Download - Performativité Et Economie
Raphaël Huleux
Pe r f o r m a t i v i t é e t E c o n o m i e
« Nous devions, souvenez-vous, considérer quelques cas (et seulement quelques-uns,
Dieu merci !) ou dire une chose, c’est la faire, et noter quel sens cela pourrait avoir. Ou
encore, des cas où par le fait de dire, ou en disant quelque chose, nous faisons quelque
chose. Ce thème appartient, parmi beaucoup d’autres, au récent mouvement de remise
en question d’une présupposition séculaire : que dire quelque chose (du moins dans tous
les cas dignes de considération – i. e. dans tous les cas considérés), c’est toujours et tout
simplement affirmer quelque chose. » 1
John L. Austin, Quand dire, c’est faire
C’est en ces termes que Austin, philosophe analytique américain, décrit la notion de
performativité. Il s’agissait d’inventer un concept pouvant rendre compte de certaines
propositions langagières qui ont un statut spécifique et qui peuvent, non pas décrire, mais agir
sur le monde : « je vous déclare mari et femme » en est l’exemple typique.
Au premier abord, les liens entre la philosophie du langage et la sociologie économique
ne paraissent pas évidents. La première semble s’occuper des discours et des romans, quand la
sociologie voudrait comprendre le monde social concret. Le concept de performativité a donc
pris un sens légèrement différent, une fois repris par la philosophie des sciences et
l’épistémologie. Il s’agissait alors de voir comment un discours change le monde autant qu’il le
décrit. Appliqué aux discours scientifiques, la performativité permet alors de décrire comment
certaines propositions créeraient les conditions mêmes de leur validité. C’est une conception
résolument critique de la science, qui montre qu’elle ne peut jamais se limiter à décrire ce
qu’elle voit : elle participe toujours à construire les éléments décrits en fonction de ce qu’elle
présuppose.
Ainsi, Michel Callon a ouvert la voie la plus prometteuse de cette approche en
l’appliquant à l’étude de l’économie (Callon 1998). En rendant compte de la façon dont
l’économie utilise certains outils pour formaliser les échanges qu’elle veut décrire, il montre
qu’elle crée les conditions de validité de ses hypothèses en performant le monde social. En ce
concentrant sur la dimension technique de la performativité, Callon parle de « performation »,
J. L. Austin, Quand dire, c’est faire [1962], trad. par G. Lane, Deuxième conférence, Éditions du 1
Seuil, 1970, pp. 47-48
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c’est à dire d’effort de transformation du monde à partir d’outils théoriques. L’économie est à la
fois une science descriptive et une science d’ingénieur qui porte un rôle normatif et de
prescription. Dit autrement, l’économie prétend découvrir des lois naturelles, donc descriptives,
alors qu’elle rédige en réalité des lois prescriptives, donc normatives. C’est un tour de force de
la sociologie économique, qui se donne alors les moyens d’inclure l’économie dans son champ
d’étude, et qui ne se contente plus seulement d’étudier le même objet (les ressources, les
actions des acteurs économiques, leurs stratégies…) avec une méthode différente. La sociologie
devient alors une méta-science qui peut regarder de surplomb l’ensemble des pratiques
scientifiques pour rendre compte de leur action implicite sur le monde.
Toutefois, ce positionnement spécifique pose un problème par rapport à l’analyse
sociologique traditionnelle. En effet, un concept essentiel de la nouvelle sociologie économique
est l’encastrement, proposé par Granovetter en 1985. Il postule que la sociologie doit toujours
regarder l’économie comme une pratique encastrée au sein de pratiques sociales et
d’habitudes, qui peuvent se révéler dans des institutions, des pratiques, des effets de groupes,
de réseaux… Or, la performativité suppose qu’une science, qu’un discours peut avoir un effet de
« désencastrement », pour reprendre l’expression de Polanyi. C’est-à-dire qu’elle peut sortir les
pratiques sociales de leur cadre d’origine pour les inscrire dans le cadre de la théorie. Dès lors,
comment peut-on concilier performativité et encastrement ?
Par ailleurs, un autre problème se pose dans la distinction que l’on doit supposer pour
utiliser le concept de performativité, entre l’économie telle qu’elle se fait (le monde ou le champ
économique) et le discours que propose la science économique pour décrire (et performer) ce
monde économique. Or, on ne peut supposer un discours de la science économique unique et
en dehors de toute pratique sociale : on peut y distinguer parmi les différentes écoles une
économie orthodoxe, une économie hétérodoxe, ou même une économie dominante, ou des
discours sur l’économie mais non-scientifiques, tenus par des acteurs divers comme des
syndicats, des hommes politiques, des think tanks… Bref, il existe une pluralité de discours sur
l’économie qui ne sont pas réductibles les uns aux autres, qui possèdent chacun leur mode de
validité, leur processus d’élaboration, de construction, d’audibilité (un manuel d’économie n’est
pas une circulaire d’un ministère ou un article de revue) ou de « traduction ». Nous suivons alors
le problème que posent Callon et Muniesa : « Pourquoi considérer, par défaut, que ce qui est
performé quand l’on parle de performativité des sciences économiques serait toujours de la
`théorie économique’ ? (…) Cela reviendrait à privilégier une vision des sciences économiques
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exagérément marquée par l’expérience scolaire et universitaire : les sciences économiques
comme des idées à transmettre. » (p. 6)
Nous étudierons donc le concept de performativité par rapport à deux problématiques.
La première sera de voir quels liens peut-on faire entre la performativité et l’encastrement. Peut-
on concilier une approche critiquant la théorie économique pour sa non prise en compte des
pratiques réelles des acteurs et un supposé effet performatif de la théorie économique ? La
seconde question sera d’examiner précisément comment on peut identifier un discours
homogène pouvant être performé. Quel discours est suffisamment homogène pour être
performé ? Quel est le statut de ce discours ? Comment cette performation va-t’elle être reprise
par les acteurs ? On pourra alors voir dans quels cas la notion de performativité peut elle être
une méthode efficace de compréhension des effets de la science économique, et ce qu’elle
suppose comme positionnement par rapport à l’objet étudié.
Nous tenterons de proposer une réponse à ces questions à partir de trois textes : un
ouvrage classique, La Grande Transformation de Polanyi, pour replacer la performativité dans
une tradition sociologique plus longue, un texte étudiant les dispositifs de calculs comme
moteurs de la performativité, Callon et Muniesa 2003/6, et une discussion empirique d’un cas
concret de la performativité, MacKenzie et Millo 2003. Il s’agira alors de voir quels sont les
présupposés à l’origine de la notion de performativité, quels sont les nouveautés de l’analyse de
la performativité par rapport à l’analyse traditionnelle de l’économie par la sociologie, et quel
positionnement méthodologique elle implique au chercheur en sciences sociales.
Entre performativité et encastrement de l’économie
La performativité implique une distinction entre économie discours et économie
pratique. Cela renvoie, en dernière instance, à la question classique des rapports entre
théorique et pratique. Dans quelle mesure la théorie permet-elle la pratique ? Peut-on vraiment
supposer qu’empiriquement, la pratique obéit à la théorie ? Nous allons voir ce qu’implique une
telle distinction, en quoi elle s’inscrit dans une tradition de la sociologie économique, tout en
posant problème à certaines approches en terme « d’encastrement ». Polanyi, sans jamais parler
lui même de performativité, a clairement posé les jalons conceptuels d’une telle approche.
Tentons de résumer son analyse pour voir comment elle justifie une analyse en terme de
performativité et anticipe certains de ses problèmes inhérents.
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L’approche de Polanyi de l’économie substantiviste
Pour Polanyi, le XIXe siècle est caractérisé par l’émergence d’un marché autorégulateur
qui provoque une rupture avec le fonctionnement traditionnel de l’économie. Là où son
fonctionnement était régi par des habitudes sociales et des institutions historiques, l’économie
se désencastre de la sphère sociale pour soumettre la société à ses propres règles : la
productivité et le prix. S’en suit la marchandisation de la terre (loyer), du travail (salariat) et de la
monnaie (intérêt), qualifiées de « marchandises fictives », qui étaient habituellement soumises à
des fonctionnements sociaux. On arrive alors dans une situation de distinction totale entre
sphère économique et sphère politique, où les actions sociales sont régies par la sphère
économique qui tourne en roue libre, sans que l’Etat puisse la réguler.
Cette historiographie se fait sur la base d’une distinction entre économie substantiviste
et économie formelle. L’économie formelle, c’est l’économie de la gestion des ressources rares
telle qu’elle apparait au XIXe siècle, alors que l’économie substantiviste inclut : « un processus
institué qui régule les relations entre les individus et leur environnement social et naturel d’une
manière à assurer la fourniture continue des ressources nécessaires. » Par un tour de force 2
théorique, Polanyi inclut dans sa propre analyse sociologique le discours économique qui
émerge au XIXe siècle et qui devient l’objet de sa propre étude institutionnaliste. C’est cette
distinction qui permet une analyse du discours économique qui modifie le fonctionnement
social de l’économie. Il étudie longuement l’émergence de ce nouveau discours dans un
chapitre intitulé « Naissance du Crédo Libéral », où il décrit l’apparition d’une « foi » en la société
de marché et les mécanismes autorégulateurs d’un marché régulé uniquement par le prix. Cette
nouvelle foi forme l’avant-garde intellectuelle qui permettra la mise en place d’une institution
centrale du XIXe siècle : le marché autorégulateur.
Puisque le marché autorégulateur menace la cohésion même de la société, celle-ci va se
défendre spontanément. Ce qualificatif de spontanéité est ici important, puisqu’il implique que
l’économie réelle ne peut jamais fonctionner telle que l’économie-discours le prétend. Il y a
toujours un mouvement social spontané qu’il faut révéler : c’est l’encastrement de l’économie
dans la société. La distinction entre sphère politique et sphère économique n’est qu’une
conséquence possible de l’utopie du marché autorégulateur, mais la société ne fonctionne
Bruga, 2005/4, p. 42 2
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jamais comme cela, elle procède nécessairement à un retour vers la sphère économique. Ce
mouvement spontané apparaît dans les traités de Speenhamland qui vont empêcher la mise en
place d’un marché du travail dans l’Angleterre du début du XIXe siècle, puis dans la réaction
communiste et fasciste du début du XXe. La Grande Transformation de notre temps, c’est l’échec
et l’abandon du libéralisme économique qui aura fait peser de si grands périls à la société du
XIXe siècle, argument qu’il faut remettre dans le contexte de la sortie de la guerre, avec
l’émergence de politiques sociales et de l’Etat providence en Europe.
La Nouvelle Sociologie Economique
Granovetter reprend cette argument en en évacuant la dimension politique. Il part de
l’insuffisance de l’analyse économique et sociologique — la première pèche par excès
d’atomisme, la seconde par excès de déterminisme — pour montrer que les acteurs
économiques fonctionnent toujours avec les ressources sociales immédiates. Seule l’analyse de
réseau peut rendre compte de l’agence des acteurs, qui sont à la fois toujours inclus dans des
réseaux d’actions qui déterminent leurs possibilités, et vont à la fois modifier et interagir avec
ces réseaux pour mettre en oeuvre des stratégies économiques. C’est la notion d’encastrement,
déjà présente chez Polanyi, et qui aura une place centrale en sociologie économique avec
l’article de Granovetter en 1985. Dans cette perspective, la performativité n’a pas sa place
puisqu’elle induit que l’économie tend à fonctionner comme la science économique le
souhaiterait : de façon atomistique et uniquement intéressée. On peut alors comprendre cette
citation de Latour : « Alors que ce siècle a été si souvent marxiste, le prochain sera peut-être
polanyiste. Ne pas croire à l’économie comme description des marchés, voilà peut-être le
nouveau signe auquel reconnaître un démocrate. » 3
Dans la lignée de Granovetter, on peut citer l’étude de Baker (1984) qui va analyser la
structure des prix dans un marché financier de Chicago pour voir comment elle peut être
affectée par la structure sociale qui englobe les acteurs. La théorie économique prévoit que plus
un marché est grand et comporte un nombre important d’acteurs, plus les prix seront stables car
l’offre et la demande se rencontreront rapidement, et les changements de position d’un ou
plusieurs acteurs seront noyés dans la masse réelle des prix et de l’information. Or, Baker
observe l’inverse : c’est dans les groupes de taille modeste qu’on observe une certaine stabilité
in Chroniques d’un amateur de sciences, p. 1973
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des prix. Cela s’explique par l’encastrement des acteurs dans des réseaux d’information — des
cliques — qui déterminent les informations auxquelles ils ont accès. Dans les cliques relativement
petites, les acteurs se connaissent, échangent les informations et se mettent d’accord sur les
produits à acheter, alors que les grandes cliques favorisent les inégalités d’information car tous
les acteurs ne se connaissent pas et ne peuvent communiquer, ce qui est relativement logique
lorsqu’on s’imagine un marché financier à la criée dans les années 80. Il faut donc retenir que la
théorie économique se fourvoie en postulant un homo-oeconomicus rationnel, atomiste et
bénéficiant d’informations complètes, et le rôle de la sociologie n’est pas de la contredire avec
un homo-sociologicus totalement déterminé mais de rendre compte des effets de réseaux sur le
comportement des acteurs.
La Performativité, héritage de Polanyi ou dépassement de l’analyse institutionnelle ?
Pourtant, si on reprend la thèse de La Grande Transformation, on peut aussi comprendre
les liens qu’entretiennent les sociologues de la performativité et Polanyi. Le désencastrement,
c’est une des formes que peut prendre la performation d’une théorie économique — le
libéralisme naïf du XIXe siècle — appliquée la société traditionnelle anglaise. Les effets de cette
performation sont bien concrets : création d’un marché du travail, destruction des
fonctionnements économiques traditionnels (les marchés urbains), clôture des champs aux
dépends de la vie des agriculteurs, par soucis de productivité… De plus, un argument essentiel
de Polanyi est de montrer que le marché global n’est pas la conséquence nécessaire de
l’extension du troc, mais bien une construction politique mise en place par l’Etat dans le cadre
de sa centralisation, qui va permettre l’évaluation quantitative et globale des marchandises. Si le
marché autorégulateur n’est jamais complètement réalisé nous dit Polanyi, il y a bien des effets
de la théorie économique sur le monde social qui se caractérisent par une paupérisation
massive du peuple anglais. C’est aussi l’apparition d’une nouvelle mentalité bourgeoise qui vise
le gain et non plus la simple reproduction des conditions de survie. On peut donc bien trouver
l’embryon d’une théorie de la performativité dans la critique de Polanyi. Par ailleurs, là où La
Grande Transformation théorise la fin du libéralisme acharné dans le contexte de l’après-guerre,
il faut aussi remettre la thèse de la performativité dans un contexte politique plus large, avec le
retour des politiques néo-libérales et le développement des marchés financiers qui se veulent
être la concrétisation du formalisme économique mathématisé.
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Pour Callon, la mise en place d’un marché au sens libéral du terme, suppose des
instances de calculabilité — qui rejoint la définition de Polanyi du marché autorégulateur
fonctionnant uniquement par le prix — qui vont constituer les mécanismes de marché et pas
seulement les décrire. La science économique a donc une fonction de performation : elle va
fournir les outils nécessaires au fonctionnement du marché en créant des technologies
spécifiques qui vont être reprises par les différents acteurs, modelant leurs pratiques, leurs
possibilités et leurs buts. « The point of view that I have adopted in this introduction, and which
the book strives to defend, is radically different. It consists in maintaining that economics, in the
broad sense of the term, performs, shapes and formats the economy, rather than observing how
it functions. » 4
On comprend donc une ambivalence du concept de performativité : il suppose à la fois
que les relations économiques sont originairement encastrées dans un contexte social, mais que
le discours économique possède une capacité particulière — de performation — qui lui permet
de modeler les pratiques du monde réel à son image. Polanyi semble la matrice de cette
ambivalence, puisqu’il théorise à la fois l’encastrement spontané de l’économie dans le monde
social, et la possibilité d’une influence de la théorie économique et de ses chimères
conceptuelles. Dans ce cadre théorique, le concept de la performativité suppose que
l’économie a la capacité de tordre et d’influencer la réalité pour lui faire correspondre. Il nous
reste alors une seconde problématique : comment identifier précisément le discours performé ?
Il faut alors se détourner de la pure théorie sociale pour se focaliser sur la méthode
sociologique à même d’analyser et d’identifier des discours performatifs.
Quel positionnement de la sociologie ? Une méthode de la performativité
L’identification du discours analysé est une question complexe qui renvoie à la difficulté
d’isoler une théorie homogène au sein d’une discipline vaste et animée de divers courants
politiques et scientifiques. Cela nécessite une méthode et une identification précise des
mécanismes à l’oeuvre dans la construction d’une théorie, afin de préciser comment aborder les
liens entre théorie et pratique. Il nous faut donc d’abord étudier les liens entre la performativité
et la sociologie des sciences et des techniques.
Callon 1998, p. 24
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Performativité et sociologie des sciences et des techniques
Michel Callon, avec Bruno Latour, posent les jalons d’un dialogue entre sociologie de
l’économie et sociologie des sciences et des techniques. Il s’agit d’utiliser, pour l’analyse de
l’économie, les instruments développés pour l’étude des sciences de la nature par la sociologie
des sciences. Callon fait lui même ce parallèle : « les sciences sociales ne se contentent pas plus
de décrire et d’analyser la société que les sciences naturelles ne se contentent de décrire et
d’étudier la nature : les unes et les autres contribuent à la mise en forme et de la société et de la
nature. » En effet, la remise en cause du réalisme des sciences « dures » a permis de voir en 5
quoi la science pouvait construire l’objet qu’elle prétendait décrire. Latour a par exemple
montré, dans ses études sur Pasteur, que la découverte des virus était autant conditionnée par
des découvertes scientifiques qu’un programme politique de défense d’une théorie et d’une
conception particulière d’un problème sanitaire spécifique. Dans la lignée de ces travaux,
Michel Callon entend apporter ces analyses à la sociologie économique. Son point d’analyse de
la théorie économique se concentre sur le calcul. « Si les marchés calculent, il devrait être
possible de repérer l’entité ou les entités effectivement chargées du calcul pour répondre à cette
simple question: qui calcule (et comment) quand l’on dit que «le marché» calcule ? » Il s’agit 6
donc d’identifier par quels mécanismes, par quels opérateurs l’économie donne une propriété
spécifique — la calculabilité — aux acteurs et objets du marché. On comprend bien l’importance
de cette faculté nouvelle : l’économie bénéficie de sa légitimité scientifique par sa possibilité de
prévoir quantitativement l’évolution de grands agrégats. S’intéresser à la façon dont l’économie
calcule, c’est donc nécessairement comprendre le rapport qu’elle entretient avec la réalité.
Toutefois, il reste le problème d’identification de ce discours suffisamment homogène et
cohérent pour être performé. Callon résout la question en ne considérant pas l’économie par
son contenu précis — telle école marginaliste, tel courant patronal ou managérial — mais par sa
forme mathématique. C’est un positionnement habile puisqu’il fait le lien entre l’économie
comme discours mathématisée et la pratique économique basée sur les prix et les quantités. La
définition qu’ils nous donnent du calcul est ainsi caractérisée par trois étapes : « Comme nous
l’avons indiqué précédemment, notre définition du calcul implique directement celle de
puissance calculatrice. Une agence calculatrice est d’autant plus puissante qu’elle est en mesure :
Callon, 2006, pp. 275-2765
Callon et Muniesa, 2003/6, p. 1926
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a) d’établir une liste à la fois finie, longue et diversifiée d’entités, b) d’autoriser des relations riches
et variées entre les entités ainsi sélectionnées, de manière à ce que l’espace des classifications et
re-classifications possibles soit ouvert, et c) de formaliser des procédures et des algorithmes
aptes à multiplier les hiérarchies et les classements possibles entre ces entités. » De ce fait, elle 7
échappe à une opposition entre quantitatif et qualitatif : c’est à la fois la saisie cognitive d’une
diversité d’objets, l'étude des relations possibles entre eux, et la création d’un résultat
numéraire. Ce calcul peut donc être explicite et normalisé — en théorie économique — ou
implicite et variant — la décision d’un acteur économique lambda. C’est pourtant dans tous les
cas le processus habituel de l’économie : « L’efficacité des marchés tient précisément au fait
qu’ils rendent possibles des calculs compliqués qui produisent des solutions pratiques à des
problèmes qu’aucune modélisation théorique ne permettrait de résoudre. » La force de 8
l’économie, à ce titre, n'est pas son objectivité ou son réalisme scientifique, mais son
pragmatisme. Une fois les objets fixés, il est bien plus aisé de les manipuler à travers des
opérations de calcul.
La performativité est particulièrement intéressante dans ce contexte, puisqu’elle suppose
que la scientificité n’est pas tant le signe d’un progrès nécessaire de notre civilisation mais le
produit d’un processus social particulier. L’économie aurait performé les conditions de sa
réussite sur le monde social, en imposant un discours spécifique. On doit aussi remettre cette
notion de calcul dans le contexte historique de la modernité capitalistique telle que la décrit
Max Weber. En effet, la rationalisation de la production et de notre rapport au monde
constituerait la caractéristique majeure du capitalisme occidental, et serait le signe d’un
désenchantement du monde. Comment a-t’on créé ce lien ? On le prend aujourd’hui pour
évident alors qu’il ne l’est pas, c’est ça qu’il faut interroger, l’économie comme nouvelle
anthropologie de l’homme. « Sociology, Callon argues, is wrong to try to enrich economics’s
calculative, self-interested agents. Such agents do exist, he suggests; sociology’s goal should be
to understand how they are produced, and he claims that economics is key to their production. »
expliquent MacKenzie et Millo. Le phénomène de rationalisation économique semble donc au 9
coeur de notre société, et il apparait d’autant plus important de comprendre comment il
fonctionne précisément.
Callon et Muniesa, 2003/6, p. 2097
Callon et Muniesa, 2003/6, p. 1918
MacKenzie et Millo, 2003, p. 1089
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Un nouveau positionnement de la sociologie face à l’économie
L’intérêt d’une telle approche, qui considère l’économie non pas comme une discipline
ou pratique, mais comme une méthode de compréhension et de gestion du monde existant par
le calcul, est de permettre un nouveau positionnement sociologique. En effet, Granovetter, avait
déjà saisi l’aporie d’une confrontation entre une « over and undersocialized conceptions of
human action in sociology and economics » (Granovetter, 1985, p. 482). Il proposait, à l’inverse,
la notion d’encastrement dont on a vu qu’elle posait toujours des problèmes dans son rapport
de la sociologie à l’économie.
En effet, face aux prédictions des économistes légitimes, la sociologie ne pourrait
seulement répondre que, dans les faits, ça ne se passe pas comme ça. On serait alors condamné
à une discussion entre deux disciplines qui ne parleraient pas la même langue, l’une préférant la
modélisation mathématique, l’autre la généralisation à partir de l’empirique. L’économie aurait
toujours le bénéfice de la pragmaticité, et la sociologie aurait toujours l’avantage de la critique
sociale et de la finesse d’analyse : « Whether we choose to enhance the economic theory of the
agent or to denounce it, in both cases we formulate the same critique: homo economicus is pure
fiction. This introduction as well as the entire book in fact, maintain the contrary. Yes, homo
economicus really does exist. (…) He is formatted, framed and equipped with prostheses which
help him in his calculations and which are, for the most part, produced by economics. » (Callon
1998, p. 51)
Pourtant, la position de la performativité, centrée sur les processus de calculs, permet de
nouvelles analyses de l’économie. Pour le dire naïvement, il ne s’agit plus de montrer qu’elle a
tord théoriquement ou méthodologiquement, mais au contraire, d’expliquer comment elle a
réussi à imposer le fait qu’elle ait raison : « What we expect from sociology is not a more complex
homo economicus but the comprehension of his simplicity and poverty. » (Callon 1998 p. 50) Le
sociologue devrait donc saisir comment l’économie a réussi imposer un modèle anthropologie
spécifique à notre société contemporaine. Elle devrait ainsi s’occuper des processus de calculs,
ce qui implique une vision internaliste. Il faut saisir le sens des techniques mathématiques pour
en extraire la dimension contingente par lequel un groupe va attribuer un statut à un objet.
Cette posture est radicale, puisqu’elle suppose qu’il n’y a aucune technologie neutre, il y a
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toujours des axiomes implicites à révéler pour dénaturaliser le fonctionnement économique
contemporain.
Un objet d’analyse paradigmatique : la finance
Ce type d’analyse particulièrement approprié à un objet : la finance. En effet, elle semble
présenter l’agencement le plus pur de technologie et de gestion économique, pétrie de
mathématiques et de dispositifs de calculs complexes et innovants. Michel Callon nous indique
l’intérêt de cette technologisation récente : « La notion d’algorithme ne doit pas être entendue
dans un sens uniquement métaphorique. D’abord – et ceci est une leçon apprise de l’histoire et
de la sociologie de l’ informatique – parce qu’un ordinateur constitue, littéralement, et à l’instar
du marché, un espace social organisé. » L’alliage de l’informatique moderne aux algorithmes 10
financiers crée un champ social nouveau, qu’il faudrait étudier pour révéler sa contingence
historique.
A ce titre, l’étude de MacKenzie et Millo (2003) semble parlante. Il s’agissait d’étudier la
structure des prix sur le marché des produits dérivés de Chicago. Ces produits financiers
complexes ont longtemps été critiqués pour leur complexité et leur caractère instables : ils
étaient souvent utilisés pour manipuler les cours et gonfler artificiellement des indices. Or, ces
produits dérivés sont aujourd’hui dominants sur la plupart des places financières et notamment
à la bourse de Chicago, comment l’expliquer ? Les auteurs montrent que le Chicago Board of
Trade a réussi à se mobiliser efficacement pour légitimer politiquement l’usage des dérivés dans
une bourse qui perdait de l’influence. Pourtant, c’est surtout l’apparition d’une formule
mathématique nouvelle, inventée par Black, Scholes et Merton, qui va permettre de fixer les prix
du marché et donc de le légitimer aux yeux des régulateurs. L’argument décisif de MacKenzie et
Millo est de montrer que l’introduction de cette formule n’a pas permis au marché de découvrir
le véritable prix des dérivés, mais de se légitimer en se soumettant à cette formule économique.
C’est donc un cas de performativité exemplaire : une mobilisation collective s’est appuyée
d’innovations techniques en économie pour façonner un nouveau marché. Cette analyse ne doit
pas être comprise seulement comme un bon exemple de performativité. En effet, vingt ans
avant MacKenzie et Millo, Baker avait déjà étudié le marché financier de Chicago, comme nous
l’avons vu dans la première partie. Par comparaison, on peut comprendre la force de la
Callon et Muniesa 2003/6, p. 22010
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performativité : là où Baker expliquait seulement les failles de la théorie économique (par la
taille des cliques), la performativité permet de comprendre comment les acteurs ont modifié et
pris en main le fonctionnement du marché pour lui imposer une théorie économique qui leur
était favorable. La performativité semble donc expliquer le mouvement global de nos sociétés :
l’imposition de l’homo-oeconomicus par des dispositifs de calculs nouveaux.
De la même manière, on peut voir les études récentes de MacKenzie comme une étude
de l’application des axiomes fondamentaux de la microéconomie dans la finance. Son études
des algorithmes de la finance à haute-fréquence semble montrer que la fluidité et la rationalité 11
face aux préférences est plus facilement atteignable par des calculs informatiques que par des
comportements humains. Il est intéressant de noter que les agences d’encadrement des
marchés financiers ont tout fait pour faciliter cette vitesse extrême : installation de fibre optique
sous l’Atlantique, centres de serveurs à quelques kilomètres des grands places financières.
Toutes ces évolutions semblent le fruit d’une passion démesurée pour le profit, mais si l’on
regarde ces faits à l’aune de la performativité, on comprend qu’ils ne sont que la conséquence
logique de la domination du discours économique. L’article The Five Second Pause résume 12
bien ces nouvelles tendances : une rupture de cinq secondes sur les marchés est devenue une
éternité pour des ordres financiers répétés chaque centième de seconde.
Conclusion
La performativité semble donc proposer un dépassement intéressant de l’opposition
entre action encastrée et action atomistique. En considérant l’économie comme un discours
normatif et non descriptif, la sociologie se donne les moyens d’analyser les évolutions
techniques les plus récentes, notamment dans le domaine de la finance. Cela suppose un
nouveau positionnement méthodologique, adoptant une posture internaliste et critique de
l’économie.
MacKenzie 2014, MacKenzie 201111
MacKenzie 201112
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Raphaël Huleux
Bibliographie
- Baker, W. (1984). The Social Structure of a National Securities Market. American Journal of
Sociology, p.775
- Brisset, N. (2012). Retour sur le désencastrement. Revue européenne des sciences sociales,
pp.7-39
- Brisset, N. (2014). Performer par le dispositif ? Un retour critique sur la théorie de la
performativité. L'Année sociologique, p.217
- Callon, M. (1998). Introduction: the embeddedness of economic markets in economics. The
Sociological Review, pp.1-57
- Callon, M. and Muniesa, F. (2003). Les marchés économiques comme dispositifs collectifs de
calcul. Réseaux, p.189
- Callon, M. and Muniesa, F. (2014). La Performativité des Sciences Economiques. In: F. Vatin and
P. Steiner, ed., Traité de sociologie économique
- Granovetter, M. (1985). Economic Action and Social Structure: The Problem of Embeddedness.
American Journal of Sociology, p.481
- Latour, B. (2010). Prendre le pli des techniques. Réseaux, p.11
- MacKenzie, D. (2011). The Five Seconds Pause
- MacKenzie, D. (2014). A Sociology of Algorithms: High-Frequency Trading and the Shaping of
Markets
- MacKenzie, D. and Millo, Y. (2003). Negotiating a Market, Performing Theory: The Historical
Sociology of a Financial Derivatives Exchange. SSRN Journal
- Polanyi, K. (2011). La grande transformation. [Paris]: Gallimard
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