Tome 1 EPICE
Résumé : Un adage dit que s’il y a plusieurs façons de faire une chose, dont l’une
d’elles conduit au désastre, il se trouvera forcément quelqu’un, quelque part, pour
utiliser cette méthode.1 Ce « quelqu’un », c’était Neil.
Terrifié à l’idée de faire un coming out dans son nouveau lycée, Neil Archer
Murphy est prêt à recourir à un stratagème extrême : se faire passer pour une fille. Il
ignore alors que son travestissement le mènera aux devants d’ennuis
abracadabrantesques, menaçant de plonger le monde dans le chaos.
Constance City est une ville imaginaire du Nebraska, créée pour les besoins de cette
histoire. Ceci est une œuvre de fiction. Les personnages, lieux et évènements décrits dans ce
récit proviennent de l’imagination de l’auteur ou sont utilisés fictivement. Toute
ressemblance avec des personnes, des lieux ou des évènements existant ou ayant existé est
entièrement fortuite.
1Tiré d’un des énoncés de la loi de Murphy.
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Neil n’était pas ce qu’on faisait de bronzé, mais là, il avait carrément le teint
maladif. Vanessa s’inquiéta de le voir pâlir.
— Neil ?
Il ne l’entendait déjà plus. Ayant capté un grondement sourd, son corps s’était
statufié alors que son esprit effectuait un retour vers le passé. L’être qui émettait ce son
animal n’était pas visible. Pourtant il savait à quoi s’en tenir. Il en avait rêvé cette aube,
la veille, l’avant-veille, ainsi que de nombreuses nuits précédentes durant près d’un
trimestre. Mais le véritable cauchemar était de réaliser que ç’avait quitté le monde
onirique… Cet épouvantable songe récurrent avait subi une translation dans la réalité.
— Faut pas rester là, réussit-il à articuler malgré son état second.
Paradoxalement, il ressentait comme une torpeur tandis que sa respiration
devenait laborieuse pour un rythme cardiaque effréné. Il entendait les battements de
son palpitant comme à travers un stéthoscope, ce qui alimentait sa panique. Or
l’intensité de sa peur était si grande qu’elle engourdissait la partie analytique de son
esprit, le plongeant à la fois dans un brouillard de déni et de compréhension.
Sa rationalité disait « non », son instinct « si ». À son corps de les départager.
— Neil, tu es livide, insista Vanessa, intriguée. Qu’est-ce qu’il t’arrive ?
— Respire, conseilla Lyn avec calme.
Un calme que Neil trouva très étrange, et presque déplacé, qui ne fit qu’exacerber
le sentiment d’imminence du danger.
— Qu’est-ce qu’elle a ? murmura Matt, perplexe.
Le garçon se tourna dans la direction où se perdait son regard à présent exorbité.
L’absence de crainte chez ses trois camarades poussa Neil dans ses retranchements.
Comment pouvaient-ils ne rien ressentir ?! À défaut, n’entendaient-ils pas ces foutus
grognements gutturaux ?
— Ne restez pas plantés là, marmonna-t-il avec plus d’aplomb.
Ce message s’adressait surtout à sa personne. Sa frayeur consentit enfin à
l’affranchir de son effet paralysant, lui permettant de reculer d’un pas, puis d’un autre.
— Surtout, reste calme, intima soudain Lyn.
Cette fois, sa voix se fit un tantinet alarmée. Avait-elle aussi remarqué cette
« chose » ? Ce n’était pas trop tôt ! Mais elle se fichait de lui, n’est-ce pas ? Qu’il reste
calme alors qu’il entendait, plus qu’il ne voyait, des muscles se bander ? La bête se
tassait sur elle-même, prête à bondir. Le faible crissement de griffes sur le sol lui servit
de signal.
Neil tira brusquement sur la bandoulière de la besace de Vanessa, comme pour
lui transmettre l’ordre de détaler. Ses jambes réagirent sans son consentement. Il
abandonna son sac à dos pour s’alléger d’un poids et s’élança, au moment même où la
pénombre crachait le prédateur qui s’y était tapi.
Son corps ayant tranché, son seul objectif était de s’éloigner du péril. Fuir –
comme toujours – vers la moindre chose qui lui serait salutaire. Mais dernièrement, il
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avait le chic d’affronter des dangers « mobiles », et très certainement plus rapides que
lui. Nom d’une sciure de bois, c’était la pire façon de cauchemarder ! Le vivre au sens
propre. Et il avait condamné à un funeste destin ceux qui auraient pu être ses amis. Il
n’aurait jamais dû se rapprocher d’eux. Il les avait souillés de sa malédiction.
De toute évidence, le chien-loup avait retrouvé sa trace. Comment était-ce
possible ? Par quelle ironie du sort, putain ?! Le monstre avait traversé tout le Nebraska
juste pour finir ce qu’il n’avait pu faire : l’achever ? Le chauffeur qui l’avait renversé
s’était montré courageux en éloignant d’un tir de carabine l’animal qui s’acharnait sur
lui. Dieu merci, ce type avait été une bonne caricature de vieil américain, armé pour se
préserver d’hypothétiques yankees mal avisés.
Eh bien, la satanée bête n’avait pas dit son dernier mot. Cette fois, il n’y aurait pas
de chauffeur armé. Ses cauchemars n’avaient été qu’une façon de lui dire que la menace
n’avait pas disparu ; un moyen de le prévenir de son retour. Le sort était vraiment résolu
à s’acharner !
Bizarrement, l’odeur qui lui parvenait de son assaillant était différente… Jusque-
là, il ne pensait pas avoir mémorisé l’odeur du maudit clébard qui l’avait attaqué. Mais
comment aurait-il pu oublier la purulence des plaies, et les effluves de bête sauvage non
entretenue par la main humaine ?
Sérieusement, était-ce à cela que pensait son cerveau alors qu’il avait une créature
à gueule, dents et griffes acérées à ses trousses ? Ouais, il fallait croire… Son nez
identifia des relents de fauve mêlés à une curieuse fragrance de lys. Déroutant. Aussi
bien sa faculté à percevoir et décortiquer les odeurs dans un moment pareil, que le
parfum de fleur qui collait aux poils du chien. S’il rêvait, par pitié, qu’on le réveille !
Alors que ces informations parasitaient son cerveau analytique de nouveau
opérationnel, son cerveau animal s’était câblé sur une seule fréquence. Semer la bête sur
ses talons. Il eut la fugace pensée que c’était peut-être mieux ainsi. Le chien l’ayant pris
pour cible, Vanessa, Lyn et Matt étaient hors de danger. Il n’avait pas senti la présence
d’un autre prédateur que celui à ses trousses.
Il n’eut pas la force de crier à l’aide. Sa gorge trop nouée par la frayeur avait déjà
du mal à maintenir sa respiration. Tout ce qu’il put faire, fut de prier que ses jambes le
portent jusqu’à un abri. C’était tellement surréaliste. Un chien vous coursant en pleine
ville était une scène sortant de l’ordinaire. Malheureusement les gens le prendraient
pour une ado troublant l’ordre public, à courir ainsi avec son clébard au lieu de le tenir
en laisse.
La pensée ne fit qu’en rajouter à son désarroi. Il était peut-être temps de forcer
ses cordes vocales à appeler au secours. Parce qu’il n’était pas le maître de cette bête
folle, mais sa putain de proie !
Les gens criaient sur leur passage, manifestant leur courroux ou leur
mécontentement, s’écartant brusquement au risque de provoquer des accidents. Une
poussette fut renversée ; un môme chiala ; une grand-mère frôla la crise cardiaque ; un
cycliste dérapa ; deux jeunes filles entrèrent en collision, le contenu d’un panier de
courses se répandit sur le trottoir ; un homme se plaqua contre la devanture d’un
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magasin avant de le couvrir d’imprécations... Neil n’avait pas le temps d’être désolé pour
eux, occupé à l’être pour lui-même.
Il déboula sur un parc. Devait-il continuer sur cet espace dégagé ou traverser la
chaussée pour le trottoir d’en face où déambulaient de nombreux passants ? Ces
derniers ralentiraient le chien… Mauvaise idée. Ils gêneraient sa fuite par la même
occasion. Sans compter le risque d’exposer des innocents – mais lui aussi était innocent,
bordel ! Et puis, la dernière fois qu’il s’était essayé à traverser à l’aveugle, il avait fini
dans le plâtre. Il n’aurait peut-être pas autant de « chance » aujourd’hui…
C’était à ce point curieux que ses pensées gardent cette clarté, alors qu’il n’avait
cessé de courir comme un dératé. Il n’y avait plus qu’à espérer que le chien aussi n’en
soit pas un.2 Il sut qu’il n’aurait pas le temps de contourner le premier véritable obstacle
qui se présenta sur sa trajectoire. Alors il l’enjamba, avec l’aisance d’un coureur du 110
mètres haies. Sans doute devrait-il remercier sa peur de lui avoir donné des ailes.
À son grand dam, le chien en fit de même. Il était aisé de deviner à son pas qu’il
s’agissait d’un molosse pesant plusieurs dizaines de kilos… de muscles. Les larmes lui
brouillant la vue, le souffle chaud de la bête littéralement sur ses talons, Neil sentit sa fin
proche. Le portail du lycée lui apparut soudain au détour d’une rue, presque nimbé d’un
halo céleste. Là était son salut.
Sans réfléchir, il accéléra encore, chose qu’il aurait crue impossible. Vraiment
merci, chère Peur ! Peut-être que dans le lycée quelqu’un comprendrait sa situation
« délicate » et lui viendrait en aide. Ou peut-être pas. En tout cas, c’était le seul endroit
qui lui inspirait un soupçon de « confiance » – même si le terme n’était pas le plus
approprié – dans cette ville totalement inconnue en passe de devenir hostile.
Avec un peu de chance, il pourrait se réfugier dans les toilettes avant que le
clébard ne le rattrape. C’était un miracle que ce dernier ne l’ait pas déjà fait. Dieu qu’il
haïssait les chiens !
— Au secours ! réussit-il à brailler, en franchissant le portail.
Il était loin du soulagement que ressentait un sprinter à la ligne d’arrivée. Il
n’était pas du tout tiré d’affaire. Une ombre passa devant lui, aussi vive que l’éclair,
laissant derrière elle une fragrance musquée adoucie de fraîcheur matinale.
Aedan ?
Neil osa un coup d’œil en arrière, qu’il s’était pas permis jusque-là. Focalisé sur sa
course, il avait refusé de regarder une seule seconde derrière lui, de peur de perdre en
vitesse. Aedan s’interposait bel et bien entre lui et son chasseur sur pattes.
Le chien pila net, n’allant pas plus loin que l’entrée principale, grognant et
renâclant, contrarié dans sa lancée. Neil put enfin l’identifier. Ce n’était pas le chien-loup
de Saarloos. Celui-ci était encore plus énorme. La bête faisait plus d’un mètre au garrot,
avait le poil noir, court et dense, aussi lisse que luisant. Le monstre devait facilement
faire dans les 90 kilos et respirait la santé.
L’animal aurait pu le rattraper en deux secondes, mais cette satanée créature
avait joué avec lui, tel un chat avec une souris. Un rire hystérique faillit lui échapper. Neil 2Dératé : en zoologie, ce mot fait allusion à un chien auquel on a enlevé la rate pour qu'il coure plus vite et plus longtemps.
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le ravala, de peur d’attirer à nouveau l’attention du cauchemar ambulant. Il tressaillit en
réalisant la position épineuse dans laquelle se trouvait Aedan. Le monstre était
désormais focalisé sur lui.
Malgré son corps massif et la lourdeur qui s’en dégageait, l’animal était doté
d’une silhouette harmonieusement allongée. Sa tête, proportionnée à l’ensemble, se
finissait par une gueule aux babines retroussées révélant une dentition féroce. Ses
oreilles de nature tombante étaient attachées haut et dressées comme des antennes.
Dans ses yeux en amande, Neil vit luire une vive intelligence.
Tout aurait pu faire de cette créature un majestueux spécimen empreint d’une
réelle noblesse canine, s’il n’avait pas catapulté sa phobie des chiens vers des sommets
tutoyant l’Everest.
— Apollon ? gronda Aedan, aussi courroucé qu’incrédule. Mais… que fais-tu là ?!
Un grognement lui répondit. L’animal tenta de le contourner, mais il se
repositionna, lui barrant efficacement la route.
— Tu restes là ! éructa-t-il. Qui t’a permis de sortir ? Il va m’entendre, celui-là !
Le chien baissa la tête, laissant échapper un couinement pitoyable. Aedan
continua sa remontrance sans se laisser attendrir. De temps à autre, des mots fusaient
dans ce dialecte bizarre que Neil avait entendu entre lui et le chauffeur des Efraïm.
— Tu sais très bien que tu n’as pas le droit d’être dehors sans être accompagné,
fichtre !
Le chien se coucha et plaqua ses pattes avant contre ses yeux, les oreilles
baissées. Une démonstration claire, nette et sans fard de la technique de l’autruche.
C’était juste… sidérant. Aedan s’accroupit comme pour se mettre à son niveau.
— Regarde-moi quand je te parle, petit sac à puces ! ordonna-t-il en tapant sans
douceur sur le bout de son museau.
Une protestation toute canine s’éleva. On aurait dit que le chien était offusqué par
cette insulte injustifiée. Il donnait l’air de tenir cette conversation, à sa manière, avec son
maitre. Il redressa la gueule et obéit à l’injonction d’Aedan, plongeant un regard presque
penaud dans celui irrité de ce dernier.
D’accord… c’était quoi ce délire ? Une caméra-cachée ? Neil, essoufflé, regarda
autour de lui. La scène avait rameuté du monde, mais il peinait encore à réaliser ce qui
se passait. C’était une blague, n’est-ce pas ? Ce monstre ne pouvait être le chien d’Aedan,
sans déconner ?! Et c’était quoi ce nom, Apollon… sérieusement ? Et d’où l’autre sortait
ce « petit » sac à puces ? Cette chose n’avait rien de « petit », putain !
La crise d’hystérie était sur le seuil et frappait à la porte. Il hésitait encore à lui
ouvrir, histoire de se donner l’illusion de garder un semblant de contrôle. Cette
monstruosité sur pattes avait failli l’écharper parce que quelqu’un n’avait pas respecté
des normes sécuritaires. Parce que son imbécile de maître avait oublié de l’enfermer
comme il se devait à la maison. De qui se foutait-on, nom d’un Zeus en bois !
— C’est ton chien ? articula-t-il d’une voix éraillée.
Il aurait voulu y insuffler de la colère, mais sa phrase ne fut qu’un souffle qui se
noya dans le brouhaha ambiant. Les élèves, attirés par la présence incongrue du chien
dans l’enceinte de l’établissement, s’extasiaient sur la beauté de l’animal. Réaction que
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Neil avait sincèrement du mal à comprendre. C’était une horreur de la nature qu’ils
admiraient !
— C’est quoi comme race ? demanda quelqu’un. Il est magnifique.
— C’est un grand danois, répondit Aedan, sa fureur rentrée et maîtrisée par un
calme froid.
— Il est super grand ! firent ceux qui ne pouvaient s’empêcher de souligner des
évidences.
— Pas plus grand que Scooby-doo, répliqua son supposé maître en caressant avec
douceur son poil lustré, faisant sourire le public.
Voulait-il faire paraître l’animal moins terrifiant ? Le pire, c’est que ça
fonctionnait. Le corps de Neil se délestait peu à peu de sa peur bleue. Scooby-doo était
un dogue allemand, autre appellation de « grand danois ». (Il y avait sans doute une
logique au fait qu’un danois puisse passer pour un allemand !) Or le chien de Sammy
était un peureux invétéré alors que celui-ci était tout son contraire. Les propos de
Derreck donnèrent du relief à cette pensée.
— Ça ne nous dit pas pourquoi il poursuivait Neil.
Son ton accusateur attira l’attention sur lui, puis sur Neil, comme si on notait
enfin sa présence. Il était toujours aussi blanc qu’un lange bébé, et se tenait à bonne
distance. Derreck le dévisagea d’un air suspicieux. Son expression se radoucit lorsqu’il
prit la mesure de sa frayeur. Instinctivement, il fit écran de son corps, mettant un nouvel
obstacle entre Neil et le chien.
— En effet, ça ne l’explique pas, soupira Aedan en se relevant lestement. Debout,
Apollon.
Apollon obéit et resta parfaitement immobile, preuve s’il en était de son dressage.
Il était encore plus impressionnant ainsi. Et il n’y avait pas que lui. Le maître et son
chien, l’homme et la bête, renvoyèrent à Neil une image à lui glacer les sangs. À se tenir
aussi proche de ce dogue, Aedan se nimbait d’une aura de prédation qui n’avait rien à
envier à celle du clébard.
Il en vint même à douter du plus dangereux des deux. Pour qu’un tel molosse lui
obéisse aussi facilement, Aedan devait être encore plus dominant. Certes, ce n’était
qu’une histoire de dressage basée sur l’autorité et la confiance depuis le bas âge. Mais
Neil eut le sentiment de voir à travers ce voile. Le plus à craindre n’était probablement
pas l’animal, mais son maître. Il déglutit.
S’il n’y avait que ça, il aurait trouvé en lui de quoi dompter le plus gros de sa
frayeur. Ce n’était malheureusement pas faisable avec les griffes anormalement longues
et crochues de la satanée bête. Cependant, à part lui personne ne semblait s’en
émouvoir. Était-il le seul à l’avoir remarqué ? Elles ne pouvaient tout de même pas
passer inaperçues, enfin ! Pas quand elles ressemblaient à celles d’un glouton, ce
dangereux mammifère aux ongles semi-rétractiles et réputé pour sa férocité, autrefois
appelé wolvérène. Il n’avait jamais vu un chien possédant de tels phanères…
Un horrible frisson lui parcourut l’échine quand son esprit engourdi de peur lui
rappela que si. Ce n’était pas la première fois croisait pareille aberration. Le chien-loup
de Saarloos était doté des mêmes appendices. Son sang déserta son cerveau, au risque
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de lui causer une syncope. Ce n’était pas à cause du contrecoup ni d’un trop plein
d’émotions, mais d’un putain de flash-back.
Il vacilla, peinant à garder son équilibre. Notant son malaise, Aedan amorça un
pas dans sa direction. Sa panique furieuse revint au galop et il bondit en arrière, une
main tremblante tendue en avant comme pour tenir le jeune homme et son chien à
distance. Rempart dérisoire.
— N’approche pas ! cracha-t-il. R-reste où t’es.
Son balbutiement fit glousser une fille.
— Attends, t’as peur des chiens ? ricana Kassy.
C’était peu dire. Les larmes lui montèrent à nouveau aux yeux. Il ne les craignait
pas il y a encore quatre mois. Mais les choses avaient changé entretemps.
Évidemment Kassy ignorait cela. Tout ce qu’elle voyait à cet instant était une
faiblesse à exploiter. Elle le discréditait, pardon, la discréditait devant Aedan en
soulignant sa peur des chiens. Ça compterait pour des points négatifs, et maximiserait
ses chances à elle, qui, par déduction, ne les craignait point. Elle n’aurait donc aucun mal
à sortir avec un beau garçon qui en élevait. C’était d’une frivolité !
— Et alors ? grogna Derreck. Tu as peur des toiles d’araignées, la rabroua-t-il,
faisant pouffer quelques-uns. Il n’y a rien de risible dans le fait que ce molosse terrorise
quelqu’un. Surtout s’il l’a coursée jusqu’ici sans raison valable. Cette bête fait deux fois
son poids. Pour ta gouverne, le record du plus grand chien au monde est tenu par cette
race.
— C’est bon, protesta faiblement Kassy, rouge de gêne. Je disais juste…
Mais Derreck l’ignora superbement et s’adressa à Aedan :
— Éloigne ton « chien », mec. Il n’a rien à faire dans un lycée.
Sa position devant Neil, comme pour protéger la donzelle, fit passer le chien pour
ce qu’il pouvait être : un danger dans un établissement privé. Aedan cilla face à ce
spectacle. À en juger par son expression, il appréciait très peu le ton de Derreck. Il serra
le poing et, semblant prendre conscience que son geste se révélait menaçant, le desserra.
Il détourna son regard de Neil, qui n’avait cessé de faire la navette entre Apollon,
Derreck et lui, à en avoir le tournis.
— Ce n’est pas mon chien, marmonna-t-il. Il se trouve juste que je l’ai dressé.
Eh bien mon pote, même si ça alourdit le mystère, ça me fait une belle jambe ! eut
envie de lancer Neil. Mais ce sarcasme demandait une énergie dont il ne disposait pas à
cet instant.
— C’est le « chien » de qui, alors ? demanda Shawn alias Kurt Cobain, d’un ton
agressif.
Il vint se placer aux côtés de Derreck. À la droite de ce dernier, Youn prit ses
positions et croisa les bras, torpillant le chien d’un regard mauvais. Le quatrième
membre de la bande, le métis amérindien dont Neil se souvenait vaguement du nom –
quelque chose comme Jake Timberhawk –, finit de compléter le cordon.
Wow, venait-il réellement de se constituer une garde d’enfer ? Il ne sut comment
l’interpréter. Ça lui fit bizarre puisque c’était la première fois de sa vie que des
inconnues prenaient sa défense. Devait-il leur en être reconnaissant ? Allaient-ils exiger
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de lui une contrepartie ? Cela n’allait-il pas lui porter préjudice ? Techniquement, il était
la petite nouvelle quelconque protégée par l’un des groupes au sommet de la pyramide
sociale du lycée… Pas sûr que leurs « fans » apprécient !
Aedan ignora la question en suspens. Il toisa les quatre mousquetaires avec une
relative férocité, puis scanna la cour du regard comme à la recherche de quelqu’un. Ses
yeux fixèrent au loin les baies réfléchissantes de la cafeteria du réfectoire, et ses traits se
départirent brusquement de toute émotion. Il s’en détourna pour se pencher sur
Apollon.
— Tu rentres à la maison, dit-il avec fermeté. Si on t’appelle encore, je t’ai interdit
de sortir. Compris ?
Apollon aboya gaiement et s’en fut. Cependant, au moment de franchir le portail,
il se retourna et Neil sut que c’était pour lui lancer un dernier regard. Leurs yeux
s’arrimèrent. Comme s’il vivait la scène au ralenti, il baissa les siens pour tomber sur le
pendentif qui se balançait au collier du chien.
L’accessoire lui évoqua un écusson. La netteté des couleurs et la richesse du
détail lui donnèrent l’impression d’avoir effectué un zoom depuis sa place. Le petit objet
le plongea dans un état indescriptible, au point de lui faire occulter l’effarant phénomène
qu’il vivait.
Il s’agissait d’une armoirie. Le symbole d’une fleur de lys argentée était frappé sur
un double-champ bleu-ciel/bleu-indigo. Un rouage avait été imprimé au sommet gauche,
tandis qu’à droite s’entremêlaient deux pièces d’un engrenage, l’une dorée et l’autre
bleue sombre. Dans l’armature du pendentif était gravée une inscription en glyphes
inconnus. Par on ne sait quel miracle, le cerveau de Neil trouva le moyen de le transcrire.
« Apollon eyr sin’ystr canis. »
La Meute des Neuneus débloquait sévère. Au-delà de ces incongruités, ce qui le
frappa de manière percutante fut la certitude d’avoir déjà vue ce symbole. Il précédait le
sigle EMC²© sur le panneau surplombant le chantier du gymnase. Ce chien – ce monstre
– appartenait aux Efraïm.
Dans un état second, Neil ramena ses bras contre son corps. Il pétrit sans douceur
ses muscles, comme pour soulager la vive douleur des anciennes morsures qui se
réveillait. Il échoua à ravaler un geignement de souffrance, en pleine crise
psychosomatique.
— Tu n’as rien ? s’inquiéta Derreck.
À croire qu’elles n’attendaient que cela pour se relâcher, ses jambes se
dérobèrent lorsqu’Apollon quitta définitivement l’enceinte du lycée. La tension retomba
en même temps qu’il se retrouvait cul au sol. La nervosité de Derreck lui fouetta les
narines lorsque celui-ci tenta de le rattraper. Il marqua un mouvement de recul, effrayé.
— Je m’en charge, gronda Aedan, écartant le jeune homme d’un brusque coup
d’épaule.
Son attitude agressive n’échappa à personne. Il s’en soucia comme de l’an 40 et
porta Neil qui eut le sentiment de peser aussi lourd qu’une poupée. Les choses étaient en
train de lui échapper, si ce n’était déjà le cas. Ne lui laissant pas le temps de protester,
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une migraine des plus malvenues le mit sous son joug. Sans doute l’effet de la prochaine
pleine lune sur la Meute des Neuneus, tiens !
— Hé, attends ! protesta Derreck. C’est ton « chien » qui l’a mise dans cet état.
Malgré son mal de crâne, Neil perçut avec clarté l’emphase sur « chien ». Depuis
tout à l’heure, Derreck et sa bande n’avaient cessé d’enrober ce mot d’une pellicule
d’ironie.
— Tu parles d’un chien, renifla Youn, enfonçant le clou.
— Youn, murmura Jake d’un ton d’avertissement.
Youn grommela quelque chose d’inintelligible. Derreck lui intima le silence d’un
geste de la main, sans quitter Aedan de ses yeux suspicieux. Lorsqu’il les posa à nouveau
sur lui, Neil y lut deux sentiments. De la contrariété et de l’inquiétude. Derreck semblait
vexé, tout en se souciant de son état. Était-il si mal en point que ça ?
— Raison de plus pour que je m’en charge, trancha Aedan en leur tournant le dos.
Il en va de ma responsabilité. Les cours vont reprendre. Je ne vois pas de raison à ce que
vous séchiez, à moins d’avoir suivi un programme avancé.
La sècheresse de sa voix indiqua qu’il était clairement agacé que Derreck et sa
clique aient des velléités de lui tenir tête. Pour lui donner raison, la sonnerie retentit.
— Je l’emmène à l’infirmerie.
Non, pas l’infirmerie !
La panique de Neil connut un nouveau pic. Merde, ne savait-il faire que ça ?
Malheureusement, les pulsations migraineuses dans son crâne l’empêchaient de réagir
comme il voulait. Il agrippa la veste en cuir d’Aedan et tira dessus pour manifester son
désaccord. Le jeune homme s’éloignait déjà à grandes enjambées, en direction de son
abattoir.
— Aedan… pose-moi…
— Chut, murmura-t-il. Tu as besoin d’un endroit calme et je ne vois que
l’infirmerie. Tu auras en plus un mot d’excuse. Je m’assurerai que l’infirmière ne
t’ausculte pas plus que nécessaire.
Comment s’y prendrait-il ? Et surtout, comment Neil était-il censé agir face à
toute cette situation ?
— …Merci.
La nouvelle vie palpitante de Neil Archer Murphy : paniquer et marmonner des
remerciements à Aedan Hélios. Superbe entrée en matière, intrigue riche en
rebondissements, conclusion sublime. Une tragicomédie des plus pathétiques… Pas
étonnant que l’autre en rît.
— Qui t’a dit que c’est gratuit ? pouffa Aedan.
Ç’aurait été trop beau, admit-il in petto, mortifié. L’autre allait lui rendre la
monnaie de sa pièce. Il le sentit hésiter un instant avant de déclarer :
— Il n’est pas méchant, Apollon… Il a généralement bon caractère. Normalement
il n’est pas plus agressif qu’un autre chien bien éduqué. C’est un bon chien de garde. Il
est certes impressionnant et sa masse est dissuasive, mais son véritable défaut n’est pas
l’agressivité. Il sait se montrer têtu quand il veut. Je… je sais que ça ne changera pas
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grand-chose, mais je suis navré pour ce malheureux incident. Tu as une phobie des
chiens ?
Il avait eu peur, et c’était légitimable vues les circonstances. Qu’est-ce qui
poussait Aedan à déduire une phobie des chiens en général ? Neil ne répondit pas. Pas
tout de suite. L’autre commençait certainement à se faire une raison lorsqu’il ouvrit
enfin la bouche.
— J’ai été attaqué par un chien qui ressemblait à un loup, en début d’été.
Ce ne fut qu’un murmure mais il se satisfit de n’avoir pas balbutié. La raison de
cette révélation lui échappait. Peut-être que cette facilité à lui dire la vérité tenait au fait
que ça l’apaisait d’être lui-même avec au moins une personne. Malgré les risques que
cela comportait, et pour des raisons connues de lui-seul, Aedan ne faisait pas mystère de
son envie de le couvrir.
D’un autre côté, Neil avait aussi le curieux sentiment que le jeune homme saurait
déceler ses mensonges. De plus, le parfum enivrant d’Aedan abattait ses barrières plus
efficacement que des vagues contre une digue de sable.
Le sentant se raidir un peu, il réalisa qu’il venait d’enfouir son nez dans son cou.
Bon sang, un peu de tenue serait bienvenue ! Bien trop honteux pour s’attarder sur ses
rougeurs, il se focalisa sur la dernière raison qui le poussait à en dévoiler autant à son
éternel sauveur. Une raison des plus incongrues : il sentait l’odeur de sa propre peur. Il
ne serait même pas étonné qu’elle incommode Aedan, tant elle était âcre.
Par précaution, il s’éloigna du buste de son porteur dans la mesure du possible,
bâillonnant son for intérieur sur le point de protester. Les gens normaux ne sentaient
pas l’odeur de la peur. En avait-elle seulement une ? C’était sans doute l’activité
hormonale générée par la frayeur et ses effets sur l’organisme, que certains animaux
décelaient. Pour ce qu’il en savait, ce n’était pas une faculté humaine.
Alors, que lui arrivait-il, nom d’un chien ? C’était peut-être le cas de le dire. Avait-
il finalement chopé la rage ? Se manifestait-elle de manière tardive ? Se manifestait-elle
seulement ainsi, cette pathologie ? Était-ce réellement un chien-loup qui l’avait mordu ?
Aedan avait beau affirmer qu’Apollon était un dogue allemand, il avait vu ses griffes
monstrueuses.
Son instinct se rebiffait à l’idée d’avoir été victime d’hallucination. Il avait dans sa
chair des marques profondes de griffures. Les griffes normales d’un chien n’auraient pu
faire cela. Il ne put réprimer un violent frisson.
— Je suis désolé, souffla Aedan, resserrant ses bras autour de lui.
Sentir la puissante musculature de son torse n’aida pas Neil à apaiser de son
tourment. Il devait en être sûr.
— Il… Apollon… il a les mêmes griffes que ce chien qui m’a attaqué. (Il fit passer
cela pour la raison de sa frayeur.) Lui aussi les avait très longues et crochues. Ça m’a
juste rappelé cet incident d’il y a trois mois.
La crispation d’Aedan fut légère. Presque imperceptible. Mais Neil en était
certain, le jeune homme avait réagi et tenté de le masquer. Le problème c’est qu’il n’était
pas du tout préparé à cela. Il aurait aimé que l’autre démente, ou exprime son
incrédulité, ou encore le prenne pour un déluré. Qu’il lui dise avoir rêvé ; Apollon avait
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12
des griffes tout à fait normales. Il aurait préféré toute autre réaction à ce silence qui
n’apportait que de l’eau au moulin de son imagination. C’était à en devenir fou !
Il se mordit la lèvre inférieure, hésitant. Continuait-il ses révélations ? Ça pouvait
tout aussi être une déformation de son esprit troublé par la peur. Personne d’autre
n’avait semblé les remarquer, ces longues griffes. Le léger raidissement d’Aedan ne
voulait rien dire, ou était une manifestation de pitié face à ses délires.
Son mal de tête ne l’avait toujours pas quitté. Et il ne connaîtrait pas de véritable
répit tant qu’il n’aurait pas réponses aux questions absconses qui rebondissaient contre
sa boîte crânienne, nourrissant sa migraine. Il força ses émotions erratiques à s’apaiser,
en se perdant dans la fragrance d’Aedan. Elle n’aurait pas dû lui paraître aussi
familière…
— C’est le chien des Efraïm, n’est-ce pas ?
Si Aedan avait ou non eu l’intention de répondre, Neil n’en sut rien. De toute
façon sa question était ridicule. Il faisait juste une fixette sur ce nom à cause de
l’obsession des autres élèves et de sa visite guidée des œuvres « efraïmesques » de la
ville. Apollon se trouvait trop loin pour qu’il discerne avec précision le pendentif de son
collier. Tout cela était une malheureuse extrapolation retorse due à la panique. Vu son
silence, Aedan le prenait certainement pour un timbré !
Neil se raccrocha par réflexe à la veste du motard pour ne pas tomber, quand
celui-ci pénétra dans l’infirmerie à reculons, s’aidant de son dos pour pousser les
battants. Le jeune homme raffermit son étreinte pour assurer sa stabilité, le plaquant
plus fortement contre son buste. C’était une forme latente de torture !
— Mon Dieu, qu’est-ce qui s’est passé ? s’alarma l’infirmière d’une voix stridente.
Sa chaise racla le sol alors qu’elle se redressait vivement. Elle s’adonnait à des
mots fléchés pour tuer l’ennui, et ils venaient de troubler sa routine.
— Elle a été attaquée par un gros chien. Mais plus de peur que de mal, rajouta
Aedan, voyant la femme devenir livide. Elle est juste en état de choc. Elle a besoin de se
remettre de ses émotions.
Ça faisait bizarre d’entendre Aedan parler aussi naturellement de lui au féminin.
Ça ne l’interpellait pas vraiment – c’était presque rassurant, en fait – lorsque Lyn,
Vanessa ou encore Matt s’adressaient à lui ainsi. Ils ne savaient pas. Mais lui…
— Je vais lui donner un calmant, décréta l’infirmière. Les gens sont dingues de
nos jours, à ne pas tenir leur chien en laisse !
— À qui le dites-vous ? déplora Aedan d’une voix suave et suffisamment indignée.
Il se mettait au diapason du commérage de la bonne femme, afin d’endormir sa
vigilance. Neil nota qu’elle s’adressait à Aedan, et non à lui censé être le patient. La
victime. Le charme du beau gosse opérait avec brio.
Aedan le déposa sur le petit lit d’appoint au fond de la salle. Embarrassé, il glissa
ses mains sous ses cuisses pour masquer sa nervosité, préférant rester assis au lieu de
s’allonger, le regard rivé sur ses genoux. Il se comportait comme une collégienne timide,
soupira-t-il.
Se trouver dans la même pièce qu’Aedan à l’imposante carrure, lui faisait paraître
l’infirmerie un peu étroite. Le jeune homme était envahissant, sans l’être. Enfin,
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comment dire ? Quoi qu’il fasse, le regard de Neil semblait sous l’emprise d’un
magnétisme, réduisant tout le reste de l’univers à sa présence. C’était éreintant, aussi
bien émotionnellement que physiquement.
L’infirmière lui donna une gélule. Il ne consentit à l’avaler – non sans réticence –
qu’après une description de son contenu. Il s’agissait de granulés de plantes réputées
tranquillisantes, dont sa mère avait toute une collection à infuser. Cela le rassura à peine.
Il aurait préféré un ibuprofène.
— Tu as survécu aux Efraïm, à Apollon, et c’est une petite gélule anxiolytique de
qui te terrifie ? s’en amusa Aedan.
Le jeune homme ne put se payer sa tête plus longtemps car la porte de
l’infirmerie s’ouvrit sur trois visages inquiets. Les adolescents déboulèrent sans être
invités.
— Neil ! T’es là, soupira Vanessa, essoufflée et soulagée. Et entière, apparemment.
Ce que ne peut dire mon sac, ajouta-t-elle après avoir avalé une goulée d’air.
Neil se sentit mal. Il avait arraché la bandoulière de sa besace Fendi. Comment
allait-il rembourser ça ? La peste soit de sa poisse ! Mais Vanessa ne semblait pas lui en
tenir rigueur, plutôt occupée à le supplier, une main plaquée sur son cœur.
— Promets-moi à l’avenir de ne pas courir comme ça si tu vois un chien ! On n’a
pas idée d’exciter ces stupides animaux ! Il ne t’aurait pas coursée si tu ne t’étais pas
comportée comme un frisbee à rapporter. Ça a beau être domestiqué, ça reste con, un
chien !
Merci pour ces conseils avisés, Vanessa.
Qu’il fasse ou non du sarcasme, ce stupide animal-là l’avait déjà pris pour cible –
et non pour un frisbee –, bien avant qu’il ne détale.
— Ce chien était énorme ! commenta Matt en gesticulant. J’ai bien cru qu’il n’allait
faire qu’une bouchée de toi.
Neil grimaça. Ce n’était pas passé loin. À vrai dire, il n’avait pas encore fini
d’intégrer l’enchaînement des évènements.
— Comment t’en es-tu sortie ? le pressa Matt, déclenchant chez lui un réflexe de
recul.
— Tu permets ? s’interposa Aedan. Elle est fatiguée.
— Euh… oui.
Vanessa et Matt semblèrent seulement remarquer sa présence à cet instant.
Pourtant Aedan n’était pas du genre à passer inaperçu. Seule Lyn se tenait en retrait,
intimidée.
— Ton sac, fit-elle en le lui tendant avant de rapidement regagner à sa place.
À l’instar des deux autres, elle était rongée par la curiosité, mais une crainte
inexpliquée supplantait ce sentiment. Aedan l’impressionnait au point de l’effrayer.
C’était étrange…
Neil la remercia et serra son bien contre sa poitrine, priant qu’ils n’aient pas jeté
un coup d’œil à l’intérieur. Sa carte de lycéen s’y trouvait, et dessus était indiqué un
« M » devant l’entrée « sexe ». Il la laissait habituellement à la maison, mais sa mère lui
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avait demandé de prendre un abonnement pour les transports en commun. Son vélo ne
serait pas suffisant pour circuler dans une si grande ville.
Le reste de ses effets – lotion démaquillante, brosse à cheveux, gloss – n’avaient
rien de choquant dans le sac de la fille qu’il était censé être, mais ce n’était pas encore
évident d’entrer dans le personnage. Moins on en saurait, mieux il se porterait.
— Et toi alors, comment tu nous l’as semé, ce chien ! reprit Matt.
Lui demander de ne pas exprimer son effarement à cet instant aurait été cruel. Il
brûlait d’envie de dire toute son incrédulité.
— T’es une championne olympique de sprint, la miss ! exagéra-t-il. Dire que tes
deux jambes étaient dans le plâtre y’a deux mois !
L’infirmière sursauta, et Neil sentit qu’elle le scrutait avec plus d’attention.
Merde, il ne manquait plus que ça. Il remonta son sac devant son menton, histoire de
masquer le plus possible son anatomie. Il aurait préféré que Matt n’évoque pas cet
épisode. Il ne sut pourquoi, il jeta un coup d’œil à Aedan. Ce qu’il vit le laissa perplexe. Le
jeune homme arborait une mine sombre et préoccupée.
— Tu faisais de l’athlétisme avant ton accident ? s’enquit Vanessa, toute aussi
impressionnée. T’es certaine d’aller bien, hein ? insista-t-elle face à son mutisme.
— Oui, très bien.
Il essaya de sourire pour les rassurer, mais n’y parvint pas. Il sentait de la colère,
de la frustration, et de l’indécision ; toutes émanant d’Aedan.
— Je ne crois pas, non, grommela celui-ci.
Il se tourna vers l’infirmière qui assistait à la scène, sourcils froncés, un peu
débordée par ces adolescents.
— Vous n’êtes pas censés être en cours ? finit-elle par réagir.
Les trois larrons grimacèrent, Matt lançant un regard à Aedan l’air de dire « lui
aussi ».
— Mme Sanders, commença Aedan d’un ton presque mielleux, il me semble que
les plantes que vous lui avez administrées ont un effet plus sédatif que tranquillisant
chez certaines personnes. J’ai peur qu’avec sa frêle constitution, elle ne soit plus
vraiment en état d’assister aux cours d’ici quelques minutes. Il y a de fortes chances
qu’elle ait une baisse de vigilance et ne s’endorme en classe. Compte tenu de son état de
choc, il serait plus prudent que je la raccompagne chez elle.
Neil se figea. Il venait clairement de départir l’infirmière de sa casquette de
professionnelle de santé ! Quant à son opinion à lui, elle comptait apparemment pour
des prunes. Mais il était hors de question qu’il le raccompagne chez lui.
— Tu voudrais que je te fasse un mot d’excuse à toi aussi ? demanda l’infirmière à
Aedan, complètement insensible au désarroi de sa supposée patiente.
Neil eut l’impression qu’elle roucoulait. Aedan en rajouta une couche avec un
sourire aguicheur presque déplacé. Cette femme aurait pu être sa mère !
— Je suis exempté du cours suivant. Ce qui n’est pas votre cas, dit-il aux trois
autres, les rappelant à leurs obligations lycéennes d’un regard noir. Un mot justifiant
leur retard ne serait pas de refus, par contre.
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Nouveau sourire à Mme Sanders. Une session d’hypnose réussie n’aurait pas eu
de meilleurs résultats. Leur mot en main, Lyn, Matt et Vanessa furent priés de regagner
leurs salles de cours respectives.
Neil sentit qu’il allait casquer dur pour leur expliquer la situation plus tard, vu le
masque de suspicion sur leur visage boudeur. Le regard de Lyn, en quittant l’infirmerie,
l’interloqua encore plus. Elle avait déjà eu à le considérer avec pitié. Cette fois, on aurait
dit qu’elle était désolée pour lui. Rien ne justifiait pourtant son affliction. Il ne put s’y
attarder à cause d’un problème autrement plus préoccupant.
— On y va, Neil.
— Me touche pas ! siffla-t-il lorsque Aedan s’approcha du lit. (Celui-ci se raidit,
puis se renfrogna face au rejet.) Je veux dire, je sais encore marcher, bougonna-t-il.
Aedan le toisa d’un air railleur.
— Si tu le dis. Il m’avait semblé que tu t’y plaisais, dans mes bras, chuchota-t-il,
penché vers lui.
— T’as dû le rêver !
Il quitta précipitamment l’infirmerie, rouge de gêne, un Aedan hilare lui
emboîtant le pas. Ce type se moquait ouvertement de lui.
— Pourquoi m’avoir donné cette excuse ?
Les intentions d’Aedan n’étaient pas catholiques. Il y avait tellement de choses à
gérer avec ce garçon qu’il ne savait pas par où commencer.
Déjà, il ne l’effrayait pas, alors que Matt ou Derreck déclenchaient chez lui un
réflexe de fuite. Il avait parfaitement conscience de ce trouble, et n’y pouvait rien pour
l’instant. Or il ne pouvait le mettre sur le compte de sa « phobie passive des mecs ». S’il y
avait un qui était la quintessence du « mec », c’était Aedan !
Ensuite, il y avait quelque chose de louche dans sa manière de le couvrir ou de le
protéger. Pas qu’il s’en plaigne, mais ce côté attentionné était factice, pour ne pas dire
intéressé. Aedan le lui avait dit, ce n’était pas gratuit. Ce n’était pas de l’altruisme qui
motivait ce garçon.
Et dernier point mais pas des moindres, cette colère et cette frustration qu’il ne
cessait de lire dans le langage corporel du jeune homme. Comment le prendre ?
Personnellement ?
— Je suis comme ma mère, je supporte très bien la valériane, la camomille et
toutes ces plantes qui sont censées endormir. Ces trucs-là n’ont jamais réussi à
m’assoupir. Ma mère les a tous testés. Elle en a une sacrée collection à la maison.
Aedan se rembrunit, son visage se fermant subitement. Voilà, c’était ça ! Cette
colère insidieuse et silencieuse !
Neil se retint de soupirer. Si Aedan le trouvait pipelet, il n’avait qu’à le dire, au
lieu de passer du chaud au froid en un clignement de cils. Rien ne l’obligeait à souffrir sa
compagnie. Agacé, il se dirigea d’un pas ferme vers le portail du lycée, une fois son mot
présenté à la surveillance.
— Où vas-tu ? gronda Aedan.
— Bah, je rentre chez moi, rétorqua-t-il, irrité. Tu te souviens m’avoir trouvé un
alibi ? Même si tu refuses de me dire ton mobile.
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L’autre esquissa un sourire en coin. Bon, il fanfaronnait, mais ce bellâtre n’était
pas obligé de savoir qu’il avait les boules. Mettre les pieds hors du lycée, c’était courir le
risque de tomber à nouveau sur le monstre Apollon. Mais sa fierté lui refusait le droit de
faire machine arrière. Fichu ego ! Depuis quand en possédait-il un aussi énorme ? Ça ne
lui ressemblait pas.
— Tu ne comptes pas rentrer à pied ? Tu n’es pas venu à vélo, aujourd’hui.
Neil ne fut même pas surpris qu’il le sache.
— Le bus, tu connais ? D’ailleurs je dois prendre mon abonnement.
— Inutile, j’ai ma moto.
Le modèle d’aujourd’hui était d’un total noir carboné, aux courbes sublimes mais
à l’aura effrayante. Il fallait en avoir dans le pantalon pour la chevaucher. Si Neil avait été
un connaisseur, il aurait reconnu la Ducati Diavel.
— Je vais pas monter sur ce truc. Et tu décides pas pour moi.
— Si. Et je ne te demande pas ton avis, trancha Aedan en le prenant de force par
la main.
Une main qui se lova si naturellement dans celle du jeune homme qu’il en perdit
toute velléité de protester. Seigneur, il était vendu ! Ça l’énervait de plus en plus de
réagir ainsi. Il y avait trop de questions sans réponses entre eux pour qu’il s’encombre
l’esprit de ces réactions de minette.
— Je ne monterai pas sur cette fichue moto, et tu ne me forceras à rien du tout !
Aedan le coiffa de son casque d’un geste à la fois tendre et autoritaire.
— Bien sûr que tu le feras, sourit-il, irrésistible.
Neil capitula, vaincu par ses yeux presque hypnotiques. Grands dieux qu’il était
faible ! Une autre de ses hallucinations le prit de court, le mettant face à l’évidence qu’il
n’allait vraiment pas bien. Entre deux battements de paupières de son interlocuteur, il
crut apercevoir des iris lie-de-vin, aux pupilles étrécies… en fente.
Il remua la tête et incrimina la visière du casque. Mais s’il débloquait réellement,
alors c’était plus qu’alarmant car il ne pourrait se confier à personne sans passer pour
fou. Les yeux envoutants d’Aedan avaient toujours cette teinte chocolatée noire et
chaude qui l’invitait à s’y noyer. Pourquoi son cerveau lui jouait ces tours minables ?
Qu’est-ce qui n’allait pas avec la Meute des Neuneus ? Se rebellaient-ils pour le
surnom débilitant qu’il leur avait donné ? La Meute des Nœuds conviendrait-il à ses
neurones ? Parce qu’en ce moment c’était une pelote de nœuds dans son crâne, et il
n’arrivait pas à démêler ce qu’il voyait du produit de son imagination.
Échappant avec difficulté au charme du motard, il s’installa à l’arrière, le cœur
battant d’appréhension et d’autre chose. Leur position suscitait un émoi chez lui ; le
genre de fébrilité face à la personne qui ne vous laissait pas indifférent. Malgré tout le
mystère entourant Aedan, ou peut-être à cause de cela, Neil était forcé d’admettre que le
jeune homme lui plaisait. Trop.
C’était mauvais pour son cas. Toute chose en excès nuisait. Et il n’avait vraiment
pas besoin de ça. Aedan lui prit les bras et les resserra autour de sa taille. Ce type en
appelait aux complications, là…
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— Tiens-toi bien, Neil, conseilla-t-il avec sérieux. Épargne-moi de devoir te
ramasser à la serpillère sur la chaussée.
N’est-il pas censé me rassurer plutôt ? s’indigna-t-il.
Bizarrement, son appréhension s’étiola pour disparaître complètement, lorsqu’il
serra davantage le ventre musclé d’Aedan. Il ferma les yeux et posa sa tête contre son
dos large. Celui-ci gloussa qu’il lui faudrait respirer un jour. Neil n’en tint pas compte,
desserrant à peine son étreinte.
Il se sentait bien, en sécurité ; un sentiment si inhabituel qu’il n’avait pas envie d’y
renoncer. Il aurait aimé que sa place se soit toujours trouvée là. C’était un peu triste à
dire, mais c’était la première fois de sa vie qu’il se tenait aussi près d’un garçon. Un qui
lui plaisait. Fait plus qu’étrange, celui-là ne remuait pas les nouvelles peurs qu’il se
coltinait depuis son agression. Et pourtant, une part de lui avait conscience du danger
que représentait cet homme
Une douce chaleur diffusa de son bas-ventre. Elle se répandit entre son pubis et
son nombril, puis irradia latéralement vers les flancs. La sensation fut si inattendue que
Neil se surprit à la savourer au lieu de chercher à en décortiquer le sens. De toute façon,
trouver une explication aurait été au-dessus de ses capacités, là, maintenant.
— C’est la première fois que je monte à moto, avoua-t-il.
— Alors on va rendre cette ballade agréable.
La voix d’Aedan eut une note de tristesse qu’il peina à saisir.
— Tu connais mon adresse ? demanda-t-il avec réserve.
Il craignait un peu que la réponse soit affirmative. Elle ne fut pas celle à laquelle il
s’attendait.
— On a encore toute l’après-midi devant nous.
Où comptait-il l’emmener avant ? À un des bureaux de la régie des transports en
commun ? Il avait presque oublié… Aedan avait un sale effet amnésiant sur lui. Et son
délit ne se limitait pas qu’à simuler l’action du GHB.3 Il narguait aussi la Faucheuse. Ce
mec inconscient roulait comme s’il était immortel !
Il slalomait entre les voitures avec la même fluidité que sur le terrain de basket.
Les stops lui étaient une notion superflue. Quand Neil pensait qu’ils n’y arriveraient pas,
Aedan se faufilait entre deux autos dans un espace qu’on aurait jugé trop étroit pour une
grosse cylindrée. Putain, pourquoi conduisait-il aussi vite ? C’était ça sa ballade
agréable ?! Ce type était un danger au guidon ! Mais ça ne lui vint pas à l’idée de le
raisonner. Il devait être encore plus fêlé…
Au bout d’une demi-heure à rouler en crachant sur la mort, ils se garèrent dans
un vieil entrepôt. Le lieu de stockage paraissait à l’abandon mais n’était pas vide. De
nombreuses palettes chargées de caissons et des containers ternis par le temps
s’étendaient à perte de vue. Le toit, délabré, laissait passer par endroit les rayons du
soleil. Le dallage au sol était crevassé, pris d’assaut par des plantes sauvage ayant
bénéficié des conditions nécessaires à leur croissance. L’endroit semblait hors du temps.
3 GHB : gamma-hydroxybutyrate, connue sous le nom exagéré de « drogue du violeur », est un psychotrope qui provoque une
désinhibition sexuelle grâce à son effet sédatif, surtout en cas d’association à l'alcool qui en multiplie l’effet amnésique et anesthésiant.
Réflexion – tome 1
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Alors seulement, Neil commença à s’inquiéter. D’abord, qu’ils n’aient eu aucun flic
au cul avec toutes leurs infractions au code de la route. Ensuite, qu’il se trouvât ici, en
retrait de la ville, avec un quasi-inconnu dont les motivations lui échappaient. Il n’était
près d’avoir son pass bus et métro !
Comment avait-il pu envoyer valser toute prudence ? N’avait-il rien appris de son
agression en juin ? Et encore, on lui avait tendu une embuscade. Là, il s’était pour ainsi
dire livré de son plein gré ! Ouais, Aedan était clairement du GHB, pour avoir sédaté tout
instinct de préservation chez lui. Mais même si la proximité du jeune homme
anesthésiait sa capacité d’analyse, il ne pouvait être aussi inconscient ! Ce n’était pas
faute d’avoir eu un aperçu du côté prédateur, donc potentiellement dangereux, d’Aedan.
Ce mec le briserait sans effort. Il ne se savait pas masochiste…
La gorge soudain sèche, Neil déglutit. Cependant, s’il était nerveux, il n’était
toujours pas effrayé. Un total non-sens ! Une part de lui – stupide et régie par ses
hormones – se disait qu’Aedan ne l’avait pas défendu jusqu’ici, pour s’octroyer le loisir
de « l’achever » lui-même. L’autre rétorquait « et pourquoi pas ? » Peut-être que si,
finalement…
Le conducteur descendit de la moto lorsque Neil s’en éloigna de quelques pas.
Que lui voulait-il ? Où étaient-ils ? Il retira son casque et dut lever la tête pour dévisager
le baraqué. La chevelure d’Aedan capta un rayon de soleil et s’enflamma de reflets
incandescents. C’était vraiment magnifique…
Il savait qu’on se brûlait les doigts à trop jouer avec le feu, et que faisait-il ? Il
jouait avec une fournaise ! Puisque la brûlure surviendrait inéluctablement, autant ne
pas y aller par quatre chemins. Il inspira un grand coup, et manqua de s’étourdir par
l’odeur enivrante d’Aedan. Cela n’échappa nullement à ce dernier. Pour toute réaction,
Neil haussa mentalement les épaules. Il n’en était plus à une bizarrerie près…
— Tu vas… tu comptes me faire du mal ? murmura-t-il.
Aedan posa nonchalamment une fesse sur sa moto callée, tenant en équilibre.
— Ça dépend.
Le détachement avec lequel il répondit laissa Neil perplexe. Pas de panique !
s’exhorta-t-il. Putain, ce type venait de dire qu’il y avait une possibilité qu’il le fasse
souffrir ! Son cœur eut une embardée. Cette andouille d’instinct de survie intervenait un
peu tard ! Alors il inspirait aussi à Aedan des envies de violence… Quelque chose n’allait
vraiment pas chez lui.
— Ça dépend de quoi ? souffla-t-il.
Mais pourquoi tu restes là ? Fuis, bordel de merde !
— De ta franchise et de la nature de tes réponses, rétorqua froidement Aedan.
En gros, dire la vérité ne suffirait pas. Il faudrait aussi qu’elle agrée à un Aedan
glacial. Qu’est-ce qui s’était passé pour que s’opère un tel changement ? Dans quoi
s’était-il embarqué, nom de Zeus ?!
— Pourquoi veux-tu…
— Mauvais choix, l’arrêta l’autre en agitant un index de gauche à droite. Tu
bénéficies en ce moment d’un traitement de faveur. Ne le gâche pas.
Réflexion – tome 1
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Neil haussa les sourcils. Il l’ignorait, tiens ! Un traitement de faveur par rapport à
quoi ? Comparé à qui ? Aedan insinuait-il à tout hasard que d’autres avaient déjà vécu
cette situation et avaient eu moins de chance que lui ? Ça ne rimait à rien, putain ! Hélas,
il ne serait pas plus avancé en spéculant. En plus d’avoir des affinités avec un glaçon, le
jeune homme se montrait aussi énigmatique qu’un sphinx. Ça ne présageait rien de bon.
Au fond de lui, Neil savait qu’il serait vain de fuir. Il n’avait aucune garantie de
« réussite » s’il affrontait cette épreuve. Mais il n’avait pas d’autre choix que d’y faire
face.
— Alors que veux-tu savoir ? se résigna-t-il.
Le regard d’Aedan s’étrécit soudain.
— Qu’est-ce que tu es ?
Neil fut pris de court.
— Bah… je croyais que tu le savais ? Je suis un garçon !
Un rictus de colère déforma fugacement les traits du séduisant visage de son
interrogateur. Apparemment ça n’avait pas été la bonne réponse... Voulait-il qu’il le lui
prouve ?
— Je pourrais te montrer mon acte de naissance, si tu veux une preuve tangible.
Aedan sembla tomber des nues.
— Tu ne penses pas qu’il y a plus rapide comme moyen de le vérifier ? ricana-t-il.
Ce fut presque instinctif, Neil frissonna de la tête aux pieds, pris d’un haut-le-
cœur.
Pas encore. Non…
L’autre voulait qu’il se déshabille. Il laissa choir le casque et tira sur sa veste,
comme pour en accentuer la « protection ». Il recula d’un pas, se faisant violence pour ne
pas montrer à quel point il était terrorisé. Aedan dut remarquer son pic de nervosité, ou
plutôt sa brûlante panique pour réagir ainsi :
— C’était du sarcasme, gamin ! Ne va pas t’imaginer des choses, renifla-t-il,
moqueur. Je sais que tu es un garçon depuis le premier jour. Te souviens-tu ?
— Alors que veux-tu d’autre ? murmura Neil d’une voix blanche.
— Se pourrait-il que tu ignores ta nature ? fit Aedan, soudain pensif.
Cette fois, Neil était vraiment perdu.
— Mais de quoi tu parles ?
Aedan s’assombrit à nouveau, son expression frustrée de ces derniers jours
refaisant surface.
— Je ne sais pas comment tu fais pour me le masquer, grogna-t-il. Supposons que
ce soit grâce à l’un de tes sorts de Magnus, alors tu es forcément au courant de ta race.
C’est précis, bien trop ciblé, et beaucoup trop efficace pour que tu ignores de quoi il
retourne. Ou alors ç’a été pratiqué sur toi à ton insu. Mais dans tous les cas on revient
aux Magnus.
Euh… QUOI ? Qu’était cette connerie de « magnusse » ?! Et puis d’abord, sort…
d’où sortait de ce type ? Un rôliste ? Les jeux de rôles sur table n’entrant pas dans ses
centres d’intérêt, il n’y avait rien d’étonnant à ce que Neil soit largué. La suite ne fit
qu’aggraver la situation. Aedan s’était mis à râler en faisant les cents pas.
Réflexion – tome 1
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— Or le reste ne colle pas ! L’odeur de ton Flux, ou devrais-je dire son « absence »
d’odeur, ta frêle carrure, ton androgynie, la véritable couleur de tes cheveux si j’en crois
Jelan. Bien que ça n’exclue pas qu’un Magnus puisse être brun et androgyne… Tu as le
physique d’un Z’alem noctus. Et si tu en es un, il est évident que tu mens ! Un Z’alem
noctus ne peut ignorer qu’il en est un.
Aedan se massa une tempe, visiblement perturbé par ce qui semblait un cas
d’école fort inhabituel.
— Ou alors tu es une rare exception venue confirmer la règle, se ravisa-t-il. Cela
dit, c’est très difficile à croire, rumina-t-il.
Il y avait belle lurette que Neil avait perdu son latin. Il lui fallut se violenter pour
réagir.
— C’est quoi ton charabia ? T’es complètement frappé, ma parole ! Tu m’as
emmené hors de la ville pour me raconter des…
Les mots s’étranglèrent dans sa gorge. Mains dans les poches, Aedan s’était
penché si brusquement sur lui que le mouvement en avait été flou. Sa rapidité relevait
juste de… l’irréel. Cette fois, la frustration du jeune homme le céda à une ire capiteuse.
Une émotion si puissante qu’elle agressa ses sens, lui laissant cette sensation de
picotement aux yeux dans un environnement enfumé, responsable d’un larmoiement
réflexe.
Les poils de Neil se hérissèrent. Il retroussa le nez avec une furieuse envie de le
gratter. S’il avait eu un doute, il s’était fait la malle. Il sentait bel et bien les émotions.
Littéralement. Il aurait préféré le découvrir face à un individu un poil moins courroucé.
— Ne me prends pas pour un imbécile ! gronda Aedan d’une voix si dure qu’elle
en était gutturale. Tu as réussi à semer Apollon. C’est humainement impossible. Et Phyllis
n’aurait pas pris le risque d’envoyer un sin’ystr aux trousses d’un humain, en plein jour,
au cœur de la ville. Pas avec la position qu’occupe son père au Centrium. Je ne crois pas
qu’elle soit devenue aussi stupide ! Bien qu’il faille étudier son cas après cet acte
inconsidéré, marmonna-t-il par devers lui.
Neil battit des paupières, éberlué. Il n’y comprenait que dal ! Sauf que la Meute
des Nœuds tirait de plus en plus fort sur les sonnettes d’alarme. C’était « Alerte
Générale » dans sa tête parce qu’il avait toujours su, au fond de lui, que toute cette
histoire était bien liée aux Efraïm. Et tel un adepte du gourou Déni, il avait choisi de ne
pas s’écouter. Or le reconnaître ne l’avançait pas plus en cet instant. Il restait en fâcheuse
posture.
— Elle est persuadée que tu es un Magnus – et un dangereux –, mais moi je
t’accorde encore le bénéfice du doute. Alors tu ferais mieux d’éviter de me mettre en
rogne en me racontant des salades. Très peu y ont survécu.
La respiration de Neil s’accéléra. C’était officiel, il était en pleine cinquième
dimension. Pourtant, malgré son hébétude, les propos abscons d’Aedan semblaient
trouver un sens qui, malheureusement, lui échappait.
Sin’ystr.
Il avait lu ce mot à consonance bizarre sur le pendentif du collier d’Apollon. Ce
clébard – ou la chose que c’était – ne l’avait pas attaqué sans raison. Il avait été envoyé
Réflexion – tome 1
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par Phyllis Efraïm. À en croire Aedan, cette fille avait lancé son monstre aux trousses
d’un être qui n’était pas humain – lui, en l’occurrence –, pour avoir réussi à semer cet
animal qui n’était pas un chien !
Il avait toujours pensé avoir une imagination débordante, mais il venait de
trouver son maître en la matière. Cependant, Aedan était on ne peut plus convaincu de
son délire.
— Je dois admettre que tu es vraiment doué, disait-il, acceptant difficilement de
se montrer admiratif.
Neil osa plonger son regard dans le sien, espérant y déceler une lueur de folie
nécessaire à un début d’explication rationnelle. Si le jeune homme était un malade
mental, tout s’éclairerait. Seulement, la folie n’avait pas de signe « visuel » distinctif. Ça
ne se décelait qu’après une étude comportementale, et il n’avait pas le bagage
professionnel nécessaire pour poser un tel diagnostic.
Son sarcasme ne lui fut d’aucun secours lorsqu’il vit deux fentes quasi-
reptiliennes au beau milieu d’iris d’un rouge bordeaux soutenu. Il voulait un signe de
folie, eh bien il l’avait. C’était lui le fou ! Parce qu’il fallait être un détraqué mental pour
avoir de telles visions. Mais Aedan ne cligna pas des yeux, et il n’en eut pas besoin pour
comprendre que, cette fois, ce n’était pas une hallucination.
Sa gorge se serra dangereusement. Il était en face d’un prédateur. Mortel.
Il n’y avait qu’une logique au fait que l’autre le prenne pour quelque chose de
« pas humain ». Aedan soutenait cette idée parce que lui non plus ne l’était pas. C’était
foutrement aberrant, et pourtant ça tenait la route. Totalement contraire au sens
commun, à la raison, mais tellement vrai, réel.
Comme s’il lui fallait une preuve supplémentaire, le visage d’Aedan subit le même
phénomène que celui des faux-jumeaux au réfectoire. Ses traits disparurent dans un
effet de fondu pour laisser place à une figure transfigurée, avec la particularité d’être
terriblement, « démoniaquement », séduisant.
Ses yeux s’étaient légèrement affinés en amande. Ses pupilles en fente
accommodèrent, devenant plus elliptiques lorsqu’un lourd nuage masqua le soleil et
assombrit l’entrepôt. Neil nota que les lobules de ses oreilles finissaient en pointe,
contrairement à celles des elfes qui s’effilaient vers le haut. Il était différent des Efraïm.
Autre, comme dans « autre espèce ».
La capillarité de Phyllis et Thaïs n’avait pas été modifiée lors de leur fugace
transformation. Mais celle d’Aedan arborait une teinte « feu ». Il n’y avait pas d’autre
couleur pour la décrire. Ce n’était plus une impression, ni un effet de l’éclairage. Et la
broussaille de flammèches sombres et claires se mariait à merveille avec sa carnation
devenue plus bistre.
Tout chez l’être qui venait de se matérialiser devant Neil avait été pensé pour
causer sa perte. La gorge extrêmement nouée, il alla puiser dans ses retranchements
pour laisser échapper ces quelques mots :
— Dieu du ciel, mais… qu’est-ce que t’es ?
La réponse tomba tel un couperet :
— Ton pire cauchemar ou ton salut. Et c’est uniquement tributaire de ta nature.
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*o*o*