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DanscequartiercalmedeBelfast,riennedistinguaitvraimentlabâtisseparmilesautres.C’étaitunimposant bâtiment de briques rouges entouré de jardins, en retrait de la route. Il ressemblait àn’importequellegrandemaisondefamille.Jejetaiunedernièrefoisunœilsurlepapierquejetenaisàlamain.J’étaisàlabonneadresse,lenumérosurlabarrièremeleconfirmait.Jenepouvaispasrepousserl’échéancepluslongtemps.Jesaisismesbagages,quelechauffeurde
taxiavaitdéposéssurletrottoir,m’engageaidansl’alléeetpoussailaporte.«JesuisToniMaguire,annonçai-jeàlaréceptionniste.LafilledeRuthMaguire.»Ellemeregardad’unairétrange.«Oui.Votremèrenousaditcematinquevousalliezvenir.Nousnesavionspasqu’elleavaitune
fille.»Non,pensai-je,celam’auraiteneffetétonnée.«Venez,jevaisvousconduirejusqu’àelle.Ellevousattend.»D’unpasvif,elleemprunta lecouloirquimenaità lachambreoùse trouvaitmamère,avec trois
autrespersonnes.Jelasuivis,prenantsoindenepasmontrermesémotions.Quatre vieilles dames étaient assises devant leurs tables de chevet. Trois de ces tables étaient
recouvertes de photos d’êtres chers ; la quatrième, celle de ma mère, était nue. Je ressentis unpincementfamilier.Ellen’yavaitmêmepasmisunephotodemoibébé.Elleétaitassiselà,unecouverturesurlesgenoux,lesjambessurunrepose-pieds.Cen’étaitplusla
robustefemmequej’avaisvuelorsdemadernièrevisiteenIrlande,unanplus tôt,etquiparaissaitencoredixansdemoinsquesonâge.C’étaitunevieillefemmefragile,rabougrie,dontlamaladieavaitmanifestementatteintsaphaseterminale.Sesyeuxvertfoncéquiavaientsisouventbrillédecolèreétaientàprésentpleinsdelarmestandis
qu’elleme tendait les bras. Je laissai tombermes sacs sur le sol et répondis à son geste. Pour lapremièrefoisdepuisbiendesannées,mamèreetmoinousembrassâmesetmonamourpourelle,quis’étaitendormi,seraviva.«Tuesvenue,Toni,murmura-t-elle.— Je serais venue plus tôt si tume l’avais demandé », répondis-je doucement, découvrant avec
stupeurlesfrêlesépaulesquisedessinaientsousmesmainsàtraverssarobedechambre.Une infirmière entra, s’empressa d’ajuster la couverture autour des jambes de ma mère et me
demandapolimentsij’avaisfaitbonvoyagedepuisLondres.«Pasmal,répondis-je,j’aiseulementmistroisheuresdeporteàporte.»J’acceptaiavecplaisir la tassede théqu’ellemeproposaetque je fixaiunmoment, le tempsde
reprendrecontenance.Jenevoulaispasquemonvisagetrahisselechocquej’avaisressentidevantlafragilitédemamère.Elleavaitdéjàétéadmiseunefoisàl’hospicepouruntraitementanti-douleur;maisjesavaisquecettevisiteseraitladernière.Informédemonarrivée,lemédecindemamèrevintseprésenter.C’étaitunjeunehommecharmant
ettrèssouriant.«Ruth,demanda-t-il,êtes-vousheureusequevotrefillesoitvenuevousvoir?—Trèsheureuse», répondit-elledesavoixdistinguéeetaussidétachéequesielleparlaitde la
pluieoudubeautemps.Ilsetournaversmoi.Jenotaidanssesyeuxlamêmeexpressionétrangequen’avaitpudissimulerla
réceptionniste.«Puis-jevousappelerToni?C’estainsiquevotremèrevousaappelée.—Biensûr.— J’aimerais vous dire deux mots quand vous aurez fini votre thé. Venez dans mon bureau.
L’infirmièrevousmontreralechemin.»Ils’enallaaprèsavoiradresséunderniersourirebienveillantàmamère.Jeprisquelquesminutespourboiremonthé,carjen’étaisguèrepresséed’entamerunentretienque
j’imaginaisdélicat.Jefinisparallerm’enquérirdecequ’ilvoulait,àcontrecœur.Enentrantdanssonbureau,jefussurprisedevoirunautrehommeassisàcôtédelui.Seulsoncol
romaintémoignaitdesavocationreligieuse.Jem’assissurlaseulechaiselibre,regardailemédecind’unairquej’espéraisneutreetattendisqu’ilentamelaconversation.Quandilcommençaàexposerdoucementlasituation,moncœurseserra.Jemerendaiscomptequ’onattendaitdemoidesréponses;desréponsesquejerechignaisàdonner,parceque,sijelefaisais,j’allaislibérerdumêmecouptouslesdémonsdemonenfance.«Le traitement de votremère nous pose quelques problèmes, et nous espérons quevous pourrez
nousaideràcomprendrepourquoi.Lesanti-douleurnefonctionnentpasaussibienqu’ilsledevraient.Etpourêtrefranc,onluidonneladosemaximale.»Ils’interrompit,attendantuneréactionquinevintpas.«Pendantlajournée,elleréagitbienavecle
personnel soignant, elle les laisse l’accompagner à la cafétéria, elle fait attention à elle et a bonappétit.Leproblème,c’estlanuit.»Ilfitunenouvellepausemaismonvisageétaittoujoursaussiimpassible.Jen’étaispasencoreprête
àlâcherquoiquecesoit.Auboutdequelquessecondes,ilcontinua,unpeumoinsenconfiance.«Votremèreadesnuitstrèsagitées.Elleseréveilleextrêmementperturbéeetsouffreplusqu’elle
nedevrait.C’estunpeucommesielleluttaitcontresesmédicaments.»Oh, les heures noires, pensais-je. Je connaissais si bien ces heures où l’on ne contrôle plus ses
penséesetoùlessouvenirs lesplussombresrefontsurface.Impossiblealorsdetrouverlesommeil.Onestenvahiparledésespoir,lacolère,lapeuroulaculpabilité.Quandçam’arrivait,jepouvaismelever,mepréparerunthé,prendreunlivreouécouterdelamusique.Maismamère,quepouvait-ellefairepourévacuersesdémons?«Elleademandédeuxfoisàl’infirmièred’appelerlepasteur.Mais–ilsetournaverssonvoisin–
monamim’aditque,letempsqu’ilarrive,elleavaitchangéd’avisetnesouhaitaitplusluiparler.»Le pasteur confirma par un signe de tête et je sentis deux paires d’yeux scrutermon visage à la
recherchederéponses.Cettefois,cefutlepasteurquibrisalesilence.Ilsepenchasurlebureauetmedemanda:«Toni,ya-t-ilquelquechosequevouspuissieznousdireetquinousaideraitàaidervotremère?»Jeperçusuneréelleinquiétudedanssonregardetprissoindebienchoisirmesmots.«Jecroisquejecomprendspourquoimamèreadesnuitsagitées.EllecroitenDieu.Ellesaitqu’il
neluiresteplusbeaucoupdetempsavantdeseprésenterdevantLui,etjecroisqu’elleatrèspeurdemourir. Je voudrais être utile, mais je ne peux pas faire grand-chose. J’espère pour elle qu’elletrouveralaforcedevousparler.»Le médecin avait l’air perplexe. « Vous voulez dire que votre mère a quelque chose sur la
conscience?»Je pensai à tout ce dontmamère pouvait se sentir coupable, etmedemandai si ses souvenirs la
hantaient. Je fis un effort pour ne rien laisser paraître demespensées,mais ne pusm’empêcher derépondredansunsoupir.«Sansdoute.Elledevrait,entoutcas.Maisjenesaispassielleajamaisadmisavoirfaitquelque
chosedemal.»Lemédecinavaitl’airembarrassé.«Danscecas,çaacertainementuneinfluencesursontraitement.Quandl’espritestaussipeuserein
quesemblel’êtreceluidevotremère,lesmédicamentsnesontpas100%efficaces.—Alorsilfautmieuxsurveillermamèreetsontraitement»,dis-jed’untonplussecquejen’aurais
dû,tandisqu’unsentimentd’impuissancemontaitenmoi.Là-dessus,jeretournaivoirmamère.Quandj’entraidanssachambre,ellemeregardadanslesyeux.«Quevoulaitledocteur?»demanda-t-elle.Jesavaisqu’ellesavait.«Ilsm’ontditquetuavaisappelédeuxfoislepasteurenpleinenuitetquetuétaistrèsperturbée.»
Puismoncouragemequitta,commed’habitude.«Maiscen’estpaslapeinedes’inquiéter,n’est-cepas?»Enfant,j’avaisprisl’habitudedemeplieràsavolonté:«Pasdediscussion».Cettehabitudeavait
beletbienrésistéauxannées.Elle pleura beaucoup pendant le reste de cette premièrematinée. J’avais beau savoir que c’était
fréquent chez des patients en phase terminale, ses pleurs me bouleversaient. J’essuyais ses larmestendrement,commeellel’avaitfaitpourmoilorsquejen’étaisqu’unepetitefille.Ellememanifestaitplusd’affectionquedepuisdenombreusesannées:ellevoulaitprendremamain,parleretsesouvenirdesjoursheureux.Jelaregardais.C’étaitunevieilledamedontlesderniersjoursneseraientpasaussisereinsquejel’auraissouhaité.Jemerendiscompteàquelpointelleavaitbesoindemoi.«Combiendetempsvas-turester?medemanda-t-elle.—Aussilongtempsquetuaurasbesoindemoi»,répondis-jetoutbas,enessayantdedissimulerce
quejepensaisvraiment.Mamère,quiavaittoujourssulireenmoi,sourit.Dansunflash,jemesouvinsd’ellebeaucoupplus
jeuneetdesmomentsoùnousétionssiproches.Cefutcommeunedécharged’unamourpassé.«Jenesaispascombiendetemps...dit-elleavecunsourireironique.Maisjenepensepasquece
seratrèslong.»Elles’arrêtapuis,meregardant:«Tuesvenueseulementparcequetusaisquejevaismourir,n’est-
cepas?»Je serrai samain et lamassai doucement avecmon pouce. « Je suis venue parce que tume l’as
demandé.Jeseraistoujoursvenuesitumel’avaisdemandé.Et,oui,jesuisvenuepourt’aideràmourir
enpaix,parcequejecroisquejesuislaseuleàpouvoirfairecela.»J’espérais qu’elle trouverait la volonté de parler à cœur ouvert, et j’ai bien cru qu’elle allait le
faire,àunmomentdonnédecepremierjour.Elletiramamainverselleetmedit :«Tusais,Toni,quandtuétaisunpetitbébé,c’était laplus
belle période de ma vie. Je m’en souviens comme si c’était hier. Quand tu es née, dans mon litd’hôpital, je me sentais tellement fière de t’avoir faite, à vingt-neuf ans. Tu étais si petite et siparfaite...Jet’aimaistellement.Jevoulaisquetuaiesunebellevie.J’airessentitellementdetendresseetd’amouràcemoment-là...»Unebouleseformadansmagorge.Jemesouvinsd’avoirétéenveloppéedanssonamour,biendes
années plus tôt.Mamère, alors, me câlinait et jouait avec moi, elle me lisait des histoires et mebordait;jerespiraissonparfumquandellesepenchaitpourm’embrasser,lesoir.La voix d’une petite fille s’insinua dans ces souvenirs. Ellemurmurait : «Où est passé tout cet
amour,Toni?Aujourd’hui,c’esttonanniversaire.Elleditqu’elleserappelletanaissance.Elleditàquelpointellet’aimait,etpourtantquatorzeansplustard,elleafaillitelaissermourir.Ça,ellenes’ensouvientpas?Ellenepensepasquetut’ensouviennes,toi?Est-cequ’elleavraimentchasséçadesonesprit?Ettoi?»Jetentaidefairetairelavoix.Jevoulaisquemessouvenirsrestentdanslesboîtesoùjelestenais
enfermésdepuistrenteans,sanslesregarder,sansjamaisyrepenser,saufquandlesheuresnoiresleslaissaients’échapperetqu’ilsparvenaientàseraccrocherauwagond’unrêvefinissant.Alors leursfroids tentacules caressaient mon subconscient et faisaient remonter des images floues du passé,jusqu’àcequejemeréveillepourleschasser.Unpeuplus tardce jour-là, j’emmenaimamère, en fauteuil roulant, faireunepromenadedans le
parc.Elleavait toujoursadorécréerdebeauxjardins;unpeucommesisoninstinctmaternel,ensedétachantdemoi,s’étaitreportésureux.Ellemedemandadem’arrêterdevantplusieursplantesetarbustesdontellemedonnait lesnoms.
Ellemurmurad’unairtriste,davantagepourellequepourmoi:«Jenereverraijamaismonjardin.»Jemerappelaiêtrevenuelavoirautoutdébutdesamaladie.C’étaitlorsd’unséjourenIrlandedu
Nord avec une amie. Profitant de l’absence demonpère, qui était allé jouer au golf, j’avais renduvisiteàmamère.Ellem’avaitmontré,toutefière,unephotodesonjardinavantqu’ellenecommenceles aménagements – une sorte de terrain vague avec desmottes demauvaises herbes et pasmêmequelquesfleurssauvagespourl’égayer.Nous l’avions ensuite visité et quelque chose m’avait immédiatement fait sourire. À chaque
anniversaireetfêtedesMères,jeluioffraisdenombreuxplants.Ellememontracommentellelesavaitrepiqués,avecd’autresboutures,danstoutessortesderécipients:devieuxéviersdecuisine,despotsen terre cuite, un abreuvoir... Cela formait une explosion de couleurs dans le patio qu’elle avaitaménagé.Cejour-là,ellem’avaitprésentétoussesarbustes.«Celui-ci, c’estmon préféré : c’est un buddleia,m’avait-elle dit.Mais je préfère son surnom :
l’arbreauxpapillons.»Commepour justifiercetteappellation,unnuagedepapillonsavaitvirevoltéautourdespanicules
violettesdel’arbuste.Unpeuplusloin,unparterrederosesexhalaitunarômeentêtant.Leurspétalesarboraientdesnuancesallantdublanccrèmeauroseintense.Unpeuplusloinencoresetrouvaientles
lysadorésdemamère.Etuneautreparcelledujardinmêlaitfleurssauvagesetcultivées.«Siellessontbelles,cenesontpasdesmauvaisesherbes»,avait-elleplaisanté.Lescheminsétaientrecouvertsdegalets,avecdesarchesenfildeferautourdesquelleslejasminet
lechèvrefeuilleavaientapprisàsedéployer.Aupiedd’unedecesarchesnichaituneribambelledenainsdejardin.Ellelesappelait«mapetitepartd’absurde».Ellesemblait siheureuseet sereine,ce jour-là,que j’avaisprécieusement rangécesouvenirdans
monalbumphotointérieur.Jepourraisainsiyreveniràloisiretavecplaisir.Lelendemain,j’étaisalléeluiacheterunpetitabridejardinquejeluiavaisfaitlivrer.«Commeça,quelquesoitletemps,tupourrasprofiterdetonjardin»,luiavais-jeannoncé,touten
sachantqu’ellen’enprofiteraitpasplusd’unété.ElleavaitdonccrééunjardinanglaisenIrlandeduNord,unpaysqu’ellen’avaitjamaisconsidéré
commelesienetoùelles’étaittoujourssentieétrangère.Enmeremémorantcesouvenir,jemesentaissitristepourelle–mapauvremèrequiavaitrêvésa
vieetenavaitfaitsaréalité.Une part de moi était contente d’être avec elle à l’hospice, malgré sa faiblesse. Finalement, je
parvenaisàpasserdutempsseuleavecelle,untempsquis’amenuisaitminuteaprèsminute.Cesoir-là,j’aidailepersonnelàlacoucher,lacoiffaietl’embrassaisurlefront.«Jevaisdormirdanslachaiseàcôtédetonlit,luidis-je.Jeneseraipasbienloin.»Quandl’infirmièreluieutdonnésessomnifères,jem’assisprèsd’elleettinssapetitemainfragile.
Sapeau,striéedeveinesbleues,étaitpresquetransparente.Quelqu’unl’avaitmanucurée:lesonglesétaient bien limés et recouverts d’un vernis rose pâle. Rien à voir avec les ongles terreux qu’ellearboraitlorsdemaprécédentevisite.Quandellese futendormie, jeprisunromandeMavisCheeketm’installaiausalon.La tristesse
m’envahitàlapenséequelamèrequej’avaistantaiméeétaitentraindemourir.Malgrétoutlemal,toutes les choses qu’elle avait faites, j’étais triste qu’elle n’eût jamais été heureuse. Je pleurais larelation que j’avais toujours voulu vivre avec elle mais qui, à part dans ma plus tendre enfance,m’avaittoujoursétérefusée.Jeneparvinspasàliremonroman,cettenuit-là,incapabledecontrôlermessouvenirs.Monesprit
revenaitsanscesseàcesjoursheureuxpassésavecelle,oùjemesentaisaiméeetprotégée–lesoleilavantlanuit.Antoinette, la petite fille, vint àmoi dans cemoment particulier de l’aube où les rêves nous ont
quittésmaisoù laconscienceest toujoursendormie.Vêtuedegris,sonvisageblanccommel’ivoireluisaitsoussafrangebrune.«Toni,murmura-t-elle,pourquoinem’as-tujamaispermisdegrandir?—Laisse-moitranquille»,criai-jeensilence,tentantdelarepousserdetoutesmesforces.J’ouvrislesyeux.Seulsquelquesgrainsdepoussièreflottaientdansl’air.Maisquandjeprismon
visagedansmesmains,c’étaientmeslarmesd’enfantquicoulaient.«Toni,murmura-t-elle,laisse-moiteracontercequis’estvraimentpassé.Lemomentestvenu.»Jesavaisqu’Antoinetteétaitréveilléeetquejenepourraispasl’obligeràserendormircommeje
l’avaisfaitpendanttoutescesannées.Jefermailesyeuxetlaissailapetitefillecommenceràraconter
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Mespremiers souvenirs remontent à unemaison avec jardin, dans leKent, où je vivais avecmamère.Magrand-mère,unpetitboutdefemme,venaitsouventnousrendrevisite.Dèsquejel’entendaism’appeler « Antoinette, où es-tu ? », faisantmine deme chercher, je courais dans ses bras toutesaffairescessantes.Elle avait un parfum très particulier, unmélange de poudre et demuguet, qui par la suiteme fit
toujourspenseràelle.Quandjerespiraiscetteodeur,jesentaistoutl’amourqu’ilyavaitentrenous.Les jours de beau temps, nous nous promenions dans la grand-rue deTenterdon jusqu’à l’un des
salonsdethéauxpoutresdechêneapparentes.J’étaisapprêtéecommeilsedoitpourdetellessorties:jetroquaismeshabitsdetouslesjourscontreunejolierobe,onmelavaitlesmainsetlevisage,etonmecoiffait.Unefoisquemamèreavaitchoisidestalonsetunsacassorti,ellemettaitunpeuderougeàlèvres,
sepoudraitlenez,etnousétionsprêtesàpartirtouteslestrois.Une serveuse en tenue noire et blanche nous indiquait notre table.Ma grand-mère pouvait alors
passer commande : des scones avec de la confiture et de la crème, suivis de gâteaux nappés deglaçagesroseetjaune,accompagnésd’unjusdefruitspourmoietdethépourlesadultes.Dansunerobeàcoldroit,têtenue,mamèrebavardaitaimablementavecmagrand-mèrequi,quel
que soit le temps, dissimulait toujours ses cheveux roux sous un chapeau.Des femmes de leur âge,vêtues de robes imprimées et coiffées de chapeaux de paille ou de toques, venaient les saluer ensouriant,remarquantcommej’avaisgrandioucommentantletempsqu’ilfaisait–unsujetqui,auxyeuxdel’enfantquej’étais,semblaitavoiruneimportancedémesuréepourlesadultes.ParfoisaussinousallionsrendrevisiteàMrsTrivett,uneamied’écoledemagrand-mèrequi,pour
monplus grand bonheur, préparait elle-même ses bonbons dans son petit cottage noir et blanc. Sonminusculejardinétaitremplid’hortensiasframboisevif,dontlabrisefaisaitdanserleslargestêtesau-dessusdupetitmurdebriques.J’étaisfascinéeparlesdeuxnainsdejardinpotelés,munisdecannesàpêche,qui trônaient sous l’undesbosquets.C’estpeut-êtreMrsTrivettquia transmisàmamère legoûtdecespetitscompagnons.Magrand-mèrepoussaitleheurtoirrécemmentlustrécontrelaportenoireetMrsTrivett,dansson
largetablier,venaitnousouvrir,libérantledouxfumetdeladécoctionsucréequideviendraitbientôtlesbonbonsdontjeraffolais.Ellem’emmenaitdanssacuisinepourmemontrercommentellelespréparait.Suruncrochet,elle
faisait pendreprèsde laportede largesbandesdumélangenoir etblanc,qu’ellepressait et étiraitjusqu’à trois fois leur longueur. PuisMrs Trivett les décrochait et les débitait en petits rectanglesqu’elleenroulaitsureux-mêmes.Jel’observais,fascinée,lesjouespleinesdeséchantillonsqu’ellemepermettaitde«tester»etque
jefaisaisroulerautourdemalangue.Quandladernièregouttedesiropavaitcoulédansmagorge,jeluiposaismaquestionrituelle.«MrsTrivett,dequoisontfaiteslespetitesfilles?»
Jenemelassaisjamaisdesaréponse.«Antoinette,combiendefoisdevrai-jeteledire?Desucreetd’épices,biensûr,etdetoutesces
bonneschoses!»J’éclataisderireetellemegratifiaitd’unautrebonbon.Certainsjours,mamèrememontraitlesjeuxauxquelselleaimaitjouerquandelleétaitenfant;le
genredejeuxquitraversentlesâgesetpassentdegénérationengénération.Onhabillaitdespoupéesetonfaisaitdespâtésdesableavecunpetit seauetunepelle.Maismon jeupréféréconsistaità fairesemblantdeprendrelethédansunservicequemagrand-mèrem’avaitdonné.Jeplaçaisd’abordlespetitestassesetlessoucoupessurunenappe,àcôtédesquellesjeposaislathéièreetunpetitpotàlait.Puisjedisposaisavecsoindesassiettesassorties.Unefoislatabledresséeàmongoût,descaillouxoudesfleursfaisaientofficedegâteauxetd’en-cas,quej’offraisensuiteauxadultesquijouaientavecmoiouàmespoupées.Jeservaisdestassesdethéimaginaireetessuyaislespseudo-miettesaucoindeslèvresdemespoupées.Nonseulementmamèreavaitbeaucoupdetempspourjoueravecmoi,maiselleadoraitm’habiller
de beaux vêtements qu’elle confectionnait souvent elle-même.Elle passait des heures à brodermescorsages,commec’étaitlamodeàl’époque.Ellem’avaitfaitphotographierparunprofessionneldansunedesescréations,quandj’avaistrois
ans. Une robe vichy bordée de blanc. Mes petites jambes dodues croisées, j’arborais un sourireconfiantdevantl’objectif.J’avaisl’airdel’enfantchoyéequejesavaisêtrealors.Mamèrem’avaitmême inscrite auconcoursde«MissPears1 » et, à saplusgrande joie, j’étais
alléejusqu’enfinale.Unephotosouvenirtrônaitfièrementsurlacheminée.Ces joursheureuxoùnousvivions toutes lesdeuxétaientcependantcomptés.Pendantdesannées,
j’airêvédeleurretour;maisquandmonrêveseréalisa,plusdedixansplustard,cefutloindecequej’imaginais.Monpèreestrestédansl’arméeplusieursannéesaprèslaguerre.Ilnevenaitnousvoirquedetemps
àautreetchacunedesescourtesvisitesprovoquaitunbranle-basdecombatàlamaison.Àmesyeux,c’étaitunvisiteurdemarqueplutôtqu’unparent.Plusieurs joursavant sonarrivée,nous faisionsungrandménagedeprintemps.Onsecouait lescoussins,oncirait lesmeubleseton lavait les sols.Lamaisonembaumaitlesodeursdesesgâteauxetbiscuitspréférés.Enfin,lejourtantattendu,mamèremeparaitdemesplusbeauxvêtementsetsemettaitelleaussisursontrenteetun.Lesyeuxrivésàlafenêtre,nousattendionsquelabarrières’ouvreetqueretentisselavoixdemonpère.Mamèrecouraitalorsàlaporteetseprécipitaitdanssesbras.J’ai le souvenir d’un homme grand et séduisant.Mamère riait de bonheur, les joues légèrement
empourprées.Ilnousrapportaittoujoursdescadeaux:desbasdesoiepourmamère,duchocolatpourmoi.Mamèrelesdéballaitdélicatementetprenaitsoinderéserverlepapieràunusageultérieur.Pourmapart,jedéchiraisl’emballageenpoussantdescrisdejoie.Notrebienveillantvisiteurprenaitplacedanslefauteuilleplusconfortableetnousregardaitensouriant,savourantnotreplaisir.Pour mon quatrième anniversaire, j’ouvris un énorme paquet et découvris un gros éléphant en
pelucherouge.Jeletrouvaisplusbeauquen’importequellepoupée.JelebaptisaiJumboet,pendantplusieursmois, ilfut impossibledem’enséparer.JeprenaisJumboparlatrompeet le traînaisdanstoute lamaison. Il fallaitabsolumentquenousdormionsensemble,et ilm’accompagnaitdans toutesmessorties.
Quelquesmoisplus tard,monpèreannonçason intentionde renoueravec laviecivile. Ilvoulaitpasserplusdetempsavecsafemmeetsafille,nousdit-il.Quandmamèreentenditcela,sonvisages’illuminaetlessemainesquisuivirent,sonenthousiasmeétaitpalpable.Elleattendaitqu’ilrevienne,cettefoispourdebon.Je savais quel jour il devait arriver, grâce aux odeurs de pâtisserie et auménage intensif qui le
précédaient.Maisilnerentraquetroisjoursplustard.Cettefois,ilnenousrapportaitpasdecadeaux.En quelques heures, l’atmosphère insouciante de notre foyer changea à jamais. Les tensionscommencèrentdèscejour.Mamèrem’expliqualongtempsaprèsquec’étaitàcausedugoûtdemonpèrepourl’alcooletlejeu.
Sur lemoment, je n’en savais rien, sinon que cette tensionmemettait trèsmal à l’aise.En quittantl’armée, son indemnité en poche, mon père avait dépensé jusqu’au dernier sou au poker avant derentrercheznous.Mamèreavaitespéréquel’onpourraitacheterunemaison,dontelleferaitunnidconfortable. Ses espoirs étaient balayés. Quand elle se confia ainsi à moi lors d’un de nos raresmomentsd’intimité, ilmeparut évidentqu’elle avait vécu à l’époque lapremièredésillusiond’unelonguesérie.Avecunenfantquigrandissaitetpasd’argentdecôté,mamèreserenditcomptequ’ilfallaitqu’elle
trouveuntravail,siellevoulaitunjourpouvoirréalisersonrêved’avoirunemaison.Maisçan’allaitpas être facile. Non seulement les salaires des femmes n’étaient pas bien élevés dans la décennied’après-guerre,maisilyavaittrèspeudetravail.Àleurretour,lessoldatsvictorieuxquiétaientrestésdans l’armée pour contribuer à la reconstruction de l’Allemagne dévastée, s’étaient retrouvésconfrontés au chômage massif, à la crise du logement et au rationnement. Déterminée comme ellel’était,mamèreneselaissapasdécourager,etsapersévérancefinitparpayer.Elletrouvaunemploidansungarageàquelqueskilomètresdelamaison,pourtenirlacaisselanuit.Sonsalaireincluaitlajouissanced’unpetitappartementsombre.Pour mon père aussi, il fut difficile de décrocher un travail. Bien qu’il fût un mécanicien
expérimenté,onluiproposaseulementdetravailleràl’usine,denuitégalement.Commeiln’avaitpaslechoix,ilaccepta.Notreviepritalorsunetournurebiendifférente.Chaquematin,monpèrerentraitfatiguéetbougon,
et allait directement se coucher.Mamère, elle, avait unemaison à tenir et un enfant à élever. Ellegrappillaitunpeudesommeildèsqu’ellelepouvait.Magrand-mèrevenaitdetempsentempsmechercherpourunepromenade,maisellenousrendait
rarementvisite.Jenepassaisplusaucunejournéeseuleavecmamère.Lematin,jemeréveillaisdanscepetitappartement,serraisJumbocontremoietallaischerchermamèreaugarage,enpyjama,encoreàmoitiéendormie.Àcetteépoque-là,ellenesemitjamaisencolèrecontremoi.Elleprenaitmonpetitcorpspleindesommeildanssesbras,riaitetmontaitmerecoucher.Quelquesmois avantmoncinquièmeanniversaire, nousdéménageâmes ànouveau, cette foispour
unemaisonmitoyenneavecjardin.Monpèreavaiteuunepromotion:unCDI,unmeilleursalaireetdeshorairesmoinscontraignants.Le travaildenuitétaitépuisantpourmamère.Désormais,pour lapremièrefoisdepuisleretourdesonmari,elleseditqu’ellepourraitdevenirunefemmeaufoyeràpleintemps.La veille demon anniversaire, dansmon lit, je me demandais quel serait mon cadeau. Toute la
semaine,j’avaistournéautourdemamèredansl’espoirqu’ellemeledise.Insensibleàmesprières,elleavaitrienmedisantdepatienterjusqu’aujourJ.
Lematin,jesautaidulitauxauroresetexplorailesalon,lesouvenirdeJumboàl’esprit.Maisiln’yavaitaucunpaquet.Voyantmonairdéçu,mamèremeditquenousallionsnousrendrechezquelqu’un;moncadeauétaitlà-bas.Àpeineeus-jefinimonpetitdéjeunerquej’étaisdéjàhabilléeetprêteàpartir.Maindanslamain,
mamèreetmoimarchâmesjusqu’àl’arrêtdebus.Unbusrougeàdeuxétagesnousemmenajusqu’auvillage voisin, distant de quelques kilomètres. Nous fîmes ensuite un petit bout de chemin à piedjusqu’àunemaisonquejen’avaisencore jamaisvue.J’étaisperplexe.Jen’avaisaucuneidéedecequepourraitêtremoncadeau.Àpriori,c’étaitdanslesmagasinsqu’onachetaitlescadeaux...Quandmamèrefrappaàlaporte,j’entendisunconcertd’aboiements.L’excitationmonta.J’aimais
encore beaucoup Jumbomais je commençais àm’en lasser. Ce que je désirais alors plus que tout,c’étaitunpetitchienàmoi.Monrêveallait-ilseréaliser?Unepetitefemmereplèteauxcheveuxgrisnousouvritlaporte.Elleétaitentouréedeplusieursfox-
terriersnoirs àpoilsdursqui remuaient laqueueen sautillant.Elle essayadecalmer leur chahut etnousfitentrerdanssacuisinespacieuse.Monexcitationmontad’uncranlorsquejevis,prèsdupoêle,unpanierremplidechiotsendormis.Justeàcôté,unepetitecréatureduveteuse,aveclestachesnoiresdesadultesetdesyeuxmutins,titubaitsursespattesencoretremblantesetreniflaitautourd’elledesonmuseaunoir.Avantquemamèreaiteu le tempsdedemanderà ladamedem’enprésenterd’autres, jem’étais
précipitéevers leplusaudacieuxdeschiots.Agenouilléeprèsd’elle, jesus toutdesuitequ’ellemevoulaitpourmaîtresse.Jelapriscontremoietrespiraisonodeurchaude.Sapetitelanguerugueusemeléchaitlevisagetandisqu’ellesetortillaitdansmesbras.Lecourantpassaitentrenous.Elledevintlameilleureamiedemonenfance.«C’estcellequetupréfères?»medemandamamère.Ellevitmonvisageradieuxetn’eutpasbesoind’uneautreréponse.«Alorselleestàtoi.C’esttoncadeaud’anniversaire.»J’euslesoufflecoupé.Monsouhaitlepluscherseréalisait.J’embrassailepetitanimalsurlatête.
Duhautdemescinqans,jevoulaisluimontrertoutmonamourmaternel.«Commentvas-tul’appeler?»demandamamère.Jemesouvinsalorsd’uneautrepetitecréatureintrépide.Unpersonnagequej’avaisvulorsd’une
merveilleuse journéeà laplagequelquesmoisplus tôt.Magrand-mèrem’avait emmenéeen trainàRamsgate,unevillecôtièreduKent.Alorsquenousachetionsuneglace, j’avaisaperçudesenfantsassisenrondeausoleil.Ilsriaientetsemblaientabsorbésparunspectaclequiétaithorsdemavue.J’avais tiré ma grand-mère par la manche pour l’emmener vers eux, et j’avais soudain vu lespersonnagesdePunchetJudy2.Fascinéepar leurspitreries, j’étais restéeclouéeausol, laissantmaglacefondredansmamain.JehuaisquandPunchattaquaitJudyetpoussaisdescrisdejoieaveclesautresenfantsquandcelle-ciluirendaitsescoups.Mêmequandlemarionnettisteétaitvenuparminousquémanderquelquepièce,lemystèredesdeuxpetitspersonnagesétaitdemeuréentieràmesyeux.Jen’avais épargné aucune question à ma grand-mère, dont la patience était sans bornes, sur cetextraordinairespectacle.«Jevaisl’appelerJudy»,répondis-je.Cetanniversairedemeuraleplusbeausouvenirdemonenfance.Mamèrem’inscrivitdansuneécoleprivée.Ellem’yaccompagnaitchaquematinetm’attendaitàla
sortiedel’école,souriante.J’avaisl’impressiond’êtreunegrandefilledansmonuniforme,avecmescrayons,magommeetmespremierslivresdeclassesoigneusementrangésdanslecartableentoilequejeportais sur l’épaule.À l’école, jen’arrêtaispasdepenserà Judyetattendaisavec impatience letintement de cloche libérateur.Arrivée à lamaison, jeme débarrassais demon uniforme et avalaisprécipitammentmongoûter.J’avaisensuiteledroitd’allerjoueruneheureauballonavecJudy.Quandmamèreestimaitquenousavionsdépensél’uneetl’autreassezd’énergie,elleouvraitlaportedelacuisineetnousdemandaitderentrer.Jeprenaismonlivredelectureoudecalculdansmoncartableetm’installaisalorsàlatabledelacuisinepourtravailler,tandisquemamèrepréparaitledîner.Judy,épuisée,s’allongeaitàmespieds.ÀNoël,cen’étaitdéjàplusunchiotmaisunepetitechienne.Avecmonargentdepoche,j’achetai
une laisse rouge munie d’un collier assorti. Désormais, fièrement emmitouflée dans mon manteaud’hiverbleumarine,jepartaismepromeneravecJudy,quesafourrureprotégeaitdufroid.J’étaisfollede joie à chaque fois que quelqu’un s’arrêtait pour l’admirer.Mon bonheur fut complet quand magrand-mèrerecommençaàvenirnousvoirrégulièrement.Onnem’avaitdonnéaucuneexplicationsurlesraisonsdesonéloignement.Desannéesplustard,ellem’avouaqu’elleavaitétéconsternéedenousvoir nous installer au-dessus du garage, qu’elle n’avait jamais aimémon père et qu’elle ne l’avaitjamaistrouvédignedemamère.Mêmesij’étaisplusqued’accordavecelleàcemoment-là,ilétaittroptardpours’étendresurlesujet.Commemoi,magrand-mèreadoraitJudyqui le lui rendaitbien.Elle laprenaitdanssesbras, lui
chatouillaitleventreetJudyluiléchaitlevisage,balayantaupassagesapoudreparfumée.Magrand-mèreapportait souventdescadeaux, surtoutdes livres,qu’elle trouvait le tempsdeme
lirequandmamèreétaittropoccupée.Quandmesparentsm’annoncèrent,enfévrier,quenousallionsdéménagerenIrlandeduNord,d’où
étaitoriginairemonpère, l’idéedeneplusvoirmagrand-mèreaussisouventmegâchamonplaisir.Maismon appréhension se dissipa, car ellem’assura à plusieurs reprises qu’elle viendrait souventnousvoir.Enfait,jenelareverraisquesixansplustard.Nous lui écrivîmes de nombreuses lettres, qui cachaient la réalité de notre vie de famille. Elle
n’oublia jamaisNoël ni les anniversaires,mais la lettre tant attendue qui devait annoncer sa venuen’arrivajamais.Àl’époque,jen’étaispasaucourantdetouslesprétextesquetrouvaitmamèrepourqu’elleneviennepas.Àmesyeux,magrand-mèredevintdoncpeuàpeuunepersonnequim’avaitaiméejadis.
1.ConcoursorganiséàpartirdesannéescinquanteparlamarquedesavonPears.(N.d.T.)2.CélèbrespectacledemarionnettesenGrande-Bretagne.(N.d.T.)
3
Poséessurlesol,troispetitescaissesàthéetunevaliserésumaienttoutel’étenduedenosbiens.Aucoursdesdixannéesquisuivirent,jelesvissouventfaitesetdéfaites,etellesfinirentpardeveniràmesyeuxlesymboledeladésillusion.Àcinqansetdemi,toutefois,j’yvoyaisplutôtledébutd’unegrande aventure. La veille au soir, ma mère avait triomphalement planté les derniers clous sur latroisièmecaisse.Nousn’attendionsplusquelacamionnetteetnotrevoyagepourraitcommencer.Mon père était parti depuis plusieurs semaines en Irlande duNord à la recherche d’un logement
convenable,etilnousavaitenfinfaitsignedelerejoindre.Unesemaineplustôt,salettretantattenduenousétaitparvenue.Mamèrem’enlutdesextraits.D’unairenthousiaste,ellemeditqu’ilnousavaittrouvéunemaisonàlacampagne.Maisd’abord,nousirionsrendrevisiteàsafamillequiavait trèshâte de nous voir. On y resterait une quinzaine de jours, le temps que les meubles et les bagagesarrivent,etl’onpourraitalorsemménagerdansnotrenouvellemaison.Mamèrenecessaitdemerépéterquej’allaisadorerl’Irlande,queceseraitunevieagréableetque
j’allaisaimermanouvellefamille.Elleétait toutexcitéequandelleparlaitdesesprojets ;onallaitvivre à la campagne, créer une ferme avicole et cultiver nos propres légumes. Ses discoursm’évoquaientlesadorablespoussinsjaunesdescartesdePâques,etmonenthousiasmefutbientôtaussigrandquelesien.J’écoutaislespassagesqu’ellemelisaitdelalettredemonpère;ilparlaitdemescousins,de lamaisonà lacampagne, ildisait combiennous luimanquions.Lebonheurdemamèreétaitcontagieuxquandellemedécrivaitlavieidylliquequinousattendait.La camionnette emporta nos meubles et nos bagages. Je contemplai les pièces vides avec des
sentimentsmêlés:j’appréhendaisdequittercetuniversfamilier,maisj’étaisimpatientededécouvrirunnouveaupays.Mamère prit quelques bagages àmain et je serrai la laisse de Judy.Un voyage de vingt-quatre
heuresnousattendait.Pourmoi,c’étaitl’aventure,maispourmamère,cefutsansdouteuneépreuveécrasante.Nonseulement il fallaitqu’ellemesurveilleetqu’elle surveillenos sacs,mais ilyavaitaussiJudy,unepetitechienneespiègledésormais.Unbusnousemmenajusqu’àlagare,avecsesjardinièresdefleursetsessympathiquesporteurs.On
prituntrainpourlesMidlands,puisunecorrespondancepourCrewe.Depuisnotrecompartiment,jeregardaislesnuagesdevapeurs’échapperdelamotriceetj’écoutaislecliquetisrégulierdesroues,quisemblaitrépéter:«NousallonsenIrlandeduNord,nousallonsenIrlandeduNord.»J’avaisdumal à rester assise,mais l’excitationnem’avait pas coupé l’appétit.Mamère, qui ne
faisaitpasdedépensesinutiles,nousavaitpréparéunpique-nique.Jedéfislepapierbrunsulfuriséquiemballaitplusieurssandwichesaucorned-beefetunœufdur,quej’écalaienregardantparlafenêtre.Mondéjeunerseterminaparunepommetandisquemamèreseservaitunetassedethé.Dansunautrepaquet, elle avait mis des restes de nourriture pour Judy, une bouteille d’eau et un petit bol enplastique. La chienne n’en laissa pas une miette, lécha mes doigts en signe de remerciement puiss’endormit,enrouléeautourdemespieds.Quandnouseûmesterminénotredéjeuner,mamèrepritunlingehumidedansunautrepetitsacetmedébarbouillalevisageetlesmains.Puiselleserepoudraetremitunpeudesonrougeàlèvresfoncéfavori.
La gare de Crewe avait l’air d’une grande caverne bruyante, sale etmal éclairée, bien loin despetitesgarescoquettesduKent.Mamèrem’emmitoufladansmonmanteaudelaine,medonnalalaissedeJudyetsaisitnossacs.Le train qui allait de Crewe à Liverpool était rempli de passagers d’humeur guillerette, dont
beaucoupdemilitaires qui rentraient chez eux en permission. Il nemanquait pas de bras pour nousaiderà rangernosbagagessur laclayetteau-dessusdenos têtes. Judyeut son lotdecaressesetdecompliments,cequimefittrèsplaisir.Maravissantemère,avecsachevelurebruneauxépaulesetsasveltesilhouette,dutexpliqueràplusd’unmilitaireentreprenantquesonmarinousattendaittouteslesdeuxàBelfast.Muniedemonlivredecoloriageetdemescrayonsdecouleur,jenevoulaisrienraterduvoyageet
luttaisdésespérémentpourgarder lesyeuxouverts.Maisenvain.Auboutd’uneheure, je tombaidefatigue.Àmonréveil,nousétionsarrivéesàLiverpool.C’estàtraverslestourbillonsdevapeurquejevis
lebateaupourlapremièrefois:uneénormemassegriseintimidantequinoussurplombait.Sonombres’abattaitsurlafouledevoyageursquiaccouraientverslapasserellepourgrossirlafiled’attente.Leschétiveslueursdel’éclairagepublicsereflétaientfaiblementdanslebaind’eaupoisseuseoùtanguaitdoucement le bateau. Je n’avais encore jamais vu que les petits bateaux de pêche de Ramsgate, etj’étaistrèsintimidéeàl’idéedevoyagersuruntelmastodonte.Alorsquenousnousmêlionsàlafoulepourrejoindrel’embarcadère,jeserraiunpeupluslalaissedeJudyetmerapprochaidemamère.Une fois àbord, un steward coifféd’une casquetteblanchenous accompagna jusqu’ànotrepetite
cabinededeuxièmeclasse,équipéed’unechaiseenbois,d’unecouchettesimpleetd’unpetitlavabo.«Quoi,onvadormiràdeuxlà-dedans?»m’exclamai-je,incrédule.Lestewardm’ébouriffalescheveuxdansunéclatderire.«Biensûr,tuneprendspasbeaucoupde
place!»Cettenuit-là,jemeblottiscontremamèreetmelaissaibercerparleroulispendantpresquetoutle
voyage, qui dura douze heures. Je ne fus pas sujette aumal demer, dont souffrirent la plupart desvoyageurs,commenousleditlegarçonquivintnousservirlepetitdéjeunerlelendemainmatin.Lesoleiln’étaitpasencorelevéquandnousarrivâmesàBelfast.Ilfallutunenouvellefoisfairela
queuepourdébarquer.Certainspassagersfaisaientdegrandssignesdelamainens’appuyantcontrelarambarde.Commej’étaistroppetitepouryaccéder,jeduscontenirmonimpatience.Lebateaufitunedernièremanœuvreetl’onabaissalapasserelle.JevisalorsBelfastpourlapremièrefois.Lalueurdel’aubebrillaitsurlespavéshumides,oùdepetitsponeystiraientdescarriolesenbois.
Une foule se pressait au pied de la passerelle, un sourire accueillant sur le visage.Les amis et lesparentsseretrouvaient.L’accentrugueuxd’IrlandeduNordmeheurtaitlestympans.Toutétaitsidifférent.Mamèreetmoicherchionsmonpèreduregardetlevîmesenmêmetemps:il
venaitversnousavecungrandsourire.Ilserramamèretrèsfortcontreluietl’embrassa;puisilmepritdanssesbras,meberçaetm’embrassabruyammentsurchaquejoue.Judyreniflasespiedsd’unairméfiantet,pourunefois,neremuapaslaqueue.Il nous dit combien nous lui avionsmanqué, à quel point il était heureux que nous soyons là et
combientoutlemondeétaitimpatientdenousvoir.Ilpritnosvalisesetnousaccompagnajusqu’àunevoiture.Il l’avait empruntée, nous dit-il en nous lançant un clin d’œil, pour faire la dernière partie du
voyage.Ma mère rayonna de plaisir : il avait tenu à ce qu’elle n’ait pas à prendre un train pourColeraine,ilpréféraitpassercesprécieuxmomentsavecnous.On entama la dernière partie du voyage. Il lui prit lamain et je l’entendis lui dire : «Tout sera
différent,tuvasvoir,onvaêtreheureuxici.CeserabienpourAntoinetteaussi,l’airdelacampagne.»Mamèreposalatêtecontresonépauleetilpenchalasienneunbrefmomentcontreelle.Cejour-là,leurbonheurétaitpalpable.J’avaisbeaun’êtrequ’unepetitefille,j’enétaisconsciente.Pour la première fois, jeme sentis exclue.Mon père n’avait d’yeux que pourmamère. Elle lui
souriait, ils étaient absorbés l’un par l’autre. Tandis que je regardais le paysage, un sentimentd’appréhensiongermaenmoi–commesij’avaisperçuunsignedeschangementsàvenir.Jevisleprofilbleudesmontagnesirlandaises,dontlessommetsétaientencorenoyésdanslabrume
du petit matin. Dans ce décor sauvage, des maisons grises, carrées et trapues, si différentes descottagesnoirsetblancsduKent,venaientromprelesétenduesdeverdure.Dansdeschampsséparéspardesmuretsdesilex,jeremarquaiplusieurstroupeauxdemoutonsblottislesunscontrelesautrespour se tenir chaud. Nous traversâmes de petits hameaux où une modeste maison faisait officed’épicerie pour les habitants du coin. Dans les cours boueuses de petites fermes, des cochonsreniflaientlesol;despouletsfaméliquespicoraientautourd’eux.Surnotrepassage,desenfantsnousfirentdessignesdelamain.JehissaiJudyàlafenêtreetlessaluaienretour.Je décidai d’aimer ce que je découvrais de l’Irlande etmemis à penser àma nouvelle famille.
J’adoraismagrand-mèrematernelle,quiétaitrestéeenAngleterre.Pourtant,j’avaishâtederencontrerma famille irlandaise. Ma mère avait tenté de me les décrire, mais je n’arrivais pas à me lesreprésenter.Jesavaisqu’ilsm’avaientvuetoutbébé,maisjen’engardaisaucunsouvenir.Leschampslaissèrentbientôtlaplaceàdelargesroutesbordéesdegrandespropriétésavecjardin,
qui débouchaient un peu plus loin sur des maisons jumelles à bow-windows, avec leurs jardinsrectangulaires séparés par des haies bien entretenues. Puis nous longeâmes des rangées demaisonsidentiquesetcontiguës,avecleursarbustessansfleursprotégéspardesmurets.Mon père nous annonça que nous n’étions plus très loin de chez sa mère, où un déjeuner nous
attendait.Jemesouvinsquej’avaisfaim:lepetitdéjeunerremontaitdéjààplusieursheures.Quelquesminutes plus tard, toute verdure avait disparu. Les rues étaient devenues étroites et les
maisonssombres.Nousnousengageâmesaumilieudepetitesmaisonsdebriquesrougesquidonnaientdirectementsurlarue.C’étaitlàquemonpèreavaitgrandi,medit-il,etquevivaittoutesafamille.Jedressailatêteetvisuneruequineressemblaitàriendecequej’avaispuvoirauparavant.Appuyéescontrelaported’entréedeleursmaisons,desbigoudisdanslescheveuxmaintenusparun
fichu,desfemmessurveillaientdesmorveuxquijouaientdanslecaniveau,toutendiscutantavecleursvoisinesd’enface.D’autres,jambesnues,enpantoufles,fumaientdescigarettes,adosséesaumur.Desenfants en haillons jouaient au cricket en visant des guichets dessinés sur lesmurs, tandis que deschiensaupedigreedouteuxaboyaientrageusementententantd’attraperlesballes.Deshommesenbrasdechemiseetbretelles,lesmainsdanslespoches,déambulaientsansbut,unecasquettesurlatête.Unpetitgroupesemblaitplongédansuneconversationanimée.Plusieurschiensaccoururentquandnousnousgarâmes,etnouseûmesdumalàsortirdelavoiture.
Comme je ne savais pas s’ils étaient bien intentionnés ou pas, je pris Judy dansmes bras pour laprotéger.Elleremualaqueueensignederemerciementetsetrémoussapourmefairesavoirqu’ellevoulait descendre. Une petite femme dodue aux cheveux blancs nous attendait, les mains sur leshanches,ungrandsourireauxlèvres.
Elle donna une énergique accolade àmon père et nous ouvrit la porte. Après quelquesmarchesraides,nouspénétrâmesdirectementdansleminusculesalondelamaisondemesgrands-parents.Un feu de charbon flamboyant diffusait sa chaleur dans la pièce remplie desmembres de la plus
proche famille de mon père. Mon grand-père ressemblait à mon père, en plus vieux et plus petit.C’étaitunhommerâbléauxcheveuxépaisetonduléscoiffésenarrière.Mais les refletsauburndescheveuxdemonpèreétaientdevenuschezmongrand-pèred’ungris-jaunepâle.Commemonpère,ilavaitlesyeuxgrisnoisettemaisquandilsouriait,seslèvreslaissaientapparaîtredesdentsjaunesettachées,etpaslesourireéclatantdesonfilsaîné.Ma grand-mère, une petite dame ronde habillée tout en noir, ramassait ses cheveux blancs en
chignon.Elleavaitlesjouesrougescommedespommesetdesyeuxbleusscintillants.Elles’affairaitjoyeusementautourdenous.Jefustoutdesuiteconquise.« Antoinette, s’écria-t-elle, la dernière fois que je t’ai vue, tu étais un bébé et regarde-toi,
maintenant,tuesunegrandefille!»Ellefitavancerunejeunefemmequ’ellemeprésenta:TanteNellie.Menue,bruneauxyeuxmarron,
Nellieétaitl’uniquesœurdemonpère.Onnousprésentaensuitesesdeuxjeunesfrères,OncleTeddyetOncleSammy.Detouteévidence,
ils étaient en admirationdevantmonpère. Il était impossibledenepas aimerTeddy, un adolescentmaigrecommeunclou,auxcheveuxroux,affubléd’unsourirecommunicatif.Avecquelquesannéesdeplusetdescheveuxbruns,Sammyavaitunvisageplussévère.Ilsemblaitcontentdenousvoir,maissonaccueilfutmoinsdémonstratif.Teddy se proposa d’emmener Judy se dégourdir les pattes. Je lui tendis la laisse de bon cœur.
Encoreunpeutimideparmicesnouvellestêtes,jenetenaispasàm’aventurerdehorsaussivite.Magrand-mèreetNellies’affairaientautourdenous.Onmitdelanourrituresurlatableetonversa
del’eaubouillantedansunethéièreenaluminium.«Etmaintenant,asseyez-vous,ditmagrand-mère.Vousdevezsûrementavoirfaim.»Onamenadeschaisesautourdelatablebiengarnie,ettoutlemonderegardamagrand-mèreremplir
mon assiette. Il y avait un assortiment de sandwiches, certains à la mortadelle ou au corned-beef,d’autresaubeurredepoisson. Ilyavaitdu soda-bread1 complet etdespancakes irlandais,petits etépais,généreusement tartinésdebeurreetdeconfiturede fraise.Puisun cake, qui devait à lui seulreprésenterlarationdenourrituredetoutelafamille.Jen’euspasbesoind’encouragementspourmerégalerdanslebrouhahadelaconversationdesadultes,quibombardaientmesparentsdequestions.Quandjenepusplusrienavaler,mesyeuxcommencèrentàsefermer.Entrelachaleurdelapièce,
lelongvoyageetlefestinquejevenaisdefaire,lafatiguecommençaitàsefairesentir.J’entendisdesvoixd’adultess’exclamersuruntonamuséquejem’étaisendormie,etjesentislesbrasdemonpèremesouleveretm’emmenerjusqu’àunechambreàl’étage.Il était plusde seizeheuresquandmamèreme réveilla.Encore tout ensommeillée, jeme laissai
faire;ellemelavaetm’habillapourmeprépareràuneprochainevisite.Enfait, toutelafamilledemonpèrevoulaitnousrencontrer.Commej’étaishabituéeàlapetitefamilledemamère,composéedemagrand-mèreetdequelquescousinsquel’onvoyait rarement, jemesentaisdépasséepar touscesprénomsqu’il fallait retenir.Nousdinâmeschezmongrand-oncle,dans lamêmerue.OncleEddyetTante Lilly, comme on me les présenta, et leurs deux filles adolescentes, Mattie et Jean, avaientpréparéun repasennotrehonneur.Unmenu typiquement irlandais,medit-on :degrosmorceauxde
poulet,dujambonblancenrobéd’unmélangedemieletdemoutarde,desœufsdurs,destomatesrougevif et des pommes de terre en robe des champs. En dessert, un diplomate maison accompagné denombreusestassesdethé.Ànouveau,jemesentisenveloppéeparlachaleurdemafamillepaternelle.IlsposèrentdesquestionssurnotrevieenAngleterre,surnotrevoyageet surcequemesparents
comptaientfaire.Oùallions-nousvivre?Dansquelleécoleirais-je?Jeremarquaiquelaréponsedemamèrelesétonna:j’iraisdansuneécoleprivée,commeenAngleterre.Quelquesannéesplustard,jemerendiscomptequeseulslesélèvesboursiersdeParkStreet,l’undesquartierslespluspauvresdeColeraine,pouvaientalleràl’écolequemamèreavaitchoisiepourmoi.À peine avions-nous eu le temps de répondre qu’ils entamèrent le chapitre des potins familiaux.
Malgré mon jeune âge, je sentis bien que tout cela n’intéressait pas ma mère. J’avais appris àreconnaîtrelesourirepoliqu’elleaffichaitlorsqu’elles’ennuyaitensociété.Àl’inverse,monpère,aucentredel’attention,arboraitunsourireradieux;chaquenouvellehistoirelefaisaitrire.Épuisée par toute cette excitation, heureuse d’appartenir à une si grande famille, je m’endormis
sereinementdanslecanapé-litdelachambredemesparents.Le lendemainmatin, je fus réveillée par la lumière qui filtrait à travers les rideaux de la petite
fenêtre.Jecherchaimamère,maisonmeditquemesparentsétaientpartispourlajournéeetquejedevraisresteravecmagrand-mère.Ma mère ne m’avait jamais laissée seule sans me prévenir. Je sentis à nouveau une pointe
d’appréhension,commeunlégersentimentd’abandon.Jeregardaimagrand-mère.Ladouceurdesonvisagesuffitàbalayermesdoutes.Jefismatoilettedans l’évierde lacuisine,pendantqu’ellemepréparaitune«fritured’Ulster»,
commeelledisait,àbasedepancake,deboudinnoiretd’œufs.Danslestoilettes,quisetrouvaientàl’extérieur, je fusdéçuede trouver,à laplaced’unrouleaudepapier toilette,desfeuillesdepapierjournal soigneusement découpées. Quand j’en fis part à ma grand-mère, elle parut gênée et me ditqu’elle n’avait pas eu le temps d’en racheter.Ce n’est que quelquesmois plus tard que je réalisaiqu’un journal pouvait avoir de nombreuses fonctions, lorsqu’on vit dans la pauvreté au point deconsidérerlepapiertoilettecommeunluxeinutile.Unefoislepetitdéjeunerdébarrassé,magrand-mèrefitbouillirdel’eauetmeproposadel’aiderà
faire la lessive. Dans la courminuscule, il y avait une grande bassine enmétal remplie d’une eaufumante et savonneuse. Elle y fixa une planche, prit une brosse et se mit à frotter avec force desserviettes et des chemises.Sesmains rouges et gercées étaient si différentes de celles demamère,blanches,auxonglessoigneusementvernis.Jel’aidaiàpasserlelingedansl’essoreuse,letenantparunbouttandisqu’elleintroduisaitl’autre
entrelesrouleaux–uneopérationqu’ilfallaitrépéterplusieursfois.Lesdoigtsengourdisparlefroid,nous étalâmes ensuite le linge sur un fil tendu entre la porte de derrière et les toilettes. Nous lehissâmesaussihautquepossiblegrâceaubâtondeboisquisoutenaitlefil.Lelingeflottaitdansl’airfraisau-dessusdenostêtes.Mongrand-pèrerevintàmidi,nonpasdutravail,commejelepensais,maisdechezlesbookmakers
oubien,s’ilavaitmisésurleboncheval,dupub.Jemislatable,recouvertedepapierjournal,etl’onservitledéjeuner:soupeetsoda-bread.Jepassail’essentielduweek-endavecmesgrands-parents.Mesparentsnerevinrentqu’aprèsmon
coucheret ledimanchematin, jedusmerésoudreà les laisserpartirunenouvelle foispour toute la
journée. Ma mère vit ma mine déconfite et me promit que nous passerions la journée du lundiensemble.«D’abord,on ira t’inscriredans tanouvelleécole,medit-elle.Ensuite,si tuesgentilleetque tu
aidestagrand-mèreaujourd’hui,tuaurasunerécompense:jet’emmèneraidéjeunerquelquepart.»Sesmotsm’apaisèrentetjeretrouvaimonsourire.Ellemeserracontreelleets’enalla,laissantson
parfumflotterdanslapièce.Le lendemain, un timide soleil d’hiver parvint à éclairer, mais guère à réchauffer, une froide
matinée. Toutefois, la perspective de passer la journée avec ma mère me faisait oublier le tempsglacial.«C’estseulementàunedemi-heuredemarche»,merassura-t-elle.Après lepetit déjeuner, nousmarchâmesmaindans lamaindans les rues étroitesdeParkStreet,
traversâmesunsquareetprîmesdesavenuesarboréesenretraitdesquellessedressaientdegrandesmaisonsdebriquesrouges.L’écoleressemblaitauxautresmaisons,sicen’étaitlaprésencedecourtsde tennis et de bâtiments préfabriqués gris. Nous entrâmes dans le hall et nous présentâmes àl’intendant.Quelques minutes plus tard, il nous mena jusqu’au bureau de la directrice. C’était une femme
imposante, aux cheveux blancs légèrement bleutés, vêtue d’un tailleur gris presque entièrementrecouvertd’uneétolenoire.«Enchantée,jesuisMrsJohnston,dit-elle,tudoisêtreAntoinette.»Elleparlaunmomentavecmamèrepuismefitpasseruntestdelecture.Jeparvinsàlireletexte
sansbafouiller,malgrémanervosité.Ellemefitungrandsourire.«Antoinette,tulistrèsbien,bienquetun’aiespasséquequelquesmoisàl’école.Tamèret’a-t-elle
apprisàlire?—Non,c’estmagrand-mère, répondis-je.On lisait lesbandesdessinéesdeFlookdans leDaily
Mail. » Elle rit etme demanda ce quema grand-mèrem’avait appris d’autre. Je lui répondis quej’avaisapprisàcompterenjouantauxcartes,cequisemblal’amuser.«Ehbien,jecroisqu’ellealeniveau,dit-elleàmamère.Jepensequetoutsepasserabien.»Ma mère avait l’air ravie et j’étais heureuse de lui faire plaisir. Après diverses formalités,
Mrs Johnston nous fit visiter l’école. Pendant la récréation, je vis de petits groupes d’élèves enuniformevertjouerdanslacour.Jemedisquej’allaisêtreheureusedanscetteécole.Mamèreetmoimarchâmesensuitejusqu’àlavilletouteproche,muniesdelalistedecequ’ilfallait
acheter.D’abord,monuniforme:unerobeverte,troischemisiersblancsetunecravateverteetnoire.Nousachetâmesaussiunélégantblazervertavecunécussonblancsurlapoitrine.Mamèremeditquec’étaitmagrand-mèreanglaisequimel’offrait.Puisnousallâmesàlalibrairie.Encombréesde tousnospaquets,nousparvînmes toutefoisàaller jusqu’àunsalonde thépour le
déjeunerpromisparmamère.«Jesuissûrequetuvasaimertanouvelleécole»,medit-ellealorsqu’onvenaitdenousservir.La
bouchepleined’unsavoureuxcrumpet,jeluirépondisd’unhochementdetêtejoyeux.Lematindemapremièrejournéeàl’école,jebondisdemonlitetmeprécipitaidanslacuisinepour
me laveretprendre lepetitdéjeunerquemagrand-mèrem’avaitpréparé.Monpèreétaitdéjàpartitravailler etmamère avait étalémes nouveaux habits sur son lit. Je sentais leur odeur de neuf. Je
m’habillaitouteseule,maisdemandaidel’aideàmamèrepourlacravate.Lescheveuxbrossés,tenusparunebarrette,moncartableremplidelivressurl’épaule,jemeregardaidanslemiroir.Jevisuneenfantheureuse,presquedébarrasséedesesrondeursdepetitefille,m’adresserunsourireconfiant.Jem’admiraiuninstantpuisdescendisaurez-de-chaussée.Magrand-mèremeserradanssesbras,etmamèreetmoipartîmesàpiedversl’école.Moninstitutricemeprésentaàmescamaradesdeclasseetmefitasseoirprèsd’unefilleblondeet
souriante,nomméeJenny.Lamatinéepassa rapidementet jebénismagrand-mèredem’avoirdonnédes cours particuliers. La lecture et l’arithmétique nem’avaient posé aucun problème, etm’avaientmêmevaluunsourireetquelquescomplimentsdelapartdemoninstitutrice.Quandlaclochesonna,toutlemondeseprécipitadehors.Jennymepritsoussonaile.Lesélèves,
qui trouvaientmon nom difficile à prononcer,m’appelaient «Annie-net » dans un éclat de rire. Jesavaisqueleursriresétaientbienveillantsetj’étaisheureusedemesentirintégréedanslegroupe.Àlafindelajournée,Jennyetmoiétionsdevenueslesmeilleuresamiesdumonde.Ellesemblaittrèsfièredeveillersurunepetite filleavecundrôled’accent,etmeprésentaità tous lesélèves.Cecoupdefoudre amicalme faisait vraiment chaud au cœur. Lorsque l’on entre dans l’enfance, on ressent cebesoind’avoirun«meilleurami».Pourmapart,ilétaitcomblé.Nousrestâmesencoredeuxsemaineschezmesgrands-parents,puisilfuttempsdedéménager.Cette
fois, j’avaisdes sentimentsmitigés. J’adorais fairepartied’une sigrande famille,d’autantplusquej’enétaislaplusjeune,lecentred’attention.Toutlemondes’occupaitdemoi.Mêmemongrand-père,qui n’était pas bavard, discutait avecmoi etme chargeait d’aller lui acheter ses cigarettes (et desbonbons pourmoi) au petit commerce local. Quand personne ne le voyait, il lui arrivait même detaquinerJudy.Jesavaisqu’ilsallaientmemanquermaisd’unautrecôté,j’avaishâtededécouvrirlavieàlacampagneetd’aidermamèredanssonprojetdepoulailler.Noustrouvâmesuncompromisquimeconvenaitainsiqu’àmesgrands-parents.Àl’époque,lesbus
delacampagnefaisaientengénéraldeuxvoyagesparjour:lematin,ilsemmenaientlesouvriersàlavilleetlesoir,ilslesramenaientchezeux.Ondécidaquelesoirensortantdel’école,jepourraisallerprendre le thé chez mes grands-parents, qui m’accompagneraient ensuite jusqu’au bus, et ma mèrem’attendrait à l’autre bout de la ligne.Ma grand-mère, qui n’allait pasme revoir avant la fin desvacancesdePâques,mepréparaunpanierremplidepancakesetdesoda-bread,quenousrangeâmesdanslavoitureavecd’autresprovisions,quelquescasserolesetdesréservesdecarburant.Nousembrassâmesmagrand-mère,lagorgeserrée,etchargeâmesnosvalises.Judyetmoiserréesà
l’arrière,nouspartîmesversnotrenouvellemaison.Unecamionnettenoussuivaitavec lesquelquesmeublesquenousavionsapportésd’Angleterre,etdontmamèren’imaginaitpasseséparer.Lesgrandesroutesdevinrentdesroutesdecampagne,puisnousprîmesunchemindegravierbordé
dehaiesplussauvages,etenfinunchemindeterrequimenaitàunebarrièreenbois.Monpèresortittriomphalementdelavoiture,ouvritlabarrièreavecdeseffetsdemanchesetpour
lapremièrefois,nousvîmeslamaisonautoitdechaume.Cen’étaitpascequej’avaisimaginé.
Lafraîcheurdel’hospicemetombasurlesépaulestandisquemessouvenirssebousculaientdans
matête.J’étais incapabledebouger.L’inconfortdemachaisemeréveilla ;AntoinetteétaitpartieetToni,monmoiadulte,repritlecontrôle.Jeme servis un verre de vodka, allumai une cigarette et penchai la tête en arrière en pensant au
bonheur de ces lointaines années. Pourquoi donc ressentais-je comme une menace imminente ? Jen’avaispourtantrienàcraindre,àl’hospice.«Si,Toni,murmuralavoix.Tuaspeurdemoi.—C’estfaux,répondis-je.Tuesmonpassé,etj’airéglémonpassé.»Mais cesmots sonnaient creux. Je savaisbienqu’Antoinettemepoussait avec force à franchir la
barrièredelamaisonautoitdechaume.
1.Paintraditionnelirlandaisaulaitfermenté.(N.d.T.)
4
Une petitemaison carrée se dressait aumilieu d’une étendue de graviers largement parsemée depissenlits. La peinture blanche écaillée laissait apparaître des zones grises plus anciennes, et desalignementsdetachessaumâtresdescendaientdesgouttières.Ilyavaitdeuxréservoirsd’eaumaintenuspardufildeferrouillé,uneporteenboiscadenasséeetquatrefenêtrescrasseusessansrideaux.Deuxcabanesenruine,autoitdetôleondulée,jouxtaientlamaison.Unenchevêtrementderonceset
d’ortiesbarraitlesdeuxportesdelaplusgranded’entreelles,dontilmanquaitplusieursplanchesauxmurs.Laportedel’autrecabaneétaitouverte,laissantapparaîtredevieuxjournauxjaunissuspendusàunecorde,etlesiègeenboisdéfraîchid’unWCchimique.Unchemindeplanchesymenait,presqueentièrement obstrué par les ronces et les mauvaises herbes. Juste devant, un parterre de bois étaitpourriparl’humidité.Mamère,jelesavais,voyaitmentalementlescharmantscottagesduKent.Ellevoyaitsonséduisant
marietétaitamoureused’uneimagefixéedanssonesprit:celled’unesallededanseoùuncharmeuraux cheveux auburn l’avait fait virevolter sous les regards jaloux de ses amies, plus jeunes qu’ellepourlaplupart.Cesouvenirentêteetsonoptimismeencoreintact,ellecommençaàexposersesprojets.Lagrande
cabaneallaitdevenirunpoulailler,onaménageraitunpotageràl’arrièredelamaisonetonplanteraitdesfleurssouslesfenêtres.Ellemepritlamainetm’emmenaàl’intérieur.L’ouverturedelaporteprovoquauncourantd’airquidéplaçalesmoutonsaccumulésdanslescoins
delapièce.Descentainesdemouchess’étaientéchouéesdanslesvastestoilespoussiéreusesquedesaraignéesavaienttisséesautourdeschevronsetdesfenêtres,etdevieuxexcrémentsdesourismenaientendroite ligneversununiqueplacard.Lesmursétaientpeintsenblanc,mais jusqu’àhauteurdematailleilsétaientsombres,tachetésd’humidité.Unpoêleàtourbedecouleurnoireétaitinstalléàunboutdelapièce.Leseulautreaménagementse
trouvaitsousunefenêtre:c’étaituneétagèreenbois,surlaquelleétaitposéunsaladierenmétal,quisurplombaitunebassineenétain.Deuxportesenvis-à-vismenaientauxchambres.Prèsdelaportededevant,unescalier,guèreplus
élaboréqu’uneéchelle,donnaitaccèsaugrenier.Quandnousymontâmespourexplorerl’endroit,nousdécouvrîmesunegrandepiècesombre,oùseul lechaumenousprotégeaitdeséléments,etuneodeurâcred’humiditémefitplisserlesnarines.Ma mère se mit tout de suite à l’ouvrage pour réaliser ses projets. Pendant que les hommes
déchargeaient la camionnette, elle balaya vigoureusement les sols. On apporta de la tourbe pourallumerun feu et on alla chercherde l’eaudans lepuits qui se trouvait en contrebasdu jardin.Mapremièremissionfutdefairesortirtouteslesgrenouillesduseau;jelesposaidélicatementsurl’herbeprèsdupuits.«Ensuiteellespourrontchoisirde rejoindre leur familleoudeparesserausoleil», expliquama
mère.Lepoêlecommençaitàréchaufferlapiècedésormaisdébarrasséedetouteslestoilesd’araignéeset
garnie de meubles familiers ; ma mère fredonnait les airs qui s’échappaient de la radio. Une
atmosphèreplaisanteserépandaitmaintenantdansl’anciennepiècedéserte.Onpréparaduthéetdessandwiches.Jedécidaid’allerm’asseoirdehors,surl’herbe,prèsdeJudy
avecqui jepartageaimon sandwich. Judy reniflaitdesodeursnouvelles : sonmuseauétait saisidepetitsspasmes.Satêtepenchéesurlecôté,ellemelançaitunregardpleind’espoir.LeKentsemblaitàdesannées-lumièreet,commeJudy,j’avaisenvied’explorercenouveaumonde.
Comme tous les adultes étaient affairés, je lui mis sa laisse rouge et nous nous éclipsâmes par labarrière.Alorsquenousnouspromenionssurlechemintoutproche,lesoleildecedébutdeprintempsnousenveloppa,chassantlafraîcheurpersistanteducottage.Leshaiesmaltailléesétaientéclatantesdefleurs sauvages. Il y avait des gerbes de primevères et déjà du chèvrefeuille sauvage.Les violettesjaillissaientàtraverslablancheaubépine.Jecueillisquelquesfleursetpréparaiunbouquetpourmamère.Denouveauxpaysagesetdenouveauxbruitsattiraientmonattention,etlavued’autresfleursmepoussaitàm’aventurertoujoursunpeuplusloinsurlechemin.Letempss’écoulaitnonchalamment.Je m’arrêtai au bord d’un champ pour observer quelques truies imposantes, à côté desquelles
trottaientdesporceletsdodus.C’estàcemoment-làquej’entendismonpèrecrier:«Antoinette,oùes-tu?»Je me retournai et me mis à courir vers lui en toute confiance, serrant mon bouquet de fleurs
sauvages.Maisl’hommequejevisveniràmarencontren’avaitriendupèresouriantquinousavaitaccueillies,mamèreetmoi,àl’embarcadère.C’étaitunhommepleindehargne,auvisageempourpré,quejereconnusàpeine.Unhommequisoudainm’apparaissaitimmense,lesyeuxinjectésdesangetlabouchetremblantederage.Moninstinctmedisaitdem’enfuir,maislapeurmeclouaausol.Ilm’attrapaparlanuque,serrasonbrasautourdematêteetlatiracontrelui.Ilsoulevamarobede
cotonau-dessusdematailleetbaissamaculottejusqu’auxchevilles.Unemaincalleuseplaquamoncorpsàdemi-nucontresescuisses,etuneautresemitàfrappermesfesses.Quelquessecondesplustard, j’entendisuncraquementetressentisunedouleurpiquante.Jemedébattisethurlai,envain.Lapremièremainresserrasonétreinteautourdemoncou,tandisquelasecondeselevaitets’abattaitsanscesse.Judyserecroquevilladerrièremoietlebouquet,désormaisoublié,gisaitsurlesol.Jusqu’alors, personne n’avait jamais porté la main sur moi. Je hurlais et pleurais de douleur,
d’incrédulitéetdehonte.Leslarmesetlamorvecoulaientdemesyeuxetdemonneztandisqu’ilmesecouait.Toutmoncorpstremblaitdeterreur.«Nereparsjamaistepromenercommeça,mapetite!cria-t-il.Etmaintenant,vavoirtamère.»Étoufféedelarmes,hoquetante,jeremontaimaculottesurmesfessesendolories.Samainsaisitmon
épauleet ilmeraccompagna jusqu’à lamaison.Jesavaisquemamèreavaitentendumescris,maiselleneditrien.Cejour-là,j’apprisàlecraindre,maiscen’estquel’annéesuivantequelecauchemarcommença.
Pâquesfaisaitsonretourdanslamaisonautoitdechaume,etlefroiddupremierhivern’étaitplus
qu’unmauvaissouvenir.Lepoulailleravaitétéaménagé,desincubateursavaientétéinstallésdanscequiétaitauparavantmachambre,transféréecontremongrédanslegrenier.Nospoules,quemamèreconsidéraitdavantagecommedesanimauxdecompagniequecommeune
source de revenus, picoraient et grattaient joyeusement dans la pelouse, dehors. Le jeune coq sepavanait au sein de son harem, exhibant son plumage chamarré, et les incubateurs étaient remplis
d’œufs.Malheureusement, des lapins avaient fait un festin, à plusieurs reprises, des fleurs plantéesavec espoir sous les fenêtres, et seules les pommesde terre et les carottes avaient survécu dans lepotager.Maintenantquej’avaisunandeplus, lesvacancesrimaientavecdenouvelles tâchesménagères :
débarrasser les seaux d’eau des grenouilles à l’aide d’une épuisette, trouver du petit bois pour lepoêle, ramasser lesœufs... Boudant les pondoirs qu’on leur avait installés, les poules de plein aircachaient leursœufsunpeupartoutdans le jardinousous lesbuissonsdeschampsvoisins.Mais laplupartdespoulessetrouvaientdanslepoulailler,etchaquejour,onremplissaitdespaniersd’œufs.Deuxfoisparsemaine,l’épiciervenaitacheternosœufsetnouslivrerdesprovisions.Chaquematin,onm’envoyaitchezlefermierducoinchercherdulaitdansdesbidonsdemétal.À
cetteépoque,personnenesesouciaitdelapasteurisation.Lafemmedufermierm’accueillaitdanssacuisineoùilfaisaitsibon,etm’offraitunthéaulaitetdupainencoretiède.Pendantlajournée,j’étaistropoccupéepourm’inquiéterduchangementd’atmosphèreàlamaison.
L’appréhension que j’avais ressentie un an auparavant était devenue une réalité. Le bonheur demamère était dépendant des humeurs de son mari. Sans transports en commun, sans indépendancefinancière, sansmêmeunecabine téléphoniqueàproximité, la femmeheureusequi aimaitpasserdubontempsdanslessalonsdethéduKentn’étaitplusmaintenantqu’unsouvenir.JudyetunJumbobienmalenpointdemeuraientlesseulstémoinsdecetempspassé.Àlanuittombée,jelisaismeslivresàlalueurorangéedeslampesàpétrole,tandisquemamère
attendaitleretourdemonpère.Jemetenaistranquille,dansl’espoirdepasserinaperçue.Certainssoirs,avantd’allermecoucher,j’entendaislavoituredemonpèrearriver.Alorsmamère
bondissait, posait la bouilloire sur le poêle, servait une assiette du dîner qu’elle avait préparé etarboraitunsouriredebienvenue.J’avaisleventrenouéenmedemandantquelpèreallaitpousserlaporte. Serait-ce le père jovial et charmant qui arrivait avec des chocolats pour ma mère et mechatouillaitsouslementon?Ouserait-cel’hommeeffrayantquej’avaisvupourlapremièrefoissurcecheminetquiétaitréapparudeplusenplussouventdepuislors?Lepremierpouvaitdevenirlesecondpourunrien.Maseuleprésence,jelesavais,l’importunait.Je
sentais son regard, même si je gardais les yeux rivés sur mon livre. La tension qui montait étaitpalpable.«Tunepeuxpasaidertamèredavantage?»medemandait-ilrégulièrement.«Qu’est-cequetuesentraindelire?»étaituneautredesesquestionsrécurrentes.Mamère, encore amoureuse de l’hommequi était venu nous chercher àBelfast, ne voyait pas la
situationtellequ’elleétait.Quandilm’arrivaitdeluidemanderpourquoimonpèreétaitsisouventencolèrecontremoi,ellemedemandaitsimplementd’essayerd’êtreplusagréableaveclui.Les soirs où jeme couchais avant le retour demonpère, je voyaismamère se faner au fur et à
mesuredelasoirée,puisj’étaisréveilléepardeséclatsdevoixaumilieudelanuit.Ladisputeduraitjusqu’à ce que les cris demon père, ivre, finissent par faire tairemamère. Les lendemainsmatinétaienttendus;mamèreallaitetvenaitensilencedanslamaison;jeprofitaisdelamoindreexcusepour en sortir. Bien souvent, après ces nuits, le père jovial réapparaissait ; il me rapportait desbonbonsetmedemandaitcommentallaitsa«petitefille».Iltendaitdesfleursoudeschocolatsàmamère,l’embrassaitsurlajoue,serattrapaitenluioffrantunbonheurfugace.J’envinsàredouterlesweek-ends.Touslesvendredis,mamèreattendaitsonmari,souventenvain,
et leursdisputesmeréveillaient.Desmotsdecolère, indistincts,envahissaientmachambre.Lapeurmeclouaitaulit.Jemeterraissouslescouverturespouréchapperàcevacarmeodieux.Tous les samedismatin, étendu dans son lit avec unmal de tête qu’il s’était lui-même infligé, il
ordonnaitàmamèrequejeluiapporteunthé.Leslèvresserrées,elleluiobéissait.Mesvisitesàlafermevoisine étaient désormais contrôlées ; finis le thé au lait et le pain tiède en compagnie de lagentillefemmedufermier.J’avaisl’impressiond’attirerlacolèredemonpèrecommeunaimant.Unjour,jerevinsdelaferme
avecunepoulenaine.«Tupeuxrapporterçad’oùçavient»,medit-ildèsqu’ilmevit.Pourunefois,mamèrepritmadéfense.«Oh, laisse-la la garder, Paddy, dit-elle tendrement, en s’adressant à lui par son petit nom.Elle
pourraresterdehorsparmilesautrespoules,etAntoinettegarderasesœufs.»Ilgrommelamaisn’enditpasdavantageet« June», lapetitepoulenaine,devintmonanimalde
compagnie.Ellesemblaitavoirconsciencedesonstatutprivilégiécarchaquematin,ellevenaitpondreunœufdanslamaisonpourmonpetitdéjeuner.Les fêtespascalesaccordaientunpeude temps libreàmonpère.Mamèreespéraitquece serait
l’occasiondefaireunesortieenvoiture.LevendredidePâques,nousl’attendîmes–moi, l’estomacserréetmamère,pleined’espoir.Lepèrejovialfitsonentréeetl’embrassasurlajoue.IlmetenditunœufdePâquesetoffritdeschocolatsàmamère.«J’aipréparéundînerspécial,luidit-elle.Jen’aiplusqu’àfermerlepoulailleretc’estprêt.»Ellequittalapièceenfredonnantdoucement,nouslaissantseuls.Connaissant ses sautesd’humeur, je jetaiunœilprudentdans sadirection.Maispourune fois, il
souriait.«Vienslà,Antoinette»,lança-t-ilentapotantlecoussinàcôtédelui.Ilpassaunbrasautourdematailleetm’attirasurlecanapé.Ilmitensuitesonbrasautourdemon
épauleetmerapprochadelui.Commej’étaisendemanded’affectiondesapart,jemeblottiscontrelui.Sepourrait-ilqu’ilnesoitplusencolèrecontremoi,medemandai-jedansunelueurd’espoir.Enmelovantcontrelui,jemesentisenvahieparunsentimentdesécuritéetdeprotection.J’étaissi
heureusequesatendresseseréveilleenfin.Ilcaressamescheveux.«Tuesmajoliepetitefille,Antoinette»,murmura-t-iltandisquesonautremaincommençaitàme
caresserledos.Commeunpetitanimal,jemeblottisunpeupluscontrelui.«Est-cequetuaimestonpapa?»Tous les souvenirs de ses colères s’évanouirent.Pour la première fois, je sentais qu’ilm’aimait.
J’acquiesçai joyeusement de la tête. Lamain surmon dos glissa plus bas, puis continua doucementjusqu’enhautdemesjambes.Elledescendit lelongdemajupeet jesentisglissersurmongenoulamêmemaincalleusequim’avaitsévèrementfrappéeunanplustôt.Moncorpsseraidit.D’unemain,ilserra le haut demon crâne de sorte que je ne puisse plus bouger, et son autremain glissa surmonvisageetmesaisitlementon.Sabouchesepenchasurlamienne.Salangueforçauncheminentremeslèvres. Je sentisde la salivemecouler sur lementon, etuneodeurdevieuxwhiskyetde cigarettem’emplitlesnarines.Monsentimentdesécuritémequittaàjamais,pourlaisserlaplaceaudégoûtetàlapeur.Soudain,ilmelibéra,mepritparlesépaulesetmefixaduregard.
« Ne le dis pas à Maman, dit-il en me secouant légèrement. C’est notre secret, Antoinette, tum’entends?»«Oui,Papa,murmurai-je.Jeneluidirairien.»Pourtant, je le fis. J’avais confiance en l’amour demamère. Je l’aimais et elle m’aimait, je le
savais.Elleluidiraitd’arrêter.Ellen’enfitrien.
5
Je clignai des yeux, forçant mon esprit à réintégrer le présent. Je dévissai une nouvelle fois lebouchon,meservislerestedevodkaetallumaiuneautrecigarette.«Tutesouviens,maintenant?murmuraAntoinette.Tucroisvraimentquetamèret’aimait?—Biensûr,protestai-je.—Maisellel’aimaitencoreplus,lui.»Laréponsecingla.J’avalaiunebonnegorgéedevodkaetinhalaiuneboufféedenicotinepouressayerd’endiguerleflot
desouvenirsquitentaitdesedéverserenmoi.Dans lesbrumesdemonesprit,Antoinettebrandissaitune imageque jenevoulaispasvoir ;elle
étaitpourtantsinettequejeneparvenaispasàlachasser.Commesic’étaithier, jevoyais lapiècedelamaisondechaume,etdeuxpersonnesà l’intérieur.
Unefemmeassisesuruncanapédechintz,uneenfantdeboutfaceàelle.Lespoingsserrés,leregardimplorant,l’enfantfaisaituneffortimmensepourassumercetteconfrontationetcherchaitlesmotspourdécrirel’acted’unadulte.C’étaitunesemaineaprèslebaiser.Antoinetteavaitattenduquesonpèrereprennesontravailpour
êtreseuleavecsamère.Jelavoyais,croyantencoreenl’amourdesamèremaispeinantàtrouverlesmots pour expliquer un acte qui lui était étranger. Samanière de se tenir trahissait sa nervosité etl’irritationdesamèregrandissaitàchaquefoisqu’unnouveaumotfranchissaitses lèvres.LafidèlepetiteJudy,quisentaitquequelquechoseallaitmal,setenaitàcôtédel’enfantàquiellelançaitdesregardspleinsdecompassioncanine.Ànouveau,jesentislacolères’embraserenunéclairdanslesyeuxdelamère.Cettefois,àtravers
mes propres yeux d’adulte, je comprenais qu’elle cachait une autre émotion. Mais laquelle ?J’interrogeaiscetteimagedupassé,jecherchaisdesindices.Etjecompris.C’étaitlapeur.Elleétaiteffrayéeparcequ’elleétaitsurlepointd’entendre.Àsixansetdemi,Antoinetten’yavaitvuquelacolère.Sesfrêlesépauless’étaientaffaissées,son
visage exprimait des sentiments mêlés de confusion et de douleur car son dernier rempart s’étaiteffondré:samèren’avaitpasl’intentiondelaprotéger.J’entendisànouveau lavoixde samère luiordonnerde«neplus jamais, jamaisparlerdecela,
compris?».J’entendisAntoinetterépondre:«D’accord,Maman.»L’engrenageavaitcommencé.Sonsilenceétaitacquiset lavoieétaitdésormais librepourcequi
devaitsuivre.«Tuvois,tuluiasdit,tuluiasdit»,murmuralavoixquimetorturait.Pendantdesannées,j’avaisrejetél’imagedelaconfidencefaiteàmamère.Jel’avaisévacuéede
forcedemonesprit.J’avaisobligéAntoinette,cetteenfantapeurée,àdisparaîtreetelleavaitemportémessouvenirsavecelle.Jemerendiscompte,àmongranddam,quemamèreavaittoujourssuquelsétaientlessentimentsdemonpèreenversmoi.Commentl’enfantaurait-ellepudécrirecebaiser,s’il
n’avaitpasréellementeulieu?Ilétaitimpossiblequ’ellel’eûtinventé.Àcetteépoque,àlacampagne,iln’yavaitnitélévisionnimagazinespourapprendredetelleschosesàuneenfant.Mamèreavaittoutsimplemententendulavéritédelabouchedesafille.« Tu te rappelles notre dernière année, Toni, demanda Antoinette, l’année avant que tu ne me
quittes?Regardecetteimage.»Elleinsinuaunnouveausouvenirdansmonesprit.Cetteimagemontraitleretourdemonpèreàla
maison,onzeansplustard,àsasortiedeprison.Mamèrel’attendait,assiseàlafenêtre.Enlevoyantarriverauloin,sonvisageavaitreprisvieetelleavaitcouruàsarencontre.«Tuétaisauxoubliettes,àcemoment-là.Ellenet’ajamaispardonné,maiselleluiapardonné,à
lui.»Je ne voulais toujours pas accepter les souvenirs qui brisaient leurs chaînes dansmon esprit. Je
m’étais rendu compte depuis longtemps que lamémoire demamère avait fixé à jamais l’image del’hommeséduisantetcharmantdesajeunesse.Etellerestait,àsespropresyeux,unefemmeordinaireayanteudelachancederencontreruntelhomme.«Etriennipersonnen’auraitpuleluienlever,rétorquaAntoinette.Penseauxderniersmoisdansla
maisondechaume,etpenseàcequ’elleafiniparfaire.»Cettenuit-là, jemeposai laquestion :est-ilpossiblequ’elle l’ait aiméaupointdecommettre la
trahisonsuprêmepourlegarder?Enallumantuneautrecigarette,jemedemandaisij’auraisjamaislaréponseàtoutesmesquestions;
si j’aurais le droit à une explication.Peut-être avait-elle vécudans le déni pendant trop longtemps,peut-êtrelavéritéétait-elleirrémédiablemententerréepourelle.Inondéedefatigue,jefermailesyeuxuncourtinstantet,àmoitiéendormie,repartispourlamaison
dechaume.
En deux ans, un enchaînement de changements presque imperceptibles avait peu à peu défait le
canevasdemavie.Pourmerassurer,j’essayaisd’invoquerl’imagedemagrand-mèreanglaiseetlessouvenirs d’amour et de bien-être qui baignaient lesmoments passés avec elle. Jeme rappelais letempsoùmamèreetmoivivionsensemble,lesjoursoùellejouaitavecmoi,lesjoursoùellemelisaitmes histoires préférées au moment de m’endormir, et les jours où, tout simplement, je me sentaisheureuse.Le soir, dansmon lit, quand la détresse me nouait le ventre, j’essayais de me raccrocher à ces
souvenirsfugaces,dem’imprégnerdeladouceurquienémanaitmais,soiraprèssoir,ilss’éloignaientunpeuplus.Unfossés’étaitcreuséentremamèreetmoi,unespacefroidquejenepouvaisfranchir.Plusjamais
ellenes’arrangeaitavecunvoisinpourmefairelasurprisedevenirmechercheràlasortiedel’école.Plusjamaisellen’écoutaitmesbavardagesensouriant,etplusjamaisellenepassaitdesheuresàmeconfectionnerdejolisvêtements.Mamèreaimanteetgaieavaitcédélaplaceàuneétrangèrequiavaitprogressivementenvahisoncorps,jusqu’àcequelamèrequejeconnaissaisaittoutàfaitdisparu–etcetteétrangèreavaitpeudetempspourmoi.Commejenecomprenaispascequej’avaisfaitdemal,j’étaisdeplusenplusdéconcertée,malheureuseetseule.Audébut des vacances d’été,mamèrem’annonça que je ne retournerais pas dansmon école, en
ville.Ellem’avait inscriteà l’écoleduvillage,distantedesixkilomètres.Jecomprisque jen’iraisplusrendrevisiteàmesgrands-parents.Jenepusempêcherleslarmesdemontermaisjenevoulaispaspleurerdevantelle–j’avaisdéjà
apprisànepasmontrermesfaiblesses.JepartisfaireunebaladeavecJudyet,unefoisàl’abridesregards, laissaicoulermes larmes.Jeneverraisplusmameilleureamie, jene feraispluspartiedecette écoledans laquelle jepensais resterdes années, jeneverraisplus jamaismesgrands-parentsseule ; je n’aurais plus avec eux et ma famille ces conversations que j’aimais tant. C’était uneperspectivetropsombrepourêtresupportable.Cet été-là, j’appris ce que signifie être seul, et un sentiment que j’étais encore trop jeune pour
nommers’insinuaenmoi:latrahison.Septembrearriva.Mamèrem’avaitsouventaccompagnéeàl’école,lejourdelarentrée,maispas
cette fois. Quelques jours avant mon septième anniversaire, je revêtis mon vieil uniforme sans lamoindreexcitation.Nonseulementilyavaitpeudetransportsencommunàcetteépoque,maisiln’yavaitpasdetransportsscolaires.Lessixkilomètresquiséparaientl’écoledenotremaison,jedevraislesparcouriràpied,matinetsoir.La première fois, le chemin semblait s’allonger toujours plus à mesure que j’avançais. Seuls
quelques cottages isolés ponctuaient le paysage, que je n’appréciai guère ce jour-là.Au bout d’unebonneheure,jefuspresquesurprised’arriveràl’école.D’autresélèvesarrivaientàvéloetàpiedetje me rendis soudain compte que l’école était mixte. Jusqu’à présent, je n’avais connu que desétablissementsdefilles.Jeredressailesépaulespourêtreàlahauteurdudéfiquim’attendait,franchislabarrièreetmemisenquêted’uninstituteur.Le bâtiment n’avait rien à voir avec la jolie construction en briques rouges à laquelle j’étais
habituée.C’étaitunbâtimentbas,gris,fonctionnel,diviséendeuxsallesdeclasse:unepourlesmoinsdehuitans, l’autrepour leshuit-onzeans. Ici,pendant la récréation, iln’yavaitpasdepelousesurlaquellejouer;onsecontentaitd’unecourbétonnée,jugéesuffisantepourlesbesoinsdelacentained’élèvesqu’accueillaitl’école.Àlarécréation,iln’yeutaucuneJennypourmeprésenterauxautres,aucunrireamicalquimedonne
le sentiment d’être intégrée au groupe ; dans la cour, des grappes d’enfants vêtus de différentsuniformesmeregardaientd’unairouvertementsuspicieux.Lesélèves,enmajoritélesenfantsdesfermiersdesenvirons,semoquaientdemonaccentanglaiset
demonuniformed’écoleprivée.Lesenseignants,quantàeux,m’ignoraient.Àl’heuredudéjeuner,pargroupesoupardeux,lesélèvescoururentbruyammentàlapetitecantine;
chacuntentaitdegarderdesplacespoursesamis.Désorientée,jecherchaiunendroitoùm’asseoir.Jerepéraiuneplaceauboutde la tableetyposaimoncartable,avantd’aller faire laqueuepourêtreservie.Aumenu:purée,bœufetchoubouilli.Jemeforçaiàavalermondéjeunerensilence.Jesavaisque j’étais désormais dans un autre monde, un monde où je n’étais plus « Annie-net », mais uneétrangèreauxyeuxdesautres.Monorgueilmepermitdegardermoncalmedevantlesrailleriesunpeuagressivesdesenfants.Aufildesannées,j’allaism’yhabituer;maispourl’heure,ellesn’étaientpasencoretrèsfamilières.
Àmesure que l’été se jetait dans l’automne et que les jours raccourcissaient,mamarche de six
kilomètrespourrentreràlamaisonsemblaitpluslonguechaquesoir.
Peuàpeu,mapeurdunoirs’accentuaet lecrépuscule,avectoutessesombres,devintunennemi.J’essayaisdemarcherplusvite,maismoncartableremplidelivrespesaitdavantageàchacundemespas.Mi-octobre,lanuits’invitatrèstôtetleventdébarrassalesarbresdeleursdernièresfeuilles.Ennovembre, je dus faire face à un nouvel ennemi : la pluie. Tête baissée, j’affrontais les averses ensachant que le lendemainmatin,monmanteau serait encore humide quand je repartirais.Au fil dessemaines,lapetitefilleviveetassuréequej’étaisencorequelquesmoisplustôtavaitdisparu.Quandjeme regardais dans une glace, je voyais une petite fille négligée et amaigrie.Une petite fille auxvêtementsfroissés,auxcheveuxraidesetternes,uneenfantdontonnes’occupaitpas,dontlevisagemontraitl’acceptationimpassibledeschangementsdesavie.À mi-chemin entre l’école et la maison, il y avait un magasin. Comme beaucoup de bâtiments
éparpillésdanslesenvirons,ilétaitconçupourrésisterauclimatirlandaisetnonpaspourvaloriserlepaysage. C’était une construction trapue, avec un sol en béton et un comptoir en bois tout simple,derrière lequel étaient installéesdenombreuses étagères.Onyvendait tout cedont lespaysansdesenvironspouvaientavoirbesoin:del’huilepourleslampes,dusoda-bread,dujambonfumé...Lesfemmesn’yvenaientpasseulementpouracheterdesprovisions,maispouréchapperquelques
minutesàleursmarisetprofiterd’unpeudecompagnieféminine.Sanstransportsencommun,avecuneélectricitélimitéeet,dansbeaucoupdecascommecheznous,mêmepasd’eaucourante,lesjournéesétaient longues et pénibles pour les femmes. Elles ne sortaient de chez elles que rarement, sauf ledimancheoùlacommunautédeferventsprotestantsnemanquaitpresquejamaisl’office.Lapropriétairedumagasin,unefemmeaimable,m’accueillaittoujoursavecunsourire.Dèsqueje
voyais le magasin, j’accélérais le pas, car là-bas je pouvais m’abriter du froid et apprécier uneprésence amicale. Elle m’offrait une orangeade et parfois même un scone à peine sorti du four,dégoulinantdebeurrefondant.Aprèslamorositédemajournéed’école,lagentillessedecettefemmemeréchauffaitlecœuretmedonnaitducouragepouraffronterlasecondemoitiédemontrajet.Undecesraresjoursoùlesoleilhivernalparvientàchasserlesombresducrépuscule,unepetite
chiennenoireetblanche,quiressemblaitàunpetitcolley,étaitattachéederrièrelecomptoir.Avecsapeluremateetunboutdecordeautourducou,elleavaitl’airaussinégligéeetenmanqued’affectionquemoi.Jemepenchaipourlacaresser;elleserecroquevillaengémissant.«Monfilsl’asauvéedechezsonancienpropriétaire,commentalacommerçante.Elleaétéfrappée,
battueetmêmeplongéedans les toilettes,pauvrepetite.Une tellecruautéenversunpetit chien... Jeleurbotteraislesfesses!Quipeutbienfairedeschosespareilles?Ilfautquejeluitrouveunendroitoùelleserabien.Jesuissûrequ’elleajustebesoind’amour.»Lapetitechiennemelançaunregardpleind’espoir.Jem’agenouillai etposaima têtecontre sonpoil soyeux. Je savaiscequec’était,d’avoirbesoin
d’amour...Uneférocevolontédelaprotégerm’envahit.Cinqminutesplustard,aprèsunsconeetuneorangeade,jereprismoncheminencompagniedupetitanimal,toutjustebaptiséSally.Cejour-là,lasecondemoitiédu trajetmeparutbienplusgaie. Jem’arrêtai souventpour répéteràSallyquepluspersonneneluiferaitdemal,quejel’aimeraisetqueJudyallaitdevenirsanouvelleamie.Soninstinctluidictad’avoirconfiance;ellesemblaitsavoirqu’elleavaittrouvésaprotectrice,carellerepritdel’énergieetsonpass’accéléra.Aumomentoùjem’engageaidansl’alléequimenaitànotremaison,lalueurorangéedelalampeà
pétrolebrillaitdéjà.Jepoussailabarrièreetmedirigeaiverslaported’entrée.«Qu’est-cequenousavonslà?»s’exclamamamèreensepenchantpourdonnerunecaresseàma
nouvelleamie.Jeluiexpliquaicequelacommerçantem’avaitdit.«Jepeuxlagarder,n’est-cepas?»implorai-je.«Ehbien,difficiledelarenvoyermaintenant,tunecroispas?»répondit-elle.Ellen’avaitpasbesoind’endireplus:elleétaitdéjàentraindecajolerSally.«Lapauvrepetite»,gazouillamamère.Àmagrandesurprise,jevisqu’elleavaitlesyeuxhumides.«Commentpeut-onêtreaussicruel?»J’étais trop jeune pour percevoir l’ironie de cette scène. Je compris simplement que Sally avait
trouvéunenouvellemaison.Judyvintnousrejoindreenremuantlaqueueetsemitàreniflerlanouvellevenue,aveccequime
parutêtreunesortedesalutationamicale.C’étaitcommesi,malgrésonsensduterritoire,elleavaitsentiqueSallynereprésentaitpourelleaucunemenace.Elledécidaimmédiatementdel’accepterentantquenouvellecompagnedejeuxetnouveaumembredelafamille.Le lendemainmatin, à mon grand soulagement, le père jovial fit son apparition. Sa réactionme
surprit:ilparutinterloquécarlapetitechienne,enmald’affectioncontrairementàJudy,lecontemplaitd’unairadorable.Désormais,lorsquejem’arrêtaisàlaboutique,jeracontaislespitreriesdeSallyàlacommerçante,
jeluiexpliquaiscommentJudyetelleétaientdevenuesproches,etluiparlaismêmedeJunelapoule.Quelquessemainesplustard,apprenantquelespoulescachaientleursœufsdansl’herbehautesousleshaies,ellem’offritunejeunechèvre.«Antoinette,medit-elle,apportecelaàtamère.Iln’yariendemieuxpourgarderl’herberase.»J’attachaifièrementl’animalauboutd’unecorde:nousaurionsdésormaisdulaitdechèvreetune
herberase!Jerentraiàlamaisonetl’offrisfièrementàmamère.«Maintenant,onauradulait!»luidis-je,tandisquelesdeuxchiennesregardaientl’animald’unair
dédaigneux,aboyèrentàplusieursreprisesetfinirentpartournerlestalons.«C’estunbouc,machérie,répondit-elledansunéclatderire.Ilsnedonnentpasdelait.Cettefois,
ilfautquetulerendes.»Lelendemainmatin,lepetitbouctrottaitunefoisdeplusderrièremoietmetintcompagniependant
les trois premiers kilomètres de mon trajet. Je me sentais plutôt soulagée de le rendre à lacommerçante, car ma mère m’avait expliqué que ses cornes allaient devenir très grandes et qu’ilpourraitêtredangereux.Pendantcesmoisd’hiver, ilyeutdesmomentsvraimentchaleureuxentremamèreetmoi,que je
chérissaiscommedestrésorscarjevoyaisbienquesonattitudegénéraleenversmoiavaitchangédefaçoninexplicable.Auparavant,elleétaitfièredeprendresoindesapetitefille:ellemefaisaitporterdejolisvêtements,ellemelavaitlescheveuxrégulièrementetlesattachaitdetempsàautreavecdesrubans.Maistoutcelan’arrivaitpresqueplus.Monuniformedevenaitvraimenttroppetitpourmoi;lajupes’arrêtaitplusieurscentimètresau-dessusdesgenouxetmonpull-over,quimecouvraitàpeinelataille, était usé au niveau des coudes. Les fronces de mon uniforme avaient quasiment disparu etressemblaient à des faux plis, et sa couleur vert foncé était lustrée, ce qui accentuait mon allurenégligée. Mes cheveux, que ma mère peignait autrefois avec amour chaque matin, étaient devenusraidesetternes.Lesbouclesdelapetitefilleavaientdepuislongtempslaissélaplaceàunechevelureplate,àhauteurd’épaules,encadrantunvisagequinesouriaitpresquejamais.
Denosjours,lesenseignantsenauraientparléàmamère;maisdanslesannéescinquante,c’étaitplutôtauxélèvesqu’onfaisaitdesremarques.Une jeune institutricequiavaitpitiédemoiessayad’êtregentille.Un jour,pendant la récréation,
ellemecoiffalescheveuxetlesattachaavecunjolirubanjaune.Ellemetenditensuiteunpetitmiroirpourquejepuisseadmirerlerésultat.«Antoinette,medit-elle,disàtamèredetecoiffercommeçatouslesjours.Tuestellementplus
mignonne!»Pour la première fois en plusieurs mois, je me sentis jolie et j’étais toute fière de montrer ma
nouvellecoiffureàmamère.Pourtant,ellearrachalerubanetlaissaéclaterunecolèrevenuedenullepart.«Disàtoninstitutricequejepeuxm’occuperdemafille!»lança-t-elle,manifestementfurieuse.J’étaisabasourdie.Qu’avais-jedoncfaitdemal?Jen’eusaucuneréponseàmaquestion.Lelendemain,l’institutriceremarquamescheveuxaussimalcoiffésqued’habitude.«Antoinette,oùestlerubanquejet’aidonné?»Je sentais vaguement que je trahiraismamère si je répétais sesmots. Je regardaimes pieds. Le
silences’installa,maréponsesefaisaitattendre.«Jel’aiperdu»,m’entendis-jebredouillerenpiquantunfard.Moninstitutricedutmeprendrepour
unepetiteingrate;jesentissonmécontentement.«Trèsbien,arrangeaumoinstescheveux»,dit-elled’untonsec.C’estainsiquejeperdismaseule
alliéedansl’école.Ellenememanifestaplusjamaislamoindregentillesse.Jesavaisquemespetitscamaradesnem’aimaientguère,pasplusquelesenseignants.J’avaisbeau
êtreuneenfant,jesavaisaussiquecerejetnetenaitpasseulementàmafaçondeparler,maisàmonapparence.Avecleurscheveuxbiennetsetbrillants,lesautresfillesnemeressemblaientpasdutout.Certaines mettaient des barrettes pour tenir leurs cheveux, d’autres les coiffaient en arrière et lesattachaientparunruban.J’étaislaseuleàavoirunetignassedésordonnée.Leursuniformesétaientbienrepassés,leurschemisiersblancsimpeccablesetleurspull-oversn’étaientpasreprisés.Lesélèvesquihabitaientàplusieurskilomètresvenaientàvélo,aussileurschaussuresn’étaient-ellespasabîméesniterniespardesheuresdemarchequotidiennedanslaboue.Je me décidai à faire quelque chose pour améliorer mon apparence. Ainsi, pensais-je, on
m’apprécieraitpeut-êtredavantage.Rassemblanttoutmoncourage,j’attendisd’êtreseuleavecmamèrepouraborderlesujet.Jelefis
unsoir,enrevenantdel’école.«Maman,est-cequejepeuxrepassermonuniforme?Ilfaudraitreformerlesfronces.Est-cequeje
peuxemprunterleciragedePapa?Est-cequejepeuxmelaverlescheveux,cesoir?J’aimeraisêtreplusjoliepouralleràl’école.»L’une après l’autre, mes requêtes s’échappaient de ma bouche et, à chaque nouvelle syllabe
prononcée,lesilencedevenaitdeplusenpluspesant.«Tuasbientôtfini,Antoinette?»demandamamèred’unevoixfroidequej’avaissibienapprisà
connaître.Jelevailatêtedanssadirectionetreconnus,effrayée,uneexpressiondecolèresursonvisage–la
colèrequej’avaisvuedanssesyeuxquandj’avaisessayédeluiparlerdubaiserdemonpère.
« Pourquoi faut-il toujours que tu fasses tant d’histoires ? demanda-t-elle d’une voix presquesifflante. Pourquoi faut-il toujours que tu cherches des problèmes ? Il n’y a rien à redire sur tonapparence.Tuastoujoursétéunepetitefilleprétentieuse.»Je venais de perdre toute chance éventuelle deme fairemieux accepter à l’école. Je connaissais
suffisamment ma mère pour ne pas argumenter. Si je m’opposais à elle, j’aurais droit à la seulepunitionquim’étaitvraimentinsupportable:qu’ellem’ignorecomplètement.Chaque matin, sur le chemin de l’école, j’appréhendais le jour à venir – l’hostilité des autres
enfants,leméprisàpeinevoilédesenseignants–etjemecreusaislatêtepourtrouverunmoyendemefaireaimer.Jefaisaistoujoursmesdevoirsavecunegrandeapplication,j’avaisdebonnesnotes,maisjesavais
que, d’une certaine manière, cela ne faisait qu’accroître mon impopularité. J’avais remarqué que,pendant les récréations, les autres enfants avaient des bonbons, des pâtes de fruits ou des caramelsmous.Parfois,ilsleséchangeaientcontredesbilles.C’étaitentoutcasdesargumentsdenégociationtrèsprisés.Jesavaisbienquelesenfantsaimaientlesbonbons,maiscommentpouvais-jeenacheter,sans argent de poche ? J’entrevis bientôt une occasion à saisir.Une fois par semaine, dans chaqueclasse,l’institutricecollectaitl’argentdelacantine,qu’ellelaissaitsursonbureaudansuneboîteenfer-blanc.J’imaginaiunplan.J’attendis que les autres élèves s’en aillent pourme précipiter vers le bureau, ouvrir la boîte et
prendreautantd’argentque jepouvaisencacherdansmaculotte.Lerestede la journée, jemarchaiavec précaution ; à chaque pas, la sensation des pièces contre ma peau me rappelait mon forfait.J’avaispeurqueleurtintementnemetrahisse,maistoutsedéroulaàmerveille.Jejubilais.Naturellement,unefoislevoldécouvert,toutelaclassefutinterrogéeetl’onfouillanoscartables.
Personne,cependant,nepensaàfaireunefouilleaucorps.J’étaisuneenfant trèscalme,parceque trèsdéprimée.J’avais l’aird’unepetite fillebienélevée,
maispersonnenesesouciaitdecequejeressentaisauplusprofonddemoi-même.Entoutcas,onétaitàmillelieuesdemesoupçonnerdevol.Enrentrantàlamaisoncesoir-là,j’enterraimonbutindanslejardin.Quelquesjoursplustard,jedéterraiquelquespiècesetachetaiunsachetdebonbonsenallantàl’école.Dans la cour de récréation, jeme faufilai parmi les autres élèves, affichant un sourire timide. Je
tendis le bras, offrant les sucreries à qui les voulait.Un cercle se forma autour demoi.Desmainsplongeaient dans le sachet, les enfants se bousculaient pour s’emparer avidement demes offrandes.J’entendais leurs rires et, pour la première fois, jeme sentis l’une d’entre eux. L’idée d’être enfinacceptéem’emplitdebonheur.Lesachetfutbientôtvide.Ilnerestaitplusunseulbonbon.Lesenfantsrepartirent aussi vite qu’ils étaient arrivés, poussant des cris de joie. C’est alors que jeme rendiscomptequec’étaitmoi,l’objetdeleursrires.Jecomprisque,mêmes’ilsappréciaientlesbonbons,ilsnem’aimeraientjamais.Aprèscejour,ilsm’aimèrentd’autantmoinsqu’ilsavaientsentiàquelpointjequémandaisleuraffection,etilsmeméprisaientpourcela.JerepensaiàMrsTrivettetàlaquestionquejeluiposaistoujours:«Dequoisontfaiteslespetites
filles ?» Jeme souvenaisde sa réponse, «de sucre et d’épices», etmedisque, pourmapart, jedevaisêtrefaited’unetoutautresubstance.
6
J’étaistoujoursfatiguéeenarrivantàlamaison,maisilfallaitfairemesdevoirs.Jem’installaisàlatabledelacuisine,quiservaitaussidesalon,etmeforçaisànepasm’endormir.L’uniquesourcedechaleurétaitlacuisinière,àl’autreboutdelapièce,etquelqueslampesàpétrolediffusaientunefaiblelueurorangée.Quandj’avaisterminé,jem’asseyaisprèsdelacuisinièreetprenaisunlivreouregardaismamère
préparerledîner.Dansunepoêleenfonte,elleversaituneétrangemixturequisetransformaitcommeparmagie,sousl’effetdelachaleur,ensconesouensoda-bread.Àcetteépoque,nousdevionsfairetrèsattentionànosdépenses.Lepainetlesgâteauxduboulangerétaientunluxe,aumêmetitrequelavianderougeoulesfruitsfrais.Nousn’achetionspresquerienetfaisionstoutnous-mêmes.Grâceauxpoulesnousavionsdesœufs,maisaussidequoipayerunepartiedecequenousvendait
l’épicierquifaisaitsatournéedeuxfoisparsemaine.Notrepotagernousfournissaitdescarottesetdespommesdeterre,etlorsquej’allaischercherdulaitàlafermevoisine,jerapportaisaussidupetit-lait,quemamèreutilisaitpourfairedesgâteaux.À sept ans et demi, je lisais désormais couramment ;mon amourdes livres grandissait.Tous les
week-ends,unbibliobuspassaitprèsdecheznousetj’avaisledroitdechoisirtousleslivresquejevoulais.Endehorsdemesanimaux,c’étaitparleslivresquejem’évadais.Jem’enfuyaisdansd’autresmondes où je vivais des aventures fantastiques. Je jouais au détective avec le « Club des Cinq »d’EnidBlyton, je frissonnais avec lesContes deGrimm.LesQuatre Filles du docteurMarchmeprouvaient que les femmes pouvaient être indépendantes. Je rêvais d’être Jo quand je serais plusgrande.Àlalueurdeslampesàpétrole,jerejoignaisensecretdesamisimaginairesetdisparaissaisaveceuxdansunevieoùjeportaisdemagnifiquesvêtementsetoùtoutlemondem’aimait.Àmesurequemongoûtdelalecturesedéveloppait,l’aversiondemonpèrepourleslivresallaitcroissant.«Àquoi çapeutbien te servir ?grommelait-il.Tun’as riendemieuxà faire?Tamèren’apas
besoind’aide?Vavoirs’iln’yapasdelavaisselleàfaire.»Parfois,ilmedemandait:«Ettesdevoirs?— Je les ai terminés. » Il répondait alors par un grognement dédaigneux. Son hostilité me
submergeait ; je priais pour qu’il soit l’heure d’aller me coucher et que je puisse à nouveaum’échapper.Pleinderessentimentenversquiconquepouvaitêtreheureuxouinstruit,monpèreselaissaitallerà
descolèresimprévisibles.Certainesfoispourtant,ilrentraittôtetnousrapportaitdesbonbonsetdeschocolats.Lepèrejovial,cessoirs-là,embrassaitmamèreetmemanifestaitdel’affection.Dansmonesprit, j’avais deux pères : leméchant et le gentil. Le premierme faisait très peur, le second étaitl’homme rieur et gai qu’aimaitmamère. Ce père-là, je ne le voyais que rarementmais je gardaistoujoursespoir.Auprintemps,monpèredécidade louerunegrangeenboispoury ranger sesoutils.Àcausede
l’élevage, nous dit-il, il n’y avait plus aucune cabane libre autour de lamaison.Dans la grange, ilpourraitfairedesréparationssurlavoiture.Çanouspermettraitdefairedeséconomies,puisqu’ilétaitmécanicien.Ce serait stupidedepayergrassementquelqu’unpourun travail qu’il pouvait faire lui-
même,non?Mamèreétaitd’accordaveclui,cequilemitdebonnehumeuret,dujouraulendemain,sonattitude
enversmoichangearadicalement.Ilarrêtademereprocherlemoindredemesfaitsetgestes.Aulieude m’ignorer, de m’envoyer paître ou de me crier dessus, il devint subitement sympathique. Cecomportementm’inspiraunecertaineméfiance,carjen’avaispasoubliécequis’étaitpassélorsquemamèrenousavait laissésseulsdans lacuisine.Mais j’avaisun telbesoind’amourque jedécidaid’ignorermesdoutes.J’auraisdûmefieràmoninstinct.Unsoir,monpèreditàmamère:«Elleabeaucouptravailléàlamaisoncettesemaine.Ettoutes
ceslonguesmarchespouralleràl’école!Jevaisl’emmenerfaireuntourenvoiture.»Ma mère fit un grand sourire. « Oui, Antoinette, va voir Papa. Il va t’emmener faire une
promenade.»Je sautai dans la voiture, tout excitée, un peudéçue toutefois que Judyn’ait pas le droit de nous
accompagner.Enregardantàtraverslavitre,jemedemandaisoùnousmèneraitcettepetitebalade.Jen’allaispastarderà lesavoir.Auboutducheminquimenaitcheznous,monpères’engageadanslechampoùsetrouvaitlapetitegrangequ’ilavaitlouée.C’étaitlàqu’allaientfinirtoutesmesbaladesduweek-end.Lavoitureentradanslebâtimentsombre.Unepetitefenêtrebarréed’unsacdetoilelaissaitentrer
un peu de lumière. Je fus prise d’un haut-le-cœur et d’un sentiment de peur que je n’avais encorejamaiséprouvé.Jen’avaisaucuneenviedesortirdelavoiture.«Papa,s’ilteplaît,ramène-moiàlamaison,jen’aimepascetendroit.»Ilmeregardaavecunsourirequesesyeuxnerelayaientpas.«Restelà,Antoinette.Tonpapaauncadeaupourtoi.Tuvasbienl’aimer,tuverras.»Lapeurqu’ilm’inspiraitsemuaenterreuretunpoidsmonstrueuxmeclouasurmonsiège.Ilsortit
de la voiture, alla fermer la porte de la grange et ouvrit la portière demon côté.Aumoment où ilm’obligeaàmetournerverslui,jevissabraguetteouverte.Sonvisageétaitrouge;sesyeuxbrillaient.Je le regardaismais ilnesemblaitpasmevoir.Un tremblementparcourut toutmoncorpsetmourutdansunpetitcriplaintif.«Soisunegentillefille»,dit-ilenmettantmamaind’enfantdanslasienne.Illatintfermementetme
forçaàreplierlesdoigtsautourdesonpénis,puisillesfitglisserdehautenbas.Pendanttoutletempsquecemouvementserépéta,j’entendisdesgémissementsdepetitanimals’échapperdemagorgeetsemêler aux soupirs de mon père. Je fermai les yeux et serrai les paupières dans l’espoir que ças’arrêterait,puisquejenevoyaisplusrien,maisçanes’arrêtapas.Soudain, il lâchamamain etme repoussa en travers du siège. Unemain fermem’appuya sur le
ventretandisquel’autrerelevaitmajupeetbaissaitmaculotted’ungestesec.J’avaishontequemonpetit corps soit ainsi exposé à sesyeux. Ilme fit basculerplusbas sur le cuir froiddu siège etmetournasurlecôté,lesjambesballantes.Jetentaidelesserrer,maisenvain;jelesentislesécarteretregardercettepartiedemoiquejepensaisêtreintime.Jesentisuncoussinglissersousmesfessesetpuis la douleur quand il s’introduisit enmoi, pas assez fort à cette époque pourme déchirer,maissuffisammentpourmefairemal.Jerestaimuette,avachiecommeunepoupéedechiffon.J’essayaisdemeconcentrersurautrechose,
maisl’odeurd’huileetd’humiditédelagrange,mêléeauxrelentsdetabacetdesueurducorpsdemonpère,semblaients’immiscerdanschaqueporedemapeau.
Aprèscequimeparutêtreuneéternité,ilpoussaungémissementetseretira.Unesubstancetiède,humideetcollantedégoulinasurmonventre.Ilmelançaunboutdesacdetoile.«Essuie-toiavecça.»Sansunmot,jem’exécutai.Lesmotsqu’ilprononçaensuiteallaientdevenirunrefrainlancinant:«Nedisrienàtamère,ma
petite.C’estnotresecret.Situluienparles,ellenetecroirapas.Ellenet’aimeraplus.»Jesavaisdéjàqu’ildisaitlavérité.Lesecretque j’aicachéàmonpèreestceluique jemesuiscachéàmoi-même.Mamèresavait.
Notrepetitjeuacommencécejour-là;ils’appelait«notresecret»etmonpèreetmoiallionsyjouerpendantseptans.
7
Monhuitièmeanniversaireannonçal’arrivéed’unautomneprécoce,bientôtsuiviparlespremiersfroidshivernaux.Onnecessaitd’alimenter lepoêle,maisonavait beauymettreplusde tourbe, lazonedechaleurquis’endégageaitnedépassaitpasquelquesdizainesdecentimètres.Jem’installaisleplusprèspossibleduséchoirenboissurlequeljeposaischaquesoirmonmanteau,meschaussuresetmescollantsdelainehumides.Commejen’enavaispasderechange,ilfallaitqu’ilssèchentpourlelendemain.Aupetitmatin,c’estlavoixdemamère,depuislacuisine,quimeréveillait.Lefroidmepiquaitle
boutdunezquandjesortaislatêtedemoncocon.Jetendaislebrasverslachaisepourattrapermeshabits et les enfouir sous les couvertures. J’enfilais d’abord ma culotte et mes collants, avant dedéboutonnermonhautdepyjamaenclaquantdesdentspourpasseruntricotdelaine.Àcemoment-làseulement,jem’aventuraishorsdemonniddouilletpouraffronterlefroidquirégnaitdanslamaison.Jemedépêchaisdemettrelabouilloiresurlepoêle,queletisonnieretquelquesmorceauxdetourberamenaientlentementàlavie.Pendantquemonœufcuisait,jefaisaisunerapidetoilettedevantl’évierdelacuisineetfinissaisde
m’habiller. Le petit déjeuner ne durait jamais longtemps. J’enfilais ensuite mon manteau encorehumide,attrapaismonsacetpartaispourl’école.Leweek-end,vêtued’unvieuxpull-over,demouflesetdebottesencaoutchouc,j’aidaismamèreà
ramasserlesœufsdespondoirsetceuxéparpillésàl’extérieur.Mamèredonnaitdulaitauchocolatàsespoulestouslesmatinsàonzeheures,carelleespéraitainsiqu’ellespondentdesœufsbruns.Nousn’avons jamais su si ce régime avait un impact sur la proportion d’œufs bruns, mais les poulesaccouraientquandellelesappelait.Ellesplongeaientavidementleurbecdansleliquidetiède,encoreetencore,avantdereleveretsecouerlatêteenfaisantdesyeuxronds.Onenlevaitlesgrenouillesquiavaientsautédanslesseauxd’eaudupuits,etonramassaitdupetit
boispourlefeu.Mesmomentspréférés,c’étaitquandmamèrecuisinait.Quandlessconesetlesoda-breadquivenaientdecuireavaienttiédi,ellelesplaçaitdansdesboîtesenmétalpourlesprotégerdesassautsdesnombreusessourisquiseréfugiaientcheznouspendantlesmoisd’hiver.Mamèrerangeaitlesgâteauxetlesbiscuitssurl’étagèreet,sielleétaitdebonnehumeur,j’avaisle
droitdelécherlesaladier–jenelaissaispaslamoindregouttedepâte.Àcettepériodedemavie,larelationchaleureusequiavaitexistéentremamèreetmois’exprimait
à nouveau, et mon amour pour elle s’en nourrissait. Car, si sa mémoire avait fixé l’image du belIrlandaisquil’avaitfaitvirevolterdansunesallededanse,del’hommequil’attendaitsurunquai,unhommepeuavaredebaisersetdepromessesnontenues,lamienneavaitfixéàjamaisl’imagedelamèreaimanteetsouriantedemapetiteenfance.Avecl’argentquej’avaisvolé,jem’étaisachetéunelampetorcheetdespiles,quej’avaiscachées
dansmachambre.Lesoir,jelisaisdeslivresencachette.Recroquevilléesouslescouvertures,jemefatiguaislesyeuxàtournerlespages.Perduedansmalecture,jen’entendaispluslebruissementdesinsectesetdespetitsanimauxquicouraientdansletoitdechaume.Etpouruncourtmoment,j’oubliaisles«toursenvoiture»avecmonpère.
Àchaquefoisqu’ilprenaitsesclésenannonçantqu’ilétaitl’heuredemapetitesortie,j’imploraismamère en silence pour qu’elle refuse, qu’elle lui dise qu’elle avait besoin demoi pour faire unecourse,ramasserlesœufs,enleverlesgrenouillesduseauoumêmechercherdel’eaupourfaireunelessive;maiselleneditjamaisrien.«VatepromeneravecPapa,machérie,jevaispréparerduthé.»Chaquesemaine,c’étaitlamême
chose ; et ilm’emmenait dans la grange. J’appris à dresser une barrière entremes sentiments et laréalité.Quandnousrevenions,mamèreavaitpréparédessandwichesetdisposésurunnapperon,dansun
platargenté,ungâteaumaisondécoupéenpartsgénéreuses.«Lave-toilesmains,Antoinette»,mepriait-elle,etnousnousinstallionsautourdelatablepourle
thédudimanche.Ellenem’ajamaisposédequestionssurcespromenades;ellen’ajamaisdemandéoùnousétions
allésnicequenousavionsvu.Nos visites àColeraine, qui auparavant allaient de soi, se faisaient de plus en plus attendre.Ma
grandefamille là-basmemanquait : lachaleurque j’avais toujoursressentiedans lamaisondemesgrands-parents,lacompagniedemescousins...Lesraresfoisoùmonpèredécidaitqu’ilfallaitallerlesvoir,onremplissaitlabaignoireenétain
cachéederrièreunrideaudanslacuisine.Laveilleausoir,jeprenaisunbainetmelavaislescheveux.Mamèrem’essuyaitavecuneserviette,enveloppaitmoncorpsfluetdansundesesvieuxpeignoirsetm’installaitprèsdupoêle.Ellemebrossaitlescheveuxjusqu’àcequ’ilsbrillent.Lelendemainmatin,onsortaitmesplusbeauxvêtementsetmonpèreciraitmeschaussures,tandisquemamèresupervisaitmaséanced’habillage.Unbandeaudeveloursnoirmaintenaitmescheveux,coiffésenarrière.Danslemiroir,jevoyaisuneimagedifférentedecellequeconnaissaientmescamaradesd’école.Lapetitefillenégligéeavaitdisparu;àsaplace,ilyavaituneenfantjolimentapprêtée,uneenfantdonts’occupaientdesparentsattentionnés.Ce fut le début de notre second petit jeu, auquel nous prenions part tous les trois : le jeu de la
«familleheureuse».Lameneusedejeuétaitmamère:ils’agissaitdedonnercorpsàsonrêve,celuid’unmariageépanoui,avecunbeaumari,unemaisonautoitdechaumeetuneravissantepetitefille.Lorsdenosvisites«familiales»,mamèreavaituneexpressionparticulièreque j’avaisapprisà
reconnaître.Elleétaitlàparbienséance.Elleaffichaitunsourirepoli,légèrementcondescendant,quimontrait qu’elle acceptait d’être làmaisqu’ellen’en retirait aucune joie.Ce souriredisparaissait àpeinelavoitureavait-ellequittélarueoùhabitaientmesgrands-parents.Dèslors,danslavoiture,unnuagedeméprissecondensaitjusqu’àtomber,goutteàgoutte,dansmes
oreilles.Mamèrepassaitenrevuechaquemembredelafamille;aucunn’échappaitàsonjugement,accompagnéd’unriredénuédumoindrehumour.Kilomètreaprèskilomètre,jevoyaisrougirlanuquedemonpèreàmesurequemamèreluirappelaitsesorigineset,parcontraste,leurdifférence.Simamèregardaitenmémoire lebeau«Paddy»qui l’avait faitdanser,danssesyeuxà luielle
resteraitàjamaisuneéléganteAnglaisequiétaittropbienpourlui.Pour ma part, tout le plaisir de ces moments familiaux s’évaporait et n’était plus qu’un lointain
souvenir lorsque l’heure du coucher arrivait. Le jeu de la famille heureuse s’arrêtait là et on n’yrejoueraitplusavantlaprochainevisiteàColeraine.Nousretournâmeschezmesgrands-parentsjusteavantnotredernierNoëldanslamaisonautoitde
chaume.Dansunepetitepièceoùmongrand-pèreavaitautrefoisréparédeschaussures,jedécouvrisunétrangevolatile. Ilétaitplusgrandqu’unepoule,avecdesplumesgrisesetunegorgerouge.Unechaînefixéeàunanneaudanslemurétaitattachéeàl’unedesespattes.Jelusdanssonregardqu’ilvoulaitunpeudecompagnie.Etdeliberté.Jedemandaiàmesgrands-parentscomments’appelaitcetanimal.Ilsmerépondirentsimplement:unedinde.Il ne m’en fallut pas davantage pour baptiser l’animal « Mme Dinde ». Au début, un peu
impressionnée par son bec beaucoupplus gros que celui des poules, jeme contentais dem’asseoirauprèsd’ellepourluiparler.Maisensuite,voyantqu’elleétaitdocile,jeprisdel’assuranceettendisunemainpour la caresser.L’oiseaun’opposa aucune résistance et jemedis que jem’étais fait unenouvelleamieàplumes.Personnenem’informadudestinquil’attendait.Commemesgrands-parentsnousavaientinvitéspourfêterNoël,j’avaisconsciencieusementrevêtu
monuniformedepetitefilleheureusedansunefamilleunie.Prèsdelafenêtredusalonbondé,onavaitinstalléunpetit sapinsurchargédedécorations rougeetor. Iln’yavaitplusunespace libredans lapièce;quelqu’unservaitàboireetl’onsepassaitlesverresdemainenmain.Monpère,àquil’alcoolavait donné des couleurs, était au centre de l’attention. Il plaisantait, riait, c’était le fils et le frèreadorédelafamille,etonm’aimaitparcequej’étaissafille.Mesgrands-parents avaient déplacé la table du salon, habituellement près de la fenêtre, jusqu’au
centre de la pièce. Les rallonges étaient si rarement utilisées qu’elles semblaient faites d’un boisdifférent, plus clair. On avait dû emprunter des chaises pour l’occasion. Les couverts avaient étéastiquésetdesChristmascrackers1disposésàcôtédesassiettesdechaqueconvive.J’étaisassiseenfacedemonpère.Dedélicieusesodeursémanaientdelapetitecuisineoùrégnaituneintenseactivité.Magrand-mère
etmatanteapportèrentplusieursplatsdeviande,delégumesbouillisetdepommessautéesbaignantdanslasauce.Mamèren’avaitpasproposésonaide;onnelaluiavaitd’ailleurspasdemandée.Àlavuedemonassiettebiengarnie,l’eaumevintàlabouche.Lepetitdéjeuneravaiteneffetété
frugal : une tasse de thé et un biscuit. J’étais impatiente qu’un adulte commence àmanger pourmerégaler àmon tour.Monpère pointa alors la viandedansmon assiette etm’informade cequi étaitarrivéàmonamie.Mon appétit se mua en nausée ; incrédule, je scrutai l’assemblée pendant quelques secondes
silencieuses.Monpèremeregardaitd’unairàlafoismoqueuretdedéfi.Lesautressemblaientamuséspar la situation. Je me forçai à nemontrer aucun sentiment. Je sus d’instinct que si je refusais demanger,nonseulementmonpèreseraitsatisfait,maislamoindrelarmeverséesurMmeDindeseraittournéeenridiculeparcemonded’adultespourquilessentimentsd’unenfantn’ontpasvraimentderéalité.Jemangeaidoncmonplat;chaquebouchéemenouaitlagorge.Àchaquefois,uneragedésespérée
montaitenmoi.CeNoël-là,jedécouvrislahaine.Lesriresquej’entendaisdevinrentlesymboledelaconspirationdesadultesetmonenfance,dèslors,netintplusqu’àunfil.On fit ensuite éclater les crackers et chacunmit le traditionnel chapeau sur sa tête. Les visages
étaient de plus en plus rouges, à cause de la chaleur et de l’alcool que tout lemonde avait bu enquantité,àpartmamèreetmoi.Elleavaitsabouteilledesherrysecetmoimonorangeade.Jen’arrêtaispasdepenseraugrosoiseauquiavaitl’airsimalheureuxdanscettepetitepièceoùil
avaitpassélesderniersjoursdesavie.J’avaishontequeNoëlaitimpliquésonsacrifice,ethontedel’avoirmangépournepasmecouvrirderidicule.
OnservitensuiteleChristmaspudding2etc’estmoiquieuslapièceenargent.Puisvintl’heuredescadeaux.Mes grands-parentsm’offrirent un pull-over,ma tante etmes oncles, des rubans pourmescheveux, des barrettes, des bibelots et une poupée. Mes parents me tendirent un gros paquet enprovenanced’Angleterre.Ilcontenaitplusieurslivresd’EnidBlytonsurlesquelsétaitécritmonnom.C’étaitlecadeaudemagrand-mèreanglaise.Ilfitremonterenmoilesouvenirdesjoursheureux;ellememanquaittellement.Jerevoyaissapetitesilhouetteapprêtée,jel’entendaism’appeler«Antoinette,oùes-tu?», j’entendaismes riresquand je faisais semblantdemecacher, je sentais sonparfumdepoudre et demuguet quand elle se penchait pourm’embrasser. Si elle avait été là, pensai-je, nousaurionspuêtreànouveauheureux.Mesparentsm’offrirentunplumieretdeuxlivresd’occasion.Aprèscela,nouspartîmessanstarder.Deretouràlamaison,jemecouchaitropfatiguéepourlireouprêterattentionàlacavalcadedes
animauxdansletoitdechaume.Lelendemain,j’allaimepromenertouteseule,laissantpourunefoisleschiennesderrièremoicar
j’espéraisvoirdeslapinsetdeslièvres.Ilyavaitunchampenhautd’unepetitecolline,danslequelj’avaisl’habitudedem’allongerpourlesobserver.Maiscematin-là,déception:ilfaisait tropfroidpoureuxcommepourmoi.Mapatiencenefutrécompenséequ’àPâques.Jetombaialorsnezànezavecunbébélapinqueses
parentssemblaientavoirabandonné.Ilnebougeapasquandjemepenchaipourleprendredansmesbras.Jel’enfouissousmonpull-overpourluitenirchaudetcourusjusqu’àlamaison.Jesentaissonpetitcœurquibattaitlachamade.«Qu’est-cequetuaslà?»s’exclamamamèreenvoyantunreliefinhabituelsousmonpull-over.Jelesoulevaipourluimontrerlepetitanimalqu’ellepritdélicatemententresesmains.«Onvaluiaménagerunabrijusqu’àcequ’ilsoitassezgrandpourretrouversafamille»,dit-elle.Ellerassembladevieuxjournauxetmemontracommentlesfroisserpourpréparersacouche.Elle
trouvaensuiteunecaisseenbois,etlapremièrecageimproviséefutbientôtprête.Quandlesfermiersapprirentquenousavions recueilli un lapin, ilsnousenapportèrentplusieurs autres.Seloneux, lesrenards et les chiens tuaient souvent les lapins adultes, laissant leur progéniture incapable de sedébrouillertouteseule.Mamèreetmoinousoccupionsensembledeslapinsorphelins.Nousmettionsdelapaille,del’eauetdelanourrituredansleurscages,etnouslesnourrissionsàlamain.«Quandilsserontgrands,meprévint-elle,tunepourraspaslesgarder.Cesontdeslapinssauvages.
Ilsviventdansleschamps.Maisilsvontrestericijusqu’àcequ’ilsaientreprisdesforces.»Monpèrenous regardait faire sans riendire.Toujoursattentiveà sonhumeur, je sentaisbienson
regardetsadésapprobation.Maispourunefois,ilnefitaucuneremarque,carmamèrepartageaitmonintérêtpourcesanimaux.Quelquessemainesaprèsl’arrivéedupremierlapin,alorsquenousnousapprêtionsàlerelâcher,je
trouvaiunmatinmamèredanslacuisine.Ellem’attendait,levisagelivide,folledecolère.Elle me gifla avant que je ne puisse tenter la moindre esquive. Avec une force étonnante pour
quelqu’un de son gabarit, elle me prit par les épaules et me secoua. Mon père nous regardafurtivement;unsourireencoin,ilseréchauffaitprèsdupoêle.« Qu’est-ce que j’ai fait ? » parvins-je seulement à bégayer, les cheveux dans les yeux, la tête
bringuebalante.
«Tuesalléevoirleslapins.Tuaslaissélaportedelacageouverte.Leschienssontentrés.Ilsontfaitunmassacre.—J’aifermélaportehiersoir,protestai-je,jen’ysuispasretournée!»Ellemegiflaànouveau.Cettefoispourmonmensonge,medit-elle.Puisellem’entraînasurlelieu
du carnage. Des bouts de queue jonchaient le sol maculé de sang, des touffes de fourrure étaientéparpilléesunpeupartout ;seules lespattesn’avaientpasétédéchiquetées.J’avaisenviedehurler,maismagorgeétaitnouéeparlessanglotsettoutmoncorpstremblait.Ellem’ordonnad’allerchercherunseaud’eauetdenettoyerlesol.Uneseulepenséem’obsédait:
j’étaiscertained’avoirfermélacage.
1.Sortedepochettes-surprisesenformedebonbons, typiquesduNoëlbritannique.Quandon lesouvre, ilséclatentet libèrentdepetitscadeaux.(N.d.T.)2.GâteautraditionneldeNoël,danslequeloncacheparfoisunepièceenargent.(N.d.T.)
8
Dans lamaison au toit de chaume, la vie suivait son cours : lesmarches pour aller à l’école, letravailàfaireleweek-endetles«toursenvoiture».Detempsàautre,unevisitechezmesgrands-parentsbousculaitlaroutine,maisdepuisNoëllecœurn’yétaitplus.Un samedi, alors que j’étais allée chercher du lait à la ferme voisine, la femme du fermier se
proposadenousinviteràprendrelethélelendemain.Ellemedonnaunpetitmotquejeremisàmamèreet,àmagrandejoie,mesparentsacceptèrentl’invitation.Àlacampagne,cethéquifaisaitofficededînerétaitserviàsixheures,carlesfermiersselevaient
àl’aubeetsecouchaienttôt.Lejeudelafamilleheureusedébutadèsquejesortisdemonbainetque,jolimentcoiffée, j’eusmismaplusbelle tenue.Commej’espéraisqu’onmepermettraitdevisiter laferme, j’étais un peu réticente àm’habiller, carmamère n’aimait pas que je joue dansmes beauxvêtements,depeurquejelessalisse.Dès notre arrivée, comme si elle avait lu dansmes pensées, la femmedu fermier dit à ses fils :
«AllezfairevisiterlafermeàAntoinette,elleaimebienlesanimaux.»Je me précipitai dehors avec les deux garçons avant que mamère ait le temps de me faire ses
recommandations.Unpeuplusâgésquemoi,lesfilsdufermierm’avaienttoujoursparutimidesmaisunefoisdehors,loinduregarddesadultes,ilsserévélèrenttrèssympathiques.Ilscommencèrentparmemontrerlaporcherie,oùuneénormetruiegisaitsurlecôté,uneribambelledeporceletspendusàsesmamelles.Elle semblait avoir à peine conscience de leur présence.En entendant nos voix, elleouvritunœilbordédecilsblancs ; elle jugea sansdoutequenousne représentionsaucunemenacepoursaprogéniture,carellerefermal’œiletreplongeadanslesbrasdeMorphée.Jesuivisensuitelesgarçons jusqu’au bâtiment des trayeuses électriques, où des vaches monumentales attendaientpatiemmentquelesmachines,reliéesàleurspis,terminentleurtravail.Lebeurreétaittournéàlamaindans une petite cabane toute proche. Pour finir, ils m’emmenèrent dans une grange où étaiententreposéesdesballesdefoinempiléesjusqu’autoit.C’étaitl’endroitidéalpourimproviserunepartiedecache-cache,quidurajusqu’àcequelafemmedufermiernousdisederentrer.Elledemandaauxgarçonsd’allerselaver,carilsavaientaidéleurpèreauxtravauxdelafermeplus
tôtdanslajournée.Lefermierrentraluiaussipourseprépareràprendrelethé,etmamèreoffritsonaideàsafemmequis’apprêtaitàdresserlatable.«Antoinette,est-cequetuasvuleschatons?medemandalafemmedufermier.—Non»,répondis-je.Monpère,quiétaitdanslapeaudugentilpèrecejour-là,mepritlamain.«Viens,dit-il,pendant
qu’ellespréparentlethé,onvaallerlescherchertouslesdeux.»Aprèscejour-là,jenecrusplusjamaisaugentilpère.Ilm’emmenadanslagrangeoùlesgarçonsetmoiavionsjouéquelquesminutesplustôt.Aufonddu
bâtiment,noustrouvâmesunpanierremplidechatonsdetouteslescouleurs,dunoircorbeauaublondvénitien.Ilsétaientsijeunesqueleursyeuxétaientencorebleus.L’und’euxsemitàbâiller,laissantapparaîtrededélicatesdentsblanchesetunepetitelanguetrèsrose.Unpeuétourdieparlesodeursde
lafermeetenchantéed’avoirdécouvertcespetitestouffesdepoilsquigigotaient,jem’accroupispourcaresser leur douce fourrure. Je tournai la tête pour lancer un regard suppliant à mon père, dansl’espoirqu’ilaccepteraitquejeprenneundeschatons.Quandmonregardcroisalesien,monsangseglaça : le gentil père avait disparu. Je vis la lueur dans ses yeux, je vis son regard narquois et ànouveau,unebouled’angoisseenfladansmagorge.Jenepouvaisplusémettrelemoindreson.Commedansunescèneau ralenti, je sentis sesmains releverbrusquementma robeetbaisserma
culottejusqu’àmeschevillesd’uncoupsec.Lapailleétaitrugueusesurmoncorpsdénudé.Jesentisqu’ilmepénétraitet,quelquessecondesplustard,sestremblements.Lasubstancevisqueusedégoulinasur ma jambe. Il prit un mouchoir dans sa poche en se reboutonnant et le jeta dans ma direction.J’entendissavoixmedire,commeàl’autreboutd’untunnel:«Essuie-toiavecça.»Lagaietéquej’avaisressentiecejour-làs’évanouit,lesoleildisparutetlemondedevintunendroit
grisethostile.Soussesyeux,jefiscequ’ilm’avaitdemandédefaire.«Tuesprête,Antoinette?»medemanda-t-ilenmerecoiffant.Puisilrepritsonvisagede«gentil
père»etnousrentrâmespourlethé,maindanslamain.Lafemmedufermierétaittoutsourire.Ellepensaquemonairdéfaitétaitdûaurefusdemonpèrede
me laisser choisir un chaton etme dit : « Tu sais, ils ne font pas de bons animaux de compagnie,Antoinette.Toutcequiintéresseleschatsdeferme,c’estd’attraperdessouris.»Je la regardaisansdireunmot.J’avaisperdu laparole.Jem’assisàmaplace, l’airhébété.Elle
avaitpréparéunecollationgénéreuse:jambonfumé,pouletrôti,œufsdurs,salade,gâteaudepommesdeterre,soda-breadetconfituremaison.Ellen’arrêtaitpasdemedire:«AllezAntoinette,mange!»Puiss’adressantàmamère:«Elleestbiencalme,aujourd’hui.»Mamèreme lança un regard demépris quimepétrifia, puis se tourna vers son interlocutrice en
souriant:«Mafilleestunvrairatdebibliothèque.Ellen’estpastrèsbavarde.»Àpartlesvisiteschezmesgrands-parents,jenemesouviensd’aucuneautresortieenfamilleàcette
époquedemavie.
Assisedanslasalled’attentedel’hospice,jepensaiàcettepetitefillequi,autrefois,avaitétémoi.
Jepensaiqu’elleavaitétéuneenfantpleinedeconfiance;confianteenl’amourdesamèreetn’ayantaucuneraisondedouterdesautresadultes.Jelavisànouveausourire,àtroisans,devantl’appareilphoto.Jepensaiàsonexcitationquandelleétaitpartiepour l’IrlandeduNord,àsa joiequandelleavaitintégréunenouvelleécole,àsonamourpoursapetitechienne.EtjemedemandaicequeseraitdevenueAntoinettesionl’avaitlaisséegrandirnormalement.Une autre image s’imposa à moi. Une pièce sombre ; à l’intérieur, une enfant transie de peur,
recroquevilléedanssonlit.Sesbouclesbrunesplaquéessursanuque.Ellesucesonpouce,lesyeuxgrands ouverts. Elle est incapable de les fermer, parce qu’elle a trop peur que son cauchemarreprenne : un cauchemar dans lequel on la pourchasse, dans lequel elle perd tout contrôle ; lecauchemarquihantaitencoremesnuitsétaitnédusommeildecettepetitefille.Ellesavaitqu’ilétaittroptardpourappelersamèreàl’aide,alorsellerestaitlààgrelotterdansson
litjusqu’àcequelafatigueaitraisond’elle.Jemesouvinsalors,pourlapremièrefoisdepuisbiendesannées,delatrahisonsuprêmequiscella
ledestindecettepetitefille.Jen’avaispusurvivrequ’enlarefoulantdansletréfondsdemamémoire
etencréantToni.Sij’avaispumeprojeterdansletemps,jel’auraisprisedansmesbrasetjel’auraisemmenéeen
lieusûr,maisAntoinetten’étaitpluslàpourêtresauvée.Je revenais sans cesse à la même question : « Pourquoi ma mère a-t-elle à ce point fermé les
yeux?»J’avaistoujoursconsidéréquel’égoïsmedemonpèreavaitgâchélaviedemamère.Qu’ellevenait
d’unbonmilieu,qu’ellenes’étaitjamaispluenIrlandeduNordetqu’ellen’avaittoutsimplementpaschoisilebonmari.Maispourlapremièrefois,jecomprenaistoutàcoupexactementcequemamèreavait fait.Quand je luiavaisparlédecebaiser,elle savaitcequiallait fatalementsepasserpar lasuite.Elleavait trente-sixansàcemoment-làetelleavaitconnu laguerre.Elleavaitdécidédemeretirerdel’écoleoùj’étaisheureuse.Uneécoleoùofficiaientdesenseignantsparmilesplusqualifiésd’IrlandeduNordetoùladirectrice,unefemmeintelligenteetattentive,auraitvuquejechangeaisetauraitcherchéàsavoirpourquoi.Jem’enrendiscomptealors :c’étaitàcemoment-làquemamèreétaitdevenuelacomplicedemonpère.«Maintenanttucomprends,Toni?murmuralavoix.Tucomprendscequ’elleafait?—Non, répondis-je.Non, je ne comprends pas. Je veux qu’elleme le dise. Je veux qu’elleme
donneuneraison.—Souviens-toidespetitsjeux,Toni.»Ilyavaitd’abordeulejeude«notresecret».Puislejeude«lafamilleheureuse»etledernierjeu
demamère:Ruth,«lavictime».Jerepensaiàtoutescesfoisoùelles’étaitserviedesesbonnesmanièresetdesonaccentanglais
poursesortirdesituationsdélicates;elleparvenaitainsiàconvaincrelesgensquej’étaisuneenfantdifficileetelle,unemèreendurante.Avecmesdouzekilomètresdemarcheparjour,ellesavaitquejen’auraispasletempsdemefaire
desamis.Touslesélèvesdel’écoleduvillagehabitaientàproximité,jen’auraisdoncpasl’occasiondelesvoirleweek-endnipendantlesvacances.Jen’auraispersonneàquimeconfier.Je me dis avec tristesse que je l’avais sans doute toujours su. Je n’avais pourtant jamais cessé
d’aimermamère,parcequelesenfantssontainsi.Maisjemedemandais,maintenantqu’illuirestaitsipeudetempsàvivre,sielleallaitm’offriruneexplication.Allait-elleenfinadmettrequ’ellen’avaitpasétéunevictime,quecen’étaitpasàmoidemesentircoupable?Est-cequ’unedemandedepardonallaitsortirdesabouche?C’étaitcequejevoulais,cequej’espéraisenretournantdanssachambre.Jem’assisprèsdesonlit
etm’endormis.
9
Un nuage noir planait sur la maison au toit de chaume. Il tournoyait au-dessus de nos têtes ets’insinuaitennous.Ilcontaminait l’atmosphèreetsetraduisaitenmots;desparolesd’amertume,dereprochesetdecolère.Lesrécriminationsdemamèreétaient toujours lesmêmes:monpère jouait,buvaitetavaitdilapidésesindemnitésdelicenciement.Cesreprochesconstantslepoussaientàsortirmaisunefoisqu’ilavaitfranchilabarrière,sacolèreplanaitencoredanschaquerecoindelamaison.Unefoisdeplus,lescaissesàthétrônaientdanslesalon.Leschiennessecachaientsouslatable,
commesiellespercevaientl’imminenced’undanger.Mamèrem’avaitdéjàprévenuequ’ilfaudraitqu’ondéménage.Dansmonlit,jem’enfouissaissous
lescouverturespourmeprotégerdel’angoissequesescolèrespermanentesfaisaientnaîtreenmoi.L’isolement de notremaison, le froid et lemanque d’argentmalgré tous les efforts demamère,
alimentaientsarage.Pourtant,unsouriredemonpèresuffisaittoujoursàlacalmer.Mamèreavaittoujoursrêvéd’acheterunemaison,commesafamillel’avaitfaitavantelle.Ici,elle
avaitperdutoutespoir:ilfallaitdéjàfairedeseffortspourpayerleloyer;pasquestiondemettredel’argentdecôté.«Antoinette,medit-elleunmatin,demainjet’emmèneraivoirunevieilledame.Situluiplais,on
irapeut-êtrevivrechezelle. Jeveuxque tu sois trèspolie avecelle.Sionva s’installer là-bas, turetournerasdanstonancienneécole.Çateplairait,n’est-cepas?»Unevagued’émotionmesubmergea,mais jenevoulusrienmontreretmecontentaiderépondre:
«Oui,Maman,çameplairaitbeaucoup.»Lesoirvenu,dansmonlit,jem’accrochaiàcettelueurd’espoir.Allais-jevraimentquitterl’école
duvillageoùonnem’aimaitpaset retournerdanscelleoù jem’étais faitdes amis?Puisd’autrespensées me traversèrent l’esprit : qui était cette vieille dame et pourquoi mon père ne nousaccompagnait-ilpas?Cesquestionsauxquellesjenepouvaispasrépondremetrottèrentdanslatêtejusqu’àcequejesombredansunsommeilagité.Jemeréveillaiauxpetitesheuresdelamatinéeetmapremièrepenséefutladiscussiondelaveille
avecmamère.Unfrissond’excitationmeparcourut,maisjetentaideleréprimerdepeurd’êtredéçue.Allais-je réellement passer la journée avec ma mère et peut-être retourner dans mon ancienne
école?Jemesentispleined’espoirendescendantlesescaliers.Plusieurs casseroles d’eau chauffaient sur le poêle.Mamèrem’annonça que j’allais prendre un
bain, ce qui fut de nature à conforter mes espoirs. Le temps que je prenne mon petit déjeuner, labaignoireétaitprête.Jemedéshabillairapidementetmeglissaidansl’eauchaudeetsavonneuse.Mamèreprituneservietteetmefrictionnadepiedencap.Puisellebrossalentementmescheveux.Bercéeparcerythmehypnotiqueetlachaleurdupoêle,jemeblottiscontresesgenouxpourmieuxprofiterdel’attention qu’elle m’accordait. Un merveilleux sentiment de sécurité m’enveloppait. J’aurais aiméqu’elles’occupeainsidemoitouslesjours,commecelaavaitétélecasautrefois.Quandelleeutterminédemecoiffer,elleapportamesvêtements,unepairedechaussettesblanches
etmeschaussurescirées.MonpèrenousconduisitensuiteàColeraine,oùmamèreetmoiprîmesun
busquinousemmenadanslacampagne,àplusieurskilomètresdelà.Quelques centaines de mètres après l’arrêt de bus, nous arrivâmes devant l’entrée d’une allée
partiellementombragéepardehauteshaies.Surunarbre,unepancarteindiquait:Cooldaragh.Iln’yavaitpasdebarrière.Mamèrepritmamainetnousnousengageâmesdansl’allée.Dechaque
côté,leslonguesbranchesdesarbustessemêlaientenunesortedetreillisquiformaitcommeunevoûtedeverdureau-dessusdenous.Desherbesfollesetdesortiesempiétaientsurlegravier.Tandisquejemedemandaisoùnousallions,Cooldaraghm’apparutpour lapremière foisaudétourduchemin.Jeretinsmonsouffle.Jen’avaisjamaisvudesigrandeetbellemaison.Deuxchiensvinrentànotrerencontre,suivisd’unevieilledamemajestueuse.Grandeetmince,elle
avait des cheveux blancs relevés en chignon. Sa belle stature faisait douter de l’utilité de la cannequ’elletenaitdelamaingauche.Ellemerappelaitdespersonnagesd’uneautreépoquequej’avaisvussurd’anciennesphotographiessépia.Mamèreluiserralamainetnousprésenta.«Voicima filleAntoinette, dit-elle dans un sourire, en posant lamain surmon épaule. Et voici
MrsGiveen,Antoinette.»Latimiditém’empêchaitdedirequoiquecesoit.Lavieilledamedutlecomprendreetm’adressaun
sourire.MrsGiveennousaccompagnajusqu’àunepièceoùlethéétaitdéjàservisurunplateau.Jen’étais
pasbienâgée,maisjemerendaiscomptequej’allaisêtrejugéependantcetteentrevue,toutcommemamère.Lavieilledamemeposaplusieursquestions,notammentsurcequej’aimaisfairependantmontempslibre.Puisellemedemandasij’aimaisl’école.Mamèrenemelaissapasleloisirderépondre.«Ellesedébrouillaittrèsbienquandelleallaità
l’écoledelaville.Malheureusement,nousavonsdûdéménageretcetteécoleestdevenuetropéloignéedecheznous.Maiselles’yplaisaitbeaucoup,n’est-cepasAntoinette?»Jeconfirmaisesdires.Mamèrecontinua.«Sinousvenionshabiterici,unbuspourraitl’emmeneràl’écoletouslesjours.
C’estunedesraisonspourlesquellesj’aimeraisdéménager,mafillepourraitretournerdanscetteécoleoùelleétaitsibien.»Lavieilledamemeregarda.«Antoinette,c’estcequetuvoudrais?»Moncœursemitàbattreàtoutrompre.«Ohoui!J’aimeraisbeaucoupretournerdansmonancienne
école.»Aprèslethé,ellemetendittoutàcouplamain.«Viens,mapetite,jevaistemontrerlejardin.»Ellenemefaisaitpenseràaucunedemesdeuxgrands-mères,quiétaientdesfemmeschaleureuseset
affectueuses,maisellemeplut immédiatement.Toutenm’emmenantdehors,ellemeparlait.Ellemeprésenta ses chiens, qu’elle aimait de toute évidence. Elle posa la main sur le fox-terrier, dont lacouleurdupelagemerappelaitJudy.«Celui-ciestmoncompagnondepuisqu’ilest toutpetit.Ilatreizeansaujourd’huiet ils’appelle
Scamp.»Elletapotal’autrechien,plusgrand,quiluilançaitunregardd’adoration.«EtvoiciBruno.C’estuncroisementdechien-loupetdecolley.Iladeuxans.»Elle me posa des questions sur mes chiennes. Je lui parlai de Judy, que j’avais eue pour mon
cinquièmeanniversaire,deSally,quenousavionsrecueillieàlamaison,etmêmedeJune.
«Situvienshabiterici,tupourrasamenerteschiennes.Ilyaassezdeplacepourelles.»Jepoussaiunsoupirdesoulagement.Jen’avaispasoséposercettequestionquimetrottaitpourtant
dans la tête.En regardant seschiens jouersur lapelouse, je remarquaidesbuissonsen fleursassezgrandspourqu’unenfantpuisseyjouer;desrhododendrons,m’informa-t-elle.Derrièreeuxs’étiraitunbosquetdegrandsarbres.«J’aimapropreplantationdesapinsdeNoël!commentaMrsGiveen.Commeça,pourlesfêtes,je
suisenmesuredechoisirceluiquejepréfère.»Je commençais à me sentir bien en sa compagnie. Nous continuâmes de discuter tout en nous
dirigeantversungrandchamp,àcôtédelamaison,oùdepetitsponeysrâblésbroutaientdansl’herbe.Ilsvinrentjusqu’àlabarrièreetnousregardèrentdeleursgrandsyeuxvitreux.MrsGiveensepenchapourlescaresseretm’expliquaqu’ilsavaientpasséleurjeunesseàcharrierdelatourbe.Àprésent,ilspouvaientsereposeretfinirleurvieenpaix.Elleseredressaetpritquelquesmorceauxdesucredanssapoche,qu’elleleurtendit.J’observai,émerveillée,lafaçondontilss’ensaisirentavecdélicatesse,enretroussantlesbabinesaucreuxdesamain.«Alors,Antoinette,medemanda-t-elledebutenblanc,est-cequetuaimeraisvenirvivreici?»Àmesyeux,c’étaitundécormagique, toutdroit sortidescontesde féesque je lisais. Jen’avais
jamais imaginé pouvoir vivre un jour dans un tel lieu. J’avais du mal à croire à la réalité de saproposition.Jelaregardaietluidissimplement:«Oui,j’aimeraisbeaucoup!»Elle me sourit à nouveau et nous rejoignîmes ma mère pour visiter la maison. Nous passâmes
d’abordparunhalldechassedontunmur,au-dessusd’unegrandecheminéeenmarbre,étaitdécorédemousquetsetdecouteauxgrossièrementfaçonnés.Onmeditparlasuitequ’ilsavaientappartenuàsongrand-père,quis’étaitbattucontrelesIndiensd’Amérique.UneépaisseporteenchênedonnaitdanslesalonpersonneldeMrsGiveen,garnidemeublestrèsélégantsauxquelsjen’étaisguèrehabituée:deschaises et des canapés aux pieds délicatement sculptés. J’appris dans les mois qui suivirent qu’ils’agissaitdemobilierLouisXVdegrandevaleur.Enécoutantlesdeuxfemmesdiscuter,jecomprisquemamèresollicitaituneplacedegouvernanteet
damedecompagnie.MrsGiveen,semblait-il,n’avaitplusassezd’argentpourpayersuffisammentdepersonnel pour entretenir une propriété de cette taille. Depuis l’ouverture des usines en Irlande duNord,leprixdelamain-d’œuvreavaitaugmenté.Monpèregarderait son travaildemécanicienenville.Avecunsalaire supplémentaireetplusde
loyeràpayer,mamèreespéraitéconomiserunpeud’argentenvued’acheterunemaison.Quand j’appris que l’affaire était conclue et que nous allions vivre chez Mrs Giveen, j’eus le
sentimentd’avoirpasséunexamenavecsuccèsetquemamèreétaitfièredemoi.Jenemesouvienspasde l’avoirvue fairenosbagages,maisnouspossédions trèspeudechoses et je croisquenousavons laissé la plupart de nos vieuxmeubles dans lamaison au toit de chaume. Les poules furentvenduesaux fermiersdesenvirons–ycompris June.Une foisdeplus,nouspartionsavecquelquesvalisesetlescaissesàthédésormaisdéfraîchies.Commelorsdenosprécédentsdéménagements,mamèreyrangealesvêtements,laliterieetleslivres.ÀnotrearrivéeàCooldaragh,MrsGiveennousattendaitsurlepasdelaporte.«Antoinette,machérie,viensavecmoi,jevaistemontrertachambre»,medit-elle.Noustraversâmeslehalldechasseet l’escalierprincipalnousmenajusqu’àungrandcouloirqui
donnait surplusieurspièces.Ellememontramagrande chambre, avecun lit en laiton couvert d’un
épaisduvet.Unelampeàpétroleétaitposéesurlatabledenuit,protégéeparunnapperon.Prèsdelafenêtresetrouvaientunpetitbureauetunebibliothèque.Ellem’annonçaqu’elleoccupaitlachambrevoisine,cequim’enchanta.Jemesentaisainsiensécurité.Deuxautres escaliersmenaient auxanciens appartementsdesdomestiques–unpour leshommes,
l’autrepourlesfemmes.Mesparentsoccupaientlachambredelagouvernante,prèsdel’uniquesallede bains deCooldaragh.À l’époque où le personnel demaison était nombreux, l’eau du bain étaitchaufféesurlepoêledelacuisineetmontéejusqu’àcettesalledebainsparunearmadadeservantes.Maisàprésent,nosbainshebdomadairesréclamaientuneffortconsidérable.Il y avait deux autres pièces au bas de ces escaliers, qui avaient été autrefois les offices du
majordome et de la gouvernante. Une porte donnait sur une petite cour, où une pompe nousapprovisionnaiteneaupotable.Pourtousnosautresbesoins,nousutilisionslescollecteursd’eaudepluie.Chaquematin,nousremplissionsdesseauxquenousentreposionsprèsdupoêle.Depuislacuisineetlesoffices,onpouvaitemprunterunlongcouloirpavédetomettesrougespour
regagnerlecœurdelamaison,oùsetrouvaitlesalondemesparents.Plus tard,quand j’explorai les lieuxparmoi-même, jecomptaivingt-quatrepièces.Seulesquatre
chambresétaientmeublées,dontlesdeuxquemesparentsetmoioccupions.Lespluspetitesetlespluspoussiéreusesétaientlesanciensappartementsdesdomestiques.NonseulementCooldaraghn’avaitpasl’électriciténil’eaucourante,maislebusnepassaitqu’une
foislematinpourallerenville,etnerevenaitlesoirqu’aprèsdix-huitheures.Ilfutdoncdécidéquejeserais demi-pensionnaire à l’école. Cela signifiait que je pourrais fairemes devoirs au chaud à labibliothèqueetprendreungoûteraveclespensionnairesavantdereprendrelebus.Unefoisinstallésdansnotrenouvelledemeure,mamèrem’emmenaacheterunnouveluniformepour
l’écoledeColeraine.J’étaisheureused’yretourner,maisjen’étaispluslapetitefilleenjouéequemescamarades avaient connue. Jem’étais repliée surmoi-même. Comme les institutrices n’avaient passuivi mon évolution au jour le jour, elles durent penser que j’avais changé avec le temps, toutsimplement.Mon père était très souvent absent le week-end ; ma mère expliquait qu’il « faisait des heures
supplémentaires»,cequiétaitpourmapartunsoulagement.MamèreetmoidéjeunionsalorsavecMrsGiveendanssasalleàmanger.Commesonsalon,celle-ciétaitdécoréedemeublesanciens;toutelasurfacedubuffetenacajouétaitcouverted’argenterie.Nousnousasseyionsàunegrandetableciréequipouvaitaccueillirdixpersonnes.Mamèren’ajamaisétéunegrandecuisinière,maisellearrivaitàpréparerunrôtileweek-end.Rétrospectivement,jepensequemonpères’arrangeaitpournepasêtrelà,parcequeMrsGiveenappartenaitàuneespèceenvoiededisparition:l’aristocratied’IrlandeduNord.Monpèrenes’estjamaissentiàl’aisedanscemilieu,contrairementàmamère.Jecroisque,danssonesprit,elleétaitl’amiedeMrsGiveenetnonpassonemployéedemaison.À quatre-vingts ans passés, la vieille dame était fière et digne. Je sentais instinctivement qu’elle
étaitseule,etilsecréaentrenouslelienquinaîtsisouvententrelesenfantsetlespersonnesâgées.Aprèsledéjeuner,j’aidaismamèreàdébarrasseretàfairelavaisselledanslegrandévierblancdel’office de la gouvernante. Puis je sortais m’amuser avec les chiens. Nous allions jouer dans lesrhododendronsetvoirlesponeys.Quandjeleurdonnaisdessucreries,ilsmelaissaientleurcaresserlesnaseauxetlagorge.JemesentaisensécuritéàCooldaragh,enraisondelasituationdemachambre:monpèren’osait
pasm’approcher,avecMrsGiveendel’autrecôtédumur.
Lesjoursdepluie,j’exploraislamaison.LesarmoiresdeMrsGiveenregorgeaientd’objetsdatantdesguerresaméricaines.Elleaimaitbeaucoupmeparlerdesongrand-pèreetmemontrercequi luiavaitappartenu.Parfois,jem’installaisavecunlivredansl’immensecuisinetoujoursempliededélicieusesodeurs
depainsetdegâteauxquemamèrepréparait.Avantqu’onnemelaissepartiràl’aventureavecleClubdesCinq,j’avaistoutefoisquelquestâchesàaccomplir.Jedevaisallerchercherdel’eauàlapompe,delatourbepourlepoêleoudesbûchespourlescheminéesdenoschambres.Lesjoursdebeautemps,quiétaientplutôtraresenhiver,j’allaischercherdesbranchesmortesetdupetitboispourlefeu.Onlesfaisaitsécherprèsdupoêle.Mamèreavaitluquelquepartquelesinfusionsd’ortiesavaientdesvertusmédicinales.Arméedegantsdejardinage,j’allaisenrécolterdepleinspaniersqu’ellefaisaitbouillirsurlepoêleetquilaissaientdanslacuisineuneodeurâpre.Les matins d’hiver, quand je traversais les couloirs pour aller chercher de l’eau pour faire ma
toilette, j’entendais galoper les souris. Elles neme faisaient pas peur,mais leur présence signifiaitqu’ilfallaitrangerdansdesboîtesoumettresousclochelamoindreparcelledenourriture.Unmatin,jevisquemonpèreavaitlaisséunpaquetdesucreouvertlaveilleausoir.Unesourisgrassouilletten’avaitpasmanquédes’y installerpendant lanuit.Je la fisdéguerpiret jetai le restedesucre. IlyavaituneribambelledechatsàCooldaragh,maisjedevaispourtantnettoyerdenouvellescrottesdesouristouslesmatins.Pâquesfitsonretour,apportantuntempsplusclément.Jepassaidèslorslaplupartdemontemps
libreàexplorerlesboisencompagniedeschiens.Lesrayonsdusoleilréchauffaientlessous-boisetfaisaient briller les jeunes feuilles qui poussaient sur les arbres. De joyeux chants d’oiseauxs’échappaientdesnidsoùdefutursparentscouvaientleurdescendance.Scamp,devenuaveugle,étaittropvieuxpournoussuivremaismestroisautrescompagnonscouraientautourdemoietcreusaientlaterre çà et là. Judy faisait souvent des escapades pour courser un lapin. À mon signal, « Vachercher!»,Brunopartaitetlaramenait.Entrelebosquetdesapinset leboiscoulaitunruisseau,surlesbordsduqueljem’installaispour
surveillerlesœufsdegrenouille.Jem’amusaisàtroublerl’eauavecunbâtonpourvoirsilavienesecachaitpassouslavase.Souvent,mapatienceétaitrécompensée:jevoyaisdeminusculesgrenouilles,presqueencoredestêtards,oudescrapaudstapisdansl’herbeprèsducoursd’eau.En début de soirée, j’allais avecMrs Giveen donner des friandises aux poneys. Habitués à nos
rendez-vous,ilsnousattendaient fidèlementà labarrière.Deretourà lamaison, j’aidaismamèreàpréparerledînerquidevaitêtreprêtavantleretourdemonpère.J’apportaisleplateaudeMrsGiveendanssonsalonpuisretournaismangeravecmesparentsdanslacuisine.Monpèremeparlatrèspeupendanttoutecettepériode.Jesentaisbienqu’ilmesuivaitduregard.
Maisaufinalilm’ignoraitetc’étaitréciproque.Cefutunpaisibleinterludedansmavie.Lesmoispassaientet jemeprisàcroirequecette trêve
dureraittoujours.Maiscommentaurait-ilpuenêtreainsi?Unmatin,audébutdesvacancesd’été,unétrangesilencerégnaitdanslamaison.Endescendantdans
la cuisine, je sentis que quelque chose n’allait pas. Ma mère, qui préparait mon petit déjeuner,m’annonçaqueMrsGiveens’étaitéteintedanssonsommeil,sereinement.Ellemeparlad’untontrèsdoux;ellesavaitquej’aimaisbeaucouplavieilledame.Cettenouvellemedévasta,carMrsGiveenavaitétémonamiemaisaussi,sanslesavoir,maprotectrice.Jevoulusluidireaurevoir.Jemontaidanssachambre,oùellereposaitsursonlit, lesyeuxclos.Unbandeauluimaintenait lesmâchoires
fermées.Jen’euspaspeurdelamort,quejevoyaispourtantpour lapremièrefois.Lavieilledamen’étaitpluslà,c’esttout.Leschiensfurentcalmes,cejour-là.Onauraitditqu’ilsavaientperduuneamie,commemoi.Enfin
d’après-midi, j’allai donner du sucre aux poneys et puisai un peu de réconfort dans leur regardsolennel.Jenemesouvienspasdesonenterrementnidesvisitesdesafamille.Enrevanche,jemerappelle
que sa belle-fille vint passer quelques semaines à Cooldaragh pour faire l’inventaire de ce quecontenaitlamaison,lesvieuxmeublessurtout.C’étaitunebellefemme,charmante,toujoursparfumée.Ellemefaisaitvenirdanssachambre,voisinede lamienne,etm’offraitdesbarrettesetdes rubanspourmescheveux.Elleme rapportamêmeune robeécossaisedeLondres,oùellevivait.Mamère,couturière chevronnée, me confectionna ma première veste de flanelle grise. J’étais très fière del’imagede grande fille que je voyais soudain dans lemiroir, et j’avais hâte d’aller à l’église avecMrsGiveenfilledanscettetenue.Pendant le séjour de Mrs Giveen, un dimanche, l’apparition soudaine d’une chauve-souris dans
l’églisevintperturberl’office.Pourmoi,c’étaitjusteunesourisvolante,maisellefitsoufflerunventdepaniquedansl’assemblée.Lesadultes,medis-je,ontpeurdebienpeudechose.C’était la première fois que je voyais ma mère avec une femme de son âge qu’elle semblait
apprécier.J’avaistoujourssentiqu’elles’ennuyaitencompagniedelamèreetdelasœurdemonpère.Leweek-end,nousprenionssouventlethétouteslestroisdanslejardin,àlamodeanglaise.Mamèredisposaitsurunplateaulathéièreenargentetlestassesenporcelaine.Elleavaitpréparédesscones,du cake et des petits sandwiches aux œufs, au cresson ou garnis de fines tranches de jambon cuitmaison. C’était unmoment gratifiant pourmoi car les deux femmesme faisaient participer à leursdiscussions.Le jour que je redoutais finit par arriver. Mrs Giveen m’annonça qu’elle devait repartir pour
Londres.Ellem’offrituncadeauavantdenousquitter.«Antoinette,dit-elle,c’estbientôttonanniversaire.Jesuisdésoléedenepaspouvoirrester,mais
j’aiunpetitcadeaupourtoi.»Ellemedonnaunechaîneavecunpetitmédaillonenor,qu’ellemepassaautourducou.Maintenantquelamaisonétaitvide,pensai-je,mamèredevaitsesentirmaîtredeslieux.Cequ’elle
futeneffetpendantuneannée.
10
Je fus tiréedusommeilpar la lueurdumatinet regardaiautourdemoienclignantdesyeux.Lesrayons du soleil donnaient un éclat inhabituel aux teintes rouges et bleues de ma robe écossaise,suspendueàlaportedemachambre.Unfrissond’excitationmeparcourut:c’étaitlejourdemondixièmeanniversaire.Pourlapremière
foisdemavie,j’avaisorganiséunefêteàlaquelleétaientinvitéeslesquatorzefillesdemaclasse.Mamèrem’avait donné sonaccord.Monpère, quant à lui, nous avait annoncéqu’il irait jouer augolf,m’offrantainsiuncadeau trèsappréciable : sonabsence.C’étaitma journée,et j’allaisenpasser lamoitiéseuleavecmamère.L’ombredemonpèrenemenaceraitpascemomentprivilégié.MonregardseposasurlemédaillonquelajeuneMrsGiveenm’avaitoffert.Avecunpincementau
cœur,jemedisquej’auraisaiméquesabelle-mèreetellepuissentêtrelà.Pendantlesvacancesd’été,mamèrem’avaitditque j’aurais ledroitd’organiserune fêted’anniversairecetteannée.Toutes lesfillesdemaclasseavaientacceptél’invitation;j’avaishâtedeleurmontrermamaison.Cardansmonespritcommedansceluidemamère,Cooldaraghétaitmamaison.Lorsque je me promenais dehors avec les chiens, nous passions toujours dans le bosquet et
j’imaginais alors les jeunes enfants Giveen, année après année, choisir leur sapin de Noël puisl’installerdanslevastehall.Jemelesreprésentais,aussibienhabillésquesurlesphotographiessépiaquidécoraientlesalon,grimpersurunescabeaupourdisposerlesdécorationssurlesapin.LematindeNoël, ilsouvraient leurscadeauxdevantungrandfeudecheminée.Dans le fondde lapièce, lesdomestiquesattendaientlemomentdeprendrepartauxfestivités.Jeparessaidansmonlitencorequelquesinstants.CeCooldaragh-làétaitceluidontjevoulaisfaire
partagerlamagieàmesamies.Lavoixdemamère,quim’appelaitdubasdesescaliers,mesortitdemesrêveries.Jem’habillaiet
larejoignisdans lacuisine.Danslecouloir,dedélicieusesodeursm’annoncèrentquemamèreétaitdéjààl’œuvre.Laveille,elleavaitdéjàpréparémongâteaud’anniversaire,ornéd’unglaçagerose,dedixbougies
etdesmots«Bonanniversaire».Enentrantdanslacuisine,jedécouvrisdesrangéesdepetitsgâteauxquitiédissaientsurlesétagères.J’aperçusaussileprécieuxsaladier,dontjepourraismerégaleraprèslepetitdéjeuner,dèsquemamèreauraitverséleglaçagemulticoloresurlesgâteaux.La tableétaitmisepourdeux : la théièredans son joli fourreau,desœufsdans leurcoquetier et,
derrièrelesassiettes,plusieurspaquets.«Bonanniversaire,machérie»,meditmamèreenm’embrassant.Unejournéeparfaitecommençait.
Jedéballaimescadeaux:mesparentsm’avaientoffertunepairedechaussuresnoiresvernies,avecune fine lanière sur le devant,mes grands-parents un pull-over jacquard etma grand-mère anglaisetrois livresdeLouisaM.Alcott,LesQuatreFillesdudocteurMarch,LeRêvedeJoMarch etLaGrandeFamilledeJoMarch.Je dévoraimon petit déjeuner, donnant discrètement quelquesmiettes aux chiens. Il faisait beau,
j’avaismamèrepourmoitouteseule,j’étaisraviedemescadeaux.
J’avais attenducette fête toute la semaine. Jemevoyaisdéjàprésenter le jardinaux fillesdemaclasse,quinemanqueraientpasd’êtreimpressionnéesparlachancequej’avaisdevivredansuntellieu.À la fin de l’été, la perspective de pouvoir les inviter avait ajouté une dose d’excitation à larentrée.Lesgrandesvacancess’étaientbienpassées,maisdanslasolitude.LedépartdeMrsGiveenavaitcrééungrandvide.Messeulscompagnonsétaientleschiens.Jepassaismesjournéesàexplorerla propriété avec eux. Parfois, ayant fait provision de sandwiches et d’orangeade, je disparaissaispresquelajournéeentièreetrevenaisenfind’après-midiavecdupetitboispouralimenterlepoêledelacuisine. J’aimaisbienm’acquitterdemes tâchesquotidiennes.Maintenantque j’étaisunpeuplusâgée,jedevaisaussicouperlesbranchesmortesenrondins.MaisjenevoyaisquasimentpersonneetnequittaisjamaisCooldaragh.Lecontactavecd’autresenfantsmemanquait.Iln’yavaitaucunefermeprèsdelamaison,lesmagasinslesplusprochesétaientàColeraineetlebusnepassaitquedeuxfoisparjour.Nousnenousaventurionsquerarementhorsdecheznous.Le laitierpassaitchaque jouretl’épicierdeuxfoisparsemaine.Toutefois, ces vacances d’étéme rapprochèrent demamère : nous étions aussi seules l’une que
l’autre.Lesjoursdepluie,passantdelonguesheuresdanslacuisine,nousnousrégalionsdesgâteauxqu’elleaimaitpréparer.Jemeplongeaisdansunlivreetmamèreseconcentraitsursontricot,latêtepenchéesursonouvrage.Lecliquetisdesaiguillesmerassurait.Pour la rentrée,ellem’avait tricotéunpull-oververt foncé,avecuncolenVnoiretblanc. Il lui
arrivaitaussidereprisermeschaussettesenlaineoudesoupirersurunejupetropcourtequ’ilfallaitserésoudreàabandonner,puisqu’iln’yavaitplusd’ourlet.Aprèslepetitdéjeuner,j’aidaimamèreàterminerleglaçagedesgâteauxpuissortisjoueravecles
chiens.Mamèremedemandadenepas tropm’éloigner, car jedevaismepréparerpour la fête. Jerenonçaidoncàmapromenadehabituelledans lesboiset,aprèsêtrealléesaluer lesponeyset leuravoirdonnéquelquessucreries, jerentraià lamaisonparlapetitecouràl’arrièredelacuisine.Lesoleildonnaituneteinteplusdouceauxmursdebriquesrougesdelamaison.Prèsdupoêle,l’eaudemonbainétaitdéjàprête.Ilmefalluttroisvoyagespourlamonterjusqu’àlasalledebains.Jemis la robeécossaisequeMrsGiveenm’avaitofferteetmesnouvelleschaussuresnoires.Ma
mèremepassamonmédaillon autour du cou etme coiffa. Jeme regardai quelques instants dans lemiroir,satisfaite.Unedemi-heureavantl’heureàlaquellelesfillesdevaientarriver,jem’assissurlesmarchesdela
maisonpourattendrelapremièrevoiture,lesyeuxrivéssurl’allée.Leschiensmetenaientcompagnie,attentifseuxaussi,manifestementconscientsdevivreunejournéetrèsspéciale.Plusieursvoituresnoiresfirentbientôtleurapparitionets’arrêtèrentdevantleperron,faisantcrisser
le gravier poussiéreux de la cour.De petites filles apprêtées en sortirent, tenant chacune un cadeaujolimentemballé.Leursparentsrepartirentaprèsavoirpromisàmamèrederevenirleschercheràdix-huitheurestrente.Mamèrenousapportadel’orangeadedanslejardin.Jecommençaiàdéballermescadeaux,sousles
regards curieux de l’assemblée. Plusieurs paquets contenaient des boîtes de bonbons, qui passèrentjoyeusementdemainenmainjusqu’àcequemamèredécidedelesrangerdanslamaison,craignantquenousn’ayonsplusd’appétitpourlasuite.D’autrespaquetscontenaientdesbarrettesetdesrubans.Je fus aux anges en découvrant également un stylo noir avec une bague en argent et un journal à lacouverturerose–dontjenenoirciraisjamaisuneseulepagecaraprèscettejournée,riennemeparutdigned’êtrerelaté.Maisencemerveilleuxdébutd’après-midi,jenesavaispascequiallaitsepasser.
Mamèrem’aidaà rassembler tousmescadeauxetmesuggérade fairevisiter lapropriétéàmesamies–ellen’eutpasbesoind’insister.Jelesconduisisdanslehalletleurmontraitouslesobjetsquivenaient d’Amérique.C’est alors que jeme rendis compte que le vent était en train de tourner.Unétrangemurmure,quelqueschuchotements,unéclatderireétouffé...Toutàcoup,jevisCooldaraghàtraversleursyeux.Aulieudel’endroitmajestueuxdontjeleuravaissouventparlé,jevislescheminéescondamnées,
bouchéespardupapierjournalpouréviterlescourantsd’air;lestoilesd’araignéesdanslescoins;lestapispoussiéreuxdansl’escalierquimenaitauxchambresvides.Danslasalleàmanger,jesentisleurregards’arrêtersurl’argenteriequepersonnen’avaitnettoyéedepuislamortdeMrsGiveen.Jevis les rideaux fanésqui pendaient aux fenêtres depuis tant d’années et les lampes à pétrole, sur lebuffet,quirappelaientquecettevieillemaisonn’avaitmêmepasl’électricité.«Jesuissûrequ’iln’yapasl’eauchaude...»entendis-jel’unedesfillesmurmurer.Les filles de ma classe habitaient dans de belles maisons avec jardin, meubles modernes et
argenterieétincelante.Chezelles,les«bonnes»nelaissaientpastraînerlamoindrepoussièreetl’onprenaitunbaintouslesjours.Àleursyeux,Cooldaraghn’avaitriendemagique.C’étaitunbâtimentenruine.Avec l’instinct infailliblede l’enfance,elles faisaient le lienaveccequ’ellesavaientdéjàdûentendredeleursparents.Ellessavaientquemamèreétaitlagardiennedecettemaison.Ellessavaientquejenevenaispasd’unefamilleaisée.Jen’étaispasl’unedesleurs.Jesentisencoreunefoisladistancequinousséparait.C’étaitlacuriosité,pasl’amitié,quilesavait
poussées à accepter mon invitation. Cette amitié à laquelle je voulais croire m’échappait soudain.J’avaisl’impressionqu’uneparoideverres’étaitdresséeentrenous.Jelesregardaisrireetparleràtraverscemurinvisible,etjenepouvaisaumieuxquelesimiter.J’étaisàl’extérieur,jeregardaislafêtedequelqu’und’autresedéroulersousmesyeux.Nous fîmes plusieurs jeux dans l’après-midi, surtout des parties de cache-cache, les nombreuses
piècesvidess’yprêtantàmerveille.Quandc’étaitmontourdemecacher,jeremarquaiqu’ellesnemecherchaient pas avec autant d’application que les autres. Je compris qu’elles attendaient toutes queleursparentsviennentleslibéreretlesramenerdansleursmaisonsaseptisées.Tout ce que ma mère avait préparé – pâtes de fruits, sandwiches, gâteaux – fut apprécié avec
enthousiasme.Aumomentdesoufflerlesbougiesdemongâteaud’anniversaire,quelqu’unmeditquesijeparvenaisàleséteindretoutesenmêmetemps,jepourraisfaireunvœu.Jegonflailespoumonsetsoufflaisansoserregarder.Tout lemondeapplaudit : lesflammesétaientéteintes ; jemeconcentraipourfaireunvœu.«Faites qu’ellesm’aiment, faites qu’elles soientmes amies », implorai-je, les yeux clos.En les
rouvrant, jepensaiun instantquemonvœuavait étéexaucé.C’était lebonmoment,mesemblait-il,pourdistribuerlesbonbonsqu’onm’avaitofferts.Jemedirigeaiversl’endroitoùmamèreavaitrangémes cadeaux,mais àmon grand désarroi, tous les bonbons avaient disparu. Les filles devaient lesavoirmangéspendantnospartiesdecache-cache,quandj’avaisattendusilongtempsqu’onviennemedénicherdansmacachette.Jelançaiunregardversmamère,désemparée.Ellesemitàrire.«Machérie,tudoisapprendreàpartager!»Elleéchangeadessourirescomplicesavecmesinvitées.J’avaisl’impressionquetoutlemondese
moquaitdemoietjemesentisànouveauseuleaumonde.La fête arriva à son terme. Sur le perron de la maison, je regardai le convoi de voitures
raccompagnermes«amies»,quim’avaientpolimentremerciéetoutenfaisantlavaguepromessedemerendrel’invitation.Jedécidaid’ycroireetleurfisdegrandssignesdelamainjusqu’àcequelesvoituresaientdisparuauboutduchemin.Monpèrerentraàseptheures.Jecomprisàsamineécarlatequ’ilavaitbu.Ilmefixaitdesyeux.
J’avaisenviedem’enfuirmaiscommetoujours,sonregardmeclouaitsurplace.Ma mère me demanda de lui montrer mes cadeaux, d’une voix haut perchée qui trahissait sa
nervosité.«Regardecequ’onluiaoffert,Paddy.»Jelesluimontraiunparun.«Et il n’y a pas de bonbons ? » Il lut la réponse surmonvisage. «Tun’as pas gardé quelques
bonbonspourtonvieuxpère?»Je scrutai son visage, cherchant à savoir si j’avais en face demoi le père jovial, avec qui l’on
pouvaitplaisanter,oubienl’autre.Monestomaccommençaitàsenouer.Lederniercadeauquejeluimontraiétaitlestylo.Mamaintremblaquandillepritpourleregarder.
Ils’enrenditcompte,carilsourit.« Où est ton autre stylo, celui que ta mère et moi t’avons offert ? » demanda-t-il. Je compris,
terrorisée,quecen’étaitpaslepèrejovialquimeposaitcettequestion.«Dansmonsac»,répondis-jed’unevoixtimide.Ilpartitd’unriredétestable.«Alorsvalechercher,tun’aspasbesoindedeuxstylos.—Si,protestai-je.Ilm’enfautunderechange,c’estpourçaqueMariemel’aoffert.»J’eus l’impression qu’il enflait comme les crapauds que j’observais dans les bois. Son torse se
gonfla,sesyeuxétaientinjectésdesang.Jeviscerictusrévélateursurseslèvresetregrettai,unpeutard,deluiavoirrépondu.«Nediscutepasavecmoi!»cria-t-ilenagrippantlecoldemarobepourmedélogerdemachaise.
Lesolsedérobasousmespieds,jen’arrivaisplusàrespirer,ilserraitlesmainsautourdemoncouetj’entendismamèrecrier.«Paddy,arrête,tuvaslatuer!»J’essayaidedesserrerl’étreintedesesdoigtsetbattaidésespérémentdesjambesau-dessusdusol.Ilhurla:«Tufaiscequejetedisdefaire!»Mamèrecontinuaitdelesupplierd’arrêter.Ilfinitpar
merelâcher.Jemerelevai,totalementhébétée.«Jeneveuxpluslavoir,cria-t-ilàmamère,emmène-ladanssachambre.»Ellemepritparlebrassansdireunmotetmeconduisitàtraverslecouloiretl’escalier,puisme
relâchabrusquementetm’ordonnaderesterlà.«Pourquoiest-cequ’ilfauttoujoursquetul’énerves?Tusaisbienqu’ilamauvaiscaractère.»Elle
avait l’airdésabusée.«Tunepeuxpasfaireuneffortpourmoi?»Sadétresseétaitperceptible.Jesavaisqu’elleavaiteuaussipeurquemoi.Unpeu plus tard, elle revint dansma chambre.Encore sous le choc, j’essayais deme calmer en
m’échappant avecLes Quatre Filles du docteurMarch. À son regard, je sus que le sentiment desécuritéquej’avaiséprouvédutempsdeMrsGiveenn’étaitplusqu’unsouvenir.Mamèreavaitchoisi
lecampdemonpère.Pourelle,j’étaisdésormaisuneenfantquiposaitproblème.«Essaiedenepasmettretonpèreencolère,Antoinette.»C’esttoutcequ’ellemeditenrepartant
demachambreavecmalampeàpétrole.Jefermailesyeux.Puisquejenepouvaispluslire,jememisàinventerunehistoire.Unehistoiredanslaquellej’avaisdesamiesquim’aimaientetquim’invitaientàleursfêtes.
Retouràl’hospice.Jemepréparaiuncaféetallumaiunecigarettepourtenterd’arrêterleflotdes
souvenirs,maisAntoinette,lefantômedemonenfance,étaittoujourslà.Jel’entendisànouveau.«Toni,faisl’effortdetesouvenir,rappelle-toilavérité.»Je pensais que mon passé était réglé, mais le visage d’Antoinette revenait me hanter. Bien des
annéesplustôt,j’avaisdétruittouteslesphotosdecetteenfantquiavaitétémoi,maisàprésent,ellesressurgissaientl’uneaprèsl’autre.Sur l’une d’elles, une petite fille joufflue aux boucles brunes souriait à l’objectif, les jambes
croisées,sespetitesmainsgrassouillettesposéessurungenou.Elleportaitsarobepréférée,unerobeconfectionnéeparsamère.Suruneautre,quelquesannéesplustardetamaigrie,elleportaitunerobeàcarreauxtroppetitepour
elle,etavaitlespiedsnusdansdessandalesd’occasion.Sonregardétaitvide,sesyeuxcernés.Elleposaitdebout sur lespelousesdeCooldaragh, Judydans lesbras, sesautresamis, leschiens, à sespieds.Suruneautreencore,elleétaitdanslesrhododendronsdeCooldaraghaveclamèrequ’elleaimait
tant.Maisiln’yavaitaucunephotod’elleencompagnied’autresenfantsdesonâge.Jerepoussaicesimagesmentalesetretournaidanslachambredemamère.Enfermantlesyeux,la
petitefilleseuleettristedeCooldaraghmerevintàl’esprit.L’anniversairedesesdixans,marquéparlabrutalitédesonpère,l’indifférencedesamèreetsonincapacitéàsesentirenphaseaveclesfillesdesaclasse.Maisilétaitdéjàtroptard.Àdixans,ellesavaitquelesmomentsdebonheurqu’ellepouvaitvivre
n’étaientqu’uneillusionfurtive.Assise au chevet de ma mère, je me rappelai soudain une tentative de rébellion dérisoire qui
m’arracha avec le recul un sourire attendri. Ça s’était passé juste aprèsmon anniversaire. Commequoi,lapetitefilleétaitencorecapabledecolèreàcemoment-là.À Cooldaragh, toutes les cheminées inutilisées étaient obstruées par du papier journal, non
seulementpouréviterlespertesdechaleur,maisaussipourempêcherlesoiseauxetleschauves-sourisd’entrerdanslamaison.Quandj’allaischercherdel’eaudanslacouràlatombéedelanuit,jevoyaissouventlevolerratiquedeschauves-souris.Ellesmerappelaientleventdepaniquequel’uned’entreellesavaitfaitsouffleràl’église,undimanchematin.Cejour-là,j’avaisvuàquelpointcepetitanimalavaitterrorisélesfemmesdel’assemblée.Jechoisisméthodiquementlesoirdemavengeance.Levendredimatin,monpèrepartaitàColeraine
etnerevenaitquetarddanslasoirée,ivre.Mamèresuivaitalorstoujourslemêmerituel.Quandelleétait fatiguée de l’attendre, elle quittait le salon, une bougie à lamain, et traversait le couloir quimenaitàlacuisine.Ellesepréparaitunthépuismontaitsecoucherparl’undesescaliersdeservice.Cevendredisoir,alorsquemamèremecroyaitendormie,jesortisdemonlitàpasdeloup,bien
décidéeàlaisserentrerquelqueschauves-sourisdanslamaison.Jefisdestrousdanslepapierjournalquibouchait lesconduitsdescheminéespuisouvris laportequidonnait sur lapetitecour,prèsdesanciennesétablesoùnichaientlespetitesbêtes.J’attendispatiemmentl’arrivéedesvisiteursnocturnes,assiseenhautdel’escalierdeservice.Une
chauve-souris fitbientôtsonentréepar laportede lacour. Jedévalai lesmarcheset la refermaiensilence derrière elle, puis regagnaimon poste d’observation. La suite des événements ne se fit pasattendretrèslongtemps.La porte du salon s’ouvrit et j’aperçus la lueur orangée d’une bougie, puis le vacillement d’une
flammequiprécédaitmamère.Lachauve-sourisnetardapasàvenirtournoyerau-dessusdesatête.Mamèrepoussauncri.Jeladevinaismortedepeurdanscettepénombre.Jecourusverselleetlaprisdansmesbras.Elle
était toute tremblotante. Je la raccompagnai dans le salon et la fis s’asseoir, en lui expliquant quej’étaisdanslasalledebainsaumomentoùjel’avaisentenduecrier.Jelalaissaipourallerluipréparerunthédanslacuisine.Toutecetteagitationn’avaitmanifestement
pasperturbélesommeildeschiens.Avecunetassedethé,unpotdelaitetdusucresurunplateau,jeraccompagnaimamèrejusqu’àsachambreparl’escalierprincipal,pouréviterunenouvellerencontreavecl’intruse.Jeposaileplateauprèsdulitdemamèreetlaprisunenouvellefoisdansmesbras.Àtraversmesyeuxd’adulte,j’essayaismaintenantdecomprendrecequ’avaitétélaviedemamère
pendanttoutescesannées.Jeconcevaisqu’elleaiteuenviedeseréfugierdanssesrêvesde«familleheureuse », où tout allait pour le mieux. Après tout, qu’avait-elle d’autre ? Après le décès deMrsGiveen,ellenevoyaitquasimentpluspersonne.Ellen’avaitnifamilleniamisenIrlandeduNord,et aucune indépendance financière. Sans moyen de transport, elle était de plus en plus seule etdéprimée.Cinquanteansplustard,mamèreauraitcertainementeulapossibilitédefaired’autreschoix.Mais
aurait-ellesaisicetteoccasion?Auvudecequis’étaitpasséparlasuite,j’endoutais.Toujoursassiseàcôtéd’elle,jeregardaissafrêlesilhouettedanslalueurternedelaveilleuse.Le
sommeilsemblaitavoircalmésadouleur,sestraitsétaientapaisés.J’étaistirailléepardessentimentscontradictoires,commelapetiteAntoinettelanuitdesapauvrevengeance:laconfusion,lacolèreetunénormedésirderéconfortermamèreetdelaprotéger.
11
AprèsledépartdeMrsGiveen,monpèrecommençaàvenirdansmachambre.Lesjoursoùilsavaitqu’ilrentreraittard,ilprenaitsavoiturepourallerenville.Àsonretour,mamèreetmoiétionsdansnos chambres, situées à deux extrémités de lamaison.Ma chambre était plongée dans l’obscurité ;seulelaluneyjetaitunelueurblafardequandlecielétaitdégagé.Jem’endormaissouventenregardantpar la fenêtre levisage rassurantde« l’hommede la lune». J’avaisperduma lampe torchedepuisbelleluretteet,commemamèreavaitemportélalampeàpétroledemachambre,maseulesourcedelumièreétait labougieavec laquelle jeregagnaismachambrechaquesoir.Étenduedans lenoir, lespoings serrés, je fermais les yeux très fort dans l’espoir que, si je ne les rouvrais pas, je feraisdisparaîtremonpère.Mais il était toujours là. J’essayaisdeme recroqueviller sous lescouverturesmaisdéjàillesavaitrenverséesetavaitrelevémachemisedenuit.Ilmemurmuraitàl’oreille:«Tuaimesça,hein,Antoinette?»Jenedisaisrien.«Tuaimeraisavoirdel’argentdepoche,n’est-cepas?»Il sortait unedemi-couronnede sapoche et laglissait dansmonpoing serré.Puis il enlevait son
pantalon.Jemesouviendraitoujoursdesonodeur–l’haleinedewhisky,letabacfroidetsoncorps.Ilsemettait surmoi.Maintenantque j’étaisunpeuplus âgée, il s’autorisait unpeuplusdebestialité,même s’il faisait encore attention.Et ilme pénétrait. Je sentais son regard à traversmes paupièrescloses. Ilmedisaitd’ouvrir lesyeux. Jenevoulaispas.Àcetâge, ilme faisaitmal. Je l’entendaispousserunderniersoupiravantdeseretirer;ilserelevait,serhabillaitrapidementetallaitsecoucherdanslelitdemamère.Jerestaislà,mapièceaucreuxd’unemain.Sa violence physique augmenta aumême rythme que ses visites.Un soir, je jouais dans l’ancien
salon deMrsGiveen. J’y étais allée pour être seule, loin demes parents,maismon père vint s’yinstallerpourliresonjournal.Jem’amusaisavecundecespetitsgadgetsenmétalquiressemblentàdesgrenouillesetqu’ontrouvedanslespochettes-surprises.Assiseparterre,j’écoutaisnégligemmentlecliquetisrépétitifdumétalsouslapressiondemesdoigts.Jesentissoudainleregarddemonpère.«Antoinette,dit-il,arrêteçatoutdesuite.»Jesursautaidepeur.Lapetitegrenouillemeglissadesmainsdansundernier«clic».Iln’enfallut
pasplus.Monpèrem’empoignaetmerepoussacontrelesol.«Quandjetedisd’arrêter,tuarrêtes!»hurla-t-il.Souvent,lanuit,lemêmecauchemarmeréveillait:jerêvaisd’unechuteinterminabledansuntrou
noir.Lescénariointégraensuitelaprésencedemonpère,quandilcommençaàmeréveiller lanuit.J’avaisdumalàmerendormirquandilrepartait.Lematin,j’étaisfatiguéeenallantchercherdel’eaudanslacuisinepourmatoilette.Jeprenaissoindebienmelaverentrelesjambes,cesmatins-là.J’aibeaucoupdemalàmesouvenirprécisémentdecequejeressentais;jecroisquejeneressentaispasgrand-chose.Avec ses fréquentes visites, j’avais régulièrement de « l’argent de poche » et je pus à nouveau
acheterdesbonbonspourm’attirerlesbonnesgrâcesdemescamaradesd’école.Maislesenfantssontcomme les animaux : ils savent très bien quand quelqu’un est faible, différent ou vulnérable. Lesenfants demon école étaient bien élevés, la cruauté ne faisait pas partie de leur panoplie d’enfantspolis;maisleuraversionàmonégardétaitinstinctive.Alorsj’évitaisautantquepossiblelesélèvesdemonâgequandjeprenaismongoûteraveclesinternes.Jem’asseyaisavecdesfillesplusjeunes,avecqui jepouvais jouer,ouavec lesélèvesplusâgées,quiétaientgentillesavecmoi.Le restedutemps, j’allais fairemesdevoirs à labibliothèque. Je savaisbienqu’onnem’appréciait pas, et lesinstitutrices aussi d’ailleurs. Le personnel de l’école affichait une gentillesse de surface, mais jesentaisunedistance.Àl’âgededixans,j’avaisrenoncéàcequ’onm’aime.Letrajetenbusduraitunedemi-heure,pendantlaquellejefaisaismesdevoirsetlisaislespassages
desmanuelssurlesquelsonallaitnousinterrogerlelendemain.Unsoir,monpèremontadanslebusaupremierarrêt.Ilnes’assitpasàcôtédemoi,maispresqueenface,pourpouvoirmeregarder.Ilaffichalesouriredugentilpère.Maiscelafaisaitlongtempsquejen’ycroyaisplus.Cesoir-là,jeneréussispasàmettrelamainsurmonticket.Jesentismonterlapaniqueenfouillantdansmespochesetdansmonsac, sous le regarddemonpère. J’essayaidemurmurer auchauffeur :« Jene trouvepasmonticket.S’ilvousplaît,neleditespasàmonpère.»Maislechauffeuréclataderire.Ilsavaitquej’avaisuntickethebdomadaire,puisqu’ilconduisaitle
bustouslesjours.«Çanefaitrien,dit-il.Tonpèrenevapassemettreencolère.Regarde-le,iltesourit.Nesoispas
bête.»Certes, ilme souriait ; aveccette terrible lueurdans lesyeux.Puis ilme fitunclind’œilque je
reconnus.Letrajetmeparutinterminable.Nousdescendîmesdubusdanslanuitnoireetfroide.Dèsquelebusdisparutauloin,ilm’empoignacommejem’yattendaisetsemitàmefrappersurlesfessesetlesépaules,tandisquesonautremainmeserraitlanuque.Ilmesecouadanstouslessens,maisjenepleurai pas. Pas encore. Je ne criai pas non plus. J’avais arrêté de crier depuis longtemps déjà.Pourtant,enmarchantverslamaison,jesentisleslarmescouler.Mamèrevitcertainementquej’avaispleuré,maiselleneditrien.J’avalaimondîner,tropbouleverséepouravoirfaim,tropapeuréepourrefuser demanger. Je terminaimes devoirs etmontaime coucher. Je savais que je n’étais pas uneenfant qui s’évertuait à mettre ses parents en colère ; c’était au contraire l’un de mes parents quicherchaitlamoindreexcusepourmefrapper.Cesoir-là,ilvintdansmachambreavantquejenem’endorme.Ilrenversalescouverturesavecune
violenceinhabituelle.Ilmefitvraimentpeuretjefondisenlarmes.«Jeneveuxpasd’argentdepoche.Jeneveuxpasque tumefassesça.»Jen’arrêtaispasde le
supplier,jedevenaishystérique.«S’ilteplaît,s’ilteplaît,arrête,tumefaismal!»Cefutlapremièreetladernièrefoisquejepleuraiquandilvenaitdansmachambre.Mamère,qui
étaitdanslehall,entenditmescris.Ellenousappela:«Qu’est-cequisepasse?»Monpèreluirépondit:«Rien.Elleafaituncauchemar.Jesuisvenuvoircequec’était.Toutva
bien,elles’estcalmée.»Enrepartant,ilmeglissaàl’oreille:«Net’avisepasd’enparleràtamère.»Quelquesminutesplustard,elleentradansmachambre;j’étaisenfouiesouslescouvertures.«Antoinette,qu’est-cequis’estpassé?demanda-t-elle.
—Rien,répondis-je,j’aifaituncauchemar.»Ellerepartitsurcesmotsetnemereposaplusjamaislamoindrequestion.Certainssoirs,tapiedansmonlit,lecrissementdugraviermesignalaitl’arrivéedemonpère,puis
j’entendais leplancher craquer sous sespasqu’ilvoulait discrets, àmesurequ’il approchaitdemachambre.Jefaisaissemblantdedormir,accrochéeàl’espoirqu’ilnetiennepasàmeréveiller.Maisc’étaitpeineperdue.Ilnemedonnaitpassystématiquementunepièce,maisaumoinsdeuxfoisparsemaine.Detempsen
temps, au lieu de la glisser entremes doigts serrés, il la jetait dans un vase en porcelaine, sur lacoiffeuseoùjerangeaismonmédaillon.«Tiens,tonargentdepoche.»Lessoirsoùilrentraittôt,jem’installaisengénéraldanslecanapé,leschiensétendusàmespieds,
etj’ouvraisunlivre.Leshistoiresdeparentsaimantsmefaisaientsouventpleurer.C’étaitleprétexteidéalqu’attendaitmonpère.«Pourquoiest-cequetupleures?demandait-il.—Pourrien»,marmonnais-jeenessayantd’éviterdeleregarderdanslesyeux.Alorsilselevaitdesachaise,m’agrippaitparlanuqueetsemettaitàmesecoueretàmefrapper,
lesépaulesengénéral.«Ehbien,disait-ilensuited’untoncalme,maintenanttusaispourquoitupleures,hein?»Mamèrenedisaitrien.Auboutd’unmoment, j’abandonnai leshistoiresde famillesheureusespour lire les livresdema
mère. Je ne lui donnai aucune explication, mais elle n’en demanda pas. Les premiers livres pouradultesquejelusfurentlasériedesWhiteoak1.Cen’étaitpasdeshistoirestristes,maislesenfantsenétaientabsents.Unjour,unhommem’attendaitàlasortiedel’école.Ilseprésentacommeétantunamidemonpère.
L’institutriceresponsabledesinternesl’avaitautoriséàm’inviteràprendreunthé.Ilm’emmenadoncdans un salon de thé et m’offrit des scones, du gâteau et une glace. Tout ce que les petites fillesadorent!Ilmeparlademonécole.Peuàpeu,ilsutmemettreenconfiance.Commeilmedemandaitquelgenredelivresj’aimaislire,jeluiparlaideJalna,delasagadesWhiteoak.«Tuestrèsenavancepourtonâge,dis-moi»,commenta-t-il.Soncomplimentmefitrougir.Je le trouvaisgentil, j’étaisheureusequ’ons’intéresseàmoi.Ilme
raccompagna ensuite à l’école en me disant qu’il avait beaucoup apprécié ma compagnie. Il meproposaderenouvelercettesympathiquesortie,cequej’acceptaiavecplaisir.Par la suite, il revint plusieurs fois me chercher à la sortie des classes. Les institutrices, à qui
j’avaisditquec’étaitunamidemonpère,n’yvoyaientaucunproblème.J’attendaissesvisitesavecimpatience:commeils’intéressaitàcequejeluiracontais,jemesentaisplusgrande,plusimportante.Ilme laissait toujours commander ce que je voulais et avait l’air absorbé parma conversation. Jepensaism’être faitunamiparmi les adultes,qui s’intéressaientd’habitude sipeuàmoi. Jusqu’à sadernièrevisite.Cejour-là,ilm’emmenadansunparcetmerépétaàquelpointnospromenadesluiplaisaient.Ilme
ditqu’ilaimaitbienlespetitesfilles,surtoutcellesquiétaientmûrescommemoi.Puisilmeregarda.Sesyeuxm’évoquèrentsoudainceuxdemonpère.Ilarrachaquelquesbrinsd’herbequ’ilpassaentresesdoigtsdehautenbasetdebasenhaut,dansungesteévocateur.
«Antoinette,dit-il,tusaiscequej’aimeraisquetufasses,maintenant?»Jesavais.«Jesuissûrqueçateplairait,heinAntoinette?»Jetressaillis,commeunlapinprisaupiègedanslalumièredesphares.«Jesaisquetulefaisavectonpère,poursuivit-il.Laprochainefoisquejeviendraitechercher,je
t’emmènerai à lamaison.Onpourra passer l’après-midi ensemble et je te raccompagnerai jusqu’aubus.Çateplairait,n’est-cepas?»Jehochailatête,commeonm’avaitapprisàlefaire.Lesoirvenu,jeparlaiàmonpèredesonami.Ilsemitdansunecolèrenoire.«Nefaisçaavecpersonned’autrequemoi!»siffla-t-ilenlevantlepoingsurmoi.Maispourunefois,ilsortitdemachambresansmefrapper.Jenerevisjamaiscethommeetnesus
pasdavantagecommentilavaitappriscequisepassaitentremonpèreetmoi.Maisc’estforcémentmonpèrequiluienavaitparlé.Ilsemblequemêmelesmonstresaientdumalàsupporterlepoidsdeleursmensonges.Mêmeeuxontbesoinquequelqu’unsachequiilssontvraiment,etl’acceptent.
Nous restâmes encorequelquesmois àCooldaragh.Puismamèrem’annonçaque lamaison était
vendueetquenousdevionsdéménagerunenouvellefois.Cettefois,onallaitretournerdansleKent.Ellem’expliquaquemonpèreetelledevaienttrouveruntravail,carunseulsalairenesuffiraitplus,maintenantqu’onallaitdevoirpayerunloyer.EtelletrouveraitsansdouteplusfacilementdutravailenAngleterre.MamèremeditaussiquecesdeuxannéespasséesàCooldaraghluiavaientpermisdemettreunpeu
d’argent de côté pour acheter unemaison. Depuis quelques années, son visage et en particulier sabouche s’étaient endurcis mais, tandis qu’elle me parlait, ses traits s’adoucissaient : son rêve,semblait-il,devenaitenvisageable.Jenepartageaispassonenthousiasmecarjem’étaisbeaucoupattachéeàCooldaragh.
1.Patronymedeshérosd’unesériederomansdelaCanadienneMazodelaRoche(1879-1961).(N.d.T.)
12
Pournerienarrangeràmonmoral,mamèrem’annonçaquejenem’installeraispasaveceuxmaischezmamarraine,àTenterdon.Toutétaitdéjàarrangé,onm’avaitmêmedéjàinscriteàl’école.Jemesentisabandonnée,mêmesiellem’assuraqueceseraitprovisoire,letempsdetrouverunemaison.Maviedefamilleavaitbeauêtreaffreuse,c’étaitencorepiredemevoirconfiéeàuneétrangère.Mamèreavaitl’airplussoucieusedusortdeBruno,sonchienpréféré,quedumien.Elletrouvaune
solution:iliraitvivrechezl’unedesfillesdeMrsGiveen,enIrlandeduSud.Jefusencoreplustristequandj’apprisqueSallyallaitêtrepiquée.Mamèrem’expliquapatiemment
quelapetitechiennenes’étaitjamaisvraimentremisedesesmauvaistraitements;ellecommençaitàavoirdesattaquesetnesupporteraitsûrementpasunnouveaulongvoyage.Enlarmes,jem’inquiétaidecequ’ilallaitadvenirdeJudyetdeschats.Elleréponditqueleschats
resteraientàCooldaragh;quantàJudy,unfermierduvoisinageallaits’enoccuperjusqu’àcequenousayonsposénosbagagesenAngleterrepourdebon.J’étais dévastée. J’allais quitter Cooldaragh et la seule école dans laquelle j’avais jamais été
heureuse. J’avais l’impressionque toutemavie partait en fumée. Je fismes adieux aux animaux encommençantparBruno,quibonditjoyeusementdelavoituredesanouvellemaîtresse.Jelesregardaipartirduboutdel’allée,enespérantqu’ellel’aimeraitautantquejel’avaisaimé.LeplusdifficilefutdemeséparerdeSally.Mapeineétaitdéjàinsupportable,maisquandjelavis
monter,touteconfiante,danslavoituredemonpèrepourcequ’ellepensaitêtreunepromenade,jefusanéantie.Jetendislebrasparlavitrepourlacaresserunedernièrefois,enessayantdeluicachermessanglots.Monpèrem’avaitapprislematinmêmequ’ill’emmenaitchezlevétérinaire...pourunallersimple.Jemesouviensdelatristessequim’avaitenvahie,etjemedemandeencorepourquoiunhommequi
savait si bienmentir avait tenu àmedire la vérité ce jour-là.Mamère nonplus, d’ailleurs, nemel’avaitpascachée.Est-cequ’illeurenauraittellementcoûtédem’épargnercela,alorsquetoutenotrevie de famille était bâtie sur des mensonges autrement plus graves ?Mamère essaya bien de meréconforter,maisenvain.J’avaisl’impressiond’avoirenvoyéunamiàl’échafaud.Danslessemainesquisuivirent,j’aidaimamèreàrassemblernosaffairesdanslescaissesàthéet
préparaimavalise. Jenegardais aucun souvenirdemamarraine.Comme jen’avaisdroitqu’àunepetitevalise,jedusmerésoudreàrenonceràcertainsdemestrésors,dontcepauvreJumbo.Quelquesjoursavant ladatedenotredépart, toutesnosaffairesfurententreposéesdansungarde-
meubles.Le lendemain,monpèreemmenaJudychez le fermier.J’auraisbienaiméaccompagnermachienne,maislapeurdemeretrouverseuleavecmonpèrel’emporta.Jel’embrassaiunedernièrefoisdanslavoiture.Ellemeléchalamain,sensibleàmatristesse.Enregardantlavoitures’éloigner,jemesentisaffreusementseule.Tousmesamisétaientpartis.Ma
mèreétaittriste,elleaussi,maispourunefoisjeneressentaisaucunecompassionpourelle,justeunecolèresourde.Le jour du départ arriva. Nous entassâmes quelques bagages dans la voiture et partîmes pour
Belfast.Là-bas,onprendraitunbateaupourLiverpoolet,aprèsdouzeheuresdetraversée,ilfaudraitencoreroulerjusqu’auKent.Cettefois,jeneressentisaucuneexcitationenarrivantàLiverpool,maisuneprofondedéprime.J’essayai de lire pendant la dernière partie de notre périple, mais j’étais assaillie de flashs. Je
revoyais les yeux bruns et confiants de Sally au seuil de son dernier voyage ; les poneys quim’attendaientàlabarrièrequandj’étaisalléeleurdireaurevoiretleurdonnerunderniermorceaudesucre;Brunomeregardantparlavitredelavoiturequil’emmenaitloindeCooldaragh;etJudy,quimemanquaitterriblement.Dans lavoiture,mamèreregardaitsouventmonpère toutendiscutantavec lui.Detempsàautre,
elleseretournaitversmoimaisjemegardaisbiendebaissermonlivre,pournepasluimontrermessentiments:marancœurfaceàleurabandonetmacolèred’avoirétéséparéedemesamis.Nousnousarrêtâmesplusieursfoispourmangerunsandwichetboireunetassedethé,quej’avalai
sanslemoindreappétit.Àlatombéedelanuit,nousnousarrêtâmesenfinprèsd’unegrandemaisonauxmursgris,devancée
parunjardinetornéd’unepancarte«BedandBreakfast».Mesparentsm’annoncèrentquenousallionsypasserlanuit;mamèrem’emmèneraitchezmamarrainelelendemain.Lapropriétairenousservitundînerdansunepetitesalleàmangersombre,puisj’allaimecoucher,apathique.Jemeglissaidansuncanapé-litquisetrouvaitdanslachambredemesparentsetm’endormisimmédiatement.Le lendemain matin, après le petit déjeuner, ma mère prit ma valise et je la suivis d’un pas
nonchalantjusqu’àl’arrêtdebus.Pendanttoutletrajet,quidurauneheure,ellefitlaconversationtouteseule.Autondesavoix,je
savaisqu’elleessayaitdecachersanervosité.Ellemeditquemamarraineavaithâtedemevoir.Ellemedemandad’êtregentilleetm’assuraqu’ellereviendraitmechercherbientôtetquej’allaismeplairelà-bas.Jel’écoutais,incrédule.Commejeluirépondaisàpeine,ellefinitparsetaire.J’avaisl’impression
desubir lemêmesortqueleschiens:onmeplaçait.Jen’arrivaispasàcomprendrepourquoi jenepouvaispasresteravecmesparents;ilsétaienttoutprès!Jem’attendaisànepasaimermamarraine.Enarrivantdevantchezelle,jesusquemonintuitionétaitlabonne.Après les chaleureuses briques rouges de Cooldaragh, la grisaille de cette maison jumelle était
déprimante.J’avisaiavecdégoûtlepetitjardin,avecsonhortensiaplantédansunlopindeterrenoire.Pendant que ma mère frappait à la porte, je regardai les fenêtres, dont les voilages empêchaientd’apercevoirl’intérieurdelamaison.Àl’étage,unrideaubougeamaisjenevispersonne.J’entendisdespasdansl’escalier,puislaportes’ouvrit.Avecunpetitsourire,mamarrainenousinvitaàentrer.Avec le temps, j’ai appris à mieux comprendre les gens. Si j’avais rencontré cette femme
aujourd’hui,j’auraisvuunedamed’uncertainâge,plutôtrustreetmalàl’aiseaveclesenfants.Maisàtraversmesyeuxdepetitefille,elleressemblaitàunesorcière,avecsongrandcorpsefflanqué.Monopinionétaittoutefaite.Ma mère et moi prîmes place dans son austère salon, sur deux chaises droites aux accoudoirs
immaculés. Quelquesminutes plus tard, elle apporta sur un plateau l’indispensable thé sans lequelaucuneconversationentreadultesnepouvaitsenouer.Pendant que, d’unemain, je tentais demaintenir en équilibre sur mes genoux une petite assiette
garnied’unsconesec, tenantmaladroitementmatasseenporcelainede l’autremain,mamarraineet
moi nous jaugions. Si je voyais une sorcière, de son côté, à n’en pas douter, elle voyait une enfantrenfrognée,plutôtgrandepoursonâgeettropmaigre.Jedevinaisdanssesyeuxlamêmeantipathiequecellequ’ellem’inspirait.Lesdeuxfemmesparlaientdemoicommed’unobjet.Pourlapremièrefois,silencieuse,jeressentis
vraimentdel’hostilitéàl’égarddemamère.Commentpouvait-ellemelaisserlà?Elles cessèrentdediscuter et un silencegêné s’installa ;mamarrainey coupa court en se levant
soudainpourdébarrasserleplateau:«Bien,jevouslaissevousdireaurevoirtouteslesdeux.»Mamèreetmoinousregardâmesenchiensdefaïence.J’attendaisqu’ellefasselepremierpas.Elle
finitparouvrirsonsacàmain,dontellesortituneenveloppequ’ellemetendit.«Antoinette,dit-elled’unevoixcalme, il fautque jeparte,maintenant. Je t’aimisde l’argentde
pochedanscetteenveloppe.Tudevrasenfairebonusagejusqu’àcequejereviennetechercher.»Elleme serra dans ses bras et, quelques secondes plus tard, elle était partie, me laissant seule,
hébétée.Enentendantlaported’entréeserefermer,jemedirigeaiverslafenêtreetpoussailerideaupourlasuivreduregard,désespérée,jusqu’àcequ’elledisparaisse.Elleneseretournapasuneseulefois.Macolèreetmarancœuraugmentèrent.Judymemanquaitdefaçonintolérable.Lesoir,jefondisen
larmesenpensantauxanimaux.J’étaispuniemais jenesavaispaspourquoi.Jecachaimaprofondedétressederrièreunmasqueacariâtre etmamarraine,quin’avait aucuneexpériencedes enfants,necompritpasqu’elleavaitenfaced’elleuneenfantperturbée.Ellenevitqu’uneenfantrebelle.Tantque j’étaisavecmesparents,monmalaisecroissantn’avaitpaseu l’occasiondes’exprimer,
parcequ’ilsparvenaientàcontenirlapression.J’étaissouscontrôle,mesémotionsétaientniéesetmoncomportementprogrammé.Maintenant,cegarde-foun’existaitplus.Sivousélevezunanimaldanslapeuretquecettepeurdisparaît, ildevientmauvais. Jen’avaispasétéélevéedans l’affectionet lescomplimentsquivousdonnentconfianceenl’avenir.Mesnuitsétaienthabitéesdecauchemarsetmesjournées me dévastaient. Non seulement tout mon univers familier me manquait, mais j’avais peurd’être abandonnée pour toujours. Comme on ne m’avait jamais permis d’apprivoiser mes propresémotions,jemesentaismaintenantencoreplusendangeretjerefusaistouteautoritédelapartdemamarraine.Mes maîtres, c’étaient mes parents ; mon père me contrôlait par la menace et ma mère par la
manipulationaffective.Lacolèredevintleprincipalsentimentquicoulaitdansmesveines.Elleétaitun bouclier contre le désespoir etmamarraine en devint la cible privilégiée.Déterminée à ne rienlâcher,jemerebellaiscontrelamoindreremarque.«Necourspas,Antoinette»,medisait-elleensortantdel’église,etjememettaisàcourir.«Rentre
tout de suite après l’école », et je traînais en chemin. « Mange tes légumes », et je repoussai lanourrituresurleborddemonassiettejusqu’àceque,désemparée,ellemepermettedesortirdetableetdemonterliredansmachambre.Elleécrivitàmamèrequejen’étaispasheureusechezelleetqu’ilserait sansdoutepréférablequ’elleviennemechercher. Jepensequemamèreavait espéréquemamarraineapprendraitàm’aimeretvoudraitmegarderauprèsd’elle;maisellevintmerécupérer.Plustard,j’apprisquemamarraines’étaitsentiecoupabledenepasavoirsus’occuperdemoi.Elle
nem’envoulaitpasetneditriendemoncomportementàmamère,quinemepunitdoncpas.J’étaisheureusedem’enallerdecettemaisondéprimanteetpresséedequittercettevieillefemme
quin’avaitjamaissouhaitém’accueilliretnem’avaitjamaisaimée.Sij’avaissucequelesannéesà
13
NousprîmesunbuspuisuntrainpourallerdeTenterdonàOldWoking.Pendantletrajet,mamèremeparladelamaisonquemonpèreetellevenaientd’acheteretdelafaçondontellel’avaitdécorée.Danslesannéescinquante,avantlamodedespatios,lesmaisonsavaientdesarrière-coursavecdes
toilettes,unfilàlingeet,laplupartdutemps,levélodumariposécontreunmurdebriques.MaismamèreavaitadorélesfleursdeCooldaraghet,aprèsavoirvulaphotod’unevillafrançaise,elleavaitessayéd’encopierl’allureextérieureautantquepossible.Elleavaitpeintlesmursenblanc,lesportesetlesboiseriesdesfenêtresenbleu.Elleavaitaussi
installédesjardinièresauxfenêtresetsurlesmuretsquidélimitaientl’arrière-cour.Lecamaïeuorangedescapucinesformaituncontrastesaisissantaveclesmursblancsfraîchementrepeints.Ilrestaitencoreàdécorerl’intérieurdelamaison,medit-elle.Elleavaitl’intentiond’enleverles
papierspeints,puisdepeindrelesmursdelacuisineenjauneetceuxdesautrespiècescouleurcrème.Elleprévoyaitaussiunfauxparquetenlinopourlespiècesdurez-de-chaussée.Devantune telleprofusiondedétails, je comprisquemamèreprenaitun réelplaisir à aménager
notrenouvellemaison,lapremièrequemonpèreetelleaientréussiàacheterenprèsdevingtansdemariage.Ensortantdelagare,nousfîmesuncourttrajetàpiedpourrejoindreuneruedirectementbordéede
fadespetitesmaisons jumellesetmitoyennes. Iln’yavaitpasunarbusteniunehaiepour rompre lamonotoniedecetalignement.Notremaisonressortaitfièrementdulot,avecsesmursblancs,sesfleurscoloréesetsaportebleueornéed’unheurtoirencuivrequibrillaitcommeunsouneuf.Quandmon père rentra du travail, nous dînâmes tous les trois.Mes parents semblaient tellement
heureux de me revoir que je trouvai un semblant de courage pour leur annoncer la nouvelle :«Maintenant,jem’appelleToni.»Mamarrainem’avaitditquec’étaitlediminutifd’Antoinette.Ceprénommeplaisait.Unefillequi
s’appelleToni,medis-je,étaitsusceptibledesefairedesamis.Antoinetteétaitdésormaisquelqu’und’autre.Mamèremesourit.«Ehbien,ceseraplus facileàécriresur lesétiquettesquand tu irasdans ta
nouvelleécole.»C’étaitsamanièredemedonnersonaval.Monpèrenefitaucuncommentaireetrefusatoutesaviedem’appelerToni.Leweek-endsuivant,commeil travaillait, j’aidaimamèreàdécoller lespapierspeints.Tousles
mursenfurentdébarrassésdèslesamedi.Jemesentaisànouveauprochedemamère.Ellen’arrêtaitpasdemedirequejeluirendaisbienservice.Nousprîmeslethéensembledansl’arrière-courfleurie,oùelleréponditauxquestionsquejeneluiavaispasencoreposées.«Dans deux semaines, ton père ira voir tes grands-parents en Irlande et reviendra avec Judy. Je
t’emmèneraidanstanouvelleécolelundi,turencontrerasledirecteur.»Jeme rendis compte que c’était une écolemixte, alors que jem’étais réhabituée à une école de
filles.
«Commentjevaism’habiller?demandai-je.—Oh, répondit-elle, le directeur t’autorise à porter l’uniforme de ton ancienne école jusqu’à ce
qu’ilnet’ailleplus.»Monestomacsenoua.Unefoisdeplus,j’allaisêtredifférentedesautres.Ledimanchepassatropviteàmongoût.Lelendemain,commeprévu,mamèrem’emmenaàl’école.
J’avaisconsciencieusementrevêtumonuniforme:robeverte,chemisierblanc,cravateverteetnoire,chaussettesjusqu’auxgenoux,vieilleschaussuresàlacetsetvesteverte.Enarrivantàl’école,j’eusenviededisparaîtresousterre.Despetitesfillesjouaientdanslacouren
jupegrise,chemisierblanc,socquettesetmocassins.Ilyavaitdesgroupesd’enfantsdemonâgeetdesadolescents qui discutaient. Mon peu de confiance s’effondra. Avec pour toute arme mon nouveauprénom,jesuivismamèrejusqu’aubureaududirecteur.Il regarda mes bulletins scolaires et me posa des questions sur mes deux dernières années de
scolarité.Ilmedemandaaussicequej’aimaisfaireendehorsdel’école,maiscommentaurais-jepuexpliqueràcecitadinanglaisàquoiavaitressemblémaviedanslacampagned’IrlandeduNord?Ilm’emmenadansmasalledeclasseetmeprésentaàl’enseignante,unegrandefemmeblondeauvisageaimable.Ellemeditqu’elleassuraitlecoursd’anglaiscejour-làetmetenditunlivrequej’avaisdéjàétudiéenIrlandeduNord.Lescoursdemamatièrepréféréerisquaientd’êtreennuyeux...Au filde la journée, j’étaisdeplusenplusdépriméepar leprogrammeanglais, trèsdifférentde
celuid’IrlandeduNord.Pendantlesrécréations,lesélèvesm’ignorèrent.Jedevaisleurparaîtretrèsbizarre, dans cet uniforme incongru.Serrantmes livres contremoi, j’espérais qu’aumoinsune filleviendraitmeparler.Maisaucunenevintversmoi.Je rentrai chez moi seule, en fin d’après-midi, tandis que les autres élèves discutaient en petits
groupes.Àleursyeux,c’étaitévident,jenefaisaispaspartiedumêmemonde.Àlamaison,mamèrem’annonça, ravie,qu’elleavait trouvédu travail.Deuxsemainesplus tard,
monpèrepartitcommeprévuenIrlandeduNord.Pendantsonabsence,j’apprisquejedevraisbientôtpasser un examen à l’école, le « 11+».Les professeursmedonnèrent des devoirs supplémentairespourquejepuisserattrapermonretardsurleprogrammeanglais,cequimevalutdelonguessoiréesdelabeur.Monpèresedésintéressaitentièrementdemonéducation,maismamèretenaitàcequejeréussisse.
Lesprofesseurs, eux, avaient confianceenmoi–cequin’étaitpasvraimentmoncas.Pendantdeuxsemaines,j’oscillaientrel’excitationduretourdeJudyetlapeurdel’examenquiapprochait.Lesdeuxarrivèrent.D’abordJudy,quitrépignadejoieenmevoyant.Ici,ellenepouvaitpluscourir
danslesboisaprèsleslapins,maiselles’adaptatrèsviteàsanouvellevieetauxpromenadesenvilleauboutd’unelaisse.Jelasortaistroisfoisparjour.MonancienneécoleetCooldaraghmemanquaient.Judyavaitl’airdes’adaptermieuxquemoi.Lejourdel’examenredoutéarrivaluiaussi;lessujetsfurentdistribuésensilenceauxélèves,tous
conscientsdel’importancedecesépreuves.Lesdeuxpremierssujetsnemeposèrentpasdeproblème,maispourl’arithmétique,cefutuneautrepairedemanches.Jelançaisdesregardsimplorantsàmonprofesseur,quiobservaitmesréponsespar-dessusmonépaulesansriendire.Quand la cloche sonna, on ramassa toutes les copies. J’étais désespérée ; je savais que sans cet
examen,jenepourraisjamaisalleraulycée.Les semaines suivantes, alors que j’attendais les résultats, je vis très peumon père, qui passait
manifestement son temps à travailler – c’est du moins ce que prétendait ma mère. Après l’école,j’aidaisauxtâchesménagèresavantdefairemesdevoirs.Puisleshorairesdemonpèrechangèrent:ilfutaffectéauxéquipesdenuit.Aumêmemoment,ma
mèrecommençaàtravailler,cequiimpliquaitqu’ellequittaitdésormaislamaisonavantmoi,carmonécolen’étaitqu’àquelquesminutesdemarche, tandisqu’elledevaitprendreunbuspouralleràsontravail.Lepremiermatindecettenouvelleorganisation,jeprisunpetitdéjeunerrapidetoutenfaisantchaufferdel’eaupourmatoilette.Machambren’étaitséparéedecelledemesparentsqueparunminusculepalier.Jem’efforçaidonc
demonterdiscrètementlesescalierspournepasréveillermonpère,quis’étaitcouchéaupetitmatinenrentrantdutravail.Jeversaiunpeud’eauchaudedansunvieuxsaladier,medéshabillaietcommençaiàmesavonner.
Enmeregardantdanslemiroir,jeremarquaipourlapremièrefoisquemoncorpssetransformait:montorsen’étaitplustoutàfaitplat.Jepassaiunemainsurmapoitrinenaissante,sanstropsavoirsiceschangementsmeplaisaientounon.C’estalorsquejevisunautrerefletdanslemiroir.Monpèreétaitaccroupisurlepalieràl’entréedemachambre,encaleçonettricotdecorpstaché
desueur.Ilavaitdûpousserlaportetrèsdoucementetmeregardaitensouriant.Unfrissondeterreurparcourutmoncorps;jetendislebraspourattraperlaservietteetmecouvrir.«Non,Antoinette,ordonna-t-il,jeveuxteregarder.Tourne-toi.»Jeluiobéis.«Maintenant,lave-toi.»Jem’exécutai, levisagebouffidehonte.Puisilseleva,vintjusqu’àmoietmefitpivoterfaceau
miroir.«Regardedanslaglace,Antoinette»,murmura-t-il.Son souffle crissait dansmonoreille.D’unemain, il caressames seins bourgeonnants tandis que
l’autrecommençaitàdescendrelelongdemoncorps.Maissoudainils’arrêta.«Turentrerastoutdesuiteaprèsl’école.Tum’apporterasunetassedethéenarrivant.»Jeregardai
lesolsansriendire.«Antoinette,tum’entends?—Oui,Papa»,murmurai-je.Il sortit brusquement de ma chambre en me faisant un clin d’œil. Encore toute flageolante, je
m’habillai,mecoiffaietdescendischercherJudypoursapromenadematinale,avantd’alleràl’école.Cejour-là,jefuspluseffacéequed’habitudeenclasse,obsédéeparcequim’attendaitàmonretour.
Àquatreheures,quandlaclochesonna,jerangeaimesaffairessansmepresser.Monsacsurl’épaule,je regardai les autres élèves s’éloigner en petits groupes ; chez eux, leurs mères les attendaientsûrement.Àcetteépoque,iln’étaitpasencoretrèsfréquentdevoirdesenfants,lacléautourducou,rentrerdansunemaisonvide.Àlamaison,Judym’accueillitcommechaquesoir,toutexcitéeàl’idéedefairesapromenade.Je
sentislaprésencedemonpèreavantmêmequ’ilnesemanifeste.«C’esttoi,Antoinette?»demanda-t-ilduhautdesescaliers.
Jerépondis.«Bon,prépare-moiunetassedethéetvienslà.Laissetachiennedanslacour.»Le tempsde préparer le thé, jem’imaginais son impatience ;mon angoisse s’accentuait.Aubout
d’unmoment, il fallut bieny aller. Je posai la tasse et deuxbiscuits sur unplateau etmontai le luiporter.Lesrideauxdelachambreétaienttirés.Monpèreétaitallongésurlelitqu’ilpartageaitavecmamère. Je sentis une fois deplus l’odeur de son corps.Son excitation était palpable. Je posai leplateausurlelit.«Vaenlevertarobeetreviensici»,medit-ilenprenantsatasse.Jerevinsentricotdecorps,culotte,chaussuresetchaussettes.«Maintenantenlève-les»,medemanda-t-ilendésignantmontricotetmaculotte.Puisilallumaune
cigaretteetarboracesourirequejeconnaissaissibien.Prèsdulit,ilyavaitunpotdevaselinequisetrouvaitnormalementsurlacoiffeuse.Ilytrempalesdoigtsd’unemaintoutentirantsursacigarettedel’autre.J’étaispétrifiée;jesavaisquemamèreneseraitpasderetouravantdeuxheuresetj’avaislesentimentquecequim’attendaitétaitpireencorequecequej’avaisconnuenIrlandeduNord.Moncorpsdejeuneadolescentel’excitaitdavantagequemoncorpsd’enfant.Ilm’attiravers le litetmefitasseoirsursesgenoux.Il retira lesdoigtsdupotdevaselineet les
introduisitviolemmentenmoi.Puisilselevaetmepositionnacommeill’avaittoujoursfaitdanslavoiture : les jambespendantesauborddu lit. Ilmepénétraplusbrutalementque jamais.Jepouvaisrefuserderegarder,maispasd’entendre.«Tuaimesça,Antoinette,hein?»murmura-t-il.Sijenerépondaispas,ilmepénétraitplusfortettoutmoncorpsseraidissaitdedouleur.«Maintenantdisàtonpapaquetuaimesça»,dit-ilentirantunedernièreboufféesursacigarette.
«Dis“Oui,Papa,j’aimeça”.»Je murmurai ce qu’il voulait entendre. Puis je sentis cette substance collante ruisseler sur mes
cuissesquandiléjaculaau-dessusdemoi,sacigarettetoujoursàlamain.Ilmedégageabrusquementdulitenmedisant:«Vatelaveretfaisleménageenbasavantqueta
mèrenerentre.»J’enfilaiunevieille jupeetunpull-over etdescendisdans les toilettesde la couroù je frottai et
frottaiencoremapeauavecdupapier-toilettehumide,pouressayerdefairedisparaîtrecettemoiteuretl’odeurdesoncorps.Jevidaiensuitelescendresdelacheminéeetrassemblaidupapierjournaletdupetitboispourpréparerunnouveaufeu.J’allaichercherducharbondehors,puismelavailesmains.Quelquesminutesavantleretourdemamère,jefischaufferdel’eaupoursonthé.
14
Une douleur sourde me comprimait la tête, depuis le haut du crâne jusqu’à la nuque. J’entendisconfusémentlavoixdemamèrem’appelerdubasdesescaliers.Ilétaitl’heurededescendrechercherdel’eaupourmatoilette.J’ouvrislabouchepourluirépondre,
maisseulunrâleparvintàs’échapperd’entremeslèvres.Jen’arrivaispasàouvrirlesyeux,commes’ilsrefusaientd’êtreagressésparlalumièredusoleilquilesbrûlaitmêmeàtraversmespaupièrescloses.Jeportailamainàmonfront:ilétaitbrûlant.Jesentisaussiquej’avaislesdoigtsgonflésetengourdis.Jeme forçai àme redressermais tout tournait autourdemoi, je voyais clignoter unemyriadede
tachesnoiresdevantmesyeux,desgouttesdesueurcoulaientsurmestempes.J’étaismortedefroid,toutmoncorpstremblait;prisedepanique,moncœurs’emballaaupointquejesentismonsangbattredansmesveines.Jeparvinstoutdemêmeàsortirdulitetàmedirigerverslemiroir.C’étaituneétrangèrequime
regardait, une fille au teint jaune et au visage bouffi. J’avais les yeux cernés, les cheveux humidesplaquéssurlefront.Jelevailamainpourmedégagerlevisageetvisquemesdoigts,aussijaunesquemonteint,avaientdoublédevolume.Toutetremblante,jedescendislesescaliers;j’avaisl’impressionquemes jambesallaient sedérober sousmonpoids. Jem’affalai surunechaisedans la cuisine.Leregardfroiddemamèremefitfondreenlarmes.«Qu’est-cequisepasse,Antoinette?»entendis-jepuis,avecundébutd’inquiétudedanslavoix:
«Antoinette,regarde-moi.»Elleposaunemainsurmonfront.«MonDieu,maistuesbrûlante!»Ellemeditdenepasbouger–cequin’avaitsansdouteaucunechancedeseproduire–etserendit
dans levestibuleoùse trouvait le téléphone.Je l’entendiscomposerunnuméroetparlerd’unevoixempressée.Quelquesminutesplustard,ellerevintavecunecouverturequ’elleétaladoucementautourdemes
épaulesenmedisantquelemédecinarrivait.Jenesauraispasdirecombiendetempss’écoula,carlatempératurem’avaitplongéedansunétatsecond.D’unesecondeàl’autre, jetremblaisdefroidpuisj’étouffais.Onfrappabientôtàlaporteetj’entendislavoixdumédecin;jemesentisunpeurassurée,ilpourraitsûrementm’aider.Il me mit un thermomètre dans la bouche, tout en prenant mon pouls. Ma vue commençait à se
brouiller.Lemédecin diagnostiqua une inflammation rénale. Il parla de « néphrite » et insista pourqu’onappelleimmédiatementuneambulance.J’avaisunetempératurede39,5°C.J’entendislavoiturearriver,j’eusconsciencequemamèremetenaitlamainpendanttoutletrajet,
maisjemerendisàpeinecomptequ’onmetransportasurunbrancardjusqu’auservicedepédiatrieoùj’attendis,couchée,qu’onm’examine.Jen’avaisqu’uneenvie:dormir.J’ai un souvenir confus des jours suivants.C’est une sensation demalaise permanent, de piqûres
dans les fesses (de lapénicilline, appris-jepar la suite),demains s’affairantautourdemoietd’unlinge humide qu’on passait régulièrement sur mon corps fébrile. Parfois, onme réveillait pour memettreuntubedanslabouchequidélivraitunliquidefraisdansmagorgeenfeu,oupourglisserunrécipientdemétalsousmesfesses;desvoixmedemandaientdenepasm’asseoir,deresterallongée
jusqu’àcequej’aiereprisdesforces.Cespremiersjoursontglissésurmoi:endehorsdessoinsprodiguésparlesinfirmières,jepassais
montempsàdormir,saufauxheuresdevisite,oùjemeforçaisàgarderlesyeuxouverts.Autour de moi, d’autres enfants fixaient la porte battante à l’entrée du service de pédiatrie,
impatientsdelavoirs’ouvrirpourlaisserentrerlesvisiteurs,desadultessouriants,lesbraschargésdejouets,delivresetdefruits.Moiaussi, la tête sur l’oreiller, j’essayaisdeguetter l’arrivéedemamère. Jesentais sonparfum
quandelleseprécipitaitàmonchevetets’asseyaitsurmonlit.Elleprenaitmamaindanslasienne,mecaressait les cheveux et m’embrassait, n’hésitant pas à manifester publiquement son affection. Lesouriredemonpèremeprouvaitqu’ilsefaisaitdusoucipourmoi;ilsouriaitaussiauxinfirmièresquiluirendaientlapareille.Jeleuravaisfaittellementpeur,meditmamère.Maisj’étaismaintenantentredebonnesmains,il
fallaitquejesoisunegrandefilleetquejeguérisse.J’allaisresteràl’hôpital–aulit,enfait–pendantplusieurs semaines,m’expliqua-t-elle. J’avais une très sérieuse infection rénale et il faudrait que jesuiveunrégimespécial,àbasedeglucoseetd’orgeat.Ellemeditquelamaisonétaitbiencalmesansmoi,quejemanquaisàJudyetqu’elleétaitsûrequej’iraismieuxtrèsbientôt.Allongéedansmonlit,je restaisplongéedans lesyeuxdemamèrependantqu’ellemeparlait ; jusqu’àceque la forceduregarddemonpèrefinisseparcaptermonattention.Son sourire était toujours celui du gentil père, mais dans ses yeux, je voyais l’autre, celui que
personneàpartmoineconnaissait,celuiquivivaitdanssatête.Lesjourspassèrentetmonétats’améliora.Jereprissuffisammentdeforcespourm’intéresseràmon
entourage. Je devais toujours garder le lit, mais je pouvais désormais m’asseoir contre une piled’oreillers – j’en avaismaintenant trois, unde plus chaque semaine.Mesyeux s’étant reposés, lireétait à nouveau un plaisir. Deux fois par semaine, j’attendais impatiemment le bibliothécaire quipoussaitsonchariotde livres.Lorsdesonpremierpassage, je luiavaisditquemes livrespréférésétaientleshistoirespolicières.Ils’étaitétonnéd’untelgoûtchezunefilledemonâgeetavaitfroncélessourcils;onavaitcependanttrouvéunterraind’ententeavecuncertainnombredelivresd’AgathaChristie : les aventuresdeTommyetTuppence,MissMarpleetHerculePoirot.Heureusementpourmoi,avecunauteurprolifiquecommeAgathaChristie,laréservedelivressemblaitinépuisable.Le train-trainduservicedepédiatrieétaitplutôt rassurant.Celacommençaitaupetitmatinpar le
ritueldespotsdechambre,destinéà tous les enfantsquidevaientgarder le lit.Alignéscommedespoules en batterie, nichés sur nos pots en métal, nous savions que leur contenu allait êtreminutieusementscrutéavantd’êtrejeté.Ensuite,onnousapportaitunpetitpeud’eaupournotretoilettede chat, pendant laquelle on tirait un rideau autour de nous, aimable concession à notre pudeurenfantine.Puis venait l’heure du petit déjeuner.Lesœufs et le pain complet que l’on servait àmes voisins
m’excitaientlespapilles,maisjen’avaisdroitqu’àmatassedeglucosegrisetvisqueux.Quandonavaitdébarrassélesplateaux,jepouvaismeplongerdansunlivreettenterderésoudreles
énigmespolicièresavantqueledétectiven’aitrévélélenomducoupable.Je ne me rendais presque pas compte du bourdonnement constant du service autour de moi. Le
chuintementdesblousesdes infirmières, lepiétinementde leurschaussuressur lesol, lespapotagesdesenfantsconvalescentset lecliquetisdes rideauxque l’on tiraitautourdu litdesenfants lesplus
malades,toutcelasemêlaitdansunlointainbruitdefondquandjetournaislespages,absorbéeparmalecture.Àl’heuredudéjeuner, lesodeursdenourrituremetitillaientlesnarines.Privéedeprotéines, tous
lesplatsmefaisaientenvieet jeregardaisavecappétit lesplateauxdemesvoisins tandisqu’onmeservaitmapréparationgélatineuse.«Bois,Antoinette,çavatefairedubien!»Jevoulaismanger.«Grâceàça,tuvasallermieuxettupourrasrentrercheztoi.»Je voulais du gâteau, de la glace, des bonbons et une assiette remplie de toasts dégoulinant de
beurre.Rienqued’ypenser, j’avais l’eauà labouche!Il fallaitpourtantm’armerdecourageetmeforceràavaleràlacuillèreunepleinetasseduliquidevisqueux.Après le déjeuner, les infirmières refaisaient nos lits en réajustant nos draps avec une telle
application qu’on ne pouvait presque plus bouger. Puis nous attendions la visite quotidienne de lasurveillantegénérale,lesbrasserréssouslescouverturesetlescheveuxbienpeignés.Elle faisait une majestueuse entrée par la porte battante, suivie d’une cohorte de médecins, de
l’infirmière en chef et d’une infirmière du service.Elle était très impressionnante, portant pèlerine,coiffée de blanc, la têtemaintenue bien droite par une collerette amidonnée. Elle s’arrêtait devantchaquelit,impériale,etdemandaitàsonoccupantpétrifiécommentilsesentait.«Trèsbien,merci,masœur.»Àcesmots,ellepassaitaulitvoisinetainsidesuite,jusqu’àlafin
desoninspection.Puisellequittaitleservice,toujoursaussisolennelle,ettoutlemonde–patientsetpersonnel – poussait un soupir de soulagement.Nos petits corps se détendaient et l’on trouvait unepositionplusconfortablepournouslaisseralleràunepetitesiesteavantl’heuredesvisites.Lanuitarrivaittoujourstroptôtàmongoût,interrompantlesenquêtespolicièresquejemenaispar
procuration,maisjem’endormaisengénéralassezfacilementjusqu’aulendemainmatin.Monsommeiln’étaitquerarementperturbéparl’arrivéed’unpatientenpleinenuit.C’estàl’unedecesoccasionsquej’aivulebébé.Lecliquetisdesrideauxquel’ontiraitàdeuxlitsdumienmefitouvrirunœiletjevisunepetite
forme avec, dans mon esprit d’enfant, une tête de monstre. Une tête complètement chauve et sivolumineuse qu’elle risquait de briser sa nuque fragile, me semblait-il. Le plafonnier diffusait unelueurorangéesurlelit,au-dessusduquelunefemmeétaitpenchée,tenantlespetitsdoigtsdubébédanssamain.Puislesrideauxserefermèrentetjenetardaipasàmerendormir.Lesrideauxrestèrenttiréspendantdeuxjoursentiers.Lesmédecinsetlesinfirmièressesuccédaient
autourdulit,sansquenouspuissionsvoircequisepassait.Latroisièmenuit,commedansunrêve,jerevis la même femme et, à la manière dont elle se tenait, je compris qu’elle pleurait. J’aperçusl’infirmière en chef prendre une forme emmaillotée dans ses bras, se frayer un chemin entre lesmédecins,puislalumières’éteignitetjerefermailesyeux.Lelendemainmatin,lesrideauxétaientouverts,lelitrefait;iln’yavaitplusaucunetracedubébé.Aveccet instinctqu’ontparfois lesenfants, jesusqu’ilétaitmort.Etqu’ilnefallaitpasposerde
questions.Tous lesaprès-midi, j’observais lesenfantsqui fixaient laportebattante, impatientsdevoir leurs
parents arriver. Au moment tant attendu, leur visage s’éclairait, ils tendaient les bras vers eux et
poussaientdescrisdejoie.Quantàmoi,jeressentaisunaccèsd’angoisse.Allongéedansmonlit,jenepouvaispaséchapperauregarddemonpèreniàlapeurqu’ilm’inspirait.Sixsemainesaprèsmonadmission, ilvintmevoirseul.Laroutinehospitalièreavaitquelquepeu
éloignémes souvenirs traumatiques,mais en voyantmon père arriver àmon chevet, toutme revintsubitemententêteetmesdoigtssecrispèrentsurlesdraps.Ilmepritlamainetsepenchapourm’embrasser.Jemedemandaisoùétaitmamère.Ilm’expliqua,
sansquej’aiebesoindeluiposerlaquestion,qu’elleavaitattrapéunmauvaisrhumeetnevoulaitpasapporter ses microbes à l’hôpital. Les cheveux soigneusement gominés, il souriait gentiment auxinfirmières.Maislemauvaispèreétaitperceptibledanssonregardetdanschaquemotqu’ilprononçaparlasuite.Tout en tenantmamain, ilme dit : «Antoinette, tumemanques. Est-ce que ton papa temanque
aussi?»La marionnette qui dormait en moi se réveilla. « Oui », murmurai-je, tandis que les forces que
j’avaisàpeinereprisessemblaientquittermoncorps.« C’est bien. Quand tu rentreras à lamaison, j’aurai un cadeau pour toi. Ça te fait plaisir, hein
Antoinette?»Jenedemandaipasdeprécisionssursoncadeau;jesavaisdequoiilparlait.Samainserraunpeu
pluslamienne;ilattendaitmaréponse.Jerelevailatêteetluidiscequ’ilvoulaitentendre.«Oui,Papa.»Ilmesourit,l’airsatisfait.«Soisbiensage,Antoinette.Jereviendraitevoirdemain.»Cequ’ilfit
eneffet.Lesinfirmièresnecessaientdemedirequej’avaisdelachanced’avoiruntelpère,quiaimaitsa
petitefille,etquej’allaisbientôtpouvoirrentreràlamaison.Aprèssatroisièmevisite,j’attendisquelesautresenfantss’endorment.J’enroulailaceinturedema
robedechambreautourdemoncou,attachail’autreboutauxbarreauxdemonlitetmejetaiparterre.Bien entendu, on vint àmon secours. L’infirmière de nuit se fit son idée de la situation : j’étais
dépriméeparcequejevoulaisrentrerchezmoi.Ellepensamerassurerenmedisantqueceneseraitplus très long.Ellemeborda dansmon lit et resta àmes côtés jusqu’à ce que jeme rendorme.Lelendemainmatin,laceintureavaitdisparu.Mesdeuxparents vinrentme rendrevisite, ce jour-là.Mamère s’assit prèsdemoi etmeprit la
main;monpèrerestadebout,lesbrascroisés.«Antoinette,medit-elle,jesuissûrequecequis’estpasséhiersoirétaitunebêtise.Lasurveillante
m’aappelée.Jesuissûrequetuneveuxpasquejem’inquièteencorecommeça,n’est-cepas?»Ellemefaisaitdegrandssourires.Ilétaitclairquel’incidentétaitdéjàrangédanslaboîte«Onn’en
parle pas ».Le jeu de la famille heureuse, dont elle était le personnage principal, était toujours demise.«Papaetmoi,onadiscuté,continua-t-elleensetournantversmonpèreavecunsourire.Quandtu
sortirasde l’hôpital, tuserascertainementencore très fatiguée.Alorsonadécidéde t’envoyerchezTante Catherine. » Je connaissais à peine cette personne,mais à chaque fois qu’on lui avait renduvisite,ellem’avaitbienplu.«Quelquessemainesàlacampagneteferontleplusgrandbien.Onnevaplusparlerdecettebêtise,machérie,etbiensûronnedirarienàTanteCatherine.Ilnefaudraitpas
qu’elles’inquiète,tucomprends?»Jesentaisleregarddemonpère,mêmesijefixaismamèrequifaisaitvibrerlacordesensibleentre
nous.Commejerecherchaistoujourssonassentiment,jeluirépondis:«Merci,c’estgentil.»Leurmissionaccomplie,mesparentssedétendirentet,quandlasonneriesignalantlafindesvisites
retentit, ils s’en allèrent enme couvrant de baisers. Jem’essuyai lementon là oùmon père l’avaitembrassé,reprismonlivreetmeperdisdansmalecture.Commemamère l’avaitpromis,onne reparlaplus jamaisde l’incidentde lanuitprécédente.Sa
manièredegérer lesproblèmes était bien rodée : «Si onn’enparlepas, c’est que çan’est jamaisarrivé.»Lepersonneldel’hôpitalnel’évoquapasdavantage–àcroirequeledénidemamèreétaitcontagieux.Monpèrenerevintqu’uneseulefoismerendrevisiteseul.«Souviens-toidecequejet’aidit,Antoinette.Tuneparlespasdenospetitesaffairesdefamille,tu
ascompris?—Oui,Papa»,répondis-jeenmeglissantunpeuplussousmesdraps,essayantd’évitersonregard
où pointait une rage contenue qui ne manquerait pas d’exploser si jamais je m’aventurais à luidésobéir.Chaque jour, j’espéraisquemamèreallaitpousser laportebattanteetchaque jour, j’étaisdéçue.
Quand elle finit par revenir me voir, elle se confondit en excuses. Son travail, m’expliqua-t-elle,l’épuisait.Letrajetenbusétaittellementlong.EllemeditqueTanteCatherineavaithâtedemevoir,qu’ellen’avaitpasbesoinde travailler, elle,parcequesa familleavaitde l’argent.Mamèreauraitbien aimé prendre des congés pour s’occuper demoi,mais elle ne pouvait pas se le permettre, jedevaisbienlecomprendre.Àonzeans,maseuleenvieétaitévidemmentderentreràlamaisonpourêtreavecmamère,maismondésirdeluiplaireétaitencoreplusfort.« Ça me fait plaisir d’aller chez Tante Catherine », répondis-je et ma mère me remercia en
m’embrassantavecungrandsourire.Ledernierjourdemonhospitalisationarrivaenfin.Jem’habillaidebonneheureetrassemblaidans
mavalisetousleslivresetlesvêtementsquej’avaisaccumuléspendantlestroismoisdemonséjour.Puisjem’assissurmonlit,attendantpatiemmentquemamèreviennemechercher.
15
TanteCatherinehabitaitunegrandemaisonsurlacôtedansleKent.Onm’attribuaunejoliechambreaupapierpeintfleuri,assortiauduvetquirecouvraitunlitpeintenblanc.C’étaitl’anciennechambredesafille,medit-on,maisHazel,désormaisadolescente,s’étaitinstalléedansuneautrechambreplusgrande.Nousn’avionspasdeliensfamiliauxavecmatanteCatherine:c’étaitenfaitlameilleureamiede
mamère.Danslesannéescinquante,onappelaitfacilementlesadultes«Oncle»ou«Tante».C’étaitune belle femme aux cheveux mi-longs d’un marron-gris qui était à la mode, à l’époque – elleappartenaitàunegénérationquin’avaitpasl’habitudedefaireappelauxsubtilsartificesdescoiffeurs.J’aimaisbeaucoupl’odeurqu’ellelaissaitsursonpassage,unmélangedeparfumfleurietdedélicieuxfumets de cuisine. Ses ongles, contrairement à ceux de ma mère, étaient courts et très légèrementvernis, et elle se chaussait de sandales plates. Les talons étaient réservés aux grandes occasions,commelorsqu’ellem’emmenaitdansdessalonsdethéquimerappelaientmapetiteenfance.Notre toutepremièresortienousmenadansungrandmagasin,oùellemedemandadechoisirdes
tissus.«Tuasgrandipendanttonséjouràl’hôpital,Antoinette,ettuasaussidûmaigrir,carplusaucunde
tesvêtementsneteva.»C’étaitdesapartunemanièredélicatedemettreaurebutmesvieuxvêtementsd’occasiondontma
mèreétaitravie,maisquejen’aimaisguèrepourmapart.«Onvachoisirquelquechosedejolitouteslesdeux.»Elleme prit lamain pour aller jusqu’à l’ascenseur, où le groom, un vétéran de la guerre portant
fièrementl’uniformedumagasin,annonçaitauxclientscequ’ilsallaienttrouveràchaqueétage.C’étaitlegenredemétierquin’avaitpasencoredisparudansl’Angleterred’après-guerre.Nous descendîmes à l’étage de lamercerie et, après avoir traversé les rayons des boutons, des
pelotesdelaineetdesaccessoiresdecouture,nousarrivâmesdevantd’énormesrouleauxdetissudetoutes lescouleurs.J’étaisémerveilléeparcertaines teintesque jen’avaisencore jamaisvues.Monregard fut tout de suite attiré par un tissu gris très fin et unemousseline perlée. J’avais bien envied’alleryvoirdeplusprès,maisTanteCatherinemepritgentimentlamainpourallerversdescotonsplusadaptésàcequel’onrecherchait.«Regarde,s’exclama-t-elleendéroulantuntissurayéroseetblanc,celui-cit’iratrèsbien.»Avant
que j’aie eu le temps de répondre, elle désigna un autre tissu bleu pâle. « Est-ce que celui-là teplaît?»Jefisunsignedelatêteenguisederéponse,tellementexcitéequej’enavaisperdumalangue.«Bon,alorsonvaprendrecesdeux-là,dit-ellejoyeusement.Etmaintenantilnousenfautunpour
lesgrandesoccasions.»Ellevitquej’écarquillaislesyeuxdevantunmagnifiquetartanquiressemblaitautissudemarobe
écossaise,marobepréférée,devenuetroppetitepourmoi.«Onprendracelui-ciaussi»,medit-elle.Aprèsnosachats,nouspartîmesprendreunthé.Jecrus
quej’allaisétoufferdebonheur:pasunerobe,maistrois!Jetrottinaisàsescôtés,unsourireaccrochéauvisageàm’enfairemalauxjoues.Cen’étaitpasun jourcommelesautres,etTanteCatherinem’autorisadoncàmangerunepartde
gâteau,bienquemonrégimemel’interdît.C’étaitunvéritabledélicederetrouvercessaveurssucrées;j’avaisenviederesteravecellepourtoujours.Ilmesemblaitque j’étaispassée«de l’autrecôtédumiroir»,commeAlice.Cettevie-là,seules
certainesconversationsavecd’autresenfantsm’avaientpermisdel’entrapercevoir.Maiscettefois,j’yétaispourdevrai.EtcommeAlice,jen’avaisaucuneenviederevenirenarrière.Cejour-là,j’oubliaiJudyquimemanquait tellement ; jem’autorisai à savourer chaquemoment.Commeelle voyait quej’étaisauxanges,TanteCatherinemeparlaitdesdifférentesidéesdesortiesqu’elleavaitentête.«Pour l’instant, onnepeut pas fairegrand-chose,meprécisa-t-elle, puisque tu es encoreunpeu
faible,maisdansquelquessemaines,j’aimeraist’emmeneraucirque.Çateplairait?»Jen’enrevenaispas;j’avaistoujoursrêvéd’yallermaisn’enavaisjamaiseul’occasion.«Ohoui!»m’écriai-je.Jen’auraispaspuimaginerplusbellejournée.Aufildemonséjour,jemerendiscomptequeleplusgrandbonheurdeTanteCatherineétaitdefaire
plaisir à sa famille, et j’avais l’impressiond’en fairepartie.Audébut, sesdeuxenfants–Roy,quiavaitunandeplusquemoi,etHazel,cinqdeplus–m’ignoraientroyalement.Roynes’intéressaitpasàmoiparcequejen’étaispasencoreassezsolidepourjoueraveclui,etentreHazeletmoi,ilyavaitunetropgrandedifférenced’âge.Jefusdoncsurprise–ettrèsheureuse–lorsqu’ellemeproposa,deuxsemainesaprèsmonarrivée,dememontrersoncheval.Elleavaitlapassiondeschevauxetfaisaitdel’équitation depuis qu’elle était toute petite. Elle avait eu un poney, qu’elle avaitmonté jusqu’à cequ’ellesoittropgrande.Poursonquinzièmeanniversaire,sesparentsluiavaientoffertuncheval,dontelleétaittrèsfière.Ellem’expliquaquec’étaitunhongre,unchevalbaiclairquimesurait1,42maugarrot.Jecompris
qu’ellel’aimaitautantquej’aimaisJudy,maispourelle,celanefaisaitaucundoute:unchevalétaitbienplusutilequ’unchien;onpouvaitcertesparleràunchien,maisonpouvaitsepromenersurledosd’uncheval.Tante Catherine nous donna une botte de carottes pour le cheval et demanda à Hazel de ne pas
m’emmener marcher trop loin. Je la suivis jusqu’au champ, sentant poindre en moi un sentimentd’adulationnaissant.Unchevalàlarobebeigeclair,bienplusgrandquelesponeysdeCooldaragh,trottaversnous.Hazelm’expliquaquejedevaistendrelamainbienàplatpourluidonnerlescarottes.Ce fut un pur régal de sentir son souffle chaud au creux demamain, et je pris encore un peu plusconfianceenmoiquandlechevalmelaissalecaresser.Hazellesellaetmedemandasij’aimeraislemonter.«Oh oui ! » répondis-je sans hésiter.Après tout, onm’avait seulement demandé de ne pas trop
marcher;personnenem’avaitinterditdefaireunepromenadeàcheval.J’eusunpeudemalàprendreappuisurl’étrier,maisjeparvinsfinalementàmehissersurledosdu
cheval,queHazelmaintenaitavecassurance.Lesolmeparuttoutàcoupbienbas,alorsjedécidaideregarderdevantmoiet saisis les rênes.Lecheval semitaupas.Dansunexcèsdeconfiance, je luidonnaiunpetitcoupdetalonsurlesflancs,commej’avaisvufairecertainscavaliers.Ilpritunpeudevitesseet,tandisquej’essayaisdem’adapteràcenouveaurythme,entamaunpetitgalop.Lesouffledel’airfitcoulermeslarmes,mavisioncommençaàsebrouilleret,sentantquejeperdaislecontrôle,
mon excitation semua soudain en peur. J’entendis Hazel appeler son cheval, qui faisait le tour duchampaupetitgalop.Ellemecriaitdetirerlesrênesverslehaut,maisjeconsacraisdéjàtousmeseffortsàtenterdememaintenirsursondos.Puis,avecunplaisirnondissimulé,lechevalfituneruadearrièrequim’envoyavolerpar-dessussa
tête.Lesoufflécoupéetquelquepeusonnée,jerestaiunmomentétendueparterre,lesmembresfléchisetlesyeuxgrandsouverts,maisdanslevide.LavoixinquiètedeHazelmesortitdemesbrumesetlavénérationquejeluiportaismedonnala
forcedemeressaisir.J’attendisbravementquelemondearrêtedetournerautourdemoietparvinsàmerelevertoutdoucement.Hazelsemblaitrassuréeetsansdoutesoulagéedenepasavoiràexpliqueràsesparentscommentjem’étaiscasséunbrasouunejambe.Àmongranddésarroi,ellemelança:«Ilfautqueturemontesàcheval.Situnelefaispastoutde
suite,tuneleferasjamais,tuaurastoujourspeur!»Jejetaiunœilversl’animalquimastiquaittranquillementlerestedescarottes,pasdutoutperturbé
parmachute.Ilavaitl’aird’ungéant.Hazelvoulutmerassurerenmedisantqu’elletiendraitlabride;jenelacrusqu’àmoitiémaismeremistoutdemêmeenselle.Lefaitd’adulerquelqu’unpeutfairedechacundenousunbravepetit soldat. J’en fus récompensée, car ce jour-là nousdevînmes amies endécidantparunaccordtacitequ’ilneservaitàrienqueTanteCatherinesoitinforméedenotrepetitemésaventure.Cefutunétépaisiblequis’écouladanslagrandemaisonduKent.Jenepouvaispassortirautantque
RoyetHazel,étantdonnémaconvalescence.JepassaisdoncmesjournéesàliredanslejardinouàaiderTanteCatherinequis’activaitdanslacuisine.Lematin,elleinstallaitsamachineàcoudresurlagrande table en bois et les vêtements de toute la famille apparaissaient sousmes yeux, comme parmagie. Elle commença toutefois par mes robes. Debout auprès d’elle, je la regardais coudre lesdifférentspansdetissu,desépinglesentreleslèvresetlemètre-rubanàlamain,jusqu’àcequ’iln’yaitplusquelesourletsàpréparer,cequ’ellefaisaitlesoir,àlamain.Onprenaitundéjeunerlégerdanslacuisine,maisledînerétaittoujoursservidanslasalleàmanger.L’après-midi,TanteCatherinedébarrassaitsamachineàcoudrequandvenaitl’heuredepréparerle
repas du soir. J’épluchais les pommes de terre et coupais les légumes pour les délicieux ragoûtsfamiliaux qu’elle cuisinait chaque soir, sauf le lundi. Ce jour-là, on coupait en petitsmorceaux lesrestesdurôtidudimanche,quel’onmangeaitavecdelapuréeetdescornichons.Oncle Cecil, le mari de Tante Catherine, était un homme grand et mince, souriant, aux yeux
étincelants.Ildirigeaituneagencebancaire.Chaquesoir,iltroquaitsoncostumeàrayurescontreunetenue plus confortable : pantalon de velours côtelé, chemise et veston de cuir. Puis il se détendaitautourd’ungin-tonicquematanteleurservaitàtousdeux.Celafaisaitpartiedeleurrituel.Aprèsdeuxverres,toutlemondepassaitàtable.Ils’asseyaitàunboutetelleservaitledîner.Ilne
manquaitpasdedemanderàsa femmeetàsesenfantscomments’étaitpassée leur journée.Quantàmoi,ilprenaitdesnouvellesdemasantéetfaisaitdescommentairessurmabonnemine.Souvent,unefoislacuisinedébarrassée,onjouaitauxcartesouàdesjeuxdesociétéavantd’aller
prendreunbainetdesecoucher.J’avaisledroitdelirependantunedemi-heure,puismaTantevenaitmeborderetmesouhaiterbonnenuit.Jem’endormais,touteheureused’avoireumonbaiserdusoir.Le grand jour du spectacle de cirque arriva.Vêtue dema nouvelle robe rose et blanche et d’un
cardiganblanc,jegrimpaiàl’arrièredelavoitureàcôtédeRoy,enpantalongrisetvestebleumarine.
Ilsedonnaitdesairsnonchalantsmais,pourmapart,jenecachaispasmonexcitation.Devantlechapiteauilluminé,desdizainesd’enfants,lamineréjouie,faisaientlaqueueentenantla
maindeleursparents.Uneodeurdesciuredeboisnoussaisitdèsnotreentréeetnousprîmesplacesurlesgradins.J’étaislittéralementenchantée.Lespectaclecommençaparlesclowns,auvisagemaquillé,suivis des chiens savants, de petites bêtes noires et blanches pleines d’énergie, avec une colleretteblancheautourducou.Àlafindeleurnuméro,chacund’euxs’assitsurunpetittabouretpourréclamerles applaudissements qu’il méritait. Tout autour de moi, je voyais des enfants, les joues rougesd’excitation,ouvrirdegrandsyeuxpourapercevoir lesclownsqui faisaient leur retoursur lapiste.Puis ilyeutuneclameurdans l’assembléequandles tigresapparurent.J’essayaidemeredresser leplus haut possible pour ne pas en perdre unemiette. Je partageais l’excitation des autres enfants etretinsmonsouffleaveceuxlorsquelescréaturesaupelagedorés’élancèrentàtraversuncercledefeu.J’applaudis à tout romprequand ledompteur fit la révérencedevantunpublic conquis.Puisvint lenuméro des trapézistes et le silence s’abattit sur le chapiteau, ponctué de quelques « oh ! » quisoulignaientleursincroyablestoursdevoltige.Lesmajestueuxéléphantsarrivèrentensuiteàlaqueue-leu-leu,chacunaveclatrompeaccrochéeàla
queuede celui qui le précédait ; un éléphanteau fermait lamarche. Je craignis que les tabourets nes’effondrentsousleurpoidsquandilss’yassirentpourleurfinal.Puislesclownsfirentunedernièreapparitionpourannoncer lafinduspectacle.J’eus leplusgrandmalàquittermaplace,enveloppéedansunebullemagiquedepurbonheurcommeseulel’enfancepeutenoffrir.Biendesannéesplustard,lorsque j’acceptai de signer une pétition pour l’interdiction des animaux dans les cirques, j’avaistoujoursàl’espritlemerveilleuxsouvenirdecettesoirée,avecunenostalgiecontrite.Deux semaines plus tard, TanteCatherinem’annonça ce qu’elle pensait être une bonne nouvelle.
Mesparentsallaientrevenirmechercherleweek-endsuivant.Ilsdevaientm’emmeneràl’hôpitalfairedesexamenset,sitoutallaitbien,jepourraisretourneràl’école.Jenesavaisguèrecequejedevaisenpenser.D’uncôté,mamèreetJudymemanquaient,maisde
l’autre,jem’étaishabituéeàcettenouvelleviedansunfoyerheureux,dontjefaisaisdésormaispartie.Commejevoulais faireplaisiràma tante, je luisourisen luidisantqu’elleallaitmemanquermaisque,biensûr,j’avaishâtederevoirmesparents.Leweek-endarriva.J’entendisleurvoitureetallairejoindreTanteCatherinepourlesaccueillirsur
leseuildelamaison.Ilyeutdesétreintesetdesbaisers,onétaitéblouiparmaminesuperbe,stupéfaitdevoiràquelpoint j’avaisgrandi.Cesoir-là,c’estmamèrequivintmeborderdansmonlitetmedonnerunbaiser.Unbaiserdont je ressentis longtemps lachaleur, toutenmedemandantcequemeréservaitlasemaineàvenir.
16
Mesexamensdesantéétantsatisfaisants,jefusdéclaréeapteàreprendrel’école,hormislescoursd’éducationphysiquepourlesquelsj’étaisencoretropfaible.J’enétaisravie:dansmonécole,cequivousrendaitpopulaire,cen’étaitpasvotretalentencoursd’arithmétiquemaissurunterraindehockeyouun tapisdegymnastique.Etc’était loind’êtremon fort. J’avaisdoncuneexcuseenacier trempépouréchapperàdescoursquejen’aimaispasetquimecouvraienttoujoursderidicule.Mamèrepritdeuxsemainesdevacancesàl’occasiondemarentrée.J’étaisheureusedelaretrouver
en rentrant de l’école. Il y avait toujours du thé et des scones tout chauds pourm’accueillir et, levendredi,ungâteauaucafémaison–monpréféré.Maiscequimeplaisaitleplus,c’étaitd’avoirmamèrepourmoitouteseule,etdepouvoirdiscuteravecellesanscraindrelesregardsencoindemonpère.Après le goûter, je jouais avec Judy et m’installais dans la cuisine pour faire mes devoirs, qui
étaient un peu plus exigeants maintenant que j’étais chez les plus grands, d’autant que j’avais untrimestred’absenceàrattraper.Pendantcetemps,mamèrepréparaitledîner.J’auraistellementaiméquecesmomentsdebien-êtrenes’arrêtentjamais.C’est à cette période que je pris la décision de résister àmonpère une fois quemamère aurait
reprisletravail.Ilfallaitquejeluidisequejesavaisquecequ’ilfaisaitn’étaitpasbien.Biensûr,jen’avais jamais accepté ce qu’il me faisait, mais jusque-là, celam’avait paru inévitable. Après sixsemainespasséesauseind’unfoyerheureux,j’avaisprisconsciencedelagravitédesesactes.J’avaistoujourssu,d’instinct,que jenedevaispasparlerde«notresecret»,quec’étaitquelquechosedehonteux,mais j’étais encore trop jeune pour réaliser que c’était à lui d’avoir honte, pas àmoi. Jepensais que si j’en parlais autour de moi, les gens cesseraient de me considérer comme une fillenormale,qu’ilsrejetteraientlafautesurmoi,enquelquesorte.Àlafindesvacancesdemamère,lepèrejovialréapparut.Ilarrivaàlamaison,lesourireéclatant,
avecune légèrehaleinedewhisky. Je fisdemonmieuxpour restercalmequand ilmechatouilla lementonpuisposalamainsurmajoue.«Antoinette,j’aiuncadeaupourtoi.»Ildéboutonnalehautdesonmanteau,laissantapparaîtreune
petitebouledepoilsgrisequisemblaitaccrochéeàsonpull-over,etqu’ilmemitdans lesbras.Lepetitcorpschaudseblottitcontremoietsemitàronronner.Jen’enrevenaispas: j’avaisunchatonrienquepourmoi.«Ilestàtoi.Quandjel’aivudanslaboutique,jemesuisditquej’allaisl’acheterpourmapetite
fille. » Jeme pris à penser que le gentil père existait toujours, car j’avais envie d’y croire, et luiadressaiungrandsourire.JebaptisailechatonOscar,mamèreluiaménageaunecaisseavecuncartonetunevieillecouverture,etJudyfitsacurieuseautourdupetitanimal.Lelendemainmatin,jeretrouvaiOscarlovécontreleflancdeJudyquimanifestaitlaplustotaleindifférenceàsonégard.Cettesemaine-là,monpèrerepritseshorairesdenuit,etc’étaitdoncluiquim’attendaitàlamaison
aprèsl’école.Jemismesnouvellesrésolutionsenpratique:jeluidisnon.Ilmesouritpuismefitsonfameuxclind’œil.«Maistuaimesça,Antoinette,c’estbiencequetum’asdit,tutesouviens?Tun’asquandmême
pasmentiàtonpère,si?»Le piège se refermait surmoi : si je reconnaissais lui avoirmenti, il allaitme frapper. Je restai
plantéefaceàlui,vacillante,sanssavoirquoirépondre.Sonhumeurchangeasoudain.«Va faire du thé pour ton vieux père », ordonna-t-il, ce quime permit dem’éclipser.Quelques
minutesplustard,enbuvantsonthé,ilmeregardad’unairétrangequinemelaissaitprésagerriendebon.«Tusais,Antoinette,taMamanetmoi,onlefait.Onlefaittoutletemps.»Jelefixais,horrifiée,
incapablededétournermesyeuxdesonregardnarquois.«Tunesaispasencorecommentonfaitdesbébés?»Jenelesavaispasmaisjecomprisbienassezvite.Ilavaitl’airdeboiredupetit-laitencontemplant
mondégoût.Jepensaiàtouteslesfemmesenceintesquej’avaisvuesetquisemblaientraviesdeleurétat, et j’eus lanauséeà l’idéequ’ellesavaientparticipéàunacte sihorrible.Quoi,medis-je,matantequej’aimaistantdevaitl’avoirfaitaumoinsdeuxfois,etmamèreaussi?Commentavaient-ellespu?Lespenséessebousculaientetunepeurradicalementnouvellepritformedansmonesprit.C’estmaperceptiondumondeadultedanssonensemblequiachangécejour-là,etmaconfiancedéjàfragiledansmesaînésdisparuttoutàfait,melaissantseule,àladérive,envahiededoutes.Ilmeditquejenerisquaispasdetomberenceinte,commesic’étaitmaseulecrainte,maisjerefusai
ànouveau,alorsilsemoquademoi.«Jevais tedirequelquechose,Antoinette.TaMaman,elleaimeça.»Puis,manifestement las, il
haussalesépaulesets’enalla.Avais-jegagnélepremierround?Çan’étaitdoncpasplusdifficilequeça?Non,j’avaisseulementremportéunemodestevictoire,pasmêmeunebataille,etlaguerreétaitsur
lepointdecommencer.Lelendemain,jemerendisaubureaudemamèreaprèsl’école.J’avaisenviedeluifaireunesurpriseetc’étaitaussiunemanièred’échapperauxtorturesdemonpère.Destorturesqui m’avaient valu une nuit blanche, à me tourner et me retourner dans mon lit. Des tas d’imagesperturbantesm’étaientvenuesàl’esprit;etplusj’essayaisdeleschasser,pluselless’installaient.« Quelle bonne surprise, ma chérie ! » s’exclama-t-elle en désignant une chaise où je devrais
patienterunpeu.Elleterminasontravailpuismefitungrandsourireetmeprésentaàsescollègues,dans le rôle de lamaman fière de sa fille. Puis, son bras autour demes épaules, nous sortîmes dubureau.Monpèrenousattendait.Commejen’étaispasrentréedel’école,ilavaitdûsedouterquej’étais
alléevoirmamèreets’étaitdépêchédemedoubler.Ilditàmamèrequ’ill’emmenaitaucinéma;ilavait repéré un film qui allait lui plaire. Je pensai que l’invitation valait aussi pour moi et meréjouissaid’avance.«Antoinette,tuasfaittesdevoirs?demanda-t-il,sachanttrèsbienquelleseraitlaréponse.—Non.—Alorsturentresàlamaison.Tamèreetmoiteretrouveronsplustard.Situvoulaisveniravec
nous,ilfallaitrentrertoutdesuiteaprèsl’école.»Ilmesouriaittoutenparlant,etcesouriremedisaitqu’ilreprenaitl’avantage.«Ce n’est pas grave,ma chérie, ajoutamamère. Il y aura plein d’autres occasions. Prépare-toi
quelquechoseàmangeretfaisbientoustesdevoirs.»Troisjoursplustard,enrentrantdel’école,OscarétaitétendudanslepanierdeJudy,immobile.Je
susqu’ilétaitmortavantmêmedeleprendredansmesbras.Soncouétaittorduetsonpetitcorpsdéjàraide.Jeregardaimonpère,désespérée.«Iladûsecasserlecouenjouant»,suggéra-t-il,maisjen’encrusrien.Desannéesplustard,enrepensantàcejour,jemesuisditquemonpèren’étaitsansdoutepourrien
danslamortd’Oscar,carjenel’aijamaisvufairedemalàunanimal.Peut-êtrequ’àl’époque,jel’aiaccuséàtort,pourunefois.Entoutcas,lefaitdelecroirecoupablem’assommaetilnemanquapasdeprofiterdemafaiblesse.Ilmepritparlamainetm’emmenadanslachambre.J’étaisenpleurs.Avecunefaussepointedegentillessedanslavoix,ilmetenditunepetitebouteille
etme dit d’en boire une gorgée.Le liquidem’arracha la gorge, je crus d’abord étouffer, et puis jesentisuneagréablechaleurserépandredansmoncorps.Cequisepassaensuitenemeplutpas,maislewhisky,oui.C’estainsiqu’àdouzeans,jedécouvrisquel’alcoolavaitlepouvoird’atténuerlessouffrances,et
jel’envisageaicommeunami.Desannéesplustard,jemerendiscomptequecegenred’amitiépeutsetransformerenvéritableenferdujouraulendemain.
Enme réveillant, je savaisquec’était unebelle journéequi commençait,maismonesprit encore
embrumé n’arrivait pas à savoir précisément pourquoi. Tout à coup, un frisson d’excitation meparcourut : c’était aujourd’hui que ma grand-mère anglaise arrivait ! Elle allait rester quelquessemainesetseraitlàtouslesjoursquandjerentreraisdel’école.Etsurtout,tantqu’elleseraitlà,monpèren’oseraitpasmetoucher.Pendantsonséjour,legentilpèreentreraitenscèneetmamèrepourraitjoueraujeudelafamilleheureuse.Je m’étirai dans une bouffée de plaisir en pensant à la liberté qui m’attendait pendant quelques
semaines,puism’habillaiàcontrecœurpourallerà l’école.J’auraisaiméêtre làpouraccueillirmagrand-mère,maisc’estmonpèrequiallaits’encharger.Pourlui,cettevisiten’étaitguèresynonymedeliberté, bien au contraire. La situationm’apportait donc un avantage de plus : il allait changer seshorairespourtravaillerdejour,etjeleverraisencoremoins.Pourunefois,j’eusleplusgrandmalàmeconcentreràl’école;lesheuresn’enfinissaientpasde
passer.Quandlaclochesonna,jeneperdispasuneseconde,impatientederentreràlamaison.J’appelaimagrand-mèreenouvrantlaporteetellevintversmoi,lesbrasgrandsouverts,unsourire
d’amoursurlevisage.J’avaisgardél’imaged’unefemmeplutôtgrande,carellesetenaittoujourstrèsdroiteetportaitdes
talonshauts,maisenl’embrassant,jemerendissoudaincomptequ’elleétaittoutepetite.Àvraidire,j’étaisdéjàpresqueplusgrandequ’elle.Pendantquenousprenionslethédanslacuisine,j’observaissonvisageàtraverslenuagedefumée
qui l’entouraitenpermanence.Magrand-mèreavait toujoursunecigarettependueauxlèvres.Quandj’étaispetite,jelaregardais,fascinée,persuadéequ’ellefiniraitbienpartomber,maisellenetombajamais.Sadernièrevisite datait deplusieursmois et je remarquai denouvellespetites rides sur sapeau
transparente;etlanicotineavaitfiniparjaunirunemèchedesescheveuxroux.Ellemebombardaitde
questionssurmasanté,surl’école,surlesprojetsquej’avaispeut-êtredéjàpourlasuite.Jelarassuraisenluidisantquejem’étaiscomplètementremisedemoninfection,mêmesi j’étais
encoredispenséedesport.Jeluidisaussiquejen’aimaispasbeaucoupmonécolemaisquej’avaisdebonnesnotes,etluiconfiaimonambitiond’alleràl’universitépourdevenirprofesseurd’anglais.Nousdiscutâmesainsipendantuneheure toutennous resservantdu thé.En la regardantportersa
tasseàseslèvres,jemesouvinsqu’ellerépétaitconstammentàmamèrequ’onnesauraitboireduthédansunetasseautrequ’enporcelainetrèsfine.Ellelarendaitfurieuseàchaquefoisqu’ellesortaitsapropretassedesonsac!L’élégancedecette tassemefascinait ; lapremière foisqu’elle l’avaitexposéeenpleine lumière
pourque je constate sa finesse, jen’en étaispas revenuedevoir sesdoigts en transparence. Jemedemandaiscommentlethépresquenoiretbouillantqu’elleaimaityversern’avaittoujourspasbrisé,aprèstoutescesannées,unobjetsidélicat.Maintenantquemagrand-mèreétaitlà,mesparentssecomportaientcommes’ilsavaientunebaby-
sitteràdomicile.Leurssorties,leplussouventaucinéma,semultiplièrent.Jeneluidispasque,mêmeensonabsence,ilsseseraientaccordécessorties,quoiquemoinsfréquemment,afinquelesvoisinsneleremarquentpas.Mamèreétaiteneffetdavantagesoucieuseduqu’en-dira-t-onquedelaviolencedemonpèreenversmoi.Quandilspartaient,c’étaituntourbillond’instructions–finistesdevoirs,soisbiensage,vaaulit
quand ta grand-mère te le demande... – puismamèreme donnait un petit baiser accompagné d’unjoyeux«Àdemainmatin,machérie.»Unefoisseules,magrand-mèreetmoinousregardionsducoinde l’œil ; jeme demandais ce qu’elle pensait du peu d’intérêt demes parents pourmoi, et elle sedemandaitàquelpointcelapouvaitm’affecter.Cessoirs-là,nousjouionsauxcartes.Lesjeuxd’enfantsnem’intéressaientplusetjecommençaisà
maîtriserlewhistetlegin-rummy.Certainssoirs,onsortaitleMonopolyouunautrejeudesociété.Jenevoyaispasletempspasser,concentréesurmescoups,résolueàgagner.Quandc’étaitsontourdejouer, je voyaisma grand-mère, tout aussi déterminée quemoi, plisser les yeux dans son nuage defumée.L’heureducoucherarrivaittoujourstroptôt.Onbuvaitunedernièretassedethépuisjemontaisdans
machambre.Magrand-mèrem’accordaitunedemi-heuredelectureavantdevenirm’embrasseretmesouhaiterunebonnenuit.J’adoraissentirsonparfumdepoudreetdelilasqui,aprèstantd’annéesdetabagie,étaitpresquemasquéparl’odeurdecigarette.Ellen’exprimaqu’uneseulefois,enmaprésence,sadésapprobationàmesparents.Cesoir-là,ilsse
préparaientànouveauàsortir.Ilsavaientcettelueurdansleregardquifaisaitd’euxuncouple,pasunefamille.Ilsfirentallusionaufilmquisejouait:unNormanWisdomdontm’avaientparlélesfillesdema classe et que j’avais bien envie de voirmoi aussi.Magrand-mère dut remarquerma déceptiontacite–unefoisdeplus,ilsnem’avaientpasproposédelesaccompagner.Elleessayadem’apportersonaide.«Tu sais,Ruth, c’estun film toutpublic. Jepeux trèsbienpasser la soirée seule–demainc’est
samedi,vouspouvezemmenerAntoinette,sivousvoulez.»Mamères’immobilisaunmomentpuissereprit,etréponditdoucement:«Oh,pascettefois,ellea
dutravail.»Puisellesetournaversmoietmefitunepromesseàlaquellejenecroyaisplus:«Uneprochainefois,machérie».Elleditcelad’unevoixcenséemeconsoler,enmecaressantlescheveux,
puiss’enalla.«Cen’estpasjuste,entendis-jemagrand-mèremarmonner.Bon,haut lescœurs,Antoinette!»et
elles’affairapournouspréparerunthé.Elledutfaireuneremarqueàmesparentscarlelendemainsoir,ilsrestèrentàlamaisonetc’estma
mèrequivintmeborderetmesouhaiterbonnenuit.Elles’assitsur leborddemonlit, trèsà l’aisedanssonrôledemèreattentive.«Tagrand-mèremeditquetuétaisdéçuequ’onnet’emmènepasaucinémahiersoir,maistusais,
onnepeutpast’emmenerpartout.Etpuisjepensaisqueçateferaitplaisirdepasserdutempsavecelle.C’esttoiqu’elleestvenuevoir.—Maiselleestvenuepournousvoirtouslestrois,répondis-jeentremesdents.—Ohnon,machérie,elleatoujourspréférémonfrère.Etsafemme,elleluiressembletellement!
Non,machérie,situn’étaispaslà,jenepensepasquej’auraisl’occasiondelavoir.Alorsceseraitunpeuégoïstedetapartdelalaissertouteseule,tunecroispas?—Si»,répondis-je.Quepouvais-jerépondred’autre?Ellemesourit,satisfaite.«Bon,doncjen’entendraiplusdetellesbêtises,heinmachérie?»Elle
savaitbienqu’elleauraitlaréponsequ’ellevoulait.«Non»,murmurai-je,etelles’enallaaprèsm’avoirdonnéunbaiserquieffleuraàpeinemajoue.
Jem’endormisenpensantàl’égoïstequej’avaisétéenversmagrand-mèrequej’adorais.Lorsquemesparentsretournèrentaucinéma,jedisàmagrand-mèrequelefilmdeNormanWisdom
étaitleseulquejetenaisàvoir,etquemamèrem’yemmèneraitpendantlesvacances.Jeluiassuraiquej’étaiscontentequ’ilsnousaient laissées toutes lesdeux,parceque j’adoraisêtreavecelle.Cen’étaitpasfaux,maisiln’empêchequej’acceptaismaldemesentirexclue.C’étaitunsignedeplusdupeud’amourquemesparentsmeportaient.Jenepensepasquemagrand-mèreaitétédupe,maisellefitcommesiderienn’étaitetnouspassâmesunebonnesoiréeàjoueraugin-rummy.Ellenedevaitpasêtreaussiconcentréequed’habitude,carc’estmoiquigagnailapartie.Cesoir-là,ellemepréparaunchocolatchaudetmedonnadeuxbiscuitsaulieud’un.Lelendemain,
ellem’attendait à la sortie de l’école. Ellem’annonça qu’elle avait décidé dem’emmener dans unsalondethé.Mamèreétaitd’accord,jeferaismesdevoirsunpeuplustard.Je pris son bras, toute fière. Elle avaitmis son plus beaumanteau de tweed bleu et un très joli
chapeau.Jevoulaisquelesautresenfantsvoientquej’avaisunegrand-mèrequis’occupaitdemoietquiétaitsibelle.Lelendemain,mescamaradesdeclassemefirentdescommentairesélogieuxsurl’élégancedema
mère.J’étaisauxangesdevantleurétonnementquandjeleurapprisquelabellefemmequ’ilsavaientvueétaitmagrand-mère.Sonséjourparminouspassabientropvite.Lematindesondépart,voyantmaminedéconfite,elle
mepromitderevenirmevoir.Enfait,elleavaitprévuderevenirjusteavantlesgrandesvacances.Àmesyeux,c’étaitdansuneéternité!LesvacancesdePâquesseprofilaientetjeredoutaisderetomberentrelesgriffesdemonpère.Ilallaitreprendreseshorairesdenuitetjen’auraisguèrelapossibilitédeluiéchapper.
17
Ledernierjourdutrimestre,touslesélèvesétaientexcitésdeparlerdeleursprojetsdevacances.Pourunefois,j’étaiscontentedenepasparticiperàladiscussion:qu’aurais-jebienpuleurdire?Lejourdesondépart,magrand-mèrem’avaitglisséquelquesbilletsaucreuxdelamain,medisant
dem’achetercequejevoulais.Pours’assurerquejeleferais,ellemedemandadeluiécrirepourluidirecequej’auraischoisi.Monidéeétaitdéjàtoutefaite:jevoulaisunvéloetjesavaisd’ailleursoùje pouvais le trouver. J’avais vu une annonce à l’épicerie.Quelqu’un vendait un vélo de fille pour2,50livres.Maintenantquej’avaisdel’argent,j’étaisbiendécidéeàl’acheter.Jemevoyaisdéjàalleràl’écoleàvélodèslarentrée.Lepremierjourdesvacances,aprèsm’êtreassuréequ’ilétaittoujoursdisponible,jemerendisdonc
àpiedàl’adresseindiquée.Nousfîmesaffaireenquelquesminutesetjerepartissurmonvélo,d’unairtriomphant.Laroueavantvacillaitsousmescoupsdepédalemalassurés,maisuneheureplustard,j’avaisapprivoisél’enginetsonpédalieràtroisvitesses.Gonfléeàblocparunnouveausentimentdeliberté,jedécidaidepousserjusqu’àlavillevoisine,Guildford,etd’enexplorerlesruespavéesdontj’avaiseuunaperçuenallantyprendrelebusavecmamère.Il me restait de l’argent, aussi pus-je faire un tour dans les librairies d’occasion et passer à la
boulangeriepréféréedemamère.Lesodeursdepainchaudmefirentimmédiatementsaliver.J’achetailespainscroustillantsqu’elleadoraitetlesrapportaiàlamaisonpourlethé.Dansmatête,monprogrammedevacancesétaittoutvu.J’iraismepromeneravecJudy,jepasserais
desheuresàfeuilleterdeslivresdansleslibrairiesetj’iraisexplorerlacampagnesurmonvélo.Sijeparvenais àme débarrasser des tâchesménagères pendant quemon père dormait, je parviendrais àm’éclipseravantsonréveil.Chaquesoir,pendantledîner,j’exposaisàmamèremesprojetspourlelendemain,cequiavaitle
don de crispermon père.Mais comme je promettais de revenir deGuildford avec le pain qu’elleaimaittant,ilnepouvaitguèrem’empêcherd’yaller.Dumoins,c’estcequejepensais.Àlafindemapremièresemainedevacances, jem’enhardisquelquepeuetrepartisdeGuildford
plustarddansl’après-midi.J’arrivaiàlamaisonaveclafermeintentionderessortiravecJudypoursapromenade, après laquelle je préparerais le thédemamère.Mais je tombai bienvite demonpetitnuage.Dèsquej’euspoussélaporte,j’entendismonpèrehurlerderage:«Antoinette,amène-toi!»Jem’exécutai,pétrifiée.«Oùétais-tupassée?cria-t-il,lestraitscrispésparlacolère.Çafaituneheurequejesuisréveillé
etquej’attendsmonthé.Tudoisfairetapartdutravaildanscettemaison,tum’entends,Antoinette?Tun’esqu’uneparesseuse.Etmaintenantvamefairemonthé.»Jedévalailesescaliersetmislabouilloiresurlefeud’unemaintremblante.Ilétaitquatreheures
passées,mamèreallaitrevenirdansunpeuplusd’uneheure.Ilétaittroptardpourqu’ilmetouchecejour-là,maiscen’étaitquepartieremise.Dèsquel’eausemitàbouillir,jeluipréparaiunthéentoutehâte,misunbiscuitsurlasoucoupeet
luiapportaisonplateau.Commejefaisaisminederepartir,ilmestoppadansmonélan.«Oùest-cequetut’envascommeça?Jen’enaipasfiniavectoi.»Jesentismesjambessedérober.Ilnepouvaitquandmêmepasfaireça,alorsquemamèren’allait
pastarderàrentrer?«Donne-moimescigarettesetdépêche-toid’allerpréparerlethédetamère.Etn’imaginepasque
tuvasresterplantéesurtesfessestoutelasoirée.»Sonregardmeterrifia,carilsemblaitàpeinemaîtrisersacolère.Cesoir-là,ilpritmonvélopourallertravailler,sousprétextequeçaluiferaitgagnerdutemps.Il
partitennousfaisantungrandsourireetunclind’œil.Mamèreneditrien.Lelendemainmatin,jeretrouvaimonvélodanslacour,uneroueàplat.Cefutaussilematindemes
premièresrègles.Sansmoyendetransportetavecdeterriblesdouleursaubas-ventre,jen’avaisaucuneéchappatoire,
etmonpèremefit sentirsacolèrededevoir renonceràsonplaisir. Jedusd’abordfaire leménagedanstoutelamaison,puismonteretdescendrelesescalierspourluiapporterdemultiples tassesdethé.Àpeineétais-jeredescenduequ’ilm’appelaitànouveau.Manifestement,iln’étaitpastrèsfatiguéou, dumoins, son désir de me torturer était encore plus fort. Voilà pour ma deuxième semaine devacances.Ladernièresemaine,magrand-mèrerevintnousvoiretmaviechangeaànouveau,carellevenait
dansunbutbienprécis.Elleditàmesparentsque jen’étaispasheureusedansmonécole. Jenepouvaispasy rester six
années de plus, sinon j’allais fatalement abandonner avant l’université.Mon père, elle l’avait biensenti,neseplaisaitpasenAngleterre,alorsellevoulaitnousaideràrepartirenIrlande.Lesécolesprivéesétaientmoinschères,là-bas,etellepaieraitpourquejeretournedansmonancienneécole.Ellepaieraitmêmel’uniforme.Elleavaitremarquéquejen’avaisaucunamiici;aumoins,enIrlande,ilyavaitlagrandefamilledemonpère.Mon père voulait en effet repartir. Sa famille lui manquait ; là-bas, on l’admirait, on le voyait
commequelqu’unquiavaitréussi,tandisquepourlafamilledemamère,c’étaitPaddyl’inculte.Mamèreaccepta.Commetoujours,elleespéraitquel’herbeseraitplusverteailleurs.Notrepetite
maison fut vite vendue, on ressortit les caisses à thé et, au début de l’été, nous fîmes notre derniervoyageentantquefamille.Moiaussi, j’espéraisqueceseraitunnouveaudépart.L’Irlandememanquaitet lesvisitesdema
grand-mèreétaient trop rarespourque sonamourcompense lavieque jemenais enAngleterre.CeretouràColerainenousinspiraitdoncàtoustroisdesespoirsdifférents.
Mesparents irlandaisnous réservèrentune fois encoreunaccueil très affectueux.Magrand-mère
nousattendaitdanslarue,pleurantdejoie.Mamère,quin’aimaitpasleseffusionspubliques,luifituneaccoladeunpeuempruntée,tandisquejerestaistimidementàl’écart.Jesavaisdésormaisqu’onappelait leursmaisons«des taudis», etque leurmodedevien’avait rienàvoiravecceluidemamère,maisàmesyeux,leurchaleuretleurgentillesseétaientbienplusimportantesqueleurmanqued’argent.Avecquelquesannéesdeplus,jetrouvaismaintenantquelesalonétaitunvraicagibisurchauffé.Et
la table recouverte de papier journal suintait la pauvreté.En allant aux toilettes, je fus touchée d’ytrouverunrouleaudepapierqui,jelesavais,n’avaitétémislàquepourmamèreetmoi.Lespagesdejournauxdécoupéesencarrésétaientsuspenduesàunclou,pourlesépidermesmoinsdélicats.Mafamille irlandaisedevaitvoirenmoiunmodèle réduitdemamère.Jeparlaiscommeelle, je
m’asseyais comme elle, j’avais intégré depuis ma plus tendre enfance les manières de la classemoyenne anglaise. Maintenant que je n’étais plus une petite fille, ils devaient chercher desressemblancesavecmonpère,envain.Ilsvoyaientlafilled’unefemmequ’ilstoléraientparrespectpour mon père, mais qu’ils ne considéraient pas comme faisant partie de la famille. Comme elle,j’étaisunevisiteusedans leurmaison ;onm’aimaitpourmonpère,paspourmoi-même.C’est sansdoutepourcelaqu’ilsprirentsifacilementunedécisionradicale,deuxansplustard.C’étaitl’IrlandeduNordàlafindesannéescinquante.C’étaitl’Ulster,dontlespetitesvillesgrises
peignaientleurstrottoirsenbleu-blanc-rouge1etaccrochaientfièrementdesdrapeauxauxfenêtres.ÀColeraine, tous leshommes semettaient encostumeet chapeaumelonnoirspour lamarchede
l’Orange Day2. Fervents protestants, les habitants de Coleraine se levaient quand ils entendaientl’hymnenational,maisn’aimaientpaslesAnglais–leurs«maîtresveulesdel’autrecôtédelamer».L’Irlande du Nord était pétrie de préjugés et les gens connaissaient mal leur propre histoire. Leuraversion pour les Anglais remontait à la crise de la pomme de terre3, au XIXe siècle, mais leursprofesseurs d’histoire auraient dû leur apprendre qu’ils avaient pour la plupart des ancêtrescatholiquesquiavaient«bulasoupe»poursurvivre.Sanscemaigrebouillon,qu’onleuravaitoffertenéchangedeleurconversionauprotestantisme,beaucoupd’entreeuxneseraient jamaisnés.Mais,sansexception,ilsdétestaientencorepluslescatholiquesquelesAnglais.Lescatholiques,quelesloisbritanniquesavaienttellementdépossédésetquiétaientencoreperçuscommedescitoyensdesecondezone, pouvaient pourtant être fiers de leur histoire. Tandis que les familles qui, comme la nôtre,auraientpufaire remonter leur filiation jusqu’auxchefsdeclansquiavaient jadisdirigé l’Irlandeetl’avaientdéfenduecontrelesinvasions,nelepouvaientpas,carellesavaientreniéleurspatriarches.Pendantcesannéesoùjesuisdevenueunejeuneadulte,j’aiapprisquelareligionn’avaitpasgrand-choseàvoiraveclafoichrétienne.Maisc’étaitaussiunpaysoùlesgens,organisésenpetitescommunautés,faisaientattentionlesuns
auxautres.Lorsquemonpèreétaitenfant,quandlestempsétaientdifficiles,onpartageaitlanourritureavec ceuxqui n’avaient rien.Unpays qui avait connudes années de privations était aussi un pays,j’allaism’enrendrecompte,danslequeltouteunecommunautépouvaitseserrerlescoudes,etoùlagentillessepouvaitsoudainlaisserlaplaceàunesévéritéimpitoyable.Maisàdouzeans,jenevoyaispastoutcela;jevoyaisjusteunpaysoùjem’étaistoujourssentieheureuse.Je savais bien quema famille neme regardait plus tout à fait de lamêmemanière que trois ans
auparavant,mais je lesaimais toujours.Jefusravied’apprendrequeJudyetmoiallionsresterchezmesgrands-parentsletempsquemesparentstrouventunemaison.Deleurcôté,ilsiraienthabiterchezmatante,àPortstewart.Personnen’avaitassezdeplacepournouslogertous.Dèsquejefusréinscritedansmonancienneécole,mesparentspartirentdoncetj’essayaidemefaireuneplacedanslesruesmisérablesduquartierpauvredeColeraine.Lesenfantsétaient sympathiques ;madifférence leur inspiraitplusdecuriositéqued’agressivité.
Peut-être parce qu’ils rêvaient de quitter un jour leur quartier pour aller chercher un hypothétiquechaudronremplid’oraupieddel’arc-en-cielanglais.Poureux,l’Angleterreétaitlaterredetouteslespromesses, et ils me bombardaient de questions. Est-ce que les salaires étaient si élevés qu’on le
disait?Est-cequ’ilyavaittantdetravailqueça?Dèsqu’ilspourraientquitterl’école,ilsprendraientunbateaupourLiverpoolou,pourlesplusaventureuxd’entreeux,iraientjusqu’àLondres.Entrelesenfantsquim’acceptaientettoutelafamillequifaisaitdesonmieuxpourquejemesente
la bienvenue, je passai des semaines insouciantes à Coleraine. J’avais le droit de jouer dehors dumatin jusqu’ausoir,d’emmener Judyauparcetde joueraucricket,où jedéveloppaides talentsdelanceuse.Monéquipetrouvaitquejejouaisbien,«pourunefille».Oui, ce fut un été heureux, où l’on neme gronda jamais simes vêtements étaient sales quand je
rentrais pour dîner et où Judy oublia son pedigree et devint une chienne des rues, qui s’amusait etcourait avec lamultitudedebâtardsvivantdans les environs. J’avais égalementhâtede retourner àl’école. Est-ce qu’ils allaient me reconnaître ? Est-ce que j’allais retrouver lesmêmes filles ? Laréponseàcesdeuxquestionsfutoui.Je m’intégrai tout de suite dans l’école. Je n’étais peut-être pas la fille la plus populaire de la
classe,maistoutlemondem’acceptait.Justeavantmontreizièmeanniversaire,unesemaineaprèslareprisedescours,mesparentsvinrent
mechercher.IlsavaientlouéunpréfabriquéàPortstewart,letempsdetrouverunemaisonàacheter.
1.Lescouleursdel’UnionJack.(N.d.T.)2.LamarchedesOrangistesa lieuchaqueétéen IrlandeduNord.L’ordred’Orangeestune société fraternelleprotestante,qui
commémore la victoire deGuillaume III d’Orange-Nassau (1650-1702) sur Jacques II (et les catholiques) lors de la bataille de laBoyne,en1690.(N.d.T.)3.Aumilieudesannées1840,cettecriseprovoquaenIrlandeuneterriblefamineetfutàl’origined’uneimportanteémigrationvers
leNouveauMonde.(N.d.T.)
18
Lesprofesseursentretenaientassezpeude relationsavecmoi,maiscomme j’avais lesmeilleuresnotes dans presque toutes les matières, j’avais su gagner leur respect. Il n’y avait pas de raisonsprécisesàleurréserveàmonégard–sansdoutesentaient-ilsquej’étaisdifférentedesautresélèves.J’avaisdécidéque,letempsvenu,jepoursuivraismesétudesàl’université.C’estgrâceàl’éducation,pensais-je,quejegagneraismaliberté.Lesprofesseursnesavaientriendemesmotivationsprofondes,maisilsconnaissaientmonambition.Depuismonhospitalisation,lesmédecinsmejugeaientencoretropfaiblepourreprendrelesportet
jeprofitaisdoncdesheuresdecoursdontj’étaisdispenséepourtravailleràlabibliothèque,quiétaitriched’unegrandevariétéd’ouvrages.Ilétaitimportantpourmoid’avoirdebonnesnotes;c’étaitleseulcompartimentdemaviequej’avaisl’impressiondecontrôleretdontjepouvaisêtrefière.Mrs Johnston, notre directrice, passait souvent dans les classes. Ses interventions étaient
stimulantes, elle aimait ouvrir l’esprit de ses élèves de diversesmanières.Elle nous recommandaitcertainsauteurs,nouspoussaitànousintéresseràl’histoireetàlapolitique,maisaussiàécouterdelamusique.Ellenousaidaitànousforgernospropresopinionsetnousencourageaitàlesexprimer.Au début du trimestre, elle annonça que l’école organisait un concours. Deux listes de sujets
figuraient sur le tableaud’affichage, dans le hall de l’école : la première s’adressait aux élèvesdemoinsdequatorzeans,lasecondeauxélèvesplusâgés.Nousavionsletrimestreentierpourpréparerunexposésurlesujetdenotrechoix,qu’ilfaudraitprésenteràl’oraldevantlesélèvesetunjurydeprofesseurs.Legagnantrecevraitunbond’achatpourdeslivres-voilàquiétaitdenatureàmemotiver.J’allai prendre connaissancedes sujets pendant la récréation,mais tous ceuxdemacatégorieme
paraissaient ridiculementenfantins.Cela faisaitdéjàplusieursannéesque jene lisaisplusde livrespour enfants... En revanche, l’un des sujets de l’autre liste me sauta aux yeux : « L’Apartheid enAfriqueduSud».J’avaisdéjàeul’occasiondeliredesarticlessurl’Afriquedansdesencyclopédiesetcecontinentmefascinait.Jemerendisdoncchezl’undescenseursdel’écolepourluidemanderl’autorisationdetraiterce
sujet. Ellem’expliqua patiemment que si je choisissais un thème hors dema catégorie, j’allaismeretrouverenconcurrenceavecdesfillesquipouvaientavoirjusqu’àcinqansdeplusquemoi.Devantma détermination, elle commença à perdre patience et m’informa qu’elle n’accorderait aucunedérogation. Ce à quoi je lui répondis, plus décidée que jamais, que je savais sur quoi je voulaistravailler.Elle appela alors Mrs Johnston et lui fit part de ma demande, avec un petit rire légèrement
condescendant.Contretouteattente,ladirectricerétorquaquesij’étaisprêteàtravailleretàfairedesrecherchesendehorsdesheuresdecours,ellen’yvoyaitaucuninconvénient.J’étaisheureusedemavictoire,heureusedepouvoirmenerleschosescommejel’entendais,pour
une fois.Maisce jour-là,mêmesi jene le savaispasencore, jem’étais faituneennemiequiallaitm’empoisonnerlavietoutaulongdel’annéescolaire.Mapassionpourmonsujetgranditàmesureque j’avançaisdansmesrecherches.J’apprisbientôt
commentonavaitrecrutélamain-d’œuvrepourl’exploitationdesminesd’oretdediamants,etdécidai
d’en faire lepointdedépartdemonexposé. J’écrivisque lorsque l’hommeblancdécouvrit l’or, ildécouvritenmêmetempsqu’ilfallaitdéplacerdestonnesdeterrepourproduireuneonceduprécieuxmétal. Pour exploiter lesmines, il fallait donc beaucoupdemain-d’œuvre bonmarché, c’est-à-direbeaucoup de Noirs. Mais qu’est-ce qui pourrait pousser les Noirs à travailler pendant des heurescommedesbêtessousterre,alorsqu’ilsn’avaientjamaisdonnélamoindrevaleuràcemétal?Leuréconomieétaiteneffetfondéesurletrocdepuisdessièclesetl’argentn’avaitdoncaucuneimportancepoureux.C’estpourquoilegouvernementvotauneloiinstaurantdenouvellestaxesdanslesvillages.Commelepays,etdoncl’or,n’appartenaitplusauxpopulationsindigènes,lesNoirsnepouvaientpaspayerces taxes. Ilne leur restaitqu’unesolution : tous leshommes jeunesdevraientaller travaillerdans lesmines.C’est ainsi qu’on sépara les femmes de leursmaris, les enfants de leurs pères.Onentassa d’abord les hommes dans des camions, puis des trains les embarquèrent vers un avenirincertain,àplusieurscentainesdekilomètresdechezeux.Quepouvaient-ilsbienéprouver?Ilsn’avaientpluslajoiederegarderleursenfantsgrandir,ilsne
seréchauffaientplusausouriredeleursfemmes,ilsn’avaientplusl’occasiond’entendrelesanciensraconterleslégendesquel’onsetransmettaitdegénérationengénérationetquifaisaientdeleurcultureunehistoirevivante.À la fin de la journée, ils ne pouvaient plus admirer la beauté du ciel africain, quand le soleil
déclinepuisdisparaîtpeuàpeu,habillantl’horizonderosepâleémailléd’orangeetderougevifs.Ilsavaientperdulasécuritéetlafraternitéqueleurapportaitlevillage.L’essencemêmedeleurvie
avaitdisparu.Aulieudecela,c’étaitdesheuresetdesheuresdetravailpénibleetsouventdangereux,dans lenoir,etdesnuitspasséesdansdesdortoirs sansâme.Cen’étaitplus l’agitationmatinaleduvillagequilesréveillaitauxpremiersrayonsdusoleil,maislavoixdeleursmaîtres.Lafiertéqu’ilsavaient ressentie le jouroù l’onavaitcélébré leurentréedans l’âged’homme, ils
comprirent bien vite qu’elle n’existerait plus. Ils étaient devenus les « boys » de l’hommeblanc, àjamais.Plusjelisais,plusj’étais indignéeparl’injusticedel’Apartheid,unsystèmequiavaitétécrééau
seulbénéficedesBlancs.Ilsavaientd’aborddécrétéquecesterresétaientlesleurs.Ilsavaientensuitecontrôlélespopulationsindigènesenlesprivantdetoutesleurslibertés,delalibertédemouvementàla libertéquepeut apporter l’éducation.À l’âgede treize ans, c’est à partir de ces idées et de cesréflexionsquejeconstruisismonexposé.Pourquoiétais-jetellementfascinéeparunpaysquejeconnaissaissipeu?Rétrospectivement,ilest
clair que je m’identifiais aux victimes, telles que je les voyais, contrôlées par les Européens.L’arrogancedeceshommesquicroyaientapparteniràune racesupérieurem’était familière. J’avaisdéjà apprisque les adultes aussi sepensaient supérieurs auxenfants.Euxaussi les contrôlaient, lesprivaientdeleurlibertéetlespliaientàleursvolontés.LesNoirsd’AfriqueduSud,commemoi,dépendaientpourlegîteet lecouvertdepersonnesqui,
sousprétextequ’elles étaient enpositionde supériorité, abusaient de leurpouvoir.Bien souvent, etc’était le cas pour ces Africains, la cruauté a pour but de désarmer la personne contre qui elles’exerce,etsonimpuissancevouspermetensuitedevoussentirsupérieur.Jemereprésentaiscesgenscontraintsdedemanderun laissez-passerpourallervoir leur famille,
dans un pays qui avait été le leur. Ils en étaient réduits à accepter un rôle servile, soumis à leursmaîtres blancs. Des maîtres qu’ils devaient mépriser autant que je méprisais le mien. J’imaginaisparfaitementledésespoiretl’humiliationqu’ilsavaientdûressentir,etjem’identifiaisàeux.Maisje
savaisaussiqu’unjour,jepartiraisdechezmoi.Jeplaçaistoutmonespoirdansl’âgeadultetandisquepoureux,sansdoute,iln’yenavaitaucun.Lafindu trimestrearrivaetavecelle, le jourde lasoutenancedenosexposés.Je fismonentrée
dans la salle de réunion où le jury, en robe noire, était assis sur le côté gauche. Les élèves desdifférentes classes étaient installées sur la droite et en face demoi, élégantes en jupe verte et basnylon.Je montai sur l’estrade en serrant mon exposé entre mes mains, pas très à l’aise dans ma robe
plissée,meschaussettesjusqu’auxgenoux.J’étaisladernièreàpasser,carj’étaislaplusjeune.Je tournai les pages nerveusement et lus les premières lignes d’une voix chevrotante. Mais la
passionque jenourrissaispourmon sujet était tellequ’elleparvint àmecalmer, et je sentisque jecommençais à intéresser mon auditoire, qui m’avait d’abord accueillie avec une certaine curiositéamusée.Ducoindel’œil,jevislesjugessepencherpourmieuxm’entendre.Àlafindemadernièrephrase,cefutuntonnerred’applaudissements.Jesusquej’avaisgagnéavantmêmequeMrsJohnstonnel’annonce.Jerestaiquelquessecondessurl’estrade,triomphante,ungrandsouriresurlevisage.Lajoieetla
fiertéquejeressentisnefurentmêmepasgâchéesparleregardnoirquemelançaitlecenseur.La directrice me félicita chaleureusement en me remettant mon prix, et les applaudissements
redoublèrentquandjedescendisdel’estrade.Jen’avaisjamaisvécuunmomentaussigratifiant.Jerentraidel’écoleencoretoutauréoléedemonsuccès.Judym’attendaitdanslamaisonfroideet
c’estellequieutlaprimeurdurécitdemajournée.Monpère,quinetravaillaitpascejour-là,étaitsorti.Jesavaisqu’iliraitcherchermamèreàson
travail,commeillefaisaitàchaquefoisqu’ilavaitunjourdecongé.J’entamaidoncmapetiteroutinedefind’après-midi:aprèsavoirenfiléunevieillejupeetungrospull-over,jefissortirJudy,vidailescendres du poêle avant de préparer un nouveau feu, fis la vaisselle de la veille etmis de l’eau àchaufferpourlethédemesparents.Une fois toutes ces tâches terminées, je fis rentrer Judyqui s’allongea àmes pieds tandis que je
commençais mes devoirs dans la cuisine. J’étais tellement excitée que j’avais du mal à travailler.J’avaisenvied’annoncerlabonnenouvelleàmamèreetque,toutefière,ellemeprennedanssesbrascommeellenel’avaitpasfaitdepuissilongtemps.Enentendant leurvoiturearriver, jemedépêchaideverser l’eaufrémissantedans la théière.Mes
parentsétaientàpeineentrésdanslamaisonquandjecommençaisàracontermesexploits.«Maman,c’estmoiquiaieuleprix!Monexposéafinipremierdetoutel’école!—C’estbien,machérie,secontenta-t-ellederépondreens’asseyantpourboiresonthé.—Dequelprixtuparles?demandamonpère.—Monexposésurl’ApartheidenAfriqueduSud»,bégayai-jepresque.Monenthousiasmes’était
évanouidevantleregardcaustiquedemonpère.«Etqu’est-cequetuasgagné?demanda-t-il.—Unbond’achatpourdeslivres,répondis-je,sachanttrèsbiencequiallaitsuivre.—Trèsbien, tu ledonnerasà tamère,çaserviraàacheter tes livresdeclasse.Tuesunegrande
fille,maintenant,c’estnormalquetuparticipesauxdépenses.»Jeleregardaietfisdemonmieuxpourdissimulermonmépris,carjenevoyaispasseulementmon
père mais ce qu’il représentait : l’abus de pouvoir bête et méchant. Ma mère, par son silence,encourageaitsatyrannie.Levisagesuffisantdemonpèrem’inspirasoudainunehainetellequ’ellemeparalysa.JemesurprisàprierDieu,auqueljenecroyaisplus,pourqu’ilmeure.Ilmevintentêteuneimagefurtiveoùmonpèren’existaitplus,oùmamèreetmoivivionsensemble,
heureuses.Carjecroyaisencorequemonpèrecontrôlaitlesfaitsetgestesdemamère.Jepensaisquesavieauraitétéplusheureusesanslui.Maisenlaregardants’affairerautourdemonpère,jevislessouriresd’amourqu’elleluiadressait,àluietàluiseul.C’estàcemoment-làquej’aienfincomprisque,simamèrerestaitaveclui,c’étaitparcequ’ellele
voulaitbien.Toutàcoup,jesusqu’elleétaitprêteàtoutsacrifierpourgarderl’hommequ’elleavaitépousé.Pendantdesannées,j’avaisaccusémonpèreettrouvédesexcusesàmamère.Maiscesoir-là,jevis
quec’étaitunêtrefaible.Nonseulementelleavaitlaissépassersachanced’avoiruneviedefamilleheureuse,maiselles’étaitperdueelle-mêmedansl’amourqu’elleportaitàmonpère.Jesavaisquejen’étaispasfaiblecommeelle.Leprixquej’avaisremportéétaitlàpourmeleprouver.Etsijel’avaisobtenu,c’estd’abordparcequej’avaisosétenirtêteaucenseur.Jemefisalorslapromessequejenelaisseraisjamaisàpersonnelecontrôledemesémotions.L’amourdontj’étaiscapable,jel’offriraisauxenfantsquej’espéraisavoir,etàmesanimaux.Maisriennipersonnenepourraitmerendreaussifaible.Cettepromessepesasurmaviependantdenombreusesannées.
19
Jemerendisàpeinecomptequedixjoursavaientdéjàpassé.Laroutinequotidiennedel’hospiceétaittellequetouteslesjournéessemblaientsemêlerenuneseule.Jemeréveillaistôtetl’inconfortdemonfauteuilmerappelaittoutdesuiteoùj’étais.Avantd’oser
ouvrirlesyeux,j’essayaisd’entendrelarespirationdemamèreenmedemandantsiellen’avaitpasrompu,pendant lanuit, lefil ténuqui laraccrochaità lavie.Entreespoiretangoisse, jemeforçaisfinalementàlaregarderetmesyeuxrencontraientinvariablementsonregard;elleattendaitpatiemmentmonréveil.J’apportaismonaidepour l’emmener jusqu’à la salledebains.Unbras autourde sonépaule,un
autresoussonbras,nousfranchissionsd’unpastraînantlesdeuxmètresquinousséparaientdelasalledebains.Leretourverssonfauteuilétaitd’unelenteurtoutaussilaborieuse.Unefoisassise,elleserenversaitenarrièredansunsoupir,épuiséeavantmêmequelajournéeaitcommencé.Autourdemoi, l’hospicese réveillait. J’entendais lemurmuredediversesvoix, le frottementdes
semellesencaoutchouc, legrincementd’uneporteque l’onouvrait et lamusiqued’une radioqu’onvenaitd’allumer.Assise sur le rebord du lit de mamère, je guettais avec elle et les femmes qui partageaient sa
chambrelebruitd’unchariot.Lesalléesetvenuesdecesobjetsinanimés,pousséspardesinfirmièressouriantesoud’aimablesbénévoles,rythmaientlesheures.Quandonentendaits’ébranlercepremierchariot, quatre paires d’yeux fixaient l’embrasure de la porte. Ce chariot-là était celui desmédicaments,quiapaisaientlesdouleursquel’étatdeconscienceavaitréactivées.Le deuxième était celui du thé. Je pouvais alors en siroter une tasse bien chaude en attendant le
troisièmechariot,celuidupetitdéjeunerdespatients,quim’offraitunbrefrépit.Dèsqu’ilarrivait,jem’éclipsais de la chambre. J’allais d’abord prendre une douche – le puissant jet d’eaum’aidait àévacuerlestensions.Ensuitejemerendaisdanslesalonetlisaislesjournauxdumatinenprenantuncafé bien fort, profitant d’un moment de solitude bienvenu. Dans cette pièce, on ne trouvait aucunaffichage« Interditde fumer».Pour lespatientsde l’hospice, le tabacn’étaitplusunproblème.Lepersonnel ne faisait jamais lamoindre remarquequandunpatient enlevait sonmasque àoxygène etportaitunecigaretteàseslèvres,d’unemaintremblante,pourinhalerpéniblementsadosedenicotine.Lapremièreboufféedemacigaretteétaitunpetitplaisir.J’étaissansdoutedanslemeilleurendroit
pourmedécideràarrêterdefumer,maislemanqueétaitencoreplusfort.Letremblementduchariotquiremportaitlesplateauxdupetitdéjeunermesortaitdemonisolement
etsonnaitlafindemapause.Chaquematin,lesassiettesétaientpleinesderestes.Difficiledeseforceràmangerquandtoutappétitadisparu.La visite des médecins, ensuite, était un moment très attendu. Il était singulier de voir comment
quatrevieillesdamesàquiilnerestaitquepeudetempsàvivreétaientcapablesderetrouverunpeudepepsenprésenced’unbeaujeunehomme.Toutespoirderentrerchezellesunjouravaitdisparu:dèsleuradmissionàl’hospice,patientsetmédecinssavaienttrèsbienqueplusaucuntraitementcuratifn’étaitàl’ordredujour.Toutcequileurrestait,c’étaientlessoinspalliatifs,lecontrôledeladouleuraujourlejour.Ici,onfaisaitensorted’adoucirlederniervoyage,avecgentillesseetcompassion.
Jemefélicitaisdespetitesvictoiresquejeremportaisdetempsàautre,commedevoiruneétincelledanslesyeuxdemamèrequandj’avaisréussiàlaconvaincredeprofiterdesservicesducoiffeurquipassaitàl’hospice,oudedemanderàl’esthéticiennebénévoledeluifaireunemanucureouunmassageauxhuilesessentielles.Pendantqu’onprenaitsoind’elle,ellepouvaitoublierpouruntempsladouleuretl’issuefatalequil’attendait.Monpèrevenaitluirendrevisitetouslesaprès-midi.Cen’étaitnilegentilpèrenileméchant,mais
unvieilhommeportantunbouquetdefleursachetéàlahâtedansunestation-serviceplusdouéepourfairelepleinquepourl’artfloral.Unvieilhommequiregardaitàlafoisavectendresseetdésespoirlaseulefemmequ’ileût jamaisaimée,cellequiavaitsacrifié tantdechosespour resteravec lui. Jouraprèsjour,sonpasétaitpluslentetsonvisageplustriste,àmesurequ’ilvoyaitsafemmemourirpeuàpeusoussesyeux.Lapitiéqu’ilm’inspiraitsemêlaitauxsouvenirsquim’assaillaientchaquenuit.Monpasséetmon
présententraientencollision.Leonzièmejour,mamèrefuttropfaiblepourallerjusqu’àlasalledebains.Ledouzième,ellefut
incapabledemangertouteseule.Tout comme j’avais imploré en silence, pendant tant d’années, qu’un adulte lise dansmesyeux à
quelpointj’avaisbesoinqu’onm’aime,jesuppliaismaintenantensilencemamèredemedemanderpardon.C’étaitlaseulechose,jelesavais,quiluipermettraitdecouperlemincefilquilamaintenaitenvie.Quandmonpèreapprochaitdesonlit,sonpass’accéléraitetilseforçaitàsourire,rienquepour
elle.Leurlienévidentétaituneforcequidéployaitsapropreénergie,etquisapaitlamienne.Ausalon,j’avais trouvé mon refuge, avec un livre pour tout compagnon, et le café et les cigarettes commecalmants.Monpère finitparvenirmevoir.«Antoinette,dit-ild’unevoixpresque implorantedont jene le
croyaispascapable,ellenereviendrapasàlamaison,n’est-cepas?»Ilm’offritunefenêtrelarmoyantesursonâmetourmentée,oùlechagrind’uneperteimminenteavait
prisledessussurlemaltoujourslatent.Jenevoulaispasdecetteconfrontation.Jeluirépondispéniblement:«Non».Devantladouleurdesonregard,jesentismontermalgrémoiunsentimentdecommisération.Mon
esprit repartit des dizaines d’années en arrière et raviva l’image du père charmant qui nous avaitaccueilliessurlequai,àBelfast.Jemesouvinsavectristesseàquelpointj’avaisaimécepère-là.Jerevoyaisaussileregardpleind’espoirdemajeunemère,dontl’enthousiasmes’étaitéteintaufildesannées. Je faillis me laisser déborder par une immense peine en me demandant comment deuxpersonnes qui s’étaient tant aimées avaient pu à ce point ignorer l’enfant qu’elles avaient conçuensemble.«Jesais,reprit-il,j’aifaitdeschosesterribles,maisest-cequ’onpourraitêtreamis?»Beaucouptroptard,medis-je.Ilfutuntempsoùjevoulaisqu’onm’aime.J’encrevais,même.Mais
maintenant,jeseraisincapabledetedonnercetamour.Une larme coula sur sa joue.Samaindevieillard touchabrièvement lamienne. Je parvins àme
maîtriseruninstantetluirépondissimplement:«Jesuistafille.»
20
Les premières journées d’un été précoce jetaient déjà sur la campagne une belle lumière dorée.Pâquesfaisaitsonretouretunventd’optimismeinhabituelsoufflaitsurnotrefoyer.Depuisplusieurssemaines,monpèresemblaitparveniràcontrôlersescolèresetnousmontraitlevisageagréablequesa famille et ses amis connaissaient. Heureuse de le voir de bonne humeur, ma mère était plusaffectueuseavecmoi.Aprèstout,jedevaisyêtrepourquelquechose,puisquec’étaittoujoursmoiquiprovoquaislescrisesderagedemonpère–mêmesimamèren’ajamaissum’expliquerprécisémentenquoimoncomportementl’excédait.Nous avions déménagé juste avant les vacances.Mes parents avaient fini par trouver une petite
maisondanslabanlieuedeColeraine.Mamèreavaitdésormaisuntravailquiluiplaisaitetmonpère,quantà lui, s’étaitoffert lavoituredeses rêves,uneJaguard’occasionqu’ilnemanquait jamaisdebriqueramoureusementavantd’allerrendrevisiteàsafamille.Ilcréaitlasensationenarrivantdanslaruedemesgrands-parents,etsonvisages’empourpraitdeplaisircommeàchaquefoisqu’ilressentaitcesentimentd’admirationqu’ilavaittoujoursrecherché.Mamère,quantàelle,passaitsontempsàfredonnerlesmélodiesdeGlennMiller,destubesdesa
jeunesse.Etcommel’optimismeestcontagieux,jem’étaistrouvéunpetitjobàlaboulangerielocalepourmestroissemainesdevacances.Jevoulaisgagnerdel’argentpourêtreplusindépendante.Au bout d’une semaine, je reçus mon premier salaire avec une telle fierté ! Je l’utilisai pour
m’acheteruneencyclopédied’occasionetunjean.C’étaitletoutdébutdel’èredelamodeadolescenteet j’avais envie de troquermon uniforme scolaire contre celui de la « culture jeune ».Mes achatssuivantsfurentdesmocassinsetunchemisierblanc.Àlafindesvacances,laboulangeriemeproposadecontinueràvenirtravaillerlesamedi.Voilàqui
allaitmepermettred’économiserpourm’acheterunvélo.Etcettefois, j’étaisbiendécidéeànepaslaisser mon père l’emprunter. Mais je n’avais à priori pas besoin de m’inquiéter, puisqu’il avaitmaintenantunevoiturequ’iladorait.Mesparentssemblaientsatisfaitsquejetravaille.J’avaistoujourspeur qu’ilsme demandent une partie demon salaire,mais en cette période d’euphorie, ça n’arrivajamais.Mamèremefaisaitmêmedescomplimentssurmesnouveauxvêtements.Celafaisaitbienlongtempsquel’atmosphèreàlamaisonn’avaitpasétéaussilégère.Jem’étaisfait
des amis à l’école et, à la réflexion, je crois qu’il était important pourmes parents que j’aie l’aird’avoirunevied’adolescentecommelesautres.C’étaitlecas,enapparence.Maissouslasurface,onétaitencoreloindelanormalité.J’avaisprisgoûtauwhisky;ilmecalmaitetmeremontaitlemoral.Maisilmepompaitaussimonénergie.Mesaccèsdépressifsétaientdeplusenplusfréquents.Mamèreutilisaitdedouxeuphémismespourparlerdemaléthargie:c’étaientdes«humeursd’adolescente»,j’étais«dansmesmauvaisjours»...Cescrisesgâchaientmesjoursetmesnuits,ànouveaupeupléesdecauchemarseffrayants.Jerêvaisqu’onmepoursuivait,quejetombais,quej’étaissansdéfense.Jemeréveillaisensueuretjenevoulaispasmerendormir,depeurqueçanerecommence.Lesexigencesdemonpère,désormaisfréquentes,avaientinstalléunscénariofamilierdansmavie;
jesubissaisunacteabjectetpuis jebuvaisde l’alcoolpouressayerde lechasserdemonesprit. Ilm’en proposait toujours, après. Ça l’amusait que je veuille tellement peu du premier mais que je
demande toujours plusdu second.Engénéral, il refusait demedonnerdoubledose ; c’était lui quiavait lecontrôlede labouteille.Toutefois,à raisond’uneconsommationplusieursfoisparsemaine,mon goût pour lewhisky commença à s’affirmer. J’étais encore trop jeune pour pouvoir en achetermoi-même;troisansplustard,ceneseraitplusunproblème.Le dimanche était devenu le jour des « sorties en famille ». Les voisins nous voyaient partir en
voiture tous les trois, accompagnés de Judy.Une belle image de famille heureuse.Nous allions engénéral aubordde lamer, àPortstewart.Un jour, je demandai àmamère si je pouvais rester à lamaison.Maquestionlamitdansunetellefureurquejenem’aventuraiplusàlareposer.«Tonpère travaillecommeun fou, s’exclama-t-elle, etpour son seul jourdecongé, il veutnous
faireplaisir.Quelleingratetufais.Jenetecomprendraijamais,Antoinette!»C’étaitsansdoutel’unedeschoseslesplusvraiesqu’ellem’aitjamaisdites.À Portstewart, nous choisissions un endroit pour pique-niquer – thé et sandwiches –, après quoi
nousallionsfaireunepromenadeaugrandair.Judy,quiseprenaitencorepourunjeunechiot,aboyaitaprèslesmouettes.Jeluicouraisaprès,etmesparentsfermaientlamarche.Aprèschacunedecessorties,mamèremeposaitlamêmequestion:«Est-cequetuasditmercià
Papa,machérie?»et jedevaismarmonnerun remerciementà l’hommesouriantque jedétestaisetcraignaistellement.Àcetteépoque,latélévisionn’avaitpasencoretrouvésaplacedanstouslessalons,aussilecinéma
était-illeloisirfamilialprivilégié.J’adoraisvoirdesfilms.Àchaquefoisquemesparentsdécidaientd’yaller,j’espéraisqu’ilsmeproposeraientdeveniraveceux.Maisc’étaittrèsrarementlecas.Àquatorzeans,jen’avaistoujourspasledroitdesortir,saufpourunbaby-sittingchezquelqu’unde
lafamille.Detempsentemps,prétextantquelquerechercheàfaireàlabibliothèque,jem’éclipsaisaucinémal’après-midietprofitaisintensémentdechaquemomentvolé.PeuaprèslesvacancesdePâques,mamèremeproposaunesortiequejen’attendaisplus.« Antoinette, Papa veut nous emmener toutes les deux au cinéma ce soir, alors va te changer,
dépêche-toi », me lança-t-elle en rentrant du travail en compagnie de mon père, qui était allé lachercher.Uneheure plus tôt, il sortait de leur lit,me laissant dans leur chambre, pétrifiée.Dès qu’il avait
quitté lamaison, j’étaisalléemelaver ; j’avais frottémesdentsetma langueencoreetencorepourfaire disparaître l’odeur du whisky, avant de refaire le lit et de préparer leur thé. Et puis j’avaisattenduleurretour.Ce jour-là,monpère avait gagné au tiercé, ce qui l’avaitmis de bonne humeur, et il n’avait pas
lésinésurladosedewhiskyqu’ilm’avaitfaitboire.Maisjedevaisapprendrequelquesmoisplustardquecen’étaitpasleseuldomainedanslequelilavaitnégligédeprendresesprécautions.Àmoitiéendormieetnauséeuse, jemedéshabillaidoncet lançaimonuniformesurmon lit,dans
lequelj’avaisunefurieuseenviedemeglisser,avantd’enfilerlesvêtementsquejeréservaispourlesgrandes occasions. Comme ma garde-robe n’était pas très fournie, je restais le plus souvent enuniformeàlamaison,saufpendantlesvacances.Nous allâmes voir unwestern, un des films préférés demon père. J’eus beaucoup demal àme
concentrer sur l’action, à cause d’un terriblemal de tête qui rendait extrêmement pénibles tous lescoupsdefeuquiéclataient.J’avaisenviedemeboucher lesoreillesquandlamusiquemontaitpoursoulignerlesuspense;chaquenouveaubruitétaitcommeuncoupdepoignarddansmoncrâne...Les
lumièresfinirentenfinparserallumer,àmongrandsoulagement.Jen’avaisqu’uneenvie,meréfugiersousmescouvertures.Unefoisàlamaison,jeduspourtantprendremonmalunpeuplusenpatience,carmesparentsme
demandèrentde leurpréparerun thé.Labouilloirecommençaitàsifflerquand j’entendissoudainunéclatdevoixquimeclouasurplace.Celavenaitdemachambre.«Antoinette,viens ici toutde suite !»entendis-jemonpère rugir.La ragedonnait à sesmotsun
poidsterrible.Jemontaijusqu’àmachambre,toujoursaussinauséeuse,sanslamoindreidéedecequipouvaitl’avoirmisdansunetellecolère.Ilm’attendaitaupieddemonlitetpointadudoigtl’objetdudélit:monuniforme.«Tucroispeut-êtrequ’onestassezrichespourbalancer tesvêtementscommeça?»,cria-t-ilen
levantlepoingsurmoi.Je me baissai pour esquiver le coup et courus vers l’escalier. J’espérais que ma mère me
protégerait,pourunefois,carriennejustifiaitunetelleexplosiondehaine.Monpèreavaitlesyeuxexorbités. Je savais qu’il ne se contrôlait plus ; il s’apprêtait à me frapper, et à me frapperméchamment.Ilarrivaderrièremoienunriendetemps,glissantsurladernièremarchedel’escalier,cequilemitencoreplusenrage.Unpasdeplusetilm’attrapaparlescheveuxetmefittournoyerdanstous les sens ;moncorps se cambrait dedouleur, jenepouvaispas retenirmes cris. Ilmebalançaensuitecontrelesol.Lesoufflecoupé,jevoyaisl’écumeauborddeseslèvrestandisqu’ilcontinuaitde hurler, les yeux injectés de sang, le regard fou. Puis il pritmon cou entre sesmains et le serracommes’ilavaitl’intentiondemetuer.Ungenou appuyé surmonventre pourmemaintenir à terre, il gardaunemain surmon cou et de
l’autre,semitàmecognerencoreetencore.«Tuméritesunebonneleçon!»répétait-ilenfrappantmonventreetmapoitrine.Je voyais des étoiles danser devantmes yeux, puis je perçus la voix demamère, entre peur et
colère:«Paddy,lâche-la!»La folie de son regard se dissipa et il desserra son étreinte. Sonnée, suffocante, je revins àmoi.
Livide,mamère lui lançaitun regardnoir,uncouteaudecuisineà lamain,pointévers lui.Elle luirépétademelâcherjusqu’àcequ’ilfixelalame.Ils’immobilisaquelquessecondes;j’enprofitaipourramperloindelui.Un espoirme traversa : mamère allait sûrement faire ce dont je l’avais entendue lemenacer à
plusieursreprises,lorsdeleursnombreusesdisputes;elleallaitlequitter,partiravecmoi.Oumieuxencore,elleluidemanderaitdes’enaller.Maisunefoisdeplus,monespoirfutpiétiné.Aulieudesmotsquej’attendais,ellecriaquelquechosequemoncerveauembruméserefusaàcomprendre.«Vat’en,Antoinette!»Je restai accroupie par terre. Peut-être allais-je finir par devenir invisible ? Voyant que je ne
bougeaispas,mamèrem’attrapaparlebrasdetoutessesforces,ouvritlaporteetmejetadehors.«Ne reviens pas ce soir »,me lança-t-elle enme claquant la porte au nez. Je restai unmoment
abasourdie, le corps pétri de douleurs. Puis une peur panique m’envahit. Où pouvais-je aller ?Certainementpaschezquelqu’undelafamille.Sijefaisaiscela,j’auraisdroitàunecorrectionàmonretour. Il était le fils, le frère, leneveu, il était incapablede telsgestes,onm’auraitprisepour unementeuse, une fauteuse de troubles. Personne nem’aurait crue, ilsm’auraient ramenée à lamaison.Pousséeparlapeur,jepartisdanslanuit.
Jedécidaid’allerchezIsabel,undemesprofesseurs,quipartageaitunappartementavecuneamie.Jeleurexpliquai,enlarmes,quej’avaiseuuneterribledisputeavecmesparentsparcequejen’avaispas rangé ma chambre, et que j’avais peur de rentrer à la maison. Elles se montrèrent pleines decompassion;ellesn’enseignaientpasdepuistrèslongtemps,maisellessavaientàquelpointlespèresirlandaispouvaientêtresévères.Ellestentèrentdemerassurerenmedisantquemesparentsallaientsûrement se calmer, que dans le fond ils devaient être inquiets pour moi. Cela fit redoubler messanglots.Ellesappelèrentmamèrepourluidirequejem’étaisréfugiéechezelles.Mamèrenem’envoulaitpas,medirent-elles,elleétaitsoulagéedemesavoirensécurité,maiscommeilétaittrèstard,ellem’autorisait à passer la nuit chez elles. Elle leur dit aussi quemon père était parti au travail,énervéparmonattitudeetmondépart.Ilpensaitquej’étaisalléechezmesgrands-parents.J’étaisàunâge difficile, je lui manquais de respect. Il fallait que je rentre dès le lendemain matin ; elle meparlerait ;etbiensûr, j’iraisà l’écolecommed’habitude.Elles’excusapour ledérangementet leurconfiaquejeluidonnaisbeaucoupdesoucisencemoment.Furent-ellessurprisesqu’unebonneélèvecommemoicause tantdeproblèmesàsesparents?En
toutcas,ellesnefirentaucuncommentaire.Ellesmepréparèrentunlitdanslecanapéetjem’endormisàpoingsfermés,épuisée.Lelendemainmatin,ellesmedonnèrentdel’argentpourrentrerchezmoienbus, et les conseils d’adultes responsables qu’il convenait de proférer, en une telle situation, à uneenfantàpeineentréedansl’adolescence.Jequittail’appartementlapeurauventreetmedirigeaiversl’arrêtdebus.Monpèreétaitrentrédutravailetdéjàcouchéquandjefrappaiàlaporte.Mamèremefitentreren
silence,l’airsévère,etmeservitunpetitdéjeuner.Ellemeditqu’elleavaitpasséunemauvaisenuitàcausedemoi;puismedemandadefaireuneffortpourneplusagacermonpère.«Jen’enpeuxplus,medit-elle.Tumefatigues.Tumefatigues,à l’énerver tout le tempscomme
ça.»Soussesreproches,jeperçussapeur;monpèreétaitallétroploin,laveille.Sansl’interventionde
mamère, il aurait pu être à l’origine d’un scandale encore plus terrible que celui qui allait bientôtéclater.Celafaisaitdesannéesqu’ilmefrappait,maisiln’avaitjamaislevélepetitdoigtsurmamère.Sans
douteprit-elleconsciencecesoir-làqu’ilenétaittoutefoiscapable.Ellenemereparlaplusjamaisdecequis’étaitpassé.Quandjerevinsdel’école,enfind’après-midi,monpèrem’attendait.«Jevaisledire,menaçai-jed’unepetitevoix,m’efforçantdeluitenirtête.Jevaisledire,situme
frappesencore.»Iléclatade rire ; iln’yavaitpas lepluspetit soupçond’angoissedanssavoix.«Antoinette,me
répondit-iltrèscalmement,personnenetecroira.Situparles,c’esttoiquiviendrasteplaindre.Toutlemondet’accusera.Tun’asriendit,n’est-cepas?Tun’asrienditpendantdesannées.»Devantmonsilence,ilcontinua,triomphal.«Alors tu es aussi coupable quemoi.Ta famille ne t’aimera plus. Si tu jettes la honte sur cette
maison,tamèrenevoudraplusdetoi.C’esttoiquidevraspartir,ontemettradansunfoyerettunereverrasplustamère.Tuiraschezdesétrangers;desétrangersquisaurontquellemauvaisefilletues.C’estçaquetuveux?Hein,c’estça?»J’eusunevisiond’inconnusquimefusillaientd’unregardnoiretjemereprésentailatristessed’une
viesansmamère.
« Non », murmurai-je, affolée par cette évocation. J’avais entendu des histoires terribles sur lamanièredontlesfoyerstraitaientlesenfantsrejetésparleursparents.Unefoisdeplus,ilavaitgagné,avecsonpetitsourireencoin.«Alors tiens-toi tranquille,si tuneveuxpaspasserunplussalemomentquecequetuaseuhier
soir.Etmaintenantvat’en.Montedanstachambreetrestes-yjusqu’àcequejem’enaille.Jet’aiassezvue.»Jem’exécutai.«Etn’oubliepasderangertachambre,tum’entends,Antoinette?»Ilcontinuaitdesemoquerde
moidubasde l’escalier. Jem’assissur leborddemon lit, jusqu’àcequesa respirationm’indiquequ’ils’étaitendormi.
21
Depuis que je m’étais fait battre et renvoyer de la maison, j’avais l’impression que ma forceintérieure m’avait abandonnée. Je me sentais inerte et j’essayais d’éviter mes parents autant quepossible.J’avaismonjobdusamedietmesvisiteschezmesgrands-parents,qu’ilsnepouvaientpasmerefuser.Ilsrefusaientsouvent,enrevanche,quej’aillevoirmesamisàPortrushetsurveillaientdeprèsmesbaladesàvélo.Ilrégnaitàlamaisonuneatmosphèreétrange; lesaccèsdecolèredemonpère, qui dégénéraient si souvent en crises de rage, semblaient prendre une tournure encore plussombre,maintenant.Jesentaisdanssonregardquelquechosed’inhabituelquimeterrifiait.Unmatin,unesemaineenvironaprèsledébutdesvacancesd’été,mamèresepréparaitàpartirau
travail.Mon père était rentré tôt et s’était déjà couché.Depuisma chambre, je l’entendis aller auxtoilettes dans la salle de bains, sans fermer la porte, puis retourner se coucher. Une foismamèrepartie,jedescendisàpasdeloupdanslacuisineetmisdel’eauàchaufferpourmatoiletteetmonpetitdéjeuner.Jemepréparaiégalementuntoast,enfaisantlemoinsdebruitpossible.C’estàcemoment-làquej’entendissavoixdansl’escalier.«Antoinette,viensici.»Jemontaijusqu’àlaportedesachambre.«Monte-moiunthé.»J’avaisdéjàledostournéquandilmelança:«Jen’aipasfini,mapetite.»Jesentisunebouledansmagorgeetmeretournaiversluisansunmot.Ilavaitsonregardnarquoiset
mesouriaitd’unairfroid.«Tupeuxaussim’apporterdestoasts.»Jepartis luipréparer son théet ses toastscommeunautomate,puis luimontai sonplateauque je
déposai sur sa table de chevet après avoir poussé son paquet de cigarettes et le cendrier plein demégots,enpriantpourqu’onenrestelà.Maisjesavaisbienqu’ilvoulaitautrechose.Ducoindel’œil,jevisavecunesensationdedégoûtsontorsepâle,parsemédetachesderousseur,
sespoilsgrisonnantsquidépassaientdesontricotdecorpscrasseux,etjesentisl’odeurâcredesoncorpsmélangéeàcelledetabacfroidquiflottaitdanslachambre.Etpuisjesentissonexcitation.«Enlèvetesvêtements,Antoinette.J’aiuncadeaupourtoi.Enlève-lestousetfais-ledoucement.»Jeme retournaivers lui. Ilnem’avaitencore jamaisdemandécela. Jemesentis souilléepar son
regard.«Antoinette,jeteparle,déshabille-toi»,répéta-t-ilentredeuxbruyantesgorgéesdethé.Soudain, il sortit du lit, vêtu de son seul tricot de corps, le sexe en érection devant son ventre
bedonnant.Voyantquejetardaisàrépondreàsademande,ilmesourit,s’approchademoietmedonnaunepetiteclaquesurlesfesses.«Allez,dépêche-toi»,murmura-t-il.J’étaisdeboutdevantluicommeunanimalprisaupiège,mesvêtementsentassurlesol,avecune
enviefolledem’enfuirmaisni laforceniaucunrefugepourcefaire.Toutenmeregardantdansles
yeux,ilfouilladansunepochedesavesteetenretiraunpetitsachetsemblableàtousceuxquej’avaisdéjàvus. Il ledéchira,ensortitcetteespècedepetitballonencaoutchoucet ledérouladoucement,d’unemain,sursonmembregonflé.Pendantcesquelquessecondes,ilm’attrapalepoignetetleserra.Puisilforçamesdoigtscrispésàsuivreunmouvementdehautenbassursonsexejusqu’àcequelepréservatifsoitbienenplace.Toutàcoupilmelâchalamain,mepritparlesépaulesetmejetasurlelitavecunetelleviolence
que je rebondis sur lematelas dans un grincement de ressorts rouillés. Il agrippames jambes, lesécartaau-dessusdemoietmepénétraavecuneforcequisemblamedéchirer lecorps toutentieretbrûler mes entrailles. Les muscles de mes cuisses me tiraient à chaque fois qu’il plongeait etreplongeait en moi. De ses mains rugueuses, il empoignait ma poitrine, qui me faisait mal depuisquelque temps. Il s’excitaitàmalmener leboutdemesseinsetàme lécher levisageet lecou.Lespoils ras de son menton me raclaient la peau. Je mordais mes lèvres pour ne pas lui donner lasatisfactionqu’ilattendait:entendremescris.Toutmoncorpstremblaitsoussesassauts,j’avaislespoingset lespaupièresserréespourretenirmeslarmes.Soncorpstressaillitquandilm’arrachasonplaisir;ilseretiraalorsenbasculantsurlecôté,dansunrâle.Jeme dépêchai deme redresser. Enme penchant pour ramassermes vêtements, je vis son pénis
rabougri,auboutduquelpendaitunboutdeplastiquegris-blanc.Labouledansmagorgegrossit;jemeprécipitai aux toilettes et vomisun torrent debile quimebrûla l’œsophage.Quand je sentis que jen’avaisplusrienàexpulser,jeremplisunebassined’eaufroide,n’ayantaucuneenvied’attendrequel’eauchauffepourmelaver.Danslemiroir,jevisunvisagelivide,lesyeuxremplisdelarmes,destachesrougessurlementon
et le cou, qui me renvoyait un regard de désespoir. Je me lavai encore et encore, mais je sentaistoujourssonodeur,aupointquej’avaisl’impressionqu’elles’étaitincrustéedansmoncorps.Endescendantaurez-de-chaussée,j’entendisdesronflementsdanslachambredemesparents.Ilen
auraitaumoinspourquelquesheures,medis-je,j’allaispouvoirm’échapperdecettemaison.J’ouvris la porte et sortism’asseoir sur la pelouse avec Judy. Jemis un bras autour de son cou,
posaimajouecontresatêteetlaissaileslarmescouler.«Quandest-cequeçavas’arrêter?»medemandai-je,désespérée.Incapablederesterpluslongtempsàsipeudedistancedemonpère,jeprismonvéloetdisparus,
brisée.Jepédalaisansbut,jusqu’àcequeleschampsremplacentlesruesbordéesdemaisons.Jedusm’arrêter deux fois et laisser mon vélo au bord du chemin : la bile me remontait dans la gorge,provoquant deshaut-le-cœur à répétition,maismes larmes coulaient encore longtemps aprèsque lemincefiletjaunefuttari.Jepassaiunepartiedelajournéedansunchamp,latêtecomplètementvide,puisrentraiàlamaison
pourm’acquitterdestâchesménagèresquim’attendaientavantleretourdemamère.
22
J’étaismalade,c’étaitcertain.Touslesjours,auréveil,j’étaisprisedenauséesetjemeprécipitaisauxtoilettespourvomir.Lanuit,mescheveuxétaienttrempésdesueur,latranspirationperlaitsurmonfrontetpourtant,jetremblaisdefroid.J’avaispeur,jesentaiscommeunemenaceimminentecar,jouraprèsjour,moncorpsmeparaissaitàlafoispluslourdetplusfaible.Messeinsétaientdouloureux,monventregonflaitalorsquemonestomacnegardaitrien.Monnouveaupantalonmeserraitàlatailledefaçonanormale.Autourdemoi,mamèresemettaitdeplusenplussouventencolèreetmonpèresurveillaitchacun
demesgestes.Lesoir,quandiltravaillait,unsilencepesantrégnaitentremamèreetmoi.Jusqu’àcequ’ellefinisseparadmettrequ’ellesavaitquej’étaismalade.«Antoinette,ilfautquetuaillesvoirlemédecindemain»,medit-elleunsoir.Je levai la tête demon livre, espérant trouver un peu de compassion dans son regard,mais son
visageétaitfermé.Pourtant,sesyeuxtrahissaientuneémotionquejen’arrivaispasànommer.Àlafindesannéescinquante,quandvousappeliezuncabinetmédical,vousobteniezunrendez-vous
immédiatement. Dès le lendemain matin, je patientais donc dans la salle d’attente, nerveuse.L’infirmière quim’accueillitm’adressa un sourire amical, qu’elle troqua une demi-heure plus tard,quandjerepartis,contreunregarddédaigneux.Lemédecin de service ce jour-là n’était pas l’homme d’un certain âge quim’avait déjà reçue à
plusieurs reprises, mais un beau jeune homme blond aux yeux d’un bleu magnifique. Il m’invita àm’asseoirtoutenm’informantqu’ilassuraitunremplacement.Ils’assitàsontourderrièresongrandbureaunoiretconsultarapidementlesquelquesfeuillesdemondossiermédical.« Qu’est-ce qui t’amène, Antoinette ? » me demanda-t-il avec un sourire de circonstance, qui
disparutpeuàpeuàmesurequejeluiexposaismessymptômes.Ilmedemandaàquandremontaientmes dernières règles. J’essayai deme rappeler à quelle date j’avais demandé des serviettes à mamère;celafaisaitdéjàtroismois.Jenem’étaispasrenduecomptequ’autantdetempsétaitpasséetàvraidire,sij’enavaiseuconscience,çanem’auraitpasparutrèsimportant.«Est-cequetucroisqu’ilestpossiblequetusoisenceinte?medemanda-t-ilensuite.—Non»,répondis-jesanslamoindrehésitation.Au fil des années, j’avais appris à évaluer les réactions des adultes et, derrière le masque du
professionnel, je décelai une pointe d’hostilité. Il ne voyait plus enmoi une adolescente qui venaitconsulter,maisunproblèmepotentiel.Il me demanda d’aller me déshabiller jusqu’à la taille derrière le paravent. Pendant que je
m’exécutais,jel’entendisappelerl’infirmière.Allongée, lesjambesrelevéesetécartées, jefixai leplafondpendantqu’ilm’examinait.Quelques
minutes plus tard, ilme dit deme rhabiller. Il enleva son gant de latex et le jeta à la poubelle. Jeremarquaiunéchangederegardsentrel’infirmièreetluiquandilluiannonçad’untoncalmequ’ellepouvaitdisposer.Ilm’invitaànouveauàm’asseoir,maiscettefoissonexpressionétaitsévère.
«Est-cequetuconnaisleschosesdelavie?»medemanda-t-ild’unevoixfroide.Jesavaisbiencequiallaitsuivre,maisjeneparvenaispasàl’accepter.Jerépondisouid’unton
lugubre.«Tuesenceintedetroismois.»J’entendiscesmotsdansunetorpeurdésespérée.«Cen’estpaspossible, jen’aijamaiscouchéavecungarçon»,protestai-jedansuneréactionde
déni.«Tuasbiendûcoucheravecquelqu’un»,répliqua-t-il,manifestementagacéparcequ’ilavaitpris
pourunmensongeeffronté.Jecherchaisdel’aidedanssonregard,maisjevisbienqu’ils’étaitdéjàfaituneopinionsurmoi.«Seulementavecmonpère»,finis-jeparrépondre.Cesmots restèrentcommeensuspensiondans l’air.C’était lapremière foisque je formulaismon
secret.Unsilenceglacésuivitmonaveu.«Est-cequ’ilt’aviolée?»demanda-t-ild’unevoixsoudainpluscompatissante.Cettepointedegentillessemefitvenirleslarmesauxyeux.«Oui,bredouillai-je.—Est-cequetamèreestaucourant?»J’étaismaintenantenpleursmaisjeparvinsàbalbutier:«Non.—Ilfautquetuluidisesdem’appeler,medit-ilenmetendantunmouchoir.Jedoisluiparler.»Je me levai en vacillant et sortis du dispensaire. Une fois dehors, la terreur me paralysa. Où
pouvais-jealler?Certainementpasàlamaison,puisquemonpèreyétait.Unvisages’imposaàmoi:celuid’Isabel,leprofesseurchezquij’avaistrouvérefugequandmamèrem’avaitmiseàlaporte.Elleavaitquittél’écoleaudébutdel’étépoursemarier,maisjesavaisqu’elleétaitrevenuedesonvoyagedenoces.Ellem’avaitaidéeunefois–peut-êtrepourrait-ellem’aiderànouveau?J’enfourchaimon vélo à la recherche d’une cabine téléphonique, où je trouvai son adresse dans
l’annuaire.Jeneprispaslapeinedel’appelerpourlaprévenirquej’arrivais.Jepriaisseulementpourqu’ellesoitlà.J’arrivai dans un de ces quartiers résidentiels qui étaient sortis de terre après les guerres. Elle
habitait unegrandemaisonde stylegeorgien. «Ellevam’aider,me répétais-je enposantmonvélocontrelemur.Jepourrairesterchezelle,ellenememettrapasdehors.»Lesmotstournaientdansmatêtecommeunelitanietandisquejem’engageaisdansl’alléerécemmentaménagée,flanquéedepartetd’autredeparterresquelapelousecommençaitàverdir.Isabelm’ouvrit la porte d’un air surprismais plutôt accueillant et je sentis à nouveau les larmes
monter,commeàchaquefoisqu’onmetémoignaituntantsoitpeudegentillesse.Ellemefitentrerdanssonsalonetm’invitaàm’asseoir.« Antoinette, qu’est-ce qui se passe ? » me demanda-t-elle gentiment tout en me donnant un
mouchoir.J’avaissuffisammentconfianceenellepour luirapportermaconversationaveclemédecin.Je lui
expliquai la raison pour laquelle j’étais terrifiée, et je lui dis que j’étais malade. Ma confessionprovoqua le même silence qu’au dispensaire quelques minutes plus tôt. Isabel n’avait plus l’airsoucieuse,maispaniquée.
«Antoinette,medit-elle,restelà.Monmariestrentrédéjeuner;ilestdanslacuisine.Donne-moiuneminute,d’accord?»Elles’enallasurcesmotsetj’attendisqu’ellereviennedansunsilencepresqueparfait,ponctuépar
letic-tacdel’horlogequitrônaitsurlacheminéedepierre.Maisc’estsonmariquifitsonentréedanslapièce,seul.Àsonexpressionsévère,jecomprisqu’il
n’yauraitpasderefugepourmoiici.«C’estvrai,cequetuasditàmafemme?»demanda-t-ilenguised’entréeenmatière.Jeperdis
touteconfianceetfisuntimidesignedelatête.«Oui»,murmurai-je.Hermétiqueàmonmalaise,ilpoursuivit:«Écoute,elleestbouleversée.Elleestenceinteetjene
veuxpasqu’onlaperturbeencemoment.Jenesaispaspourquoituascrubondevenirici,maisilfautqueturentrescheztoietquetuparlesàtamère.»Ilsedirigeavers laporteetmefit signede lesuivre.Jeme levaisansunmotet, sur leseuil, le
regardaiànouveaudansl’espoird’obtenirunsursis.Envain.«Mafemmeneveutpasquetureviennesici»,medit-ilavantderefermerlaporte.Cettefindenon-
recevoir,j’allaism’yhabitueraucoursdessemainessuivantes.Maisjenel’aijamaiscomprise.Lesmisesengardedemonpèrerésonnaientdansmatête.«Toutlemondevat’accuser.Tamèrene
t’aimeraplussituparles.»Jereprismonvéloetrentraiàlamaison.Monpèreétaitcouché,maisilnedormaitpas.«Antoinette,appela-t-ilàpeineavais-jepoussélaporte,viensici.»Jemontail’escalier,leventrenoué.«Qu’est-ce que le docteur a dit ? » demanda-t-il. Je lus dans ses yeux qu’il connaissait déjà la
réponse.«Jesuisenceinte»,répondis-jetoutnet.Pourunefois,sonvisagenelaissapresquepasparaîtresesémotions;ilsecontentaderepousserles
couverturesetdem’inviteràlerejoindre.«Jevaisarrangerçapourtoi,Antoinette.Allez,vienslà.»Maiscettefois,jerestaiplantéedevant
lui.Materreurhabituelles’atténuaetjesentismonterunefureurenmoi.« Tu n’as rien arrangé, si, quand tu asmis cette chose enmoi ? Je suis enceinte de troismois.
Combiendefoistum’asfaitçadepuistroismois?»Ma satisfaction fut de courte durée, car la terreur quim’avaitmomentanément quittée s’installait
maintenantenlui.«Tuasditaudocteurquec’étaitmoi?—Non,mentis-je,ànouveauprisedepeur.—Souviens-toi de ce que je t’ai dit,ma petite, on t’accusera si tu parles.On t’emmènera et on
t’enfermera.Tamèrenepourrapaslesarrêter.Toutlemondet’accusera.»Troispersonnesm’avaientdéjàprouvéqu’ildisaitvrai.« Je vais dire à ta mère que tu m’as expliqué ce qui s’est passé : tu es allée à Portrush, tu as
rencontrédesAnglaisettuascouchéaveceux.Tum’entends,Antoinette?Alors,qu’est-cequetuvasdireàtamère?»
Toutesmesforcesmequittèrentetjeluidiscequ’ilvoulaitentendre.«Jeluidiraiquej’aicouchéavecunAnglais,etqu’ilestreparti.»Puisilm’ordonnaderesterdansmachambrejusqu’àcequ’ilaitparléàmamère;jeluiobéissans
protester.Aprèscequimeparutdesheures,j’entendislaportedelamaisons’ouvrir.Monpèreetmamère
discutèrent,maisjen’arrivaispasàcomprendrecequ’ilssedisaient.J’entendisensuitemonpères’enaller.Jerestaidansmachambre,unemainsurmonventrerebondi.J’avaisenviequ’unadultes’occupedemonproblème,sanssavoirprécisémentcomment.Lafaimcommençaitàmetirailler,jemesentaismal,maisiln’étaitpasquestionquejesortedema
chambreavantqu’onnem’yautorise.Mamèrefinitparm’appeler.Jedescendistimidementlarejoindre.Ellenousavaitpréparéduthé,
ce dont je lui fus reconnaissante : le fait de tenirma tasseme donnait une contenance et quelquesgorgées parvinrent à m’apaiser. Les yeux fixés sur ma tasse, je me sentais fusillée du regard.J’attendaiscependantquemamèreprennelaparole.«Quiestlepère?»demanda-t-elleenfind’unevoixglaciale.J’étaisprêteàmentir,mêmesijesavaisqueçaneserviraitàrien.Maismamèrenem’enlaissapas
letemps.«Antoinette,dis-moilavérité.Dis-le-moi,jenememettraipasencolère.»Nosyeuxsecroisèrent.Mamèreessayaitdelireenmoi.«Papa»,m’étranglai-je.Ellemerépondit:«Jesais.»Ellemeregardaittoujoursdesesgrandsyeuxvertsetjesavaisquesadétermination,bienplusforte
que la mienne, allait parvenir à me faire dire toute la vérité. Elle me demanda quand ça avaitcommencé et je lui parlai alors des « tours en voiture »,mais son visage resta toujours aussi peuexpressif.«Toutescesannées.»Cefutsonseulcommentaire.Elle ne me demanda pas pourquoi je n’avais rien dit ni pourquoi je m’étais faite complice des
mensonges de mon père. Plusieurs mois plus tard, j’aurais l’occasion de me forger un avis sur laquestion.«Est-cequeledocteurestaucourant?demanda-t-elle.—Oui»,répondis-je,enluiprécisantqu’ilvoulaitlavoir.J’étaisloindemedouterquemaréponseàsadernièrequestionallaitquasimentmecoûterlavie.
Elleme demanda si j’en avais parlé à quelqu’un d’autre et je lui répondis que non, en chassant lepéniblesouvenirdemonpassagechezIsabel.Apparemment soulagée, ma mère se leva et se dirigea vers le téléphone. Après une brève
conversation,ellesetournaversmoi.«Ledocteurvamerecevoiraprèssesconsultations.Toi,resteàlamaison.»Surcesmots,ellemit
sonmanteauets’enalla.Jerestaiplantéesurmachaise,commedansunétatsecond,pendantcequimeparutêtreuneéternité,
nemelevantquepouralimenterlefeuoudonnerunecaresseàJudydetempsàautre.Lapetitechienne
restaàmescôtéstoutaulongdecetteattenteangoissanteduretourdemamère,quidevraitm’éclairersurmonavenirimmédiat.J’entendissoudainunbruitdeclé.Mamèreentradanslamaison,accompagnéedumédecin.Pendant
plusd’uneheure,ilsdélibérèrentsurmoncasetlasentencetomba:lesilence.Monpèreiraitquelquesjours à l’hôpital pour soigner une « dépression », j’allais avorter de façon légale et, sur lesrecommandations du médecin, on allait me placer dans un foyer pour adolescents difficiles. J’yresteraisjusqu’àcequej’aiel’âgedequitterl’écoleetqu’onm’aittrouvéuntravail.Monpèreetmoinepourrionsplusvivresouslemêmetoit.Maisenattendantl’avortement,laviecontinueraitcommesiderienn’était.C’estmamèrequim’annonçatoutescesdécisions,avecl’approbationsilencieusedumédecin qui lui avait dit,meprécisa-t-elle, que c’était la seule solution.Épuisée et désorientée, jel’écoutaiségrenerlesmesuresquimettaientuntermeàlaseuleviequejeconnaissais.Lemédecins’adressaensuitedirectementàmoi.«Sijet’aide,c’estpourtamère–elleestunevictimeinnocentedanscettehistoire.Tum’asmenti
cematin.Tum’asfaitcroirequeçan’étaitarrivéqu’unefois.»Ilfitunepauseetmelançaunregarddédaigneux.«Tuasencouragéleschoses,tun’asrienditpendanttoutescesannées;alorsnemedispasquetuesinnocente.»Puis il nous laissa seules,mamère etmoi. J’attendis quelquesmots d’encouragement de sa part,
maiselleneditrien.Incapabledesoutenircesilencepluslongtemps,jemontaimecouchersansrienmanger.Lesjourssuivantspassèrentcommedansunbrouillard.Rendez-vousfutprisauprèsdedeuxfoyers.
Jen’ouvrispaslabouchependantlesentretiens;j’étaisdésormaiscataloguéecommeuneadolescentedifficile,quiétaittombéeenceinteetnesavaitpasquiétaitlepère.Après ça, on me fit passer une mini-audience devant un jury de médecins qui me posèrent des
questions afin de décider de mon sort et de celui du fœtus. Il fut convenu que l’avortement pour«instabilitémentale»auraitlieudansunhôpitaldelavillevoisine,dansunsoucidediscrétion.Àlafindesannéescinquante,l’IrlandeduNordétaitopposéeàl’avortement.Letravaildesinfirmièresetdesmédecinsétaitdesauverdesvies,etilsvoyaientdoncd’untrèsmauvaisœilqu’onleurdemanded’ensupprimer;j’allaisbientôtm’enrendrecompte.Lasemainedemon«opération»,commedisaitmamère,mesparentsm’ignorèrent,unisparune
indéfectiblecomplicité.Lejouroùl’ondébarrassamoncorpsdelapreuvedelaculpabilitédemonpère,mamèrepartitautravailcommed’habitudeet,munied’unpetitbagage,jeprislebuspouralleràl’hôpital.Uneinfirmièrem’accueillitsansunsourireetmemenaversunesalleannexeoùsetrouvaientmonlit
etunepetitetable.Jesavais,sansmêmel’avoirdemandé,pourquoiilsm’installaientlà.J’étaisdansunservicedematernitéetl’hôpitalvoulaitquel’interventionsefassedelamanièrelaplusconfidentielle.Lelendemainmatin,àhuitheures,l’infirmièrevintàmonchevet.«Ilfauttepréparer,dit-elleenposantunbassinetd’eauetunrasoirprèsdemonlit.Déshabille-toi
jusqu’àlataille.»Cefurentsesseulsmots.Ellemerasaensuitel’entrejambesansgrandeprécaution,puisressortitde
machambre.Ellerevintunpeuplustardmefaireunepiqûredanslesfesses,aprèslaquellejetombaidansune
sortedeléthargie.Jevoulaisvoirmamère; jevoulaisquequelqu’unmedisequetoutiraitbien.Je
voulais savoir cequ’onallaitme faire, carpersonnenem’enavait parlé.Et surtout, jevoulaisquequelqu’unmetiennelamain.J’avaistellementpeur.Heureusement,jefinisparm’endormir.Dansundemi-sommeil,jesentisdesmainssurmoncorpsetj’entendisunevoix:«AllezAntoinette,
il faut t’allonger sur le chariot. » Puis on me retourna doucement et on m’enveloppa dans unecouverture.Lechariots’ébranla,puiss’arrêtaalorsquejepercevaisunelumièreviveàtraversmespaupièrescloses.Onmemitquelquechosesurlenezetunevoixmeditdecompteràrebours;maisjesaisquej’aiappelémamèreaumomentdeperdreconscience...Unenausée comme je n’en avais encore jamais ressentieme réveilla. Je vis qu’on avait poséun
haricotenmétalsurmatabledechevet;jel’attrapaipourvomir.Jenepouvaisempêcherleslarmesdecouler. Pendant quelques secondes, je me demandai où j’étais puis je rassemblai mes esprits etregardai entremes jambes.Onm’avaitmisune serviettehygiénique. Je comprisque lebébén’étaitpluslà.Jeme rendormis jusqu’à l’arrivée de l’infirmière, quim’apportait du thé et un sandwich qu’elle
posa sur la table. Je remarquai que le haricot avait été changé et me demandai combien de tempsj’avaisdormi.«Tonthé,Antoinette»,m’informa-t-elledemanièresuperflueenrepartant.Puiselleseretournaet
melançaunregardhostile.«Oh,çat’intéressepeut-être:lebébé,c’étaitungarçon.»Ellesortit.Lebébédevintsoudainunepersonneréellepourmoi.L’appétitcoupé,jerestaidansmon
lit à culpabiliser enpensant àmonpetit garçonmort, avantde sombrer ànouveaudansun sommeilagité,oùressurgitmonrêvedechuteinterminable.Le lendemainmatin, dès les premiers rayons du soleil, une aide-soignantem’apporta du thé, des
toastsetunœufdur.Cettefois,mortedefaim,jenemefispasprierpourmangeretn’enlaissaipasunemiette.L’infirmièrearrivapeuaprèsmonpetitdéjeuner.Envoyantmonassiette,ellefitunemimiquedésapprobatriceetmelança:«Jevoisquetuasbonappétit.»Puisellem’informad’unevoixpincéequejepourraism’enalleraprèslavisitedumédecin.«Est-cequequelqu’unvienttechercher?—Non.»Maréponseluiarrachaunsourireironique.Commejemesentaissale,jeluidemandaioùjepouvaisprendreunbainetmelaverlescheveux.«Uneinfirmièrevat’apporterdel’eaupourtelaver.Tuprendrasunbainquandtuserasrentréechez
toi.Ettescheveuxnesontpassisales,tufaisdesmanières.»Elles’interrompit.«Situnefaisaispastantdemanières, tuneseraispeut-êtrepas làaujourd’hui.»Surcesmots lâchésd’untonvenimeux,elles’enalla.J’avaismalauventre,maisiln’étaitpasquestionquejeluidemandequoiquecesoitd’autre.Jeme
lavaidumieuxquejepusaveclapetitebassined’eauqu’onm’apporta,m’habillaietattendislavisitedumédecinquiavaitpratiquél’intervention.Il arriva, accompagné d’une infirmière. Il me regarda à peine et ne me demanda pas comment
j’allais.Ilm’informasimplementquejepouvaism’enaller.Jeprismonbagageetquittail’hôpitalpourallerattendreunbus.
23
Quelquechosemeréveilla.Dehors,pourtant,ilfaisaitnuitnoireetdansmachambre,toutsemblaitcalme.Pendantquelquessecondes,jemedemandaicequiavaitbienpuperturbermonsommeil.Moncorpsnedemandaitqu’àserendormirmaismonesprit,étrangement,luttaitpourquejeresteéveillée.C’estlàquej’aisentiquelquechosedecollantentremesjambes.Jeportaiunemainaucreuxdemonpyjama : c’était tiède et mouillé. Je me redressai, paniquée, et trébuchai de mon lit jusqu’àl’interrupteur.L’ampoule nue qui pendait au plafond jeta un halo jaunâtre sur les draps, tachés de sang. Sans
comprendrecequisepassait,jeregardailebasdemonpyjama:ilenétaittrempéluiaussi.J’avaislesdoigtsquicollaient,dusangcoulaitentremesjambes.J’appelaimamèreenhurlant.Elle arriva presque immédiatement et, voyant la scène, m’ordonna de me recoucher. Mon père
apparutàsontour,lesyeuxgonflés,danssonpyjamafroissé.«Qu’est-cequisepasse?C’estquoi,cechahut?»grommela-t-il.Mamèrefitunsignedansmadirection,avecunairdedégoût.«Ilfautquetuappellesuneambulance»,luidit-ild’unevoixoùjesentispoindreunlégersentiment
depeur.«Jevaisappelerledocteur,répondit-elle,ilsauraquoifaire.»Ensuite,messensationssebrouillèrent.J’entendiscommeàtraversunvoilemamèredescendreles
escaliers et parler au téléphone, puis, quelquesminutes plus tard, la voix dumédecin. J’ouvris lesyeux,distinguantvaguementsasilhouette.Commedansunrêve,leurconversationsefonditdansmonesprit.«Cen’estpasbon,ilfautqu’elleailleàl’hôpital.C’estàvousdedécideroù,Ruth.Soitenville,
soitlàoùelleaétéopérée.»Puislesvoixseturentetj’eusl’impressiondeflotterdansleslimbes.Niéveilléeniendormie,je
percevais seulement des mouvements autour de moi. J’entendis ma mère demander à mon père deresterdansleurchambre,puislavoixdudocteurquis’adressaitàmamèrederrièremaporteetjesus,sanslamoindreappréhension,quej’étaisentraindemourir.Unbruitperçantdéchirasoudainmesbrumes.Jereconnuslasirèned’uneambulanceetaperçusla
lumièrebleuedugyrophareàtraversmafenêtre.Desmainsmeportèrentdélicatementsurunecivièreque je sentis s’ébranler à chaquemarche dans l’escalier, avant d’être glissée dans l’ambulance quirepartittoutessirèneshurlantes.Uneimageest restéegravéeà jamaisdansmatête :celledemamèreetdumédecin,côteàcôte,
regardantserefermerlesportesdel’ambulancequim’emportait.L’hôpital quemamère avait choisi était à une vingtaine de kilomètres, et il n’y avait à l’époque
aucunevoierapidedanslarégiondeColeraine,seulementdespetitesroutessinueuses.J’étaistransiedefroid,toutmoncorpsétaitpourtantensueuretjecontinuaisdeperdredusang.Je
voyaisdesétoiles,ma tête commençait àbourdonneraupointque j’entendais àpeine lebruitde la
sirène.Unemaincaressamatêtepuismesaisitsoudainlamainquandunspasmesecouamoncorps;dela
bilecoulaitentremeslèvres.« On la perd ! Accélère ! » cria une voix. La voiture s’emballa et j’entendais un talkie-walkie
crachersesinstructionsencrépitant.« Reste avec moi, Antoinette, ne t’endors pas maintenant », continua la voix, puis l’ambulance
s’arrêtabrusquementdansuncrissementdepneus.Onsortitlacivière,despasrapidesm’emportèrentetunelumièrevivem’éblouit.Jesentisunepiqûredansmonbrasetmesyeuxcessèrentd’essayerdeseconcentrersurlesformesblanchesquim’entouraient.Àmonréveil,unesilhouettebleueétaitàmescôtés.Jereconnuslesyeuxmarrondel’infirmièreen
chef.Maisilssemblaientavoirperdutoutetraced’hostilité.Elleregardaitdésormaisaveccompassionunepatientequiavaitbesoindesessoins.Ellemecaressadoucementlescheveuxetmepassaunlingehumidesurlevisageaprèsquej’eusvomidanslerécipientqu’ellemetenait.Prèsdemonlit,unepochetransparenterempliedesangétaitsuspendueàunetigeenmétaletreliée
àmonbras.«Antoinette,pourquoit’ont-ilsemmenéeici?medemanda-t-elle,interloquée.Pourquoinesont-ils
pasallésàl’hôpitalleplusproche?»J’euslesentimentqu’elleconnaissaitlaréponseaussibienquemoi.Je fermai les yeux sans répondre à sa question, mais je vis l’image de ma mère regardant les
ambulanciersm’emporterpourcequ’elleavaitdûpenserêtremonderniervoyage.Jelesavais,maisjenevoulaispasycroire.Jemeforçaiàrangercetteimagedansuneboîtequejegardaisoigneusementfermée.
« Stop ! » criai-je en silence dans l’hospice, dans l’espoir de faire taire lemurmure de la voix
d’enfant.«Stop!Jeneveuxpasrouvrircetteboîte!—Si,Toni, tudois te souvenirde tout»,me répondit lavoix, intraitable. Jemesentaisdéchirée
entredeuxmondes:celuidanslequelAntoinetteavaitvécuetceluiquej’avaisrecréé.Maisjen’avaispluslechoix:ilfallaitquejemetteunterme,degréoudeforce,aujeuquej’avaisaccepté,celuide«lapetitefilled’unefamilleheureuse».La boîte s’ouvrit et je revis l’image de ma mère, à côté du médecin, derrière les portes de
l’ambulancequiserefermaientsurmoi.
Quandjemeréveillaiànouveau,l’infirmièreétaittoujoursàmescôtés.«Est-cequejevaismourir?»m’entendis-jeluidemander.Elle se pencha vers moi, me prit la main et la serra doucement. Ses yeux brillaient d’un éclat
humide.«Non,Antoinette,tunousasfaittrèspeurmaistoutvabien,maintenant.»Puisellemebordaetjetombaidansunprofondsommeil.Jerestaiencoredeuxjoursà l’hôpital.Lesmédecinspassaientde tempsen tempsmedireunmot
gentil,puisrepartaient.J’attendisenvainquemamèrepousselaportedemachambre.Déprimée,envahieparunsentimentd’abandon, jen’avaisaucunappétitetnemangeaisquasiment
riendesrepasquel’onm’apportait.Letroisièmejour,l’infirmièrerevints’asseoirprèsdemoietmecaressadoucementlamain.«Antoinette,tuvaspouvoirrentrercheztoiaujourd’hui.»Ellemarquauntempsd’arrêt;jesentis
qu’elleavaitquelquechoseàmedire.«Onn’auraitjamaisdûtefairecetteopération–tagrossesseétaittropavancée.»Ilyavaitdanssavoixunecolèrequi,pourlapremièrefois,n’étaitpasdirigéecontremoi.«Antoinette,tuasfaillimourir.Lesmédecinssesontbattuspourtesauver,maisilfautqueje te dise quelque chose. » Elle hésitait, cherchait les mots qui pourraient atténuer l’impact de cequ’elleavaitàmedire.«Oh,mapetitefille,quoiquetuaiesfait,tuneméritespasça...Antoinette,tunepourrasjamaisavoird’enfant.»Au début, je lui jetai un regard d’incompréhension, puis sesmots prirent soudain sens dansmon
esprit.Monespoird’avoirunjourunefamilleàchérirs’effondra.Jedétournailatêtepournepasluimontrerlesentimentdevideabsoluquimesubmergeait.Ellerevintmevoirunpeuplustarddanslamatinée.«Viens,Antoinette,tuvasprendreunbainavantderentrercheztoi»,dit-elled’unevoixfaussement
radieuse. Je sentais confusémentqu’ellenem’avait pas encore tout dit,mais j’étais trop lasse pourallerauboutdemacuriositéetlasuivissansunmot.Danslabaignoire,jemefrottailatêtedansl’espoird’effacertouslessouvenirsdontjemesentais
salie.Puisjemerhabillaisansaucunemotivation.Mesvêtementsflottaientsurmoncorpsamaigri.Onm’avait remis un sac contenantmon pantalon, un chemisier, des affaires de toilette et un peu
d’argent.C’était sansdoutemamèrequi l’avait préparé,maisonmedit que c’était lemédecinquil’avaitapporté.Jerassemblaimesquelquesaffairesetquittail’hôpitalpourallerprendrelepremierdesdeuxbus
quimereconduiraientchezmoi.Jemesentaiscomplètementabandonnée.LaJaguardemonpèreétaitgaréedevantcheznous,prèsd’uneautrevoiturequejenereconnuspas.J’ouvris la porte nerveusement.Mes parentsm’attendaient en compagnie dumédecin, qui prit la
parole.«Tonamie,leprofesseur,estalléevoirlesservicessociaux.Ilsontcontactélapolice–elleseralà
d’uneminuteàl’autre.»Puiscefutlesilence.Jemesentaisfaible,malade,j’avaismalauventreetilmesemblaitquema
tête allait éclater sous lapressionquimontait.Unevoiture arriva.Mamère se levade sa chaise etouvritlaporte,imperturbable.«Àl’avenir,dit-elletandisquelespoliciersentraientdanslamaison,sivousavezbesoindeparler
àmonmariouàmafille,auriez-vousladécencedevousdéplacerenvoiturebanalisée?Jen’airienfaitdemaletjerefusequ’onmemetteainsidansunesituationembarrassante.»Lepolicier, qui se présenta comme étant l’officier en charge de cette affaire, lui lança un regard
impénétrableetsecontentadeliresesdroitsàmonpère.Puisilnouspriatousdeuxdel’accompagner,ainsiquesacollègue,aupostedepolice.Ildemandaàmamèresiellevoulaitêtreprésentelorsdemon interrogatoire, étant donné que j’étais mineure. Elle déclina son offre. Il l’informa qu’uneassistantesocialelaremplacerait.Lesdeuxpoliciersnousescortèrentjusqu’àleurvoitureetnouspartîmes.Uncauchemarétaitpeut-
êtreterminé,maisjesavaisqu’unautreavaitcommencé.J’étaispourtantloindemedouterqu’ilseraitsiterrible.
24
Celafaisaittreizejoursquej’étaisàl’hospiceetlebruitduchariotdupetitdéjeunern’étaitpluslesigne précurseur dema pause solitaire, car je devaismaintenantm’atteler à une tâcheméticuleuse.Cuilleréeparcuillerée,ilmefallaitnourrirmamère.Jeluimettaisd’aborduneservietteautourducoupuisjeportaislatassejusqu’àseslèvrespourqu’ellepuisseboiresonthé.Ellerestaitassisedanssonlit, lesmains jointes, enme regardantdans lesyeux.Les siensétaient ternes,désormais.Danscetteinversioncomplètedesrôlesdelamèreetdel’enfant,laboucleétaitbouclée.Jeluidonnaisensuiteunpeud’œufsbrouillésouduyaourtauxfruits.Aprèschaquecuillerée,ilfallaitluiessuyerlementon.Après le petit déjeuner, les médecins faisaient leur première visite. « Combien de temps ? »
demandaientmesyeux,maisleurvisagenelaissaitrienparaître.Désormais,c’étaitlavisitedemonpèrequirythmaitmesjournées.Dèsquej’entendaissonpasdans
lecouloir,jemelevaispourallerfaireunbreakausalon,oùm’attendaientuncaféetdescigarettes.Cejour-là, jen’eusmalheureusementpas lapossibilitédeprofiter d’unmomentde solitude ; une autrefemmefumaitunecigarette,unlivrefermésurlesgenoux.Ellemefitunsouriretimideetseprésenta:Jane.Endiscutant,nousnousrendîmescomptequenous
dormions toutes lesdeuxà l’hospice.Sonmariétaiten traindemourird’uncancerdesosquiavaitatteint le cerveau. Il ne la reconnaissait presque plus. Elle vivait les derniers jours d’un mariageheureuxettenaitàdonnercetultimetémoignaged’amouràl’hommequ’elleaimait.LevisagedeJaneétaitmarquéparl’épreuvequ’elletraversait.J’admiraissoncourage;ellesepréparaitàdireadieuàlaviequ’elleavaittoujoursconnuetandis
quemoi,j’allaisbientôtretrouverlamienne.Defilenaiguille,nousenvînmesauxinévitablesquestionsqueseposentdeuxpersonnesenpasse
dedeveniramies–mêmesinoussavionspertinemmentquenotreamitién’auraitqu’untemps.Ellemedemandaquel étaitmonnomde famille et de quel coin de l’Irlande je venais. Je lui répondis sansréfléchir.« Ça alors, moi aussi je viens de Coleraine ! s’exclama-t-elle, ravie de nous trouver un point
commun.Votrevisagenem’estpasinconnu...Vousn’auriezpasunecousinequis’appelleMaddy?»Cela faisait des annéesque je n’avais pas vuma famille irlandaise.Saquestion fit ressurgir des
imagesetdessouvenirsdeColeraine.Tandisquejecherchaisunemanièrehabiledeluirépondre,elleeutsoudainl’airgênée;jecomprisqu’ellem’avaitreconnue.Lesrelationsquel’onpeutnouerdanscegenred’endroitssontcommedesbateauxquipassentdanslanuit;ellessontlàpourvousaiderdansdesmomentsdifficiles,etpuiselless’envont.C’estpourcetteraisonquelasituationnem’embarrassaguère.Jeluirépondissimplement:«C’estlacousinedemonpère.»LeregarddeJanesedétournaau-dessusdemonépauleetjesentislaprésencedemonpère,sans
mêmemeretourner.Prisedecourt,jefisrapidementlesprésentations.Monpèrelasaluaetluilançaunregardinterrogateurauquelelleréponditavecunepétulancequeje
savaisfausse.
«Enchantée !Votre fille etmoidiscutions justement deColeraine–monmari etmoi en sommeségalementoriginaires.»Un silence pesant suivit son innocente remarque, puis mon père parvint à formuler une réponse
polie.«Ravidevousrencontrer.Excusez-moi,maisjedoisparleràmafille.»IlresserrasesgriffessurmoncoudeetmepoussadanslecoindelapiècelepluséloignédeJane,
puisme lâchabrusquement lebras. Je le regardaidans lesyeux,cesyeux lugubresetmauvaisdanslesquels toute trace du vieil homme triste qu’il était quelques jours plus tôt avait disparu. Le«méchant » père demon enfance avait pris sa place. Je ne voyais pas le quasi-octogénaire,maisl’homme en colère qu’on envoya en prison l’année de ses quarante ans.Ce fut commeun véritableglissementdeterraintemporelquiemportaavecluimonmoiadulte,réveillantdanssonsillagelepetitêtrecraintifquej’avaisétéautrefois.Savoixsefitmenaçante:«Net’avisepasdeparlerdenosaffaires,mapetite.Tun’asaucunbesoin
deraconterquetuasvécuàColeraine.Jet’interdisdediredansquelleécoletuesallée.Tum’entends,Antoinette?»Lapetitefilledesixansquivivaitenmoifitunsignedelatêteenmurmurant:«Oui».Mon moi adulte savait pourtant qu’il n’était plus temps de faire des cachotteries. Mes parents
avaient toujourseupeurd’être reconnusens’aventuranthorsde leurpetitunivers, etvoilàque leurcrainte était justifiée. Quelle ironie, me dis-je, que cela arrive précisément parce que ma mères’accrochaitàlavie!Jem’efforçaiderappelerToniàlarescousseafindecontrôlerlapeuretlahainedemonenfance.
Lançantàmonpèreunregarddemépris,jem’enallai.Enregagnantlachambredemamère,jevisunbouquetdefleursfraîchesdansunvaseprèsdeson
lit.Commesouventlorsdesvisitesdemonpère,ellesouriait.Ellefitungesteendirectiondubouquet.«RegardecequePapaaapporté,machérie.»Jouonsau jeude la familleheureuse,medis-je, amère,mais je sentais encore lapressionde ses
doigtssurmoncoudeenacceptantdemeglisserdanslerôledelafilledévouée.Nousn’avionsplusàfairelesinterminablesallers-retoursentrelelitetlasalledebains.Unepoche
enplastiqueetdestubesavaientrenduinutilescespéniblesvoyages.Aulieudecela,j’aidaismamèredanssonlit, jelalavaispuisj’empilaissesoreillersderrièresatête.Épuisée,ellesombraitdanslesommeil. Je pouvais alors ouvrir un livre et essayer de m’évader par la lecture, en attendant lesprochainschariotsquiapporteraientlethé,ledînerpuislesanti-douleur.Aprèstoutcela,j’étaisenfinlibredequitterlachambredemamère.Lesoirdutreizièmejour,danslesalon,meslarmessemirentàcouler;jelesessuyai,encolère.Je
neparvenaisplusàcontrôlermessouvenirs.Laboîtede l’année1959déversait son flotd’images ;l’annéeoùuncauchemaravaitcesséetunautreavaitcommencé.Lesdeuxpartiesdemonêtresedisputèrentlepouvoir,cesoir-là:l’enfantpétriedepeursquivivait
enmoietlafemmeaccompliequejem’étaisbattuepourdevenir.Jen’yvoyaisplusclair,jeressentaisune sensation de chute familière, pourtant j’étais cette fois bien éveillée ; l’angoisse monta,oppressante;j’avaisdeplusenplusdemalàrespirer.Jesentistoutàcoupunemainsurmonépauleetunevoixmedemanda:«Toni,est-cequetoutvabien?»C’étaitJane,quimeregardaitd’unairinquiet.Non,medis-je,rienneva,j’aienviedepleurer,j’ai
enviequ’onm’aide,j’aibesoinderéconfort,jeneveuxplusdecessouvenirs.«Çava»,répondis-jeenessuyantmeslarmes.Puislacuriositél’emporta.«Voussavezquijesuis,
n’est-cepas?»Ellehochalatête;sesyeuxétaientpleinsdedouceur.Elleserragentimentmonépaule,puisretourna
auchevetdesonmari.Mes souvenirs s’abattaient sur moi comme une vague déchaînée où je risquais de me noyer. Le
masquederrièrelequelj’avaiscachél’enfantenmoivenaitdetomber;jen’étaispluslapersonnequej’avais tellement travaillé à devenir. En deux semaines passées à l’hospice, Toni, la femme pleined’assurance,s’étaitpeuàpeueffacéederrièreAntoinette,lamarionnettedocileentrelesmainsdesesparents.J’avaisbeaucoupmaigriet,enmeregardantdansunmiroir,jevislesyeuxcernésd’Antoinetteme
renvoyerunregarddeterreuretd’angoisseprèsdemesubmerger.Incapable d’échapper à mes souvenirs, j’avais l’impression que mon passé m’emportait ; mon
équilibre mental était en péril, comme il l’avait déjà été deux fois par le passé. La tentation étaitgrandedefranchirànouveaulalignerouge,cardel’autrecôté,c’étaitlasécurité.Unesécuritéoùvousrenoncez à toute responsabilité, à toute emprise sur votre propre vie, puisque vous la confiez àquelqu’und’autre, commeun enfant.Ensuite, vous pouvezvous recroqueviller et attendre quevotrecerveaunesoitplusqu’unespaceviergelibérédetoussescauchemars.Je dormais parfois dans la chambre de ma mère, parfois sur un lit de camp dans le bureau du
médecin, mais chaque nuit des cauchemars me réveillaient, dans lesquels je me retrouvais sansdéfense,enpertedecontrôle.Cesrêvestiraientlesignald’alarme:monmoiadulteétaitentrainderégresser.Ilmefallaitdel’aide,etvite.Çan’allaitpasm’arriverencoreunefois.Jenevoulaispas,jenepouvaispasl’accepter.J’allaitrouverlepasteur.Ilmefitentrerdanssonbureauavecungrandsourire,pensantsansdoute
quej’allaisluioffrirunebonneoccasiondesechangerlesidéesentredeuxservicesauxmourants.Ilnesavaitpasencorequec’étaitloind’êtresonjourdechance.«J’aibesoindeparler»,parvins-jeàluidireenm’asseyant.Ilvittoutdesuitequ’iln’avaitpasen
facedelui lafemmestoïqueetmaîtressed’elle-mêmequ’ilconnaissait.Àsonregardinquiet, jesusqu’ilnes’attendaitpasàsimplementdiscuteravecunefemmedontlamèreétaitentraindemourir.Caronpouvaitconsidérerquemamère,àquatre-vingtsans,avaiteuune longuevie,et j’avaiseuunanpourmeprépareràl’issuefataledesoncancer.Cen’étaitpasàcausedecelaquej’avaisbesoindeluiparler,illesavait.C’étaitluiquemamèreavaitappeléàsonchevetàplusieursreprises,aumilieudelanuit,avantde
renoncer à trouver le courage de lui confier ses peurs. Mais après tout, comment aurait-elle puconfessercequ’elleserefusaittoujoursàadmettre?Jemerendaiscomptequemamèreallaitmourirsansremettreenquestionsescertitudes;jusqu’aubout,elleseraitpersuadéed’avoirétéunevictime,ellenevoulaitpaslaisserlaplaceaumoindredesesdoutes.Lepasteurattendaitque jeme lance. J’allumaiunecigaretted’unemain tremblanteet lui racontai
monhistoire,d’unevoixhésitante.Jeluidisquejerevivaislesémotionsquej’avaisressentiesétantenfant,mâtinéesd’unsentimentnouveauquiressemblaitàdelahonte.Lahontedelesavoirlaisséesgarder le contrôlependant tantd’années.Mamère avait orchestré le jeude la« familleheureuse»quandjen’étaisqu’unepetitefille,maisentantqu’adulte,j’avaisàmontourperpétuécemythe.
Pourquoiavais-jefaitcela?luidemandai-je.Pourquoim’étais-jefabriquéunpassédanslequelmesparentsm’aimaient?Pourquoim’étais-jementiàmoi-mêmeetn’avais-jejamaistrouvélecouragedemelibérer?«Àvotreavis,qu’est-cequivousenaempêchée?»demanda-t-il,melaissantréfléchirensilenceà
uneréponse.«Jevoulaispouvoirparlerdemonenfancecommen’importequid’autre, répondis-je. Jevoulais
qu’on pense que j’allais rendre visite à ma famille en Irlande du Nord, une famille à laquellej’appartenais.—Etc’étaitlecas?Vousavieztoujoursl’impressiondefairepartiedecettefamille?»Jepensaisauxchosesquej’avaistolérées,àcellesquej’avaisacceptéessansjamaislesremettreen
question.«Non.Unjourilsm’ontferméleurporte,etjenelesaiplusjamaisrevus.Mesgrands-parents,mes
tantes,mesonclesetmescousins,c’étaittoujourslafamilledemonpère,maispluslamienne.»Je marquai une pause. Puis je formulai ce que je ne m’étais encore jamais avoué à moi-même.
«Voussavez,quandj’étaisadolescenteetquej’allaissimal,ilsmemanquaientterriblementmaisjenevoulaispasypenser ; jenevoulaispas reconnaîtreàquelpoint j’étaisseule.Jen’ai jamaiscédéàl’amertume,maisquandmagrand-mèrem’aditquejen’étaispluslabienvenue,j’étaisaudésespoir.»Je fis une nouvelle pause, repensant aux sentiments que j’avais éprouvés dans ces moments
douloureux.«C’étaitplusqu’unsentimentdesolitude;j’avaisl’impressiond’êtreuneétrangèredanscemonde.
Desannéesplustard,quandilyavaitdesmariagesdanslafamille–etilyenaeuquelques-uns–monpère était invité, mais pas moi. C’était injuste, mais pourtant je ne m’en suis jamais offusquée.J’acceptaislefaitd’êtreexclue.Lafamilledanssonensembleavaitprissadécision,iln’yavaitaucunretour en arrière possible. Ilsm’avaient bannie de leurs cœurs,mais pas lui.On nem’amêmepasinvitéeàl’enterrementdemagrand-mère.Pourtantcettefemmem’avaitaimée,etmoiaussijel’avaisaimée.Maistoutcela,onmel’aenlevéàcausedecequeluiavaitfait,cen’étaitpasdemafaute;etmamèren’enajamaisparlé.Ellel’aaccepté.—Etvotrefamilled’Angleterre?Vousavezétéproched’eux,àunmoment...—Lesannéesdeprisondemonpèreetlesannéesquej’aipasséesenhôpitalpsychiatriqueontfait
trop de dégâts. Je n’arrivais plus à communiquer avec eux. J’étais mal à l’aise, parce qu’ils necomprenaient pas pourquoi j’avais quitté la maison et pourquoi je faisais ces petits boulots poursurvivre. Je crois qu’ils me voyaient surtout comme la fille de mon père, un homme qu’ilsconsidéraient comme inférieur à eux dans l’échelle sociale ; et puis bien sûr, j’avais tellement dechosesàcacherquejedevaisavoirl’airunpeufuyante.J’étaisunepersonneàproblèmes,ensomme.J’auraispulesvoir,jesuppose,maisj’aichoisidenepaslefaire.»Lessecretsdefamilleavaientmêmeréussiàm’éloignerdemagrand-mèreanglaise,dontj’avaisété
siprochequandnousvivionsenAngleterre.Onneluiavaitpasditpourquoij’avaisquittél’écoleetabandonnémesprojetsd’alleràl’université,dontjeluiavaisparléavectellementd’enthousiasme...Jenelarevisqu’àderaresoccasionsavantsamort.Lepasteurme regardait avecbienveillance.«Donc, adolescente, vousn’aviezpersonneversqui
voustourner:pasdefamilleprocheouéloignée,pasd’onclesnidetantes...seulementvosparents.»Puisilmeposaunequestionàlaquellejenem’attendaispas:«Est-cequevouslesaimiez?
—J’aimaismamère.Ça,çan’ajamaischangé.Jen’aijamaisaimémonpère.Quandj’étaistoutepetite,ilétaitsisouventabsentque,pourmoi,c’étaitunvisiteurquim’apportaitdescadeaux.Oh,ilpouvaitêtretoutàfaitcharmantquandilvoulait,maisj’aitoujourseupeurdelui.Aujourd’huiencore,mes sentiments sontmitigés.C’estpourcelaquec’est siperturbant.Parfois jevoisunvieilhommeencoreamoureuxde sa femme,comme il l’a toujoursété. Je saisqu’il s’est trèsbienoccupéd’ellequandelleest tombéemalade,mais l’instantd’après jemesouviensdumonstredemonenfance.Enfait,ilm’intimidetoujours,finis-jeparadmettre.—L’amourestunehabitudeàlaquelleilestdifficilederenoncer,dit-ildoucement.Vouspouvezen
parler à toutes les femmes qui s’obstinent à rester dans une relation malsaine alors qu’elle nefonctionne plus depuis longtemps. Les femmes qui en arrivent à trouver refuge hors de chez ellesretournent trèssouventavecleurcompagnonviolent.Pourquoi?Parcequ’ellessontamoureusesnonpasdel’hommequileurfaitdumal,maisdel’hommequ’ellesontcruépouser.Ellesrecherchentcettepersonneencoreettoujours.Vosliensd’amourremontentàvotrepetiteenfance:c’estlarelationentrelamèreetlafillequilesaforgés.Sivotrepèreavaitétécruelavecvotremère,vousauriezpeut-êtreétécapabledelehaïr,maiscen’étaitpaslecas,etvotremèrevousaendoctrinée,commeelles’estendoctrinée elle-même, en se faisant passer pour une victime de votre comportement.Vos émotionssont en conflit avecvotre raison.D’unpoint devue émotionnel, vousportez la culpabilité devotreenfance;maisd’unpointdevuerationnel,voussavezquevosparentsnevousméritentpas,etbiensûrque vous ne lesméritez pas non plus – aucun enfant nemérite cela. Je suis un homme deDieu, jeprêchelepardon.Mais,Toni,ilfautquevousregardiezleschosesenface;ilfautquevousacceptiezlerôlequ’ontjouévosparents,votremèreenparticulier,afindevouslibérer;carc’estbienlàcequevousn’avezjamaisréussiàfaire.»C’étaitcommesisesmotsavaientlevétouteslesbarrièresquej’avaisérigéesautourdelavérité,
libérantuntorrent.Jeluidisquemamèremerépétaitsanscessequejedevais«m’entendreavecmonpère»,qu’elle«souffraitassezcommeça»,qu’elle«prenaitcalmantsurcalmant»poursesnerfs.Quejeluiavaistoujours«causédusouci».«J’avaispeurd’appeleràlamaisonetpourtantjelefaisaispresquetouteslessemaines,etjesavais
quej’auraisdroitàsonéternelrefrain:“Attends,machérie,Papaveuttedireunmot”,etpendanttoutescesannées,jemesuisprêtéeaujeudemamère,parcequej’avaispeurdeperdresonamoursijel’obligeaisàregarderlaréalitéenface.»Et je finis par lui confier ce que je n’avais jamais expliqué à personne :mon ressenti à l’égard
d’Antoinette,l’enfantquiavaitétémoiautrefois.« Elle aurait été si différente si on lui avait permis de grandir normalement, elle serait allée à
l’université,elle se serait faitdesamis.Maisellen’apaseusachance.Àchaque foisquequelquechosevadetraversdansmavie,jemetsçasurledosdemonenfance.Quandj’étaisbeaucoupplusjeune,elleareprisledessusetj’airevécutoutescesémotions.C’estàcemoment-làquejemesuisembarquée dans des relations amoureusesmalsaines. Ou quema vieille amie, la bouteille, a refaitsurface.J’aicombattucesdémonstoutemavie,etlaplupartdutempsj’aigagné,maisaujourd’hui,jesuisentraindeperdre.»Lecendrierétaitpleinàrasbords.Jecommençaisàyvoirplusclair,àmesurequej’avançaisvers
l’acceptationdelaréalité.«Ellenem’ajamaisaimée.Aujourd’huielleabesoindemoipourmourirenpaix,avecsonrêve
intact;cefameuxrêved’unbeaumariquil’adoreetd’uncoupleheureuxavecunenfant.Jenesuisrien
d’autrequ’uneactricedansledernieractedesapièce.C’estlerôlequejejoueencemoment.—Etest-cequevousallezbrisercerêve?»Je visualisai la frêle silhouette demamère, si dépendante demoi à présent. «Non, soupirai-je.
Commentpourrais-jefaireça?»
25
Onme fit patienter dans une petite pièce confinée du poste de police, avec une table en formicamarronetdeuxchaisesenbois.Lesolétaitrecouvertd’unlinocraqueléetl’uniquefenêtre,enhauteur,nepermettaitpasdevoirl’extérieur.Jesavaisquemonpèreétaitdansunepiècevoisine.C’étaitlafind’uncauchemar;pourtantjeneressentaisaucunsoulagementmaisaucontraire,uneappréhension.Jemedemandaiscequemeréservaitl’avenir.Laportes’ouvrit.Lafemmepolicierquej’avaisvueunpeuplustôtentra,accompagnéed’unejeune
femme en civil. Elleme demanda si j’avaismangé. Comme je fis « non » de la tête, elle allamechercher du thé, un sandwich et des biscuits au chocolat, qu’elle posa devantmoi avec un sourireamical.Lesdeuxfemmesfaisaientdeleurmieuxpourdétendreunpeul’atmosphère,maislescarnetsétaient déjà sur la table pour les prises de notes officielles. La femmepolicierme présenta l’autrefemme,uneassistantesocialeprénomméeJean.Puisellemedemandasijesavaispourquoij’étaislàetsi j’avais conscienceque cequemonpère etmoi avions fait était un crime. Jemurmurai un timide«oui»enréponseàsesdeuxquestions.Ellem’expliquadoucementquemonpèreétaitinterrogédansuneautrepièce;toutcequejedevais
faire, c’était dire la vérité.Ellemeprécisa aussi que les charges pesaient seulement surmonpère,puisquej’étaismineure,etqu’iliraitcertainementenprison.«Antoinette,tun’asrienfaitdemal,maisnousdevonsteposerquelquesquestions.Tuesprêteày
répondre?»Je fixai sonvisage.Comment allais-je trouver lesmotspourparlerd’un secretque j’avaisgardé
pendant si longtemps ?Mon père n’avait cessé deme répéter qu’onm’accuserait si je parlais. Ladivulgationdusecretavaitd’ailleursdéjàentraînélacolèreetlesaccusations,commeill’avaitprédit.L’assistantesocialepritalorslaparole.«Antoinette,jesuislàpourt’aider,maispourcela,ilfautquej’aietaversiondesfaits.Jesaisque
c’estdifficilepourtoi,maisnoussommesdetoncôté.»Elletenditlebraspourmeprendregentimentlamain.«S’ilteplaît,ilfautquetunousrépondes.»C’estlafemmepolicierquimeposalapremièrequestion.«Quelâgeavais-tuquandtonpèret’atouchéepourlapremièrefois?»Jeanavaitgardémamaindanslasienne.« Six ans »,murmurai-je et les larmesme vinrent aussitôt.Un torrent silencieux coulait surmes
joues.Lesdeuxfemmesmetendirentunmouchoir,sansunmot,etmelaissèrentreprendremoncalmeavantdecontinuer.« Pourquoi as-tu gardé le silence pendant toutes ces années ? Tu n’en as même pas parlé à ta
mère?»demandaJean.Aucunmotnesortait,mamémoirefaisaitblocage.J’étais incapabledemerappeler lemomentoù
j’avaisessayéd’enparleràmamère.Mavieaurait-elleétédifférentesijem’enétaissouvenueetquejeleleuravaisdit?Onm’auraitsansdouteséparéedemamèreetcertainsévénementsquim’ontfaitsouffrirparlasuiteneseseraientjamaisproduits.Oupeut-êtremonamourpourelleaurait-ilcontinué
dem’influenceretd’interférerdansmavie?Aujourd’huiencore, ilm’est impossiblederépondreàcettequestion.Àforcedepersévérance,ellesparvinrentàmefaireparlerdes«toursenvoiture»etdesmenaces
queproféraitmonpère,selonlesquellessijedisaisquoiquecesoit,onm’arracheraitàmesparents,tout le monde m’accuserait et ma mère ne m’aimerait plus. En entendant cela, les deux femmeséchangèrent un regard. Elles savaient qu’ilm’avait dit la vérité. Elles savaientmieux quemoi quetoutessesmenaces,etpireencore,allaientseréaliseretquejevenaisdeperdrelepeuqu’ilmerestaitdemonenfance.Peu à peu, je leur racontai mon histoire. Je répondais à leurs questions avec franchise, mais il
m’était impossibled’endireplus. Ilme faudrait encorebiendesannéesavantdepouvoirparlerdemonenfance librement,sansculpabiliténihonte.Ellesmedemandèrentsi jen’avaispaseupeurdetomberenceinte.Maisjepensaisqu’onnepouvaitpastomberenceintedesonpère.Lesminutespassaient.J’étaisà lafoisfatiguéeetdésarmée, jenecessaisdemedemandercequi
m’attendait.«Quelssonttesprojetspourl’avenir?medemandal’assistantesociale.Est-cequetuvaspouvoir
resterdanstonécole?»Jene saisispas immédiatement le sensdecesquestions,puis compris soudaincequ’ellevoulait
dire.Monécoleprivéecoûtaitdel’argent,monpèreallaitseretrouverenprisonetlesalairedemamèrenesuffiraitpasàpayermascolarité.Toutàcoup,jemerendiscomptedel’énormitédecequej’avaisdéclenché;mesparentsavaientfaitunprêtpouracheterleurmaison;mamèrenesavaitpasconduire.Jefusprised’uneterribleangoisse.Jevenaistoutsimplementdedétruirelaviedemamère.Jeanlutcetteprisedeconsciencedansmonregardetcherchaàmerassurer.«Antoinette,cen’estpastafaute.Tamèreabiendûsedouterdecequisepassait,depuistoutce
temps?»Jenepouvaispascroireunetellechose,c’étaittropinsupportable.Commentaurais-jepusoutenir
l’idéed’unetelletrahisondelapartdelaseulepersonnequej’aimaisdemanièreinconditionnelle?Jeniaidoncdetoutesmesforcesdésespéréesqu’ilpûtenêtreainsiet,ànouveau,elleséchangèrentunregardoùlapitiéledisputaitàl’incrédulité.« Antoinette, tu vas devoir témoigner au procès de ton père, m’annonça la femme policier. Tu
comprendscequeçaveutdire?»Avantquej’aieeuletempsdedigérerlanouvelle,ellemedonnalecoupdegrâceenajoutantqu’il
allait être libéré sous caution et que nous allions rentrer ensemble à lamaison. Puis elle sortit,melaissant seule avec l’assistance sociale. Je restai impassible, le temps d’intégrer ce que je venaisd’entendre,puisjesentislapeurm’envahir.«Nemelaissezpasrentrerchezmoi...bégayai-je,s’ilvousplaît.—Àmoinsquelapolicen’estimequetuesendanger,jenepeuxrienfairepourtoi»,réponditJean
d’unevoixcompatissante.Delonguesminutespassèrent.Lafemmepolicierrevintencompagnied’unbrigadier.Ilss’assirent
enfacedemoi,levisagefermé.«Tonpèreareconnusestorts,déclaralebrigadiertoutdego.Çavarendreleprocèsplusfacile
pourtoi.Ceseraunprocèsàhuisclos,étantdonnéquetuesmineure.Tusaiscequeçasignifie?»
Jefisnondelatête.«Çaveutdirequ’iln’yauranijournalistes,nipublic;justelespersonnesdirectementconcernées.
La date n’est pas encore fixée, mais ce sera dans les prochaines semaines. Maintenant, on va teraccompagnercheztoiavectonpère.»Jefondisenlarmes.Affaiblieparmestroisjoursd’hospitalisation,jen’avaispaslecrandefaire
faceàlasituation.J’étaismortedepeur.«S’ilvousplaît,jeneveuxpasyaller»,parvins-jeàarticulerentredeuxsanglots.Monpèreavait
étécapabledemebattrepourdesvêtementsmalrangés,qu’allait-ilmefaireaprèsuntelscandale?Jem’agrippaiàlatable,commepourrepousserl’échéance.Lafemmepolicierpritlaparole.«Nousn’avonsaucunestructurequipuisseaccueillirunefillede
tonâge,Antoinette,mais tesparentsne te ferontplusdemal. Jean, le brigadier etmoi, nous allonst’accompagneretnousparleronsàtamère.»Le brigadier tenta à son tour deme rassurer. «On a déjà parlé à ton père ; il est conscient des
conséquencess’iltetoucheànouveau.»Leurs paroles furent d’unmaigre réconfort ; j’avais en tête la colère demamère, le mépris du
médecinettouslesactesdecruautédemonpère.Jesavaisqu’onmeramenaitdansunemaisonoùl’onnevoulaitplusdemoi,auprèsd’unemèrequinem’aimaitplusetd’unhommequim’envoudraitpourtoutcequiallaitdésormaisarriverànotrefamille.Onnousraccompagnadansdeuxvoituresbanalisées,commel’avaitdemandémamère.Àlamaison,
lalumièreétait toujoursallumée.Mamèrenousaccueillitsansunsourireetm’autorisaàdisparaîtredansma chambre, d’où j’entendais lemurmure des conversations sans en comprendre la teneur. Lafaimme tiraillait– jeme rendis compteque, àpartun sandwichaupostedepolice, jen’avaispasmangédepuis lepetitdéjeuner,à l’hôpital.Jemedemandaissimamèreypenserait,maisquandlespoliciersrepartirent,personnenevintjusqu’àmachambre.Jefinisparsombrerdansunsommeilagité,peupléderêvestourmentés.Jemeréveillaidansunemaisonsilencieuse.
26
Lejourquej’attendaisavecangoissefinitpararriver.Monpèreallaitêtrejugéetcondamnépoursoncrimedeviolsàrépétitionsurmapersonne.Ma mère, accrochée à son statut de victime dans notre trio, avait refusé de m’accompagner au
tribunal.Elleétaitpartieautravail,commetouslesjours.Lebrigadier,quisentaitquej’auraisbesoind’uneprésenceféminine,m’avaitditqu’ilviendraitavecsafemmequiveilleraitsurmoi.Jeguettaisleurarrivéeparlafenêtredelacuisine,tropnerveusepourresterassise.Monpèreétaitdéjàpartidesoncôté,sanssavoiture,cequimelaissaitpenserque,quoiqu’aitpu
diresonavocat,ilnecomptaitpasrentreràlamaisonaprèsleprocès.Aumoins,saprésencemefutépargnéecematin-là.J’étaisprêtedepuisdesheures– j’avaisété incapabledefaireautrechosede lamatinée.J’avais
misunchemisier,une jupegriseetmavested’école, toutenmedemandant si j’avais ledroitde laporter,maisdetoutefaçonjen’enavaispasd’autre.J’avaissortiJudypoursapromenadematinaleetterminémonpetitdéjeunerdepuislongtempsdéjà
quandunbruitdemoteurm’annonçal’arrivéedubrigadier.Ilétaitvêtud’uncostumedeville,vesteentweedetpantalongris.Ilm’ouvritlaportedesavoitureetmeprésentasonépouse,unepetitefemmerondelette qui prit acte de ma présence en me faisant un sourire pincé. Puis nous fîmes le trajetjusqu’au tribunal enmeublant le silence de bribes de conversation forcée. Le regard glacial demamèreétaitgravédansmatête.Monvœudepouvoirvivreavecellesansmonpères’étaitfinalementréalisé;maisj’avaiscomprisdepuislongtempsquenotrevieàdeuxneseraitpaslasourcedebonheurquej’avaisespérée.Nous arrivâmes bientôt en vue des austères bâtiments gris du tribunal.Aumoment de franchir la
doubleportequidonnaitsurunhallintimidant,mesjambesdevinrentsoudaindeplomb.Ilyavaitlàdesavocats,desavouésetdesprésuméscriminelsréunisenpetitsgroupessurdessiègesquin’avaientétéconçusparsoucinid’esthétiquenideconfort.Lebrigadieretsafemmes’assirentautourdemoi.Jeme demandais où pouvait bien êtremon pèremais fort heureusement, il n’avait pas l’air d’être là.J’attendisdoncquel’onm’appellepourtémoignercontrelui.Cematin-là,enmeregardantdans laglace, j’avaisvuunvisagepâleaux traits tirés, lescheveux
coupésaucarréàhauteurd’épaules;jefaisaisplusquemesquinzeans.Aucunmaquillagen’atténuaitma pâleur ni ne masquait les cernes qui creusaient mes yeux, dans lesquels on était loin de lirel’optimismedelajeunesseoulajoyeuseinsoucianced’uneadolescentequialaviedevantelle.C’étaitle visage d’une fille chez qui tout espoir et toute confiance avaient, sinon disparu, du moins étéabandonnéspourl’instant.Onm’apportaduthé,puislaportedelasalled’audiences’ouvritetlegreffiersedirigeaversmoi
d’un pas pressé. Ilm’informa quemon père avait déjà témoigné et qu’il avait plaidé coupable ; jen’auraisdoncpasàsubirdecontre-interrogatoire, le jugeavaitsimplementquelquesquestionsàmeposer.Ilmefitentrerdanslasalle.OnmedonnauneBiblesurlaquellejejuraidedire«toutelavéritéetrienquelavérité».Avecun
aimable sourire, le jugeme demanda si je voulaism’asseoir, ce que j’acceptai volontiers. Comme
j’avaislabouchesèche,ilmefitporterunverred’eau.« Antoinette, commença-t-il, j’aimerais que tu répondes à quelques questions, ensuite tu pourras
repartir.Jetedemandederépondredumieuxquetupeux.Etsouviens-toiquecen’estpastoiquel’onjugeici.Est-cequeçaira?—Oui,murmurai-je,intimidéeparsaperruqueblancheetsaroberouge.—Est-cequetuenasparléàtamère,àunmomentouàunautre?—Non.»Sadeuxièmequestionmepritdecourtetjesentisuneattentionparticulièredansl’assistance.«Est-
cequetuconnaisleschosesdelavie?Est-cequetusaiscommentunefemmetombeenceinte?—Oui,murmurai-jeànouveau.—Alorstuassûrementdûavoirpeurdetomberenceinte?»À samanière deme regarder, je compris quema réponse à cette question était importante, sans
vraimentsaisirpourquoi.«Ilutilisaittoujoursquelquechose,répondis-jeaprèsquelquessecondes,etj’entendisl’avocatde
monpèresoupirer.—Qu’est-cequ’ilutilisait?demandalejuge,etcefutsadernièrequestion.—Çaressemblaitàunballon»répondis-je.Jenem’intéressaisguèreauxgarçonsetn’avaisaucune
raisondeconnaîtrelemotpréservatif.Surlecoup,jenemerendispascomptequemaréponseconfirmaitl’hypothèsedelapréméditation.
L’avocatdemonpèreavaitespéréunecondamnationàdessoinspsychiatriquesplutôtquelaprison,maiscesquelquesmotsavaientcompromissastratégie.Lejugem’autorisaàquitterl’audience,etjesortisdelasalleenprenantsoind’éviterdecroiserleregarddemonpère.Jepatientaiensuitejusqu’àcequ’onm’annoncelasentenceprononcéeparlejuge.Ilnedutpassepasserplusd’unquartd’heure,pourtantcetteattentemeparutdurerdesheures.La
portes’ouvritetl’avocatdemonpèrevintversmoi.«Tonpèreaprisquatreans,medit-il.S’ilsetientàcarreau,ilsortiradansdeuxansetdemi.»Il
n’yavaitpaslamoindreémotiondanssavoix.«Tonpèreaimeraitteparler.Ilestencellule–c’estàtoidedécidersituveuxyaller.Riennet’yoblige.»Habituéeàobéircommejel’étais,j’acceptai.Mapeurs’évanouitquandjevisl’hommequim’avait
martyriséependanttoutescesannées.«Tuprendrassoindetamère,Antoinette,tum’entends?—Oui,Papa», répondis-jepour ladernière foisavantde longsmois.Puis jepartis retrouver le
brigadieretsonépouse.«Lejugeaimeraittevoirquelquesminutes»,m’annonça-t-iltandisquelegreffiersedirigeaitvers
nousenmefaisantsignedelesuivre.Quelques instants plus tard, jeme retrouvai dans le bureau du juge qui s’était débarrassé de sa
perruqueetdesa robe. Ilmefit signedem’asseoiret, le regardgrave,m’exposa les raisonsdecetentretienprivé.«Antoinette,tuvassûrementtrouverquelavieestinjuste,commetuasdéjàput’enrendrecompte.
Les gens vont t’accuser, ils l’ont d’ailleurs déjà fait.Mais écoute-moi bien. J’ai lu les rapports de
police.J’aivutondossiermédical.Jesaisexactementcequetuassubi,etjet’assurequeriendetoutcelan’estdetafaute.Tun’aspasàavoirhonte.»Jegardaisoigneusementsesparolesdansuncoindemoncœurpourpouvoiryrepenserlejouroù
j’enauraisbesoin.Unprocèsàhuisclos limitepeut-être lenombredepersonnesprésentesdans lasalled’audience,
maisiln’apaslepouvoirdelesfairetaireàl’extérieur.Mamèreserenditbientôtcomptequetoutelavilleneparlaitquedeça.Lesambulanciers,lesinfirmières,lapolice,lesassistancessocialesetmesdeuxprofesseurs:toutlemondefiguraitsursalistedesuspects.Non seulement les gens parlaient, mais ils prenaient parti. Pour Coleraine, la ville de fervents
protestantsquiavaitvunaîtremonpère,c’étaitl’enfant,lecoupable.J’étaisformée,matimiditémefaisaitpasserpourquelqu’undedistantetjeparlaisavecl’accentde
la classemoyenne anglaise, un accent loind’être apprécié en Irlande duNord à cette époque.Monpère, quant à lui, était l’enfant du pays, il avait fait la guerre et rapporté des médailles. On leconsidéraitcommelehérosdelafamille.EnIrlandeduNord,touslessoldatsdelaSecondeGuerremondialeétaientdecourageuxvolontaires,car laconscriptionn’existaitpas.Lesgenspensaientquel’erreurdemonpèreavaitétéd’épousercettefemmedecinqanssonaînéeetquiregardaitdehautsafamilleetsesamis.Lui,c’étaitunboncopainqu’oncroisaitaupub,unchampiondegolfamateuretunexcellentjoueurdebillard,unhommeaiméetrespectéparsespairs.Onneparlaitpasde«pédophiles»àcetteépoque,maisdetoutefaçonlesgensn’auraientjamais
utilisécemotpourparlerdemonpère.Ilsdisaientquej’étaisconsentanteetquej’avaiscriéauviolpoursauvermapeauquandj’étaistombéeenceinte.J’avaistraînémonproprepèreenjustice,témoignécontreluietlavélelingesaled’unetrèsgrandefamilleenpublic.Avecunprocèsàhuisclos,seulscertains faits avaient été rendus publics, mais quand bien même les journaux auraient publiél’intégralité du procès, les habitants deColeraine n’y auraient sans doute pas cru. Les gens croientsurtoutcequ’ilsveulentcroire,ycomprislesmenteurs.Jel’aiapprisbienasseztôt.Jeprisconsciencedelaréactiondesgensenpassantvoirunecousinedemonpère,Nora,lamère
d’uneenfantdecinqansquej’aimaisbeaucoupetdontj’étaislababy-sitter.Noram’ouvritlaporteetrestaclouéedansl’embrasure,lespoingssurleshanches.Lapetitetentaitdepointersonnezderrièresajupe.«Tuasduculotdevenirici,melança-t-elle.Tucroispeut-êtrequ’onvaconfiernotreenfantàune
fille comme toi ? On sait ce que tu as fait – on sait tout ce qui s’est passé avec ton père. » Elles’étranglaitpresquedecolèreetdedégoût.«Va-t’enetneremetsjamaislespiedsici.»Souslechoc,jefisunpasenarrièreetellemeclaqualaporteaunez.Jerentraiàlamaison;ma
mèreétaitglaciale.Ellemeditqu’elleavaitdémissionnédesontravailetnevoulaitplussortirdechezelle.Lahontel’écrasait–c’étaitdanslesjournaux.Lapressen’avaitpasprécisémonnom;jepensainaïvement que cela me protégerait, mais tout le monde savait et maintenant, ils en avaient uneconfirmationofficielle.Mamèrem’annonçaqu’elleallaitvendrelamaisonetquenousirionsnousinstalleràBelfast–et
nonenAngleterrecommejel’avaisespéré–dèsquepossible.Enattendant,c’estmoiquiferaislescourses ; iln’étaitpasquestionpourelled’affronter les ragots– jen’avaisqu’àmedébrouiller. Jepouvaisalleràl’écolejusqu’àcequ’ondéménage,commeçajeneresteraispasàlamaison.Surcepoint,elleavaittort:dèslelendemain,j’étaisrenvoyée.
Ilyeutunsilencequandj’entraidanslehalldel’école:lesfillesévitaientmonregard;certainesd’entreelles,dontjepensaisqu’ellesétaientmesamies,metournèrentledos,saufune,Lorna.C’étaituneamiedePortstewartquim’avaitsouventinvitéechezelle.Ellemesourit.Jemedirigeaiverselle,pensant qu’ilme restait une alliée.Elle avait l’air gênée, car elle avait en fait été désignéepar lesautrespourêtreleurporte-parole.Samissionnesemblaitguèrel’enchanter,maisjesentisqu’elleétaitrésolueàl’assumer.Ellelâchalesdeuxphrasesqu’elleavaitpréparées.«Mamèrem’ainterditdecontinueràtevoir.»Ellemarquaunepause.«Jesuisdésolée,maisc’est
pareilpourtouteslesautres.»J’étaistellementparalyséequejeneressentaisrien.Lecenseurs’approchademoi.«Antoinette,nousnenousattendionspasàtevoiraujourd’hui.Nousavonsécritàtamère.Ellen’a
pasreçulalettre?»Jeluiexpliquaiquejepartaisdechezmoiavantlepassagedufacteur.Elleplissaleslèvresetses
petitsyeuxnoirs sedétournèrentet fixèrentunpointau-dessusdemonépaule. Je restai immobileetsilencieuse,danslevainespoirderepousser l’issuequejesentaisarriver.Ellefinitparpoursuivre.«Cetétablissementnepeutplust’accueillir.Tamèrerecevralalettreaujourd’hui.»Mamineaffligéenedutpasluiéchapper,pourtantelleréponditparunenouvellequestionàmasupplicationmuette.«Àquoit’attendais-tu,aprèstoutecettehistoire?Noussommesaucourantdecequis’estpasséavectonpère.Plusieursparentsd’élèvesontappeléetlebureaus’estréunihiersoirpourstatuersurtoncas.Sadécisionestunanime:tuesrenvoyée.Tonbureauettoncasierontétévidés.Suis-moi,jevaisterendretesaffaires.»Accabléedehonte,j’eusuneréactionderévolte.«Cen’étaitpasmafaute,protestai-je.C’estluiqui
m’aforcée!—Quoi,àchaquefois?N’aggravepastoncas.»Puis,sondétestabledevoiraccompli,ellemeraccompagnajusqu’àlasortie.«N’essayepasdecontacterl’uneoul’autredenosélèves–leursparentsneveulentplusqu’elles
aient affaire à toi. » Ce furent ses derniers mots, et c’est ainsi que je quittai l’établissement danslequel, pendant huit ans, j’avais passé lamajorité dema scolarité.C’était là que j’avais essayé deconstruirecesamitiésprécocesdontonespèrequ’ellesdureronttoutelavie.Jememordisl’intérieurdesjouespournepaspleureretmedemandaicequejepouvaisfairepournepasrentrertoutdesuiteàlamaison.Mamèreavaitdûrecevoirlalettreentre-temps.Commentallait-elleréagir?J’appréhendaisdeme
retrouver face à elle et aumur de glace qu’elle avait érigé entre nous. Elle l’avait bâti peu à peu,brique après brique, pendant plus de huit ans. Je ne l’avais jamais accepté,mais il était désormaisimpossibleàfranchir.Depuisquejeluiavaisapprisquej’étaisenceinte,elleavaitposéladernièrebriqueetsafroideurdémontraitquel’amourqu’elleavaitpuéprouverpourmoiétaitcettefoisbeletbienmort. Jemarchais en portantmon cartable alourdi par tous les livres que j’avais récupérés àl’école.Jeseraissûrementlabienvenuechezmagrand-mère,medis-je,toutepenaude;ellem’aimait,elle.Reprenantunpeuespoir,jemedirigeaiverschezelle.Ellemefitentreretallapréparerunthédanslacuisine,sansmeposerlamoindrequestionsurla
raisondemavisiteunjourd’école,cequimelaissavaguemententrevoircequiallaitsuivre.Ellemeservitunetassedethéets’assitenfacedemoi.Elleavaitl’airrongéeparlessoucis,abattueparlacondamnationdesonfilsetladécisionqu’ellepensaitdevoirprendre.Ellem’annonçaaussigentiment
qu’elle le put le verdict familial, qu’elle présenta comme le meilleur compromis étant donné lasituation.«Jesavaisquetuviendraisiciaujourd’hui.JesuisaucourantdecequeNoracomptetedire.»Elle
dutcomprendre,àmonexpression,que j’étaisdéjàallée faireun tourchez lacousinedemonpère.Ellesoupiraettenditlamainpourprendrelamienne.« Antoinette, écoute-moi. Ton père est mon fils aîné et ce qu’il a fait est mal – je suis bien
conscientedecela,maistunepeuxplusvenircheznous.»Jelaregardai,bouleversée.Ellevenaitdeprononcerlesmotsquejeredoutaisd’entendreauplus
profonddemoi.Jerepoussaimatasseet luiposaiunequestiondont jeconnaissaisdéjà la réponse.«Est-cequevouspenseztouslamêmechose?—Oui,ilfautqueturetournesvoirtamère.Ceseraitmieuxsiellet’emmenaitenAngleterre.C’est
votrepaysàtouteslesdeux.»C’estainsiquesepassèrentnosadieux,carjenelarevisplusjamais.Jeredressailesépauleset,pourlapremièrefois,partissansl’embrasser.Personnenemesaluadans
laruedemesgrands-parents.Jerepensaiàtoutl’amourquej’avaisreçuchezeux.Jemerappelaimagrand-mère, ses grands sourires de bienvenue quand on était revenus d’Angleterre et je revis sesépauless’affaisserquandelles’étaitrenducomptedecequ’avaitfaitsonfils.Dèscemoment-là, jesus que je les avais perdus pour toujours. Je me doutais qu’au fil des années, ils finiraient parpardonneràmonpère,maispasàmoi.Commejen’avaisplusnullepartoùaller,j’enfouismapeineaufinfonddemoncerveauetrentraiàlamaison.Les dernières semaines avant la vente de lamaison et de la Jaguar se passèrent dans un climat
glacial,aupointquejepréféraisencoreallerfairelescoursesenville,m’exposantpourtantaufeudesregards et des critiques larvées, plutôt que rester à la maison avec ma mère. J’avais espéré unminimumdecompréhensiondelapartdesadultes,maislesmarquesdesympathievinrentfinalementdelàoùjelesattendaislemoins.Nosvoisins,quiavaientpeut-êtreentenduparlepasséleséclatsdecolèredemonpère,nousinvitèrentàdîner.Lemarioffritsesservicespourtouslespetitstravauxdontonpouvaitavoirbesoindanslamaison,afinqu’onentirelemeilleurprix,etsafemmeseproposadenousaideràfairenoscartons.Lepropriétaireducommercelocaleutluiaussiuneréactionamicale.Cefutleseulàs’adresserdirectementàmoi.«Tuestoujourslabienvenueici,medit-il.J’aientenducequisedisaitetjetiensàcequetusaches
quejenepensepascommelaplupartdesgens.Celuioucellequin’estpascorrectenverstoin’arienàfairechezmoi.Ça,ilslesaventaussi.»Mais personne nem’injuria – les gens faisaient comme si je n’existais pas, tandis que, dans les
rayonsdumagasin,jem’efforçaisdegarderlatêtehaute.Mamèretintparole;àpartquelquesvisitescheznosvoisins,qu’elleavaitjusqu’àprésenttoujours
regardésdehaut,ellenesortitplusdelamaison.Quandcelle-cifutvendueetquenousfûmesprêtesàpartirpourBelfast,ellemeparlaenfindecequ’elleavaitprévupournous.ElleavaitlouéunepetitemaisondanslequartierdeShankhill–c’étaittoutcequ’onpouvaits’offrir.IlétaithorsdequestionderetournerenAngleterre :ellen’avaitaucune intentionquesa familleapprennequesonmariétaitenprison. Il faudraitque je trouveun travailàBelfast,commejem’yattendais.J’avaisdécidéd’opterpourun travailquimepermettraitdedormirsurplace,car j’yvoyaisdeuxavantages : j’auraismonindépendanceetjeverraismoinsmamère.CelaimpliquaitdemeséparerdeJudy,maisj’étaiscertaine
quemamères’occuperaitbiend’ellependantmonabsence,carelle l’aimait toutautantquemoi.Lebesoin que j’avais d’échapper àmon sentiment de culpabilité était plus fort que tout le reste.Monvieux rêvedevivre seule avecmamère était devenuuncauchemar. Je l’aimais toujours, j’espéraisencoredesapartunpeud’affectionetdecompréhension,maiselleétaittropdépriméepourm’offrircedontj’avaisbesoin.Deuxmoisaprèsleprocès,nousarrivâmesàBelfast.Lespetitesruesauxmaisonsdebriquesrougesdontlesportesdonnaientdirectementsurletrottoir
merappelaientlequartierdemesgrands-parents,enplusgrandetplusintéressant.ÀBelfast,ilyavaitdenombreuxmagasins,unpubàtouslescoinsderueetunflotdegenspermanent.Mamèredétestaimmédiatement cette ville. Pour elle, c’était le symbole de son rêve brisé ; elle touchait le fond etc’étaitdemafautesielleenétaitlà.Unerageprofondesemblaitdésormaislaconsumer,nourrieparson amertume envers sa situationmais aussi envers moi. Je laissai passer deux jours avant de luiannoncerque,maintenantquenousavionsdéfaitnosvalises,j’allaismemettreenquêted’untravail.
27
Lelendemainmatin, jescrutaiavecempressementlespetitesannoncesd’emplois,entouranttoutescellesquiprécisaientquel’hébergementétaitassuré.Jevoulaisquitterlamaisondèsquepossible.Jemedirigeaiensuiteverslacabinetéléphoniquelaplusproche,unepoignéedepiècesenpoche.Unefemmecharmanteréponditàmonpremiercoupdetéléphoneetm’expliquaqu’ellerecherchait
quelqu’un pour s’occuper de ses deux jeunes enfants. Sonmari et elle avaient une vie sociale bienremplie, il fallait compter environ quatre baby-sittings par semaine, c’est pourquoi un hébergementétait proposé. Elle me demanda si cela me posait un problème. Je lui assurai que je n’avais pasl’intentiondesortirlesoir,àpartpourallervoirmamère.Nousconvînmesd’unrendez-vousunpeuplustarddanslajournée.Jerentraiàlamaison,ravied’avoirdéjàobtenuunentretien.Ilfallaitmaintenanttrouverunetenue
convenable. J’optai pour une jupe bleumarine et un haut assorti, astiquai mes chaussures à talonsjusqu’àcequ’ellesbrillentcommeunmiroirpuischoisisdessous-vêtementspropresetvérifiaiquemescollantsn’étaientpasfilés.Ma tenue était prête, il ne me restait plus qu’à faire chauffer de l’eau pour ma toilette et à me
maquillerdevantlemiroirpiquéquisurmontaitl’évierdelacuisine:unpeudefonddeteintmat,unetouchedemascaraetdurougeàlèvresrosepâle.Unefoisprête,jemisdansmonsacmondernierbulletinscolairequifaisaitl’élogeàlafoisdemes
capacitésetdemoncomportement.J’espéraisquemonpotentielemployeurs’encontenteraitetn’iraitpasjusqu’àappelerl’écolepourqu’elleconfirmecesréférences,carjenepouvaisévidemmentpasycompter.J’avaispréparéunlaïusexpliquantpourquoiunebonneélèvecommemoipouvaitavoirenviedetravaillerentantquejeunefilleaupair.Jel’avaisméticuleusementrépétédansmatête,jusqu’àcequ’ilmeparaisseconvaincant.Aprèsunderniercoupd’œildanslaglacepourm’assurerquetoutétaitparfait,jeprismonsacet
sortisdelamaison,arméedemonaccentd’écoleprivée,demonbulletinscolaireetdemesmensongesaffûtés.Jeprisunpremierbusquim’emmenadanslecentredeBelfast,puisunsecondpourallerjusqu’au
quartierchicdeMaloneRoad,toutprèsdel’universitédanslaquellejem’étaisrésignéeànejamaispoursuivremesétudes.Arrivéeàdestination, jesuivis les indicationsque la jeunefemmem’avaitdonnéespourparvenir
jusqu’àchezelle.Elleouvritlaporteavantmêmequej’aieeuletempsdefrapper.C’étaitunefemmed’unevingtained’années,trèsjolieetsouriante.Elletenaitdanssesbrasunbébédontlabarboteusebleuemelaissapenserqu’ils’agissaitd’ungarçon.Àcôtéd’elle,unepetitefilleserraitlajupedesamèreentresesdoigtsetm’observaitd’unœilcurieuxensuçantsonpouce.«Jenepeuxpasvousserrer lamain !»medit la jeune femmeen riant,etelles’écartapourme
laisserentrer.«VousdevezêtreToni.Jem’appelleRosa.Entrez.»Jelasuivisjusqu’àunejoliepièceauxcouleurspasteloùtrônaitunparcpourenfantdanslequelelle
posalebébé.Ellemefitsignedem’asseoirets’assitàsontour,mejaugeantattentivement.
Rosaétaitd’untempéramentjovial,maisellen’enavaitpasmoinspréparéunesériedequestionspourlapersonneàquielleallaitenpartieconfierlaresponsabilitédesesenfants.J’espéraispasserletestavecsuccès.Ellemedemandad’abordoùj’étaisalléeàl’école;m’attendantàcettequestion,jelui répondis de manière très factuelle. Ma réponse à sa deuxième question, sur les raisons pourlesquelles j’avaisquitté l’école,étaitbienrodée.J’omisdementionner lesnombreuxétablissementsquiavaient jalonnémascolarité, luiexpliquaique jen’étaispasboursière,quemonpèreétaitmortquelquesmoisplustôt,nouslaissanttrèspeud’argent,etquemamèreetmoiavionsdécidédequitterColerainepourBelfastdansl’espoirdetrouverplusfacilementdutravail.Mondiscoursavaitl’airdel’attendrir,aussipoursuivis-jeenconfiance.Nonseulementmamèreavaitperdusonmari,maiselleavaitdû renoncerà sa joliemaisonpour
s’installer plus chichement à Shankhill. Je voulais l’aider à payer le loyer, et je cherchais depréférenceunemploienpensioncomplète,afindenepasfairepesertropdechargessursesépaules.Monpetitdiscoursfonctionnaau-delàdemesespérances.J’étaisconvaincuequeleposteétaitpour
moiavantmêmedemettrelacerisesurlegâteauenluiprésentantmonbulletinscolaire.Àmongrandsoulagement,ellenecherchapasàensavoirdavantage.Nousdiscutâmesencoreuneheure,pendantlaquellejefislaconnaissancedesenfants,DavidetRachael,puisellemeproposadem’installerchezelledèslelendemain.Ellem’expliquaensuitecequ’elleattendaitdemoi.Lesoir,elleetsonmari–dontellem’avaitditavecfiertéqu’ilétaitunmédecin très renommé–
sortaient souvent dîner. Pendant leur absence, elle comptait surmoi pour coucher les enfants, aprèsquoijeseraisautoriséeàregarderlatélévisiondansleursalon.EnrepartantdechezRosa,j’étaisremplied’unsentimentdeliberté.Jesavaisquesesenfantsetelle
m’avaient appréciée. Pour la première fois depuis desmois, j’avais l’impression que l’onm’avaitvraimentjugéesurmapersonneetpasuniquementsurcequel’onsavaitdemoi.Cequejenecomprispasàcemoment-là,c’estquesilesenfantsm’avaientappréciéepourmoi-même,Rosa,elle,avaitétéconquiseparl’imagequejeluiavaisdonnée:celled’uneadolescentebienélevée,quin’étaitencorejamais sortie avec un garçon ; celle d’une fille qui aimait les livres et les animaux, qui voulaitapprendresonmétierdenounouetdontleseuldésirétaitd’aidersapauvremère.Jeluiavaisparlédemagrande famille irlandaiseau seinde laquelle jem’étaishabituéeàm’occuperdesenfants... sanstoutefoisluipréciserqu’ilsm’avaienttousrejetée.Monsentimentdeconfiancenemequittapasjusqu’àcequej’arriveàlamaison.Mamèreétaitdéjà
làet,àsonairaccablé,jecomprisquesonentretiend’embauchen’avaitpasétéconcluant.«Maman, annonçai-je, j’ai un travail ! L’hébergement est inclus. Je commence demain. Je vais
gagnertroislivresparsemaineetjeserainourrie;jevaispouvoirt’aiderpourtesdépenses.»Elleme regarda d’un air perplexe. «Qu’est-ce que tu vas faire ?me demanda-t-elle au bout de
quelquesminutes.—M’occuperdesenfantsetaiderauxtâchesménagères,répondis-je,sachanttrèsbiencequiallait
suivre.—Oh,Toni,moiquiavaistellementd’espoirpourtoi!»s’exclama-t-elle.Etjemesentiscoupable
deladécevoirànouveau.Ce sentiment de culpabilité acheva deme convaincre qu’il fallait que je parte de lamaison. Je
décidaid’ignorersoncommentaireet,avecunenthousiasmequicommençaitàdécliner,luiparlaideRosa,desenfantsetdelabellemaisondanslaquellej’allaisvivre.
«Jeprendraimesrepasaveceuxquandilsserontlà,poursuivis-je.— S’ils savaient qui tu es, sûrement pas, lâcha-t-elle abruptement. Enfin, je suis sûre que tu
apprécieraslatélévision.Çameplairait,àmoiaussi,sijepouvaismelepermettre.»Jerefusaisdemelaisseratteindreparladépressiondemamère,maisaufonddemoi,j’avaisaussi
envie d’affection et de chaleur ; et elle nemedonnait rien.Alors qu’uneheure plus tôt, j’étais uneadolescente dévouée dans les yeux de Rosa, mamère me renvoyait maintenant l’image d’une filleégoïste.Nousrestâmesdanslepetitsalon,sansunmot,àlireetécouterlaradio.Aprèsundînerfrugal,je
montaipréparermesaffaires.Rosam’avait donnéde l’argent pourprendre le bus, cequim’évita d’avoir à endemander àma
mère le lendemain matin. Debout près de la porte, en la regardant, je luttai contre les sentimentsauxquelsjen’avaispasencoreapprisàrenoncer,maisquej’étaisincapabledemontrer.«À lasemaineprochaine,pourmon jourdecongé», finis-jepar luidire,puis jeprismavalise,
ouvrislaporteetpartis.Elle,commeàsonhabitude,neditrien.Dès mon arrivée, Rosa me montra ma chambre, où je défis rapidement ma valise avant d’aller
donneràmangerauxenfantsdans lacuisine.Rosamemontracomment jedevaism’yprendre.Celaravivadessouvenirs,carjem’étaisoccupéedemapetitecousinequandelleavaitcetâge.Jemesentisviteàlahauteurdecequel’onmedemandait.Lepremiersoir,avantdedonnerlebain
auxenfants,Rosameprésentasonmari,David,quimeserra lamaind’unairsolennelenmedisantqu’ilespéraitquej’allaismeplairechezeux.Dans le bain, j’amusai les petits en plongeant leurs jouets en plastique sous l’eau pour les
chatouiller.DavidetRosavinrentembrasserleursenfantsetnoussouhaiterunebonnesoiréeavantdepartir.JemedemandaissiRachaeletDavidaccepteraientd’alleraulitsansfaired’histoires.Jecouchai
d’abord lebébé,puisallaiborder lapetite fillepour lui lireunehistoiredesonchoix.Quand leurspaupières commencèrent à devenir lourdes, je leur déposai un baiser sur le front puis descendisregarderlatélévision.Aufildessemaines, jememisànourriruneprofondeaffectionpour lesenfants.Quand je jouais
avecDavid,ilm’attrapaitledoigtdesapetitemainpoteléeetmefaisaitdegrandssourires.Rachaels’asseyaitsurmesgenoux, l’air trèsconcentré,pourqueje lui lisedeshistoires.Lorsqu’onallaitsepromenerauparc,ellem’aidaitàpousser le landaudesonpetit frèreenn’oubliantpasde tenirmamain.Sixjoursparsemaine,jepréparaisleurdéjeuneretnousmangionsensemble.L’après-midi,Rosaet
moi discutions souvent pendant que les enfants faisaient la sieste. Parfois, nous allions dans sachambre;elleessayaitlesvêtementsqu’ellevenaitdes’acheteretmedemandaitmonavis.Bercéeparlachaleurdecefoyer,jecommençaispresqueàcroirequej’enfaisaispartie.J’oubliais
que Rosa, même si elle était aimable, n’était pas une amie, et que son mari et elle étaient mesemployeurs.Je tentaisdegagner l’affectiondeRosaen luiproposantdefairedesextras,commeluipréparerunthéourepassersonlinge.Desoncôté,ellesemblaitvaguementamuséeparmesattentions;entoutcas,ellenefaisaitrienpourlesdécourager.L’atmosphèredelamaisonétaittoujoursgaie.DavidetRosaétaientdebonsparentsmaisaussiun
coupleuni.IlsmerappelaientlafamilledematanteCatherineet,àmesurequelesjourspassaient,je
medisaisque j’avaisde lachanced’êtrechezeux.QuandDavid rentraitdu travail, jeprenais soind’êtreà l’étageoudans lacuisine, avec lesenfants,pourque sa femmeet luiprofitentd’unpeudetemps pour eux. J’avais remarqué comme Rosa se précipitait pour lui ouvrir la porte dès qu’elleentendaitsavoiturearriver.Unsoiroùilsn’avaientpasprévudesortir,jefusdoncsurprisedelesvoirarriveraumomentoùje
donnaislebainauxenfants.Jesentisleurprésenceavantmêmed’entendreDavid.«Antoinette,dit-ild’unevoixsombre.C’estbienvotreprénom,n’est-cepas?»Jemeretournaiverslui;illutlavéritédansmesyeux.«Mafemmevaprendrelerelais.Descendons,jeveuxvousparler.»Toutétaitcommeauralenti.Jemerelevai,lesjambesencoton;j’essayaidechercherunpeud’aide
dansleregarddeRosa,maiscelle-cidétournalatête.Sonvisageétaitécarlate.Conscientsduclimatdetension,lesdeuxenfantsnouslançaientdesregardsperplexesetsedemandaientpourquoijem’étaissoudainarrêtéedejoueraveceux.Jereposailentementl’épongeetsuivisDavidjusqu’ausalon,sansunmot.Ilnemeproposapasde
m’asseoir.Ilavaitcevisagedemarbrequej’avaisvutropsouvent.«Votrepèren’estpasmort,n’est-cepas?»commença-t-ilabruptement.Àsonton,jesavaisqu’il
connaissaitlaréponse.«Ilestenprisonetvousavezdelachancedenepasêtredansunfoyer.Maisvousneresterezpasdanscettemaisonunenuitdeplus.Allezpréparervosaffairesetrestezdansvotrechambrejusqu’àcequejeviennevouschercher.Jevaisvousreconduirechezvotremère.»Jetentaidemedéfendre.«Cen’étaitpasmafaute,lejugel’adit!»Jevoulaisleconvaincredema
bonnefoi,ilnepouvaitpasmerenvoyercommeça.Il eutun tel regarddeméprisque jecrusm’effondrer intérieurement.«Cen’estpasàvousqu’il
confiesesenfants.Vousvousêtestuependantseptans;sivousavezfiniparparler,c’estuniquementparce que vous aviez besoin d’avorter. Vous avezmêmementi à votremédecin, je lui ai parlé cetaprès-midi.Vousavezétérenvoyéedevotreécoleparcequelesparentsd’élèvesontjugé,àjustetitre,quevousn’aviezrienàfaireparmileursenfants.»Jesentaislacolèremonterenlui.«Jeveuxquevouspartiezdèscesoir!»Ilparlaitavecunetelledéterminationquejesusqu’iln’yavaitrienàfaire.Jesortisdelapièce,maisilcontinua.«Rosaestd’accordavecmoi,aucasoùvousimagineriezle
contraire.Elleneveutpasvousvoir,alorsallezdirectementdansvotrechambre.»C’estcequejefis,enmeretenantdefondreenlarmes.LaportedelachambredeRosaétaitfermée,maisj’entendislemurmuredesavoixetdecellede
Rachael.Elleavaitprislesenfantsavecellepouréviterqu’ilsnemecroisent.Je préparai mes affaires et m’assis sur le bord de mon lit, en attendant que David vienne me
chercher.J’étaissouslechoc,stupéfaite.«Vousaveztout?»Cefurentlesseulsmotsqu’ilm’adressajusqu’àcequel’onarriveàShankhill
Road.Ilmepritparlebras,allafrapperàlaportedechezmamèreetattenditqu’elleouvrepourmerelâcher.Danslalumièreblafardedel’entrée,unairderésignations’abattitsurelle.«Jevousramènevotrefille,MrsMaguire»,dit-ilsimplementavantdes’enaller.Lesheuresnoiresrevinrentm’engloutirdansunevaguedetristesse.J’entendaiànouveaulesparoles
demonpère:«Tamèrenet’aimeraplussituparles.Toutlemondet’accusera.»Jesavaismaintenantaveccertitudequetoutcequ’ilavaitpréditétaitvrai.Jemeremémorailevisagedujugeetsesmots
réconfortants:«Cen’estpastafaute,n’oubliepascela,carlesgensvontt’accuser.»Aumatin,jemelevaipéniblementetpassaiunpeud’eaufroidesurmonvisageavantdem’habiller.
Pour la seconde foisenquelquesmois, je sortis acheter le journal local. J’allaim’installerdansuncafé pour sélectionner les offres d’emploi qui ne demandaient pas de qualification particulière etproposaientunhébergement.J’avaispeurdetombersurquelqu’unquiconnaîtraitDavidetRosa.Uneannonceattiramonattention:«Grandemaisondecampagnerecherchejeunefilleaupairpour
deuxenfantsenbasâge.Hébergementassuré,salaireintéressantpourbonnecandidate.»Je passai un coup de téléphone et obtins un rendez-vous l’après-midi même. J’allai préparer la
mêmetenuequej’avaismisepourmonpremierentretien.Maiscettefois,sansaucuneexcitationetsanspenserqu’unenouvelleviecommençait–résignéeàacceptercequemeréservaitl’avenir.JeprisunpremierbuspourlecentredeBelfastpuisunsecondquim’emmenadanslacampagne.Enarrivant,jedécouvrisuncheminbordédehaiessoigneusementtaillées–loindesarbustesetdeshaiessauvagesdeCooldaragh–quimenaitàuneimposantemaisongrisedestylegeorgien.Sesfenêtresétroitesethautesdominaientunepelouseverdoyantecoupéeàras.Ici,pasdelargesbuissonsderhododendronsnideruisseaupeuplédegrenouilles;seulsquelquesrosierséclatantsrompaientlamonotoniedesespacesverts.Une femme blonde et plutôt froide, aussi proprette que son jardin,m’ouvrit la porte. Elleme fit
entrerdanssonsalonauxcouleurscoordonnées,décorédebouquetsderosesdansdesvasesencristalposés sur des tables en acajou. Je me demandais où étaient les enfants. Avant que je ne pose laquestion,ellem’informaqu’ilsétaientdansleurchambreaveclapersonnequis’occupaitd’euxpourl’instant.Lediscoursquej’avaispréparéfonctionnaunefoisencoreàmerveille.Ellemeproposaelleaussi
de m’installer rapidement ; mon salaire serait de trois livres par semaine. Cette fois, j’aurais latélévision dans ma chambre, mais il fut entendu que je dînerais avec la famille. Après toutes cesformalités, ellem’emmena rencontrer ses deux enfants, un garçon et une fille aussi blonds que leurmère.Jemedisque,dansunefamillequiavait l’airaussibienorganisée,ungarçond’abordetunefilleensuite,c’étaitexactementcequ’ilsavaientdûcommander!Unedomestiquenousapportaquelquesen-casausalonpournousfairepatienterjusqu’àl’arrivéedu
mari.Lethéfutprésentédansunegrandethéièreenargentetversédansdestassesenporcelaine,etdepetites pinces en argent étaient prévues pour le sucre. Jeme tenais bien droite sur le bord demonfauteuilrecouvertdevelours.J’apprisquelemariétaitunbanquierd’affaires,queladernièrejeunefilleaupairétaitpartieenAngleterreetquelecouplecherchaitunepersonnequipourraits’occuperdeleursenfantsjusqu’àcequ’ilsaillentàl’école,c’est-à-dirependantunetdeuxansrespectivement.Lapropositionmeconvenait–jen’avaispasd’autrechoix,detoutefaçon.Maisjecompristoutde
suite qu’elle etmoi ne serions jamais amies. C’était sans doutemieux ainsi, tout bien réfléchi.Aumoins,jen’auraisaucuneillusiondefaireunjourpartied’unefamillequin’étaitpaslamienne.Jerencontraibrièvementlemariavantdepartir.C’étaitunhommegrandetmince,d’unetrentaine
d’annéesàpeine,dontleregardnereflétaitpaslesourirepoli.Ànouveau,jerentraichezmamèreluiannoncerquej’avaistrouvédutravailetfairemesvalises.
Pourunefois,elleavait l’aircontente:elleavaitfinalementtrouvéuntravailelleaussi,entantquegéranted’uncafé.Ellesemblaitraviedesonemployeur,unjeunehommedevingt-huitansquivenaitdedémarrersonaffaire.
Danslabellemaisongeorgienne,jemesentaisvraimenttrèsseule.Jouraprèsjour,j’étaisdeplusenplusapathique.Laplupartdutemps,jedînaisaveclafamillepuisjemontaisdansmachambrepourlireouregarderlatélévision.Aucunliennesecréaitentrenous.Rosaetsesenfantsmemanquaient,toutcommelachaleurdeleurfoyer.Lors de mon quatrième jour de congé, j’allai rendre visite à ma mère dans son café. Elle était
transformée:unenouvellecoupedecheveuxetunmaquillagesoignéluidonnaientunstylebeaucoupplusjeuneetmoderne.Ellemefitungrandsourire,maisjenevispasdanssesyeuxl’amourquej’yrecherchais.«Qu’est-cequetufaislà?medemanda-t-elle.—Onpeutprendreuncaféensemble?»rétorquai-jetoutenpensant:«Jesuislàparcequetume
manques.»« Oh, ma chérie, bien sûr, on peut prendre un café rapidement, mais ce sera bientôt l’heure du
déjeuneretjevaisêtretrèsoccupée.»Nousnousinstallâmessurunebanquetteetuneserveusenousapportadeuxcafés.Sonuniformerose
etbeigetranchaitavecl’habituelletenuenoireetblanchedelaplupartdesserveusesdeBelfastàcetteépoque.Mamèremedemandacommentsepassaientmontravailetlesrelationsaveclafamille.Jeluidécrivis tout en détail, la maison, le jardin, les enfants, mais me gardai de lui dire que tout celamanquaitdechaleuretdejoiedevivre.Auxyeuxdemamère,jelesavais,c’étaitlamaisonidéale.Maispourmoi,c’étaitunbâtimentplus
qu’unvéritablefoyer.Jelaquittaimoinsd’uneheureplustard,aprèsunerapideaccolade.Lerestedelajournées’étiraitdevantmoi.Unkaléidoscopedevisagesexprimantleméprisetlacolèresemirentàdanserdevantmesyeuxpuis
àmeparler.Ce futd’abordmonpère. Ilavait sonsourirenarquoisetme répétait sanscesse :«Tamèrenet’aimeraplussituparles.Toutlemondet’accusera.»Puisjevisleregardnoirdemamère,lanuitoùl’hémorragieavaitfaillimecoûterlavie,etjel’entendismurmureraumédecindem’envoyeràl’hôpital le plus éloigné. Je revis aussi le regard sévère demagrand-mère, dans lequel tout amouravaitdisparu.L’expressionderépulsiondeNoraquandellem’avaitouvertlaporte.Toutescesvoixfaisaientéchodansmatête.«Antoinette,tun’espaslabienvenue.Onsaitcequis’estpasséavectonpère.Vat’enetnereviens
pas.Nereviensjamais.»Ladouleurdechacundecesrejetsseravivaitenmoi,jusqu’audernier,celuideDavidetRosa.Les
larmesmevinrentalorsauxyeux.Ledésespoir,contrelequeljem’étaisbattueenfaisantmavaliseaumomentdepartirdechezeux,explosaitcommeunebombeàretardement.Maseulearme–mafierté–m’abandonnaitetjemelaissaisalleràm’apitoyersurmoi-même.Jenetrouvaispluslamoindreraisond’espérer.Personnenem’aimerajamais,medisais-je.Personnenem’avaitd’ailleurs jamaisvraimentaimée
pourcequej’étais.Ohbiensûr,onavaitaimélapetitefilledanssesjoliesrobes,l’élèveintelligentequiavaitdebonnesnotes,l’adolescenteserviable,toujoursprêteàrendreservicepourunbaby-sitting.Maisquiavaitaimélafilleenceinte,cellequiavaitcouché,cellequiavaitpeur?Pasmêmemamère.Autourdemoi,jevoyaisdesgroupesd’amisetdescouplesquiavaientl’airheureux.Desgensqui
avaientdesfamilles,desgensqu’onaimait.Jem’assisparterre,commeuneétrangèreinvisibledanscemondequinevoulaitpasd’elleetdanslequelellen’avaitétéheureusequelessixpremièresannées
desacourtevie.J’avaiseudesmomentsdebonheur,certes,maisfurtifs.Lesentimentd’être rejetéem’avaitenferméedansuneprisonmentale.Jenetrouvaispaslecheminquipourraitmeramenerparmilesvivants.Laseuleportequej’entrevoyaisétaitlaportedesortie.Est-ce que j’allais rester à jamais dans cette prison sans amour, sans amitié et sans même le
sentimentd’exister?Biensûrquenon.Jen’avaisqu’unesolution:m’enaller.Jemarchaijusqu’aupubleplusprocheoùjecommandaiundoublewhiskyquejebuscul-sec–je
connaissaisbiensesvertusapaisantes.Flairantunepotentiellealcoolique, lebarmanrefusadem’enservirundeuxième.«Qu’est-cequisepasse,mabelle?Problèmesdecœur?Tuentrouverasd’autres,va,joliecomme
tues...»Sesmotssemblaientprovenird’unautremonde.Laparanoïas’ajoutantàmondésespoir,jeprispour
del’ironiecequin’étaitqu’uneparolegentille.Accrochéeàmonidéefixe,j’entraidanslapremièrepharmaciepouracheteruntubed’aspirineet
deslamesderasoir.Puisjemeprocuraiunedernièrechose:unebouteilledewhiskyBushmills.Monkitdesortieenpoche,jemedirigeaiverslestoilettespubliques.Je surpris un visage livide dans lemiroir en avalant une première rasade dewhisky et quelques
comprimés.Lemélangemeremontadanslagorgeàm’enétrangler,maisjecontinuaijusqu’àcequelabouteilleetletubesoientvidespuisj’allaim’enfermerdanslestoilettesetchoisisunelamederasoir.Jefisquinzeentaillesdetroiscentimètressurmespoignets,unepourchaqueannéed’uneviequejenedésiraisplus.Lesangsemitàcoulerlentementlelongdemesmains,entremesdoigts,puisgouttasurlesol.Jeregardaissontrajet,fascinée,enmedemandantcombiendetempsilfaudraitpourquemoncorpssevide.Mespaupièresdevinrentlourdesetcommencèrentàsefermer;lapièces’obscurcitetmesoreillesbourdonnèrent.Jesentismoncorpsbasculersurlecôté,puislafraîcheurdumurcontremonvisage.Etplusrien.
28
Desmots indistincts parvinrent jusqu’àmon cerveau.Deuxvoix semêlaient ; la voix grave d’unhommeetcelle,plushautperchée,d’unefemme.«Onsaitquetuesréveillée.Allez,ouvrelesyeux!»,ditlapremière.Unemaindoucepritlamienneetj’entendislavoixdelafemme.«Allez,magrande,onestlàpourt’aider.Ouvrelesyeux,maintenant.»Jeleurobéisavecdifficulté.J’étaiscouchéedansunlit,dansunepetitepièceblanche.Meslèvresessayaientdeformerdesmots
mais j’avaisune sensationétrangedans labouche ; quelquechose empêchait les sonsde sortir.Malanguebutait contreunobjet rigide. Jeme rendiscomptequ’il traversaitmagorgeet sortaitparmabouche.Jedistinguaibientôtdeuxsilhouetteset reconnusd’abordune infirmière ; l’autrepersonneportait
unevesteen tweedetunechemiseàcol rond.C’étaitunpasteur. Jeprisvaguementconsciencequej’étaisàl’hôpitaletcrussoudainm’étouffer;unliquidebrûlantmeremontaitdanslagorge.Onmemitunrécipientsouslementonettoutmoncorpssesoulevasousl’actiondelasondenaso-gastriquequis’appliquaitàmefaireunlavaged’estomac.L’attaqueterminée,jemerallongeai;mesoreillesn’arrêtaientpasdebourdonner.L’enviededormir
mepoussaitàfermerlesyeux,maislesvoixnecomptaientpasmelaisserrepartirsifacilement.Jelesentendismedemandercommentjem’appelaisetoùjevivais,maisjen’étaispassûredelesavoirmoi-même. La main qui tenait la mienne me procurait un sentiment de sécurité, aussi m’y agrippai-jefermement.«Allez, ouvre les yeux, dit le pasteur.On te laissera dormir quand tu auras répondu à quelques
questions.»Je fis un effort pour écarter les paupières et vis ses yeux bleus bienveillants et inquiets. La
gentillessedesonregardmefitfondreenlarmesetcettefois,cefurentlessanglotsquisecouèrenttoutmoncorps.L’infirmièremetenaittoujourslamainpendantquelepasteuressuyaitmeslarmes.Peu à peu, je commençai àm’apaiser et parvins à leur dire que jem’appelaisAntoinette. Jeme
présentai souscenomque j’avaispourtant finipardétester.Antoinette.C’étaitcommeçaqu’« il»m’appelait,quesamèrem’appelaitetquel’écolem’avaitappeléepourm’annoncermonrenvoi.Toni,lapersonnequejevoulaisêtre,avaitréussiàm’échapper.Lepasteurmedemandaensuitemonâge.«Quinzeans,répondis-je,enmepréparantàlaquestionsuivante.—Antoinette,pourquoias-tufaitça?»Mes yeux se posèrent surmes poignets bandés.À nouveau, sa voix pleine de compassionme fit
fondreenlarmes,maisensilence,cettefois.Jeparvinsfinalementàleurraconterunepartiedemonhistoire. Je leur expliquai quemon pèrem’avaitmise enceinte et étaitmaintenant en prison, que jen’avais pasde chezmoi et quepersonnenevoulait demoi. Je n’avais plus enviedevivre,mavie
n’avaitplusdesens.Ilm’était insupportable de rouvrir toutesmes blessures, de leur parler de toutes les fois où l’on
m’avaitrejetéeetoùjem’étaissentiesiinutileetdétestée.Oudelaculpabilitéquejeressentaispouravoirdétruitlaviedemamère,quim’envoulaitpourcela.Jenedisriennonplusdurêvequifutunjourlemienquel’ondécouvrecequefaisaitmonpèreetquel’onseprécipiteàmonsecours.Nidemonespoirquemamèrem’emmèneloindelui.Aprèsladécouvertede«notresecret»,laréalitéavaitétéintolérable.Jeneleurdisriendesfrissonsquimeparcouraientlanuquenideshaut-le-cœurquimesoulevaientl’estomacàchaquefoisquej’entraisdansunmagasinetquelesilencesefaisaitautourdemoi.Quandjerepartais,jesavaisquej’étaisl’objetdetouslesmurmuresquis’élevaient.Petitàpetit,j’enétaisarrivéeàmevoiràtraverslesyeuxdesautresquim’ignoraientaupointqu’il
nemerestaitplusqu’àdisparaître.J’étaisunetellepestiféréequ’onavaitpeurdesesalirrienqu’enadmettantmonexistence.Nonseulementjen’avaisrien,maisjen’étaisrien.Etpourtant,ilmerestaituneminusculeétincelle
defiertéquim’empêchaitdeparlerdecequejeressentais.Jen’enaijamaisparlé;commesilefaitdenepasverbalisercessentimentspouvaitfinirparleurôtertouteréalité.J’entendisl’infirmièreprendreunegrandeinspirationavantdemeposerlaquestionsuivante.«Qu’est-cequiestarrivéaubébé?»Elle imaginaitpeut-êtrequej’avaisaccouchéetabandonné
l’enfantsurleseuildequelquemaison.Cetteidéememitencolère.« J’ai avorté », répondis-je sèchement. Ce n’était pas le genre de mots auxquels on pouvait
s’attendredelapartd’unefilledequinzeans.«Antoinette,siontelaissaitrepartir,est-cequetureferaislamêmechose?»demandal’infirmière,
maisilsn’attendirentmêmepasmaréponsequ’ilsconnaissaienttropbien.Lepasteurprit l’adressedemonemployeuretpromitd’allerycherchermesaffaires.L’infirmière
medonnauneboissonfraîcheetjemerendormis,malgrélesbourdonnementsconstantsdansmatête–uneffetdespoisonsquej’avaisingérés.Àmonréveil,unautrehommeétaitassisàmonchevet.«Tuveuxboirequelquechose,Antoinette?medemanda-t-ilgentiment.—Duthé»,grommelai-je.J’avaisl’impressionquemalangueavaitdoublédevolumeetmagorge
mefaisaitmal.Lesbourdonnementsétaientplusfaibles,maisj’avaistoujoursdesdouleurslancinantesdanslatête.«Est-cequevouspourriezmedonnerunanti-douleur?demandai-jed’unevoixfaible.— Il faut que ça passe tout seul », répondit-il. Puis il continua, comme s’il avait décidé que je
méritaisbienuneexplication.«Çafaitunmomentqu’onextraitdel’aspirinedetoncorps.»Ilfitunepause.«Antoinette,jesuismédecin,maisunmédecindel’esprit,unpsychiatre.Tusaiscequeçaveutdire?»Jefisunsignedelatête.Cequ’ilétaitm’intéressaitpeu:jevoulaisseulementboireunthéetme
rendormir.Maislui,desoncôté,avaitencoredeschosesàmedire.« Tu vas être transférée dans un hôpital psychiatrique. Là-bas, ils sauront s’occuper de toi. Tu
souffresd’unemaladie,ças’appelleunedépressionsévère.»C’étaitunedéclarationquejenepouvaisqu’approuver.Ilmetapotal’épaule,m’assuraquej’irais
bientôtmieuxets’enalla.Jenecrusguèreàsesencouragements.Quelquesminutesplus tard, jefus
transféréeenambulanceàl’hôpitalpsychiatriquevoisindePurdysburn.Lavoiturepassadevantune immensebâtissedebriques rouges,quiavaitétéunhospicepour les
plus démunis à l’époque victorienne et abritait désormais des patients internés. Le servicepsychiatriqueoùjefusadmisesetrouvaitdansunbâtimentplusrécentd’unseulétage,justeàcôté.Detouslespatients,j’étaisdeloinlaplusjeune.Le premier soir, encore trop engourdie par mon overdose, je fus à peine consciente de ce qui
m’entouraitetm’endormisrapidementjusqu’aulendemainmatin.Quelqu’unouvrit lesrideauxdemachambre et, d’une voix gaie,me dit deme lever, deme débarbouiller et d’aller prendremon petitdéjeuner.J’ouvrislesyeuxpourvoird’oùvenaitcettevoixetaperçusunejeuneinfirmièreauvisagesisympathiquequ’ellem’arrachaunsourire.Àcôtéd’ellesetenaitunegrandeblondequidevaitavoirquelquesannéesdeplusquemoi.«VoiciGus,meditl’infirmière.Ellevatefairevisiterleslieux.»Puiselles’enalla,nouslaissanttouteslesdeux.Gusétaitunesacréebavarde,cequimepermitde
garderunconfortablesilence.Ellenes’arrêtaitdeparlerquepourreprendresonsouffleouémettreunpetitrirenerveux–c’étaitlereversdeladépression,commejel’apprisbientôt.Gusmemontraoùétait la salled’eauetattendisque jemepréparepourm’accompagnerdansun
petit réfectoire. Peu à peu, je commençai à prendre mes repères. Tous les murs étaient peints decouleurspâlesetdegrandesfenêtres laissaiententrer la lumière.C’étaitunendroitpaisibleetaéré.Gusme présenta rapidement à une vingtaine de patients déjà attablés. J’avais entendu des histoiresterriblesàproposdesasilesdefous;unefoisenfermés,lesgenspouvaientseperdredanslesystèmeetnejamaisensortir.Maisonnem’avaitjamaisparlédesservicespsychiatriques,quin’étaientpasencoremonnaiecourante.Toutlemondeavaitl’airétrangementnormal.Ilyavaitdeshommesetdesfemmesd’unevingtaineà
une cinquantaine d’années qui venaient de tous les horizons, comme j’allais m’en rendre compte.L’alcoolismeetladépression–lesdeuxprincipalescausesdeleurprésenceici–neselimitaientniàunâgeniàuneclassesociale.Au fil des semaines, j’appris la plupart de leurs parcours. Il y avait la femme du riche agent
immobilier,uncoureurdejuponsquiluiavaitfaitperdretouteconfianceenelle;elles’étaitmiseàboireensecret.Commemoi,elleavaitfaituneoverdosedemédicaments.Maispourelle,c’étaitunaccident.Elle avaitbu tellementdeginqu’ellene savaitpluscombiend’anti-dépresseurselle avaitprisetavaitfiniparviderletube.Ilyavaitaussiunjeunecouplequis’étaitrencontréunanplustôtdanscemêmeservicepsychiatrique.Àl’époque,ilsétaienttouslesdeuxsoignéspouralcoolisme.Ensortant,aulieud’allermarchermaindanslamaindanslesoleilcouchant,ilspoussèrentlaported’unpub...Certainsdespatientsattablésavaientl’airplutôtinertes,àcausedestranquillisants.Lesmédecins
attendaientqueladépressions’atténue:pourl’instant,lesmédicamentsgardaientlecontrôle;ensuite,ceseraitauxpatientsdereprendrelesrênes.Unefemmeenparticulierattiramonattention.Elleavaitune belle chevelure rousse, une peau crémeuse et des yeux verts. C’était la plus jolie et la plusimpassibledel’assemblée.Pendantquejemangeais,jenepouvaispasm’empêcherdelaregarder.Elle,enrevanche,nelevait
pas les yeux de la table. Elle semblait totalement déconnectée de ce qui l’entourait. Cette absolueindifférenceaiguisaitmonintérêt.
Àlafindupetitdéjeuner,une infirmièrevintàsa table,pritdoucementsonbraset l’accompagnajusqu’àunfauteuil.Elleyrestadesheures,unecouverturesurlesgenoux,muette.Intriguée,jedemandaiàGusquiétaitcettefemme.«C’estlafemmed’unmédecin,medit-elle.Sinon,çafaitlongtempsqu’elleneseraitpluslà.—Qu’est-cequ’ellea?—Jenesaispas,maiscertainesfemmesfontunegrossedépressionquandellesontunbébéetça
fait plus d’un an qu’elle est ici. Au début, elle parlait, mais maintenant elle n’en est même pluscapable.—Est-cequ’ellevaallermieux?»Maisjesavais,àpeineavais-jeposécettequestion,quelleétait
laréponse.Le sort de cette femme me préoccupait, pour je ne sais quelle raison. Je ne l’avais jamais
rencontrée, pourtant je voulais connaître son histoire et elle me faisait pitié. Je connaissais cettecontréeoùlaréalités’évaporeetoùlemondenevoustoucheplus,maisinstinctivement,jesavaisquesonexilétaitbienplusprofondquelemienl’avaitjamaisété.«Entoutcas,siellenevapasmieux,onvalatransférer.C’estcequisepassequandonneréagit
pasauxtraitements.»Gussemblaitindifférenteàcequiattendaitcettefemme.Commejenetenaispasàensavoirdavantagesurcetransfert,jemisuntermeàmonenquête.Aprèslepetitdéjeuner,uneinfirmièremequestionnasurmesantécédentsmédicauxetmepriadene
pasm’éloigner : unmédecin allait venirme voir pour décider d’un traitement etme prescrire desmédicaments,sinécessaire.Uneheureplustard,j’euslepremierentretiend’unelonguesérieavecunpsychiatre.Ilpritbeaucoupdenotespendantquejeparlaiset,alorsquejecommençaisàmedétendre,meposaunequestionquiallaitcompromettrenosrelationsultérieures.«Est-cequ’ilt’estarrivéd’apprécierlesavancesdetonpère?—Jamais,répondis-je,maisilinsista.—Tuesuneadolescente,tuascertainementdéjàressentidudésir?»À ce moment précis, je décrochai. Sa voix flottait dans l’air, je ne voulais plus que ses mots
atteignentmoncerveau.Jeneluidispasquej’étaisdevenueunepariadansmaville,quejemesentaisrabaisséeetinutile,quej’avaisbesoindel’amourdemamèreniquej’avaisperdutoutespoirdanslavie.Jeneluiconfiaipasnonplusquetouslesaffrontsetlesrejetsquej’avaissubism’avaientarrachédescrisdedouleuràl’intérieur.Quej’avaisoubliélesparolesdujugeetfiniparmevoiràtraverslesyeuxdemesaccusateurscommeunêtreméprisable.Aulieudecela,jemeprotégeaiderrièreunautremasque – ce n’était plus celui de l’élève polie vivant dans une famille heureuse, mais celui dequelqu’unquiseméfiedel’autoritéetquineveutpasqu’onl’aide.IlmefitpasserdestestsdeQIetmedemandasij’entendaisdesvoix,desvoixquimepoussaientà
faire telle ou telle chose. Puis il y eut une dernière question : « Est-ce que tu penses que les gensparlentdetoi?—Jenepensepas,répondis-je,jelesais.»Lepsychiatre,quiprenaittoujoursdesnotes,eutalorsunsourirearrogantetunlégermouvementde
poignet.J’apprisparlasuitequ’ilm’avaitdécritedanssonrapportcommeunepersonnalitérevêche,récalcitranteetparanoïaque.Étant donné mon âge, les médecins décidèrent de ne pas me mettre sous médicaments ni, plus
important encore, sous électrochocs. Mon traitement consisterait en des séances de thérapiequotidiennes.Cesséancesduraientuneheure.Undestroispsychiatresquimesuivaientm’interrogeaitsurceque
jepensais et ressentais, et je répondais aussi succinctementquepossible. Je cachaismadépressionderrièreunbouclierd’indifférence.Iln’yaqu’uneseulequestionàlaquellejeneleuraijamaisdonnélaréponsequ’ilsattendaient:«Est-cequ’ilt’estarrivéd’yprendreunplaisirsexuel?»Cettequestionrevenaitsanscesse.Jepensequ’ilsétaientconvaincusquej’yavaistrouvéduplaisir
etque,sijel’admettais,jecommenceraisàallermieux.Jesavaisqu’ilsnecherchaientpasàmefairedumal;ilsavaienttoutsimplementdesidéespréconçuesetrefusaientd’accepterlavérité.Pensaient-ilsvraiment,m’étonnais-je,qu’onpouvaittrouverduplaisiràsefairefrapper,àêtreforcéedeboireduwhiskyetàendurerdetellestorturesmentales?Souvent, ils me demandaient aussi depuis quand j’étais déprimée. J’avais envie de leur crier :
«Depuiscombiendetemps,àvotreavis?»Lavérité,c’étaitquemadépressionremontaitàmessixans,quandmavieavaitétébouleversée.Maisjesavaisquecen’étaitpaslaréponsequ’ilsvoulaiententendre.Jeleurdisaisqu’elledataitdequelquessemaines.J’avaisfiniparsavoirprécisémentcequiattendaitlespatientsquelesmédecinsjugeaientdangereuxouincurables:ilsétaientplacésenmilieuferméetpouvaientdireadieuàlavraievie.Lesmursde l’ancienhospice,non loindenotreservicepsychiatrique,étaientparsemésdepetites
fenêtres tristesmunies de barreaux, et les longs couloirs du bâtiment empestaient les antiseptiques.L’imposante bâtisse était entourée de plusieurs bâtiments d’un étage où vivaient, en fonction de lagravitéde leurmaladiementale,despatients internés.On lesvoyait souventsortirenpetitsgroupespourleursexercicesquotidiens,surveilléspardesinfirmièresarméesdebâtons.À cette époque, un asile psychiatrique était une communauté isolée du monde extérieur où l’on
considéraitqu’il fallaitpourvoirà tous lesbesoinsdespatients. Ilyavaitunecantineetunmagasindans lesquels on avait le droit de se rendre. Mais à chaque fois que j’y allais, j’en revenaisbouleversée.Onauraitditlevillagedesâmesperdues:desgensdontpluspersonnenevoulaitetquiavaientétéoubliésdepuislongtemps.Lemonumentalbâtiment,situéàquelquesdizainesdemètresdelarouteprincipale,faisaitparaître
ridiculementpetitestouteslesconstructionsplusrécentesquiavaientessaimédanslevasteparc.Sesportess’ouvraientrégulièrementsurunearméedesombresquisortaitfairesapromenadeourejoignaitlacantine.Parfois,jejetaisunœilàl’intérieuretdistinguaisdeslits-cagesetdeschaisesenboissurlesquelles restaient assis ceux qui n’avaient même plus l’énergie d’aller marcher dehors. Ils sebalançaientd’avantenarrièreengémissantdoucement.La première fois que j’ai eu un aperçu de ce qu’était la vie des patients considérés comme trop
gravement atteints pour notre service psychiatrique, je me rendis compte de la chance que j’avaisd’être là où j’étais. Non seulement les lieux étaient modernes et agréables, mais nous avions latélévision et une salle de jeux ; la cuisine était accessible jour et nuit, nous étions libres de nouspréparerun théquandnous levoulionsetdeconfortables fauteuilsétaientànotredisposition. Iln’yavaitpasdebarreauxauxfenêtres,nouspouvionslireounouspromenerautantquenousvoulions.Onnenous imposaitquedeuxconditions :nouspromeneràplusieurs,parmesurede sécurité, et êtreàl’heurepournossoins.Nousn’avionspasnonplusledroitdesortirduparcsansautorisation,etcelle-cinenousétaitaccordéequesiunvisiteurnousaccompagnait.Maisnousn’étionsnullementtentésdedésobéiretd’affronterseulslemondeextérieur,carl’hôpitalétaitunendroitsûrquinouspréservaiten
outredelasolitude.Dansnotreservice,lesheuresdevisiteétaientflexibles.Onattendaitseulementdesvisiteursqu’ils
aientquittéleslieuxavantnotredernièreboissondusoir.Lessixpremiersjours,j’attendismamère,maisellenevintpas.Ladernièrepersonnequimerestaitaumondem’avait-elleoubliée?Touslessoirs,jevoyaislemarideladamerousseetleursdeuxpetitsgarçons,dontl’unétaitencore
dansseslanges.Ilsétaientrouxauxyeuxverts,commeleurmère.L’hommetenaitlamaindesafemmeet lui parlait pendant que les enfants faisaient du coloriage. La détresse dumari était palpable. Safemmerestaitassise,immobile,unpetitsourireatonesurlevisage.Ellen’ouvritpasuneseulefoislabouche.Ellen’étaitpluscapabledequittercetétatd’hébétudeoù la réalitén’avaitplusaucunsens,maisjecommençaisàmerendrecomptequemoi,j’avaisencorelechoix.Enlesregardant,jesentaispoindre en moi un peu d’optimisme. Je savais qu’il était facile de lâcher prise, de disparaître àl’intérieurdemoi-mêmejusqu’àressembleràladamerousse,maisjen’enavaisplusenvie.Laforcedelajeunesse,sansdoute,refaisaitsurface.Ledimanche,mamèrevintmevoir,lesbraschargésdefruits,delivresdepoche,demagazineset
defleurs.Jeressentisunteléland’amourquec’enétaitdouloureux.J’apprisparlasuitequel’hôpitall’avaitappeléeafindesavoirpourquoiellenevenaitpasmerendrevisite.J’étaisencoremineureetaprèsmontraitement,c’estàellequ’ilsallaientmeconfier.Mamèreavaitétécharmanteetlesavaitassurésdesonintérêtpourmoi;simplement,elleavaitdutravail.Sesresponsabilitésdegéranteneluiavaientpaslaisséletempsdevenirmevoir,maiselleavaitbiensûrprévuunevisitedèsledimanche,sonseuljourderepos.Avecunseulsalaire,ellenepouvaitpassepermettredeprendredescongés,elleétaitcertainequejecomprendraiscela.C’est une infirmière qui m’informa de cette conversation. Elle essayait d’avoir l’air aussi
compréhensivequemamères’attendaitàcequejelesois.Aveuglémentloyale,jeluiconfirmaiqu’eneffet,mamèrefaisaitdesonmieux.Jemeprécipitaiverselleen lavoyantarriver.Ellemeserradanssesbraspour lapremière fois
depuis bien longtemps. Elleme dit à quel point elle s’était fait du souci et que, pour l’instant, cetendroitétaitcequ’ilyavaitdemieuxpourmoi.Elleavaitdesprojetspournousdeux.Ilnefallaitplusque je vive chez des étrangers.C’était sûrement à cause de cette famille que j’avais craqué, ils nem’avaientpasbientraitée.Puisellemeditcequej’attendaispar-dessustout:jepourraistravaillerentant que serveuse dans son café dès que j’iraismieux et je vivrais avec elle.Elle avait repéré unemaison, m’annonça-t-elle, une jolie petite maison de gardien qu’on pourrait s’offrir avec nos deuxsalaires. Dans le café où elle travaillait, les serveuses gagnaient plus qu’elle, car l’endroit étaitfréquentépardeshommesd’affairesqui laissaientdegénéreuxpourboires, surtoutàdebelles fillescommemoi,ajouta-t-elle,avecundesesgrandssouriresquejen’avaispasvusdepuisdeslustres.C’était la première fois depuis mon enfance quemamèreme faisait un compliment. J’étais aux
anges.Nousdiscutâmes toutes lesdeuxcommecelanousarrivaitbiendesannéesauparavant. Je luiparlai de certains patients avec qui jem’étais liée d’amitié.Quand elle repartit, je lui fis un grandsignedelamainenregrettantdedevoirattendretoutunesemaineavantdelarevoir.Je restaiplusieurssemainesà l’hôpital.Le tempspassaitvite.Mêmesi les journéesn’étaientpas
très structurées, elles semblaient bien remplies.C’est là-bas qu’est née une amitié qui devait durerplusieursannées;ils’appelaitClifford.Ilavaitentenduparlerdemonpasséet,auvudesbandagessurmes poignets, savait ce que j’avais essayé de faire, comme tous les autres. C’était une relationplatoniquequinousconvenaitàtouslesdeux.Ilavaitpeu,voirepas,d’attirancepourlesfemmeset
réprimaitsesautresdésirs ;c’estàcausedecelaquesafemmel’avaitquittéetqu’ilétait tombéendépression.Ilm’avaitparlédetoutcelalorsdenospromenades;ilsentaitbienque,contrairementàsafemme,saconfessionseraitplutôtdenatureàmerassurer.Jecommençaiàsortirdemadépressiongrâceàlaprésenceconstanted’autrespersonnes,àl’amitié
deCliffordetauxvisitesdésormaisplusfréquentesdemamère.Jeretrouvaisunsensàmavie.Ilyavaitunemaisonetuntravailquim’attendaient,unevieàrecommencer.TroismoisaprèsmonadmissionàPurdysburn,mamèrevintmerechercher.
29
Quelques joursplus tard, je rencontrai lepropriétairedu café, un jeunehommequi semblait ravid’avoirengagémamèrecommegéranteetmeproposaimmédiatementdem’embaucher.Onmedonnaununiformerosepâleavecuntablierbeigeet,àmongrandsoulagement,letravailme
parutfacile.Commemamèremel’avaitdit,lespourboiresétaientgénéreux.Jepouvaisdésormaismepayerlecoiffeuretm’acheterdesvêtements,toutendonnantunepartiedecequejegagnaisàmamère.De son côté, voyant que l’argent n’était plus un problème, elle concrétisa son projet d’acheter lamaisondegardien.Ilfallaitemprunterunpeud’argent,maisavecmacontribution,iln’yauraitaucunsoucipourassumerleséchéances.Presque deux années passèrent ainsi paisiblement. On ne parlait jamais de mon père ni de ma
dépression,etmamèreetmoiétionsànouveauproches.Certainssoirs,quandnousétionslibresl’uneetl’autre,nousallionsvoirunfilmetpassionsensuitedesheuresàenfairelacritique.Monpèreetsongoûtdeswesternsn’étantpluslà,nouspouvionschoisirdesfilmsquinousplaisaientvraiment.D’autres fois, je l’attendais à la fin de son service et nous allions prendre un café et discutions
commepeuventlefairedeuxadultes.Enl’absencedemonpère,mamèreavaitapprisàappréciermacompagnieetplus les semainespassaient,plus j’enétaisenchantée. Je luimanifestaisenfin l’amourquejeluiavaistoujoursporté;laprésencenéfastedemonpère,sajalousiequandjefaisaisl’objetdelamoindreattention,toutcelanepolluaitplusmonquotidien.Commeunefleurabesoindel’énergiedu soleil pour pousser, j’avais besoin de cette liberté de montrer mon amour pour m’épanouir. Jepouvaisdésormaislefairedemultiplesmanières,etcelamerendaitsiheureusequej’étaistoutàfaitraviedepasserl’essentieldemontempslibreavecmamère.Pendant toute cette période, je recherchais très peu la compagnie d’autres personnes. Parfois je
préparaisledînerpuismettaislatable,etmonplusgrandplaisirétaitderegardermamèreapprécierlerepasquem’avaitinspirémondernierlivrederecettes.Nousaimionstouteslesdeuxlireetécouterde lamusique,maisnouspassionsaussidenombreusessoiréesdevant la télévision,uneacquisitiontouterécentequinousfascinaitencore.Commeiln’yavaitquedeuxchaînes,onsedisputaitrarementpourlechoixduprogramme.Nousnousinstallionsconfortablementdevantunbonfeu,elledanssonfauteuilpréféréetmoidanslecanapé,àcôtédeJudy.Àlafinduprogramme,j’allaisnousprépareruneinfusionetnousallionsnouscoucher.Ilm’arrivaitd’allerchinerchez lesantiquairesdeSmithfieldMarketpour lui trouverunbijouou
quelqueaccessoireoriginal.Mesamisacceptaienttoutàfaitquemamèreprenneunetelleplaceetjetenaisaussiàl’intégrerà
mavie sociale. Je voulais qu’elle passe de bonsmoments avec nous car je ressentais sa solitude ;j’avaisenviedelaprotéger.Uneseulechosemefrustrait : jenevoulaispasêtreserveuse toutemavie.Jenourrissaisdeplus
grandesambitions,passeulementpourmoimaisaussipourmamère.Jevoulaisqu’ellesoitfièredemoietilmefallaitaussiunbontravailpourêtreenmesuredeprendresoind’elle.Peu de temps avant mon seizième anniversaire, je pris une décision. J’avais renoncé à aller à
l’université,cartroisannéessanstravaillerferaientpeserunetropgrandepressionfinancièresurnos
épaules.Sansmonsalaire,mamèrenepourraitpasrembourserl’empruntpourlamaison.J’envisageaisdoncuneautre solution : en suivantdes coursde secrétariat, jepourraisobtenirun
certificatdefind’étudesàdix-huitans,grâceauquelj’auraisplusdechancesdeconvaincredefutursemployeurs.Jem’étaisdéjàrenseignéesur leprixd’uneécoleprivée.Si lepropriétaireducafémepermettaitdechercherunautretravailpendantlasaisonestivale,jepourraismettredel’argentdecôtépour payer une première année de formation. J’avais l’intuition que cela ne lui poserait aucunproblème,carBelfast regorgeaitd’étudiantesquiseraient raviesd’avoirun jobdeserveusependantlesvacancesd’été.Enprocédantdelamêmemanièrel’étésuivant,j’auraisdequoifinancermesdeuxansdeformation.Unefoismonpland’actionétabli,j’allaienparleraupropriétaire.Nonseulementilaccepta,maisilmeproposadelemettreenœuvredèslesvacancesdePâques.Il
avaitunecousineéloignéequitenaitunepension,qu’elleappelaitpompeusement«unhôtel»,surl’îledeMan.EllecherchaitdupersonnelpourlesvacancesdePâquesetilétaitprêtàmerecommanderàelle. Ilmeprévint cependant que je devaism’attendre à travailler dur : dans unpetit établissementcommeceluidesacousine,lesemployéesdevaientbiensûrservirlepetitdéjeuneretledîner,maisaussifaireleschambresetservirlethédèslepetitmatin.Lesalairen’étaitpastrèsélevémaisilyavaitdetrèsbonspourboires,etjedevraispouvoirgagner
deux fois plus que chez lui,me dit-il. Et si tout se passait bien, elleme reprendrait pour la saisonestivale.Deuxsemainesplus tard, jeprisdoncun ferrypour l’îledeManenpromettant àmamèrede lui
donnerrégulièrementdemesnouvelles.Avecseulementdeuxemployéesdansl’hôtel,letravailétaiteneffetpénible.Nousétionsdevrais
larbins. Nous nous levions à sept heures et demi, préparions le thé et montions le servir dans leschambres. Ensuite, il fallait préparer le petit déjeuner et ce n’est qu’après avoir tout débarrassé etnettoyé que nous pouvions nous asseoir pour prendre le nôtre. L’hôtel ne faisait pas demi-pension,aussi nous attendions-nous à pouvoir profiter d’un peu de temps libre à l’heure du déjeuner.Maisc’était sans compter sur les exigences de la propriétaire, une petite femme obèse dont les cheveuxteintsenblond,coiffésenarrière,formaientunétrangecasque.Il fallait frotter l’argenterie une fois par semaine, nous dit-elle d’une voix essoufflée de fumeuse
invétérée.Ellenenouslâchaitpasd’unesemelle,inquiètesansdoutequequelquechosedisparaissedesapensionouqueletravailnesoitpasfaitsinouséchappionsàsasurveillance.Quandlesvacanciersarrivaient,ellelesaccueillaitavecuncharmantsouriremaisnousdardaitde
ses yeux impatients dès que ses hôtes regardaient ailleurs.Nous n’étions jamais assez rapides pourelle. Il fallait que nous nous dépêchions de monter les bagages dans les chambres et, à peineredescendues,elleaboyaitpourqu’onpréparelethé.Uneseule fois,nouseûmes l’audacede luidemanderunepause,maisellenous réponditd’unair
grincheuxque lesclientsavaientdavantagebesoind’unrafraîchissementaprès leurvoyagequenousn’avions besoin de nous reposer. Nous étions jeunes, continua-t-elle, tandis qu’elle avait le cœurfragile.N’avions-nouspasenviequ’onnousdonnedespourboires? Intimidées,nousn’osâmesplusaborderlesujet.Je remarquais tout de même que son cœur fragile ne l’empêchait ni de fumer ni d’engloutir
d’énormes parts de pudding... À chaque fois que je l’entendais se plaindre qu’elle ne pouvait pas
porterd’objetslourds,j’avaisenviedecommenter:«...àparttoi-même!»Jouraprès jour, sonvisage rougeaudm’étaitdeplusantipathiqueet jemedemandaiscommentun
êtreaussicharmantquelepropriétaireducafédeBelfastpouvaitêtreapparentéàunteldragon.Quand un homme s’offusquait qu’on demande à une jeune fille de lui porter ses valises, elle
répondaitd’unairglacialquenousétionspayéespourcela.Dansl’escalier,unefoishorsdeportéedesonregarddefouine,lesvacanciersnoustapaientsouventsurl’épaulepournoussignifierensilencequ’ilsprenaientlerelais,etnoussoulageantgentimentdenosfardeaux.Aprèslesavoiraccompagnésjusqu’à leurchambre,nousdescendionsà lacuisine leurpréparerun théetgrimpionsànouveau lesescaliersavecnosplateauxchancelants,poursuiviespar lesgrognementsde lapropriétairequinoustrouvaitencoretroplentes.Ladevisedecethôtel,c’était«pasderépitpourlesjeunes»!Certesnousétionspayées,maisellefaisaitensortequeletauxhorairesoitleplusbaspossible.Lesoirvenu,j’étaisépuisée.Jemedemandaissij’allaisjamaisprofiterdelavienocturnedel’île,
dontonm’avait tellementparlé.Et cene fut eneffetpas le cas, encettepremière saison.Quand laplupart des vacanciers furent repartis et qu’il ne restait plus à l’hôtel que les irréductibles, lapropriétairenousaccordaunaprès-midipour fairedushopping,mais jepensequec’estuniquementparcequejeluiavaisditquejevoulaisacheteruncadeaupourmamère.Avecdesjournéesquicommençaientàseptheuresetdemietseterminaientàneufheuresetdemidu
soir,cen’étaitpasdifficiledefairedeséconomies!Àlafindelasaison,j’avaisplusd’argentquejenel’espérais;ayantbiennotéquelapropriétaireétaitprèsdesessous,c’estentouteconfiancequejeluidemandaidequitterl’hôtelquelquesjoursplustôtqueprévu.
EnmesouvenantdecesvacancesdePâques,danslesalondel’hospice,j’entendaisdansmatêtela
voixd’Antoinetteàdix-septans.«Souviens-toi,Toni,souviens-toidecequ’elleafait ;rappelle-toisonchoix.»Ilétait trop tardpour repousser le souvenirdu jouroùmaconfiance inconditionnelleenmamère
finitparsebriser.
Jevoulaisluifairelasurprise.Jenel’avaispasprévenuequej’avaisavancémonretour.Jeprisun
ferrypourBelfastenimaginantsajoiedemerevoir.Enarrivantauport, j’étaistellementimpatientequejeprisuntaxiplutôtqu’unbus.Jem’imaginaisdéjàfairelerécitdemesaventuresàl’îledeManàma mère devant une tasse de chocolat chaud. J’avais préparé quelques anecdotes savoureuses quiallaientlafairerire.Jevoyaisd’avancesonvisages’illuminerquandelledéballeraitlescadeauxquej’allaisluioffrir;enparticulier,unjupongonflantvolantéentullemauve,bordédesoie–unstyleàlamodeàuneépoqueoùl’onportaitdesjupesamples.Jen’avaisjamaisrienvud’aussijoli.J’avaisététentéedeme l’achetermais avais finalement décidéde l’offrir àmamère. J’étais impatiente de luifaireceplaisir,ellequiaimaittellementlescadeauxetlesbeauxvêtements.LesvingtkilomètresentreBelfastetLisburn,oùnoushabitions,meparurentuneéternité.En descendant du taxi, jeme dépêchai de payer la course, prismes valises et courus jusqu’à la
porte.«Jesuislà!»criai-jeenentrant.Judyseprécipitaversmoimaisjen’entendispasderéponsedemamère.Jesavaispourtantqu’ellenetravaillaitpascejour-là.Perplexe,j’ouvrislaportedusalonetdécouvrisuntableauquimecoupalittéralementlesjambes.
Monpèreétaitinstallédanslefauteuildemamère,avecunairdetriomphearrogant.Assiseàsespieds,mamèreétaitenadorationdevant lui.J’avaisoubliéceregard ;cefameuxregardqu’elle luilançaitsisouvent,dansnotrevied’avant,etdontellenem’avaitjamaisgratifiée.Enunefractiondeseconde,jesusquej’avaisperdu.C’étaitluiqu’ellevoulait,c’étaitluilecentredesonunivers;moi,jeluiavaisseulementtenucompagnieenattendantqu’ilrevienne.Jefusprised’unsentimentdedégoûtmâtinédetrahison.J’avaiscruenmamère,jeluiavaisdonné
toutemaconfiance,etlaréalitéétaitlàdevantmoi.Dansunétatsemi-comateux,jerefusaid’entendrelesmotsqu’ellecommençaitàprononcer.« Papa a été libéré pour le week-end. Il repart demain. Je ne t’attendais pas, sinon je t’aurais
prévenue.»Elledonnacesexplicationssurletonréjouidequelqu’unquivousannonceunebonnenouvelleet
veutvouslafairepartager.Saforcedepersuasionm’intimaitsilencieusementl’ordredemejoindreàeuxpourrecommencernotrebonvieuxjeudela«familleheureuse».Ellecontinuadeparler;savoixguillerettenevacilla jamaisetsonsourirerestaitaccrochéàsonvisage.Onauraitditquemonpèrerevenait d’un long déplacement professionnel – et d’une certaine manière, c’était le cas. C’étaitcertainementcequ’elleavaitracontéauxvoisins.C’étaitpourça,réalisai-je,qu’elleluiavaitinterditdeluiécrire:ellenevoulaitpasquedeslettresportantlecachetdelaprisonnousparviennent.J’avaisespéré qu’elle avait finalement décidé de tirer un trait sur son mari. Mais je comprenais tout,maintenant.C’étaitaussipourcelaqu’elleavaitchoisiBelfastetpasl’Angleterre:ellel’attendait.J’avais enviedem’enfuir ; laprésencedemonpèrem’était insupportable et lavoixdemamère
devenait un bruit monstrueux que je ne pouvais plus tolérer. Je pris ma valise et montai dans machambre.Jedéfis lentementmesaffairesetenfouis le juponen tulle,que j’avaischoisiavec tantdesoin, toutau fonddemonarmoire. Jamais ilne futporté,car jamais jene le luioffrisninepusmerésoudreàconsidérerqu’ilm’appartenait.Le lendemainmatin, j’entendismamère fredonner lesmélodies sur lesquelleselleavait autrefois
dansé avecmon père. Je pris la laisse de Judy et sortis en silence avecma petite chienne.Àmonretour,monpèreétaitdéjàreparti. Ilpourraitpurger la findesapeineavec l’assurancequ’unfoyerl’attendaitàsasortiedeprison.Cefutledébutdunouveaujeuauquelmamèremeconvia:«QuandPaparentrera.»
30
Je savais qu’il ne me restait plus beaucoup de temps à passer à l’hospice. Ma mère dépendaitdésormaisentièrementdemoi.Ellenepouvaitplusavalerlamoindrenourrituresolideetn’ingurgitaitqueduliquidequ’ilfallaitluidonneràlapetitecuillère.Se pencher ainsi sur quelqu’un pour le nourrir à la cuillère, quelqu’un de si faible qu’il n’est
quasimentplusenmesured’avaler,c’estàvoustuerledos.Jelefaisaistroisfoisparjour.L’amourétaiteneffetunehabitudedifficileàperdre,commel’avaitdit lepasteur.J’étais tristequemamères’enaille, j’avaisenviedepleurersur toutescesannéesgâchées, jenevoulaispasqu’ellequittecemonde,maisjesouhaitaisaussiquesessouffrancescessent.Ellenepouvaitplusparler.Malgrétousleseffortsquicrispaientsonvisage,aucunmotnesortaitplusdesabouche.Jeluitenaislamainenluidisantquecen’étaitpasgrave;quenousn’avionsplusbesoindenousparler.Jeluidisquejel’aimais,neprenantencelaaucunrisquepuisqu’ellen’étaitplusenmesuredeme
demanderpardon.J’avaisrepoussétrèsloindansmonespritl’idéequ’elleaitpunejamaisenavoirenvie.Maintenantqu’elleenétaitréduiteausilence,jen’avaisplusàcraindreladouleurd’unespoirdéçu.Elle s’apprêtait à passer sa dernière nuit dans cette chambre. Le lendemain, on devait l’installer
dansunepièceoùelleseraitseule.C’étaitbouleversantdelavoirsimarquéeetamaigrieparlecanceret pourtant encore à ce point accrochée à la vie. Ses os complètement décharnés transperçaient sapeau ; pour protéger ses articulations, on les avait recouvertes d’épais pansements. On avait aussiplacéunestructureenacierau-dessusdesesjambespourquelesdrapsnelestouchentpas.Lesimplefrottementdutissusursapeaurisquaitdecréeruneplaiesanglante.Aumomentoù jem’étiraispoursoulagermonmaldedos, j’entendisunsonque jereconnuspour
l’avoir déjà entendu à l’hospice. Ce râle qui précède lamort venait du lit d’en face.Mamèremeregardad’unaireffrayé:ensoinspalliatifs,personnen’aimequ’onluirappelleàquelpointilestprèsdesaproprefin.Mêmesilespatientsprientsouventpourêtrelibérésdeleurssouffrances,c’estlafindeladouleurqu’ilsespèrent,paslafindeleurvie.Je caressai lamain demamère et allai chercher une infirmière qui se dépêcha, une fois dans la
chambre,detirer lerideauautourdulit.Songestemeconfirma,puisquelerâles’était tu,queMaryétaitmorte.Encontinuantdenourrirmamèreàlacuillère,jepensaisàcettefemme.Elleoccupaitlelitenface
deceluidemamèredepuismonarrivée.C’était une femme joyeuseet appréciée, à en jugerpar lenombredepersonnesquiétaientvenueslavoir.Elleaimaitlamusiqueclassiqueetavaitcroquélavieàpleinesdents.Ellem’avaitmontrédesphotosdesafamille,levisagerayonnant,etellegloussaitenmeracontantsescherssouvenirsdesonmari,mortdepuisplusieursannées.J’étaisheureusepourellequ’ellesoitpartiesivite,avantdedevenirl’esclaved’unbesoinpermanentdemorphine.La voisine de lit de Mary, qui était arrivée le jour même, se précipita dans la salle de bains,
manifestementbouleversée. Jecontinuaisàverserdoucementdans labouchedemamèreun liquidedontellenevoulaitplus.Lapatienteressortitsansunmotetretournadanssonlit.Jel’entendisémettreun long soupir, puis plus rien. En quelques secondes, elle avait cessé de vivre. J’étais là et je ne
connaissaismêmepassonnom.J’apprisparlasuitequ’elles’appelaitMaryelleaussi.Je sonnai l’infirmière. Elleme lança un regard interrogateur en entrant dans la chambre. Tout en
continuantdedonnersonbouillonàmamère, jefisunsignedetêteendirectiondulitnumérotrois.Encoreunefois,elletiralerideau.Unsilenceangoissantpesaitmaintenantdanslachambre:àpartmamère,ilnerestaitplusqu’unevieilledameenvieetd’aprèscequej’apercevaisducoindel’œil,elleétaitloind’avoirbonnemine.Ellem’appela.Jeposailacuillèreetm’approchaid’elle.D’unevoixchevrotante,ellemeditqu’ellenesouhaitaitpasresterdanscettechambre.Jel’aidaià
sortir de son lit et lui passai lentement sa robe de chambre. Un bras autour de sa taille, jel’accompagnai jusqu’au salon réservéauxpatients et allumai la télévision.Puis je retournaidans lachambre où reposaient les corps de deux vieilles dames, près d’une troisième qui n’avait plus quequelquesheuresàvivre.Épuisée, je reculaiduchevetdemamèreetme rendis soudaincompteque jem’appuyais sur les
piedsdeMary.Lasituation l’auraitcertainementamuséesielleavaitpuvoirça,medis-je,mais jen’avais pas le cœur à sourire. Plusieurs infirmières vinrent s’affairer autour de ma mère. J’allaichercherlademi-bouteilledesherryquej’avaisrangéedanssonarmoire.Plusjamaisnousneboirionsensembleundernierverreavantdenouscoucher.Jem’éclipsaidanslesalondesvisiteursetbusàlabouteille,sansmêmeprendreletempsdechercherunverre.J’allumaiunecigaretteetpassaiuncoupdetéléphoneenAngleterre.J’avaisbesoind’entendreune
voixquinesoitpascelled’unmourantnidequelqu’unquiavaitquoiquecesoitàvoiravectoutça.«Onfaitunesoirée»,ditlavoixvenued’unmondequej’avaisquittédepuisplusieurssemaines;un
mondequimeparaissaitdésormaisàdesannées-lumière.«Qu’est-cequetufais?»« Je suis assise à côté de deux cadavres et de ma mère », eus-je envie de répliquer, mais je
répondis:«Jeboisunverre.»Laconversations’arrêtalàetjereprisunebonnegorgéedesherry.Le lendemain,mamèrefut transféréedansunechambrevoisineetpendantdeux jours, jequittaià
peine son chevet. Ellemourut la troisième nuit. En début de soirée, alors que je faisais une courtepausedanslesalon,oùjem’étaisassoupie,l’infirmièredenuitvintversmoi.Jesuscequisepassaitsansavoirbesoindeledemander.«Elleestentraindemourir,Toni»,m’annonça-t-elle,unemainsurmonépaule.Jemelevaidema
chaiseetlasuivisdanslachambredemamère.Elleétaitimmobileetrespiraitfaiblement,lesyeuxclos.Sespaupièresnebougèrentpasquandje
luiprislamain.Sesdoigtsétaientdevenusbleus.«Est-cequ’ellem’entend?demandai-je.—Nouspensonsquel’ouïeestlederniersensàdisparaître,réponditl’infirmière.Nevousinquiétez
pas,Toni,jevaisresteravecvoussivouslesouhaitez.»Jepartistéléphoneràmonpère.Commeilnerépondaitpas,j’appelailesecondnuméroquej’avais
pourlejoindre,celuiduBritishLegionClub.«Mamère est en train demourir ; elle vamourir cette nuit », parvins-je à lui annoncer, avant
d’ajouter,parégardpourelle:«Tupeuxvenir?—Jeneconduispaslanuit,tulesaistrèsbien»,répondit-ild’unevoixdéjàbrouilléeparl’alcool.
Jepouvaisentendredesriresetdelamusiquederrièrelui.N’encroyantpasmesoreilles,jeluirépétaiqu’elleétaitentraindemourir.Jeluidisqu’elleauraitvouluqu’ilsoitàsescôtés,qu’iln’avaitqu’à
prendreuntaxi,carellenepasseraitpaslanuit.Ilmerétorquaavecletondéfinitifquejeluiconnaissais:«Ehbien,tueslà,non?Qu’est-cequeje
peuxfaire?»Totalementabasourdie,j’avaisenviedeluihurler:«Êtrelà,espècedeconnardégoïste,êtrelàtout
simplement!Luidireaurevoir,lalaissers’enalleraveclaconvictionquetul’asaiméeetqu’elleaeuraisondetoutsacrifierpourtoi!»Aulieudecela,jeraccrochailecombinésansunmotetretournaiprèsdemamère.«Papaarrive»,luidis-jetoutenfaisantsigneducontraireàl’infirmière,etjeluiprislamain.Detempsentemps,ellearrêtaitderespireretàchaquefois,jesentaiscemélangedeterreuretde
soulagement que l’on éprouve quand on veille un mourant. Sa respiration s’interrompait quelquessecondespuisrepartaitdansunlégerrâle.Ellevivaitsesdernièresheures.Commel’infirmièrem’avaitditqu’elleentendaitpeut-êtreencore, je luiparlaidesbonsmoments
quenousavionspassésensemble;jeluiracontaitoutcequimetraversaitl’espritetdontj’imaginaisqu’elleen sourirait, si elleétait consciente. Jevoulaisque lesderniersmotsqu’ellepouvait encoreentendre lui évoquent des instants de bonheur. Je voulais qu’elle puisse emporter ces dernierssouvenirsavecelle.Ellepassadoncsadernièrenuitsansmonpère,l’hommequ’elleavait tantaimépendantundemi-
siècle, mais entourée d’une infirmière et de sa fille qu’elle avait rejetée si souvent. Je me disaisqu’elleétaitbienseulepourlegranddépart.Cettenuit-là,jemaudismonpèreensilence.C’étaitsonultimepéché,pensai-je,etjepriaipourque
mamèrenereprennepasconscienceetneserendepascomptedesonabsence.Qu’onlalaissemouriravecsonrêveintact.Elles’éteignitpeuavantl’aube;sagorgegargouillalégèrementpuisémitunrâle.Jeluitenaislamainquandellerenditsonderniersoupir,dansunpetitgémissement.C’étaitterminé.Jesentis lefantômed’Antoinette tressaillirenmoi.J’espéraisqu’ilpourraitdésormaisreposeren
paix.Messouvenirss’évanouirentet,àmoitiéendormie,jeréalisaiquej’étaistoujoursassiseprèsdulit
demamère.J’avaisfaim;jesentaispresquelefumetunpeuâpred’unepizzaqu’onsortdufour.Jevoyais nettement, commedansunehallucination, le fromage fondant et le salami, une table jolimentdresséeetunebouteilledevin.Vapourunsandwichauthon,medis-jeenallantmechercheruncafé.Pourlapremièrefoisdepuislongtemps,jeréfléchisalorsdemanièreobjectiveàmarelationavec
mesparents.Pourquoin’avais-jepascoupélespontsbiendesannéesplustôt?J’étaisincapablederépondreàcettequestion.Peut-être,comme je l’avaisditaupasteur,avais-jeeubesoind’entretenirl’illusiond’avoirunefamille,commetoutlemonde.Est-cequemavieauraitétédifférente,est-cequej’auraissuivilesmêmescheminssij’avaiseulecouragedepartir?Monamourpourmamèreavait-ilétéuneforceouunefaiblesse?Est-cequ’Antoinetteauraitcontinuédemehanter?Jerepensaiàuneimagequej’avaisdonnéeàunepsychiatrequim’avaitposécegenredequestionenthérapie.«Vouspouvezconstruireunemaison,bienpeindrelesmursetsoignerladécorationintérieure.Vous
pouvezenfaireunsymbolederéussite,commejel’aifaitavecmonappartementdeLondres,oubienunhavredebonheur.Maissivousn’avezpasprissoindelabâtirsurunterrainstableetd’édifierdesolides fondations, au fil des années, vous verrez des fissures. Si aucune tempête ne vientmenacervotremaison,ellepourradurerdesannées,maissilesconditionsmétéovoussontdéfavorables,s’ilyatropdepression,elles’effondrera,parcequecen’estriend’autrequ’unemaisonmalconstruite.
«Avecunbeauvernis,personneneserendracomptequ’elleestmalconçue;uncoupdepeinture,de beaux rideaux luxueux, et personne ne remarquera qu’elle est construite sur de mauvaisesfondations,saufunexpert...ouvous,luiavais-jeditavecunsourireironique,silamaisonenquestionestunêtrehumain.»C’étaitmonsecret,medis-je,maisaussilaréponseàmesquestions.Sijen’avaispasvécucettevie
d’adulte, jen’aurais toutsimplementpassurvécu.Jeconnaissaismeslimiteset j’avaisessayé,peut-êtrepastoujoursavecsuccès,denepaslesdépasser.
Épilogue
Danslespetitesvilles irlandaisescommeLarne,onrespecteencorelesanciensrituelsfunéraires.Cesontleshommesquisuiventlecercueil,vêtusdecostumessombresavecunbandeaudecrêpenoirautour du bras et d’une chemise blanche barrée d’une cravate noire. C’est un convoi entièrementmasculinquiaccompagnelemortet luirendleshonneurspoursonderniervoyage.Lepasteuret lesfemmeslessuiventenvoiture.Lesfemmesvontjusqu’àl’entréeducimetière,puisfontdemi-tourpourallerpréparerlebuffetquiseraserviquandleshommesrentreront.Aucunefemmenejetteunepoignéede terre sur le cercueil, aucune femme ne le voit descendre en terre. Elles ne viennent faire leursadieuxaumortquelelendemain,surunetombefleurie.J’enfilai monmanteau, prête à affronter le vent – mamère est morte fin octobre –, et sortis du
funérariumoùlecorpsdemamèreavaitétéexposépendantlacérémoniereligieuse.Sonvisageétaitpaisible;commeelledésormais,espérais-je.Jeparcourusl’assembléeduregard.Ilyavaitlàdesamisquim’avaientépauléeetavaientprissoin
demamère;etjevismonpèreetsescomparses.Lesquelsd’entreeux,medemandais-je,buvaientunverreaveclui lorsdemadernièrenuità l’hospice?Ceshommesquivenaientsoutenirenpublic leveuféplorésavaienttrèsbienqu’elleétaitmortesanslui.Etc’étaienteuxquiallaientporteretsuivrelecercueildemamèreensignederespect...Faisantfidelavoiturequim’attendaitpouralleraucimetière,jemedirigeaiverseuxetm’arrêtai
devantmonpère.Aveclamortdemamère,lesdernièrestracesdufantômedemonenfances’étaientévanouies. Il n’y avait plus que lui etmoi. En le regardant droit dans les yeux, je ne sentis pas lamoindre réminiscencedemespeurs depetite fille. Il avait un sourire piteux. « Ils peuventmarcherderrièremoi»,luidis-jeendésignantceuxquil’entouraient.Àpartirdecemoment-là, il se tintàdistancecar ilavaitcomprisqu’ilavait finalementperdu le
contrôleetquetoutesympathieentrenousétaitmorteàl’hospice.Sansdireunmot,ilpritplaceparmiles porteurs. Ils soulevèrent le cercueil, le posèrent sur leurs épaules et entamèrent leur lenteprocession.Jeredressailesépaules,commejelefaisaisquandj’étaisenfant,etsuivislecorpsdemamère,latêtedroite,devançantlecortègedeshommes.Cefutmamainetnoncelledemonpèrequijetadelaterresurlecercueil.J’étaislaseulefemme
autourdesatombepourluidireadieu.Puisjepartis,seule,rejoindrelavoiturequim’attendait.Lelendemain,jeretournaienAngleterre,danscemondequej’avaismisentreparenthèses.Jesavais
qu’Antoinette,lefantômedemonenfance,avaitenfintrouvélerepos.
Remerciements
UnmercitoutspécialàAlison,GerryetGary,quim’onttellementapporté.UngrandmerciàBarbaraLevy,monagent,poursapatienceetsesexcellentsplatschinois.Et merci àMavis Cheek pour ses livres pleins d’humour et d’esprit, qui m’ont tenu compagnie
pendanttoutescesnuitspasséesauchevetdemamère.