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BIBLIOTHQUE NUMERIQUE ALGERIE
Titre du Livre : Ou va lAlgrie ?
Auteur : Mohamed BOUDIAF.
Qualit du Livre Numrique : Qualit OCR
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DIRE LA VERITE AU PEUPLE
Un Grand Homme, ce sont des ides, une uvre, une vie militante...mais aussi un Destin. Boudiaf aurait pu
terminer ses vieux jours sur un lit dans sa paisible demeure
de Kenitra ou ailleurs. Non, il est appel au secours du
pays aprs prs de trente annes d'exil. Il ne prsidera ses
destines que durant cinq mois. La main assassine tait l
ce 29 juin 1992.
N'avait-il pas, par honntet, dcid d'arrter son
activit militante d'opposition ? Pourquoi ? Parce qu'il avait
vu les funrailles du Prsident Boumediene et
l'attachement du peuple. Ce mme attachement, le peuple
le lui renouvellera. Mme si beaucoup ne le dcouvriront
que le soir de sa mort lorsque la tlvision diffusera le
discours, devenu testament, qu'il prononait jusqu' ses
ultimes moments de vie. Comme s'il s'agissait d'une course
... contre la mort.
Cinq petits mois seulement auront suffi au "petit
peuple", le vritable Peuple, pour dcouvrir l'Homme et le
Patriote qui plaait "l'Algrie avant tout ".
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La rdition de "O va l'Algrie " crit par lui en
1964 permettra de faire meilleure connaissance. Son
patriotisme, ses qualits humaines transparatront chaque
pas.
Mme aux pires moments d'une dtention
squestration injustifie et ce n'est pas rien que de faire
grve de la faim de 32 jours en plein juillet-aot dans un
coin perdu du Sud - il ne se laissera pas aller des
sentiments d'amertume vis vis de son pays. Au contraire,
il considre que "c'est dans les prisons que les hommes de
valeur se dcouvrent et se forgent ".
Le journal quotidien, qu'il tient en ces jours
pnibles pour lui, montre quelques uns de ses traits de
caractre que le sens populaire a vite fait de dcrypter.
Ne dfinit-il pas lui mme le militantisme comme
"le refus obstin de l'arbitraire, la volont inbranlable de
rsister aux influences pernicieuses et aux tentations, la
combativit dans toutes les situations, la rectitude morale et
intellectuelle, la franchise, le respect de la vrit, etc..."
La vrit : un thme constant dans ses
proccupations: "il est un devoir sacr, qu'aucun patriote ne
peut renier sans abdiquer : dire toujours la vrit au peuple,
quelles qu'en puissent tre les consquences ".
A l'annonce de son assassinat, c'tait devenu une
revendication du peuple qui la scandait.
Puisse cette rdition contribuer perptuer les idaux
pour lesquels Mohamed Boudiaf est mort.
Algrie 06 juillet 1992 L'diteur.
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L'Algrie avant tout
A tout le Peuple Algrien
A tous les Patriotes Algriens, d'hier et d'aujourd'hui
A toutes les femmes Algriennes
A la jeunesse Algrienne
A tous ceux qui ont march derrire Mohamed boudiaf
Nous ddions ce livre dont ils ont t privs depuis prs
de trente ans
Nous disons la jeunesse Algrienne, qui a compris le
message de Boudiaf : Reprenez son flambeau, continuez
sa lutte pour que Vive lAlgrie.
Nacer Boudiaf Alger Le 09 Juillet 1992
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Mme Fatiha Boudiaf :* je remercie le peuple
"En assassinant mon poux, le moudjahid
Mohamed Boudiaf, on a voulu assassiner l'espoir. Mon
mari avait fait un rve, celui de rendre la dignit et la
confiance son pays, le rve de rendre notre dignit.
L'Algrie qu'il a eue toujours en son cur, c'tait l'Algrie d'abord et avant tout. C'tait son slogan, sa philosophie,
l'esprit et la lettre de son message.
En voulant restaurer la dignit du peuple algrien, il
restait fidle la proclamation du 1er Novembre 1954, il
restait fidle son combat historique. Patriote de tous les
temps, ennemi de tous les extrmismes, de toutes les
gabegies, de toute la corruption, il a voulu faire quitter
l'Algrie les berges de la drive.
En cette veille du 30 me anniversaire de
l'indpendance nationale, on a tu cet homme comme si on
tuait une Algrie libre, fire, juste et moderne. Mais
l'intgrit du chahid Mohamed Boudiaf, son combat, son
idal, sont bien vivants dans notre cur et dans celui de millions de jeunes, ces jeunes qu'il voulait de toute son
nergie sortir du dsespoir.
Qui a tu Mohamed ? Qui a organis cette
conspiration ? Quels en sont les commanditaires ? Moi, son
pouse et ses enfants exigeons que toute la lumire soit
faite et que justice soit rendue.
L'hommage que le peuple algrien lui a rendu lors
de ses funrailles, tmoigne que malgr le peu de temps
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pass la tte de notre pays, il est dj le symbole de cette
Algrie nouvelle, comme il a t hier le symbole de notre
indpendance.
Au nom de mon poux, je remercie de tout mon
cur le peuple algrien pour cet ultime hommage. Fasse Dieu que son sacrifice ne soit pas vain. Pour un avenir plus
serein, plus juste, plus digne pour tous, Mohamed tu peux
dormir en paix. Aie confiance comme tu l'as toujours
montr en cette nation, en ce peuple que tu chrissais tant
".
*Dclaration remise l'APS le Mercredi 1er Juillet 1992.
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A mes premiers compagnons, dont beaucoup ne sont plus,
A tous les martyrs du combat librateur,
A tous les militants rvolutionnaires.
Je refais dans l'esprit du 1er novembre 1954 le serment :
Tout sera mis en uvre, quelles qu'en soient les
consquences pour que notre Algrie poursuive sa marche
dans la voie du socialisme authentique, qui est celle de la
libert, du progrs, de la justice.
Mohamed BOUDIAF.
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Premire Partie
Histoire dun Enlvement
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Avant-propos
Il y a maintenant plus de trois mois que j'ai t enlev
Alger. L'vnement, pour tre prcis, s'est droul le 21 juin
dernier. Le fait a sans doute peu d'importance par lui-mme,
mais il a une grande signification politique. Je rends public le
journal de ma captivit dans le seul but de tirer les leons de
cette affaire, en en dmontrant le mcanisme policier. Le
meilleur moyen d'y parvenir est de laisser parler les faits : ils
sont une excellente illustration des mthodes d'un pouvoir
accul commettre les pires illgalits pour carter de sa voie
toute difficult susceptible de freiner sa marche vers la
dictature.
En agissant ainsi, j'ai la conviction de servir la cause de
la dmocratie et les droits imprescriptibles de la personne
humaine, droits aujourd'hui bafous par des hommes qui en
sont arrivs ne plus rien respecter. Mon arrestation, et celle
de mes compagnons, bien qu'elle ne touche directement que
quelques militants, me semble significative d'un danger
potentiel ; elle a marqu un tournant dangereux de la politique
du rgime actuel. La succession d'vnements qui a suivi notre
enlvement permet de comprendre ce glissement vers l'abme,
le pouvoir personnel et la dictature policire.
Il est temps pour chaque Algrien de dfinir
clairement sa position, avant qu'il ne soit trop tard. Le silence
est pour le pouvoir la meilleure couverture, l'abri de laquelle
il cherche imposer au pays un rgime sa convenance, fait
de contrainte et d'arbitraire. Car, il ne faut pas s'y tromper, la
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dictature s'installe. Quelques exemples, choisis parmi les plus
flagrants, que personne ne peut ignorer ou nier, suffisent le
prouver :
ABSENCE TOTALE DE LIBERTE D'EXPRESSION
ET D'OPINION : Le dcret gouvernemental interdisant,
l'exception du Front, toute association de caractre politique
n'a t que la lgitimation, aprs coup, d'une option dj
ancienne.
CONTROLE ABSOLU DE TOUTE LA PRESSE ET
DES MOYENS DE PROPAGANDE : (radio nationale,
tlvision, Algrie-Presse-Service). Ainsi impose-t-on au pays
une information sens unique, dans le plus pur style des pays
totalitaires.
RENFORCEMENT DE L'APPAREIL POLICIER :
Existence en son sein de hirarchie parallles, multiples et
concurrentes mthodes de gangstrisme utilises par les
divers services, en dehors de tout contrle et de toute garantie
juridique.
EXISTENCE ET RENFORCEMENT D'UN
APPAREIL MILITAIRE : Incompatible avec les
possibilits conomiques du pays.
CONSTANT APPEL DEMAGOGIQUE AUX FOULES
: dont on exploite les sentiments, au lieu de consulter le peuple
algrien par les voies d'institutions rellement dmocratiques.
RECOURS, A L'OCCASION DE CHAQUE DIF-
FICULTE NOUVELLE, A DES DIVERSIONS : complots,
excitations, intimidations.
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Un rgime qui emploie de telles mthodes se sait condamn
court terme l'alternative : sombrer honteusement ou se
maintenir par la force. Le pouvoir actuel a dj fait son choix,
le jour o il n'a pas craint de faire affronter des Djounoud, au
risque de dclencher une guerre civile gnralise. Celle-ci se
serait dchane, sans la vigilance et la sagesse de tout un
peuple qui, dans sa volont de survie, dans sa lassitude, a
choisi de deux maux le moindre et prfr la paix dans une
apparente stabilit aux malheurs de la lutte arme.
Tout le mal a commenc ce moment et n'a fait depuis que
dvelopper inexorablement ses consquences.
Dans la confusion qui a entour la crise de 1962, beaucoup de
gens n'ont pas compris que l'quipe de Tlemcen cherchait
seulement s'emparer du pouvoir. Elle n'y est d'ailleurs
parvenu qu'en abusant des sentiments du peuple, dont la
lgitime volont de paix cachait un manque de prparation la
situation tragique des lendemains de l'indpendance. Mais
arriver au pouvoir dans de telles conditions ne pouvait rendre
personne capable de rsoudre correctement les problmes
complexes qui se posaient alors au pays : riche d'espoir et
prte consentir de nouveaux sacrifices, l'Algrie cependant
sortait d'une guerre longue et ruineuse avec une conomie
compltement dsorganise et une socit littralement
bouleverse.
Si l'intention de tous avait t de chercher une solution
originale et efficace cette situation dramatique, on aurait pu,
sur les bases d'une analyse honnte et objective, dcouvrir une
autre voie de dgagement.
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Il tait impossible de conserver le F.L.N. du fait des
contradictions internes qui le rongeaient. La tentative sans
espoir de Ben Khedda de maintenir l'unit de faade du
G.P.RA. a chou ; et elle ne pouvait qu'chouer, la disparit
des personnes et l'opposition des intrts politiques la rendant
vaine.
Mais s'il ne pouvait tre l'instrument de l'dification
socialiste, le F.L.N. qui, malgr ses faiblesses, regroupait la
totalit des militants algriens, pouvait servir de cadre une
volution politique qui aurait permis l'affirmation d'une quipe
homogne, comptente, lgalement issue de la majorit du
Front. Il suffisait pour cela de rechercher l'appui de la trs
grande majorit du C.N.R.A. pour proposer un congrs
rapidement mais soigneusement convoqu, un programme
d'action prcis, sortant des gnralits du programme de
Tripoli. Cette solution ne visait pas ignorer les contradictions
internes du F.L.N. mais les rsoudre sur une base politique,
partir des organisations qui avaient encadr la lutte du peuple
depuis le 1er Novembre 1954. Une telle transition aurait
permis de maintenir l'unit et la combativit de la nation
algrienne.
Le futur groupe de Tlemcen , en organisant ds
avant la signature des accords d'vian et la libration des
dtenus d'Aunoy, une conjuration qui n'avait pour but que la
conqute du pouvoir, a empch la ralisation de cet objectif.
Il a pu parvenir au commandement, mais il s'est condamn,
priv de l'adhsion des militants et du peuple,
l'improvisation, l'illgalit et, invitablement l'impasse. La
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frnsie insense qui s'est empar de ce groupe d'ambitieux,
sans unit politique, a cot des milliers de vies humaines ;
elle continue empoisonner l'atmosphre, ruinant les dernires
chances d'un redressement srieux.
Telle est la ralit. Tel est le vritable complot contre
la rvolution, contre le socialisme, contre les intrts rels du
peuple.
La presse aux ordres a beau encenser le rgime, la
cohorte des arrivistes et des opportunistes lui apporter son
soutien honteux, la radio dfigurer la vrit, les meetings sur
commande tromper les masses, rien ne le sauvera de la
dcomposition qui l'attend.
Les enlvements de patriotes, les intimidations sous
toutes leurs formes, les squestrations ne feront qu'en
prcipiter le rythme. Ni la Constitution adopte la sauvette,
ni les lections qu'on cherche, par le biais du parti ,
imposer au peuple n'interrompront ce processus de dsintgra-
tion dont le dpart a t donn Tripoli.
Il est maintenant hors de doute que le rgime en place
persvrera pour rester logique avec lui-mme, dans sa
volont de destruction : l'illgalit ne peut qu'enfanter
l'arbitraire. A l'heure actuelle, le pouvoir ne se donne pas la
peine de respecter un semblant de lgalit dans ses actes.
Ignore-t-on qu'avant mme que l'quipe de l'extrieur n'entrt,
divise au pays, des quipes de choc, munies d'argent et
d'armes l'instigation des matres d'aujourd'hui, avaient
envahi le territoire national, et entrepris un travail de sape,
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dont la zone autonome d'Alger, la wilaya II, la Fdration de
France du F.L.N., et plus tard la wilaya IV ont eu ptir ?
Il ne faut s'tonner de rien quand on sait que dans l'esprit du
clan de Tlemcen la rvolution a commenc dans cette ville
(voir la dclaration de Ben Bella faite Jeune Afrique , o
il est dit textuellement que la rvolution, pour lui, est
reprsente par ceux qui taient prsents au rendez-vous de
Tlemcen).
Faut-il encore citer d'autres faits pour dmontrer le
caractre illgal de toute l'entreprise ? Reportons-nous
seulement aux plus patents d'entre-deux.
L'accord du 2 aot1, qui offrait quelques chances
d'apaisement, s'est vu trahi, deux semaines peine aprs sa
ralisation, par le clan de Tlemcen.
La runion du C.N.R.A. qui devait se tenir au cours de l't
pour parachever les travaux de Tripoli, n'a jamais eu lieu.
Pourtant cette runion avait t dcide Tripoli, ainsi que la
tenue d'un congrs du F.L.N. avant la fin de l'anne 1962.
Le programme de Tripoli, qui n'avait valeur que de projet,
devait revenir devant ce congrs avant d'tre dfinitivement
adopt. Il a pris depuis la valeur d'une Charte , par l'unique
volont du clan au pouvoir.
1
Accord conclu, le 2 aot 1962, entre Mohamed Khider, au nom du groupe
de Tlemcen, d'une part, et Belkacem Krim et Boudiaf, tout juste libr
d'une premire arrestation, de l'autre. Cet accord, destin mettre fin la
crise, prvoyait la mise en place d'un Bureau Politique provisoire, charg
de prparer la runion du C.N.R.A. et le congrs du F.L.N.
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En fin de compte, que reste-t-il du Bureau Politique dont
on se revendique ridiculement ? Cet organisme a-t-il d'ailleurs
t jamais approuv par un vote du C.N.R.A. ?
Quant au Parti du F.L.N., hier inexistant parce que
constitu d' authentiques racailles (propos tenus par Ben
Bella au reporter de Jeune Afrique , il est devenu, deux
mois aprs que Khider ait t expuls de son sige de
secrtaire gnral, un parti d'authentiques rvolutionnaires qui
se prparent gaillardement doter le pays de son axe central.
Pour ce qui est de l'Arme Nationale Populaire, partout
installe, elle se transforme progressivement en une arme
traditionnelle compltement coupe des masses, imposant au
budget national une contribution trs lourde, infiniment trop
lourde pour un pays sous-dvelopp, qui a besoin de beaucoup
conomiser, s'il tient ne pas tomber sous la coupe du no-
colonialisme, d'autant plus exigeant que nos difficults
financires sont aigus.
Dans de telles circonstances, et face cette ralit
aveuglante, que valent les rodomontades et les mystifications
monstrueuses de ce rgime ? Le bluff, l'intoxication, les
promesses fallacieuses n'ont jamais pay. Il reste,
malheureusement, l'envers de la mdaille qui s'appelle misre,
arbitraire et dictature.
Le rcit qui va suivre, donnera un avant got ceux
qui doutent ou s'enttent soutenir le contraire, pour des
raisons trop comprhensibles.
Mohamed BOUDIAF.
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Journal
21 JUIN 1963 :
L'aventure dont ce journal dcrit le droulement
commence le vendredi 21 juin, en plein midi. Je viens juste de
quitter la maison pour une course, quand deux hommes
m'accostent au pont d'Hydra, me demandant de me mettre
leur disposition au nom de la scurit militaire. J'exige des
papiers attestant leur qualit ; le plus g m'exhibe,
prcipitamment, non sans trembler quelque peu, une carte
verte tablie au nom de S. Mohamed. A peine en ai-je pris
connaissance que le second me prie, sur un ton bourru, de faire
vite.
Il est bon, avant de passer la suite, de donner le
signalement de ces deux individus. S. Mohamed est un
quinquagnaire, grisonnant, au teint olivtre et l'accent
kabyle. Je l'ai dj rencontr quelque part et, si mes souvenirs
sont fidles, sans toutefois que j'en sois totalement sr, il
s'agirait de Oussemer Mohamed, ex-agent de la police des
renseignements gnraux. Il a fait des siennes lors des
vnements de Mai 1945, particulirement Belcourt contre
les jeunes militants du P.P.A.. Sur le tard, il a rejoint les rangs
du F.L.N.. Lors de l'arrestation mouvemente du 22 octobre
19562, il tait encore membre de la D.S.T.. Le second policier,
plus jeune, replet, aux gestes un peu brusques, est l'image du
2 Arraisonnement par les militaires franais de l'avion qui transportait Ait Ahmed, Ben Bella, Khider, Lacheraf, Boudiaf. de Rabat Tunis.
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militant nouvelle vague, parfaitement imbu de son rle et
pntr de son importance policire.
C'est sous la direction de ces deux anges gardiens
que je suis amen prendre place dans une 404 flambant neuf
o deux autres passagers attendent : un jeune, plutt fluet, au
regard doux qui tient le volant et un quatrime, grand, brun,
lunettes noires, impassible, assis son ct. A son air
important, on devine qu'il s'agit d'un ponte .
Sitt install sur la banquette arrire entre S.
Mohamed et son premier acolyte, la voiture dmarre en
trombe, passe la Colonne Voirol et prend le virage pour
grimper le chemin Beaurepaire.
O allons-nous ? Pas de rponse.
On s'engouffre dans la Clinique des orangers , o le
chauffeur, aprs avoir stopp, quitte sa place pour venir se
mettre ct de moi, abandonnant le volant au militant qui
jusque l tait ma droite. Marche arrire rapide et sortie de la
clinique pour descendre cette fois le chemin Beaurepaire.
Nous refaisons le mme chemin en sens inverse mais cette
fois-ci nous dpassons le pont d'Hydra. Je reconnatrais
facilement la villa fleurie o nous pntrons. Mes ravisseurs,
visiblement satisfaits de leur exploit, me conduisent sans plus
attendre une chambre du rez-de-chausse.
Je demeure vingt-quatre heures dans cette pice avec
pour tout mobilier un fauteuil o je passe la nuit.
J'ai omis de signaler qu' mon arrive j'ai t fouill
des pieds la tte. Ayant entam la grve de la faim, je me
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sens trs fatigu et accepte le matin de monter au premier
tage, sur les conseils d'un de mes gardes. Ils sont quatre, cinq,
six, et cinq finalement qui se relaient, jour et nuit, pour assurer
ma surveillance. Tous sont arms de revolvers, et certains ne
se gnent nullement pour le montrer.
Le va-et-vient continuel des gardes, dont certains
avaient des mines patibulaires, me fait craindre que la
premire nuit ne se termine tragiquement. Kidnapp dans le
plus grand secret, amen dans une villa inhabite sans plus
d'explication, je ne peux que trouver une allure macabre
toute cette aventure. L'atmosphre est propice et les conditions
remplies pour une liquidation en douce.
A mes demandes d'explication sur les raisons de cette
expdition mes gardes rpondent invariablement qu'ils n'en
savent pas plus que moi.
Durant quatre jours, le ventre creux, je demeure dans
cette villa, cherchant dsesprment communiquer avec les
villas voisines, sans rsultat.
Le lundi 24 juin, la tombe de la nuit, on m'em-
barque en voiture pour une autre destination. Au lieu de suivre
l'itinraire emprunt la premire fois, on prfre zigzaguer
pour dboucher enfin sur la grande route qui vient du Pont
d'Hydra et continue tout droit.
La Colonne Voirol, chemin Beaurepaire, El Biar,
Boulevard G. Clemenceau, Garde mobile, caserne Ali Khodja
(ex-caserne d'Orlans), Barberousse, Boulevard de la Victoire
: on choue enfin au sige de la Gendarmerie Nationale. A ma
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descente de voiture, dans la cour plonge dans l'obscurit, le
crmonial est en place et je suis immdiatement entour par
une dizaine de gendarmes, mitraillette au poing, un peu
curieux, un peu fbriles. Le Colonel Ben Cherif est l et, sous
sa direction, escort de gendarmes diligents, j'ai droit une
chambre et un lit qui, selon ledit Colonel, valent mieux que
ceux de la Sant. Merci.
MARDI 25
L'ayant demand la veille, je reois la visite d'un
docteur, vraisemblablement gyptien, qui me conseille de
m'alimenter. Je suis encore sous le coup des vnements, trop
nerv pour lui dire ce que je pense : l'exercice du pouvoir
rend les faibles capables des pires infamies.
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De la Villa, j'ai crit une premire lettre, l'autorit
mystrieuse qui a ordonn mon enlvement :
Mohamed BOUDIAF, en dtention illgale
L'Autorit X..., qui a ordonn mon enlvement.
Depuis le 21 courant midi, heure laquelle j'ai t enlev
par un commando en voiture, je me trouve dans une maison
inconnue, sous la bonne garde de quelques agents.
Jusqu' ce jour, j'ignore jusqu'au motif de ce rapt, qui
rappelle trangement les mthodes de certains rgimes
dfunts. Pour ces raisons, et depuis mon arrestation
j'observe une grve de la faim que je poursuivrai jusqu'au jour
o une solution lgale sera apporte mon cas. Dj mon tat
de sant, compte tenu de ma condition physique, exige la visite
d'un mdecin.
Que reste-t-il un homme, priv de sa libert dans des
circonstances obscures et l'ignorance totale des siens ?
Jener, mme si la mort doit en rsulter, car il n'est pas pire
humiliation humaine que d'accepter l'arbitraire le plus criant
sans ragir.
Le 24 JUIN 1963
M. BOUDIAF
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Aujourd'hui, une autre lettre est remise la direction de la
gendarmerie.
Le 25 Juin 1963
l'autorit X...
S/C/ du Colonel Commandant la Gendarmerie d'Alger.
Ma prsente lettre ne fait que confirmer les termes de
la prcdente savoir : la situation o je me trouve.
Depuis vendredi 21 midi, jour et heure de mon
enlvement par un commando en voiture, je ne sais quel sort
m'attend, d'autant plus que ledit rapt s'est effectu dans des
circonstances pour le moins obscures. A l'exception de mon
changement de rsidence , de la villa o j'tais squestr
au sige de la gendarmerie o je me trouve, aucun
claircissement ne m'a t donn concernant ma situation.
Pour protester contre cette atteinte flagrante la
libert individuelle, j'observe depuis le jour de mon
arrestation une grve de la faim qui ne prendra fin que le
jour o, une fois pour toutes, on me dira les raisons de la
privation de libert dont je suis frapp, l'insu des miens et de
l'opinion. Depuis trois jours je demandais la visite d'un
mdecin et ce n'est qu'aujourd'hui que je l'ai obtenue.
Je me refuse qualifier ces procds et en rends
responsable le pouvoir qui en use par vengeance contre un
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homme et un citoyen dont le principal tort est de ne pas tre
d'accord avec sa politique.
Priver quiconque de sa libert pour de telles raisons
n'a t et ne sera jamais une solution. Un jour viendra o la
vrit clatera aux yeux de tous et ce moment, gare tous
ceux qui, oubliant les leons du pass, reprennent leur
propre compte les mthodes honteuses de ceux qui les ont
prcds.
M. BOUDIAF.
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MERCREDI 26
Rveil prcipit quatre heures du matin et dpart par
l'arodrome de Chraga o, cinq heures, un hlicoptre
prend l'air en direction d'Oued Nosron qu'il atteint 7 h 20.
A bord je suis rejoint par Ali ALLOUACHE 3, Moussa
KEBAILI 4 et Mohand Akli BENYOUNES 5. Je savais depuis
hier que d'autres avaient t incarcrs en mme temps que
moi la gendarmerie, mais jamais je ne me serais attendu
me retrouver avec ces trois-l.
C'est tout simplement stupfiant. On peut vraiment
admirer la perspicacit de la scurit militaire !
Aucune rponse mes lettres, ce qui ne me laisse plus
aucun doute sur le srieux et la lgalit de l'affaire.
Ce rgime a peur de la clart, comme les oiseaux de
nuits qui ne peuvent voler que dans l'obscurit.
J'crirai encore mais uniquement pour marquer ma
dsapprobation de certaines mthodes ou pour mettre nu
quelques-uns des mensonges dverss, l'occasion, sur notre
compte.
A Oued Nosron toujours flanqus de nos gendarmes,
mens par le Commandant Mohamed, adjoint de Ben Chriff,
nous avons droit une halte de deux heures. Ensuite, bord de 3 Ancien porte-parole de la wilaya IV. 4 Ancien coordinateur de la Fdration de France du F.L.N., co-auteur de La Gangrne. 5 Ancien responsable de la Fdration de France.
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voitures lgres, nous prenons la route, Sidi-Bel-Abbs, Sada,
Mchria, An Safra et, la tombe de la nuit, Beni Ounif. Une
autre halte brve et, dans la nuit saharienne, nous voici
Colomb Bchar, compltement reints par un voyage de
mille kilomtres sous une chaleur accablante.
Prcipitamment, on nous introduit dans une chambre
o quatre lits de camp, moiti dglingus, nous attendent.
Des soldats arms de mitraillettes nous gardent toutes
portes et fentres closes. Il fait une chaleur d'tuve. Le
Commandant de la troisime rgion militaire, entre les mains
duquel nous nous trouvons, affirme n'avoir reu aucun ordre
crit nous concernant. Il ne dit probablement pas toute la
vrit : comment expliquer sinon les consignes de grand secret
qui nous sont appliques ?
Je suis puis aprs ce long voyage, survenu au
sixime jour de ma grve de la faim. Je dcide d'interrompre
mon jene, croyant candidement qu' Colomb Bchar le
rgime politique va nous tre appliqu et que nous pourrons
engager une grve dans de meilleures conditions. Informer
l'opinion peut, en particulier, tre dterminant pour le succs
de la grve.
L'avenir me montrera mon erreur.
Le lendemain de notre arrive, nous crivons la lettre
suivante qui, elle seule, rsume la situation.
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Les squestrs,
Mohamed BOUDIAF, Ali ALLOU-ACHE,
Moussa KEBAILI et Mohand Akli BENYOUNES,
au
Colonel Commandant de la rgion militaire de
Colomb Bchar.
En prambule, il est utile de souligner le fait que les
frres, auteurs de la prsente, ont t privs de leur libert,
selon toute probabilit, pour des raisons politiques trouvant
leur origine dans le malaise o se dbat notre pays depuis son
accession l'indpendance politique. D'autre part, il ne doit
pas tre ignor que cet aspect du problme n'est qu'une
consquence inluctable du choix politique pos de nos jours
la conscience de tous les Algriens.
Forts de leur droit de ne jamais se dsintresser, en
leur qualit de militants et de responsables plus ou moins
connus l'chelle nationale, d'un problme aussi vital pour
notre avenir, ils considrent que leur enlvement, comme leur
dtention constituent des actes graves, d'une illgalit
rvoltante. De ces considrants dcoulent automatiquement
leur conduite, en particulier quant au rgime sous lequel ils
vivent ou sont encore appels vivre soit Bchar, soit
ailleurs.
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Cette prcision tait ncessaire car en crivant
aujourd'hui, leur but n'est ni de mendier une faveur ni encore
moins de solliciter un quelconque passe-droit.
Ceci dit, il ressort que leur cantonnement dans une
pice exigu, sans air o ils sont maintenus jour et nuit ne
peut durer sans s'apparenter une humiliation dgradante.
Par ailleurs, d'autres questions inhrentes la vie d'un
prisonnier se posent et appellent une rponse. Parmi celles-ci
:
1) Habillement: ce propos, que le Colonel sache
que les intresss ont t kidnapps dans la rue et qu'ils ne
disposent de ce fait, d'aucun vtement de rechange, sous-
vtements, pyjamas, pantoufles, etc..
2) Courrier : ayant des familles et des parents, ils
veulent recevoir expressment de leurs nouvelles et ne
comprennent pas la lenteur mise les laisser user d'un droit
reconnu aux pires hors-la-loi.
3) Visites.
4) Rception des journaux.
5) Promenades quotidiennes.
6) Soins et visites mdicales.
7) Possibilits d'achat de denres ou d'objets
l'extrieur.
Nous arrtons l cette liste en insistant sur le fait que
notre intention n'est pas de vivre dans le luxe mais d'avoir le
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minimum vital permettant un homme de vivre et de travailler
normalement, alors que les conditions qui nous sont faites
sont loin de rpondre ce modeste objectif.
Fraternellement .Suivent les signatures.
Par la mme occasion, je remets en mme temps que
la prcdente une lettre pour ma famille.
Aura-t-elle le mme sort que toute notre corres-
pondance ?
LE 4 JUILLLET
Nous sommes encore touffer de chaleur dans la
tanire de Colomb Bchar. Pas de promenade, pas de visite
mdicales ; un coiffeur nous a t refus ; la consigne c'est la
consigne : isolement total. Le commandant de la troisime
rgion nous a laiss entendre que notre situation est tout fait
provisoire et qu'il cherche un endroit o nous serons plus
l'aise. En effet, la tombe de la nuit, le Commandant Ahmed
Sadoum, adjoint au chef de rgion, vient nous dire de nous
prparer partir. Nous sommes un peu soulags ; nous fiant
aux promesses faites, nous imaginons un endroit plus vaste,
plus ar, en somme plus propice une existence moins
renferme.
A 20 h 20, deux normes camions Berliet , hauts
perchs sur leurs roues d'un modle inusit, bourrs de soldats
en tenue de combat, nous embarquent prestement et prennent
l direction du Sud.
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Jusqu' Kerzaz et sa rivire en crue, la route
goudronne rend le trajet acceptable malgr la chaleur de
la cabine avant o je suis ct du Commandant Si Ahmed,
chef de convoi. A 1 heure du matin, nous avons couvert
approximativement 300 km. Courte halte d'une demi-heure.
Les militaires ne nous perdent pas de vue. Croient-ils que nous
pourrions tenter quoi que ce soit ? On a d leur faire la leon !
A partir de Kerzaz, c'est la piste qui commence et
notre dplacement se mue en un ouragan de secousses, de
poussire et d'embardes. Je ne sais ce que mes compagnons
ressentent. Personnellement, au moment o j'cris ces notes,
j'ai un haut-le-cur au seul souvenir de cette nuit.
Compltement ballot, sans aucun rpit, ma tte tourne, mon
estomac se convulse ; j'ai des nauses. Depuis la dernire
halte, j'ai quitt la cabine pour mtendre l'arrire, entour de
toutes parts par des soldats. Un quadrilatre bien clos. Encadr
de ces ombres, je ressemble aux morts que les tolbas6 veillent
toute la nuit en psalmodiant le Coran. Pour moi, le Coran est
remplac par le tintement des gamelles, des casques, des
armes qu'ils n'abandonnent jamais. Quelle vigilance idiote !
Ce tohu-bohu infernal dure jusqu' 7 heures du matin,
heure de notre arrive un camp, portant le nom du colonel
Lotfi. Le commandant de la troisime rgion militaire est l
pour nous accueillir.
Nous ne sommes pas toucher avec des pincettes,
couverts de sable que la sueur a transform en une crote dj
paisse. Le jeune Benyouns a les lvres gonfles et 6 Nom de ceux qui, en pays d'Islam, veillent les morts en priant et rcitant le Coran.
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exsangues ; quant Kebali, il est littralement vert, tant son
malaise est visible. Allouache et moi n'allons pas mieux, les
yeux cerns, la dmarche titubante.
C'est donc l que nous allons croupir l'avenir.
Incapables d'entamer une discussion, nous nous bornons
demander au Commandant Abdallah Belhouachet si ce
changement de rsidence est d son initiative personnelle. Il
nous- rpond clairement qu'il ne fait qu'excuter les ordres.
Fermez le ban !
Pendant ce temps, que fait et que dit le Gouvernement ?
Le 26 juin, Ben Bella, au meeting tenu Alger
l'occasion de la journe de l'Afrique du Sud, a dclar sans
ambages que les gens arrts appartiennent la catgorie des
privilgis, mcontents d'avoir t dpossds de leurs biens.
Il a remerci Dieu d'avoir sauv l'Algrie d'un complot
dont son Gouvernement dtient les preuves.
La veille, l'Assemble Nationale, interpell par At
Ahmed sur les raisons des dernires arrestations, il a affirm,
avec la mme assurance, qu'un complot, dont il dtient les
preuves (Walthdk, ce qui, en arabe, signifie preuves
indiscutables) a t dcouvert et que les arrestations en
question en sont les consquences.
Dans sa confrence de presse, At Ahmed a apport
des prcisions, donnes confidentiellement par Ben Bella et
selon lesquelles le Prsident de la Rpublique Tunisienne
serait de la partie.
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Le 5 juillet, dans le discours prononc au Caroubier,
l'occasion de l'indpendance, Ben Bella, en verve, a brod sur
le thme du complot-aux-ramifi-cations-lointaines : trahison,
intelligence avec l'tranger, et tout et tout.
Enfin, lors de sa tourne dans le Constantinois (voir
compte rendu 'El-Moudjahid) Ben Bella, toujours bien
inspir, a prsent une version quelque peu diffrente. Il a
dclar textuellement : Ces derniers temps, nous avons
arrt cinq personnes ( cette date, nous sommes quatre) qui
ont trait avec le Gouvernement franais et avec le colonia-
lisme pour instaurer un climat la Tshomb .
Voil qui est clair ! Quand on connat les origines de
ce rgime, quand on s'est donn la peine de relever chaque
occasion son caractre dmagogique et mystificateur, on ne
sursaute pas devant ces monstruosits. Mais, si nous sommes
des comploteurs, si par extraordinaire nous sommes devenus
des Tshomb, si le Gouvernement dtient les soi-disantes
preuves, dont il se targue, qu'attend-il pour nous traduire
devant la justice, pour ouvrir un dossier et faire un procs en
rgle pour nous confondre et nous condamner, au lieu de nous
maintenir durant des semaines dans le secret, en nous
trimbalant aux quatre coins du pays ? Depuis notre
enlvement, aucun de nous n'a t interrog. Nous ne savons
mme pas ce qu'on nous reproche.
La vrit est ailleurs : il s'agit d une basse vengeance
personnelle, inspire par la peur panique devant la monte du
mcontentement populaire. Le pouvoir, pour tenter de se tirer
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de cette situation malaise, n'a pas trouv mieux que de
recourir aux procds culs de l'intimidation et de l'injustice.
Ce journal m'aidera convaincre les plus sceptiques
d'un fait : ni le secret, ni les mensonges, ni la mystification, ni
l'arbitraire dont nous sommes frapps n'arrteront la marche de
la vrit. Ce cauchemar que nous vivons et, travers nous, le
peuple algrien, prendra fin.
LE 7 JUILLET
Nous sommes l depuis trois jours et, selon toute
vraisemblance, nous y resterons plus longtemps encore.
Notre chambre a cinq mtres sur trois ; sans aucun
contact avec l'extrieur, nous sommes gards par de jeunes
soldats qui, vu leur ge, ne donnent pas l'impression d'avoir
appartenu une formation de combat pendant la guerre de
libration nationale. Terroriss, muets, obissants aux gestes,
ils me fonticipation dcisive du peuple n'est qu'incomprhen-
sion ou illusion.
Donc les rgressions, toujours provisoires, sont
toujours possibles aprs des bouleversements tels que notre
guerre de libration nationale. Il est ais de prvoir le sens du
mouvement quand l'lan rvolutionnaire est impuls par une
lite d'avant-garde organise, consciente de son rle, anime
d'une idologie. Le chemin est clair, les buts nets et la marche
rsolue. Dans le cas contraire, ce n'est qu'une effervescence
sans but prcis, sans orientation sre, ni perspective
dtermine : on peut alors craindre le pire.
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Force est de constater que l'Algrie se classe dans le
dernier cas. Car en recouvrant son indpendance, elle n'avait
son service ni quipe rvolutionnaire rsolue, ni programme
dfini, ni voie d'dification claire.
Les vritables rvolutions sont un phnomne de
dpassement continuel soumis une acclration dans le sens
du progrs, de la justice, de la rigueur idologique et de la
formation de cadres.
Est-ce le cas dans notre pays ?
Il faut le dire bien net : il n'y a plus de rvolution en
Algrie. Depuis la crise de juillet et aot 1962 tout a t
perverti au point que nous nous trouvons, depuis quelque
temps, devant ce spectacle effarant d'un faux parti, d'une
fausse arme, d'un Gouvernement htroclite soumis
l'influence d'un homme, de faux syndicats, de l'parpillement
des forces saines, de l'arrestation de militants, etc.
S'il se trouve des gens qui, sous le prtexte de ne pas
tomber dans la critique systmatique, parlent encore de
rvolution et de socialisme, qu'ils tremblent de dire la vrit,
ou bien qu'ils sont stupides ou intresss. C'est le cas de tous
ces jeunes intellectuels plongs jusqu'au cou dans la compro-
mission et qui se font au prix de mensualits paisses les
chantres d'un rgime qui les engraisse et dont ils paient les
largesses par leur conformisme.
TSABIT
Enfin nous sommes tout de mme arrivs dcouvrir
le lieu de notre squestration force de farfouiller dans un tas
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de papiers, de cahiers abandonns dans un coin et couverts de
poussire. Le responsable en l'entendant prononcer a sursaut :
c'est donc de volont dlibre qu'on a cherch nous le
cacher, en oubliant qu'un prisonnier, par un phnomne tout
naturel, mme ligot, arrive dcouvrir bon nombre de
choses, uniquement parce que sa pense et tous ses sens sont
mobiliss cet effet.
TSABIT, plus au sud que Timimoum, situ 65 km au
nord d'Adrar, capitale du Touat, et dernire agglomration
importante sur la route qui mne au Mali. Plus au sud il n'y a
que l'Afrique noire et je commence raliser pourquoi chaque
jour qui passe nous affaiblit un peu plus. A peine dix jours, et
il suffit d'un lger effort pour sentir des vertiges. Passer la
langue sur n'importe quelle partie du corps et c'est du sel en
couches. Je n'exagre rien, j'en ai fait plus d'une fois l'ex-
prience. A ce rythme, nous n'allons pas tarder nous puiser
petit petit et c'est une des raisons de la dcision que nous
avons prise d'engager une action de protestation sous forme
d'une grve de la faim. Le responsable militaire de la base
Lotfi en a t averti hier par crit, en ces termes :
Gouvernement atteste que nous sommes assigns en
rsidence alors qu'en ralit nous nous trouvons Tsabit,
prisonniers du dsert.
Vu impossibilit existence Tsabit et perptuation de
cet tat de faits, attendons 48 heures changement de rsidence
et claircissement de notre cas dfaut de quoi entamerons
grve de la faim illimite.
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Pour ma part ce sera la deuxime preuve.
La tourne de Ben Bella a commenc et, d'aprs les
radios, elle touchera : Batna, Biskra, Khenchela, An-Beda,
Barika.
Toujours le mme thme, les mmes fabulations, les
mmes promesses creuses, les mmes exagrations, avec, pour
chaque ville ou village, un dtail consommation locale sur
tel ou tel hros. C'est ainsi que j'ai entendu parler d'un
prtendu serment chang par Ben Bella Tripoli avec Si
Mustapha Ben Boulad 7. En ralit ce dernier en revenant de
son voyage tait plus que rvolt de n'avoir rapport en fait
d'armes, que des promesses vasives. Seulement Si Mustapha
n'est plus l pour rtablir la vrit. Avant le 1er novembre
aucune arme, aucune balle n'est entre en Algrie et l'argent
fourni par 1' intrieur et dpos en Suisse bien avant la date
du dclenchement, aprs avoir t allg de 200.000 Frs pour
les besoins personnels de Ben Bella, est rest en banque au
lieu de se transformer en armes. Cela contredit videmment
les affirmations de l'actuel Prsident. Heureusement des
tmoins sont toujours en vie pour confirmer ces faits.
Aprs cette digression, reprenons l'analyse des
discours prsidentiels, nous y trouvons invariablement les
mmes thmes en filigrane.
Je suis la Rvolution.
Grce mon Gouvernement (sous-entendu, moi),
l'Algrie a eu son indpendance et a pu concrtiser des
7 Un des fondateurs du C.R.UA . premier chef de la Wilaya I (Aures), tu en 1956.
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ralisations miraculeuses. Aucun gouvernement au monde n'a
pu faire ce que l'Algrie, en si peu de temps, a accompli.
Dnigrement du G.P.R.A.
Suit invitablement le chapelet sur les bourgeois et le
pangyrique personnel du chef : il ne mange pas, ne dort
pas pour veiller cette uvre colossale qu'il a entrepris : deux
ans l'extrieur, cinq ans en prison, quelques mois de travail
de sape depuis sa libration, Tlemcen et la prise de pouvoir au
nom d'un bureau politique dont les membres sont dj
parpills aux quatre vents.
Tout ce tissu de contradictions est maill de serments
et ponctu des Vive Ben Bella repris par l'assistance.
Donc le but semble atteint.
Un jour arrivera o ce charlatanisme ne rsistera plus
la marche des vnements et la prise de conscience de plus
en plus grande de notre jeunesse, de nos travailleurs et de nos
paysans qu'on ne peut tromper indfiniment aussi
grossirement.
LE 15 JUILLET
Nous sommes toujours Tsabit, sous la mme chaleur
et dans la mme incertitude. Pas de journaux, quelques
informations recueillies suivant le caprice d'un transistor.
Abbas a donn hier une confrence de presse Stif. Il
ressort des quelques extraits donns par les radios Monte-
Carlo et Paris, que, comme son habitude, il joue au modr
conciliateur en se plaant en position d'arbitre pour prner le
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rassemblement de tout le monde. Il se situe au centre, dans le
dbat qui est ouvert, ce qui est fort commode et politiquement
intelligent, il faut bien le dire.
De nous, pas un mot si on en juge par les extraits
donns de sa confrence. Ironie du sort ! Abbas en se faisant le
champion de la dmocratie, de la parole au peuple, oublie que
des militants algriens ont t subtiliss en plein Alger,
squestrs et depuis ports disparus. Est-ce la meilleure faon
de dfendre le droit de la personne humaine, de la libert
d'opinion et d'expression ? Ne pas avoir le courage d'aller au
fond de sa pense, n'a jamais constitu un moyen efficace de
lutte, et Abbas a beau menacer de se retirer de la politique et
de refuser de siger dans une Assemble qui ne sera pas
l'expression du peuple, il ne changera rien cette action.
Paralllement cette prise de position, Abbas se
proclame socialiste. Le mot est la mode, c'est son droit
comme tout un chacun. Malheureux socialisme, n'es-tu pas
devenu cette denre bas prix, la porte de tout acheteur ?
Je reste rveur l'ide de tous ces socialismes
algriens, l'un spcifique, l'autre original, tel autre musulman,
celui-ci humaniste, celui-l arabe ou africain et je pourrais en
citer encore des varits plus ou moins pittoresques.
Qu'est-ce que tout cet talage alors qu'en ralit il n'y a
et ne peut y avoir qu'un seul et vritable socialisme : le
socialisme scientifique fond sur la lutte des classes. Il
appartient aux exploits, la classe laborieuse, de s'organiser,
de s'unir pour mettre bas la bourgeoisie sous toutes ses
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formes, liminer les injustices et promouvoir une socit
nouvelle d'o seront bannies les diffrenciations de classes, de
revenus et de chances devant la vie.
Ce socialisme ne peut reposer que sur l'analyse de la
ralit objective, en dehors de toute mystification, et la ralit
ne peut trouver sa signification irrfutable que dans la
dmonstration scientifique.
Il n'en demeure pas moins vrai que le socialisme
scientifique doit tenir compte de chaque situation pour
dcouvrir les meilleures voies vers une application rationnelle,
les buts restant les mmes et les objectifs immuables.
Introduire la ralit de notre peuple par le seul biais de
la croyance, c'est fausser le problme. D'ailleurs, en quoi notre
religion, tolrante et juste, contredit-elle une thorie qui tend
plus de justice, plus de libert et l'mancipation de
l'homme. Il est temps qu'on sache que l'Islam (et je suis
musulman pratiquant) n'est, ne peut tre un frein au progrs ou
un alibi pour ceux qui veulent prserver leur situation de
privilgis.
Il faut se dfinir politiquement, prendre une option
dfinitive et s'engager dans une voie au lieu de louvoyer en
cherchant des socialismes diffrents du seul qui a fait ses
preuves. En restant croyants, qui nous interdit de lutter pour
que notre socit se libre compltement, s'difie dans l'intrt
de tous, et que chacun ait droit la vie, au travail, la libert
et un mieux-tre ? Ceux qui maintiennent que la religion
musulmane s'oppose ces buts nobles, ne sont pas des
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musulmans ou sont les adeptes d'un Islam particulier, disons
spcifique, que personnellement je renie.
Ce dveloppement nous mne loin de Tsabit, o las
d'attendre et de vgter, nous avons commenc une grve de la
faim pour une dure illimite. Notre action ne s'annonce pas
sous d'heureux auspices. Tout laisse prvoir que quelques
jours suffiront pour avoir raison de notre rsistance physique.
Enlevs, squestrs de lieu clandestin en caserne pour
tre jets des centaines de kilomtres de Colomb Bchar,
compltement isols et troitement surveills, nous reste-t-il
un autre moyen de lutte?
Il est peine 9 heures du matin et un vent brlant
balaie la base Lotfi, en malmenant, dans un fracas
tourdissant, les volets et les portes laisss ouverts. Nous
sommes dj dans la casemate allongs l'abri de la tempte
de sable. Notre nourriture littraire se limite des romans
policiers dans l'attente du courrier de Bchar qui, selon les
promesses du Commandant Si Ahmed Sadoun et de son
suprieur, doit nous apporter livres, papier crire, quelques
mdicaments. Ledit courrier est en retard de quatre jours sur la
date fixe. Nous apprenons ne pas nous fier aux promesses.
Nous savons ce qu'elles valent.
Avant notre dpart de Colomb Bchar, ne nous a-t-on
pas dclar que notre transfert visait nous assurer des
conditions de vie meilleures avant que notre sort ne soit
dfinitivement fix. Aprs cela nous nous retrouvons Tsabit
o la vie est peine possible.
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Bien plus, chaque occasion, il nous est rpt que
nous sommes des militants et que nous devons faire preuve de
patience. Si militant est pris dans le sens que lui donne l'actuel
ministre de l'Industrie, Laroussi Khelifa, dans son fameux
livre traitant du militantisme 8 qu'il n'a dcouvert, pour sa part,
que sur le tard d'une vie de compromission et de reniement, il
faut se rsoudre cette patience qu'on nous conseille. Mais
est-ce l le militantisme ? Ne signifie-t-il pas, bien au
contraire, le refus obstin de l'arbitraire, la volont
inbranlable de rsister aux influences pernicieuses et aux
tentations, la combativit dans toutes les situations, la
rectitude morale, la lutte contre la rsignation, l'indiffrence et
l'inertie, le courage devant les preuves, la probit morale et
intellectuelle, la franchise, le respect de la vrit, etc.. etc.. En
reprenant la rponse faite par Che Guevara lors de son
dernier voyage en Algrie, une question qui lui a t pose :
le socialisme conomique, la redistribution des biens sans la
morale rvolutionnaire, cela ne m'intresse pas , j'en arrive
cette constatation que sans militantisme rvolutionnaire il n'y a
pas de rvolution. Les mots, les programmes, les dclarations
n'ont de valeur que dans la bouche de ceux qui en connaissent
le sens et la porte et considrent qu'une parole prononce
tient lieu d'engagement. Le reste n'est que fume au vent. Pour
un militant pntr de ces valeurs, la prison, les humiliations,
les mensonges ne feront que renforcer en lui ces qualits (c'est
une erreur de penser lui faire perdre pied par des traitements
de ce genre). Erreur que tous ces calculs : c'est la rpression
sous tous ses aspects qui, en s'abattant sur les partis
8 Manuel du militant algrien, La Cit, Lausanne, 1962.
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rvolutionnaires, leur a permis de s'purer en dmasquant les
faiblesses. C'est dans les prisons que les hommes de valeur se
dcouvrent et se forgent.
De ce point de vue, le pouvoir actuel, en nous
apprhendant, a rendu service la cause de la rvolution et
aux droits d'opinion et de libre expression qu'il croit juguler en
ayant recours des mesures illgales et dictatoriales. D'autres
avant lui ont essay ces mthodes et ont dchant, son tour il
dchantera.
LE 16 JUILLET
Deuxime jour de la grve de la faim. La journe
d'hier, rpute pour tre dure, n'a pas t exceptionnelle. Il faut
noter ce sujet que chaque grve de la faim, compte tenu des
circonstances, du lieu, de la saison a son caractre spcifique.
On a beau ne plus en tre sa premire exprience, chaque
fois apparaissent des symptmes inconnus et des ractions
originales.
En ce qui nous concerne, il est bon de souligner qu'en
dpit de la grande chaleur on boit beaucoup moins que
d'habitude, d'o la diminution notable des sudations. Par
contre, la faim se fait immdiatement sentir et les vertiges
apparaissent ds la seconde journe.
Au sujet de cette grve, je prcise qu'elle n'a rien de
comparable avec certains simulacres entrepris ailleurs et
exagrment amplifis par une publicit tapageuse sans aucun
rapport avec la vrit.
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Celle dont je parle est effective (except l'eau et les
cigarettes). Ceci, avec une temprature de 45 l'ombre, sans
aucune commodit d'existence ni dispositions sanitaires. Si
aucun changement n'est apport notre situation, notre
dcision est prise d'aller jusqu' l'incapacit totale.
Nous avons appris hier soir l'arrestation du Colonel
Saout-El-Arab de l'ex-wilaya II. Encore un gibier au tableau
de chasse du pouvoir, en attendant d'autres.
LE 17JUILLET
Troisime jour de la grve. Pour ceux qui l'ont connue,
la grve de la faim est dure surtout ses dbuts.
Hier, dans l'aprs-midi, les amis taient presque tous
mal en point. Leurs visages sont devenus terreux, leurs yeux
sont enfoncs profondment dans leurs orbites ; la grve
commence produire ses effets. Autre symptme : les maux
de tte, c'est une douleur spciale en son genre : on sent sa tte
branle de l'intrieur, on a mal aux tempes, aux sinus et dans
mon cas, mes yeux, comme pousss de l'intrieur, me donnent
la sensation de s'exorbiter, ce qui m'oblige fermer les
paupires et les presser fortement avec les doigts pour
attnuer le mal.
Ce jour dix heures, nous avons demand des cachets
d'aspirine. Peine perdue : la base Lotfi de Tsabit les
mdicaments les plus usuels sont introuvables.
Etendus sur nos lits, au grand air, silencieux, chacun
rve ou somnole en attendant un sommeil qui ne vient pas. Le
ciel clair encore par les lueurs du couchant reste longtemps
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voil avant l'apparition des premires toiles. Dans une demi-
heure, elles seront des myriades dans ce ciel plus dgag et
lointain.
Ben Bella a t l'hte de Ferhat Abbas Stif.
Rconciliation, embrassades, congratulations et tout le reste.
Nos gardes font beugler leur poste pour couter l'oracle de
l'Algrie. A Paris, les liens de la coopration se raffermissent,
lient plus troitement l'Algrie l'ex-mtropole. C'est normal,
quand on n'a pas d'argent, de le chercher l o il se trouve et
en ne faisant pas trop la fine bouche. Mais dans tout cela, o
est le peuple dont on se rclame corps et cris l'occasion
de ces rconciliations et de ces combines politiques ?
Jusqu' ces derniers jours, avant la rconciliation,
Abbas boudait Stif, mcontent du dveloppement de la
situation pourtant prvisible depuis le coup de gong de Tripoli.
Il n'y a pas si longtemps, l'actuel prsident du Conseil
vituprait contre la bourgeoisie et les petits amis d'Abbas.
Aussi paradoxal que cela puisse paratre, cette rencontre a fait
de l'un l'homme fort de l'Algrie et de l'autre l'lment le plus
honnte de toute l'quipe qui tait l'extrieur !
Qu'en est-il exactement de ce nouveau mariage de
circonstances ? Combien de temps rsistera-t-il encore avant
que ce mnage rafistol la hte ne se remette tanguer ?
Autant de questions qu'il m'est difficile d'lucider dans
ma situation actuelle et dans le cadre de mon information
limite.
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Certaines radios trangres ont donn quelques
claircissements sur le cas de Saout-el-Arab, enlev comme
nous dans la rue alors qu'il tait avec le Commandant Tahar.
Dcidment le pouvoir en prend son aise. Y a-t-il quelqu'un
qui lui dplait ? hop ! il l'enlve et le fait disparatre. A qui le
tour, la prochaine fois ?
Si je me base sur notre exprience rcente, le colonel
Saout-el-Arab doit se trouver quelque part dans le secret en
train de mditer sur ses annes de rsistance grce auxquelles,
avec l'appui de tout un peuple, ses kidnappers sont aujourd'hui
au pouvoir. N'est-ce pas le propre des rvolutions avortes que
de dvorer en priorit leurs meilleurs fils ?
D'autres, en particulier ceux qui inflexiblement se
refusent faire partie de la cure, subiront tt ou tard le mme
sort car le tournant est pris et gare ceux qui n'apprcieront
pas la leon sa juste valeur. Plus les difficults apparatront,
plus la rpression s'accentuera.
Heureusement, cette anne, la rcolte a t assez
bonne pour permettre aux gens de manger leur faim,
autrement o en serions-nous ? Les comits de gestion, la
nationalisation de certains moyens de production, la
participation, dans quelques secteurs, des comits d'ouvriers
la gestion des entreprise, peuvent tre considrs comme des
faits positifs, mais de l parler de socialisme appliqu il y a
un abme que beaucoup ont franchi allgrement. Sans rforme
agraire radicale appuye sur une planification rigoureuse de
toute notre conomie, sans le passage de tous les moyens de
production aux mains des travailleurs, sans la mobilisation des
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masses, sans le contrle svre du commerce extrieur et du
mouvement des capitaux, sans la cration d'un march
intrieur contrl dans tous ses circuits, sans la slection des
investissements extrieurs, il ne peut tre question de
socialisme. On me rtorquera que l'on ne fait pas un monde en
un jour. C'est exact ; mais ou bien on est capable de
promouvoir une dification socialiste sur des bases objectives
en acceptant toutes les implications intrieures et extrieures,
ou bien au contraire on ne le peut pas et alors il est prfrable,
pour tre honnte et raliste, de choisir une autre voie, qui
aurait au moins l'avantage de la logique. Jouer sur les deux
tableaux, c'est chouer des deux cts, gcher des chances,
plonger le pays dans l'incertitude et les crises et pousser notre
peuple ne plus croire ce socialisme tant vant.
A la lumire de ce qui se fait depuis un an,
malheureusement, je ne vois pas d'autre issue que la
transformation radicale de toute notre politique. Seule la
vrit est rvolutionnaire . Notre peuple a droit cette vrit.
Il a suffisamment montr ce dont il est capable pour ne pas
craindre de regarder la ralit en face, pour se mobiliser et
accepter encore des sacrifices en vue d'difier le socialisme,
voie difficile, mais seule susceptible de le tirer de son sous-
dveloppement, hritage de l'exploitation coloniale.
LE 18 JUILLET
Quatrime jour de la grve. Sitt debout aprs une nuit
d'un sommeil peupl de cauchemars, je me mets ce journal
pour profiter des quelques moments de fracheur. Il est peine
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six heures du matin et un soleil implacable gagne rapidement
le ciel, inondant la terre dune lumire blanche.
Durant toute la journe d'hier, nous avons attendu
vainement les nouvelles de Colomb Bchar. Pas de mdecin.
Un jeune infirmier militaire venu d'Adrar nous a propos des
cachets de je ne sais quoi et nous a conseill de manger. Il
nous avoua candidement qu'il ne comprenait pas pourquoi
nous refusions de nous alimenter. Nous nous sommes efforcs,
chacun de notre ct, de le lui expliquer. Il ne semble pas qu'il
ait t compltement satisfait, n'ayant peut-tre jamais entendu
parler d'une grve de la faim. Il tait sincre, ce qui n'arrange
rien.
Je commence sentir la fatigue me gagner et le vertige
brouiller mes ides et ma vue. J'abandonne jusqu' ce soir.
MEME JOUR A 18 HEURES
Pour les besoins de ce journal je regagne le rez-de-
chausse o il m'est possible de travailler un peu. Depuis le
matin personne n'est sorti de la casemate. Jusqu' cette heure
la chaleur est encore trop forte. Au bas mot il faut compter
douze heures pendant lesquelles il est pratiquement intenable
de rester au rez-de-chausse.
Notre poste-radio, devenu aphone, a t remis un
garde pour changement de piles. Heureusement que le
responsable de la base nous en a prt un autre. Je m'excuse de
parler de ces faits insignifiants mais quand on est en prison (et
quelle prison dore!) ces moindres vnements acquirent un
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relief particulier et c'est pourquoi je n'ai pu m'empcher de les
noter au fur et mesure.
Toujours le mme isolement. Aucune nouvelle ; pas de
raction ; peut-tre aurons-nous la visite du Commandant Si
Ahmed, annonce depuis 24 heures ?
En dehors des jeunes militaires qui nous gardent et
assistent notre affaiblissement progressif, personne ne
s'intresse notre tat. Faire la grve de la faim, s'teindre ou
s'en tirer avec une maladie grave, peu importe ceux qui nous
ont priv de libert.
Jusqu' ce jour et depuis notre arrive Tsabit nous
n'avons reu qu'un seul envoi de journaux de Colomb Bchar.
Tout le paquet est vieux d une semaine et donc sans aucun
rapport avec l'actualit. En dehors de la dclaration faite par
Krim et un compte rendu trs court de la confrence donne
par Ait Ahmed, le reste ne prsente aucun intrt.
Saout-el-Arab, le cinquime enlev, a t vite oubli.
Hier et aujourd'hui, les radios consacrent tous leurs
commentaires aux arrestations du Maroc. C'est l'U.N.F.P. qui
en fait les frais pour complot contre la scurit de l'tat. Qu'y
a-t-il de vrai dans cette sombre et douloureuse affaire ?
Selon les commentaires, et particulirement ceux de la
B.B.C. en arabe, le gouvernement algrien n'y serait pas
tranger, ayant t le fournisseur d'un grand contingent
d'armes. Ignorant tout et n'ayant aucun moyen de vrifier ces
informations je ne puis que faire des hypothses.
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Ou tout cela est pure invention du pouvoir pour
charger des adversaires politiques et ledit complot ne
convaincra personne et se dgonflera en redonnant force et
dtermination l'opposition marocaine, ou les faits reprochs
l'U.N.F.P. sont tays et alors il y a lieu de penser que ces
frres marocains ont commis une erreur grossire et porteront
un coup terrible leur prestige et leur parti.
A noter, en passant, que l'U.N.F.P., pendant la crise de
l't dernier, a pris fait et cause pour le clan de Tlemcen ; sa
presse a mme t jusqu' qualifier certaines oprations
(invasion de la wilaya II, affrontement avec les wilayas III et
IV) d'actes rvolutionnaires.
J'ai suffisamment mis les choses au point avec ces
frres marocains pour ne pas reprendre cette argumentation
ici. Je considre que l'U.N.F.P. tactiquement a peut-tre des
raisons de s'allier avec le rgime de Ben Bella, mais
stratgiquement cette position est totalement fausse.
Je m'explique.
De tous temps la politique maghrbine des
mouvements nationalistes des trois pays nord-africains a t
marque par une situation de fait, la dsunion. Aucun accord
n'a jamais vu le jour entre l'Istiqlal, le P.PA.-M.T.L.D. et le
No-Destour. Pourtant, les occasions historiques n'ont pas
manqu pour favoriser une action commune qui aurait t la
meilleure garantie d'un avenir commun. Ainsi lorsque les uns
et les autres sont revenus de leurs garements pour s'engager
dans la voie de l'action arme et, lorsque les questions de
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tactique et d'optique ont cd le pas devant les forces
dynamiques, les trois pays se retrouvrent, par la force des
choses, engags dans le mme combat ; cet alignement
inespr, remarquons-le, n'a pas t le fait des directions, mais
celui de la base. Entre 1952-1954, toutes les conditions d'une
union solide taient enfin runies. Cela ne manqua pas
d'branler l'indiffrence du colonialisme franais, assez
intelligent pour saisir que le moment tait venu d'arrter tout
prix une cohsion de cette nature et de cette ampleur. En aot
1954, en concdant la Tunisie son autonomie interne, il
parvint l'arrt de la lutte sur ce front.
Malgr ce handicap srieux, Marocains et Algriens
face une mme ralit et stimuls par l'exprience
tunisienne, rapprochrent leurs points de vue et arrtrent un
plan commun d'action. Le 1er octobre 1955 fut le
couronnement d'une anne d'efforts et ce mme jour le
dpartement d'Oran, jusque l silencieux, le Rif et la rgion de
Beni Snassen entrrent en action contre les forces franaises.
Ce mouvement, indcis son dbut, prit forme et deux mois
plus tard le Moyen-Atlas et le Grand-Atlas se mirent leur
tour en branle, alors qu'en Oranie l'action s'tendait de plus en
plus vers l'Est. Mais pour la deuxime fois, en un an,
l'imprialisme joua et gagna au dtriment de l'Afrique du
Nord. En dcembre 1955 le Sultan du Maroc, alors exil, fut
ramen dans son pays et rcupra son trne. Un an plus tard,
la rsistance marocaine, malgr nos mises en garde, nos
sollicitations et nos rserves dcida son tour de mettre fin
l'action. L'Algrie reste seule continua son combat jusqu' la
victoire, mais quel prix !
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Cette courte priode de l'histoire de nos trois pays est
riche de leons qui ne semblent pourtant pas avoir profit
tous ceux qui parlent encore, avec ou sans conviction,
qu'importe, de l'Union Maghrbine.
II faut se demander avant tout si cette union est viable
et si elle est ralisable. Il ne fait aucun doute que l'unification
des trois pays sera un facteur essentiel du dveloppement
conomique et social, par la mise en commun de toutes les
ressources et tous les efforts.
L'ensemble gographique et conomique ainsi
constitu sera infiniment mieux arm pour affronter le no-
colonialisme que chacun des trois pays pris sparment. Un
autre avantage non ngligeable sera l'limination dfinitive
des querelles de frontires, des revendications territoriales et
de toutes les manuvres striles. Il est mme possible que
l'unification du Maghreb donne une impulsion dterminante
la ralisation de l'unit Arabe, voire Africaine. La question qui
se pose est donc de savoir comment raliser cette union et
quelles sont les voies qui y mnent. D'abord, il faut avoir le
courage de poser les problmes en termes rels : admettre que
l'Afrique du Nord est sous-dveloppe dans ses trois parties et
que vouloir la dvelopper implique la transformation radicale
des structures politico-sociales. Omettre de poser le problme
dans ces termes, c'est se condamner au balbutiement politique,
orchestr grand bruit l'occasion de certains accords limits
et sans grande porte conclus entre deux de nos trois pays,
avec toujours l'arrire plan des manuvres permettant soit
de s'opposer au troisime pays soit de contrebalancer
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l'influence du partenaire ; cette politique en dents de scie
continue de rgir actuellement les rapports nords-africains et
les exposent dangereusement aux pressions externes.
En conclusion, l'unification passe obligatoirement par
une option politico-conomique. Parler d'union sans montrer
au profit de quelle catgorie de citoyens elle doit se faire, sans
prciser sur quelles forces sociales elle peut s'appuyer, sans en
dterminer les principaux obstacles, les ennemis qui la
contrecarrent, les allis intrieurs et extrieurs, c'est de
l'opportunisme.
D'autre part, il faut admettre que le combat contre
cette mystification dpasse nos frontires respectives et que le
problme de la stratgie doit donc primer sur tout calcul
tactique. La seule voie possible et praticable repose sur le
rassemblement d'une avant-garde rvolutionnaire des trois
pays dont la principale tche serait d'amener nos masses
laborieuses une conscience plus aigu de la ralit en leur
imprimant un rythme acclr dans leur marche vers le
socialisme. Autrement dit, ne pas penser le problme
maghrbin son chelle globale et sous tous ses aspects :
social, conomique, politique, ne pas arrter une orientation
commune, c'est s'carter de la vritable solution.
En disant plus haut que l'U.N.F.P., en prenant position
dans la crise algrienne, a commis une faute lourde de
consquence, mon ide tait que tout partisan dtermin de
cette union n'a pas le droit de s'aventurer la lgre dans des
voies qui ne rpondent pas cet objectif. En agissant de la
sorte, sans aucun doute de bonne foi, l'U.N.F.P. commis une
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erreur. Tournant le dos la ralit nord-africaine
rvolutionnaire, elle a choisi le clan des vainqueurs sans
chercher plus loin les motivations de ceux-l mmes qui
aujourd'hui sont au pouvoir. Or, leur politique depuis un an est
la preuve flagrante de la stabilisation d'un rgime qui, pour
l'essentiel, diffre peu de ceux qui existent de part et d'autre.
Les complots qui, quelques jours d'intervalle, ont
frapp des militants d'une mme cause ne sont-ils pas une
preuve de ce que j'affirme ?
A l'heure o j'cris ces lignes, Tsabit, ma pense va
ces frres qui, tort ou raison, ne doivent pas tre en
meilleure posture que nous.
LE 19 JUILLET
Cinquime jour de grve de la faim. Nous touchons
l'euphorie. Plus de douleurs, plus de maux de tte, nous
abordons la seconde tape o le corps sevr pendant une
priode, s'adapte et perd ses exigences pour vivre sur lui-
mme. L'expression devient pteuse et tranante, la parole
moins sre, et le besoin de repos plus accentu. La sueur prend
des odeurs acres. Hier, par exemple, je me suis lav trois
reprises et la fin de la journe je n'tais pas humer de bien
prs. S'il est vrai que les sudations sont moins abondantes, il
n'est pas moins vrai qu'au moindre effort le corps se couvre de
fines
gouttelettes d'une sueur concentre l'odeur cu-
rante.
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Ce matin le commandant Si Ahmed est arriv bon
port aprs une panne qui l'a retenu 24 heures aux environs de
Beni-Abbs. Les directives qu'il a reues d'Alger insistent sur
le maintien de l'isolement au grand secret. Devant l'obstination
de ce rgime trop enfonc dans son propre jeu pour pouvoir se
dmentir facilement, notre dcision demeure inbranlable :
nous continuerons notre grve. Il serait question de nous
changer de rsidence pour nous placer plus au nord, ce qui
n'arrange rien.
Le pouvoir tient nous garder dans cette situation de
squestrs. Je comprends parfaitement que les hommes qui ont
dcid notre enlvement, faute de parvenir leur fin macabre,
ne se gnent pas le moins du monde pour prolonger notre
calvaire et parvenir un rsultat analogue. L'essentiel donc est
de nous rduire au silence et pour cela ils ne lsinent pas sur
les moyens. Le commandant de la 3e rgion militaire n'a-t-il
pas lui-mme affirm plus d'une fois qu'en ce qui nous
concerne, il n'a jamais reu de directives crites mais
seulement des messages radio lui enjoignant de nous surveiller
de prs.
Combien de temps cette pnible situation va-t-elle
durer ? Le rgime certainement est dcid aller jusqu'au bout
et quoi que nous fassions, quoi que nous tentions, il ne ragira
que dans le mauvais sens. C'est dans sa logique.
Nanmoins, la grve de la faim ne peut pas durer
ternellement. Il arrivera un moment o quelqu'un devra
cder. Pour nous, il n'en est pas question, car il ne s'agit pas
d'une action quelconque simple caractre revendicatif, mais
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d'un combat pour le respect des droits sacrs de la personne
humaine pour lesquels des milliers de nos frres ont sacrifi
leur vie. L'preuve est engage, quelle qu'en puisse tre l'issue,
nous ne serons pas les perdants. Notre conviction est trop
ferme sur ce point pour que nous nous laissions flchir. Mme
en cas de fin irrmdiable, d'autres prendront la relve, et
briseront le cercle infernal qui se referme sur notre peuple.
C'est d'ailleurs le propre de toute politique d'injustice de plier
tt au tard sous le poids de ses infamies ou de ses crimes.
Pourrait-il en tre autrement avec un rgime impos par la
force et accul recourir des mthodes qui rappellent
trangement celles de toutes les dictatures ?
LE 20 JUILLET
Sixime jour de la grve. Aprs un mois de
squestration, l'euphorie persiste mais la fatigue, jusqu' hier
faible, indcise, s'affirme et se prcise. Les articulations ne
rpondent que difficilement alors que tout le corps se ramollit
et devient flasque.
D'ici peu de jours nous serons sans doute incapables
de nous mouvoir, plus forte raison si nous devons effectuer
aujourd'hui ou demain ce dplacement vers le nord, qui,
d'aprs Si Ahmed, faciliterait une vacuation au cas o l'un de
nous tomberait malade. Comme si nous ne l'tions pas dj.
Mais en l'absence d'un mdecin qui pourrait le prouver ?
Avec nos barbes de plusieurs jours et nos cheveux d'un
mois, nous avons une vraie mine de circonstance. Quant au
coiffeur, il n'en est pas question. La consigne n'est-elle pas de
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nous empcher d'entrer en contact avec autrui, mme avec les
ntres. Le commandant militaire de la rgion, en toute disci-
pline, ne fait qu'excuter les ordres ; c'est le leitmotiv qu'on a
oppos toutes mes questions. A ce propos, et pour illustrer
cet tat d'esprit, j'voquerai avec quelque retard, une scne qui
s'est droule Colomb Bchar, le matin de notre premier jour
de rsidence dans cette localit.
En arrivant Colomb Bchar, nous avions t
fourrs dans une pice dont on avait eu soin, l'avance, de
condamner toutes les issues. La nuit de notre arrive nous
tions trop fatigus pour nous occuper de ces questions et
notre seul dsir tait de dormir pour nous reposer d'un voyage
plus que harassant. Le lendemain matin, au rveil, nous
suffoquions presque dans cette atmosphre moite et
renferme. Nous ayant entendu frapper la porte la sentinelle
alerta un quelconque responsable qui fut reu par nos
protestations vhmentes au sujet de cette claustration
incomprhensible. Il nous rpliqua sans rflchir : Ce sont
les ordres .
A ma question : Si on te demandait de nous
trangler, le ferais-tu ? il rpondit, imperturbable : Bien sr
. En fin de compte, et sans doute aprs consultation, on nous
permit de garder cette malheureuse porte ouverte pour voir un
coin de ciel et recevoir un peu d'air. La sentinelle tait en
permanence sur le seuil mme, alors qu'une autre, sur la
terrasse, en tenue de combat, casque compris, surveillait les
abords, mitraillette au poing, l'air malheureux sous un soleil de
plomb.
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Je pourrais citer d'autres exemples de cette mentalit
sans rien y changer et c'est pourquoi je prfre laisser ces
excutants leur discipline pour me pencher davantage sur les
causes qui nous ont amen cet tat de fait dsastreux. Que
l'on ne s'imagine pas surtout que cette rgion militaire fasse
exception. Avec, certes, des nuances, c'est le mme tat
desprit que nous avons rencontr partout depuis que notre
existence de prisonnier nous a mis en contact avec des
policiers en civil, des soldats de l'A.N.P. ou des gendarmes
mobiles.
Un autre exemple pour finir. En arrivant Sada, un
grad de la gendarmerie a mis notre disposition un transistor
que nous avons encore. Eh bien, ce poste appartenait un
jeune gendarme qui, oblig de cder son bien, n'a pas manqu
de protester et pour cause ! Le commandant Benchaou, de la
direction centrale de la gendarmerie, qui a assist cette
scne, non seulement a saisi le poste, mais, fait plus
extravagant encore, a envoy le jeune gendarme au trou
pour avoir os lever la voix et dire ce qu'il pensait. Je prcise
que cette anecdote nous a t rapporte par un autre gendarme,
dont je ne mets pas en doute la bonne foi.
L'instrument rpressif est en place, machine aveugle et
rode pour craser et broyer ce qu'on lui livre. Nous sommes
loin de la grande fraternit et de la solidarit du temps de
l'preuve, qui ont soud tout un peuple pour en faire une force
irrsistible face un ennemi puissant dont toutes les initiatives
et les vellits de rforme se sont brises contre ce rempart. Ce
mme lan et pu faire des miracles s'il n'y avait pas eu les
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ambitions personnelles, l'avidit de pouvoir qui nous ont
amen l o nous sommes : un peuple dcourag, du, divis,
une arme compltement coupe de ce peuple, une police tout
aussi impopulaire, et au sommet un appareil refltant cette
dislocation, ce divorce effrayant.
Ce que l'on nous impose n'est que l'illustration d'un
rgime, fourvoy dans les compromissions, incapable de
ragir sur la pente de la dictature et dont les seuls armes, en
plus de la dmagogie et de la corruption, sont : arbitraire,
ngation des droits de l'homme et mpris du peuple. Les
malheureux civils ai-je entendu dire par certains officiers en
parlant de ceux qui ne portent pas l'uniforme. Voil o nous en
sommes !
Parler dans ces conditions de socialisme, de
dmocratie ne trompe que ceux qui veulent l'tre.
Cet aprs-midi, il a fait un vent de sable terrible. Il est
impossible de s'aventurer dehors et nous contemplons ce
dchanement travers les vitres. Nous ne voyons pas plus
de deux mtres, tant il y a de sable charri par des rafales de
vent. tant donn la disposition des lieux et des murs
d'enceinte, l'ouragan tourbillonne l'intrieur de la base.
La haie de palmes sches, qui avait servi de bordure
un jardinet mort et dont il ne reste qu'un semblant de tracs de
rigoles et de carrs enfouis dans le sable, gmit de toutes ses
fibres. Quelque part, une porte claque dans un bruit assourdi
par le grondement de la tempte. Par les moindres interstices
la poussire de sable trs fine s'insinue et dessine sur le
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parterre, les rebords des fentres, des arabesques comparables,
une moindre chelle, aux dessins des grandes dunes. Partout
ailleurs, le sable continue de se dposer, imprgnant tout, et
donnant aux tres et aux choses un aspect sale et poussireux.
LE 21 JUILLET
Premier jour du deuxime mois de notre dtention ,
septime jour de la grve de la faim. Cette journe a t trs
mauvaise : fatigue, douleurs lombaires, vision trouble,
frquents et lourds assoupissements, pas de sommeil. Aprs
n'avoir pas ferm l'oeil de la journe d'hier, je n'ai pas non plus
dormi de la nuit et ce matin je ressens douloureusement cette
fatigue dans tout mon corps. La nuit passe a t terrible.
Jusqu' deux heures du matin un vent de sable violent et
torride a rendu tout repos impossible.
Ce matin, il ne fait pas exceptionnellement chaud,
mais boire est devenu une ncessit. Le ventre vide de tout
aliment doit trouver une compensation dans l'eau. Rien ne peut
suffire tancher notre soif.
A l'aube, le temps est dj clair. Le vent a baiss. Une
fracheur douce et lgre lui a succd. Il faut en profiter avant
que le soleil n'apparaisse, avec sa rverbration aveuglante et
sa touffeur insupportable.
C'est ce soir, peut-tre, que nous mettrons le cap sur le
Nord. Destination : l'inconnu. Peut-tre aussi resterons-nous
en place. Sait-on jamais avec ces ordres, ces contre-ordres,
cette discipline et ce systme de transmission dont le
fonctionnement s'est rvl souvent alatoire.
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J'ai profit de la matine pour lire attentivement un
compte rendu assez dtaill de la confrence de presse donne
par Abbas Stif et reprise presque intgralement par un
quotidien algrien vieux de quelques jours.
Certes, Abbas manie fort bien la langue franaise. On
retrouve ce style coulant, ce verbe poli, ces tournures
harmonieuses de l'ancien ditorialiste de la Rpublique
Algrienne9. Si la forme est bonne, le fond par contre laisse
beaucoup dsirer. Il n'y a l que des banalits, des redites, et
des demi-vrits savamment noyes dans des formules
alambiques mles de sous-entendus et d'allusions...
Je ne manquerai pas cette occasion de relever, pour les
rectifier, certaines conceptions errones et certaines erreurs
historiques qui se sont glisses dans son expos ; et je
rappellerai ensuite la discussion, la seule que j'ai eue avec
Abbas, Tripoli.
Abbas a dclar, entre autres, avoir suivi les
historiques ; ce sujet je me permets de lui fournir quelques
prcisions partir d'un tmoignage vcu, incontestable.
Tout d'abord, que peut bien signifier dans son esprit ce
terme : historique , si tant est que ce qualificatif ait la
moindre valeur de critre ? En reprenant l'histoire de l'Algrie,
nous trouvons chaque poque des historiques lesquels,
pass leur temps, ont laiss la place d'autres historiques
et ainsi va l'volution et la marche de toutes les socits. A
compter du 1er novembre 1954, chaque phase de la lutte n'a-t-
9 Hebdomadaire de l'Union du Manifeste Algrien (U.D.M.A.), parti de F. Abbas, jusqu'en 1955.
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elle pas eu ses historiques ? Tout prs de nous, la crise
dclenche Tlemcen n'a-t-elle pas eu galement ses
historiques ? Ceux-l ne rgissent-ils pas depuis, l'Algrie,
leur guise ? Bref, il est dprimant de constater combien
d'imbcilits, force d'tre rptes sont devenues des mots
tabous, alors que dans le fond elles ne sont que les produits
d'une dformation des valeurs et d'une imposture infiniment
plus historique.
Pour mieux l'clairer, reprenons l'histoire telle qu'elle
s'est droule et non telle qu'on se plait l'imaginer en la
prostituant.
Abbas doit certainement ignorer que le C.R.U.A., n
en mars 1954, n'a t ni une organisation, ni un parti, ni une
fraction l'image des centralistes de l'poque. C'tait un
comit, comme son nom l'indique (Comit Rvolutionnaire
pour l'Unit et l'Action). Son but tait de lancer un mouvement
d'opinion capable de souder la base militante, pour l'empcher
de se liguer derrire l'un ou l'autre des antagonistes, et par l
imposer un congrs unitaire qui sauverait le parti de la
scission. C'est pourquoi parler des membres du C.R.U.A., en
dehors du comit, est inexact. Ses quatre membres, deux
anciens responsables de l'Organisation Spciale (O.S.) et deux
responsables de l'organisation politique taient : Dekhli
Mohamed, Ramdane alias