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Onze millionsRoman
Jean Hennebé
20.76 495230
----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Coup de coeur
[Roman (134x204)] NB Pages : 268 pages
- Tranche : 2 mm + nb pages x 0,07 mm) = 20.76 ----------------------------------------------------------------------------
Onze millions Roman
Jean Hennebé
Jean
Hen
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Nov 2013
Roman de société / actualité
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Vifs remerciements à mon ami François L.
qui s’est avéré être un précieux relecteur.
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Sommaire
Avant-propos 7
I – Loto 9
II – Héritage 31
III – Croisière 53
IV – Boutique 71
V – Atelier 97
VI – Hannibal 117
VII – Arnaques 137
VIII – Réception 161
IX – Politique 185
X – La Sauvagère 205
XI – Ministre 225
XII – Réveil 245
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Avant-propos
Comme le rire, les jeux de hasard sont le propre de
l’homme ; des traces d’objets utilisés pour simuler
l’aléatoire ont été retrouvées notamment dans des
tombes de civilisations fort anciennes. Les loteries
contemporaines datent probablement des Romains
comme le décrit Pétrone1, mais ce sont les
Néerlandais qui créent la loterij en 1441, suivis des
Allemands avec le los, des Italiens qui répandent le
lotto, des lotteries anglaises et des loterias
espagnoles. Madame de Pompadour a instauré la
« Loterie de l’École militaire » en 1774 afin de
financer la construction de l’édifice, puis ces jeux ont
été interdits en France jusqu’à ce que la Loi du 31
mai 1933 autorise le gouvernement à créer la
« Loterie nationale » devenue « Française des Jeux »
en 1976.
Si le maysir, jeu de hasard jusque-là pratiqué dans
le monde islamique, a été clairement condamné2 par
1 Écrivain romain, auteur du « Satyricon » qui décrit la vie
quotidienne à la manière d’un naturaliste. 2 Sourate V, 92 et suiv.
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Mahomet, l’Église se montre très réservée en ce
domaine : l’argent est censé faire le bonheur ou
l’arnaque de ceux qui se nourrissent du rêve des plus
pauvres. Ce sont autant d’aspects qui rendent les jeux
inacceptables à ses yeux, surtout « … lorsqu’ils privent
la personne de ce qui lui est nécessaire pour subvenir
à ses besoins et à ceux d’autrui. En outre,… la passion
du jeu risque de devenir un asservissement grave… »3.
D’après une étude récente, plusieurs centaines de
milliers de personnes seraient effectivement devenues
dépendantes au jeu, et ce phénomène prend de
l’ampleur à chacune des crises économiques. Bien
que toutes les catégories sociales soient concernées, la
plupart sont celles qui, vivant des situations difficiles,
sont les plus défavorisées et misent des sommes
importantes pour s’évader de leurs soucis. Mais la
chance n’est pas nécessairement celle que l’on croit et
presque tous les grands gagnants finissent ruinés en
quelques mois, faute d’avoir su gérer leur pactole : la
chance et la malchance se télescopent fréquemment
au même carrefour d’une existence, et affronter les
envies est souvent pire que le cancer.
Alors que j’étais jadis dans une situation financière
délicate, j’ai été tenté de jouer au Loto, mais il ne m’a
pas fallu réfléchir longtemps pour comprendre qu’un
tel remède aurait été pire que le mal.
« L’argent n’a pas d’odeur, mais à partir d’un million, il commence à se faire sentir. »
Tristan Bernard.
3 Catéchisme de l’Église catholique, éd. Mame-Plon, 1992
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I
Loto
– Et tu espères gagner le gros lot un jour ?…
Bertrand était moqueur : son camarade Didier se
tenait en face de lui et venait de lui avouer qu’il jouait
régulièrement au Loto depuis fort longtemps. Les deux
hommes avaient partagé de nombreuses heures
d’études et d’exercices en tant qu’officiers de réserve,
et personne n’aurait pu deviner l’origine de la
complicité de ces deux messieurs, visiblement si
différents, mais dégustant ensemble une bière sur la
terrasse de ce bistro perdu au plus profond du 19e
arrondissement de Paris. L’un, assez replet, était vêtu
d’un costume trois-pièces avec cravate et chaussures
soigneusement cirées, l’autre, grand et plutôt « body-
buildé », portait une tenue de jogging avec un blouson
bariolé et des baskets. Le soleil avait recommencé à se
montrer après un hiver particulièrement rigoureux et,
depuis qu’ils avaient atteint l’âge les libérant de leurs
engagements, ces deux compères avaient pris
l’habitude de se retrouver de temps à autre en terrain
« neutre », c’est-à-dire sans épouses ou assimilées. La
soirée s’annonçait belle et Bertrand avait quitté son
bureau plus tôt que d’habitude pour traverser Paris afin
d’aller retrouver son camarade.
2 10
– Pourquoi pas, il y a plus de vingt millions de
joueurs et, comme on le dit, « la chance appartient à
tout le monde ».
– Il y a donc plus de dix-neuf millions de perdants
rétorqua Bertrand, flegmatique, tout en portant le bock
à ses lèvres. Tu veux absolument en faire partie ?
– Clemenceau a dit que « le meilleur moment dans
l’amour, c’est celui où l’on monte l’escalier ». Pour le
Loto c’est pareil, l’attente fait rêver… Au fait, nous
sommes lundi et il y a un tirage ce soir. Laisse-moi
une minute.
Didier se leva et se dirigea vers le comptoir.
Bertrand était sceptique : jamais il ne s’était laissé
aller à jouer à quelque loterie que ce soit, sauf dans
les kermesses organisées au profit de la troupe de
scouts de sa paroisse, et son épouse partageait cette
aversion pour les jeux de hasard si contraires à ses
convictions.
Son camarade revint avec deux tickets à la main :
– Tiens, j’ai joué pour toi, je te l’offre.
Et il donna l’un des reçus à Bertrand, tout en
rangeant soigneusement le sien dans son portefeuille.
– Tu as une chance sur vingt millions, bon vent !
Ce dernier prit dubitativement le bout de papier
dont son ami lui expliqua le libellé :
– Tu vois, il y a la date du tirage et, en dessous, le
« numéro chance » suivi de cinq chiffres. Si le
premier est tiré et que les cinq autres chiffres le sont
également, tu remportes le gros lot.
– Et tu as choisi toi-même ces numéros ?…
– Oui, une machine peut aussi générer de tels
tickets, mais j’ai rempli ceux-là en cochant des
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numéros au hasard, les yeux fermés ou presque, sur
les grilles.
Bertrand fit la moue mais, obéissant à son
camarade qui lui conseillait de le conserver
précieusement, inséra le reçu en tête de son carnet. Il
avait déjà vu à la télévision tourbillonner les petites
boules qui déterminaient la combinaison gagnante,
mais n’y avait jamais prêté d’attention particulière.
– Au fait, as-tu des nouvelles de Pierre, il devait
me donner des conseils pour l’achat d’un nouveau
portable, mais j’attends toujours…
– Aucune nouvelle, moi non plus, comment vont
tes affaires ?
Suivirent alors divers commentaires concernant
leurs activités respectives : Didier était responsable de
l’éducation sportive dans plusieurs lycées des
environs tandis que Bertrand faisait dans l’assurance.
Il n’y avait donc que peu de traits communs entre ces
deux professions, mais c’est ce qui faisait tout
l’intérêt du groupe auquel ils avaient appartenu et qui
rassemblait des compétences très diverses : ingénieur,
fonctionnaire, notaire, avocat, pharmacien,
informaticien, commerçant, etc. Il serait fastidieux
d’en énumérer la liste, mais tous se retrouvaient
régulièrement en train de s’exercer à appliquer des
méthodes de raisonnement tactique pour contrer
l’attaque d’un « ennemi rouge » quelque part dans les
plaines germaniques, ou de partager une guitoune
commune par -10°C lors de reconnaissances
concernant l’incontournable trouée de La Capelle,
éternel sujet d’études de l’École de guerre. C’est au
cours de ces activités que l’on apprenait à s’estimer
mutuellement malgré les différences, sociales en
particulier, des participants.
2 12
– Bon, je te quitte, ma femme va m’engueuler si je
rentre trop tard.
Et Bertrand lampa le fond de son bock avant de se
lever.
Bien que n’ayant pas la même contrainte puisque
dépourvu en ce moment de compagne, Didier quitta à
son tour son siège, empocha la monnaie car c’était à
son tour de régler l’addition, et les deux amis se
séparèrent. Dans le métro qui le ramenait chez lui,
Bertrand ne put s’empêcher de penser à un dossier
particulièrement difficile qu’il s’était promis de traiter
le lendemain.
– Tu sens la bière, as-tu passé un bon moment avec
ton copain ?
On ne pouvait rien cacher à Patricia, et Bertrand ne
lui cachait du reste jamais rien : cette toujours aussi
belle épouse avait deviné qu’il était allé boire un
verre avec son ami Didier comme il le faisait parfois,
mais n’appréciait guère ce dernier dont l’attitude vis-
à-vis des femmes qu’il traitait de « gonzesses » l’avait
agacée.
– J’ai préparé des spaghettis « alla carbonara », tu
les aimes bien, n’est-ce pas ?
Et un petit baiser vint confirmer l’affirmation.
La porte d’entrée s’ouvrit en coup de vent :
Séverine rentrait, elle aussi, revenant des Beaux Arts
où elle étudiait la peinture. Brune comme son père,
elle tenait toutefois de sa mère des yeux d’un bleu
presque transparent qui lui valaient de nombreuses
flatteries. Elle posa précautionneusement son carton à
dessin et lança sa gibecière sur la banquette, avant
d’ôter son blouson.
– Mmm, cela sent bon, j’ai très faim, déclara-t-elle.
2 13
– Tu n’as plus qu’à mettre la table, répondit sa
mère en riant. Moi, je vais me changer.
Patricia quittait toujours assez tôt son travail
d’aide-comptable, car elle arrivait de très bonne heure
dans la petite entreprise où elle exerçait. Ce décalage
horaire lui permettait, outre ses tâches
professionnelles, d’assumer aussi celles de maîtresse
de maison. Après un dîner sympathique au cours
duquel Séverine raconta sa journée bien remplie
d’étudiante et fit part de ses idées pour le prochain
été, chacun vaqua à ses occupations. Si celles de
Patricia concernaient ce soir la machine à laver et un
peu de repassage, Séverine avait un cours d’histoire
de l’art à réviser et Bertrand s’installa au salon pour
écouter les informations. Le jugement d’un grand
procès venait d’être rendu et il souhaitait en entendre
les commentaires car l’un de ses clients était
concerné.
Le lendemain, il déjeuna comme souvent d’un
steak-frites avec un collègue au bistro du coin. Plutôt
que de traverser la rue en diagonale pour regagner
leur cabinet, Bertrand prit le bras de son compagnon
pour l’obliger à emprunter un passage clouté.
– Toujours respectueux de la loi et de l’ordre,
ricana ce dernier, c’est l’armée qui t’a conditionné ?
De retour à son bureau, Bertrand lut un message
reçu de Didier : « Perdu et toi ? ». Se souvenant alors
du ticket de Loto, il interrogea la Française des Jeux
sur Internet et recopia la combinaison gagnante de la
veille avec son numéro de chance. Puis il rechercha le
ticket qu’il avait rangé dans son carnet : il n’y était
plus. La panique s’empara de lui : il fallait qu’il
retrouve ce coupon, fût-ce pour le principe. Oubliant
2 14
le dossier qu’il avait commencé à traiter, Bertrand se
rappela soudain qu’il avait sorti son carnet de son
veston la veille pour décharger ses poches en rangeant
ses vêtements avant d’enfiler son pyjama. Le ticket
avait probablement glissé et devait traîner par terre
devant la table à son domicile. Il prévint sa
secrétaire :
– J’ai oublié un document chez moi, je vais aller le
rechercher. Si on m’appelle, dites que je reviens dans
une demi-heure.
C’était un délai suffisant pour un aller-retour dont
la brièveté ne donnerait pas lieu aux interprétations
que certaines absences soi-disant professionnelles
pouvaient générer. Une fois chez lui, il examina
soigneusement son bureau, le tapis, la corbeille, le
sous-main et explora les tiroirs : toujours pas de
ticket. Bertrand s’empara alors d’une chemise, celle
de ses charges de copropriété, et revint bredouille au
cabinet en brandissant le document pour témoigner du
bien-fondé de sa courte absence. Il était préoccupé :
Patricia aurait-elle trouvé le ticket ? Non, elle lui en
aurait parlé, d’autant plus qu’elle savait que jamais
son mari ne se serait laissé aller à jouer.
La secrétaire revint : elle aimait visiblement se tenir
auprès de Bertrand et il arrivait même qu’elle lui pose
la main sur l’épaule lorsqu’ils consultaient ensemble
un document. La trentaine, Denise était assez jolie,
récemment divorcée, d’origine visiblement exotique, et
sa longue chevelure noire mettait en valeur un regard
pétillant.
– J’ai pris un appel pour vous : le président décale
la réunion de demain à après-demain, même heure.
2 15
Bertrand ne put s’empêcher de la regarder repartir,
sa courte jupe découvrant un ballet de jambes
ravissantes, puis il se réinstalla à son bureau. Il
n’utilisait pas le bel agenda richement relié, offert par
le cabinet et qui rehaussait l’environnement de
certains de ses collègues : il en faisait annuellement
cadeau à son épouse et lui avait toujours préféré son
carnet personnel. Il attrapa ce dernier dans sa veste et
un petit bout de papier, tout chiffonné, vint avec :
c’était le ticket, tout écrasé, qui s’était réfugié au fond
de sa poche intérieure. S’assurant que sa porte avait
été refermée, Bertrand déplia le coupon et compara
les chiffres avec ceux qu’il avait notés plus tôt : les
chiffres étaient identiques, il avait gagné le gros lot :
ONZE MILLIONS d’EUROS !
Un étourdissement le saisit et il confronta à
nouveau les résultats, retournant même sur le site
Internet de la Française des Jeux pour en avoir
confirmation. C’était bien vrai, il avait gagné et se tint
immobile un long moment, comme si un quelconque
mouvement de sa part risquait d’anéantir la situation.
Puis, il se redressa et, encore sous le coup de
l’émotion, répondit à Didier « complètement perdu »,
ce qui était parfaitement son cas : il éprouvait un
grand vertige et se demanda ce qu’il allait bien
pouvoir faire maintenant ?
– Ça va, monsieur ?
Sa secrétaire était revenue dans son bureau sans
même qu’il s’en aperçoive et lui apportait un dossier.
Elle vint s’asseoir sur le bras de son fauteuil et
caressa les cheveux de Bertrand qui ne pouvait
détacher son regard du chemisier entr’ouvert, laissant
deviner de bien agréables volumes… Une échancrure
2 16
de la minijupe dévoilait une cuisse particulièrement
alléchante sur laquelle, bien malgré lui, sa main ne
put s’empêcher de se poser. Ce soir-là, Bertrand mit
longtemps à s’endormir, ce que Patricia mit sur le
compte de soucis professionnels. Tout se bousculait
dans sa tête : les jambes de Denise, le coupon de
Loto : le mélange d’émotions fortes était explosif !
Bertrand attendit le lendemain pour prendre
quelques dispositions : il ne fallait en aucun cas que
son épouse, qui tenait les comptes conjugaux, soit
informée tout de suite de l’événement. Il l’aimait trop
pour lui infliger ce qu’il commençait à considérer
comme une épreuve. Profitant d’un rendez-vous
extérieur, il alla d’abord rendre visite à la Française
des Jeux dont il avait relevé l’adresse à Boulogne-
Billancourt. Là, après avoir pénétré dans un luxueux
immeuble, il sut convaincre une fort charmante
hôtesse de son désir de se faire expliquer la procédure
à suivre s’il remportait un lot important. Ne sachant
pas à qui elle avait affaire, l’hôtesse le fit d’abord
patienter dans un discret petit salon jusqu’à ce qu’un
jeune cadre, bien évidemment dynamique, vienne lui
décrire le processus de remise des gains : en dessous
de 500 €, tout point de validation de la grille pouvait
procéder au versement en espèces. Au-delà, et jusqu’à
5000 €, il fallait se rendre dans un point de validation
autorisant un virement bancaire. Pour des gains plus
importants, il fallait fournir une pièce d’identité en
application des dispositions du Code monétaire et
financier. Les gains étaient payables après la date du
tirage pendant une période de 60 jours.
Non, on ne pouvait pas diviser la somme en
différentes tranches, sauf à fournir l’identité des autres
co-joueurs éventuels. Oui, les gains étaient nets
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d’impôts, sauf en ce qui concernait l’ISF. Cependant,
les revenus engendrés par ces gains étaient taxables, en
particulier les intérêts perçus après les avoir placés. De
même, les dons faits à des proches le seraient
également pour ces derniers. Le jeune cadre souriait : il
avait probablement affaire à l’émissaire de ceux qui,
dans un bureau, se cotisent pour acheter une grille en
commun, et son interlocuteur devait avoir été chargé
d’aller aux renseignements. Peut-être s’agissait-il de se
partager les 34 232,50 € en second rang du dernier
tirage, ce qui constituait déjà une belle somme dont
certains gagnants ne s’étaient pas encore fait connaître.
Aux questions posées, Bertrand répondait
évasivement, expliquant qu’il ne s’agissait que d’une
éventualité, ce qui n’abusait pas son interlocuteur.
– Tu es bien sombre, ce soir, lui fit remarquer sa
femme à son retour : quelque chose ne va pas ?
– J’ai gagné une croisière avec la personne de mon
choix et je ne sais pas qui emmener : toi ou le chat ?
– Comment cela, une croisière ?
– Oui, une croisière : je me suis laissé aller à
répondre il y a quelque temps déjà à l’un des
questionnaires dont Internet nous inonde. Il s’agissait
d’une croisière dans le Pacifique et c’est mon adresse
mail qui a été tirée au sort.
– Et tu y crois ? Je te pensais plus perspicace au
sujet de ces arnaques.
– Tu dois avoir raison. Parlons d’autre chose :
Séverine est-elle contente de ses examens blancs ?
La conversation dériva ce soir-là sur la difficulté
qu’aurait leur fille à trouver le stage qu’elle souhaitait
effectuer, mais Bertrand dormit encore une fois très
mal : devait-il quitter son emploi pour se consacrer à
2 18
la gestion de son nouveau patrimoine, comment
utiliser au mieux cette manne inattendue ? Comment
Patricia et leur fille réagiraient-elles quand il leur
apprendrait la vérité, mais fallait-il seulement la leur
apprendre ?…
Dès qu’il arriva le lendemain à son bureau, Bertrand
sollicita un entretien avec son président : il désirait
prendre plusieurs après-midi de congé afin d’être plus
disponible pour la gestion d’un héritage dont son
épouse venait de bénéficier. Il aurait préféré un mi-
temps, mais Patricia n’aurait pas manqué de remarquer
la diminution correspondante de son salaire. Le
président acquiesça et, très paternellement, alla jusqu’à
donner des conseils sur les placements envisageables.
On recruterait un stagiaire que Bertrand aurait la
charge de superviser et qui pourrait préparer le
traitement de la plupart des dossiers à sa place.
Revenu dans son bureau, il ne tarda pas à avoir la
visite de Denise, toujours aussi court-vêtue, qui avait
préparé un parapheur bourré de lettres à signer, et
s’accouda à ses côtés pour les lui présenter. Son
parfum était captivant, probablement exotique, et
Bertrand se dit qu’elle était peut-être une fille des îles,
ce qui lui donna des idées : il se voyait déjà étendu
avec elle sur une plage paradisiaque, en train de
caresser cette peau soyeuse… mais le téléphone
sonna, l’obligeant à reprendre pied dans la réalité. Il
s’ébroua et renvoya la belle pour prendre la
communication.
Il s’absenta ensuite brièvement pour se rendre à
l’agence de voyages la plus proche et choisit une
croisière dans le Pacifique dont il demanda à conserver
le prospectus : à bord du paquebot Monarque, il
pourrait disposer d’une suite de plus de 80 m2
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comprenant deux lits jumeaux convertibles en grand
lit double, balcon privé, chambre avec deux lits
d’appoint en hauteur, deux salles de bain, séjour avec
canapé-lit, minibar, deux télévisions, téléphone,
coiffeuse, home cinéma, bref le luxe. Il écarta la suite
royale, trop ostentatoire à son goût, et promit de
revenir pour déterminer une date et confirmer la
réservation. La mignonne employée qui l’avait reçu le
regarda partir avec un air dubitatif…
En fin d’après-midi, Bertrand avait fabriqué une
lettre pompeuse à souhait, avec en-tête alléchante et
multiples détails confirmant la croisière qu’il avait
gagnée, et précisant même qu’outre la personne de son
choix, il pourrait en emmener également une seconde
et même un animal de compagnie moyennant les
contributions financières correspondantes. Il hésitait en
effet à faire bénéficier sa fille de cette opportunité,
pensant alors que ce n’était pas le moment de la
distraire de ses études : pendant les quinze jours que
durerait la croisière, elle pourrait loger chez ses
grands-parents qui seraient ravis de l’accueillir. Il relut
plusieurs fois la lettre, y joignit le prospectus, et alla
acheter de jolis timbres à la poste la plus proche avant
d’adresser le tout à son domicile dans une grande
enveloppe bistre subtilisée à son cabinet et dont son
imprimante avait rédigé la destination.
Le jour suivant, il se décida à prendre possession de
son chèque : s’étant renseigné téléphoniquement
depuis une cabine publique et donc a priori anonyme,
Bertrand apprit que ce n’était pas à Boulogne qu’il
fallait se rendre mais à Nanterre ; il s’y fit mener en
taxi après avoir pris rendez-vous en se cachant de sa
secrétaire, prétextant une vérification urgente à
effectuer. Outre le chèque attendu, on lui remit alors un
2 20
« document pédagogique » destiné à l’aider à résoudre
les questions qu’il ne manquerait pas de se poser et
qu’il parcourut rapidement. Les conseils qui s’y
trouvaient prodigués lui parurent être fort
raisonnables :
– Déposer le chèque en banque le plus tôt possible
et effectuer un placement d’attente afin de ne pas
laisser dormir l’argent,
– Prendre le temps de réfléchir à ses envies et à
ses besoins mais s’offrir un premier plaisir,
– Définir ses objectifs, évaluer son futur niveau de
vie, notamment ses dépenses de fonctionnement,
– Consulter des spécialistes extérieurs à votre
entourage et les mettre en concurrence, éviter les
solliciteurs et les propositions alléchantes,
– Diversifier les placements,
– Ne faire évoluer son train de vie que très
progressivement.
Parmi les autres conseils qu’il put lire, celui de ne
pas révéler l’importance du gain lui parut être l’un
des plus sages. Par contre, il fut étonné de constater
que le chèque qu’il avait rangé dans son carnet ne lui
faisait aucun effet. Après tout, de telles sommes lui
passaient aussi entre les mains au cabinet, mais ne
représentaient alors rien d’autre pour lui qu’une
masse de problèmes à traiter.
Parallèlement au suivi individuel qui lui était
proposé par ailleurs, différents services à caractères
pédagogique, informatif et humain, étaient mis à sa
disposition, lui permettant s’il le désirait de passer
ainsi en douceur du rêve à la réalité puis du gain à la
richesse. Bertrand se vit donc offrir de participer à un
atelier sur la gestion de patrimoine, à des journées-