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Pour une analyse psycho-sociale du chômage : synthèse et perspective.
Martine ROQUES
[In : P. Pansu et C. Louche (Eds.). La psychologie sociale appliquée à l’analyse de problèmes
sociaux (129-156). Paris : Presses Universitaires de France.]
Si le chômage a occupé, il y a quelques décennies, le devant de la scène, autant d’un
point de vue économique, politique que social, il est presque perçu, à l’heure actuelle, comme
un phénomène familier et banal. Ses définitions sont maintenant bien connues, les taux actuels
de chômage suscitent peu de commentaires dans les médias. Alors qu’il constituait un des
thèmes majeurs de la campagne présidentielle de 1995, il a été « remplacé » en 2002 par
l’insécurité et l’environnement.
Cependant, au niveau quotidien, la question du chômage reste centrale, cruciale et
toujours aussi complexe, que ce soit bien sûr pour les demandeurs d’emploi eux-mêmes, mais
aussi pour toutes les personnes qui peuvent être en interaction avec eux : la famille, les amis,
les praticiens (personnels de l’A.N.P.E., de l’A.F.P.A., formateurs, assistants sociaux, …),
etc. Et cette complexité se trouve souvent traduite dans les paroles du quotidien.
Ainsi, par exemple, ce formateur qui se demande comment motiver ses stagiaires
demandeurs d’emploi, comment les dynamiser, comment diminuer l’absentéisme. Doit-on
agir sur les personnes ou sur les dispositifs ou sur les deux ? Ainsi, cette étudiante qui, après
un stage dans un organisme de réinsertion professionnelle, dit ne pas vouloir travailler avec
cette population, « parce qu’on se décarcasse pour eux, pour leur trouver un emploi, et trois
jours après, ils démissionnent ». Comment expliquer ce fait ? Quel est le moyen pour
réconcilier le chômeur avec l’emploi et/ou pour réconcilier cette étudiante avec ce public et
l’interaction qu’il implique ? Ainsi, cette épouse de chômeur, souriante, expliquant que
l’année de chômage de son mari a été un renouveau pour la famille, qu’il a enfin pris du
temps pour les enfants, alors que cette autre épouse, le visage fermé, explique que depuis qu’il
est au chômage, son mari ne fait plus rien, que « même aller à la chasse avec ses copains le
week-end, ça n’a plus de sens pour lui ». Comment expliquer des réactions aussi opposées ?
Les différences « objectives » de conditions de vie suffisent-elles à expliquer les différences
de réaction ?
De ces discours quotidiens, plusieurs perspectives d’analyse peuvent être extraites, que
nous retrouvons dans les études psycho-sociales sur le chômage. Nous pouvons les regrouper
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en deux grands ensembles. Un premier ensemble est composé des études qui se centrent sur le
chômeur. L’analyse va ici se focaliser sur les effets psychologiques du chômage, au niveau de
l’individu et de son domaine professionnel. Les recherches vont par exemple s’intéresser à la
perception de l’individu par lui-même, à l’image des groupes d’appartenance, aux
explications causales avancées pour rendre compte du fait d’être au chômage ou de trouver
(ou non) un emploi. Une deuxième perspective d’analyse va consister à opérer une
décentration, se plaçant le plus souvent dans une perspective systémique. Il s’agira ici, non
plus de rester exclusivement centré sur le demandeur d’emploi mais de faire porter l’analyse
aussi sur l’interaction avec les autres « éléments », à savoir les praticiens qui sont en relation
avec les chômeurs, les dispositifs de formation, etc. De même, dans cette perspective, l’étude
ne portera plus exclusivement sur le seul domaine professionnel et/ou sur un seul facteur
explicatif ; elle s’intéressera aussi aux autres rôles et appartenances sociales de l’individu et
prendra en compte plusieurs facteurs.
Cette classification recoupe une évolution historique : les premières études, dans les
années 30, se sont focalisées sur les chômeurs, analysant les effets du chômage de manière
univoque et négative. Cette centration sur l’individu se retrouve dans les années 70, où
apparaissent des études qui comparent chômeurs et employés, diversifiant et enrichissant ainsi
l’analyse, tout en restant centrées sur l’individu. Ce n’est que plus récemment que la
deuxième perspective d’analyse est apparue. Notons d’ailleurs que cette centration quasi
exclusive sur l’individu n’est pas le seul fait de la recherche en psychologie sociale. Elle se
retrouve dans toutes les actions mises en place pour « prendre en charge » le chômage. Ces
dispositifs se situent en effet principalement dans la première perspective, puisqu’ils visent
par exemple à aider les sujets à structurer leurs projets professionnels, mobiliser leurs
connaissances, apprendre à rechercher un emploi, etc. Le postulat implicite sous jacent semble
bien être que les solutions au chômage se trouvent quasi exclusivement chez les chômeurs et
c’est donc sur eux que l’action va se centrer. Et le dernier dispositif en date, le P.A.R.E. (Plan
d’Aide au Retour à l’Emploi) n’échappe pas à cette optique.
Dans le cadre de ce chapitre, nous allons présenter ces deux grandes perspectives, en les
illustrant par une sélection de théories de psychologie sociale. Pour chacune de ces théories,
nous commencerons par présenter en exergue des exemples de questions que les praticiens
peuvent se poser et auxquelles ces théories tentent d’apporter des réponses ; nous
expliciterons ensuite, dans ses grandes lignes, le cadre théorique choisi, pour l’illustrer ensuite
par un ou deux exemples d’études.
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Perspective d’analyse centrée sur l’individu.
Ce premier niveau cherche donc à comprendre les conséquences du chômage pour
l’individu. Il peut à son tour impliquer deux perspectives différentes :
- soit les chômeurs sont considérés comme constituant une catégorie homogène, qui va être
comparée à celle des « employés » sur un certain nombre de variables. Les différences
entre les deux populations seront analysées comme étant des conséquences du chômage ;
cette perspective peut être nommée fonctionnaliste (cf. Roques, 1995) ;
- soit le questionnement s’oriente sur les différences inter-individuelles des effets du
chômage. Les études vont se centrer ici uniquement sur les chômeurs, analysant les
facteurs qui pourraient expliquer des réactions variables, dans une perspective
différentialiste.
Dans le développement qui suit, nous prendrons des exemples issus de ces deux
perspectives (fonctionnaliste et différentialiste).
La perception de l’individu par lui-même.
La situation de chômage entraîne-t-elle obligatoirement une détérioration de la
perception que l’individu a de lui-même ?
Le concept de soi est un concept clé de la psychologie, renvoyant à une entité
complexe et multidimensionnelle déterminée, en partie au moins, par des éléments structuraux
et stables de la société tels que le statut et le rôle, les normes et valeurs sociales, les catégories
et groupes sociaux. Ce concept a été largement utilisé dans les études sur le chômage, sous
des aspects et des dénominations très différentes (estime de soi, image de soi, présentation de
soi, bien-être psychologique, etc.). Quel que soit le terme utilisé, le thème central est toujours
la perception que les chômeurs ont d’eux-mêmes et la façon dont cette dernière peut
influencer ce qu’ils font. Dans le cadre de ce chapitre, nous prendrons comme exemple
l’estime de soi, qui peut être définie comme « une attitude individuelle envers soi-même,
impliquant une auto-évaluation sur une dimension positive – négative » (Hong, Bianca,
Bianca et Bollington, 1993, p. 95).
La perte d’un statut (le statut de salarié par exemple), surtout si celui-ci est fortement
valorisé par la société, va avoir des répercussions importantes pour l’individu. Ces
répercussions vont notamment être explicitées et analysées en regard du modèle
fonctionnaliste proposé par Jahoda (1981). Posant que l’emploi remplit auprès de l’individu
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plusieurs fonctions, elle distingue les fonctions manifestes (le salaire et les conditions de
travail) des fonctions latentes, au nombre de cinq. Ainsi l’emploi :
1) joue un rôle structurant temporellement. Il impose, en effet, une structure temporelle à la
journée, mais aussi à la semaine, à l’année. Supprimer totalement cette structure temporelle
met les chômeurs en présence d’un temps « désignifié » ;
2) augmente la possibilité de contacts et d’expériences partagés régulièrement avec des
personnes en dehors de la famille nucléaire, fournissant ainsi l’accès à un champ
d’expériences plus large ;
3) lie l’individu à des buts et à un sens de la finalité, impliquant l’interdépendance des êtres
humains. Enlever cette expérience quotidienne de combinaison des efforts entraîne chez les
chômeurs un sentiment d’inutilité ;
4) définit également la position, le statut et l’identité de l’individu dans la société. Le
chômeur ne souffre pas seulement d’une absence de statut, il souffre encore bien plus
d’une mutilation de l’identité ;
5) force à l’activité, nécessite une activité régulière et quotidienne, ayant des conséquences
visibles, permettant l’exercice quotidien des compétences.
Les effets psychologiques négatifs du chômage pourraient ainsi être expliqués comme
la conséquence de l’exclusion d’une institution qui remplit les besoins psychologiques de base
de l’individu, au travers de ces cinq fonctions. Ce sont notamment elles qui vont permettre de
comprendre pourquoi l’emploi constitue un appui psychologique, pourquoi il est plus qu’un
simple moyen de subsistance et pourquoi il vaut mieux avoir un emploi insatisfaisant que pas
d’emploi du tout. Un exemple, portant sur le lien entre estime de soi et formations destinées
aux chômeurs, va nous permettre d’illustrer cette perspective. Cette étude nous semble
particulièrement intéressante car, comme le soulignent Creed, Hicks et Machin (1998) : « il y
a peu d’études portant sur l’efficacité ou la valeur des interventions destinées aux chômeurs,
de même qu’il y a peu de recherches examinant les manières de réduire les effets
psychologiques négatifs du chômage, si largement rapportés » (p. 172). 133 sujets ont
participé à cette recherche. 62 d’entre eux suivaient une formation, 71 étant inscrits sur une
liste d’attente pour pouvoir participer à la même formation (groupe contrôle). Le
questionnaire a été administré aux participants à trois reprises : le premier jour de la formation
(T1), le dernier jour de la formation (T2) et trois mois après la fin de la formation par courrier
(T3 : 39 participants ayant répondu, soit 63 %). Le groupe contrôle répondait au questionnaire
la première fois lors d’une séance d’information, les deux fois suivantes par courrier aux
mêmes échéances que les participants à la formation. Les résultats ont permis de voir
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notamment que les participants avaient une estime de soi plus forte en fin de formation (T2)
qu’au début (T1), différence significative par rapport au groupe contrôle. Cependant, cette
augmentation de l’estime de soi ne perdurait pas trois mois après la fin de la formation (T3).
Pour expliquer ces résultats, les auteurs font appel au modèle fonctionnaliste de Jahoda. La
participation à une formation remplirait certaines fonctions habituellement fournies par
l’activité professionnelle (activités organisées, structure temporelle, etc.) et entraînerait ainsi
une augmentation de l’estime de soi. Lors de la fin de la formation, si les sujets ne retrouvent
pas d’emploi, ils se trouvent à nouveau confrontés à l’absence des fonctions latentes de
l’emploi, ce qui expliquerait la chute de l’estime de soi trois mois après la formation.
Cependant, comme nous l’avons déjà souligné par ailleurs (Roques, 1995, 2002), les
résultats sont loin d’être homogènes. Si certains auteurs, dans la lignée de la perspective
fonctionnaliste de Jahoda illustrée ci-dessus, constatent un impact négatif du chômage sur la
perception de soi, d’autres études ne parviennent pas à mettre en évidence une telle
association, quand elles ne trouvent pas une stabilisation, voire une amélioration de la
perception de l’individu par lui-même. Comment expliquer ces résultats apparemment
paradoxaux ?
Une première explication peut être trouvée dans la mise en cause du modèle de
Jahoda. Ainsi, par exemple, Winefield et Tiggemann (1994), dans une perspective
différentialiste, ont effectué une étude longitudinale sur des jeunes (19-20 ans), chômeurs et
employés. Ils ont distingué deux sous-groupes d’employés : les satisfaits et les insatisfaits. Ils
ont noté que les différences observées, en ce qui concerne l’estime de soi, étaient présentes
entre les employés satisfaits et les deux autres groupes (employés insatisfaits et chômeurs).
Cependant, ils n’ont pas trouvé de différence entre les employés insatisfaits et les chômeurs.
« Ce résultat jette un doute sur le modèle de privation de Jahoda selon lequel, parce que
l’emploi satisfait plusieurs fonctions, autant latentes que manifestes, même un travail
insatisfaisant est préférable au chômage » (Winefield et Tiggemann, 1994, p. 49). Cependant,
la mise en cause du modèle de privation de Jahoda ne constitue pas la seule explication aux
résultats apparemment paradoxaux concernant les effets du chômage sur la perception de
l’individu par lui-même. Des explications complémentaires, développées dans les deux
sections suivantes, peuvent être trouvées : d’une part, dans les réactions des personnes ayant
le sentiment d’appartenir à des catégories « exclues » et repérées comme telles dans une
société ; d’autre part, dans les causes invoquées par les individus pour expliquer leur situation,
leurs actes et les conséquences qui en découlent.
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Catégorisation sociale et stigmatisation.
Le fait d’appartenir à une catégorie sujette à exclusion (les chômeurs) et repérée
comme telle dans une société, entraîne-t-il une détérioration de la perception de soi
et/ou de cette catégorie ? Ou, au contraire, cette stigmatisation entraîne-t-elle une
protection de la perception individuelle et catégorielle ?
Le processus de catégorisation consiste à classer des individus, des groupes, des objets
ou des événements dans diverses catégories en fonction d’un élément qu’ils ont en commun.
Ces catégories sont formées à partir des similitudes ou équivalences perçues, qui nous
permettent d’appréhender et d’ordonner notre environnement. Ce processus de catégorisation
s’accompagne d’une activité d’évaluation, d’où le terme de différenciation évaluative. Celle-
ci conduit, non seulement à définir les catégories d’appartenance mais à les favoriser au
détriment des autres. Autrement dit, nous évaluons plus positivement les groupes auxquels
nous appartenons (in group) que les autres (out group).
La catégorisation peut prendre des formes diverses. La stigmatisation en est une.
Crocker et Major (1994) soulignent le fait que les personnes stigmatisées sont la cible de
stéréotypes négatifs et sont généralement dévaluées, cette stigmatisation entraînant des
conséquences disproportionnées et négatives au niveau économique et interpersonnel. Quelle
va être l’influence de cette stigmatisation sur la perception de soi ? Là encore, les réponses
sont contradictoires.
D’un côté, des auteurs tels que Kelvin et Jarrett (1985) notent que les chômeurs ont
souvent le sentiment d’être stigmatisés, qu’ils sont très conscients de leur faible statut social et
de leur « citoyenneté de seconde classe ». La catégorie des chômeurs devient alors un groupe
d’appartenance et de référence négatif, composé d’inadaptés (les chômeurs de longue durée)
et d’inemployables. Le « chômeur ordinaire » se sent alors « contaminé » par ces associations
et la perception qu’il a de lui-même peut en être affectée négativement.
D’un autre côté, Crocker et Major (1994) rapportent les résultats de nombreuses études
montrant que les membres de divers groupes stigmatisés ont une estime de soi égale voire
supérieure à celle de groupe non-stigmatisés. Ces résultats ont été observés sur des
comparaisons de populations noires et blanches aux Etats-Unis, ou chez des personnes
défigurées, ou encore chez des handicapés physiques. De même, Alaphilippe, Bernard et
Otton (1997), dans une étude sur les Sans Domicile Fixe, montrent que les scores d’estime de
soi de cette population sont élevés et supérieurs à ceux recueillis sur une population
d’étudiants.
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Pour illustrer ce lien entre stigmatisation et chômage, nous résumons une étude portant
sur l’attitude des jeunes envers les chômeurs (Breakwell, Collie, Harrison et Propper, 1984).
Les auteurs commencent par souligner que, dans la plupart des pays, les chômeurs constituent
une catégorie stigmatisée parce que le fait d’avoir un emploi rémunéré constitue un élément
central culturellement. Aussi, les jeunes qui sont au chômage peuvent ressentir leur identité
menacée et réagir en surévaluant le statut de chômeur. C’est ce que trouvent les auteurs en
comparant les évaluations de jeunes ayant un emploi avec celles de jeunes n’ayant pas
d’emploi : les évaluations de ces derniers concernant les chômeurs sont significativement plus
positives. Une telle tentative de changer le statut d’un groupe dévalué est une des différentes
stratégies qui peuvent être utilisées pour faire face à une identité sociale menacée.
Ainsi, les études réalisées dans le cadre de la catégorisation sociale, et notamment de
la stigmatisation, permettent d’éclairer les résultats apparemment paradoxaux que nous avons
relevés dans la partie précédente sur la perception de soi. Si, pour certains individus, le
chômage entraîne une baisse de l’estime de soi, d’autres, dans une stratégie défensive ou
offensive, réussiront à maintenir une perception d’eux-mêmes et de leur groupe
d’appartenance positive, voire à « sur »valoriser cette perception.
Cependant, et comme le soulignent Kelvin et Jarrett (1985), cette stigmatisation des
chômeurs entraîne au niveau social une image globalement négative de cette catégorie,
l’explication du chômage renvoyant le plus souvent au manque d’effort de l’individu, blâmant
la personne plutôt que la situation et entraînant une image des chômeurs souvent stéréotypée
et culpabilisante. Les causes attribuées à la situation de chômage constituent une explication
complémentaire aux résultats observés quant à la perception de soi. C’est ce que nous allons
voir ci-dessous.
L’attribution causale.
Est-il préférable que les chômeurs s’attribuent la responsabilité de leur situation de
chômage ou qu’ils en rejettent, au contraire, la responsabilité sur des causes
extérieures ?
Les théories de l’attribution cherchent à analyser comment les individus expliquent
leurs actes et les conséquences de ceux-ci, qu’est-ce qui détermine leurs différentes
explications, et comment ces attributions influencent ce qu’ils ressentent, ce qu’ils font et ce
qu’ils pensent qu’il peut leur arriver dans le futur. Les causes invoquées sont soit internes
(facteurs propres à la personne : personnalité, motivation, effort, capacités, habiletés, etc.),
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soit externes (facteurs extérieurs à la personne : circonstances, environnement, facilité ou
difficulté « objectives » de la tâche, chance, hasard, etc.). Les recherches sur les processus
attributifs sont très nombreuses et très riches, concernent des situations très variées (par
exemple : milieu scolaire, professionnel, etc.). Nous ne présentons ici qu’un très rapide aperçu
de cette littérature appliquée à la situation du chômage (cf. pour plus de détails par exemple :
Feather, 1990 ; Hanisch, 1999).
Feather (1990) note que l’on pourrait s’attendre à observer une augmentation des
explications externes lorsque les taux de chômage augmentent. Si beaucoup de personnes sont
exclues de l’emploi, il devient moins plausible d’expliquer le chômage par des causes
internes, telles que le manque d’habiletés ou d’efforts personnels, et plus plausible de
renvoyer ces causes à des facteurs externes, tels que les conditions socio-économiques ou la
politique gouvernementale. Or, ce n’est pas ce qui a pu être observé : les taux de chômage
importants qu’ont connus et que connaissent encore nos sociétés n’ont pas modifié cette idée
sous-jacente que, en fin de compte, c’est l’individu qui est avant tout responsable de ce qu’il
fait et donc de sa situation (cf. Kelvin et Jarrett, 1985).
La façon dont les individus peuvent expliquer le chômage est aussi reliée au fait qu’ils
soient ou non au chômage (ou qu’ils aient été au chômage). En effet, si l’on suit les analyses
de Jones et Nisbett (cités par Feather, 1990, p. 67) sur les différences entre les acteurs et les
observateurs, on peut s’attendre à ce que les chômeurs (acteurs) attribuent plus leur chômage
à des causes situationnelles (externes) que ne le feront ceux qui sont employés (observateurs),
ce qui est validé par de nombreuses études (cf. par exemple Fournier, Pelletier et Pelletier,
1993 ; Pansu, Bressoux et Louche., 2002).
Miller et Hope (1994) notent que des chômeurs qui pensent avoir été traités injustement,
à cause d’un élément personnel (e.g. l’âge), sont ceux qui ressentent le plus de détresse
psychologique. Comme le souligne Hanisch (1999, p. 193) : « La variabilité des conséquences
psychologiques est d’abord fonction des différentes attributions explicatives du chômage ».
Alaphilippe et al. (1997) notent que l’attribution causale apparaît liée à l’intégration sociale et
jouerait un rôle non négligeable dans les processus adaptatifs. Ils relèvent qu’en ce qui
concerne la recherche d’un emploi, une internalité plus élevée favorise la quête de travail
(Fournier et al., 1993). Une étude de Joulain (1995) montre que les plus dynamiques dans la
recherche d’un emploi au sein d’une population de jeunes chômeurs sont les plus internes, à la
fois les plus jeunes et plutôt des femmes, à l’inverse les moins internes s’avèrent moins actifs,
sont plus âgés et surtout des hommes.
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Pour illustrer plus précisément cette relation entre attribution causale et recherche
d’emploi, nous présentons ici rapidement l’étude de Furnham et Rawles (1996). Ces deux
auteurs se sont intéressés au lien entre les attributions relatives au fait d’obtenir un emploi et
les comportements de recherche d’emploi. Ils ont réalisé une recherche auprès de 272 jeunes
en fin d’études (d’une moyenne d’âge de 16 ans). Les principaux résultats montrent que six
dimensions émergent du questionnaire sur les attributions relatives au fait d’obtenir ou non un
emploi. La première dimension renvoie à un facteur externe, à savoir au pouvoir des autres
(exemple d’item illustrant cette dimension : pour obtenir un emploi, on a besoin de quelqu’un
qui a de l’influence pour vous introduire), alors que le second facteur renvoie plus à une
dimension interne, l’effort (la plupart des jeunes trouvent un emploi s’ils travaillent dur, sont
sûrs d’eux et ont beaucoup à offrir). Le troisième facteur fait référence à la motivation. En
quatrième lieu arrive la chance et en cinquième place arrive le fatalisme, renvoyant à des
explications externes situationnelles et conjoncturelles (le chômage est si fort simplement
parce qu’il n’y a pas d’emploi). Les auteurs montrent ensuite que les stratégies de recherche
d’emploi sont liées à ces dimensions attributives. Ainsi, les jeunes qui favorisent les
explications internes ont des stratégies orientées vers l’effort personnel pour trouver un
emploi, alors que ceux qui mettent plus en avant des explications externes, renvoyant à une
précarité subie, sont moins enclins à croire dans l’efficacité de ces stratégies.
Ces différents résultats peuvent amener à considérer que, dans des situations telles que
le chômage, la prégnance des explications internes entraînera une prévalence de
comportements actifs, permettant ainsi d’espérer une sortie plus rapide du chômage.
L’illustration suivante va nous permettre de nuancer ce propos. Curie (2000) cite une étude
transversale réalisée auprès de 96 demandeurs d’emploi (hommes, âgés de 38 à 55 ans), dont
48 cadres et 48 ouvriers situés à trois périodes de chômage : 0-4 mois ; 10-15 mois et 24-30
mois. De cette étude, nous retiendrons trois résultats principaux. Si, comme nous l’avons noté
plus haut, les chômeurs attribuent plus le chômage à des causes externes que ne le feront les
employés, cette étude montre que ce processus intervient avec la durée du chômage. En effet,
la situation de chômage n’altère pas d’emblée les capacités des sujets à recourir à des
attributions internes. Lors de la première période (0-4 mois), autant les cadres que les ouvriers
présentent de telles capacités. Ce maintient, dans un premier temps, des explications internes,
serait associé à une surestimation par les sujets de leur capacité à maîtriser leur
comportement, visant à maintenir l’affirmation de soi. Il convient également de noter une
inégale propension des cadres et des ouvriers à s’imputer les causes de leurs comportements :
les cadres présentent une plus forte internalité que les ouvriers. Avec la durée du chômage, les
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explications internes diminuent. Quand les difficultés d’insertion professionnelle persistent,
cette diminution s’exerce comme une protection personnelle contre l’échec (ce que l’on
retrouve sous le terme « d’externalité défensive »). Cependant, ce processus de protection
personnelle contre l’échec intervient plus tard chez les cadres que chez les ouvriers.
Autrement dit, les cadres demeurent internes plus longtemps que les ouvriers. Ce retard
permet d’expliquer le retentissement plus fort du chômage sur l’estime de soi des cadres (la
baisse de l’estime de soi est plus précoce chez les cadres que chez les ouvriers). Ce dernier
résultat rejoint et confirme « les résultats de Peterson et Seligman (1984) selon lesquels
l’explication d’un événement indésirable par un facteur interne accroît la probabilité que cet
événement entraîne une perte de l’estime de soi » (Curie, 2000, p. 347).
Ainsi, si la première étude citée semble montrer que des attributions internes
entraîneraient une recherche d’emploi plus active, cette deuxième étude souligne le fait que
ces mêmes attributions peuvent entraîner une chute plus rapide et/ou plus importante de
l’estime de soi. Il convient donc d’être prudent en ce qui concerne cette variable, le lien entre
attribution et chômage étant complexe et dépend, nous l’avons vu, de nombreux facteurs.
Première conclusion.
Cette première perspective d’analyse a permis d’éclairer certaines conséquences du
chômage, mais souvent de manière partielle et insatisfaisante. Ainsi, si le chômage a un effet
sur la perception que l’individu a de lui-même, nous avons vu que ce lien n’est pas linéaire,
que si cet effet est négatif chez certains individus, il ne l’est pas pour d’autres, que la
stigmatisation et l’attribution causale peuvent être notamment des variables médiatrices.
De plus, lorsque nous avons abordé le concept de soi, au début de cette première
partie, nous avons noté que celui-ci est en partie déterminé par les statuts et rôles de
l’individu. Or, dans les études qui précèdent, ne sont pris en compte que les statuts et rôles
professionnels. Si la perte d’emploi appelle à un renoncement d’une certaine perception de soi
dans le domaine professionnel, perception de soi importante et cruciale pour l’individu, il ne
s’agit pas ici de le nier, la perception que l’individu a de lui-même se construit aussi au
travers de ses autres rôles : rôles familiaux, associatifs, relatifs aux relations amicales, etc.
Qu’en est-il de la manière dont l’individu va conjuguer ces différents pôles identitaires ?
Certains de ces rôles, associés à la perception de soi inhérente, ne peuvent-ils pas
« compenser » la perturbation issue du domaine professionnel ?
En outre, dans les études rapportées ci-dessus qui s’intéressent aux dispositifs
d’insertion, est rarement analysé la manière dont les demandeurs d’emploi sont impliqués
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dans de tels dispositifs. Il s’agit de voir quels effets ces dispositifs ont sur les demandeurs
d’emploi (sur leur estime de soi par exemple), mais les visées et/ou les structures de ces
dispositifs sont rarement interrogés.
Il semble donc légitime, notamment en référence aux résultats parfois contradictoires
obtenus par ces recherches, de se poser la question de la nécessité de décentrer l’analyse.
Cette décentration n’est pas aisée, car elle remet en cause un certain nombre de postulats et de
normes ancrés très fortement dans nos sociétés (cf. Dubois, 2002).
Nous allons voir, dans la partie suivante, ce que peut apporter comme éclairage
nouveau et singulier une telle décentration.
Perspective centrée sur l’interaction entre l’individu et son environnement.
Comme nous l’avons noté en introduction de ce chapitre, il va s’agir ici de décentrer
l’analyse du seul demandeur d’emploi, d’un seul facteur explicatif et/ou du seul domaine
professionnel. Nous pouvons observer deux types principaux de décentration qui ont été
opérés dans les recherches en psychologie sociale :
- soit l’analyse ne se focalise pas (ou pas seulement) sur le demandeur d’emploi, mais
s’intéresse aussi aux dispositifs de formation, aux représentations et attentes des personnes
« ressources », etc. Autrement dit, l’analyse concerne plus directement l’interaction entre
le demandeur d’emploi et l’environnement ;
- soit l’analyse de la situation de chômage ne se focalisera pas seulement sur le domaine
professionnel, mais replacera l'individu dans la pluralité de ses rôles et appartenances
sociales. La réflexion prendra en compte ici le système de vie des individus et, par
conséquent, plusieurs facteurs explicatifs.
Dans le cadre de ce chapitre, nous ne prendrons que deux exemples de théories psycho-
sociales qui ont servi de cadre d’analyse à de telles décentrations (pour d’autres exemples, i.e.
les représentations sociales, cf. Roques, 2002).
L’engagement.
Comment diminuer l’absentéisme dans le cadre de dispositifs d’insertion et, plus
généralement, comment faire en sorte que les demandeurs d’emploi se sentent impliqués
dans une formation, motivés pour y participer ?
La question de la motivation est au centre d’un grand nombre de questions adressées par
les praticiens aux chercheurs. Elle a donné lieu à une littérature très abondante et à des
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réponses très variées. Une première réponse est d’essayer de convaincre les chômeurs de la
nécessité d’être dynamique, de s’investir dans la recherche d’emploi ; il s’agira de leur
montrer en quoi la participation à la formation dans laquelle ils sont engagés peut les aider
dans leur parcours d’insertion, en espérant ainsi amener les personnes à participer activement
à la formation. Nous retrouvons ici, d’une part le postulat implicite selon lequel il faut se
centrer sur l’individu, celui-ci étant cause de ses actes (cf. la partie précédente sur les
processus attributifs), et, d’autre part, un autre postulat implicite selon lequel il faut se
focaliser sur la sphère des cognitions, celles-ci déterminant les conduites. Ce dernier postulat
renvoie à une des conceptions habituelles en matière d’influence sociale (campagne
publicitaire ou de prévention par exemple), conceptions qui mettent l’accent sur les
représentations et les convictions que peuvent avoir les personnes-cibles. Cependant, même si
ce type d’action peut avoir quelque efficacité, il est simpliste de croire (ou de faire croire)
qu’il suffit de peser sur les idées pour modifier les comportements. Nombreux sont les
exemples qui montrent un décalage entre ce que l’on pense et ce que l’on fait. Ainsi, de
nombreux fumeurs, quoique persuadés que fumer est mauvais pour la santé, ne diminuent pas
leur consommation quotidienne de cigarettes.
Une autre manière d’envisager cette question est de se focaliser non plus sur les idées
mais sur les actes (cf. pour plus de détail : Joule et Beauvois, 1998). Pour Kiesler (cité par
Joulé, 1994, p. 12), principal théoricien de l’engagement, seuls nos actes nous engagent, le
degré d’engagement pouvant varier en fonction de plusieurs facteurs, à savoir le caractère
public de l’acte, le caractère irrévocable de l’acte, la gravité des conséquences de l’acte et la
perception de l’acte comme résultant d’un libre choix. De nombreuses études ont mis en
œuvre un ou plusieurs de ces facteurs et en ont observé les effets sur l’engagement des
individus. Nous allons présenter ici deux études appliquées à la situation du chômage.
Joulé (1994) s’est intéressé à la liberté perçue par l’individu dans l’acte entrepris. Cette
étude portait sur un public de chômeurs de longue durée en stage de formation. Dans ce type
de dispositif, les chômeurs n’étaient pas libres d’accepter ou de refuser d’y participer. Les
dispenses étaient plutôt rares, la présence de chacun étant strictement obligatoire, toute
absence faisant l’objet d’une sanction financière. La démarche a consisté à modifier le
dispositif de formation pour le rendre plus engageant. Pour cela, les stagiaires d’un centre de
formation ont été aléatoirement répartis dans deux conditions. Dans la première, condition
contrôle, rien n’était modifié par rapport au dispositif. Les stagiaires étaient donc informés dès
le début, comme à l’accoutumé, que la présence était obligatoire, qu’elle serait contrôlée et
que toute absence injustifiée ferait l’objet d’une retenue sur salaire. Dans la deuxième,
13
condition « engagement », le formateur concluait sa présentation en rappelant les règles
normalement appliquées (cf. ci-dessus), puis en soulignant qu’à son avis, de meilleurs
résultats étaient obtenus si les participants étaient réellement motivés plutôt que s’ils suivaient
la formation par obligation. Il annonçait donc qu’il ne ferait pas d’appel et porterait chaque
jour tout le monde présent. Au terme de la formation, les stagiaires remplissaient un
questionnaire permettant de mesurer l’intérêt et la satisfaction de la formation. Les résultats
montrent que la formation a été jugée plus intéressante et plus satisfaisante dans la condition
« engagement » que dans la condition contrôle. De plus, le taux de placement en fin de
formation a été plus élevé dans la condition « engagement » (56 %) que dans la condition
contrôle (26 %). Et cette différence demeure trois mois plus tard (69 % contre 35 %). Enfin, le
taux d’absentéisme ne fut pas plus fort dans la condition « engagement » que dans la
condition contrôle (cf. pour complément : Joule et Beauvois, 1998).
Une autre recherche peut ici être citée, complétant et renforçant les résultats ci-dessus. Il
s’agit là d’un dispositif d’insertion mis en place en faveur de jeunes chômeurs. L’analyse
présentée par Castra (1995) porte sur 774 jeunes. L’engagement est ici opérationnalisé par
une stratégie progressive de participation à différentes phases (phases de positionnement,
d’interaction avec les employeurs, de suivi comprenant des groupes de réflexion, des
séminaires, des études de poste, etc.) impliquant des actes de plus en plus orientés vers
l’emploi mais aussi de plus en plus coûteux. Il s’agit ici d’une technique de soumission sans
pression : la technique du « pied dans la porte », reprise d’une vieille stratégie de démarchage,
qui consiste à demander dans un premier temps un comportement peu coûteux, pour obtenir
ensuite un comportement plus coûteux (cf. Joulé et Beauvois, 1998). Les facteurs faisant
varier le degré d’engagement sont aussi dans cette recherche le caractère public de l’acte (la
plupart des actions se déroulent en groupe) et la liberté de choix (les jeunes sont libres de
quitter à tout moment le dispositif). Les résultats confortent la théorie de l’engagement : près
de la moitié de l’échantillon obtient une insertion stable en 6 mois, cette proportion s’élevant
à 70 % pour les plus qualifiés. 85 % des entrants dans ce dispositif ont accédé à au moins un
emploi en contrat à durée déterminée. Comme le précise l’auteur, ces chiffres ne concernent
que des emplois normaux, non « aidés » et sont supérieurs aux évaluations nationales des
dispositifs classiques d’insertion.
Ces deux exemples montrent l’intérêt qu’il y a, dans les dispositifs à destination des
chômeurs, d’une part, à ne pas centrer exclusivement l’intervention sur la sphère des
cognitions (savoirs, projets, représentations, etc.) mais aussi sur les conduites des individus ;
14
et, d’autre part, à privilégier le fait que les personnes agissent librement ou, tout au moins, de
les « amener à faire librement ce qu’elles doivent faire » (Joulé et Beauvois, 1998).
Bien sûr, de telles méthodologies d’intervention ne peuvent, à elles seules, résoudre
toutes les situations de chômage et répondre à toutes les questions qu’elles posent. Cependant,
comme le montre les deux études citées ci-dessus, les effets de ce type de dispositifs
« engageants » sont largement positifs et il convient d’en tenir compte dans les nouveaux
dispositifs proposés aux chômeurs autant que dans la façon dont on les insère dans ceux-ci.
Le modèle du système des activités.
Comment expliquer que deux personnes, placées dans des conditions de vie
« objectivement » identiques, ne réagiront pas de la même manière à la perte
d’emploi ? Pourquoi certains demandeurs d’emploi vont « plier » sous le poids de la
perturbation, alors que d’autres trouveront les ressources pour y faire face et la
dépasser ?
Comme nous l’avons vu tout au long de ce chapitre et comme le constatent les
praticiens au quotidien, le chômage recouvre des situations et des réactions plurielles.
Prenons-en ici deux exemples pour présenter les grandes lignes du modèle du système des
activités. Au début de ce chapitre, nous avons noté le cas de cet homme qui, depuis qu’il est
au chômage, ne va plus à la chasse avec ses copains le week-end, parce que ça n’a plus de
sens pour lui. Nous pouvons citer aussi le cas de ce chômeur qui disait, lors d’un entretien,
que depuis qu’il est au chômage, il ne se sentait plus le droit de voter. Que peuvent signifier
ces réactions ? Ces deux chômeurs signifient, à leur manière, que nos différentes activités, nos
différents rôles et statuts (familiaux, professionnels, de citoyen, etc.) ne sont pas indépendants
les uns des autres. Pour agir dans un domaine de vie (le domaine des loisirs par exemple),
l’individu a besoin de motivation, de significations, d’informations qui peuvent provenir
d’autres domaines de vie (le domaine professionnel par exemple). Autrement dit, il existe des
échanges entre les différents domaines de vie, échanges de contraintes (le temps et/ou
l’énergie passé à une activité n’est plus disponible pour une autre) et de ressources (la
motivation pour réaliser une activité peut provenir d’un autre domaine, comme c’est le cas
dans les deux exemples pris ici). Mais ces échanges ne sont pas les mêmes pour tous les
individus : si nous reprenons les deux exemples ci-dessus, toutes les personnes ne stoppent
pas leurs loisirs lorsqu’elles se retrouvent au chômage ; de même, beaucoup de chômeurs
ressentent comme tout à fait légitime d’aller voter (et les politiques le savent bien !).
15
Autrement dit, ces échanges entre les différents domaines de vie se font en fonction des
valeurs et des significations que le sujet attribue à ces différentes activités.
Ainsi, le chômage, lorsqu’il survient dans la vie d’un individu, va perturber bien sûr
l’organisation de la sphère professionnelle, mais va aussi perturber le réseau d’échanges entre
les différents domaines de vie. Les sujets se trouvent alors en situation de devoir redéfinir
l’organisation de leurs activités, aussi bien celles qui relèvent de la sphère professionnelle que
celles de leurs autres domaines d’existence (familial, social : relations institutionnelles,
personnelles, etc.). Cependant, cette réorganisation ne sera pas identique pour tous les
chômeurs : c’est sur les déterminants de la variabilité inter-individuelle face au chômage, tels
qu’ils s’exercent au cours de cette réorganisation, qu’il convient de s’interroger.
Au cours de cette réorganisation consécutive au chômage (et plus généralement à toute
perturbation), le sujet ne sera pas passif, comme pris par des forces qu’il ne maîtriserait en
aucune manière, telle une « girouette ». Le sujet est plutôt ici considéré comme le « barreur »
d’un bateau à voile. Bien sûr, des forces externes, vents et courants, s’exercent sur le voilier,
sur lesquels le barreur n’a aucune maîtrise. Mais le déplacement du voilier ne dépendra pas
seulement de la direction de ces forces et de leur combinaison. Ce déplacement sera aussi
relatif à la structure du bateau. Et, dans cette structure, il existe plusieurs éléments que le
barreur peut faire varier : la taille et l’orientation de la voilure, la position de la dérive et celle
du gouvernail, de telle sorte qu’en modifiant la structure, le barreur puisse se diriger à la fois
avec et contre les forces externes (Curie, 1993, p. 302). Comme le barreur au cours de sa
navigation, le demandeur d’emploi peut changer de but, perdre du temps à cause de mauvais
choix, faire des choix différents en fonction de son expérience, de la signification qu’il donne
aux conditions « extérieures », voire il peut risquer la noyade, faute de n’avoir pas su ou pu
réagir. L’idée générale du modèle du système des activités (cf.; Curie, 1993 ; 2000 ; Roques,
1995 pour plus de détails) est donc que tout individu (et le chômeur comme les autres) est un
sujet actif et pluriel. Ce modèle peut être schématisé de la manière suivante :
16
Schématisation du système des activités1
(Hajjar, Baubion-Broye et Curie, cités par Roques, 1995, p. 133)
Ce modèle pose que les activités des individus sont organisées en une pluralité de sous-
systèmes ou domaines (professionnel, familial, personnel, social). Un sous-système se définit
par des ressources et des contraintes, des activités et un modèle d’action. Ce dernier gère les
relations que le sujet établit à un moment donné entre les moyens qu’il met en œuvre et les
objectifs qu’il projette d’atteindre dans un domaine de vie. Entre ces sous-systèmes existent
des échanges (informationnels, matériels, motivationnels) plus ou moins intenses qui rendent
les sous-systèmes à la fois interdépendants et relativement autonomes. Relativement
autonomes parce que chaque sous-système a des objectifs propres à la réalisation desquels
peuvent concourir des moyens spécifiques. Par exemple, pour un chômeur, un objectif dans le
domaine professionnel (trouver un emploi) implique de mobiliser un certain nombre de
moyens propres à ce sous-système : répondre à des offres d’emploi, se renseigner sur le tissu
économique local, entreprendre une formation et/ou un bilan de compétences, etc.
Interdépendants parce qu’entre sous-systèmes s’effectuent des échanges de ressources et de
contraintes, de sorte que les activités propres à un sous-système peuvent servir (ou gêner) le
déroulement des activités ou l’atteinte d’objectifs d’autres sous-systèmes. Par exemple,
toujours pour ce chômeur qui veut trouver un emploi, ses activités sociales (membre d’une
association sportive) peuvent lui apparaître comme une aide car elles lui permettent d’une part
1 Cette schématisation du système des activités comporte ici trois sous-systèmes, mais ce modèle peut
s’appliquer à un nombre plus important de domaines de vie.
Act : Activités
C/R : Contriantes / Ressources
M.A. : Modèle d’action
M.V. : Modèle de Vie
Act
M.A. C/R
Sous-système 1
Act
M.A. C/R
Sous-système 2
Act
M.A.
C/R
Sous-système 3
M.V.
17
d’utiliser un réseau de relation et, d’autre part, de rester actif, de ne pas se laisser
« submerger » par l’absence d’emploi et donc de conserver une perception de lui positive.
Mais ces mêmes activités peuvent, à l’inverse, pour un autre chômeur, ne pas être perçues
comme une ressource car il ne se sent pas le droit d’avoir des activités de loisirs, alors qu’il
n’a pas d’emploi. Les échanges entre sous-systèmes s’effectuent sous l’égide d’une instance
de contrôle (ou modèle de vie) qui gère les modalités de ces échanges soit pour les activer (et
accroître ainsi l’interdépendance des sous-systèmes), soit pour les inhiber (et dissocier ou
segmenter les sous-systèmes, renforçant l’autonomie relative) et assurer ainsi la compatibilité
des modèles d’action. Ces échanges, comme le montre l’exemple pris ci-dessus, ne s’exercent
pas indépendamment des significations et des valeurs que le sujet attribue à ses activités.
Le système des activités peut ainsi être défini comme le produit de l’activité de
régulation d’un sujet agissant en fonction de son modèle de vie et des contraintes et ressources
de ses conditions de vie. Autrement dit, c’est le produit de choix opérés sous contraintes.
Illustrons cette problématique par deux exemples afin de mieux en comprendre les
implications.
La première illustration s’intéresse à un dispositif d’insertion (formation professionnelle
dispensée par l’A.F.P.A. : Association pour la Formation Professionnelle des Adultes). Cette
recherche (Rossi, 1993) se déroule en trois phases que nous allons résumer ici. La première
étape visait à chiffrer la fréquence des désistements (c’est-à-dire la non présentation des
candidats à l’entrée en stage). Elle a permis notamment de montrer qu’à un niveau de stage
égal (pour un même niveau de qualification), le taux de désistements des femmes est plus
important que celui des hommes. La deuxième étape visait à cerner les déterminants des
désistements selon le sexe. Elle a permis de montrer que les variables explicatives du
désistement chez les hommes sont relatives soit au stage, soit à leur formation antérieure,
alors que chez la femme, elles sont relatives à des variables externes au sous-système
professionnel. Ainsi, les hommes auraient la possibilité de réguler leur système des activités
en se désinvestissant, lorsque cela est nécessaire, de leur sous-système familial. Par contre,
pour les femmes, l’emprise reste forte et lorsque des choix se présentent, la priorité semble
être accordée au domaine familial. En effet, 71 % des mères de famille de plus de 31 ans
renoncent à leur projet de formation. La troisième étape a consisté en la comparaison de
candidats présentant un risque statistique de désistement soit élevé, soit faible (risque calculé
notamment à partir des résultats de l’étape précédente). 16 hommes et 16 femmes ont été
retenus, chaque groupe comprenant 8 personnes présentant un score de risque élevé et 8 un
score de risque faible. Un questionnaire leur a été proposé, permettant de recueillir des
18
informations sur les investissements dans les différents domaines de vie et sur le niveau de
motivation pour l’entrée en stage. Les résultats confirment les hypothèses de départ, à savoir
que, d’une part, les sujets présentant un score de risque faible présentent un niveau de
motivation élevé et un fort investissement dans le domaine professionnel, les sujets à score de
risque fort ayant un profil inverse. D’autre part, les hommes et les femmes à score de risque
fort présentent, pour les premiers une motivation insuffisante, pour les secondes un sous-
système familial contraignant. Enfin, les femmes à score de risque faible présentent une
motivation élevée et sont capables d’anticiper les dérégulations (dues à leur entrée en stage)
de leur système des activités. Ces résultats permettent de souligner que la disponibilité pour
entamer une formation dépend de l’ensemble du système des activités : la vie professionnelle
des sujets ne peut être isolée de leurs autres domaines de vie. « La nature des contraintes et
des valorisations qui caractérisent chacun des domaines de vie donne sens à l’engagement
professionnel et implique des régulations diverses du système des activités » (Rossi, 1993, p.
369).
Le deuxième exemple (Roques, 1995) concerne les facteurs qui peuvent accélérer ou au
contraire gêner la sortie du chômage. L’hypothèse posée est que la différence de vitesse de
sortie du chômage ne dépend pas (ou pas seulement) du positionnement des demandeurs
d’emploi par rapport à la sphère professionnelle mais plus généralement du fonctionnement
de l’ensemble du système des activités. Une étude longitudinale, portant sur un total de 691
personnes ayant répondu à un questionnaire à cinq reprises sur une durée de 19 mois, a permis
de distinguer trois groupes : le groupe 1 retrouve un emploi après 7 mois de chômage (n =
26) ; le groupe 2 retrouve un emploi après 11 mois de chômage (n = 12) ; le groupe 3 ne
trouvent pas d’emploi pendant les 19 mois que dure l’étude (n = 19). Le questionnaire portait
sur la valorisation respective des domaines de vie professionnel, social et privé, ainsi que sur
le nombre d’activités réalisées dans chacun de ces trois domaines. Les résultats confirment
l’hypothèse posée. Ainsi, à un niveau global d’analyse (sans séparer les différents temps
d’observation), il apparaît bien une relation entre la sortie rapide du chômage et l’intensité des
Comportements de Recherche d’Emploi (C.R.E). Cependant, la prise en compte des différents
temps d’observation complexifie cette relation. Pour le groupe 1, il existe bien une corrélation
positive entre l’intensité des C.R.E. et l’accès à l’emploi. Pour les deux autres groupes, la
relation est beaucoup moins explicite : le groupe 2 sort du chômage alors que l’intensité des
C.R.E. baisse, et le groupe 3 ne sort pas du chômage, alors que l’intensité augmente pour
égaler puis dépasser celle du groupe 2. Ceci nous a amené à conclure que la recherche
d’emploi est une condition nécessaire mais non suffisante à la sortie du chômage. La prise en
19
compte de la sphère professionnelle ne suffit pas à expliquer à elle seule la différence de
vitesse de sortie du chômage. La prise en compte du fonctionnement du système des activités
dans son ensemble permet d’accéder à une compréhension plus complète de la vitesse de
sortie du chômage des trois groupes.
Le groupe 1 fonctionne par segmentation des sous-systèmes. Les sujets de ce groupe
présentent une consistance intra-sphère (forte valorisation et fortes activités) pour deux
domaines : professionnel et social. Les sujets trouvent, dans ces deux domaines de vie, les
raisons et les moyens d’agir, leur permettant de déployer de hauts niveaux d’activités. Cette
consistance rend moins nécessaire les échanges entre domaines de vie, il existe une
prévalence du contrôle local (modèle d’action). Le contrôle central (modèle de vie) agit ici par
inhibition, de façon à ce que le fonctionnement du sous-système professionnel ne soit pas
perturbé par le fonctionnement du système social et inversement. Ceci est confirmé par la
quasi absence de relation entre domaines de vie : le seul échange existant est une synergie
entre les activités professionnelles et sociales. Les relations sociales semblent constituer ici
une ressource, au moins sur deux plans : d’une part, elles permettent de conserver un haut
niveau d’activités, et, d’autre part, elles sont « instrumentalisées », dans la mesure où les
sujets de ce groupe utilisent fortement les canaux de recherche d’emploi nécessitant
l’utilisation de réseaux relationnels. Voici ce que dit pour illustrer un chômeur de ce groupe :
« Les activités en dehors de travail permettent certainement d’occuper le temps. Il ne faut pas
tout mélanger. Le fait de chercher un emploi n’empêche pas d’avoir des activités, au contraire
même, ça permet de se bouger ».
A l’opposé, le groupe 3 qui reste au chômage pendant 19 mois, fonctionne par
substitution. La valorisation d’un domaine de vie entraîne la dévalorisation de l’autre. De
même, lorsque le niveau d’activité croît dans un domaine de vie, il décroît dans l’autre. Cette
régulation par substitution peut amener les sujets à vivre la perturbation sous le mode de
l’aliénation (désignification des activités autant professionnelles que sociales). L’organisation
du système des activités va évoluer vers une accommodation à la perturbation (forte baisse de
la valorisation professionnelle, repli sur les activités privées). Cependant, cette régulation par
substitution et accommodation peut prendre plusieurs formes. Elle peut amener un
apragmatisme général : « Maintenant, je suis obligé d’attendre […] L’A.N.P.E., je ne la
contacte plus parce qu’il n’y a jamais rien, alors ! […] Ma femme regarde [les petites
annonces], elle me donne des trucs, elle me dit : tu crois pas qu’on devrait appeler, je lui dis :
non, ça vaut pas le coup, parce que je ne serai pas pris, alors ! […] Je n’ai plus envie de rien
faire. Depuis que la chasse est ouverte, je n’y ai été que trois fois. Je ne vais plus à la pêche
20
non plus. Alors qu’avant, je n’étais jamais là le week-end. Mais maintenant, je ne trouve plus
d’intérêt dans les loisirs. Avant, quand je travaillais, je pouvais décider de m’arrêter une
journée, maintenant, ça n’a plus de sens … ». Mais cette régulation par substitution et
accommodation peut aussi prendre un aspect plus « dynamique ». Voici ce que dit un autre
chômeur de ce même groupe : « Ça dépend comment on le vit. Moi, je m’y arrange bien, ça
ne me pose pas de problèmes particuliers d’être au chômage. Bien sûr, il faut voir aussi le côté
financier […] Mais en fait, ça devient vite une organisation. Par exemple, on a cassé la
bagnole. Bon deux solutions : je bosse, j’ai pas envie de passer le week-end à faire de la
mécanique, je l’amène au garage. Mais là, le matin, je mets un vieux pantalon et on y va. J’ai
le temps. C’est une façon différente de vivre, c’est sûr. Ça a aussi des avantages, c’est bien
d’être avec notre fille toute la journée […] C’est vrai qu’au niveau financier, c’est pas
mirobolant, mais enfin ».
Contrairement aux deux autres groupes, le groupe 2 régule la perturbation par
intersignification, par appui réciproque, chaque domaine de vie constituant un appui pour les
autres. Ici, c’est le réglage par le modèle de vie qui prédomine, par activation des échanges
entre les sous-systèmes. Pour les sujets de ce groupe, les activités semblent être pluri-
fonctionnelles, correspondant à un recouvrement partiel des différents domaines. De ce
recouvrement naît l’harmonisation – la mise en synergie – des activités. Les propos de ce
chômeur illustrent ce mode de régulation de la perturbation : « Si on travaille pas, on peut
avoir des activités associatives, donc ça s’assimile à du travail. Donc on peut travailler par
exemple au sein d’une association en tant que bénévole et ne pas avoir de rémunération, mais
avoir les mêmes avantages que dans le travail, sauf le salaire. Personnellement, c’est ce que je
recherche aussi dans le travail, c’est surtout une revalorisation, des contacts, enfin toutes ces
choses là que je trouve aussi dans mes activités associatives ».
Ainsi, cette recherche illustre bien la nécessité de prendre en compte les différentes
sphères de vie du demandeur d’emploi afin d’aboutir à une compréhension la plus complète
possible. C’est par le fonctionnement du système des activités dans son ensemble que la
complexité des facteurs rendant compte de la vitesse de sortie du chômage peut être
appréhendée.
Conclusion
Dans le cadre de ce chapitre, nous avons illustré deux grandes perspectives de
recherche en psychologie sociale concernant les demandeurs d’emploi. La première
perspective, centrée sur l’individu, se focalise sur les effets du chômage. La deuxième
21
perspective élargit le champ d’analyse en se décentrant de l’unique demandeur d’emploi pour
analyser aussi les réactions des autres personnes interagissant avec lui, les dispositifs
d’insertion qui l’accueillent ou l’interdépendance des domaines de vie. Bien sûr, nous avons
dû ici faire des choix dans les questions empiriques et les cadres d’analyse que nous avons
présentés. D’autres théories de la psychologie sociale ont été utilisées pour analyser la
situation de chômage, certaines d’entre elles constituant des cadres d’analyse majeurs en
psychologie sociale. Citons par exemple les théories des représentations sociales, les théories
du stress et du « coping », les théories de la motivation (notamment avec la théorie de
l’attente et de la valeur, « expectancy-value theory »), la théorie de l’impuissance acquise
(« helplessness theory »), la théorie de l’efficacité personnelle (« self-efficacy theory »), etc.
(cf. pour plus de détails et des exemples supplémentaires, Feather, 1990 ; Roques, 1995,
2002).
Cependant, même en limitant notre investigation dans le cadre de ce chapitre, celui-ci
nous a permis de montrer que les réponses ne sont jamais simples, linéaires et uniques.
Comme le note Feather (1992, p. 315) : « La recherche sur les impacts psychologiques du
chômage a clairement indiqué que le chômage a des conséquences négatives sur le bien-être
psychologique de la plupart des individus, que certaines personnes font mieux face à
l’expérience du chômage que d’autres, et que les effets du chômage sont déterminés par un
ensemble complexe de variables qui peuvent exacerbé ou réduire son impact ». Le modèle du
système des activités est une tentative de prendre en compte cet « enchevêtrement » de
variables.
Il nous semble que, en termes de perspectives futures pour la recherche en
psychologie sociale sur la situation de chômage, la voie tracée par les recherches optant pour
une décentration doit être poursuivie. Non pas pour dédouaner le chômeur de toute
responsabilité. La problématique du système des activités va même à l’inverse de cette
position, puisque qu’elle redonne à l’individu « la barre » pour mener son propre bateau. Il
s’agit bien là d’une conception de l’individu en tant qu’acteur, et c’est bien la compréhension
de la perception qu’a l’individu de sa propre situation qui permettra de comprendre aussi ses
conduites. Il ne s’agit pas non plus de rejeter toute la responsabilité du chômage sur les autres
individus et/ou institutions qui traitent avec le chômage. Mais de même que nous considérons
que les domaines de vie sont interdépendants, de même les différents éléments de l’interaction
entre le chômeur et l’environnement doivent être pris en compte dans l’analyse. Et, comme
nous l’écrivions déjà dans un autre chapitre consacré à l’exclusion (Roques, 2002), le
chômage ne peut être analysé et expliqué seulement du côté de « l’exclu ». Si les processus de
22
catégorisation renforcent voire fondent la notion d’exclusion en stigmatisant la personne
« exclue », cette notion est mouvante car elle est prise dans un jeu de rapports sociaux
gouvernés par les représentations sociales des acteurs qui ont affaire, d’une manière ou d’une
autre, dans leurs pratiques, à la question de l’exclusion. Le chômage, comme l’exclusion, doit
donc être considérée comme la production d’un système social, dont il convient, si l’on veut
réellement le comprendre, d’analyser tous les éléments.
D’un point de vue pratique, il nous semble que les recherches présentées ici apportent
des éléments non négligeables, notamment celles s’inscrivant dans le modèle du système des
activités qui a une portée pragmatique importante, comme nous l’avons montré par ailleurs
(cf. par exemple : Roques et Pailler, 1996). Ainsi, nous pouvons souligner que, dans
l’élaboration des aides apportées aux chômeurs, il est nécessaire de prendre en compte le
fonctionnement global du système des activités. L’existence de différence intra et inter
individuelles montrent la nécessité de tenir compte des conditions d’opportunité de telle ou
telle aide. Toutes les aides proposées aux chômeurs ne seront pas efficaces pour tous et/ou à
n’importe quel moment de l’évolution du vécu de la situation. Ce fait pourra paraître trivial au
praticien qui, agissant dans des situations « d’accompagnement individualisé », de « relation
d’aide », « d’entretien conseil », considère que chaque individu a un fonctionnement propre.
Pourtant, lorsque l’on sort de la référence à la relation interpersonnelle, semble prévaloir la
représentation selon laquelle l’identité de statut, par rapport à l’emploi (chômeurs versus
employés) ou par rapport à des dispositifs d’insertion (Bénéficiaire du Revenu d’Insertion
versus demandeurs de formation, etc.) entraînerait une identité fonctionnelle des réponses face
à l’environnement social, personnel et professionnel. Comme nous l’avons montré par ailleurs
(Roques et Gelpe, 1994), il existe pourtant des limites, autant pratiques que théoriques, à
raisonner en termes de populations-type, censées être homogènes sur la base de critères
institutionnels, plutôt qu’en terme de problématique psychosociales. C’est ce que relève par
ailleurs Almudever et Cazals (1993, p. 347) en relation avec le problème d’évaluation des
dispositifs d’aide et d’insertion. « Des programmes ou des modes d’intervention
« standardisés », ciblant des populations supposées homogènes et désignées comme telles
(ex. : « les jeunes de bas niveaux de qualification », « les 16-25 ans », etc.), rencontrent en fait
des pluralités de réponse et de stratégies personnelles susceptibles de nuancer, voire
d’inverser leurs effets attendus … D’où sur le terrain, la difficulté d’évaluer l’impact de tel ou
tel dispositif, par le seul recours à des statistiques globalisantes ».
Pour rendre compte des différences de fonctionnement des personnes face à leur
situation de chômage, il faut chercher des explications qui réintègrent l’activité de l’individu
23
(ses conduites observables tout autant que ses activités mentales) face à ses conditions de vie
« objectives ». C’est bien là le problème qui est posé au praticien intervenant dans ce
domaine : la détermination de choix professionnels, de plans d’action d’insertion, de parcours
de formation, etc., qui soient adaptés à la situation de la personne, ou l’accompagnement de la
personne dans tel ou tel dispositif, ne peuvent se faire sans prendre en considération la
représentation que la personne a tant de ses conditions de vie que des solutions, des projets,
des actions qui lui sont proposés (ou sont élaborés avec elle). C’est ainsi que, dans les
pratiques d’accompagnement des personnes en difficulté, on ne cherche pas tant à construire
des projets d’insertion qui élimineraient les contraintes au profit des ressources, mais des
projets dans lesquels la recherche d’augmentation des ressources s’accompagne d’une
recherche d’acceptation des contraintes par le sujet, d’adaptation à celle-ci ou éventuellement
de modification.
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