toute cette souffrance française qui répugnait en moi pour soigner cet homme.

« Nos infirmières à nous , elles ont le sourire, ce n'est pas comme les infirmières allemandes ... )) Cette réflexion me fait penser plus que jamais à la douceur que peut apporter toute femme dans une souffrance, surtout parmi des êtres qui se sentent abandonnés et martyrisés.

Le nouvel infirmier O. T. arrive alors; c'est un Français requis; il arrive tout juste de La Rochelle, transporté à Juvisy dans des wagons à bestiaux durant quinze j.ours; nous partons sur le chantier installer des flèches de signalisation du poste; pendant ce temps, la S. N. C. F., attentive à no~ moindres désirs, nous apporte un matelas pour le lit et un drapeau de signalisation.

La gare de triage, après ce premier bombar­dement du 19 avril, est un vaste chaos de débris de fer, rails tordus, wagons renversés, culbutés, dressés en l'air, marmites immenses creusées par des bombes de 5 à 10 tonnes, qui font par rejet de véritables montagnes russes. Spectacle lamen­table! Tant de destruction, tant de travail achevé avec amour et qui n'existe plus! Parmi ces wagons, beaucoup étaient très chargés, et d'une façon intéressante: vin, cognac, champagne, vêtements , tabac, chaussures, oranges, phar­macie, céréales, etc ... , etc ... , naturellement.,

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direction Allemagne. Qui a vu une seule orange durant l'hiver 43-44, même chez nos enfants? Naturellement, les ouvriers qui meurent de faim sont attirés par cet appât; mais les Allemands jaloux font bonne garde de cette marchan­dise avec laquelle ils préfèrent s'enivrer, ou encore qu'ils laissent pourrir; mais cette sur­veillance sera cause de bien des accidents ulté­rieurs, les gardiens n 'hésitant pas à utiliser leur arme.

Dans l'après-midi, quelques visites, entre autres un Français qui vient me demander à boire, l'air découragé et las; nous parlons un peu. n sait qu'il pourra revenir quand il le voudra. J'aime cette atmosphère de travail et de lutte où tous se serrent les coudes dans la misère. L'homme n'est pas fait pour être esclave, et le temps le montrera.

Le soir, retour à pied en partie; il fait chaud; tous ceux qui regagnent Paris (les (( requis »), harassés par le dur labeur et la chaleur de la journée, certainement rêvent, tout en longeant la Seine, aux douces après-midi des dimanches passées autrefois le long des rives. .

Au retour, je téléphone à la Croix-Rouge pour essayer d'obtenir une aide vestimentaire et même alimentaire, si possible.

24 avril 1944. - La route qui va d'Athis à Juvisy est noire de monde; chacun va à son travail et fait le (( changement» à pied, par vagues; c'est tout juste si l'on peut circuler. Et la poussière! On ne respire presque plus!

Le premier train en direction de Toulouse et le premier train en direction d'Irun passent, très

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au ralenti, mais chargés de voyageurs français uniquement; nous le saluons avec joie. Bravo, la S. N. C. F.!

A 13 heures, je ferme le poste, l'infirmier devant assurer la permanence jusqu'à 14 heures, l'heure de mon repas. Vingt minutes après, je reviens tout à fait par hasard, il a disparu! Je le cherche, introuvable... C'est seulement le lendemain que j'apprends la cause de son absence: vers 13 heures, il a reçu la visite du grand « führer)) du camp, complètement ivre, illcapable de mettre un pied devant l'autre, lui demandant aide et protection pour se faire recon­duire! ...

Quel exemple pour les travailleurs qui ne feront désormais que rire un peu plus de la sauvagerie de leurs bourreaux (et de leur ridicule) quand au moins l'affaire ne tourne pas au tragique! Tl a dû ainsi traverser le chantier soutenu et presque porté par l'infirmier! Grande réjouissance pour les autres!

II heures. Alerte. Les ouvriers s'enfuient à toute allure du chantier; ils déferlent devant l'infirmerie en poussant des cris affolés; l'un cependant me donne une orange en passant. Les mains dans les poches, longeant la voie autour du poste, je les regarde passer. Ce sera désormais mon attitude dans tous les cas dangereux, car je · remarque que ça les rassure. C'est drôle ce sentiment qui se crée devant la responsahilité; sincèrement, au fond de moi-même, je n'ai pas peur; Ce n'est pas difficile alors de donner l'exemple du calme.

A Juvisy, pas un abri; les ouvriers s'éloignent TRAVAIL DE FEMME.

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le plus possible de la voie et vont se terrer le long de la berge de la Seine.

Bientôt, c'est le calme complet. Avec un jeune chef français, nous restons à discuter au poste de secours sur Renan!

A 16 heures, tous doivent évacuer le chantier: on fait éclater des bombes non explosées pour éviter les accidents. Je prends bien soin d'ouvrir portes et fenêtres pour préserver les carreaux. Pourvu que le plafond tienne le c.oup!

Chaleur de plomb. La soif est un supplice de Tantale ici. .

29 avril 1944. - Juvisy est maintenant tête de ligne. On cherche à évacuer Paris vers le midi, mais la voie est inutilisable de Paris à Juvisy; il faut donc 'passer par la gare de Denfert-Roche­reau.

8 heures du matin. Denfert, un quai bondé de monde: femmes et enfants à évacuer, plus les cheminots qui essayent de regagner le chantier par les moyens du bord. Tout le monde s'écrase et étouffe. A Massy-Palaiseau, cohue, des hurle­ments; je prends un enfant sur les bras. Heu­reusement le service d'ordre est assuré par la C. R. F., les wagons de tête réservés aux femmes et aux enfants. Les femmes sont donc là, nour­rissons sur les bras, enfants accrochés aux jupes, valises, paquets; etc... Enfin, voilà le train, encore précipitation; enfin on se tasse; le train démarre direction Juvisy. A 2 kilomètres de Juvisy, arrêt; nouveaux cris et piaillements des enfants; imp.ossible d'aller plus loin: une loco­motive bouche le chemin; alors je descends pour

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rejoindre mon poste et pouvoir éventuellement en plus assurer la réception des mères et des enfants. Enfin arrivée sur le quai. Descente, pagaïe. Femmes, enfants, valises ne savent où se diriger. .. Deuxième exode! et je suis seule pour les accueillir! Enfin, tant bien que mal, ils gagnent le quai assigné. Vite, il me faut de l 'eau chaude, bouillie. Le buffet est fermé; heureuse­ment les carreaux sont cassés , on peut ouvrir la fenêtre par là; un cheminot complaisant passe et peut m'ouvrir la porte. Vite de l'eau sur le gaz, quelques boîtes de lait concentré récoltées au Secours National, puis distribution de lait sur le quai en attendant le train. Sur ce quai encombré, bondé, impossible de passer; .on va par la voie. Après cette distribution, je découvre quatre jeunes filles des Equipes Nationales pleines de bonne volonté, mais inactives parce que sans direction . Bon. Deux s'occuperont des biberons et de la boiss.on chaude à servir aux prisonniers français malades rapatriés qui doivent aussi prendre ce train! Deux autres vont venir avec moi pour installer une malade sur un brancard et se tien­dront prêtes à la monter dans le train. De temps en temps un tour au « buffet» : si on vole quelque chose, je suis responsable ... Naturelle­ment, profitant de l 'occasion, des Allemands ",'y sont installés; je leur fais comprendre (ou essaye) qu'ils doivent rapidement me débarrasser le plancher; mais un gros rougeaud à la face bouffie, tout en répondant: ja, ja, en hochant sa grosse tête, ne démarre pas moins. Après ce sont d'autres personnes; enfin, je n'en finis pas.

Je retourne à l'Infirmerie où le médecin me

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reçoit froidement, car hier j'ai installé des nour­rissons malades et des femmes dans l'Infirmerie. Plus tard, je comprends son mécontentement en constatant que les réfugiés ont laissé des papiers sales partout! Enfin, le médecin, très chic, accepte de soigner les hommes malades de mon chantier, ou plutôt de dépister leurs maladies, ce qui me sera d'un précieux secours en certains cas.

Puis il me faut filer à mon poste, car là est mon véritable travail; je fais quelques panse­ments, puis retourne au train où j'arrive juste pour le départ. Train bondé, gens collés aux vi tres , installés sur les marchepieds, c'est comble. Cependant, il y a encore quelques personnes sur le quai , des mères éplorées qui demandent à monter avec leur bande d'enfants. Ces gens ne peuvent pas rester ici, c'est impossible dans une ville si détruite.

Alors, faisant Ull effort surhumain , nous passons trois enfants et une mère par une fenêtre , puis cinq autres par une autre. Enfin , les trois derniers. Ça y est, ouf! Vers 12 heures, le direc­teur du S. N. arrive et m 'annonce que le Centre d'Accueil est installé, qu'ils se sont emparés du buffet.. .

C'est une façon comme une autre de s'attribuer le travail que nous avons fait, que j 'ai organisé moi-même; je suis furieuse, mais me calme en pensant que l' eS"Sen tiel étan t fait, ces considéra­tions sont inutiles.

L 'après-midi, un cbef allemand passe et se met à me crier des injures, dans sa langue impossible, sur les hommes qui ne travaillent pas et passent des heures à l'Infirmerie. Je regrette de ne

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p.ouvoir lui rép.ondre, mais elles ne m'atteignent pas, et cette lutte durera tant que je serai là p.our m'.occuper des h.ommes et les « empêcher de tra­vailler ». Plus je pourrai aussi ennuyer les chefs de cet .odieux marché d' h.ommes qu'est l' o. T. , plus je serai heureuse.

3.0 avril 1 gM. - Partie à 6 heures de la mais.on , j'arrive à Austerlitz: pas de train. La ligne a été c.oupée la nuit même; de même à la gare de Ly.on . Essayons enc.ore de passer par Denfert-Massy-Palaiseau. Sur le quai, je renc.ontre un des chefs de district, et n.ous fais.ons route ensemble.

« Massy-Palaiseau. )) Les v.oyageurs p.our B.or­deaux, quai n° 2. Curieux mélange de c.omique et de tragique. Le chef de gare c.omplètement aff.olé d'av.oir un express dans sa gare de banlieue ne sait tr.op .où d.onner de la tête. Là, n.ous renc.ontr.ons deux autres chefs de district qui n.ous ann.oncent que le pr.ochain train p.our Juvisy ne passera que dans tr.ois heures! Et ils d.oivent être à leur p.oste t.out c.omme m.oi. N.ous essay.ons de téléph.oner p.our .obtenir un cami.on; rien à faire; al.ors un j.ovial Toul.ousain pr.op.ose de ne pas se tracasser et d'aller prendre un café au bistro voisin .où n.ous rencontr.ons de n.ombreuses c.on­naissances dans le même cas que n.ous.

Mais ce n'est pas t.out, après plusieurs plaisan­teries , il faut agir. T.ous ceux qui évacuent Paris, un peu n'imp.orte c.omment, se tr.ouvent comme · nous c.oincés ici; ils se traînent part.out, se pré­cipitant sur la première v.oiture p.our se faire prendre, . un véritable et lamentable eX.ode!

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Tout à coup. un camion arrive: c'est un chauf­feur qui évacue sa femme, ses enfants, et d'autres ... Nous sommes les premiers présentés, donc les premiers pris. 0 joie : 26 kilomètres à pied à faire en moins! N.ous partons avec une femme enceinte, deux bébés dont, pour l'un, c'est la première sortie, deux petits enfants, bagages, femmes, hommes entassés, etc . .. ; une femme se trouve mal, l'autre casse le biberon de son bébé, des valises oubliées nous obligent à revenir. Enfin, nous arrivons, et après biberon et installation au Service Médical, je file au poste. Alerte, fuite habituelle des ouvriers. L'après­midi est plus calme; un groupe d'ouvriers qui travaille dans le voisinage vient me parler et me raconter nombre d'histoires, pour ne pas tra­vailler naturellement. Moins c'est rapide, mieux c'est. Le chef de chantier français, qui n'a guère envie de travailler non plus, las de les exhorter à faire une chose qui lui fait mal au cœur, s'assied sur une pierre tandis que deux jeunes, las d'être poursuivis, se sauvent et se cachent dans la pièce voisine.

Début mai 1944. - Ici manque une partie importante de mon journal, que je fus obligée de détruire par prudence, en cas de perquisition pour la raison suivante: Après avoir repéré le « camp Il de nos prisonniers, je voulus y péné­trer; baragouinant je ne sais quoi aux sentinelles qui en interdisaient l'entrée, je pénétrai. Je trouvai là ces hommes vus précédemment sur la route, maigres, décharnés même, se partageant un brouet n.oir qui ressemblait à de l'eau de

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lentilles (sans lentilles, bien entendu) . Très heu­reux de voir une Française s'occuper d'eux, un pâle sourire alors illumine leurs faces de martyrs; et puis, c'est le grand jeu: il s'agit, sous la surveillance plus qu'étroite de ces Messieurs les Allemands, et en faisant semblant de voir ce qui manquait à chacun au point de vue vestimentaire, il s'agit donc de prendre des messages, j'en écris quelques-uns, d 'autres sont glissés dans mes poches, j'en apprends aussi par cœur. A ce moment, dispute entre deux au sujet du noir et unique aliment. . . Les autres les font arrêter sim­plement en leur disant qu'il me fallait garder un bon s.ouvenir d'eux; alors, lamentable et triste regard de ces deux êtres, un peu honteux, à tort, puis relevant la tête : des Français. Alors ma tâche étant finie, je sors rapidement pour éviter toute fouille, puis transmettre les messages; cette introduction dans tout camp étant interdite, pendant quelques jours je dois me méfier de la milice qui surveille le chantier et ne rien écrire; par contre, je pourrai faire une distribution ali­mentaire à ces malheureux un peu plus tard.

Les quinze premiers jours de mai, le même travail continue; j'apprends petit à petit à con­naître les différentes firmes d'ouvriers et les étrangers, par de fréquentes visites au chantier.

4 mai 1944. - Deux ouvriers affolés me deman­dent sur le chantier, d'urgence, auprès d'un de leurs camarades blessé d'une balle allemande. L'un va prendre le brancard, l'autre m'accom­pagne immédiatement sur les lieux. Il fait une chaleur torride. Sur la voie à demi réparée, nous

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courons sur les traverses pour arriver sur les lieux. Allongé sur le s.ommet d'une de ces monta­gnes russes, au milieu d'un amas de fer et de bois, un ouvrier gît. Il a reçu une balle dans la jambe; c 'est alors que je m'aperçois qu'il n'est pas seul: un autre, un Algérien, gît dans le creux, au pied du monticule, celui-ci beaucoup plus gravement atteint. Et moi qui n'ai qu'une ampoule d'huile camphrée dans ma troussel Je la sépare en deux et fais un rapide pansement d'urgence. Le chef allemand me regardant, tête basse, avec un air méprisant que je ne puis supporter : « Pourquoi ne les laisse-t-on pas mourir, semble-t-il dire, ils n 'auraient que ce qu'ils auraient mérité.» Des ouvriers rôdent autour, furieux. Le « Chef)} alors les rappelle à l'ordre et au travail. N'ayant qu 'un brancard, nous en improvisons un autre avec une échelle, et nous nous dirigeons ainsi vers la gare. Déjà funèbre et lent cortège qui s 'avance le long de la voie. Au passage, des regards de tristesse qui se changent en regards de haine vers nos « domp­teurs )}, des injures qui se perdent, hélas! sous leurs jurons.

A l'Infirmerie, deuxième injection d'huile camphrée, puis appel d'une ambulance. L'un, le moins atteint, gémit en me parlant de sa femme et de ses enfants, disant qu'il va mourir; j'e~Raye de le calmer. L'autre, son compagnon d'infor­tune, est allongé à côté; il est mourant. J'essaye d'adoucir ses derniers moments, de le faire parler un peu; les uns après les autres, je fais rentrer ses camarades étrangers pour essayer de trouver sa nationalité ... peine perdue ... Il ne peut bientôt

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plus s 'exprimer, la tempe bat faiblement, le pouls se ralentit; inutile de procéder à une nouvelle injection d 'huile camphrée. C'est la fin; je ferme les paupières, passe une bande autour de la tête en priant, puis le recouvre. Heureusement, l'ambulance arrive et le deuxième blessé est évacué.

Alors, commence pour le petit infirmier et moi une tâche pénible qui consiste à nettoyer le mort: en effet, ayant eu l'artère fémorale et le gros intestin percés, il baigne dans le sang et les matières fécales. Patiemment, nous « épon­geons ), cette mare dont l'odeur est écœurante, sans dire un mot pendant une heure, déjà avec ce respect dû aux grandes heures vécues. Enfin, nous achevons cette tâche pénible, et quelques hommes viennent saluer leur camarade victime.

Bouleversée par ce spectacle, et avec une haine encore plus grande de ceux que l'on appelle « nos collaborateurs» qui tuent des êtres sans défense, et par haine, je me suis une fois de plus promis de faire tout ce que je pouvais contre eux.

JO mai 1944. - Je fais la visite des locaux réquisitionnés par les Allemands et Oll sont logés la plupart des ouvriers . . . ex-châteaux, ô ironie!

Dans l'un, les locaux sont propres, les ouvriers couchent sur la paille, accrochent leurs affaires aux boiseries (ô horreur !) , on a mal au cœur de voir de si belles choses abîmées ainsi. Pour visiter, il me faut, à contre-cœur, me faire intro­duire chez le chef allemand qui, pris au dépourvu, me reçoit au moment où, avec ses camarades, il est installé devant une motte de

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beurre de 5 kilogs. Après une courte entrevue, l'autorisation obtenue, je relève la tête et tourne les talons rapidement.

Visite des lieux au point de vue hygiénique; puis vite un peu d'air français. La campagne en plein été déjà somnole dans une douce chaleur, la haie en pleine floraison exhale un parfum léni­fiant. Comme on est loin de la guerre ici; il me semble me retrouver au temps de mon enfance, en Normandie.

Puis, je visite une école voisine où sont logés 500 ouvriers et constate qu'il existe un robinet pour ces 500 hommes. En vain j'essaye d'obtenir du maire que l'on réserve la piscine un à deux jours par semaine pour ces hommes; la piscine, création récente, « ne peut être mise entre les mains de vandales ». Rien à faire de ce côté. C'est alors que je découvre dans l'école toute une série de robinets qui consistent simplement en une série de trous percés dans un tuyau qui sur­plombe une longue cuvette. Mais ces bienfaiteurs de la Civilisation avaient caché le tout avec le mobilier scolaire qui est amoncelé pêle-mêle jusqu'au toit. J'obtiens du chef allemand qu'il fasse faire un passage pour permettre l'accès des robinets. Après, il faut trouver la clef pour ouvrir le courant, etc... Enfin, le chef allemand me fait mille promesses merveilleuses; je m'apercevrai bientôt qu'elles n'out pas été tenues ...

24 mai 1944. -- Athis-Mons. Nous arrivons en gare après de multiples arrêts. Il est 8 heures un quart: une demi-heure de retard. L'alerte sonne.

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Le train n'ira pas plus loin et il me faut regagner mon poste au plus tôt. Déjà les voyageurs affolés ont quitté le train, s'enfuient dans tous les sens, dévalant les talus, traversant les voies, etc ... Je sors également pour suivre le chemin qui longe la Seine. Déjà la D. C. A. tire, semant la panique parmi cette population déjà si éprouvée. Nous sommes entre les usines démolies et la Seine, donc coincés. Face à nous, le pont P.-L.-M. très visé; à 300 mètres, la voie; plus loin, à 3 kilo­mètres de là, le pont de passagers, le seul espoir de refuge, qui traverse la Seine sur 300 mètres de long pour aboutir à l'autre rive plus Sûre. L'affolement règne; je poursuis mon chemin: il me faut atteindre Juvisy et mon poste le plus tôt possible; déjà les bombes sifflent et commencent à tomber sur Orly. La terre tremble; les avions (300 environ) rangés par escadrilles sillonnent le ciel: de petites croix argentées sur un beau ciel bleu; mais on a peur. Je suis prise d'une drôle de sensation qui me serre le cœur. De temps en temps, un avion se détache, pique dans une splendide traînée blanche, puis fracas terrible, tremblement général sous nos pieds. La D. C. A. qui a éclaté tonne, mugit. .. Ce n'est pas encore pour 'nous. Dieu soit loué. Nous sommes encore là! Mais déjà un autre pique .. . Les gens affolés se terrent sur les berges de la Seine, dans les plus petits recoins au milieu des roseaux, accrou­pis, à plat ventre, dans n'importe quelle position, tassés les uns sur les autres, sous les pontons, dans les barques, et même accrochés à un mur perpendiculaire à l'eau! Une mère serre son enfant contre elle, allongée au pied d'un mur

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d'usine. Cèrtains c.ourent à droite et à gauche sans savoir où se diriger. Je continue mon che­min d'un pas que j'essaye de faire calme, malgré mon cœur qui bondit; cependant, je cours en passant sous le pont P.-L.-M. Trois kilomètres qui paraissent infinis! Les éclats de D. C. A. tombent sans arrêt autour de moi, sur les toits, sur la route, sur la berge, de gros, de petits; pluie trop rapide pour être visible, par ce fait terri­fiante.

Au passage, les ouvriers me saluent: « C'est la Croix-Rouge. Bonjour, mademoiselle. Abritez­vous, etc ... » Mais je continue, n'ayant aucun matériel de secours sur moi. Les avions ronfJent sur nos têtes. Tout à coup, le bruit des bombes s'est rapproché. A ma droite, près de la voie, un fI chapelet» est tombé. Quatre gerbes noires de terre, cailloux et débris de toutes sortes sont pro­jetés en l'air, immenses, effrayantes. Dieu nous protège!

Je continue, énervée, avec une envie brusque de pleurer, mais l'uniforme peut faire bien des choses quand il s'agit de montrer l'exemple du calme. Trois kilomètres! Que c'est long, troiR kilo­mètres ainsi! Enfin j'arrive à mon poste; à ce moment, le calme renaît. Les avions vont sur Villeneuve-Saint-Georges, à quelques kilomètres de là.

Je rencontre alors deux ouvriers qui croquent à belles dents dans un morceau de pain. Le bom­bardement, disent-ils, ne leur a pas fait perdre l'appétit. Je profite de cette éclaircie pour aller prendre l'essentiel du matériel d'urgence et laisser les ouvriers un peu seuls; mais déjà sur la voie,

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près du poste, les cheminots sont au travail, méprisant le danger.

Dans ces coups durs, il règne une atmosphère de sympathie, d'aide, de communauté qui est vraiment extraordinaire. Cette pauvre humanité traquée, inapte à se défendre, s'aide et s'aime subitement, sans distinction de famille ni même de race .

Samedi 27 mai 1944. - Veille de Pentecôte. -14 heures. Alerte. Nous finissons juste de déjeu­ner. En hâte, je rejoins mon poste pour prendre ma trousse de secours, puis attends. Une demi­heure · de calme.

Un homme vient se faire soigner. Mais ... les avions commencent à rôder sur nos têtes et, tout de suite, un chapelet de bombes tombe à côté du poste alors ébranlé. Un souffle puissant nous suffoque. La D. C. A. tombe drue.

L 'homme, comme fou, fait trois fois le tour de la pièce, cherchant un coin où se réfugier, puis saisit dans un mouvement de terreur le banc pour se protéger! Je le regarde faire, ahurie, incapable de rien, si ce n'est de répéter: « Ils sont fous, ils sont fous ... » Enfin, l 'homme saute par la fenêtre, traverse les voies et disparaît.

Je suis alors son exemple, enjambant la fenê­tre. Je cours à travers les premières voies sans avoir le courage de m'éloigner trop du poste . Mais une deuxième bombe siffie, alors plat ventre sous un frêne qui borde la voie et la « danse Il

commence. La tête sur l'épaule d'un ouvrier, et protégée par le bras d'un autre qui essaye de me rassurer , de calmer mes soubresauts nerveux,

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nous assistons au spectacle : les bombes tombent tout autour, le sol tremble sous nos corps, la D. C. A. crépite sur le toit de l'usine voisine et sur le sol. Encore une petite ... et c'est fini. .. Ouf! « N'ayez plus peur, mademoiselle n et le brave homme essaye de me calmer, tandis que les avions sifflent et que les bombes, en tombant, font d'immenses jets de terre, pierres, fumée, et un bruit effrayant d'écroulement.

Je ne sais combien de temps dura cette petite plaisanterie, mais c'est fini. .. Ces longues minu­tes où notre vie ne tenait qu'à un fil, Oll l'on sentait le choc nerveux ébranler l'organisme, sans pouvoir réagir. Enfin relevée, adossée à un tronc d'arbre un moment, je reprends mes esprits, les jambes coupées; avec ma trousse d'ur­gence, je file sur le chantier. Là-bas, un wagon de munitions flambe et crépite. La chaleur est étouffante.

En ville, les secours agissant de concert 8.ont bien organisés et font vite. C'est plus tard que j 'apprendrai que, attaqué au moment où cinq péuichcs passaient, le pont n'a pas été touché; mais les cinq péniches ont coulé et tous leurs habitants ont été tués ou noyés.

Quelques soins d'urgence dans cette course à travers le chantier parsemé de bombes non écla­tées; des entonnoirs de 30 mètres de diamètre bouchent la route. Les champs de blé sont noyés sous la terre. Et... comique dans le tragique, toujours ... Un homme vient me raconter sa peur, quand endormi sous un wagon où il avait pu se garer de ses bourreaux, il a entendu crépiter un wagon de munitions et tomber les bombes sans

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pouvoir se sauver. Nous rions ensemble, un peu énervés, mais lui est pâle comme un mort. Personne ne doit guère avoir des mines plus relui­santes.

Dimanche 28 mai. Pentecôte. - Il fait une cha­leur lourde, un soleil de plomb n.ous écrase. Dès 9 heures, nous avons une alerte. A 10 heures, une deuxième. Cette fois-ci, je vais au bord de l'eau; tout est calme ... Un poisson tué ,par le bombarde­ment flotte le dos en l'air . Un Arabe entreprend de l'attraper en jetant derrière plusieurs pierres; les ondes le rapprochent du rivage, et enfin, il l'attrape dans les roseaux.

Alors, tableau très pittoresque de ce demi-noir, installé les pieds dans l'eau, à demi nu, près d'une pirogue et dépeçant son poisson. La Seine calme, le rivage; au loin une légère brume. On se croirait presque sur les bords du Nil. L'alerte dure une demi-heure.

Lasse d'attendre, je retourne sur le chantier. PersoIlne. Etendue sur le lit de l'infirmerie, j'en profite pour dormir un peu en attendant les événements. Déjeuner retardé à 14 heures, impro­visé mais toujours sympathique .. . nous blaguons en attendant le bombardement. On mange vite mais en tâchant de profiter du bon vin qui redonne courage. Chacun raconte ses aventures, personne ne cachant qu'il a eu peur. A quoi bon, nous sommes bien tous les mêmes, les bombes nous rendent frères dans la terreur.

16 heures . Alerte et bombardement rapide. Les ouvriers et les passagers qui avaient commencé à gagner le train se sauvent. Je cours le long de la

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voie. La D. C. A. tombe drue, puis les bombes. Les ouvriers heureusement avaient eu le temps de partir.

Deux blessés graves. Un pont de passagers est détruit; à côté, un immense entonnoir. La voie réparée est coupée à nouveau. Les catenaires pen­dent lamentablement. Les rails sont projetés de tous côtés.

Je n'en peux plus. A côté, sur le talus, une petite maison. J 'essaye d'aller chercher de l'eau. Pas d'eau. Nous mourons de soif, mais il faut continuer.

Par bonheur, je me souviens d 'un lieu où il ,. avait une pompe; autrefois, j'y faisais mon ravi­taillement en eau. Nous y emmenons des ouvriers aussi assoiffés que nous, et buvons imprudem­ment . . . La soif est une véritable souffrance. Heu­reusement, le camionneur S. N. C. F . chargé du ravitaillement se trouve là par hasard et nous emmène; nous arrivons alors avec une cinquième alerte place d'Italie . Un petit tour dans une bras­serie ou un « demi» étanche un peu notre soif encore tenace. Il m'est impossible de rentrer à pied; il me faudrait traverser tout Paris. J 'attends donc la fin de l 'alerte. Alors c 'est l'entassement dans les m étros au risque de s'étouffer les uns les autres; peu importe , tout le monde veut prendre le premier. Atmosphère surchauffée, odeur nau­séabonde de transpiration. Je ferme les yeux, attendant inerte, oscillant de droite à gauche sui­vant les virages et les mouvements de la grappe humaine.

6" alerte. Trocadéro. Alors je vais à pied, pour arriver exténuée à la maison où je suis accueillie

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avec joie, car on y entend nettement les bombar­dements de Juvisy, et chaque fois on s'inquiète.

Lundi 29 mai . Lundi de Pentecôte. - La pré­alerte a sonné au camp d'Orly. Rien; je reste à mon poste. Il fait une chaleur accàblante. Au bout d'une demi-heure, ronflement caractéris­tique et, menaçants, les bombardiers planent sur nos têtes. La D. C. A. tire. Les ouvriers ont heureusement tous évacué le chantier.

Pour une impression de sécurité plus grande, je m'éloigne de 10 mètres de la voie et vais m'adosser au mur d 'une usine avec quelques ouvriers. Déjà, la première bombe tombe avec un fracas épouvantable: tout tremble, mur, terre, et. .. nous aussi.

Je sers les poings fort, très fort, pour pouvoir, eemble-t-il, mieux me dominer. Un à un les avions piquent. Alors nbus attendons le sifflement carac­téristique, angoissant, qui pique sur nos têtes .. . Non, ce n'est pas encore pour n.ous. La respira­tion arrêtée en ces quelques secondes reprend, rapide, saccadée. Les éclats de D. C. A. inondent les lieux; une fumée noire, une odeur âcre de poudre saisissent à la gorge et empêchent de res­pirer. On ne voit plus rien.

Sur la route, un premier blessé avec une entaille longue et profonde comme la main, dans la cuisse, la figure en sang; soins d'urgence, puis évacuation par un camion qui passait par là ... Une température tropicale, un soleil de plomb.

Là, des wagons chargés de bois brûlent, déga­geant une chaleur intenable à 20 mètres de là.

A 14 heures, je puis enfin regagner la cantine, TRAVAIL DE FEMM E. 3

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les soins étant terminés, sûre qu 'il n'y a plus aucun blessé sur le chantier. Un « Ah )) général m 'accueille. Ce moment de détente n 'est pas superflu.

Après déjeuner, alors que je regagnais mon poste à travers les lignes, je passe près des pri­sonniers qui attendent, sous la surveillance vigi­lante de leurs gardiens allemands, l'ouverture de la cantine où, exceptionnellement, on a obtenu de leur servir un repas, celui des cheminots. Nous étions en état d 'alerte, la cantine en conséquence fermée . La sentinelle, furieuse de ne pouvoir entrer, avait fait appeler un Ingénieur, criant des injures dans sa langue âcre et barbare, avec des gestes saccadés.

Les pauvres prisonniers, accablés par la cha­leur, s'étaient assis et attendaient. L'Ingénieur fit expliquer que la cantine allait ouvrir dès que le personnel, réfugié .à cause du bombardement, reviendrait. Il fit même plus, il revint avec deux grands pains sous son bras. Le gardien-chef alle­mand, cramoisi de fureur, saisit alors notre Ingé­nieur à la gorge; celui-ci fait un mouvement brusque qui lui permet de se dégager , mais non content de ce premier geste, l'Allemand attrape les pains et les lui jette à la figure, hurlant qu'il va se plaindre à. la Kommandantur. Il part lais­sant nos prisonniers sous la garde de deux sènti-Delles . .

Je profite de cet entre-temps pour aller cher­cher de l'eau à la pompe voisine et rapporter un grand seau d'eau fraîche pour nos prisonniers, car la chaleur est accablante. Ils sont heureux. Bientôt, le petit groupe est de retour avec un offi-

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cier allemand. On s'explique sur les lieux, ou tout au moins à une dizaine de mètres de là, car personne n'a le droit d 'approcher; mais la discus­sion n'en finit pas , la sentinelle allemande ne veut pas reconnaître ses torts. Alors, j'avance, c 'est un coup à risquer, mais un coup qui vaut la peine . .. Ainsi, je sers de témoin, raconte la chose telle qu 'elle s'est passée . L 'officier me pose alors des questions insidieuses pour essayer de charger l 'Ingénieur; mais peine perdue ... L'af­faire ne pouvait se terminer autrement qu'à notre avantage, et c 'est ce qui arriva. Notre Ingénieur resta parmi nous, et le lendemain, la sentinelle était remplacée.

Mardi 6 juin. - 7 h . 50, Austerlitz. Alerte. Nous attendons quelque temps, puis le train part. Mas­séna, Ivry, Vitry, fin d'alerte.

Près de Juvisy, nouvelle alerte. La D. C. A. allemande installée dans des wagons près de la

. voie commence à tirer. Les ouvriers affolés quit­tent le train et s'enfuient de tous côtés. J 'attends un instant; à quoi bon essayer d'échapper à sa destinée? On entends déjà des avions, mais ils sont loin.

Le train repart, puis s 'arrête à nouveau . Je descends alors, préférant faire le trajet à pied . La gare de Choisy est à trois kilomètres de là. De Choisy à Villeneuve, il y a trois kilo­mètres par la voie. J'en ai donc pour trois quarts d'heure .

A Villeneuve, la navette nous attend; les ouvriers arrivent, nous partons. Athis-Mons. Alerte . Il faut aller à pied. Cette fois-ci, je passe

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par la voie, méprisant les lieux si exposés, e,scala­dant les trous, les rails.

Une odeur âcre de bois brûlé saisit à la gorge. Mais aujourd'hui, les ouvriers sont énervés. L'exemple est nécessaire. Dans la matinée, qua­trième, puis cinquième alerte.

A Bretigny, combat aérien, mitraillage. A Dourdan, bombardement.

C'est alors que nous apprenons officiellement que le débarquement a réussi. Une grande j.oie et un grand espoir nous envahissent. Nous ne pen­sons plus aux souffrances que nous allons avoir à supporter. Nous sommes tous à cet espoir, main­tenant presque réalisé, de la délivrance ... Un jour! .

La joie brille dans les yeux de tous, j.oie lumi­neuse du vainqueur, de celui qui a lutté; désor­mais, mon travail quotidien auprès de nos pri­sonniers politiques sera de leur apporter cet espoir grandissant chaque jour ... Chic travail.

Le soir, nous rejoignons Athis à pied pour v.oir filer la navette sous notre nez ... Il faut aller à pied. Nous partons. Avec moi, quelques compa­gn.ons de route: un Inspecteur des Eaux et Forêts, un Ingénieur électricien, un ouvrier d'usine et un assureur! La conversation est variée et amusante autant qu'elle puisse l'être avec des êtres aussi divers. Mais il fait chaud. Il kilomètres, plus 6 kilomètres, soit I7 kilo­mètres à pied dans la journée, sans compter le travail incessant!

A Choisy-le-Roi, nous arriv.ons pour voir le train filer sous notre nez! Les ouvriers harassés réclament des « changements de vitesse sous leurs

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semelles ». Nous partageons un peu de pain qui nous reste.

18 h. 45. Gare d'Austerlitz. J'ai le privilège de pouvoir enfourcher ma bic)'clette. Démarche à la Croix-Rouge. Un vent du diable. Je rentre, ivre de vie!

Mercredi 7 juin 1944. - Cette fois-ci, je fais le trajet Chois)'-le-Roi à bic)'clette, traversant ce vil­lage si détruit d'Athis-Mons; c'est vraiment épou­vantable. Je file droit devant moi, essa)'ant de né pas voir, n'a)'ant plus le courage de voir.

Une bombe d'une tonne non éclatée, déterrée, repose sur le bord de la route ... Je ne puis m'em­pêcher de contempler silencieusement cet engin qui paraît si fragile et fait tant de mal.

A l'arrivée, alerte. Déjà toute la journée les avions sillonneront le ciel en combattant sur nos têtes; les trains passeront ... A nouveau l'exode, la guerre; à chaque instant, on s'attend à être mi­traillés.

14 heures. Nous sommes encore à table. Alerte_ Il )' a un train de troupes en gare. Gare, s"Ûrement le bombardement est pour nous en cet honneur. Heureusement, il part immédiatement, et c'est à quelques kilomètres de là qu'il se fera mitrailler. Personne n'a eu un instant la pensée de fuir. Les Allemands sont là; n.ous saurons leur montrer combien les :Français savent relever la tête et ne rien craindre.

15 heures. Je suis appelée d'urgence sur le talus du pont de L)'on, si visé par les avions. Là, un homme gît, une balle lui a transpercé la poitrine de part en part. C'est encore l'œuvre d'un Alle-

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mand. Je procède aux soins d!urgence, tout en envoyant chercher un brancard. < Mais les avions viennent juste au-dessus de nous, tandis qu'au loin .on entend un bombarde­ment. Trois hommes sont avec moi: des com­pagnons de chaîne. Nous avons tous peur, c'est entendu. L'un se hasarde à dire qu'il faut partir; mais sèchement l'autre lui rép.ond : « Va-t'en, si tu as peur. » Il n'est évidemment pas question d'abandonner le blessé et j'ai besoin d'un h.omme au moins pour m'aider à le transporter. Alors, nous l'installons sur le brancard, avec le maxi­mum de délicatesse car il est déjà très pâle et commence à respirer difficilement. Puis, il faut traverser ce pont, la menace des avions sur nos têtes, mais la tête haute: il s'agit de sauver une vie française.

Des morceaux de fer, restes de ce beau pont, tordus, déchiquetés, pendent dans la Seine. Les tôles du p.ont onL été soulevées par le souffle et font comme de petites bosses qui entravent la marche. Les rails sont tordus ... sous nos pieds, la Seine bleue, calme, comme tous nos paysages de France. Au-dessus, toujours les avions menaçants .

Arrivée au premier poste < de village, l'ambu­lance de Villeneuve ne reviendra pas avant une heure! Je téléphone à Corbeil, mais maintenant les Allemands demandent une « urgence offi­cielle » pour autorisation de téléphoner; je crie, on finit par me passer l 'Hôpital de Corbeil. Enfin! Mais de nouveaux ordres interdisent aux ambu­lances de sortir de leur secteur ... Alors, dernier moyen, notre blessé sera transporté dans un camion qui passe par un heureux hasard.

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Nous l'installons, je donne les instructions nécessaires; plus tard, j'apprendrai avec joie qu'il a été tiré de cette mort qui était tant à redouter dans son cas.

Retour: train, bicyclette , puis train, etc ... , avec les ouvriers que je connais bien maintenant, el qui m'aident, oubliant la fatigue de la journée. C'e'lt sympathique; de notre mal, nous avons su faire un bien, une œuvre d'amour.

Lundi 12 juin 1944. - Alertes de 10 heures à 13 heures sans discontinuer, avec fuites éperdues chaque fois de tous les hommes.

A 1.1 heures j'ai juste le temps d'aller de mon poste à la gare pour chercher un livre à la Biblio­thèque du Service Social. Je consultais donc le fichier , quand une détonation effrayante ouvre brusquement les deux battants de la porte, proje­tant sur nous les vitres de la salle. L'assistante alIolée veut partir; je la retiens, il est trop tard, et puis aucun abri n'existant, à quoi bo[,l ... et nous avons notre travail qui compte avani tout.

Nous ir.ons provisoirement dans la pièce voi­sine pour nous protéger au moins des éclats. Allongées contre le mur central, et la tête sous un fauteuil... Là, nous attendrons pendant des minutes qui nous paraîtront des heures, enten­da!lt sans discontinuer les bombes siffler sur n.os têtes jusqu'au moment où détonant au sol, elles ébranleront toute la pièce dans un fracas épou­vantable, mêlé à un bruit de vitres brisées, de portes et fenêtres qui tombent, de pierres proje­tées.

La respiration brusquement coupée, nous atten-

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dons ... Non , ce n'est pas encore pour nous ... et notre respiration reprend, rapide, saccadée ... Dé-cidément, je préfère les bombardements à ciel ouvert! Un moment de calme. On n 'entend plus rien. Serait-ce fini P Sans doute. Nous nous asseyons, essuyant la sueur qui perle de notre front, le cœur encore battant. ..

Mais vite, il y a certainement du travail. Debout. Nous allons à la recherche des blessés. Nous sortons: la gare a un aspect lugubre: vitres et plâtres jonchent le quai, les p.ortes sont arra­chées, les rideaux volent au vent; en gare, un train brûle, car une bombe est tombée en gare même. La fumée obscurcit l'atmosphère, les flammes montent jusqu'à la passerelle.

Comme un lieu hanté ... Un homme à l'extrémité de la gare sort, abruti,

blanc, presque vert; on se regarde, hébétés, silen­cieux; mais je file vite chercher les blessés; je suis seule, l'infirmier de la gare étant toujours le premier parti (avec les Allemands) à chaque alerte.

Une femme, dans le passage souterrain, est couverte de sang. Sur son abdomen, une grosse bosse. Rapidement, je coupe les vêtements et constate ... ce que je craignais: éventration, intes­tin sorti, hémorragie naturellement. Vite, soins d'urgf!nce, puis je m'occupe de la faire évacuer immédiatement. Je demande à des hommes arri­vés sur les lieux d'aller me chercher un brancard. Pag un seul d'entre eux ne l'ose, les avions rôdant encore au-dessus. Il me faut donc abandonner la blt:ssée pour y aller moi-même; je cours rapide­ment, pénétrant par la porte heureusement déchi-

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quetée en ce cas (car l'infirmier avait l'habitude de la fermer à clef). Ecrasant le verre, les bocaux qui gisent à terre, je saisis rapidement un bran­card; évacuation rapide de la femme par une ambulance la plus proche; puis je suis appelée vers cl' autres lieux, où les blessés affluent.

Alors, quelques personnes se ravisaient et ren­traient en gare. Nouvelle alerte. Sauve qui peut ... eL les flammes dévorent le train entier. Quel mas­sacre! Pendant une heure encore, les avions sur­volent la gare. Lasse, je m'assieds sur le quai, attendant leur départ.

Mardi 13 juin 1944. - Aujourd'hui, grand jour de réjouissance: ta Croix-Rouge me fait porter du ravitaillement pour nos prisonniers. En effet, vers 12 heures un camion arrive; mais je tiens à distribuer moi-même le tout, craignant que les Allemands n'en prennent la moitié ... ou les trois quarts ... ! Alors je discute, et en quelle langue, avec le grand führer, pour obtenir cette permis­sion. Enfin, dans un hall d'école, la distribution est faiLe à ta grande joie des hommes : sucre en abondance, fromage, pâte de fruits, et cigarettes ... Ils s.ont heureux, et moi encore plus! Je voudrais tant faire plus!

Dans le courant de l'après-midi, lors de ma visite quotidienne, je les trouverai au fond d'un trou de près de IO mètres de profondeur, essayant de déterrer une bombe, craignant à chaque coup de pelle de toucher l'amorce et de sauter. Mais ils sont heureux, ils ont le sourire. Les Français savent relever la tête! La sentinelle allemande essaye de me faire éloigner par crainte du danger;

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mais non, les Françaises n 'ont pas peur du dan­ger et savent relever la tête aussi. . . Et nous con­tinuons à parler, simplement. Je transmets lea nouvelles.

Fin juin 1944. - Les derniers jours de juin seront occupés à une nouvelle installation de mon po.o,te de secours : un wagon vide étant le lieu choisi, parce que plus près du chantier qui se déplaçait.

Une seule chose à noter: le passage d'un train­convoi de prisonniers alliés: anglais, américains, hindous même, etc . . . Wagons à bestiaux gardés de près par deux sentinelles allemandes (à chaque wagon). Mais de part et d 'autre, grande réjouis­sance, cris, hurlements de joie même, vivats. Dé­laissant pelles et pioches, les hommes manifes­tent leur joie bruyamment. J 'en fais autant natu­rellement, tout en surveillant nos « gardiens Il

qui ont toujours les mains au pistolet, et tirent si facilement sur les hommes.

Les prisonniers jettent des cigarettes, du cho­colat, etc .. . , choses bien rares à cette h eure et personne ne se fait prier pour ramasser le tout. Ce sont des alliés , il n 'y a aucune honte à accep­ter ...

Les gardiens allemands, furieux, ne savent com­ment remettre de l'ordre sur le chantier, et encore une heure après, les plaisanteries iront bon train, et le travail - comme toujours n'avancera pas.

Un petit peu de joie dans notre détresse.

2 juillet 1944. - Le soleil au sommet de nos

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têtes chauffe le chantier, le sol et les parois de mon wagon de secours, toutes de bois. Quelques rares nuages dans le ciel; la chaleur est acca­blante.

Je somnole à moitié sur la paillasse installée au fond, dans un coin. Je ne veux pas m'endor­mir, èstimant ne pas en avoir le droit quand les hommes travaillent, si dur que soit ce travail, de 5 heures du matin à 10 heures du s.oir. Mais je n'ai pas le courage de lire. Quelqu'un monte. Le bruit des pas sur les marches improvisées me fait lever brusquement.

On porte un homme qui vient de recevoir un rail sur le pied. Il souffre atrocement. Il faut, le plus délicatement possible, enlever la chaussure. Le pied est rouge et enflé. Craignant une frac­ture, je pose les attelles et demande à ses cama­rades d 'aller me chercher un brancard.

A leur retour, alerte, tous fuient. Je reste seule avec le blessé sur le chantier .. Heureusement, un homme passe, lui tranquillement. C'est lui qui m'aidera à transporter le blessé . L'homme est lourd, le trajet long; il faut marcher dans le sable, traverser les rails, et ... délicatement. Mais l 'a lerte nous fait hâter. Dèjà, on entend les avions. Nous arrivons enfin un peu à l 'abri, contents, mais épuisés; je m'effondre sur une pierre.

A part les bombardements, le même travail continue, avec de multiples accidents du travail parmi ces hommes qui en ignorent tout.

19 juillet 19A4. - Voyage pour une fois calme. Jeunes qui parlent et rient ensemble .. . La vie qui

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"'feut reprendre. Mais fatigue intense, lassitude intense, difficulté même à lire. Tout semble éteint en moi par la fatigue .

Travail habituel : soins et tournées sur le chan­tier où je récolte quelques commis~ions : une fausse carte d'identité demandée, également demande de transmissions de nouvelles pour la famille d'un de nos coloniaux, en A. O. F., etc: .. et, éternel petit travail de soins, au nez et à la barbe des Allemands qui en sont furieux; mais pour nous, c'est un jeu, c'est n.otre jeu ...

Passage d'un train de blessés allemands, longue file de wagons, blessés étendus par couches super­posées, air accablé, impression pénible de souf­france. Au centre, les cuisines; à l'avant et à l'arrière, la D. C. A. Partout d'immenses croix · rouges. On a pitié de ces malheureux... quand même ... une pitié intense, effrayante, qui glace le cœur. Pauvres êtres, et pourquoi maintenant~ Ils n'ont même pas la consolation d'être vain­queurs et, eux, même dans leur souffrance, ils ne savent pas relever la tête ... Ce sont pourtant des êtres humains comme nous. On a pitié, mais le cœur se révolte à la pensée du mal qu'ils ont fait à notre Pays, à nos parents, nos amis, et à tant de Français.

10 heures. Alerte donnée comme souvent après le passage des avions. Les ouvriers restent en partie sur le chantier. Calme angoissant, presque paix. Déjeuner. Presque aussitôt retournée au poste, on vient me chercher. Chaleur intenable. Course sur la voie en essayant de plaisanter avec les uns et les autres.

Le blessé est dans un wagon, le pied écrasé par

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un rail, un doigt presque coupé. Toujours la même difficulté pour obtenir une ambulance.

A mon retour , je trouve mon poste embelli d 'un nouveau meuble .. . cadeau des chefs de dis­trict, toujours prêts à m 'aider dans cette lourde tâche. Ce jour-là, je découvre enfin, après main­tes recherches, la cause des troubles digestifs des hommes: l'eau des puits qu 'ils buvaient impru­demment. Je décide de la faire analyser. Retour en « nage », morte, harassée, mes vêtements collés au corps. Il fait une chaleur lourde , une chaleur d'orage. Mais le coucher du soleil est splendide.

20 juillet 1944. - Attentat contre Hitler. Alertes continuelles. A Paris les métros se font

de plus en plus rares. Il faut aller à pied jusqu'à la gare presque tous les jours; mais le matin à 5 heures , on jouit profondément de la beauté de Paris, surtout du côté de la Cité; la Sainte Cha­pelle lance sa flèche d'or vers un ciel rose encore el dans la buée humide de rosée des matins de printemps.

Je jouis profondément de ce spectacle avant de me noyer dans les misères et les horreurs de mon chantier. Et cela fait du bien. Il y a toujours du beau quelque part dans la vie.

24 juillet 19114. - J'obtiens des chefs de dis­trict, sans peine d'ailleurs, la pose de pancartes indiquant (( eau non potable », car l 'analyse que j 'ai fait faire l 'a révélé. Mais ce n'est pas tout, il faut trouver de l 'eau potable et un réservoir qui pourrait la contenir. Deux cuves, une petite et

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une grande découvertes par un chef de district feront l'affaire: dans la petite, on mettra du sable, et par précaution un peu d'eau de Javel qui se déversera dans la grande, qui, elle, permet­tra une provision d 'eau suffisante. Reste à obtenir le désinfectant, et là est tout le problème.

Le chantier progresse: le pont effondré s'abat petit à petit. On l 'enlève par morceaux gigan­tesques des hommes, tenus par des cordes, l 'esca­ladent périlleusement: travail d'homme. Plus loin, les voies s 'allongent; on en pose tous les jours une centaine de mètres, car, maintenant, on sait que le travail sert au Pays, et l'ardeur ne manque plus à personne.

L'ancien dépôt déblayé laisse voir ses machines rouillées, abîmées, triste spectacle, mais l'ardeur ne manque pas: encore travail d'homme.

Au retour, les hommes harassés jurent; il y a eu, paraît-il, des bagarres hier dans le métro aux grands chaugements. Je profite de ma bicyclette. Au pont, une voiture de la D. P. manque de me renverser ... C'est Monsieur qui. se promène avec sa famille ... Je suis harassée comme les hommes, tout juste capable de me traîner.

Vendredi 28 juillet 1966. - Lever à 5 heures et demie. Habillage à la lueur de la lampe à pétrole. Arrivée à Orsay, pas de train. Quelque temps après, je me décide à aller à Austerlitz. A l'arrivée à Athis, alerte. Je vais rapidement sur le chantier. Les hommes, eux, ont pris leurs pelles et pioches et passent par la route. Mépris du danger inhabituel et étonnant. Les avions passent; ce sont des bombardiers de fin d'alerte.

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Nouvelle alerte. Nouveaux avions lourds. D. C. A. Bombardement au loin. Nous ne travaillerons pa~ beaucoup aujourd'hui. Les avions ronflent sans cesse sur nos têtes.

Un train passe, ralentissant près du pont. Il convoie (je le saurai par la suite) des prisonniers politiques français. Trois d 'entre eux, profitant du ralentissement, essayent de s'échapper en se protégeant des traverses qui émergeaient d'un trou de bombes, contre leurs gardiens allemands. Malheureusement, nos gardiens à nous les ont vus et leur tirent dessus avec leurs mitraillettes. L'un s'échappe mais les deux autres sont touchés . L'un se relève, puis visé en plein cœur par un Allemand, il s'effondre, se relève à nouveau pour s'effondrer, et ainsi trois fois ...

Nous avi.ons bien remarqué que ces trois pri­sonniers avaient les menottes aux mains; ils étaient donc sans défense. De plus, nos gardiens tirant n'importe où avaient. atteint un de nos ouvriers : trois balles dans la tête. Alors, ce fut une nouvelle lutte contre la mort. Transportés d'urgence en des lieux plus tranquilles , j'essayai de les arracher à la mort, tout en les fouillant pour prendre leurs papiers d'identité - ce que les Allemands interdisaient.

Mais celui qui m'occupait le plus était ce ma'l­heureux et innocent ouvrier qui avait trois balles dans la tête. La matière cérébrale s'en échappait; aussi, impossible de le sauver malgré tout. Encore une victime innocente.

La ruse peut faire bien des choses ... Je réussis à soustraire les portefeuilles et quelques objets personnels, grâce à la complicité des chefs de

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district et du chef de police. C'est ainsi que je découvris parmi eux un sous-préfet et un atta­ché d'ambassade. Jusqu'au bout, eux aussi avaient voulu faire leur devoir.

Le chef de police obtint leur enterrement, ce qui est absolument interdit par les Allemands. Nous les évacuons donc, gardant les objets per­s.onnels qui seront si précieux pour la famille.

Jeudi 4 août 1944. - Les Américains avancent sur Rennes. Matinée calme; le train marche. A 14 h. 30, alerte jusqu'à 16 heures. Les ouvriers, heureux, en profitent pour quitter le chantier et essayer de rentrer chez eux. Je plie donc bagage et retourne en gare.

Cinq minutes après, les avions survolent : troi­sième alerte et... bombes. La première tombe certainement tout près : tout tremble. Les car­reaux de la gare tombent. Rapidement, je me dirige vers la salle d'attente pour faire un « plat ventre )), criant aux gens affolés et qui s'enfuient de tous côtés d'en faire aut.ant.

Mais la panique règne; tout le monde fuit je ne sais où. « A plat ventre)), pourquoi? - me demande une femme. La question me suffoque. Heureusement , un ouvrier se charge de répondre. Ça tombe quelque temps encore, puis arrêt.

Avec ma trousse d'urgence, je cours au-devant des ouvriers qui auraient pu être blessés. Fumée âcre, poussière. Des ouvriers continuent à se sauver. Je file là où on m'appelle et ne vais pas loin. Déjà les blessés arrivent. Plusieurs ont la figure en sang, avec de larges plaies craniennes.

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Je soigne jusqu'à épuisement de ma trousse d 'ur­gence, puis fais transporter les blessés au poste de secours où chacun met sa bonne v.olonté pour m'aider. Six morts, d.ont 4 ouvriers, 9.0 blessés environ.

Bientôt, une femme arrive en pleurs: son fils est sous les décombres à côté : les décombres de la dernière maison qui restait sur la route. Une b.ombe non éclatée, et personne pour déblayer. Je me rends sur les lieux, et faisant appel à la bonne volonté des .ouvriers pourtant harassés, je demande une équipe de déblayage qui s'y rend très « chiquement)), spontanément. La femme n.ous l'emmen.ons à Paris pour la conduire chez elle.

Vendredi [) août 1944. - Les Anglais .ont pris Rennes et avancent sur Nantes. On n'entend plus que ces phrases: « Tiens, tu es là? Comment que ça se fait? T'es pas mort? .. Tout le monde parle ùu bombardement; l'agitati.on règne.

Samedi 6 août 1944. - Les Américains s.ont à Nantes, avancent sur Brest, rep.oussés à Saint­Nazaire.

Lundi 8 août 1944. - Grande agitation sur le chantier. Les Américains avancent rapidement sur Paris et sont déjà à Laval. La joie et l'exalta­ti.on sont à leur comble. Les c.onversati.ons v.ont bon train. On parle m.onnaie, ravitaillement, mi­traillage. On « fusille)) beaucoup.

De t.outes ces horreurs, tous sont las, mais ils espèrent, c'est beaucoup.

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Un train de blessés allemands passe: wagons de marchandises, sans même de paille, blessés mal soignés et qui crient.

La voie est presque terminée, mais peu solide. On parle: « Celui qui va faire sa tranche, c'est Laval. Et de Brinon! Et Paquis! Paquis, c'est pas pareil, il a toujours été fasciste. »

Lundi 8 août 1944. - Alerte après que les avions eurent rasé le chantier. Je deviens très nerveuse. Battements de cœur, angoisses, la nuit: cauchemars.

Mardi 9 août 1944. - A la porte du hangar est affiché le faire part d'un ouvrier : Monsieur M., décédé lors du bombardement d'Athis-Mons, le 4 juillet 1944. Sentiment de pitié, de solidarité, et en même temps, une fois de plus, angoisse de la mort, cette m.ort qui nous guette continuellement.

Alertes à IO heures, de 13 à 15 heures; les avions rasent le chantier; il fait une chaleur acca­blante. Fumées, triple bombardement; on écoute, on attend maintenant; nouveau bombardement au loin. Ce matin-là, je ramasse un homme qui vient d'avoir l'arcade sourcilière ouverte par un coup de botte allemande.

Mais aujourd 'hui, il se passe quelque chose de plus important : les Allemands veulent ramasser les hommes, soit pour leur faire construire des ouvrages fortifiés, soit pour les déporter.

J'ai appris cela par hasard aujourd'hui; con­naissant le patriotisme des ouvriers et voulant leur éviter toute souffrance, je décide de les pré­venir; il est tard, l'heure du départ (la « récolte»

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devait avoir lieu le lendemain ). Aussi, je monte en tête du train, préviens les ouvriers du wagon, puis redescendant à chaque station, monte dans le wagon suivant et ainsi de suite, pour en préve­nir le plus possible, même devant la milice , ce qui me força le lendemain à venir en civil et à me cacher.

Mais à ma grande joie, les Allemands ne trou­vèrent pas le quart des ouvriers présents habituel­lement.

Du 10 au 15 août 1944. -- Le travail continue, le même, travail de ruse pour déjouer les essais de déportation .

Après, je tombe malade « d'épuisement phy­sique et nerveux », dit le médecin à mon grand désespoir, puisque c'était le moment Oll l'on com­mençait à se battre sérieusement dan s Paris.

Imprimé en France TYPOGRAPHIE FIRMIN-DIDOT ET c' o. - MESNIL (EURE). - 5262147

Dépôt légal : lOT trimestre 1947.

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Imprimé en France 'l'Yl'. FIR:.HS·DIDOT & çll

ME SNIL 19',7


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