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Page 1: Littérature de l'Ailleurs

Littérature de l'Ailleurs: Segalen, Perse, Michaux, Cendrars, Larbaud, Morand, Giraudoux romancier, Supervielle.

Henri Michaux: exorcisme de l'hostilité.

Né en 1899. Il vient de Namur en Belgique. Michaux ressent sa présence au monde comme une blessure. Il est profondément sensible à la condition de désarmé de l'Homme. Dès l'enfance, le langage est pour lui une arme. Le langage dans son oeuvre est un langage d'attaque, et donc l'humour y joue un grand rôle. Mais c'est un humour métaphysique où l'être même est changé par ce langage agressif qui le nomme.Michaux a crée un personnage nommé Plume (Un certain Plume, 1930; Plume,1937) dont le symbolisme est évident. C'est un personnage qui se heurte au monde comme le Charlot de Chaplin. De ces heurts naissent des étincelles verbales humoristiques et fascinantes. Ainsi, la fatalité du monde hostile est « encaissée » et aussi exorcisée par le langage, qui joue à son égard le rôle d'une sorte de boomerang; le langage se retourne contre son ennemi et le transforme. Le langage désarticule le monde pour le vaincre.

Cas de Folie Circulaire (1822)Qui je fus (1922)La Nuit Remue (1931)Voyage en Grande Garabagne (1936)Plume, précédé de Lointain Intérieur (1837)Exorcismes (1943)Apparitions (1946)Meidosems (1948)Passages (1950)

Icebergs:L'image du froid et de la glace est un des aspects les plus obsédants du monde hostile. Les

icebergs représentent cette hostilité fatale et familière, la tentation du désespoir et du néant (pour l'auteur, ils évoquent d'augustes bouddhas gelés.) Mais cette familiarité même tend finalement à les exorciser et le poème s'achève sur une note de tendresse pour cette glace rendue inoffensive par sa parenté avec les îles et les sources.

« Icebergs, sans garde-fou, sans ceinture, où de vieux cormoransabattus et les âmes des matelots morts récemment viennent s'accouder

aux nuits enchanteresses de l'hyperboréal.

Icebergs, Icebergs, cathédrales sans religion de l'hiver éternel,enrobés dans la calotte glaciaire de la planète Terre.

Combien hauts, combien purs sont tes bords enfantés par le froid.

Icebergs, Icebergs, dos du Nord-Atlantique, augustes Bouddhas geléssur des mers incontemplées. Phares scintillants de la Mort sans issue, le

cri éperdu du silence dure des siècles.

Icebergs, Icebergs, Solitaires sans besoin, des pays bouchés, distants,et libres de vermine. Parents des îles, parents des sources, comme je vous vois, comme vous m'êtes familiers...

Henri Michaux(La Nuit remue)

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Saint-John Perse: l'épopée intérieure.

Né en 1887. Issu d'une ancienne famille de Guadeloupe, Alexis Saint-Léger devait accomplir, sous le nom d'Alexis Léger, une brillante carrière diplomatique comme Secrétaire général du Ministère des Affaires Etrangères. Sous le pseudonyme précieux et bizarre de Saint-John Perse, il se révéla comme poète dès 1924, lorsque parut, dans une édition partielle, son recueil Anabase; mais quoiqu'il appartienne à une génération plus ancienne, il est littérairement, comme Pierre Jean Jouve, contemporain de plus jeunes poètes; car il interdit la publication en France de ses œuvres tant qu'il continua d'appartenir à la carrière active des Affaires Etrangères. Révoqué par le gouvernement de Vichy, il se retira en 1940 aux Etats Unis où il s'établit définitivement, ce qui explique peut-être qu'il ait été plus célèbre hors de France (il est sans doute le poète français contemporain le plus traduit). En 1960, son œuvre a été couronnée par le Prix Nobel de Littérature.

A la suite de Claudel et sous son influence, cette œuvre secrète, difficile, déploie le langage en immenses étendues rythmiques et larges plages de symboles. Une ambition épique court tout au long de ces poèmes, comme le disent les titres: Anabase ou Vents. Mais l'épopée y fait appel à des mythes exotiques ou fantastiques pour transposer en visions grandioses un inépuisable secret intérieur. Le poète tente de tenir cette gageure, de réunir, dans l'unité de son langage d'images et de rythmes, l'irréductible secret de son aventure intérieure et la hauteur d'une communication aristocratique. Une invocation résume l'essentiel de son ambition poétique: Terre arable du songe! La poésie est bien ce labour fertilisant d'une terre impénétrable, et le poète est bien, pour le citer encore, le conteur qui prend place au pied du térébinthe.

L'oeuvre de Saint-John Perse comporte les recueils suivants: Eloges (1911-1948)Anabase (1924-1948)Exil (1942-1946)(Ce recueil contient aussi Pluies et Neige)Vents (1946)Amers (1950-53)Chronique (1960)

« Vision »Variations à la fois capricieuses et rigoureuses sur le thème du voyage, les versets d'Anabase explorent, à coups d'images, les étendues inconnues du monde intérieur. Le caprice réside dans la surprise; la rigueur, dans la constances des thèmes conjugués de l'étendue et de l'inconnu, et dans l'exacte figuration, par le rythme du verset, de ce parcours intérieur, dense et lent, sincère et hiératique, exotique et familier. Cette Anabase est aussi une Odyssée à travers l'Empire mystérieux où se rejoignent, pour ne plus les séparer, les mots et les songes.

« L'Été plus vaste que l'Empire suspend aux tables de l'espace plusieurs étages de climats. La terre vaste sur son aire roule à pleins bords sa braise pâle sous les cendres - couleur de soufre, de miel, couleur de choses immortelles, toute la terre aux herbes s'allumant aux pailles de l'autre hiver - et de l'éponge verte d'un seul arbre le ciel tire son suc violet. Un lieu de pierres à mica! Pas une graine pure dans les barbes du vent. Et la lumière comme une huile. De la fissure des paupières au fil des cimes m'unissant, je sais la pierre tachée d'ouïes, les essaims du silence aux ruches de la lumière ; et mon cœur prend souci d'une famille d'acridiens . Chamelles douces sous la tonte, cousues de mauves cicatrices, que les collines s'acheminent sous les données du ciel agraire -- qu'elles cheminent en silence sur les incandescences pâles de la plaine; et s'agenouillent à la fin, dans la fumée des songes, là où les peuples s'abolissent aux poudres mortes de la terre.Ce sont de grandes lignes calmes qui s'en vont à des bleuissements de vignes improbables. La terre en plus d'un point mûrit les violettes de l'orage ; et ces fumées de sable qui s'élèvent au lieu des fleuves morts, comme des pans de siècles en voyage. »

Anabase, VII

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Victor Segalen: l'exotisme renouvelé

Victor Segalen (1878 - 1919) est un poète, et aussi médecin de marine, ethnographe et archéologue français.

Il est né le 14 janvier 1878 à Brest (rue Massillon). Après des études de médecine à l'université de Bordeaux, l'officier-médecin est affecté en Polynésie française. Il n'aime pas la mer, ni naviguer mais débarquer et découvrir. Il séjourne à Tahiti en 1903 et 1904. Lors d'une escale aux îles Marquises, il a pu acheter les derniers croquis de Gauguin, décédé trois mois avant son arrivée qui seraient, sans lui, partis au rebut. Il rapporte en métropole un roman, les Immémoriaux (1907), un journal et des essais sur Gauguin et Rimbaud qui ne seront publiés qu'en 1978.

En 1908, il part en Chine où il soigne les victimes de l'épidémie de peste de Mandchourie. En 1910, il décide de s'installer en Chine avec sa femme et son fils. La première édition de Stèles voit le jour à Pékin en 1912. Il entreprend en 1914 une mission archéologique consacrée aux monuments funéraires de la dynastie des Han. Cette étude sur les sculptures chinoises ne sera publiée qu'en 1972 (Grande Statuaire chinois). À ce titre, et en ce qui concerne la littérature, il renouvelle le genre de l'exotisme alors encore trop naïf et ethnocentrique.

En Chine, il rencontre un des rares européens qui s'y trouvaient alors, et qui le marque beaucoup, le sinologue belge Charles Michel qui lui inspire le personnage de René Leys.

Il meurt le 21 mai 1919 dans la forêt de Huelgoat, Hamlet à la main. Après coup, l'État français a inscrit son nom sur les murs du Panthéon en tant qu'« écrivain mort pour la France pendant la guerre de 1914-1918 »L'œuvre de Segalen mêle poésie et ethnographie. Elle traite presque uniquement de l'Océanie et de la Chine. Son style, dans le cycle chinois comme dans le cycle Polynésien, est riche et marqué par la recherche et le désir d'évasion intérieure. Avec Les Immémoriaux, Victor Segalen inaugure ce qu'on nommera le roman ethnographique. Il ne s'agit pas de pittoresques récits de voyage, mais d'œuvres particulières, au style parfois surchargé, que certains vont même jusqu'à juger amphigourique.« Victor Segalen laisse une oeuvre raffinée auprès de laquelle maints volumes d'orientalisme brillant semblent des bariolages de mauvais goût[...]Segalen a voulu que son « jeu » devint une « oeuvre réciproque »; subtilement, il nous enrole parmi « ses compagnons...ses complices ». Il exige notre collaboration. » René Lalou, Histoire de la littérature française contemporaine

« Vous ne verrez rien si vous restez ainsi spectateurs ébahis de l'apparence. Laissez-moi vous mener en profondeur. » Victor Segalen

A dreuz an Arvor, 1899.L'observation médicale chez les écrivains naturalistes, Thèse, Bordeaux, 1902 (document électronique).Les Immémoriaux, (sous le pseudonyme de Max Anély), 1907.Stèles, 1912.Peintures, Gallimard, 1916.Essai sur l'exotisme – Fata Morgana, 1978; nouvelle édition, livre de poche, collect. biblio-essais, 1986.l'exotisme.– Fata Morgana, 1978; nouvelle édition, livre de poche, collect. Biblio-essais, 1986.

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Parutions posthumes

Orphée-Roi, 1921.René Leys, 1922.Mission archéologique en Chine (en collaboration avec Gilbert de Voisins et Jean Lartigue), 1923-1924.Équipée. De Pékin aux marches tibétaines…, 1929.

René Leys

Dans cet extrait de René Leys, paru en 1922, Segalen montre avec beaucoup de subtilité la manière dont il envisage l'exotisme, qui n'est pas pour lui simple divertissement ou plaisant dépaysement, mais une expérience initiatique de l'Ailleurs, qui se dérobe sans cesse. René Leys, un jeune garçon ambigu que Segalen a connu à Pékin, sert de médiateur au narrateur (Segalen) qui rêve de pénétrer la Cité Violette (le Palais impérial) et rencontrer, ou simplement voir, l'Empereur de Chine. René Leys joue son rôle d'initié avec assez de conviction, mais c'est surtout Segalen lui-même qui accomplit l'essentiel, recyclant le mensonge en vérité, l'ordinaire en extraordinaire.

« [...] Il me semble que l’heure est venue de prier René Leys de me dire comment il a pu réussir à "Le" voir, autrefois, Lui, le prisonnier des Palais cardinaux! – Est-ce à propos d’une audience? D’un sacrifice impérial au temple du ciel? (Mais je sais bien que les rues sont toutes barrées.) Enfin, et cette fois, je pense tout haut:

- Vous m’avez bien dit l’avoir vu?

René Leys s’étire. Je crois bien qu’il se réveille, qu’il dormait paisiblement depuis une demi-heure… Pourtant, il répond sans hésiter :

- Mieux que personne.

Et puis, il parle avec douceur :

- Je l’ai vu. Je le voyais souvent, surtout dans la matinée entre dix heures et midi. Il était alors très éveillé, très intelligent. Il s’occupait vraiment des Affaires… Il jouait ensuite avec ses femmes…

- Tiens! On m’avait dit…

- Il jouait avec ses femmes à des jeux innocents. Ainsi, une espèce de jeu chinois où l’on cherche à se toucher en courant… ou plutôt, à ne pas être touché… On se met chacun à sa place… dès qu’on l’a quittée, on peut être… Oh! C’est très chinois… Mais… je me souviens que je jouais à quelque chose du même genre à l’école moyenne de Termonde. Et l’on criait "Pouce"! Et on n’était pas "pris"…

- Est-ce que Lui criait aussi…

- Oh non! Il avait un autre moyen. Pourtant, il se fatiguait vite et ne courait jamais. Quand on le serrait de près, savez-vous ce qu’il faisait?

- …?

- Il s’asseyait, tout simplement, n’importe où.

- …

- Alors? Toutes ses femmes tombaient à genoux devant Lui.

- …

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- Evidemment. Croyez-vous qu’une seule ait osé rester debout devant l’Empereur, assis, - même n’importe où?

Cela est péremptoire. Cela est vu. Si jamais il me venait un doute sur l’entrée de René Leys au Palais, une telle scène, posée comme il vient de le faire, me rendrait le doute ridicule. »

René Leys, [1922], Gallimard, Paris, 1971.

Giraudoux romancier: l'humanisme chatoyant

Né en 1882 à Bellac. Il est fils d'un percepteur. Elève au lycée de Châteauroux puis au lycée Lakanal, il entre en 1903 à l'Ecole Normale Supérieure où il opte pour des études germaniques; sa connaissance de l'Allemagne, de la littérature et de l'âme allemande, ses réflexions sur les rapports franco-allemands marqueront profondément plusieurs de ses œuvres. Siegfried et le Limousin, Siegfried, La Guerre de Troie, Ondine. Puis il voyage en Allemagne, en Amérique, fréquente à Paris les milieux littéraires, aborde le journalisme et publie un premier ouvrage, Provinciales, en 1909. L'année suivante, il aborde la carrière diplomatique

Mobilisé comme sergent en 1914, après deux blessures, Giraudoux est chargé de missions au Portugal, puis aux Etats-Unis. Ses souvenirs de guerre lui inspirent trois ouvrages, légers en apparence, mais surtout pudiques; Lecture pour une Ombre (1917), Amica America (1919), et Adorable Clio (1920).

La guerre finie, il poursuit une double carrière de haut fonctionnaire et d'écrivain. Admirateur de Briand, ami du secrétaire Général des Affaires Etrangères, Philippe Berthelot, il accède au Quai d'Orsay, à des postes élevés. Dans l'ordre des lettres, d'abord romancier, la rencontre avec Louis Jouvet l'aide à découvrir sa vocation pour le théâtre. De Siegfried et le Limousin, il tire une pièce, Siegfried (1928). Désormais, presque chaque année, Jouvet va monter et interpréter une nouvelle œuvre de Giraudoux: Amphitryon 38 (1929), Judith (1931), Intermezzo (1933), Tessa (1934, adaptation d'une pièce anglaise de Margaret Kennedy) La Guerre de Troie n'aura pas lieu (1935), Electre (1937), Ondine (1939). En outre, Giraudoux se révèle brillant conférencier (Les Cinq Tentations de La Fontaine, 1938), critique fin et spirituel (Littérature, 1941).

Au début de la seconde guerre mondiale, il devient Commissaire à l'Information, fonctions auxquelles avaient pu le préparer ses réflexions de Pleins Pouvoirs (1939), et dont il dressera le bilan, après la défaite, dans Sans pouvoirs (posthume, 1946). Dans la retraite, Giraudoux se consacre de nouveau au théâtre, donnant Sodome et Gomorrhe en 1943. Il meurt en janvier 1944 sans avoir vu la libération de la France. Jouvet présentera encore une comédie de son ami disparu: La Folle de Chaillot (1945); mais une autre pièce posthume, Pour Lucrèce (1953), que l'auteur aurait peut-être remaniée, ne sera pas accueillie avec la même faveur.

Avant de trouver sa voie au théâtre, Jean Giraudoux fut connu comme romancier, depuis un recueil de nouvelles Provinciales, paru en 1909, jusqu'à Eglantine, 1927. Il avait publié dans l'intervalle, outre trois livres concernant la guerre Simon le Pathétique,(1918), Elpénor, (1919), ou l'Odyssée vécue par le moins courageux et le moins brillant des compagnons d'Ulysse; Suzanne et le Pacifique (1821), Siegfried et le Limousin (1922), d'où naîtra sa première pièce, Siegfried; Juliette au Pays des Hommes (1924) et Bella (1925). Ses succès au théâtre ne mirent d'ailleurs pas un terme à sa production romanesque, et il donna encore Les Aventures de Jérôme Bardini en 1930, Combat avec l'Ange en 1934, (une jeune femme tente vainement d'introduire le tragique dans sa vie et dans son amour), enfin Choix des Elues en 1939.

LA TENTATION DU ROMAN A CLEFS. Ses fonctions au Quai d'Orsay, les hommes politiques qu'il y connut ont laissé une trace dans certains de ses romans. Ainsi, dans Bella, Philippe Berthelot lui inspire la belle figure de Dubardeau, tandis que Raymond Poincaré est maltraité sous le nom de Rebendart; dans Combat avec l'Ange, nous voyons mourir un Briand idéalisé, Brossard

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PRECIOSITE OU POESIE? Loin de la satire, plus loin encore de tout réalisme, Giraudoux emprunte d'ordinaire les sentiers de la fantaisie et de l'humour. Son style est imaginatif et son phrasé en arabesques. Ce sont des aventures peu croyables qui ne cherchent pas à l'être, avec des figures-surtout féminines-aimables dans leur gratuité. Détours, chatoiement des images, quintessence d'impressions forment une nouvelle préciosité. Mais on pourrait dire de Giraudoux ce que Brunetière disait de Marivaux: « il est singulier dans l'exécution parce qu'il est neuf dans l'invention ». De fait, flirtant avec le romanesque, fouillant les analyses, toujours piquant, Giraudoux rappelle Marivaux romancier, mais son amour de la vie s'étend à toute la nature qu'il évoque avec une poésie subtile.

SITUATION DE L'OEUVRE: Les romans de Giraudoux sont aujourd'hui éclipsés par son théâtre. Ils illustrent pourtant, avec moins de vigueur et plus de désinvolture, le même humanisme souriant. On peut considérer comme un précurseur l'auteur de romans où l'intrigue compte si peu et dont les personnages servent surtout de support ou de prétexte à de délicates analyse psychologique.

Elpénor (1926)

« L’avenir, ô vieilles filles, est à la flûte, et je donne rendez-vous dans trois mille ans à Apollon. Car la lyre est un instrument divin, c’est-à-dire mécanique, stérile, commandé par la technique, tandis que la flûte, ô Muses, est le souffle même de l’homme, créature indomptable et qui emmerde les dieux ! » (« Nouvelles morts d’Elpénor ») On pourrait l’appeler « Elpénor ou l’envers du décor ». Dans quatre textes juxtaposés dont l’écriture s’étale sur presque vingt ans (« Le cyclope », 1908 ; « Les sirènes », 1912 ; « Morts l’Elpénor », 1919 ; « Nouvelles morts d’Elpénor », 1926), nous voyons peu à peu la figure d’Ulysse, le héros de l’Odyssée, s’effacer au profit de celle de l’obscur Elpénor dont la présence dans tout le poème d’Homère n’excède pas 51 vers (et encore s’agit-il pour l’essentiel des rituels liés à sa mort).Elpénor, c’est une vision burlesque de l’épopée, c’est « le Charlot de " l’Odyssée" ». Plus stupide que le moins fin des compagnons d’Ulysse, il est en permanence un danger pour ses compagnons. Mais Ulysse ne parvient pas à s’en débarrasser ; au contraire, c’est lui qui est exclu de sa propre histoire par ce minable malmené par la vie, par ce « cerveau de crétin » dont « un pigeon n’eût pu tirer parti ».Ce livre plein de souvenirs scolaires et d’allusions savantes à la versification grecque, est une contre-épopée dont l’antihéros nous conduit à nous interroger sur la validité et la légitimité des légendes épiques les mieux attestées. Elpénor affirmant avec une grande force de conviction la liberté humaine malgré le sadisme des dieux, nous sortons du canular pour entrevoir une autre dimension à cette œuvre méconnue.

Valery Larbaud le voyageur

Né à Vichy en 1881, Valery Larbaud devait y mourir en 1857, mais jusqu'en 1935, année où il fut frappé d'une congestion cérébrale, le cours de sa vie ne fut guère qu'un long voyage. Une grande fortune lui permit de n'écouter que ses goûts personnels pour l'amitié, la culture et presque tous les ciels de l'Europe, en particulier ceux d'Angleterre, d'Italie et d'Espagne.

C'est en 1908 que se place la première apparition d'A.O. Barnabooth, poète et milliardaire. En 1911, Valery Larbaud rencontre à Londres André Gide qui restera son ami et qui contribue cette année là au succès de Femina Marquez, roman de l'adolescence. Après la guerre où il voulut, étant réformé, servir quand même comme infirmier, Larbaud publie ses Enfantines (1918), très admirées par Marcel Proust. La Nouvelle Revue Française donne, en 1920, Beauté mon Beau Souci et, en 1921, Amants, heureux amants. En 1925 paraît Ce Vice Impuni, La Lecture et, en 1927 Allen, petit ouvrage dédié au pays bourbonnais.

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Grand traducteur (d'espagnol et d'anglais), Valery Larbaud travaille à partir de 1930 « sous l'invocation de Saint Jérôme », patron des adaptateurs. En 1938, le millésime est marqué...Aux couleurs de Rome; puis viennent les années noires, une nouvelle guerre, la solitude et une paralysie presque totale. Mais l'oeuvre n'a cessé de voir s'élargir son public, sensible aux qualités poétiques d'un style qui s'apparente parfois à celui d'Apollinaire. Comme l'auteur d'Alcools, celui de Barnabooth aura éprouvé à la fois la nostalgie et la lassitude du voyage: « Des villes et encore des villes », s'écrirait-il un jour...

A.O. Barnabooth

A.O. Barnabooth est l'une des oeuvres les plus célèbres de Valery Larbaud, avec Femina Marquez. Il se caractérise par la variété des styles. Dans cette oeuvre, commencé en 1908, on trouve un conte, Le Pauvre Chemisier des Poésies et un journal intime. Poésies est divisé en deux parties: Les Borborygmes et Europe. Voici le « Prologue » de Borborygmes:

Borborygmes ! borborygmes !...Grognements sourds de l’estomac et des entrailles,

Plaintes de la chair sans cesse modifiée,Voix, chuchotements irrépressibles des organes,Voix, la seule voix humaine qui ne mente pas,

Et qui persiste même quelque temps après la mort physiologique....

Amie, bien souvent nous nous sommes interrompus dans nos caressesPour écouter cette chanson de nous-mêmes ;

Qu’elle en disait long, parfois,Tandis que nous nous efforcions de ne pas rire !

Cela montait du fond de nous,Ridicule et impérieux,

Plus haut que tous nos serments d’amour,Plus inattendu, plus irrémissible, plus sérieux —

Oh l’inévitable chanson de l’œsophage !...Gloussement étouffé, bruit de carafe que l’on vide,

Phrase très longuement, infiniment, modulée ;Voilà pourtant la chose incompréhensible

Que je ne pourrai jamais plus nier ;Voilà pourtant la dernière parole que je dirai

Quand, tiède encore, je serai un pauvre mort « qui se vide ! »Borborygmes ! borborygmes !...

Y’en a-t-il aussi dans les organes de la pensée,Qu’on n'entend pas, à travers l’épaisseur de la boîte crânienne ?

Du moins, voici des poèmes à leur image...

Jules Supervielle

A LA RECHERCHE DES PRESENCES PERDUES: Issu d'une famille de la grande bourgeoisie, Jules Supervielle est né à Montevideo en 1884; après un séjour en France au cours duquel meurent ses parents, il retourne en Uruguay, à deux ans, avec son oncle et sa tante. Il possède, avec la nationalité française, la nationalité uruguayenne et c'est en Uruguay qu'en 1939 la guerre le surprend. Ce poète fut ainsi, tout au long de sa carrière littéraire, le symbole des liens spirituels qui unissent la France et l'Amérique Latine. Il meurt à Paris le 17 mai 1960.

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Faut-il attribuer à sa condition d'orphelin et à son sentiment d'appartenir simultanément à deux patries, sa recherche d'un « point fixe », son expérience et son angoisse de l'absence, son besoin irrépressible de mettre au jour, par une communication secrète, les présences inconnues qu'elle recèle? Ce n'est pas certain; mais en tout cas, il sera tout au long de sa vie, celui qui cherche la vraie réalité à travers les mots, les rythmes, les images, les souvenirs, au-delà même de leur instabilité et de leur fugacité.

« DES PONTS DANS L'ESPACE »: Certes Jules Supervielle, selon ses propres paroles, s'est « toujours refusé à écrire de la poésie pour spécialistes du mystère » mais il veut que du poème « le mystère soit le parfum, la récompense ». Il reste donc fidèle à une poésie faite de spontanéité et de simplicité. Il a d'abord subi, aux environs de sa vingtième année, les influences du symbolisme, et particulièrement de Jules Laforgue, né comme lui à Montevideo. Plus tard, il tirera bénéfice de la libération du langage opérée par la poésie moderne; mais il reste soucieux d'autonomie, et il s'absente volontiers du monde littéraire, comme de l'univers tout entier, pour tâcher de retrouver, au sein de cette absence même, des présences mystérieuses, surprenantes parce qu'elles n'ont point coutume d'être ainsi révélées. Au reçu de son recueil Gravitations, Rainer Maria Rilke pouvait donc lui écrire: « Cela crée une continuité par-dessus les abîmes, je sens que cela ne s'arrête nulle part; vous êtes un grand constructeur de ponts dans l'espace, vos arches sont vivantes comme les pas de Saint Christophe, ce grand précurseur des ponts et de la poésie, qui, par sa démarche, était un des premiers à rythmer l'infranchissable » (28 novembre 1925).

« RIEN QUI PESE OU QUI POSE »: Mais il a sa manière propre d'obéir à cette vocation de révélateur et de constructeur; il aime les fantômes et les apparitions, la légèreté des formes vaporeuses « sans rien qui pèse ou qui pose » comme disait Verlaine. Il a lui aussi, comme Reverdy, le sens aigu des mystères du Temps, mais pour y puiser des visions, des rêves ou des sensations qui peuplent le vide apparent d'une absence universelle dont la figure la plus douloureuse est la Mort, et le communiquent, au-delà de la Mort et du Temps, avec une Réalité parfois nommée Dieu.

Supervielle débuta très jeune dans la poésie avec une plaquette publiée hors commerce en 1900: Brumes de Passé. Il se fait connaître par ses Poèmes de l'humour triste (1919), titre à la Jules Laforgue, et surtout par Débarcadères (1922), et Gravitations (1925). Il devait encore publier principalement: Le Forçat Innocent (1930), La Fable du Monde (1938), Poèmes de la France Malheureuse et Ciel et Terre (1942), Orphée (1946), A la Nuit (1947), Oublieuse Mémoire (1949). Signalons aussi ses romans et contes, qui baignent dans une délicieuse atmosphère poétique (L'Homme et la Pampa, 1923; Le Voleur d'Enfants, 1926, L'Enfant de la Haute Mer, 1931, l'Arche de Noé, 1938) et son théâtre: La Belle-au-Bois (1932); Comme il vous plaira, adaptation de Shakespeare (1935); Bolivar (1936), Robinson et Schéhérazade (1949).

L'enfant de la haute mer (nouvelles)

* L'enfant de la haute mer * Le bœuf et l'âne de la crèche * L'inconnue de la Seine * Le boiteux du ciel * Rani * La jeune fille à la voix de violon * Les suites d'une course * La piste et la mare

Commentaires

Ce recueil regroupe des nouvelles très différentes. Deux d'entre elles parlent de personnages à mi-chemin entre la vie et la mort. La petite fille de la première nouvelle est prisonnière d'une rue

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flottante, défunte fille d'un marin qui ne peut l'oublier et qui l'a fait revivre en pleine mer par la seule force de son souvenir. L'inconnue de la Seine est une jeune femme noyée, qui doit apprendre à "vivre" avec les autres noyés.Le conte chrétien "Le Bœuf et l'Âne de la crèche" réhabilite les animaux de la nativité, dont la tradition a presque oublié le rôle.Les nouvelles dans leur ensemble parlent de personnages en marge, délaissés, en décalage, perdus entre la vie et la mort, la vérité et la fiction pure.

Extrait de "l'enfant de la haute mer" :

« Marins qui rêvez en haute mer, les coudes appuyés sur la lisse, craignez de penser longtemps dans le noir de la nuit à un visage aimé. Vous risqueriez de donner naissance, dans des lieux essentiellement désertiques, à un être doué de toute la sensibilité humaine et qui ne peut pas vivre ni mourir, ni aimer, et souffre pourtant comme s'il vivait, aimait et se trouvait toujours sur le point de mourir, un être infiniment déshérité dans les solitudes aquatiques, comme cette enfant de l'Océan, née un jour du cerveau de Charles Liévens, de Steenvoorde, matelot de pont du quatre-mâts "Le Hardi", qui avait perdu sa fille âgée de douze ans, pendant un de ses voyages,et, une nuit, par 55 degrés de latitude Nord et 35 de longitude Ouest, pensa longuement à elle, avec une force terrible, pour le grand malheur de cette enfant. »

Paul Morand

Paul Morand, né le 13 mars 1888 à Paris et mort le 23 juillet 1976 à Paris, est un écrivain français.Romancier, nouvelliste et essayiste, il fut aussi diplomate. Il est considéré comme un des pères du « style moderne » en littérature.

Son père Eugène occupe, à Paris, plusieurs fonctions liées à l'art : conservateur du Dépôt des marbres en 1902, directeur de l'École nationale supérieure des arts décoratifs en 1908. Il fréquente également les poètes, dont le cercle de Mallarmé, les artistes et les sculpteurs, dont Rodin, pendant la jeunesse de Paul. On lui prête cette réponse à la sempiternelle question : "Que voulez-vous faire de votre fils ? - Un homme heureux."

Le jeune Paul apprend l'anglais très tôt et se rend à Londres à plusieurs reprises durant son adolescence (1902, 1903, 1904, 1908, 1909, 1913). Il visite aussi Venise et l'Italie du Nord et, chaque été, séjourne pendant un mois près du Lac de Côme.

Il rate l'oral de philosophie de son baccalauréat, en 1905. Jean Giraudoux devient son précepteur et Paul se transforme tout d'un coup en élève assidu. Il intègre l'École libre des Sciences Politiques, puis réussit le concours du Quai d'Orsay. Tout en débutant dans la Carrière, il fréquente les milieux littéraires, fait la connaissance de Proust et s'essaie à la poésie en composant une Ode à Marcel Proust.

Ses premiers textes publiés sont des poèmes, notamment Lampes à Arc en 1919. Mais il entre véritablement en littérature en 1921 avec la parution de son premier ouvrage en prose, Tendres Stocks, un recueil de nouvelles préfacé par Proust.

Dans les années 1920-30, il écrit de nombreux livres, récits de voyage, romans brefs et nouvelles, qui frappent par la sécheresse du style, le génie de la formule et la vivacité du récit, mais aussi par la fine description des pays traversés par l'auteur ou ses personnages, généralement de grands bourgeois cultivés aux idées larges.

Un des faits marquants de la vie de Morand est son attitude du rant la Seconde Guerre mondiale et sa proximité avec le régime de Vichy.

Après avoir été mis à la retraite d'office en 1940, il est nommé, lors du retour de Pierre Laval au gouvernement en 1943, ambassadeur de France en Roumanie, pays de son épouse, la richissime Hélène Soutzo, grecque de Trieste et princesse roumaine.

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"[...] Laval ne lui demandait même pas de rentrer [...]. Il est parti par le même bateau que l'ambassade. On ne voulait pas de lui à Vichy et on lui a tenu rigueur de son abandon de poste. Il était victime des richesses de sa femme. Pour les récupérer, il s'est fait nommer ministre de Vichy à Bucarest. Puis, quand les troupes russes se sont approchées, il a chargé un train entier de tableaux et d'objets d'art et l'a envoyé en Suisse. il s'est fait ensuite nommer à Berne, pour s'occuper du déchargement."

(Charles de Gaulle, 20 mai 1962, cité par Alain Peyrefitte in C'était de Gaulle, Fayard, tome I, 1994, p.148)

Jean Jardin, éminence grise de Pierre Laval, favorise son départ de Bucarest en 1944, lors de l'avancée des troupes russes, et le fait nommer en Suisse.

Lorsque la Guerre se termine, il est ambassadeur à Berne, ce qui lui vaut d'être révoqué à la Libération et le contraint à l'exil en Suisse. Il écrira plus tard : "L'exil est un lourd sommeil qui ressemble à la mort" (Chronique de l'homme maigre).

Dans son exil, Morand se consacre à la poursuite de son œuvre, marquée par des orientations nouvelles et notamment par un intérêt nouveau pour l'Histoire. Il devient aussi, avec Jacques Chardonne, le modèle et le protecteur d'une nouvelle génération d'écrivains qu'on appellera les Hussards.

Son attitude durant la Guerre lui vaut une solide inimitié du général de Gaulle, protecteur de l'Académie, qui empêchera longtemps son entrée à l'Académie française, et que Morand, dans sa correspondance avec Jacques Chardonne, appelle avec mépris "Gaulle"... Il y est néanmoins élu le 24 septembre 1968 au fauteuil de Maurice Garçon, un de ses plus farouches adversaires lors de l'élection manquée de 1958, mais le chef de l'Etat ne le recevra pas.

Morand survécut un an et demi à son épouse et mourut à l'hôpital Laennec à Paris ; il fit mêler ses cendres aux siennes à Trieste, sa ville natale.

"Un jour il bondira, vieux sportif, dans la mort." (Roger Nimier)

Poèmes:

* Lampes à Arc, avec un dessin de l'auteur, Paris, Au Sans Pareil, 1920 puis René Kieffer,1926 (lithographies de Frans Masereel); * Feuilles de Température (Paris, Au Sans Pareil,1920); * Poèmes complets (1914-1924) (Au Sans Pareil,1924); * Poèmes (Toulouse, éditions Richard,1928); * U.S.A, poèmes (Au Sans Pareil, hors-commerce,1928);

Romans et nouvelles:

* Les Extravagants, écrit en 1910-1911, retrouvé en 1978. Roman. (éd. Gallimard, N.R.F, 1986) * Tendres Stocks, 3 nouvelles, préface de Marcel Proust (N.R.F., 1921, 1924 - avec eaux-fortes de Chas-Laborde); * Ouvert la Nuit, 6 nouvelles (N.R.F., 1922, 1923, 1924 - éd. illustrée de 6 aquarelles de Dufy, Favory, de La Fresnaye, Lhote, Moreau, Dunoyer de Segonzac - La Gerbe d'Or/N.R.F., 1927 - avec préface inédite de l'auteur -, édition Populaire, 1951); * Fermé la Nuit, 4 nouvelles (N.R.F., 1923, 1935 - avec illustrations de Pascin); * Lewis et Irène, roman (Grasset, 1924, Emile-Paul,1925 - avec illustrations d'Oberlé - 1926); * La Fleur Double (Emile-Paul, 1924, avec un frontispice de Daragnès); * Les Amis Nouveaux (Au Sans-Pareil, 1924 - avec eaux-fortes de Jean Hugo);

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* East India and Compagny, 12 nouvelles (New-York,1927 - inédit en français); * Les Plaisirs Rhénans (Dusseldorf, librairie Léocadia, s.d., avec 7 lithographies pornographiques de Gaston-Louis Roux - ouvrage imprimé sans son accord, dont il fit pilonner une partie - cette nouvelle parut dans "L'Europe Galante" (1926); * Mr. U (Edition des cahiers libres 1927);

* Chronique du XXe siècle : o I. L'Europe Galante- 14 nouvelles (Europe) (Vertès,1917 - avec des lithographies en noir - Grasset, 1925, Ferenczi, 1928); o II. Bouddha Vivant (Asie) (Grasset et Calmann-Lévy,1927, Aux Aldes,1928 - eaux-fortes d'Alexieiff -, Ferenczi,1929); o III. Magie Noire (Afrique), 8 nouvelles (Grasset, 1928, Flammarion et Ferenczi,1930); o IV. Champions du Monde (Amérique) (Grasset, 1930) " (...) il suffit d'en lire dix pages pour s'assurer, comme on pouvait s'y attendre, qu'il s'agit d'un roman aussi vain que Boudha, et tous les romans que Paul Morand écrira." (Jacques Chardonne, lettre à Jean Paulhan, 2 mars 1930, ds "Correspondance Chardonne/Paulhan", Stock,1999, p.38); * À la Frégate, nouvelles (Paris, Les Éditions du Portique,1930); * Les rois du jour - Flèche d'Orient, nouvelle (N.R.F.,1932); * Rococo, nouvelles (Grasset,1933); * France-la-doulce" (N.R.F.,1934); "satire xénophobe des milieux du cinéma à coups de stéréotypes et de caricatures,un groupe de producteurs, juifs notammnent..." (Francois Dufay, "Chardonne-Morand - Conversations entre deux crocodiles", Le Point du 2/06/2000, p.140); * Rond-point des Champs-Elysées (Grasset,1935); * L'Homme Pressé, roman (Gallimard,1941); * Feu M. le Duc, nouvelles (Genève, Milieu du Monde,1942); * Le bazar de la Charité, nouvelle (Genève, Club des bibliophiles, 1944. Illustrations de Paul Monnier); * À la Fleur d'Oranger, nouvelles (Vevey, Éditions de la Table Ronde,1945); * Montociel, Rajah aux Grandes Indes, roman (Genève, Éditions du Cheval Ailé,1947); * Le Dernier Jour de l'Inquisition, nouvelles (Vevey, la Table Ronde,1946); * Les Extravagants. Milady suivi de Monsieur Zéro, nouvelles (Gallimard,1936); * Le Dernier Jour de l'Inquisition, (Vevey, La Table Ronde, 947) ; * Le Flagellant de Séville, roman (Fayard,1951) ; * Le Coucou et le Roitelet(Éditions du Tambourinaire,1954); * Hécate et ses chiens, roman (Flamarion,1954), dt certains passages "scabreux" furent utilisés par les opposants à sa candidature à l'Académie pour la boycotter; * La Folle amoureuse, nouvelles (Stock, 956) ; * Fin de siècle, nouvelles (Stock, 957); * Le Prisonnier de Cintra (1958); * Tais-toi, roman (Gallimard, 1965); * Nouvelles d'une vie (?); o Nouvelles du cœur (Gallimard, 1965); o Nouvelles des yeux (Gallimard,1965); * Les Écarts amoureux, nouvelles (Gallimard,1974); * Nouvelles complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2 tomes (éd. Michel Collomb,1992);

• Romans, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade (éd. Michel Collomb).

Récits de voyage et portraits de villes

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* Rien que la Terre (Grasset,1926 ; Plon,1929, puis Bruxelles, édition du Nord,1929, illustrations de Falké); * Siam, Aux Aldes, (1926, illustrations de Galanis); * La Semaine de Bath (Champion,1925) ; * Le Voyage (Hachette,1927); * Tableaux de Paris, textes de Paul Valéry (Emile-Paul,1927, illustrations de Bonnard) ; * Paris-Tombouctou, documentaire (Flammarion - La Rose des Vents,1928, dédié à André Derain); * Hiver Caraïbe, documentaire (Flammarion, La Rose des Vents ? 1929) ; * New York (Flammarion,1930 et 1931, illusrations de Lubbers); * New york, le Jour et la Nuit (Flamarion,1930); * A.O.F. de Paris à Tombouctou (Flammarion,1932); * Paris de nuit, avec 60 photographies de Brassaï (Paris, Arts et Métiers Graphiques,1933); * Londres (Plon,1933); * Bucarest (Plon,1934); * Route de Paris à la Méditerranée (Firmin-Didot,1931); * Air Indien (Grasset,1932) ; * La Route des Indes (Plon,1935); * Méditerranée, mer des surprises (Mame,1938); * Florence que j'aime (éditions Sun,1959); * Bains de mer, bains de rêve (Lausanne, Guilde du Livre,1960); * Le nouveau Londres, suivi de Londres 1933, édition revue et corrigée - photographies de Tony Armstrong-Jones (Plon,1962); * Majorque (Barcelone, Noguer,1963); * Le Portugal que j'aime, légendes - préfacé par Michel Déon, présenté par Jacques Chardonne (éditions Sun,1963); * préface à La Suisse que j'aime de François Nourissier (Sun,1968);

• Venises (Gallimard, 1971)

New-York (1930)

Les gratte-ciel de Paul Morand:

« Les gratte-ciel ! Il y en a qui sont des femmes et d'autres des hommes ; les unssemblent des temples au Soleil, les autres rappellent la pyramide aztèque de laLune. Toute la folie de croissance qui aplatit sur les plaines de l'Ouest les villes

américaines et fait bourgeonner à l'infini les banlieues vivipares s'exprime ici parune poussée verticale. Ces in-folios donnent à New-York sa grandeur, sa force, son

aspect de demain. Sans toits, couronnés de terrasses, ils semblent attendre desballons rigides, des hélicoptères, les hommes ailés de l'avenir. Ils s'affirment

verticalement, comme des nombres, et leurs fenêtres les suivent horizontalementcomme des zéros carrés, et les multiplient. Ancrés dans la chair vive du roc,

descendant sous terre de quatre ou cinq étages, portant au plus profond d'eux-mêmes leurs organes essentiels, dynamos, chauffage central, rivetés au fer rouge,

amarrés par des câbles souterrains, des poutrelles à grande hauteur d'âme, despylônes d'acier, il s'élèvent, tout vibrants du ballant formidable des étages

supérieurs ; la rage des tempêtes atlantiques en tord souvent le cadre d'acier, mais,par la flexibilité de leur armature, par leur maigreur ascétique, ils résistent. Les

murs ont disparu, ne jouant plus aucun rôle de soutien ; ces briques creuses dont laconstruction est si rapide qu'on peut monter d'un étage par jour, ne sont qu'un abri

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contre le vent et ces granits, ces marbres qui garnissent la base des édifices n'ontque quelques millimètres d'épaisseur et ne constituent plus qu'un ornement ; les

plafonds en lattis sont simplement agrafés aux charpentes, le toit est fait de feuillesd'acier. Tout bois est interdit, même en décoration ; tout l'effort, accru parl'altitude, est troué par ces cages ignifugées que traversent une vingtaine

d'ascenseurs et tant de faisceaux de fils électriques qu'on dirait des chevelures... »

Blaise Cendrars, mélange du réel et de l'imaginaire.

Blaise Cendrars, né Frédéric-Louis Sauser, le 1er septembre 1887 à La Chaux-de-Fonds, canton de Neuchâtel (Suisse), mort le 21 janvier 1961 à Paris, est un écrivain d'origine suisse, naturalisé français en 1916.

Il mène d'abord une vie d'aventurier et de bourlingueur avant d'écrire et de publier ses premiers poèmes : Les Pâques en 1912 (qui deviendra Les Pâques à New York en 1919) ou Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France en 1913. Il participe dès le début à la guerre de 14-18 comme engagé volontaire : gravement blessé en 1915, il sera amputé du bras droit. Le 28 septembre 1915, il est naturalisé français et reprend en 1917 l'écriture, mais lassé du milieu littéraire, il se tourne quelques années vers le cinéma puis abandonne après l'échec. Il voyage alors au Brésil en 1924 et prend le pseudonyme de "Blaise Cendrars", en écho à Brésil/braise comme une évocation de sa vie dégradée par l'amputation et le suicide d'une amie, la braise devenant cendres...

Il s'oriente dès lors vers le roman avec L'Or en 1925, où il retrace le dramatique destin de Johann August Suter, millionnaire d'origine suisse ruiné par la découverte de l'or sur ses terres en Californie. Ce succès mondial va faire de lui, durant les années vingt, un romancier de l'aventure que confirme Moravagine en 1926, avant qu'il ne devienne dans les années trente, grand reporter.

Abattu par le début de la guerre, il s'installe à Aix-en-Provence puis à Villefranche-sur-mer et ne reprend l'écriture qu'en 1943 en rédigeant des récits autobiographie avec L'Homme foudroyé (1945), La Main coupée, Bourlinguer. De retour à Paris en 1950, il participe à des programmes artistiques et des entretiens radiophoniques réputés avant de mourir d'une congestion cérébrale le 21 janvier 1961.

L'œuvre de Blaise Cendrars, poésie, romans, reportages et mémoires, est placée sous le signe du voyage, de l'aventure, de la découverte et de l'exaltation du monde moderne où l'imaginaire se mêle au réel de façon inextricable Les années d'apprentissage

Frédéric-Louis Sauser est né le 1er septembre 1887 à , dans une famille bourgeoise d'origine bernoise mais francophone. Les voyages de son père, un homme d'affaires instable, font mener à la famille une vie itinérante, notamment à Naples. Envoyé en pension en Allemagne, Freddy fugue. Ses parents l'inscrivent à l'École de commerce de Neuchâtel, pour des études qui ne lui plaisent pas.

En 1904, au vu de ses mauvais résultats scolaires, il est envoyé en apprentissage à Moscou et surtout à Saint-Pétersbourg, alors en pleine effervescence révolutionnaire. Jusqu'en 1907, il y travaille chez un horloger suisse. À la Bibliothèque impériale, dont il devient l'habitué, un bibliothécaire, R. R., l'encourage à écrire. Freddy commence à noter ses lectures, ses pensées.

Il aurait alors écrit La Légende de Novgorode, de l'or gris et du silence. Pour lui faire une surprise, R. R. l'aurait traduit en russe et fait imprimer à 14 exemplaires en blanc sur papier noir. Du vivant de Cendrars, personne n'a jamais vu ce livre qu'il a pourtant fait figurer en tête de toutes ses bibliographies à partir de Séquences (1913). Beaucoup doutaient de son existence, lorsqu'un poète bulgare en découvre un exemplaire, en 1995, chez un bouquiniste de Sofia. Depuis lors, l'authenticité de cette plaquette fait l'objet de controverses, ce qui enrichit la mythologie du poète de nouveaux épisodes.

En 1907, Freddy Sauser revient en Suisse. Étudiant la médecine à l'université de Berne, il a

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peut-être rencontré Adolf Wölfli, interné à l'asile de la Waldau. Ce schizophrène violent qui est un dessinateur de génie pourrait être un des modèles de Moravagine, le « grand fauve humain » qui va obséder Cendrars comme un double pendant de longues années. Quant aux études universitaires, elles apportent peu de réponses aux questions qui le hantent sur l'homme, son psychisme, son comportement. Sous l'influence du Latin mystique de Remy de Gourmont, il écrit ses premiers poèmes : Séquences.

Après un court séjour à Paris, il retourne en 1911, pour quelques mois, à Saint-Pétersbourg. Il y écrit son premier roman, Moganni Nameh qui ne paraîtra, en feuilleton, qu'en 1922 dans la revue Les Feuilles libres. Il se plonge dans Schopenhauer ; une formule de ce philosophe illumine son rapport à la réalité : « le monde est ma représentation ». Désormais, la vie et la poésie seront pour lui des vases communicants.

Entrée de la modernité

Fin 1911, Freddy s'embarque pour New York où il rejoint une amie, Féla Poznanska, une étudiante juive polonaise rencontrée à Berne. Il l'épousera par la suite et elle sera la mère de ses trois enfants, Odilon, Rémy et Miriam. Son séjour aux États-Unis lui montre la voie, nouvelle et soumise aux lois de la mécanique, de la vitesse, de la modernité, dans lequel le monde s'engage. Au sortir d'une nuit d'errance, il rédige son premier long poème, Les Pâques à New York, un poème fondateur de la poésie moderne. Pour le signer il s'invente un pseudonyme : Blaise Cendrars.

Il revient à Paris pendant l'été 1912, convaincu de sa vocation de poète. Avec Emil Szittya, un écrivain anarchiste, il fonde Les Hommes Nouveaux, une revue et une maison d'édition où il publie Les Pâques, puis Séquences, un recueil de poèmes plus anciens d'inspiration décadente, marqués par l'influence de Remy de Gourmont qu'il admire comme un maître. Séquences appartient davantage à Freddy Sauser qu'à Cendrars, même s'il le signe de son pseudonyme. Il se lie d'amitié avec des personnalités artistiques et littéraires : Apollinaire et les artistes de l'école de Paris, Chagall, Léger, Survage, Modigliani, Csaky, Archipenko, Robert. En 1913, il publie la Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France, avec des compositions en couleurs de Sonia Delaunay-Terk . Dans ce premier livre simultané, le texte et l'image sont étroitement imbriqués pour créer une émotion artistique nouvelle, qui sera à l'origine d'une vive polémique. Ce poème-tableau de deux mètres de hauteur, présenté sous forme de dépliant, est reconnu aujourd'hui comme une contribution majeure à l'histoire du livre.

Dès le début de Première Guerre Mondiale, Cendrars lance avec l'écrivain italien Ricciotto Canudo un appel aux artistes étrangers qui vivent en France, et s'engage dans la Légion étrangère. Le 28 septembre 1915, au cours de la grande offensive de Champagne, gravement blessé à la main droite, il sera amputé au-dessus du coude.

Le poète de la main gauche

Après une « année terrible », le poète manchot apprend à écrire de la main gauche. En 1916, il publie La Guerre au Luxembourg. Le 16 février 1916, il est naturalisé français. Au cours de l'été 1917, qu'il passe à Méréville (Seine-et-Oise, aujourd'hui Essonne), il découvre son identité nouvelle d'homme et de poète de la main gauche, en rédigeant, au cours de sa « plus belle nuit d'écriture », le 1er septembre, La Fin du monde filmée par l'Ange N.-D. Commence alors une période d'activité créatrice intense placée sous le signe tutélaire de la constellation d'Orion, dans laquelle la main droite du poète s'est exilée.

Dans J'ai tué (1918), premier livre illustré par Fernand Léger, il écrit quelques unes des pages les plus fortes et les plus dérangeantes qui aient été écrites sur la guerre :

« Mille millions d'individus m'ont consacré toute leur activité d'un jour, leur force, leur

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talent, leur science, leur intelligence, leurs habitudes, leurs sentiments, leur cœur. Et voilà qu'aujourd'hui j'ai le couteau à la main. L'eustache de Bonnot. « Vive l'humanité ! » Je palpe une froide vérité sommée d'une lame tranchante. J'ai raison. Mon jeune passé sportif saura suffire. Me voici les nerfs tendus, les muscles bandés, prêt à bondir dans la réalité. J'ai bravé la torpille, le canon, les mines, le feu, les gaz, les mitrailleuses, toute la machinerie anonyme, démoniaque, systématique, aveugle. Je vais braver l'homme. Mon semblable. Un singe. Œil pour œil, dent pour dent. À nous deux maintenant. À coups de poing, à coups de couteau. Sans merci. Je saute sur mon antagoniste. Je lui porte un coup terrible. La tête est presque décollée. J'ai tué le Boche. J'étais plus vif et plus rapide que lui. Plus direct. J'ai frappé le premier. J'ai le sens de la réalité, moi, poète. J'ai agi. J'ai tué. Comme celui qui veut vivre. »

Avec Profond aujourd'hui (1917) le poète de la main gauche publie son manifeste en présentant une vision poétique de la modernité. Paraissent également des poèmes écrits avant guerre : son troisième poème "homérique" ou "whitmanien", Le Panama ou les aventures de mes sept oncles (1918), ainsi que les Dix-neuf poèmes élastiques (1919).

S'éloignant de Paris, il prend congé des milieux littéraires d'avant-garde (Dada, puis surréalisme) dont les polémiques lui paraissent dépassées pour se tourner vers le cinéma. Il devient l'assistant d'Abel Gance pour J'accuse, où il tient également un rôle de figurant, puis pour La Roue. En 1921, il passe lui-même à la réalisation à Rome, mais l'expérience est un échec.

Comme beaucoup d'artistes et d'écrivains à cette époque, il se passionne pour l'Afrique et compile dans son Anthologie nègre (1921) des contes de tradition orale, qu'il est le premier à considérer comme de la littérature. Pour les Ballets suédois il tire de ce recueil l'argument de La Création du Monde (1923), avec une musique de Darius Milhaud, des décors et costumes de Fernand Léger.

Découverte du Brésil

En janvier 1924, il se rend au Brésil à l'invitation de Paulo Prado, homme d'affaires et mécène des poètes modernistes de São Paulo, parmi lesquels Oswald de Andrade et Mario de Andrade. Dans un pays où la nature aussi bien que la population s'accordent à ses aspirations profondes, il découvre son « Utopialand » qu'il célébrera souvent dans ses livres. Il y retournera par deux fois, de janvier à juin 1926 et d'août 1927 à janvier 1928. Il s'y lie notamment avec les poètes Manuel Bandeira et Carlos Drummond de Andrade, ainsi qu'avec les peintres Cicero Dias et surtout Tarsila do Amaral, qu'il nomme « la plus belle Pauliste du monde ».

En 1924, il publie Kodak (Documentaire). Il faudra attendre les années 1970 pour découvrir que Cendrars avait composé ces poèmes par collage en découpant et réaménageant des fragments du Mystérieux docteur Cornélius, un roman populaire de Gustave Le Rouge. Il voulait ainsi montrer à son ami, qu'il est lui aussi un poète. La même année, paraît Feuilles de route, son dernier recueil de poèmes, illustré par Tarsila do Amaral.

C'est en revenant du Brésil que Fréderic Sauser va changer son nom et prénom.En effet, Brésil vient du mot braise, nom d'un bois rouge, le pernambouc.Quant à Cendrars, il tire ce pseudonyme du mot cendre.Pour comprendre pourquoi Fréderic Sauser a voulu changé son nom, il faut savoir qu'il y a eu deux grands traumatismes dans sa vie : la perte de sa main droite et le suicide d'une jeune fille profondément amoureuse de lui, fait qui l'a beaucoup ému. Fréderic Sauser a voulu marquer ce changement d'esprit,mais en même temps de main d'écrivain par une métaphore de dégradation, la braise qui devient cendre, d'oú Blaise Cendrars.

Du roman au journalisme

Au retour du Brésil, il se lance dans le roman. En quelques semaines, il écrit L'Or (1925), où il retrace le tragique destin de Johann August Suter, millionnaire d'origine suisse ruiné par la

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découverte de l'or sur ses terres en Californie. Ce succès mondial va faire de lui, durant les années vingt, un romancier de l'aventure. Suivent bientôt Moravagine (1926), puis Le Plan de l'Aiguille et Les Confessions de Dan Yack qui rate le Goncourt.

Une vie romancée de l'aventurier Jean Galmot (Rhum - L'aventure de Jean Galmot, 1930) lui fait découvrir le monde du journalisme. Dans les années trente, il devient grand reporter pour explorer les bas-fonds (Panorama de la pègre, 1935). Son ami Pierre Lazareff, le patron de Paris-Soir, l'envoie prendre part au voyage inaugural du paquebot Normandie, puis visiter Hollywood, la Mecque du cinéma. Pendant la même période, il recueille dans trois volumes d'« histoires vraies » les nouvelles qu'il a publiées dans la grande presse. En décembre 1934, il rencontre Henry Miller qui deviendra un de ses amis.

En 1939, lorsque la guerre éclate, il s'engage comme correspondant de guerre auprès de l'armée britannique. Ses reportages paraissent notamment dans Paris-Soir et le livre qu'il en tire, Chez l'armée anglaise, sera pilonné par les Allemands. Profondément affecté par la débâcle, il quitte Paris et le journalisme pour se retirer à Aix-en-Provence pendant toute l'Occupation. Durant trois ans, il cesse d'écrire.

Le rhapsode des mémoires

À la suite d'une visite du romancier Édouard Peisson, il sort enfin du silence le 21 août 1943 et commence L'Homme foudroyé (1945) que suivront La Main coupée, Bourlinguer et Le Lotissement du Ciel. Ces volumes de « mémoires qui sont des mémoires sans être des mémoires » forment une tétralogie ; ils sont composés comme des rhapsodies par Cendrars qui renoue ainsi avec la formation musicale de sa jeunesse.

À l'occasion de ce retour à l'écriture, un jeune photographe inconnu, Robert Doisneau, est envoyé à Aix pour faire un reportage sur Cendrars. Il illustre l'article que Maximilien Vox publie en 1945 dans La Porte ouverte, la revue de la chambre de commerce franco-suédoise, sous un titre qui résume bien ces années de guerre : Cendrars, un éléphant solitaire. Quatre ans plus tard, en 1949, Cendrars écrit le texte du premier album de Doisneau : La Banlieue de Paris, qui révèle un grand photographe.

En 1944, Cendrars, qui n'écrit plus de poèmes depuis vingt ans, a recueilli ses Poésies complètes chez Denoël, avec l'aide et une préface de son ami Jacques-Henry Lévesque resté à Paris.

En janvier 1948, il quitte Aix-en-Provence pour Villefranche-sur-Mer. De jeunes poètes viennent lui rendre visite : André Miguel, Frédéric Jacques Temple.

L'année suivante, le 27 octobre 1949, il se marie avec Raymone Duchâteau, à Sigriswil dans l'Oberland bernois. Depuis qu'il a rencontré cette jeune comédienne en octobre 1917, il lui voue un amour idéalisé, non sans ambivalence, traversé de nombreuses crises.

La même année 1949, il publie Le Lotissement du ciel, dernier volume des mémoires, qui réunit les deux figures de Joseph de Cupertino, le saint volant du XVIIe siècle, et Oswaldo Padroso, un fazendeiro brésilien qui s'est pris d'un amour fou pour Sarah Bernhardt. Le prière d'insérer du volume tient de la profession de foi :

« Je voulais indiquer aux jeunes gens d’aujourd’hui qu’on les trompe, que la vie n’est pas un dilemme et qu’entre les deux idéologies contraires entre lesquels on les somme d’opter, il y a la vie, la vie, avec ses contradictions bouleversantes et miraculeuses, la vie et ses possibilités illimitées, ses absurdités beaucoup plus réjouissantes que les idioties et les platitudes de la « politique », et que c’est pour la vie qu’ils doivent opter, malgré l’attirance du suicide, individuel ou collectif, et de sa foudroyante logique scientifique. Il n’y a pas d’autres choix possibles. Vivre ! »

Retour à Paris:

En 1950, il retourne définitivement à Paris et s'installe rue Jean-Dolent, en face de la prison

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de la Santé. À l'initiative de son ami Paul Gilson, qui y dirige les programmes artistiques, il collabore fréquemment à la Radiodiffusion française en compagnie notamment de Nino Frank et Albert Rièra. Ses entretiens radiophoniques avec Michel Manoll connaissent un grand succès. Il se lie avec de jeunes écrivains qu'il recommande aux éditions Denoël : René Fallet, Robert Giraud, Jean-Paul Clébert, Jacques Yonnet.

Après un travail long et difficile, il publie, en 1956, Emmène-moi au bout du monde !…, un roman à clefs sous couvert d'une intrigue policière. La truculence de cette chronique théâtrale qui doit beaucoup à la vie de la comédienne Marguerite Moreno, une amie de Raymone, fait scandale.

Ce sera sa dernière œuvre car il est victime d'une congestion cérébrale au cours de l'été suivant. En 1960, c'est un grabataire qu'André Malraux fait Commandeur de la Légion d'honneur.Tombe de Blaise Cendrars aux Batignolles, à ParisTombe de Blaise Cendrars au Tremblay-sur-Mauldre

Il meurt le 21 janvier 1961, après avoir reçu in extremis la seule récompense littéraire officielle qu'il ait obtenue de son vivant : le Grand Prix littéraire de la Ville de Paris.Blaise Cendrars a reposé de 1961 à 1994 au cimetière des Batignolles à Paris. Il possédait, depuis 1918, une résidence, sa « maison des champs », au Tremblay-sur-Mauldre dans les Yvelines. En 1994, la municipalité a fait transférer ses cendres au cimetière du village.Après sa mort, un lycée prend son nom dans sa ville natale de La Chaux-de-Fonds.

Œuvre:

Poèmes:

* La Légende de Novgorode ou La Légende de Novgorode, de l'Or gris et du Silence. Dans ses bibliographies, Cendrars présente ainsi ce premier poème qui aurait été publié en Russie à son insu : "traduit en russe par R. R. sur le manuscrit; tirage en blanc sur papier noir; 14 exemplaires numérotés et signés. Moscou, Sozonov, 1909. Un volume in-12 carré". Un exemplaire de cette plaquette longtemps introuvable a été découvert en 1995 à Sofia (Bulgarie) et il a fait l'objet de deux translations en français (Montpellier, Fata Morgana, 1996, puis 1997). L'authenticité de la plaquette est aujourd'hui fortement contestée. * Les Pâques. Avec un dessin de l'auteur en frontispice. Paris, Éditions des Hommes nouveaux, 1912. o Devient Les Pâques à New York in Du monde entier. Paris, Gallimard, 1919. o Les Pâques à New York. Avec huit bois de Frans Masereel. Paris, René Kieffer, 1926. * Séquences. Paris, Éditions des Hommes nouveaux, 1913 (recueil exclu par Cendrars de ses Poésies complètes). o Recueil repris en appendice des Poésies complètes, Denoël, Œuvres complètes, t. I, 1963, o Recueil repris en appendice des Poésies complètes parmi les "Poèmes de jeunesse", Denoël, coll. "Tout autour d'aujourd'hui", tome 1, 2001. * Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France. Avec des couleurs simultanées de Sonia Delaunay-Terk. Paris, Éditions des Hommes nouveaux, 1913. o Le Transsibérien. Avec un portrait inédit de l'auteur et les reproductions en fac similé des épreuves corrigées du poème. Paris, Seghers, 1957. * La Guerre au Luxembourg. Avec 6 dessins de Moïse Kisling. Paris, D. Niestlé, 1916. * Le Panama ou les aventures de mes sept oncles. Couverture de Raoul Dufy, avec 25 tracés de chemins de fer américains et un prospectus publicitaire. Paris, La Sirène, 1918. * Dix-neuf poèmes élastiques. Avec un portrait de l'auteur par Amedeo Modigliani (deux dans le tirage de tête). Paris, Au Sans Pareil, 1919. o Édition critique par Jean-Pierre Goldenstein. Paris, Méridiens-Klincksieck, 1986. * Du monde entier, recueil comprenant Les Pâques à New York, Prose du Transsibérien et de la

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petite Jeanne de France et Le Panama ou les aventures de mes sept oncles. Paris, Gallimard, 1919. * Feuilles de route, I. Le Formose. Avec 8 dessins de Tarsila do Amaral. Paris, Au Sans Pareil, 1924. * Kodak (Documentaire). Couverture de Frans Masereel. Avec un portrait de l'auteur par Francis Picabia. Paris, Stock, 1924. * Poésies complètes. Préface de Jacques-Henry Lévesque. Paris, Denoël, 1944. o Nouvelle édition revue et corrigée. Paris, Denoël, 1947. * Du monde entier au cœur du monde. Poésies complètes. Denoël, 1957.

Publications posthumes :

* Le Volturno, avec une lithographie de Pierre Alechinsky. Montpellier, Fata Morgana, 1989. * Poésies complètes, avec 41 poèmes inédits. Denoël, coll. "Tout autour d'aujourd'hui", t. 1, éd. de Claude Leroy, 2001; nouvelle édition 2005. Reprise des versions originales des recueils avec leurs illustrations. * Du monde entier au cœur du monde. Poésies complètes. Préface de Paul Morand, éd. de Claude Leroy. Poésie/Gallimard, 2006.

Romans, contes, nouvelles, pièces radiophoniques:

* Profond aujourd'hui. Avec 5 dessins d'Angel Zarraga. Paris, À la Belle Édition, chez François Bernouard, 1917 (prose poétique). o Nouvelle édition sans les dessins de Zarraga. Paris, Les Éditeurs Réunis, coll. "Tout autour d'aujourd'hui", 1926. * J'ai tué. Avec 5 dessins de Fernand Léger. À la Belle Édition, chez François Bernouard, 1918 (prose poétique). o Nouvelle édition. Avec un portrait de l'auteur par Fernand Léger. Georges Crès, 1919. * La Fin du monde filmée par l'Ange N.-D.. Avec des compositions en couleur de Fernand Léger. Paris, Éditions de la Sirène, 1919 (roman). o Nouvelle édition précédée d'un "Pro domo". Pierre Seghers, coll. "Poésie 49", 1949. * Anthologie nègre. Paris, Éditions de la Sirène, 1921. o Recouvrure de cette édition Au Sans Pareil, Paris, 1927. o "Édition définitive, revue et corrigée", Paris, Corréâ, 1947. * L'Or. La Merveilleuse Histoire du général Johann August Suter . Paris, Grasset, 1925 (roman). o Édition revue et corrigée. Grasset, 1947. o Gallimard, coll. "Folio", n° 331, 1998. Préface de Francis Lacassin. * L'Eubage. Aux antipodes de l'unité. Avec 5 gravures au burin de Joseph Hecht. Paris, Au Sans Pareil, 1926 (roman). o Édition critique par Jean-Carlo Flückiger. Paris, Champion, coll. "Cahiers Blaise Cendrars" n° 2, 1995. * Moravagine. Paris, Grasset, 1926 (roman). o Nouvelle édition revue et augmentée de "Pro domo" et d'une "postface". Paris, Grasset, 1956. * Éloge de la vie dangereuse. Paris, Les Éditeurs Réunis, coll. "Tout autour d'aujourd'hui", 1926 (prose poétique). * L'ABC du cinéma. Paris, Les Éditeurs Réunis, coll. "Tout autour d'aujourd'hui", 1926 (prose poétique). * Petits Contes nègres pour les enfants des Blancs. Paris, Éditions du Portique, 1928. o Au Sans Pareil, Paris, 1929. Avec quarante bois et douze hors texte de Pierre Pinsard. o Jean Vigneau, Paris, 1946. Avec des illustrations de Francis Bernard.

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* Le Plan de l'Aiguille (Dan Yack). Paris, Au Sans Pareil, 1929 (roman). * Les Confessions de Dan Yack. Paris, Au Sans Pareil, 1929 (roman). o Dan Yack. Paris, Éditions de la Tour, 1946. Réunion en un volume revu et corrigé du Plan de l'Aiguille et des Confessions de Dan Yack. * Comment les Blancs sont d'anciens Noirs. Avec cinq bois d'Alfred Latour. Paris, Au Sans Pareil, 1930 (contes). * Histoires vraies. Paris, Grasset, 1937 (nouvelles). * La Vie dangereuse. Paris, Grasset, 1938 (nouvelles). o La nouvelle J'ai saigné a été reprise aux éditions Zoé, coll. "Minizoé", n° 62, Genève, 2004. Postface de Christine Le Quellec Cottier. * D'Oultremer à Indigo. Paris, Grasset, 1940 (nouvelles). o Gallimard, coll. "Folio", n° 2970, 1998. Édition préfacée et annotée par Claude Leroy. * Emmène-moi au bout du monde !... . Paris, Denoël, 1956 (roman). * Films sans images (en coll. avec Nino Frank). Paris, Denoël, 1959 (pièces radiophoniques).

Publications posthumes :

* John Paul Jones ou l'Ambition. Préface de Claude Leroy. Montpellier, Fata Morgana, 1989 (roman inachevé). * La Vie et la mort du Soldat inconnu. Édition de Judith Trachsel. Préface de Claude Leroy. Paris, Champion, coll. "Cahiers Blaise Cendrars" n° 4, 1995 (roman inachevé). * La Carissima. Édition d'Anna Maibach. Paris, Champion, coll. "Cahiers Blaise Cendrars" n° 5, 1996 (roman inachevé). * Les Armoires chinoises. Postface de Claude Leroy. Montpellier, Fata Morgana, 2001 (conte inachevé). * Nouveaux Contes nègres. Postface de Christine Le Quellec Cottier. Montpellier, Fata Morgana, 2006.

Reportages:

* Rhum. L'aventure de Jean Galmot. Paris, Grasset, 1930. o La Vie secrète de Jean Galmot. Rhum. Nouvelle édition revue et augmentée. Paris, Les Éditions de France, 1934. * Panorama de la pègre. Couverture de Cassandre. Avec des photographies en héliogravure. Grenoble, Arthaud, 1935. o Panorama de la pègre et autres reportages. Textes recueillis par Miriam Cendrars et Francis Lacassin. Préface et bibliographie par Francis Lacassin. UGE, coll. "10/18", série "Grands reporters", 1986. * Hollywood, la Mecque du cinéma. Avec 29 dessins par Jean Guérin. Paris, Grasset, 1936. * Chez l'armée anglaise. Illustré de photographies. Paris, Corrêa, 1940. Édition pilonnée par les Allemands.

Mémoires, journaux, entretiens:

* Une nuit dans la forêt. Premier fragment d'une autobiographie. Avec trois eaux-fortes de Charles Clément. Lausanne, Éditions du Verseau, 1929. * Vol à voiles. Prochronie. Lausanne, Payot, 1932. * L'Homme foudroyé. Paris, Denoël, 1945. * La Main coupée. Paris, Denoël, 1946. * Bourlinguer. Paris, Denoël, 1948.

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* Le Lotissement du ciel. Paris, Denoël, 1949. o Saint Joseph de Cupertino. Reprise sous ce titre de la deuxième partie du Lotissement du ciel. Paris, Le Club du livre Chrétien, 1960. o Le Lotissement du ciel. Paris, Gallimard, coll. "Folio", n° 2795, 1996. Édition préfacée et annotée par Claude Leroy. * Blaise Cendrars vous parle... Propos recueillis par Michel Manoll. Paris, Denoël, 1952. * Le Paysage dans l'œuvre de Léger. Entretien de Cendrars avec Fernand Léger et Louis Carré. Paris, Galerie Louis Carré, 1956. * À l'aventure (pages choisies). Extraits de : Le Lotissement du ciel, Bourlinguer, La Main coupée, L'Homme foudroyé, La Vie dangereuse, D'Oultremer à Indigo. Paris, Denoël, 1958. o L'Aventure. Paris, Le Club des Jeunes Amis du Livre, 1958. Avec un cahier de photographies de l'auteur par Robert Doisneau. Titre mis à part, volume identique au précédent.

Publications posthumes :

* Dites-nous, monsieur Blaise Cendrars... Réponses aux enquêtes littéraires de 1919 à 1957, recueillies, annotées et préfacées par Hughes Richard, Lausanne, Éditions Rencontre, 1969. * Paris ma ville. Illustrations de Fernand Léger. Paris, Bibliothèque des Arts, 1987. * Mon voyage en Amérique. Postface de Christine Le Quellec Cottier. Illustrations de Pierre Alechinsky. Montpellier, Fata Morgana, 2003. o À bord du Birma, extraits de Mon voyage en Amérique avec deux gravures de Pierre Alechinsky, Montpellier, Fata Morgana, 2007 (tirage à 90 exemplaires). * Blaise Cendrars, En bourlinguant... Entretiens avec Michel Manoll (version radiodiffusée, 1950). INA/Radio France, coll. Les grandes heures, 4 CD, 2006. * Rencontres avec Blaise Cendrars. Entretiens et interviews (1925-1959) (éd. Claude Leroy). Paris, Non Lieu, 2007.

Essais:

* Aujourd'hui. Grasset, 1931. En frontispice : dessin de la main gauche de l'auteur par Conrad Moricand. * La Banlieue de Paris. Avec 130 photographies de Robert Doisneau. Double édition simultanée : Lausanne, Guilde du Livre / Paris, Seghers, 1949. o Nouvelle édition, avec 24 photographies de Robert Doisneau, Paris, Seghers, 1966. * Le Brésil. Des hommes sont venus. Avec 105 photographies de Jean Manzon. Monaco, Documents d'art, coll. "Escales du monde", n° 6, 1952. * Noël aux quatre coins du monde, Paris, Robert Cayla, coll. "Les Amis de l'Originale", n° 15, 1953. Recueilli dans Trop c'est trop.

• Trop c'est trop. Paris, Denoël, 1957. En frontispice : portrait de l'auteur par Georges Bauquier.

Prose du Transsibérienet de la petite Jehanne de France

La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France (1913)-quatre-cents formules inégalement rimées et rythmées-est le compte-rendu d'un épisode véridique adaptant tour à tour les deux tons, épique et lyrique, à la nature du sujet. Cendrars y revit son hallucinant voyage en Mandchourie, en compagnie de la petite Jehanne de France qui est, selon la tradition tolstoïenne, une fille perdue de Montmartre dont le cœur est resté pur. La technique de l'écrivain se fonde sur une sorte d'impressionnisme brut: enregistrant simultanéités et coïncidences, le Transsibérien est

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bien un poème ferroviaire où le chemin de fer devient-comme la caméra du cinéaste-le point de vue mobile qui entraîne dans son rythme haletant le flot des images, des souvenirs et des sentiments. La présentation de l'édition originale est, à sa date, significative: sous la forme d'un dépliant long de deux mètres, elle offre une bande de « couleurs simultanées, dues à la femme du peintre R. Delauney, grand ami également d'Apollinaire. Ces couleurs débordent sur le texte formé de groupements typographiques divers. L'ensemble, qui tend à la Symphonie, semble appeler la musique d'Honegger dans Pacific 231.

En ce temps-là j'étais en mon adolescenceJ'avais à peine seize ans et je ne me souvenais

Déjà plus de mon enfanceJ'étais à seize mille lieues du lieu de ma naissance

J'étais à Moscou, dans la ville des mille et troisClochers et des sept gares

Et je n'avais pas assez des sept gares et des milleet trois tours

Car mon adolescence était si ardente et si folleque mon cœur, tour à tour, brûlait

comme le temple d' Éphèse ou comme la Place Rougede Moscou quand le soleil se couche.

Et mes yeux éclairaient des voies anciennes.Et j'étais déjà si mauvais poète

que je ne savais pas aller jusqu'au bout.

Le Kremlin était comme un immense gâteau tartarecroustillé d'or, avec les grandes amandes

des cathédrales toutes blancheset l'or mielleux des cloches...

Un vieux moine me lisait la légende de NovgorodeJ'avais soif et je déchiffrais des caractères cunéiformes

Puis, tout à coup, les pigeons du Saint Esprits'envolaient sur la place

et mes mains s'envolaient aussi, avec des bruissements d'albatroset ceci, c'était les dernières réminiscences du dernier jour

du tout dernier voyageEt de la mer.

Pourtant, j'étais fort mauvais poète.Je ne savais pas aller jusqu'au bout.

J'avais faimEt tous les jours et toutes les femmes dans les cafés

Et tous les verresj'aurais voulu les boire et les casser

Et toutes les vitrines et toutes les ruesEt toutes les maisons et toutes les vies

Et toutes les roues des fiacres qui tournaient en tourbillonsur les mauvais pavés

j'aurais voulu les plonger dans une fournaise de glaivesEt j'aurais voulu broyer tous les os

Et arracher toutes les languesEt liquéfier tous ces grands corps étranges et nus

Sous les vêtements qui m'affolent...Je pressentais la venue du grand Christ rouge

de la révolution russe...Et le soleil était une mauvaise plaie

qui s'ouvrait comme un brasier.

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En ce temps-là j'étais en mon adolescenceJ'avais à peine seize ans et je ne me souvenais

déjà plus de ma naissanceJ'étais à Moscou, où je voulais me nourrir de flammes

Et je n'avais pas assez des tours et des garesque constellaient mes yeux

En Sibérie tonnait le canon, c'était la guerrela faim le froid la peste le choléraEt les eaux limoneuses de l'Amour

charriaient des millions de charognesDans toutes les gares je voyais partir les derniers trains

Personne ne pouvait plus partir car on ne délivrait plus de billetset les soldats qui s'en allaient auraient bien voulu rester...Un vieux moine me chantait la légende de Novgorode.

Moi, le mauvais poète, qui ne voulais aller nulle part,je pouvais aller partout

Et aussi les marchands avaient encore assez d'argentpour aller tenter faire fortune.

Leur train partait tous les vendredis matin.On disait qu'il y avait beaucoup de morts.

L'un emportait cent caisses de réveils et de coucousde la Forêt-Noire

un autre, des boîtes à chapeaux, des cylindreset un assortiment de tire-bouchons de Sheffield

Un autre, des cercueils de Malmoë remplis de boîtes de conserveet de sardines à l'huile

Puis il y avait beaucoup de femmesDes femmes, des entre-jambes à louer qui pouvaient aussi servir

Des cercueilsElles étaient toutes patentées

On disait qu'il y avait beaucoup de morts là-basElles voyageaient à prix réduits

et avaient toutes un compte-courant à la banque.

Or, un vendredi matin, ce fut enfin mon tourOn était en décembre

Et je partis moi aussi pour accompagner le voyageuren bijouterie qui se rendait à Karbine

Nous avions deux coupés dans l'express et trente quatre coffresde joaillerie de Pforzheim

De la camelote allemande " Made in Germany "Il m'avait habillé de neuf, et en montant dans le train

j'avais perdu un boutonJe m'en souviens, je m'en souviens, j'y ai souvent pensé depuis

Je couchais sur les coffres et j'étais tout heureux de pouvoir joueravec le browning nickelé qu'il m'avait aussi donné

J'étais très heureuxInsouciant

Je croyais jouer aux brigandsNous avions volé le trésor de Golconde et nous allions,

grâce au transsibérien, le cacher de l'autre côté du mondeJe devais le défendre contre les voleurs de l'Oural qui avaient attaqué

les saltimbanques de Jules VerneContre les khoungouzes, les boxers de la ChineEt les enragés petits mongols du Grand-Lama

Alibaba et les quarante voleursEt les fidèles du terrible Vieux de la montagne

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Et surtout, contre les plus modernesLes rats d'hôtel

Et les spécialistes des express internationaux.

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