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MEURTRES SOUS PRESSION
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I
Je ne tiens pas boutique. Je vis de ma
plume. J’écris des histoires. Plus
atroce l’une, plus atroce l’autre.
Scrupuleux de nature, au début le
remord bourrelait ma conscience.
N’étais-je pas en train de brader mon
génie ? Et si j’allais faire de mes
lecteurs des meurtriers ?
Si du génie j’ai, qu’il regimbe, me
suis-je dit.
Quant à pervertir le public, on ne m’a
pas attendu. Que je me taise, d’autres
parleront.
D’ailleurs si je pousse au crime, c’est
à visage découvert que je pousse.
Qu’on m’arrête. Je suis prêt à payer.
Personne ne m’arrêta. J’ai donc
continué.
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Récemment j’ai même acheté un
studio pour y entreposer mes
archives.
Car je ne travaille pas seulement
devant mon écran à taper sur un
clavier. J’écris aussi à la main pour
mon plaisir et pour personne dans des
cahiers qui s’entassent. De la plume
de mon gros Montblanc qui ne quitte
pas la poche droite de ma veste, j’y
noircis des pages et des pages. Ce
sont des bribes de romans, des trucs
sans queue ni tête, des dialogues
qu’échangent en privé tous mes petits
moi intérieurs. Je repose ainsi mes
méninges fatiguées par l’effort
d’agencer meurtres sur meurtres,
cadavres sur cadavres, intrigues sur
intrigues. Car l’horreur ne se suffit
pas. Il lui faut un suspens. Qui tienne
le lecteur en haleine. Et qui me tienne
sous les ordres du grand Moi
supérieur, sorte de Führer, Heil
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Hitler ! qui méprise toutes les
pauvres petites inconnues de mon
équation personnelle.
Ces cahiers me détendent et me
soulagent.
Solange, ma femme, les méprise et
les trouve très encombrants. Et les
voici relégués dans une minuscule
mansarde où je dois me rétrécir pour
les consulter quand je voudrais
pouvoir m’y vautrer à l’aise.
Louis, ami notaire de longue date qui
vaut son pesant d’or, m’a proposé
l’affaire. « Puisque tu cherches un
entrepôt, me dit-il, j’ai ce qu’il te
faut. Un studio, qu’un original m’a
donné mandat de vendre d’urgence.
Aussitôt j’ai pensé à toi. Fais-moi
confiance. La transaction est saine. »
Sans hésiter ni lésiner, je me suis
offert un vingt-cinq mètres carrés au
prix de trois cent mille euros. C’est
une folie. J’en conviens. Mais c’est
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une folie douce. Qui blanchit la
somme de toutes les horreurs noires
dont elle est le fruit.
Sitôt les clés en poche, j’ai pénétré
dans ma resserre.
J’allais pouvoir y resserrer à l’aise :
studio totalement vide.
Pourtant je furète partout. En quête
de je ne sais quoi. Mon instinct me
dit que l’affaire dissimule quelque
chose. Pas un vice caché. Je connais
Louis. Méfiant comme un paysan.
Rien n’a pu lui échapper. C’est
l’urgence de la transaction qui me
semble louche. Et ce vide. J’y sens
un piège.
L’imagination en éveil, je furète
toujours.
A priori rien de suspect. Ni dans
l’entrée. Ni dans la pièce unique.
Sanitaire sans histoire. Coup d’œil
par la fenêtre genre Cour des
Cuisines illustrée par Pot Bouille. Sur
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le rebord extérieur un fouillis fané de
plantes vertes. Un évier et sa
paillasse en inox à droite. À gauche,
un vide-ordures très vieux modèle, en
fonte façonnée, avec poignée revêtue
pour le confort d’un manchon en
bois. Tiens, une serpillière... coincée
à l’ouverture. Intrigué j’ouvre la
trappe.
Alors, happé par l’appel d’air, dans
un tourbillon de pages qui
s’échevèlent autour d’un gros
Montblanc accroché aux spirales, un
cahier rouge disparaît de ma vue...
Bon Dieu !...
Déjà je suis sur le palier.
Je dévale l’escalier.
La gardienne est dans le hall.
Essoufflé, volubile, je la salue et lui
dis que par mégarde j’ai fait tomber
dans le vide-ordures un cahier avec
un stylo que je veux absolument
récupérer.
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Pas étonnée le moins du monde la
gardienne. Elle esquisse même un
léger haussement d’épaules mépri-
sant. J’explique que je suis le
nouveau propriétaire du studio du
troisième.
Le haussement d’épaules s’accentue
tandis qu’elle me regarde par en
dessous comme une gamine effrontée
et sournoise à qui on ne la fait pas.
Je sors mon portefeuille en geste
d’apaisement.
Elle me regarde, les yeux ronds,
empoche le billet de cinquante euros
que je lui tends.
— Merci, dit-elle.
Et elle s’ébranle.
Perplexe, mais impatient de
récupérer le cahier, j’emboîte le pas à
son corps de boa digérant une
baleine, et en silence, l’un suivant
l’autre, nous arrivons dans le cagibi
des ordures.
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Là, des sacs en plastique mal ficelés
tombent comme crottin de cheval et
s’aplatissent dans une grande
poubelle.
J’entrevois le malheureux cahier.
Je vais pour l’extirper. Mais le
cerbère des lieux écarte ma main et
saisit l’objet de mon désir tout
éclaboussé de grains humides encore
fumants que j’identifie immédiate-
ment : décoction de chicorée mêlée à
du marc de café. Mon breuvage
matinal préféré. Que Solange me
prépare chaque matin en maugréant
parce que c’est de ma mère que je
tiens cet atavisme. Quelqu’un ici
partage mon vice ? Intéressant.
Enquête à mener. Mais plus tard.
Consciencieusement la gardienne
frotte à sa bavette ventrale bien
ajustée la couverture tachée et me
tend le cahier avec son Montblanc
toujours accroché. Un instant de
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raison nos regards se croisent. Mais
vite son regard fuit le mien. Je remets
à plus tard le soin d’élucider ses
mystérieuses dérobades, comme
l’enquête à mener sur le café à la
chicorée, je m’empare du rescapé,
remercie et prends la fuite.
L’ascenseur est dans le hall. Je m’y
engouffre.
Arrivé dans ma resserre, je libère le
stylo. Je le mets dans ma poche
gauche. Que je n’aille pas tout
mélanger. Et j’ouvre le cahier.
Stupeur. Effroi même.
Tout mélanger ? L’autre ne s’en
prive pas : devant mes yeux, c’est
mon écriture qui s’étale... sans
vergogne...
Du calme. D’abord que je m’asseye.
Par terre. En tailleur. Et que je
respire profondément. Quand les
évènements vous dépassent, il faut
les laisser courir et suivre dans la
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foulée. On récupère. Et plus tard, on
double. Quand on peut...
J’examine le cahier. Les spirales du
haut ont subi la pression du stylo et
ne tiennent plus le papier. Les pages
s’en détachent un peu. Toutes
numérotées. Écrites rien qu’au recto.
Pour le moelleux sous la plume. Au
début du moins. Et pour permettre
des ajouts sur la page blanche d’en
face. Je connais. J’emploie les
mêmes méthodes.
Sur une quinzaine de pages, mon
écriture donc. Disons plutôt
absolument identique à la mienne. Le
calme que je m’impose me ramène à
la raison. Cette écriture ne peut pas
être de ma main. Si j’avais écrit ces
pages, je m’en souviendrais. Encore
que... Relisant de vieux cahiers, je
m’interroge parfois : c’est toi qui as
écrit ça ?
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Mais non. C’est impossible.
D’ailleurs je n’utilise jamais de
cahiers à spirales.
C’est une écriture qui ressemble à la
mienne, rien de plus. À s’y
méprendre c’est vrai. Ahurissant. Le
même abandon des fins de mots trop
longs. Le même écrasement des
pleins, la même finesse des déliés qui
ne lâchent pas prise. Encre noire.
Plume souple et musclée. Je me sens
en symbiose. Fondu. Confondu.
Confondant.
Puis, changement de décor. Les
pages suivantes sont écrites de la
même encre, avec la même plume,
mais d’une graphie toute différente.
Ronde. Étalée. Quasi enfantine.
Je reviens à la première page. Autant
commencer par le commencement.
Et je lis sans m’interrompre. Je vous
engage à faire comme moi qui
m’engage à ne pas vous interrompre.
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II
« Jeudi 9 juillet
« Je m’appelle Arthur.
« Je suis mort et enterré. C’est mon
stylo qui écrit ce que je lui dicte de
l’au-delà. Je sais. Tout narrateur se
doit de survivre à son récit. C’est
Nabokov qui l’a dit en trois lignes :
Que le narrateur
Point ne meure
Dans le livre.
« Je viole la règle.
« De même qu’il m’arrivera au cours
de ce récit de sauter comme une puce
de l’imparfait au présent alors qu’il
s’agit d’un passé révolu.
« Mais au royaume des morts que
vaut le règlement des vivants ?
« Et que, sans plus tarder car j’ignore
encore ce qui m’attend, je vous narre
les circonstances de ma fin tragique.