LA SCIENCE OUVERTE : PORTRAIT D'ENSEMBLE
COLLOQUE LA SCIENCE OUVERTE ET LE LIBRE ACCÈS DANS LES UNIVERSITÉS HAÏTIENNES : ÉTAT DE LA SITUATION ET PROPOSITIONS
27 MARS 2015
FLORENCE PIRON, UNIVERSITÉ LAVAL
Cette œuvre est mise à disposition selon les termes de la licence creative commons attribution 4.0 canada
SCIENCE OU RECHERCHE?
Comment distinguer entre science et recherche?
- La recherche scientifique, c’est le processus de fabrication des connaissances au sein de l’institution scientifique/universitaire, impliquant des acteurs, des organisations, des lieux et objets, une certaine culture de travail et surtout un cadre normatif dominant.
- Une publication scientifique, c’est la trace publique et pérenne d’un processus de recherche particulier, sous la forme d’un texte (en général, un article publié dans une revue scientifique ou, en sciences humaines, un livre).
- La science, c’est l’ensemble de tous les textes ainsi produits et publiés qui obéissent au cadre normatif dominant.
- Une science ou une discipline, c’est un ensemble de textes qui se citent et se répondent de génération en génération et qui sont enseignés à ceux et celles qui se forment à cette science.
LA SCIENCE EST UN PATRIMOINE COGNITIF QUE SE TRANSMETTENT DES GÉNÉRATIONS DE CHERCHEURS DANS LES UNIVERSITÉS
THÉORIE CONSTRUCTIVISTE DE LA VÉRITÉ ET DE LA SCIENCE
• La science est un savoir humain parmi bien d’autres, mais qui a des prétentions universelles et qui bénéficie de ressources énormes et d’un prestige social très élevé, celui de l’expertise.
• La scientificité d’un savoir lui est accordée s’il respecte le cadre normatif dominant de la science.
• Ce cadre normatif
• implique un fossé abyssal entre les « sachants » (les scientifiques) et les « non-sachants », les ignorants, les ordinaires, de l’autre.
• oppose les savoirs locaux et la science. Il exclut les premiers de la seconde.
• Exige des scientifiques l’abandon de leurs caractéristiques locales et personnelles
• Traditionnellement, l’institution scientifique a privilégié l’égalité entre les pairs, pour se protéger contre l’ingérence des impairs et des puissants
• Cette égalité a influencé la forme canonique de la communication scientifique : elle s’adresse avant tout aux pairs, aux autres scientifiques, et non au reste de la société : les publications scientifiques
Le monde peut s’écrouler, les scientifiques ne le voient pas car ils sont occupés à l’étudier de manière scientifique…
UNE AUTRE SCIENCE EST POSSIBLEIl est possible de remettre en question le cadre normatif dominant et de proposer un cadre alternatif : la science ouverte
Ouvrir la science
• publier en libre accès• Faire de l’évaluation ouverte• Partager ses travaux, ses données et ses ressources
sur le web et avec les médias sociaux• dialoguer, commenter (au lieu du secret et de la peur)
Ouvrir la recherche
• intégrer des non-scientifiques au processus de recherche
• Intégrer des savoirs autres que scientifiques : savoirs locaux traditionnels, expérientiels, politiques, etc.
• Décider de l’agenda de la recherche selon les priorités de la société, le bien commun
LA SCIENCE PRIVÉE, LA SOCIÉTÉ PRIVÉE DE SCIENCE
Quelles formes prend aujourd’hui le mur entre la science et la société en Haïti?
• Peu ou pas d’enseignement de la science à l’école
• Peu ou pas de vulgarisation scientifique dans les médias
• De nombreux travaux scientifiques dorment dans des ordinateurs ou des bibliothèques
• Des revues scientifiques en ligne, mais qui imposent un abonnement très cher
• Des bibliothèques qui manquent de ressources
38 $ pouracheter uncompte rendu de livre sur la malaria!
Cet argent va à l’éditeur et non à l’auteur qui a cédé ses droits
ET POURTANT…
• Les publications scientifiques sont de plus en plus nombreuses, accessibles en ligne de n’importe où dans le monde
• Des moteurs de recherche puissants, comme Google Scholar, permettent d’y accéder grâce à la recherche par mots-clés
• Le web permet de partager un texte à l’infini sans coûts et sans jamais le perdre
Tout pourrait faire de la science un bien commun, un patrimoine commun à partager!
• Le mouvement du libre accès et de la science ouverte s’efforcent de réaliser cette vision depuis les années 1990.
• Déclaration de Budapest en 2002, réaffirmée en 2012
463 000 références sur Haiti dans Google Scholar : un moteur de recherche qui explore toutes les bases de données scientifiques
RECOMMANDATIONS DU RAPPORT DE L’ONU MARS 2015
Recommandation 112:
Le produit des travaux de création subventionnés par des gouvernements, des organisations intergouvernementales ou des entités caritatives devrait être rendu largement accessible. Les États devraient réorienter leur soutien financier aux modèles de publication fondés sur la propriété vers des modèles de publication ouverts.
Recommandation 113 :
Les universités publiques et privées, ainsi que les institutions publiques de recherche devraient adopter des politiques en vue de promouvoir le libre accès aux travaux de recherche, documents et données ayant fait l’objet d’une publication, sur la base d’un système ouvert et équitable, notamment grâce à l’utilisation de licences Creative Commons.
ACCESSIBILITÉ ET VISIBILITÉ DE LA SCIENCE AU NORD ET AU SUDDeux enjeux :
- Donner accès à la science des pays du Nord (visible mais inaccessible) dans les pays du Sud
- Donner accès à la science des pays du Sud (invisible et inaccessible) dans les pays du Sud et les pays du Nord
Une façon de rétablir une « justice cognitive » entre pays du Nord et pays du Sud.
Obstacles :
• La langue
• Le jargon
• Le coût de la science
• Les craintes du vol d’idées et de la perte d’argent si on partage
• Le mur payant
PUBLICATIONS EN LIBRE ACCÈS : DEUX VOIES POSSIBLES POUR LES CHERCHEURS ET CHERCHEUSES
Publier dans des revues en libre accès
Revues en libre accès de plus en plus nombreuses (10278)
Repérables dans le Directory of Open Access Journals (DOAJ)
Environ 25% font payer des frais aux auteurs (APC) : attention, dérive possible et revues prédatrices – la vigilance s’impose.
Nécessité d’un support public pour ces revues, par exemple de la part des bibliothèques
Logiciels libres qui servent de structures de base à des revues en ligne et partage des services d’évaluation entre des revues
Un dépôt institutionnel est une archive numérique ouverte créée par une université et gérée par la bibliothèque. On y dépose une copie du contenu de l’article dès qu’il est accepté.
Les DI peuvent accueillir bien plus que les articles : chapitres, rapports, conférences filmées, etc. Ils sont interopérables et moissonnables par des moteurs de recherche comme Isidore ou Google scholar.
The Directory of Open Access Repositories – OpenDOAR : une immense base de données d’articles en accès libre
À ne pas confondre avec les réseaux sociaux scientifiques privés à vocation commerciale comme Research Gate, Academia ou Mendeley.
Archiver ses publications en libre accès dans un dépôt institutionnel
LES ARCHIVES NUMÉRIQUES OUVERTES• Des sites web qui sont réalisés à l’aide de logiciels
libres qui ont été conçus pour ça : Dspace, eprints
• Une volonté de pérenniser l’existence des publications
• L’auteur-e fait le dépôt personnellement, en respectant la politique éditoriale de la revue
• Les métadonnées permettent un repérage efficace dans les moteurs de recherche
• L’équipe du dépôt (à la bibliothèque) valide le dépôt
• Il reste difficile de mobiliser les chercheurs qui ne sont pas habitués à prendre soin de la diffusion de leur article…
LA PUBLICATION : ÉTAPE FINALE D’UNE RECHERCHE
SCIENCE CONVENTIONNELLE
- Publier les résultats d’un recherche sous la forme d’un article scientifique dans une revue qui pratique l’évaluation par les pairs en espérant être cité par de nombreux collègues/pairs
- Laisser à la revue le soin de la publicité et de la diffusion de l’article
- Risques : Le faire seulement pour ajouter une ligne à son cv, ce qui entraine de la surpublication et l’abus de pouvoir des directeurs et directrices de thèse qui imposent leur nom sur les textes de leurs étudiants ou étudiantes
SCIENCE OUVERTE
Publier, oui, mais surtout diffuser et partager ses publications :
- Mettre son article sur le web et en libre accès si la revue ne le fait pas (voir les possibilités plus loin)
- Lui donner une licence cc-by ou cc-by-sa qui permet la réutilisation du texte ou des données (voir plus loin)
- Utiliser les réseaux sociaux pour le faire connaître
- Rédiger des billets de blog pour le résumer et le rendre plus accessible
- Mettre en ligne les ppt, les conférences qui s’y rapportent
DROIT D’AUTEUR : DE NOMBREUSES PEURS ET FAUSSES CROYANCES
SCIENCE CONVENTIONNELLE
• Croire (à tort) que toutes les revues exigent la cession du droit d’auteur
• Oublier que l’auteur a toujours des droits moraux sur son texte, même s’il a été payé pour l’écrire
• Ne pas oser diffuser, publiciser ou mettre en libre accès ses propres travaux de peur de faire quelque chose d’illégal ou de déplaire aux revues commerciales
• Aux Etats-Unis, déposer des brevets sur tout, même sur une idée, dans l’espoir de tirer profit de la commercialisation et par crainte de se faire voler cette possibilité de profit
• Se désintéresser de la question : une indifférence troublante de nombreux chercheurs qui ne savent pas s’ils ont signé ou non une entente avec la revue qui les publie.
SCIENCE OUVERTE
• Tout auteur d’un texte a le droit de librement donner une licence ouverte à son texte, sans demander de permission : Creative commons
Cette famille de licence autorise la diffusion, la reproduction et la réutilisation d’un texte dans la mesure où l’auteur est nommé
Favorise la diffusion et le partage du savoir
Considère que la science est un « commun » qui appartient à la société, à tous, à la différence d’une œuvre d’art dont vit l’artiste (et encore)
DEUX GRANDES FORMES DE RECHERCHE OUVERTE
1. La « science citoyenne »: des projets de recherche qui s’ouvrent à la
participation de non-scientifiques pour améliorer les connaissances
produites sur différents sujets, notamment en biologie, en astronomie,
en génomique, en botanique, etc.
2. La « science participative » ou « coopérative » : Des projets de
recherche dont le design inclut les personnes qui sont l’objet du savoir
produit ou qui sont touchées par le phénomène étudié et dont on
assume l’intelligence, la capacité de comprendre et de produire de la
connaissance.
L'UNESCO, dans son rapport mondial Vers les societes du savoir, nous
propose cet idéal :
• « Les sociétés du savoir ne mériteront vraiment leur nom que si le plus
grand nombre possible d'individus peuvent devenir producteurs de
savoirs et ne demeurent pas simplement consommateurs du savoir
actuellement disponible ».
1. LA SCIENCE CITOYENNE EST UNE SCIENCE DEVENUE HOSPITALIÈRE
Cette science citoyenne fait une place à la participation de citoyens définis ici en creux comme des non-professionnels de la science, des profanes, des non-experts.
- ne gagnent pas leur vie comme chercheurs- n’ont pas le statut social et les exigences de reconnaissance
publique, de salaire et de carrière des chercheurs.- Sont passionnés, motivés par leur contribution à l’édifice de la
scienceInnombrables exemples passionnants de projets de science citoyenne, centrés sur deux buts:
- Améliorer les connaissances du monde naturel (tela botanica, observatoire des oiseaux, des chauve-souris, des forêts, etc.)
- Résoudre collectivement des problèmes scientifiques:
- Polymaths- Foldit (optimisation de la structure de certaines protéines dans
un jeu vidéo_- Galaxy Zoo (coder des données astronomiques)
2. LA SCIENCE PARTICIPATIVE : CINQ EXEMPLES• Le projet Bhoo Chetana en Inde
• Le projet Photovert au Québec
• Les boutiques de sciences
• La pratique de Zotero, logiciel de gestion des sources bibliographiques
• Wikipédia
Points communs :
• Aspiration à la justice cognitive et à l’empowerment collectif par la science et la connaissance
• Confiance dans l’intelligence collective, même chez les « non-sachants ».
• La coopération permet de réaliser des projets impossibles à faire autrement
LA JUSTICE COGNITIVEInspirée par la justice cognitive, un concept qui vient de Shiv Visvanathan (1997) et qui a inspiré le Knowledge Swaraj Manifesto: il exige que la science occidentale moderne reconnaisse comme légitimes et valables différents types de savoirs, liés aux différents milieux de vie et cultures, accepte la dialogue entre ces savoirs et refuse que d’autres cultures imposent leur définition de la réalité au nom de la science.
Cognitive justice recognizes the right of different forms of knowledge to co-exist but adds that this plurality goes beyond tolerance or liberalism to an active recognition of the need for diversity. It demands recognition of knowledge: not just as method, but also as a culture and a way of life. This pre-supposes everything this Manifesto has argued for: that we need a pluralistic view of expertise, of science and technology, of knowledge and craft; that we recognize that knowledge is embedded in culture, that every knowledge has its own cosmology; […] that we need new engagement of civil society to build a social democracy with the knowledge democracy.
EXEMPLE 1 . LE PROJET BHOO CHETANAGraves problèmes d’insécurité alimentaire en Inde
- La solution Bayer-Monsanto: les cultures génétiquement modifiées et tous les problèmes subséquents
- La solution Bhoo Chetana (Bengaluru, Inde): régénérer les sols (affaiblis par la sécheresse) par un emploi judicieux, localisé, de nutriments.
95 000 échantillons de sols envoyés par les paysans de tout l’État du Karnataka à un centre de recherche qui, en échange, leur indique quels nutriments utiliser.
10 000 facilitateurs engagés dans les villages
La production augmente de 20 à 30%
Les experts mondiaux du riz n’en reviennent pas…
- “Bhoo means land and Chetana means rejuvenation. This initiative is to revive our agriculture which involves farmers, farm facilitators, extension workers, universities, research institutes and government,” explained S.V. Ranganath, Chief Secretary of Karnataka State Government.
EXEMPLE 2. LA MÉTHODE PHOTO-VOIX• Des personnes non-scientifiques prennent des photos
pour répondre à une question de recherche sur un problème social ou environnemental
• Leur groupe discute et analyse les photos pour en tirer du savoir
• Le projet photovert : les 6 conclusions étaient les mêmes que celles d’une étude scientifique!
3. LES BOUTIQUE DE SCIENCESUn dispositif original qui fait le pont entre
- les organismes de la société civile, les associations, les organismes communautaires ou d’économie sociale, mais aussi des organismes para-publics comme des écoles
- Les étudiants universitaires des 3 cycles
Dans le cadre de leur formation, ces derniers réalisent des projets qui répondent aux demandes des organismes pour des produits, des synthèses, mais aussi de la recherche.
La demande vient de l’organisme, les étudiants y répondent sous la supervision de leur professeur. Ils et elles sont payés en « crédits d’études ».
Du transfert de connaissances dans les deux sens, du dialogue, ébranlement du mur entre la société et l’université.
Accès savoirs, la boutique de sciences de l’Université Laval
4. PARTAGER SES RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES AVEC ZOTERO
SCIENCE CONVENTIONNELLE
• Fiches individuelles de lecture
• Endnote (logiciel propriétaire) : fiches bibliographiques électroniques
• Ne pas partager ses références ailleurs que dans l’article publié
SCIENCE OUVERTE
Utiliser Zotero.org
Application Web libre et gratuite qui permet de collecter des références, d’importer les pdf, de sélectionner les citations à déposer dans son manuscrit, puis de générer les bibliographies d’un seul clic sous n’importe quel format (comme Endnote)
capacité de créer des collections de groupe ouvertes ou fermées : chacun peut puiser dans les références rassemblées. Ces collections deviennent des biens communs!
Très utile pour un Centre de recherche, un département, une revue (demander aux auteurs de puiser dans Zotero pour simplifier l’édition des bibliographies)
5. WIKIPÉDIA
• Le site le plus cité…
• Anonymat des auteurs
• Révision et discussion perpétuelle des articles
• Traductions dans toutes les langues
• Travail collaboratif
• Une encyclopédie wikipedia en créole?
IMPACTS CONCRETS DE LA SCIENCE OUVERTE POUR LES PAYS DU SUD
• Un meilleur accès à la science du Nord pour les étudiants et les chercheurs du Sud
• Un meilleur accès des étudiants et des chercheurs du Sud à la science du Sud
• Une meilleure visibilité de la science du Sud dans le monde entier
• Le partage des données et des textes scientifiques, qui améliore la qualité de la recherche et donne le goût de la science en coopération
• Les sciences citoyennes et participatives libèrent (un peu) la science de ses conventions et de son élitisme et revalorisent les savoirs locaux, pour plus de justice cognitive.
Bonne science ouverte!!